Les sirènes de la glace - Je me livre ... Eric Vincent
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ERIC VINCENT<br />
LES SIRENES DE LA GLACE
Site : http://ericvincent.no-ip.org/<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
© <strong>Eric</strong> <strong>Vincent</strong> 1994. Tous droits réservés.<br />
Toute ressemb<strong>la</strong>nce avec <strong>de</strong>s situations ou <strong>de</strong>s personnages ayant existé, existant ou à<br />
venir, serait fortuite.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
A Katarina Witt, <strong>la</strong> magicienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce et <strong>de</strong> <strong>la</strong> grâce...<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
<strong>Les</strong> championnats d'Europe <strong>de</strong> patinage artistique et les jeux olympiques se sont achevés. Peu<br />
importe les juges partisans, le c<strong>la</strong>sse<strong>me</strong>nt final <strong>de</strong>s hom<strong>me</strong>s, <strong>de</strong>s couples ou <strong>de</strong>s fem<strong>me</strong>s. Pour<br />
moi, ces danseurs, ces dompteurs <strong>de</strong> l'équilibre et <strong>de</strong> <strong>la</strong> glisse, du saut et <strong>de</strong>s pirouettes, sont<br />
tous <strong>de</strong> grands athlètes. Ce qu'ils font mériterait d'être <strong>la</strong> huitiè<strong>me</strong> <strong>me</strong>rveille du mon<strong>de</strong>.<br />
A chacune <strong>de</strong>s compétitions, je n'ai attendu qu'une seule personne. Une seule. La seule<br />
capable <strong>de</strong> m'arracher les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s lorsque <strong>la</strong> <strong>la</strong><strong>me</strong> <strong>de</strong> ses patins effleure <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Bien sûr, par<br />
principe, elle n'avait aucune chance <strong>de</strong> vaincre. <strong>Je</strong> dis par principe parce que les juges,<br />
ignorant parfois volontaire<strong>me</strong>nt les fautes commises par certains concurrents, respectent<br />
assez scrupuleuse<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> hiérarchie du c<strong>la</strong>sse<strong>me</strong>nt mondial. Sur ce point, les événe<strong>me</strong>nts et<br />
les juge<strong>me</strong>nts <strong>de</strong>s jeux olympiques confirmèrent cette affirmation.<br />
Donc, par principe, il était impossible qu'elle gagnât. Et il est vrai que technique<strong>me</strong>nt, elle ne<br />
pouvait égaler les bondissantes jeunettes d'à peine dix-huit ans. N'empêche ! La vraie reine <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, c'était elle. Sa grâce, son sourire radieux, sa façon <strong>de</strong> jouer avec son corps et <strong>de</strong><br />
<strong>me</strong>ttre le public dans sa poche, n'appartenaient qu'à elle. Son regard <strong>de</strong> lutin malicieux<br />
pétil<strong>la</strong>it lorsque au début <strong>de</strong> son program<strong>me</strong>, elle décochait une flèche d'Eros en plein coeur<br />
<strong>de</strong> ceux qui l'admiraient. Avec elle, <strong>la</strong> pâle musique s'évanouissait, ba<strong>la</strong>yée par un chant<br />
angélique et céleste emplissant <strong>la</strong> patinoire avec harmonie. A quoi bon une mélodie massacrée<br />
par l'acoustique déplorable quand elle nous offrait <strong>de</strong> divins batte<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> coeur, une divine<br />
hypnose. Elle était <strong>la</strong> seule à partager chacun <strong>de</strong> ses gestes avec dix mille invisibles<br />
compagnons <strong>la</strong> portant à bout <strong>de</strong> bras. Elle était LA seule, l'unique. Partie chez les<br />
