Tout d’abord, hier comme aujourd’hui, <strong>le</strong> métier de chevrier fromager continue d’accueillir des choix de vie marqués par la rupture, synonymes d’incompréhension pour l’entourage. Julien et Estel<strong>le</strong> qui ont quitté <strong>le</strong>urs emplois salariés pour al<strong>le</strong>r s’instal<strong>le</strong>r à la campagne, se souviennent encore en souriant de la réaction des parents de cette dernière à l’annonce de <strong>le</strong>ur décision : ils ne <strong>le</strong>s ont tout simp<strong>le</strong>ment pas crus. Le jour où <strong>le</strong>s <strong>chèvre</strong>s ont été livrées à la ferme, toute la famil<strong>le</strong> était néanmoins là. Le père, caméscope en main, eut alors ce commentaire laconique, désabusé et incrédu<strong>le</strong> : « Un camion, p<strong>le</strong>in de <strong>chèvre</strong>s… ». Le si<strong>le</strong>nce qui suivit cette phrase en disait long sur son incompréhension quant à un tel choix. Ensuite, être indépendant et autonome semb<strong>le</strong> une grande source de satisfaction, qui n’annu<strong>le</strong> pas pour autant <strong>le</strong> coût de l’effort physique : « Partir des bêtes et arriver au fromage tout seul, c’<strong>est</strong> génial, et en plus, tu es ton propre patron. Mais c’<strong>est</strong> vrai qu’en août, souvent, je pète <strong>le</strong>s plombs, je suis fatigué, j’y suis depuis <strong>le</strong>s mises bas. (…) C’<strong>est</strong> un métier qui t’entretient, physiquement tu es bien, enfin, j’ai mal au dos ! » Le sentiment d’une autonomie retrouvée <strong>est</strong> aussi récurrent que l’image positive du métier : « J’aime bien dire que je fais du fromage de <strong>chèvre</strong>, c’<strong>est</strong> une bel<strong>le</strong> image, je suis fier. » <strong>Quand</strong> Estel<strong>le</strong> réfléchit à ce qui l’a attiré <strong>dans</strong> <strong>le</strong> métier, Julien la taquine : « C’<strong>est</strong> l’image de marginal, de rebel<strong>le</strong>. » El<strong>le</strong> cont<strong>est</strong>e, puis adhère en soulignant <strong>le</strong> mode de vie qu’il permet. Le métier comme passerel<strong>le</strong> vers un nouveau mode de vie, après une expérience de citadin salarié, <strong>est</strong> récurrent chez certains profils de chevriers. Mais <strong>le</strong> choix du métier <strong>est</strong> loin de se réduire à une posture militante et à la quête d’une image flatteuse de soi. Effectuer deux traites par jour suffit à dégonf<strong>le</strong>r cet élan vers <strong>le</strong>s <strong>chèvre</strong>s s’il n’<strong>est</strong> basé que sur un souci d’image. L’exemp<strong>le</strong> de Damien et Aude, qui ont éga<strong>le</strong>ment décidé de changer de vie, permet de mieux saisir l’engagement militant qui continue de faire naître des choix de rupture. Lui, ancien formateur, <strong>est</strong> installé en tant qu’agriculteur depuis moins d’un an. El<strong>le</strong>, experte nationa<strong>le</strong> sur une qu<strong>est</strong>ion sanitaire, n’a pas encore annoncé à son patron qu’après sa grossesse, son nouveau marché à conquérir, c’<strong>est</strong> celui de Cr<strong>est</strong>, tous <strong>le</strong>s samedi matin. Cette schizophrénie tail<strong>le</strong>ur/tablier, dure depuis un an, et Aude <strong>est</strong> impatiente d’y mettre fin. Leur désir de changer de vie trouve son origine <strong>dans</strong> l’insatisfaction que <strong>le</strong>ur procurait <strong>le</strong>urs précédentes activités : « Tous <strong>le</strong>s deux, on avait envie d’un lien direct avec la vie et pas être pris <strong>dans</strong> des intérêts sociaux ou politiques, parce