L'Hétérométrie “faible”, l'hétérométrie “forte” et l'isométrie “pure”: les ...

Nous accordons une large place aux arts de seconde rhétorique jusqu’à Gratien du Pont. Les exemples
de ces traités donnent d’ailleurs davantage de renseignements sur l’ensemble des formes attendues ou
autorisées que les simples indications théoriques.
Selon Deschamps, la ballade est une forme fixe libre définie par la répétition d’un même schéma
strophique reconnaissable conclu par un refrain. Deux variations sont attendues, c’est-à-dire
couramment pratiquées: elles concernent la longueur et le nombre des strophes. Le nombre de syllabes
et de vers peut varier en restant dans des proportions perçues comme harmonieuses: chez Deschamps
le vers compte de sept à dix syllabes et la strophe de sept à douze vers. Le nombre de strophes n’est
pas réduit à trois. Chez Deschamps, la ballade et la chanson royale sont clairement des genres
confondus l’un avec l’autre, et la ballade peut comporter trois ou cinq strophes, mais aussi, à titre
exceptionnel, deux, quatre, six ou neuf 6 ; à quoi s’ajoute ou non un envoi. D’autres variations ne sont
pas attendues, mais elles sont pourtant pratiquées par Deschamps, en particulier l’irrégularité dans la
reprise du schéma strophique 7 .
Mes recherches statistiques les ballades en français du XIV e et du XV e siècle m’ont conduite à
dégager trois types de pratique de versification, qui peuvent d’ailleurs se cumuler à différents niveaux.
Chaque auteur utilise des modèles majoritaires, par exemple le décasyllabe 8 . Des modèles
minoritaires, moins fréquents, sont reconnaissables dans un certain nombre de pièces, comme la
strophe dite hétérométrique 9 . Enfin la ballade présente parfois un modèle exceptionnel, par exemple la
strophe de quatorze vers 10 . Des pièces peuvent être radicalement exceptionnelles par la longueur des
vers et des strophes et par la disposition des rimes. D’autres sont bien banales, comme les ballades en
huitains décasyllabiques avec une disposition de rimes ababbcbc 11 .
La ballade est toujours menacée d’une certaine monotonie, parce qu’elle utilise pleinement la
fonction répétitive de la forme fixe et parce qu’elle est rarement isolée. La ballade peut être insérée au
sein d’une petite série de pièces lyriques dans des dits. Le plus souvent, elle fait partie d’un recueil
lyrique: dans certains manuscrits de Machaut, Froissart ou Deschamps, les sections de ballades font
partie d’un plus vaste ensemble, recueil de recueils qui constitue de véritables œuvres poétiques
complètes. Les ballades ont une autonomie sémantique et formelle: chaque pièce est individualisée par
son modèle strophique, le timbre de ses rimes et l’invention du refrain. Cependant elles fonctionnent
aussi les unes en rapport avec les autres. Il me semble donc que lorsqu’un poète choisissait une forme
de versification pour un poème, il le faisait non seulement en fonction des circonstances particulières
de l’écriture mais aussi en fonction des autres pièces déjà composées. La ballade se montre ainsi apte à
un grand nombre de variations formelles toutes destinées à éviter la monotonie dans la lecture du livre
entier.
Il nous semble que le choix du genre des rimes dans les ballades, chez Deschamps et ses
contemporains, s’inscrit dans cette pratique beaucoup plus large des variations de versification au sein
de la forme fixe.
2. Pour les théoriciens médiévaux en langue d’oïl, le genre de la rime a une implication
métrique
les Autres Ballades en ont 53, auxquelles s’ajoutent les Ballades d’estrange façon (4 pièces) et Encor
aultres Balades (5 pièces), le Dit de la Rose (3 pièces), le Dit de la Pastoure (1 pièce unique et 3 doubles)
et le Livre du Duc des vrais amants (14 pièces insérées dans le dit et 10 pièces réunies dans le recueil
final des Balades de pluseurs façons, soit 23 pièces uniques et 1 double).
6 Nous incluons donc dans le même groupe statistique toutes ces pièces.
7 Susanna Bliggenstorfer (2005: 192-193) est la première à noter le problème posé par
les pièces dont les strophes n’ont pas toutes le même nombre de vers, ce qui n’est pas toujours imputable
à une faute de copie, mais elle n’en fait pas la liste. Si leur étude est fondamentale pour la compréhension
globale du genre de la ballade, nous les incluons ici au corpus d’étude sans les distinguer, car
l’irrégularité strophique ne joue pas sur les genres des rimes utilisés.
8 Le décasyllabe concerne 740 ballades sur 1153 chez Deschamps.
9 L’hétérométrie au sens courant du terme concerne 114 ballades sur 1153 chez
Deschamps.
10 Voir la ballade 1114 de Deschamps (Queux de Saint-Hilaire et Raynaud 1878-1903,
6: 24-25).
11 Ce type de huitain concerne 376 ballades sur 1153 chez Deschamps.
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