professionnels avi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> stars après <strong>de</strong>ux titres olympiques et une kyrielle d'autres médailles,<br />
elle avait tenté un co<strong>me</strong>-back chez les amateurs. Un défi. C'est ainsi que les journalistes<br />
avaient jugé son retour. Ils n'avaient rien compris. Absolu<strong>me</strong>nt rien compris !<br />
Ce n'était pas un retour, c'était un ca<strong>de</strong>au : simple<strong>me</strong>nt s'offrir aux yeux <strong>de</strong> millions <strong>de</strong><br />
téléspectateurs pour leur bonheur, leur p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> <strong>la</strong> voir évoluer au ryth<strong>me</strong> d'une danse<br />
endiablée ou coulée, chavirant leurs coeurs, tirant <strong>me</strong>s <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s. Katarina Witt est <strong>la</strong> seule qui<br />
fut capable <strong>de</strong> <strong>me</strong> faire pleurer com<strong>me</strong> un enfant <strong>de</strong>vant mon petit écran à chacune <strong>de</strong> ses<br />
apparitions. Aujourd'hui encore, en traçant ces lignes, <strong>la</strong> seule évocation <strong>de</strong> son prénom suivi<br />
<strong>de</strong> son nom trouble ma vision d'un liqui<strong>de</strong> salé. <strong>Je</strong> pleure déjà le jour maudit où, trahie par <strong>la</strong><br />
ru<strong>me</strong>ur ou ses articu<strong>la</strong>tions, convaincue par quelque imbécile aveugle mais persuasif, elle se<br />
déchaussera, <strong>la</strong>cera soigneuse<strong>me</strong>nt les patins et les rangera au fond d'un tiroir ou <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong><br />
transparence d'une vitre au style ang<strong>la</strong>is d'un bahut en pin. Ce jour, Katarina, je serai en<br />
<strong>de</strong>uil...<br />
<strong>Les</strong> adolescents d'aujourd'hui <strong>de</strong>viendront peut-être les stars <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Il suffit parfois d'une<br />
rencontre, d'une simple rencontre pour que tout bascule. Ce<strong>la</strong> peut prendre <strong>la</strong> for<strong>me</strong> d'un<br />
entraîneur qui remarque <strong>de</strong>s qualités indéniables. Un couturier qui vous habille com<strong>me</strong> une<br />
princesse ou com<strong>me</strong> un fier et noble chevalier, d'une tenue qui vous donne par magie<br />
l'assurance qui vous manquait. Une idole qu'on admire et qu'il vous prend l'envie d'imiter.<br />
Loin <strong>de</strong> moi l'idée d'imiter Katarina : on n'a jamais vu briller le charbon à côté d'un diamant,<br />
mê<strong>me</strong> s'ils sont faits <strong>de</strong> <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> matière !
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle sait patiner et faire rêver. <strong>Je</strong> ne sais qu'écrire mais j'ai envie <strong>de</strong> faire rêver. Faire rêver tous<br />
ceux qui ai<strong>me</strong>nt Katarina en leur dédiant une histoire d'amour qui va prendre vie sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce,<br />
sur un fond <strong>de</strong> mélodie. Faire éclore l'obscur pour qu'il se transfor<strong>me</strong> en éc<strong>la</strong>t. Faire éc<strong>la</strong>ter le<br />
talent caché <strong>de</strong> celui qui se terre <strong>de</strong>rrière le verre impersonnel du petit écran. Et le pousser à<br />
libérer le secret qu'il avait enfoui, tel le plus pur <strong>de</strong>s joyaux, au fond <strong>de</strong> son être. Cette<br />
secon<strong>de</strong> naissance sera celle d'un adolescent bientôt jeune hom<strong>me</strong>, handicapé par <strong>la</strong> plus<br />
terrible <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies solitaires : <strong>la</strong> timidité. Un adolescent vivant dans son mon<strong>de</strong> où, pour<br />