que, même <strong>le</strong> social, c’<strong>est</strong> un peu pour dire : regardez on fait quelque chose… Et ma femme et son travail, c’<strong>est</strong> <strong>le</strong> poids de la logique financière, sans respecter la qualité, qui fait qu’el<strong>le</strong> a eu envie de changer. » Leurs métiers, bien que tournés vers <strong>le</strong>s autres, secteur social pour l’un et sanitaire pour l’autre, ne <strong>le</strong>ur permettant pas de faire vivre <strong>le</strong>ur aspiration, ils décident de radica<strong>le</strong>ment redéfinir <strong>le</strong>ur projet de vie là encore autour d’une volonté d’autonomie : « Donc, pour nous, c’<strong>est</strong> peut être moins <strong>le</strong> métier qu’un mode de vie, c’<strong>est</strong> pas la technicité du métier, mais c’<strong>est</strong> être son propre patron, gérer son temps comme tu veux, tu as beaucoup de travail, mais tu t’organises comme tu veux pour <strong>le</strong> faire, et puis je dis "mode de vie" parce que c’<strong>est</strong> aussi la nourriture que l’on mange (…) » Au fil de la conversation apparaissent des parallè<strong>le</strong>s avec <strong>le</strong>s générations passées : d’une part, celui du refus d’un précédent métier, imprégné d’un fonctionnement sociétal désapprouvé. D’autre part, à travers la recherche d’une forme d’exemplarité : « Donc, on veut faire un potager, du blé, de la luzerne, cultiver soi-même des choses et on a envie de montrer que c’<strong>est</strong> possib<strong>le</strong>, avoir un peu un rô<strong>le</strong> éducatif sur <strong>le</strong>s choix de mode de vie. Montrer que la société de consommation, tu n'en sors pas, mais tu peux avoir un peu de prise dessus, quand même. » Tout comme Denise <strong>le</strong> formulait, <strong>le</strong>s recherches alternatives sur <strong>le</strong> présent ne s’accompagnent pas de la croyance « d’une sortie du système ». <strong>La</strong> différence de générations se joue davantage <strong>dans</strong> <strong>le</strong> fait que Damien et Aude considèrent que <strong>le</strong>ur choix <strong>est</strong> une expérience de vie, qui n’augure en rien de ce que sera la prochaine. Ce choix n’<strong>est</strong> une rupture ni radica<strong>le</strong>, ni définitive. Demain, ils retourneront peut-être en vil<strong>le</strong>, vivront à l’étranger, ouvriront un gîte ou r<strong>est</strong>eront chevriers. Le choix d’être chevrier positionne certes en périphérie du monde, mais pas en dehors. Il s’accompagne d’une volonté d’agir sur <strong>le</strong> monde, à son échel<strong>le</strong>, de manière col<strong>le</strong>ctive, humb<strong>le</strong> et pragmatique : « Ce sont des petites choses, mais par rapport à la voiture, on se disait avec d’autres qu’on pouvait livrer <strong>le</strong>s produits ensemb<strong>le</strong> : fromage, confiture… tu pollues moins et ça fait gagner du temps à tout <strong>le</strong> monde, à trois ou quatre, tu <strong>le</strong> fais qu’une fois par mois, c’<strong>est</strong> très bien. » Ainsi, hier comme aujourd’hui, <strong>le</strong> choix de devenir chevrier fromager, après une expérience de citadin salarié, comporte souvent une dimension militante qui s’exprime autour de la recherche 40
d’autonomie, et <strong>le</strong> besoin de mettre en place un « lien direct avec la vie ». <strong>La</strong> terre, <strong>le</strong>s <strong>chèvre</strong>s, <strong>le</strong> climat et la météo seront autant de liens qui viendront ensuite mettre à l’épreuve l’élan initial, celui, non pas de sortir du monde, mais de l’expérimenter de manière différente. A l'heure de la traite… 41
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