Agone n° 29/30 - pdf - Atheles

JEAN JAURÈS 19
voyance, la pensée, le savoir, la générosité, la tempérance, l’amour de la
famille – toutes ces vertus personnelles sont en même temps le plus
puissant ressort qui soulève vers des destinées plus hautes les classes
opprimées. Et pour donner à cet enseignement moral toutes ses prises
sur la conscience des enfants du prolétariat, il est bon de leur montrer
que par ces vertus non seulement ils réaliseront en eux-mêmes une
haute idée de l’homme, mais qu’ils hâteront l’ascension de toute la
classe ouvrière vers une société meilleure. […]
Aujourd’hui, la classe ouvrière, par d’admirables efforts, a conquis
des droits, et elle revendique d’autres droits encore. L’instituteur ne
peut pas ignorer devant les enfants du peuple ces hautes ambitions du
prolétariat. Il ne s’agit pas pour lui d’opter témérairement entre telle ou
telle formule de réorganisation sociale, encore moins de pousser à la
haine. Mais c’est son devoir d’éducateur d’exciter les enfants aux plus
hautes vertus de l’esprit et du caractère en leur montrant sans cesse que
sans ces vertus personnelles il ne pourrait ni exercer utilement des
droits déjà conquis ni prétendre pour la grande classe des travailleurs à
une puissance sociale supérieure. […] Quel crime commet contre luimême
l’enfant de l’ouvrier qui ne travaille pas à l’école ? Il sait qu’il sera
pris bientôt par la dure vie de l’industrie, et s’il ne s’est pas mis en état,
dès l’école, de mettre à profit pour développer son instruction les trop
rares heures de loisir qui lui sont laissées, que deviendra son esprit ?
Dans tous les pays civilisés, depuis trois quarts de siècle, les ouvriers
ont lutté pour obtenir que la durée de leur journée de travail fût
réduite. Et toujours ils disent que non seulement ils veulent par là
ménager leur force vitale, mais pouvoir vivre davantage de la vie de
famille, lire, s’instruire, devenir vraiment des hommes. Mais quel usage
intelligent et honnête pourrez-vous faire des heures libres si vous
n’avez pas dès l’école appris à bien lire, à comprendre facilement, à
trouver du plaisir dans l’exercice de l’esprit ?
Par la régularité dans le travail, l’esprit de sage prévoyance, la sollicitude
pour la famille, les travailleurs ont l’esprit plus libre et le cœur
plus haut pour travailler avec fermeté et sérénité à l’amélioration générale
du sort de ceux qui travaillent. Plus il y aura dans la classe ouvrière
d’hommes imposant à tous le respect par leur valeur morale, par leur
culture d’esprit incessamment perfectionnée, plus aussi toute la classe
ouvrière pourra prétendre dans la conduite de la production à une
puissance accrue.