entrer, il faut détenir <strong>la</strong> clef aussi rare et aussi bien dissimulée que l'arche d'alliance. Un<br />
indispensable sésa<strong>me</strong> pour apprendre sa <strong>la</strong>ngue. Timi<strong>de</strong>, oui, à l'extrê<strong>me</strong>, si bien qu'on croirait<br />
volontiers qu'il n'est pas com<strong>me</strong> les autres. Parfois, mê<strong>me</strong>, on murmure dans son dos qu'il<br />
n'est pas normal. Cruelle injustice. Il est juste renfermé, timi<strong>de</strong> au point <strong>de</strong> frôler parfois le<br />
mutis<strong>me</strong>. Il attend. Il attend l'in<strong>de</strong>scriptible miracle qui lui fera franchir <strong>la</strong> barrière d'un seul<br />
saut. L'étincelle qui allu<strong>me</strong>ra le feu vert l'autorisant à traverser le carrefour dangereux d'une<br />
adolescence mal vécue. En attendant, il vit dans son mon<strong>de</strong>.<br />
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* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
En entendant distincte<strong>me</strong>nt son nom, prononcé par le professeur <strong>de</strong> mathématiques,<br />
Sébastien se sentit <strong>de</strong>venir livi<strong>de</strong> :<br />
- Prévaud ! Au tableau !<br />
Evi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt, ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vait tomber encore sur lui. Evi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt, il n'avait pas fait ses exercices.<br />
Il ne comprenait rien à ces fichues équations où, malgré les métho<strong>de</strong>s que le zélé enseignant<br />
tentait <strong>de</strong> lui inculquer, subsistait encore un trop grand nombre d'inconnues. Ma<strong>de</strong>moiselle<br />
Char<strong>de</strong>t, cinquantenaire minuscule, hautaine et véritable terreur <strong>de</strong>s élèves, le savait. Elle<br />
considérait Sébastien com<strong>me</strong> un fainéant, un <strong>de</strong> ces élèves dont le principal du collège <strong>de</strong>vrait<br />
se débarrasser pour améliorer <strong>la</strong> réputation et les résultats <strong>de</strong> l'établisse<strong>me</strong>nt.<br />
Sébastien se leva en titubant tant l'angoisse, <strong>la</strong> peur le privaient <strong>de</strong> tous ses moyens. Pourtant,<br />
il n'ignorait pas que, plus que tout autre, il se retrouvait souvent <strong>de</strong>vant le tableau noir. Cette<br />
satanée prof <strong>de</strong> maths adorait les noms en "o", rimant avec "tableau". Aussi, Stéphanie<br />
Bourdot, <strong>Eric</strong> Larivaux, Sylvie Méchinot et Fabrice Cosso étaient, com<strong>me</strong> lui, <strong>de</strong>s victi<strong>me</strong>s <strong>de</strong><br />
choix que ma<strong>de</strong>moiselle Char<strong>de</strong>t propulsait outre <strong>me</strong>sure sur le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène, les forçant<br />
ainsi à jouer une pièce tragi-comique qui s'achèverait invariable<strong>me</strong>nt par une note<br />
catastrophique. Malheureuse<strong>me</strong>nt, cette enseignante avait une autre détestable habitu<strong>de</strong>. Elle<br />
faisait faire <strong>de</strong>s exercices aux élèves sur <strong>de</strong>s domaines qu'ils ne connaissaient pas encore, puis<br />
expliquait com<strong>me</strong>nt il fal<strong>la</strong>it résoudre en leur donnant <strong>la</strong> théorie. Cette métho<strong>de</strong> avait<br />
l'avantage d'éc<strong>la</strong>irer immédiate<strong>me</strong>nt les plus doués mais avait l'inconvénient <strong>de</strong> plonger les<br />
autres dans le désarroi. Elle était considérée com<strong>me</strong> le <strong>me</strong>illeur professeur par l'ensemble <strong>de</strong>s<br />
