Quand le terroir est dans le fromage… - La chèvre

mais grâce à la certification qui la garantit et qui devient alors le signe d’un lien distendu avec le
produit. L’AOC a pour vocation d’y remédier en faisant connaître et reconnaître un produit et en
garantissant institutionnellement un lien de confiance perdu. Par exemple, en ce qui concerne le
Banon, la région PACA est une région d’émigration, et seule une faible partie de la population a
connu les Banon du milieu du siècle, ce qui est justement la raison pour laquelle les débats sur son
origine ont eu lieu.
Dans ce processus, l’ethnologue est un expert d’authentification, qui confère une caution
scientifique en apportant les preuves de la localisation du produit et de la typicité des savoir-faire mis
en œuvre lors de sa production. Pourtant, ce processus ne répond pas uniquement à la recherche
scientifique d’une fidélité au passé…
Quand le Banon et le Picodon font la preuve de leurs origines
La notion de tradition, dont il s’agit de prouver l’existence pour prétendre à la reconnaissance
d’un produit en AOC, est tout aussi ambiguë que celle d’authenticité. Elle n’existe pas en soi, comme
un passé qui serait venu jusqu’à nous. Au contraire, elle est construite au présent, dans la définition
et la détermination de ce qui mérite d’être érigé en tradition et de perdurer. Pour Hosbawm et
Ranger, dont l’ouvrage "L'invention de la tradition" est une référence en ethnologie 51, la tradition est
une "interprétation du passé" conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains.
Témoin de cette tension entre continuité d’une tradition et enjeux actuels, la question de la
délimitation du territoire d’une AOC. Bien qu’un travail d’ethnologie aie été conduit pour les deux
AOC, il n’a pas clôt de larges débats sur la détermination de son origine géographique. Ces débats
ont été particulièrement visibles pour le Banon. La délimitation spatiale de la zone de production a
finalement moins visé à la conformité à des documents d’archives qu’à la pertinence économique
actuelle. Un des membres de l’Association pour la défense et la promotion du Banon, qui a fait les
démarches d’obtention de l’AOC, rapporte que la question d’inclure ou non une partie de la Drôme
a été tranchée de la manière suivante : « On ne pouvait pas intégrer les Drômois qui ont des structures
plus grosses et plus concentrées. En PACA, ce sont des petites structures, disséminées, le coût de revient est
plus faible. Pourtant, certains éleveurs du sud de la Drôme faisaient du Banon ou livraient à la fromagerie de
Banon, donc on les a inclus dans l’aire de production de l’AOC ». De même, en ce qui concerne la
technique de fabrication, certains Banon étaient, selon les archives, fabriqués à partir d’un mélange de
lait de brebis et de lait de chèvres. Mais les instances certificatrices refusaient ce procédé qui aurait
mélangé filière caprine et ovine, et ont donc envoyé paître les brebis…
De même, la question du goût interroge cette relation entre passé et présent. La typicité des
produits est parfois trop déroutante pour des papilles contemporaines. Le Picodon, par exemple,
était fabriqué selon un procédé destiné à conserver le fromage. Mais il avait un goût si marqué – d’où
son nom – qu’il aurait rebuté de nombreux consommateurs. Le Picodon AOC ne demande
aujourd’hui que 14 jours d’affinage au minimum. La création d’une AOC "mineure" : "Picodon affiné
méthode Dieulefit", plus fort en goût, représente une forme de compromis entre normalisation et
typicité.
Autre ambivalence, cette fois-ci du côté des producteurs : les procédés de fabrication ne sont plus
forcément adaptés aux contraintes et aux savoir-faire actuels. Par exemple, le cahier des charges de
l’AOC Banon est très exigeant, notamment sur le mode de fabrication du fromage en imposant le
caillé présure*. Celui-ci se justifiait dans les régions chaudes, où le fromage tournait si vite qu’il
nécessitait une coagulation rapide. Avec les techniques de réfrigération, ce savoir-faire n’a plus de
légitimité pratique, et il est si contraignant que très peu de fromagers le pratiquaient encore avant la
création de l’AOC : il demande par rapport au caillé lactique un temps de fromagerie plus long et
plus astreignant, et une plus grande maîtrise bactériologique de l’affinage et du transport. Notons
enfin qu’à l’instar du Picodon "méthode Dieulefit", le Banon peut rebuter par son originalité : ce
fromage typé à la fois par son goût et par sa présentation opaque est loin des normes actuelles de
consommation, et peine à trouver son marché. C’est les raisons pour lesquelles l’AOC Banon est la
plus petite des AOC, avec une production de 68 tonnes par an. Ainsi, on peut dire que c’est
51 Hobsbawm E., Ranger T. & Vivier C. (pour la traduction de l'anglais), 2006.– L'invention de la tradition. Eds. Amsterdam :
370 p. Edition originale : Hobsbawm E., Ranger T., 1983. The invention of tradition, Cambridge Univ. Press, UK, USA.
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