QUI EST L'AUTRE - Eric Vincent
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LE LUTIN BLOND<br />
nécessitaient leur dose de breuvage noir pour faire fonctionner leurs neurones. Après, on<br />
trouvait les spécialistes de l'occupation des toilettes ; ils recrutaient fortement parmi les<br />
buveurs de café, l'absorption de liquide n'étant pas sans conséquence. Enfin, il restait les<br />
maniaques du portable, contactant leurs boîtes respectives, croyant qu'ils étaient<br />
indispensables au bon fonctionnement de leur entreprise alors que tout le monde le sait, les<br />
cimetières sont remplis de personnes indispensables.<br />
Tristan constituait une caste à part entière, ne comportant qu'un seul membre : les solitaires.<br />
Il préférait demeurer en place dans la salle de formation, seul face à la machine, répétant les<br />
exercices, relisant les formules de programmation, analysant les conséquences de révélations,<br />
calquant son apprentissage au modèle de son entreprise. Le maigrichon n'avait pas le<br />
charisme, ni la gouaille de Denis Mallet, son collègue. Son image terne le décrivait comme un<br />
professionnel efficace mais sans avenir dans la hiérarchie. Spécialiste dans son domaine il<br />
était, spécialiste il resterait toute sa carrière professionnelle.<br />
Un ronflement sourd, mêlé à un sifflement suraigu de turbo, avait mis un terme à la séance<br />
de rigolade et de débat sur la stratégie des footballeurs tricolores. Dans un mouvement<br />
collectif parfaitement synchronisé, les sept stagiaires et leur formatrice avaient tourné leur<br />
tête dans la même direction, vers les fenêtres donnant sur l'ouest de Paris, vers la préfecture<br />
des Hauts-de-Seine, Nanterre et bien au-delà. La frayeur, la terreur du 11 septembre 2001<br />
ressurgit dans l'esprit d'hommes et de femmes, des centaines, voire des milliers à cette heure<br />
avancée de l'après-midi. En une fraction de seconde, les usagers réguliers et occasionnels de<br />
la tour Total Elf Fina devinrent les frères de sang de ceux qui avaient péri dans les Twin<br />
Towers, à Manhattan.<br />
Un gros avion, un moyen courrier se dirigeait droit vers la tour, en plein centre, décidé à la<br />
faucher comme les tours américaines. Pétrifiés, les stagiaires furent incapables d'esquisser le<br />
moindre geste mais leurs cordes vocales vibrèrent d'horreur à s'en déchirer les tissus. Les<br />
souvenirs se bousculant, un dernier mot pour l'être aimé, en silence, au fond du cœur,<br />
emporté à jamais. La salle, située au vingt-septième étage, constituait un point d'impact idéal.<br />
Inutile de se jeter à terre, inutile de fuir, la mort l'emporterait.<br />
Tristan se redressa et se rua vers la vitre, glissant comme un surfeur chevauchant une<br />
déferlante. Plus que la rapidité hallucinante avec laquelle il se déplaça, c'était le mouvement<br />
qui dénotait. Il trahissait une origine mystérieuse. Voulait-il profiter de ses derniers instants<br />
de vie, devenir le premier à mourir, le tout premier déchiqueté par l'explosion du kérosène, le<br />
broyage des poutrelles de béton, le découpage des structures du bâtiment par le fuselage et<br />
les ailes de l'appareil ? Fasciné par la vision cauchemardesque de l'imminence de sa propre<br />
mort, Tristan ne songea pas une seule seconde à se protéger le visage, symboliquement.<br />
Ebahie par l'attitude de son stagiaire, bravant la mort, narguant la grande faucheuse, Malika<br />
ne comprit rien à rien lorsqu'elle le vit esquisser trois pas en arrière et tendre les bras en<br />
avant, les paumes des mains face à l'avion piraté. La suite, elle ne pourrait jamais l'oublier.<br />
Cela dépassait les légendes vaudoues les plus folles qu'elle avait entendues de la bouche<br />
même de sa grand-mère, au Sénégal. Une nuit noire, parsemée de minuscules étoiles