parents parce que parmi ceux qui parvenaient en section scientifique, les siens étaient les plus<br />
préparés, les mieux armés pour résister au déferle<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s théories abstraites. Quant aux<br />
autres com<strong>me</strong> Sébastien...<br />
- Tu n'as pas ton cahier ? Gueu<strong>la</strong> le roquet <strong>de</strong>rrière son bureau.<br />
- Non... je... j'ai... bredouil<strong>la</strong> Sébastien, incapable <strong>de</strong> trouver et d'avancer un quelconque<br />
argu<strong>me</strong>nt.<br />
- Retourne à ta p<strong>la</strong>ce ! Ordonna-t-elle sèche<strong>me</strong>nt. Zéro ! Ce<strong>la</strong> en fera un <strong>de</strong> plus ! Martin !<br />
Prends <strong>la</strong> suite !<br />
Sébastien croisa l'un <strong>de</strong>s rares à suivre le ryth<strong>me</strong> infernal. Jérô<strong>me</strong> Martin. Celui-là n'avait pas<br />
besoin <strong>de</strong> cahier, pour d'autres raisons. Mémoire d'éléphant. La victi<strong>me</strong> du zéro pointé s'assit<br />
tout penaud, évitant les regards <strong>de</strong>s autres élèves. Surtout celui <strong>de</strong> Magali. Oh ! A quoi bon<br />
l'éviter ? De toutes les façons, le jour où elle daignerait lui accor<strong>de</strong>r cinq secon<strong>de</strong>s d'attention,<br />
serait un jour à marquer d'une pierre b<strong>la</strong>nche. Magali <strong>de</strong> Sainte-Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière. Noble<br />
jusqu'au bout <strong>de</strong>s ongles et <strong>de</strong>s boucles ang<strong>la</strong>ises. Son père, <strong>la</strong> troisiè<strong>me</strong> fortune <strong>de</strong> <strong>la</strong> région.<br />
Autant préciser qu'elle ne fréquentait que les mâles issus <strong>de</strong>s couvées <strong>de</strong>s dix premières<br />
fortunes. Le reste était invisible. Alors, lui...
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Oh ! Ce n'était pas <strong>la</strong> pauvreté, loin <strong>de</strong> là ! Sa mère, Sylvie, dirigeait <strong>la</strong> plus grosse banque <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
ville et son père, Gontran, maire adjoint, délégué aux sports, ancien footballeur professionnel<br />
ayant évolué en première division, possédait une salle <strong>de</strong> muscu<strong>la</strong>tion et gérait, en outre, <strong>la</strong><br />
patinoire et <strong>la</strong> piscine. Ce qui avait l'avantage <strong>de</strong> pouvoir bien p<strong>la</strong>cer l'argent du ménage<br />
(avant tout le mon<strong>de</strong>) et <strong>de</strong> profiter <strong>de</strong>s instal<strong>la</strong>tions sportives gratuite<strong>me</strong>nt.<br />
L'argent ne manquait pas dans le foyer Prévaud. Il ne cou<strong>la</strong>it pas à flots mais il rentrait en<br />
quantité suffisante pour per<strong>me</strong>ttre l'aisance. Seule<strong>me</strong>nt, selon Sébastien, il ne leur manquait<br />
qu'une seule chose (et elle faisait toute <strong>la</strong> différence) pour lui per<strong>me</strong>ttre d'approcher Magali :<br />
une particule. La marque <strong>de</strong> noblesse. Il aurait beau garer une Ferrari sur le parking, entre<br />
scooters, cyclomoteurs et vélos, il aurait toujours l'air d'un parvenu, d'un nouveau riche<br />
incapable <strong>de</strong> prétendre à <strong>la</strong> jeune fille qui, elle, était déposée à <strong>la</strong> porte du collège par une<br />
somptueuse Rolls Royce b<strong>la</strong>nche.<br />
Mê<strong>me</strong> si le pavillon, cossu, <strong>de</strong> ses parents, était l'une <strong>de</strong>s plus belles réalisations du<br />
constructeur local, elle n'était rien face aux cinquante pièces <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong><strong>me</strong>ure seigneuriale <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
famille <strong>de</strong> Sainte-Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière.<br />
Alors, il baissa honteuse<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> tête, se sachant minable, misérable, <strong>la</strong> trouvant intouchable.<br />
Pourquoi fal<strong>la</strong>it-il que son coeur ait jeté son dévolu sur <strong>la</strong> plus belle et <strong>la</strong> plus inaccessible ? Il<br />
n'y pouvait rien... Il n'osa mê<strong>me</strong> pas croiser le regard <strong>de</strong> Valérie Maisonnée, son amie, <strong>la</strong><br />
seule, <strong>la</strong> vraie qu’il n’ait jamais eue. Sa confi<strong>de</strong>nte. Laquelle sentit bien que Sébastien n'était<br />
pas vrai<strong>me</strong>nt dans son assiette.<br />
Il nota machinale<strong>me</strong>nt le résultat <strong>de</strong> l'exercice qu'il n'avait pas su résoudre. Com<strong>me</strong> dans un<br />
rêve… ou un cauchemar. Quelle différence ? Un rêve qui ne se réalisait pas pouvait tourner<br />
au cauchemar...<br />
Il aurait aimé être ailleurs. Il haïssait ce cours <strong>de</strong> mathématiques, cette matière et ce<br />
professeur qui prenait un malin p<strong>la</strong>isir à l'enfoncer plutôt qu'à l'ai<strong>de</strong>r. Il pensait, naïve<strong>me</strong>nt,<br />
qu'un enseigne<strong>me</strong>nt privé dispensait <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> <strong>me</strong>illeure qualité parce que les c<strong>la</strong>sses<br />
étaient plus allégées et que les enseignants avaient donc plus <strong>de</strong> facilités pour accor<strong>de</strong>r temps<br />
et explications à chacun. Fadaises ! Stupi<strong>de</strong>s croyances ! Là, com<strong>me</strong> dans le public, les<br />
professeurs étaient démotivés par <strong>la</strong> violence, <strong>la</strong> révolte, le <strong>la</strong>isser-aller, les sa<strong>la</strong>ires <strong>de</strong> misère<br />
eu égard au nombre d'années d'étu<strong>de</strong>s, <strong>la</strong> passivité et l'inaction <strong>de</strong> leur ministère, plus occupé<br />
à ne pas faire <strong>de</strong> vagues, qu'à replâtrer <strong>de</strong>s établisse<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> pacotille s'effritant aussi vite que<br />
le systè<strong>me</strong> sco<strong>la</strong>ire archaïque qu'ils reconduisaient chaque année.<br />
"Et ce cours qui n'en finit pas ! Valérie <strong>me</strong> regar<strong>de</strong> avec ses yeux noirs, interrogateurs.<br />
Valérie... Si tu savais combien j'ai<strong>me</strong>rais être magicien, changer <strong>de</strong> peau, muer d'horrible<br />
chenille, <strong>la</strong>i<strong>de</strong> à pleurer, en un papillon multicolore, bril<strong>la</strong>nt, aimant <strong>la</strong> vie mê<strong>me</strong> s'il <strong>la</strong> sait<br />
éphémère. Tu es ma confi<strong>de</strong>nte, ma seule amie. Tu connais <strong>me</strong>s senti<strong>me</strong>nts pour Magali et<br />
mê<strong>me</strong> si tu ne les approuves pas, mê<strong>me</strong> si tu crois que je fais une erreur, tu m'encourages, tu<br />
<strong>me</strong> soutiens, tu m'insuffles cette indispensable énergie qui <strong>me</strong> maintient en vie. Tu trouveras<br />
encore et encore les mots qui sauront <strong>me</strong> convaincre <strong>de</strong> poursuivre ma route. Aller en avant<br />
pour ne pas tomber en arrière ou sur les côtés, dans ces pièges tendus qui <strong>me</strong> guettent dans<br />
l'ombre. Tu <strong>me</strong> convaincras <strong>de</strong> l'inutilité <strong>de</strong>s mathématiques et <strong>me</strong> consoleras, com<strong>me</strong> une<br />
soeur fidèle, en <strong>me</strong> disant que l'année prochaine, en secon<strong>de</strong> littéraire, je serai plus à mon aise<br />
avec ces satanées maths réduites à <strong>la</strong> portion congrue. Ma soeur <strong>de</strong> coeur... <strong>Je</strong> te serais<br />
éternelle<strong>me</strong>nt reconnaissant pour ton amitié, quoi qu'il arrive, mê<strong>me</strong> si nos chemins se<br />
séparent...<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Le cours n'en finit pas ! Le calvaire ne fait que com<strong>me</strong>ncer puisque nous n'en som<strong>me</strong>s qu'au<br />
8 octobre. Mais, déjà, c'est insupportable ! Le 8 octobre... Date gravée dans <strong>la</strong> chair et le sang<br />
pour l'éternité. Tout à l'heure, j'irai à l'entrée du ci<strong>me</strong>tière. J'hésiterai, com<strong>me</strong> à chaque fois.<br />
J'entrerai, com<strong>me</strong> à chaque fois. Et je protesterai silencieuse<strong>me</strong>nt contre l'injustice...<br />
Pourquoi ? Pourquoi n'étais-je pas dans <strong>la</strong> voiture avec Corentin et Mylène, il y a dix ans ?<br />
Pourquoi sont-ils partis sans moi, s'encastrer dans ce poids lourd ? Papa ne se l'est jamais<br />
pardonné... Il n'a pu que se jeter sur le siège passager, à temps, juste à temps. La voiture a été<br />
décapitée, du pare-brise au coffre. Mon frère et ma soeur, sanglés sur leurs sièges, n'ont eu<br />
aucune chance. Nous étions trois à <strong>la</strong> naissance, inséparables parce qu'unis par un mê<strong>me</strong> jour<br />
d'anniversaire. Ils étaient tous les <strong>de</strong>ux dans <strong>la</strong> voiture, ce 8 octobre. <strong>Je</strong> n'y étais pas. <strong>Je</strong> ne sais<br />
pas pourquoi. J'aurais dû..."<br />
Ma<strong>de</strong>moiselle Char<strong>de</strong>t poursuivait son cours com<strong>me</strong> on gave les oies : elle inculquait <strong>de</strong><br />
force. Métho<strong>de</strong> qui donnait envie <strong>de</strong> vomir. Pas question <strong>de</strong> bavardages pendant cette heure.<br />
Le majordo<strong>me</strong> en jupon qui officiait <strong>de</strong>vant le tableau noir, ne tolérait pas d'autres bruits que<br />
ceux du stylo glissant sur le papier g<strong>la</strong>cé, <strong>la</strong> feuille qui se froissait et <strong>la</strong> craie qui s'écrasait<br />
sèche<strong>me</strong>nt sur l'ardoise usée. Alors, com<strong>me</strong> à son habitu<strong>de</strong> et spéciale<strong>me</strong>nt pendant le cours<br />
<strong>de</strong> maths, Valérie communiqua avec Sébastien par l'écriture. Son cahier était d'ailleurs couvert<br />
<strong>de</strong> dialogues ininterrompus où quelques équations et autres calculs <strong>de</strong> trigonométrie s'étaient<br />
perdus.<br />
"Tu n'as pas l'air dans ton assiette !" écrivit-elle en vert vif sur les réglures immaculées.<br />
"<strong>Je</strong> ne pige rien à ce qu'elle raconte ! Encore un zéro en perspective au prochain contrôle !" se<br />
<strong>la</strong><strong>me</strong>nta-t-il.<br />
"L'essentiel, c'est que tu assures dans les autres matières. Tu vas voir quand elle va<br />
m'interroger, ce<strong>la</strong> va être un vrai massacre."<br />
"Il faudrait que je prenne <strong>de</strong>s cours particuliers. Le problè<strong>me</strong>, c'est qu'après les opérations <strong>de</strong><br />
base que j'ai apprises en primaire, j'ai l'impression <strong>de</strong> ne plus rien connaître. J'ai dû manquer<br />
une étape importante en sixiè<strong>me</strong> !"<br />
"C'est à ce point ?"<br />
"Pas vrai<strong>me</strong>nt loin. <strong>Je</strong> ne comprends pas. D'après les tests qu'on a passés en début d'année, il<br />
paraît que je suis surdoué en maths. C'est exacte<strong>me</strong>nt le contraire !"<br />
"C'est à cause d'elle ! Char<strong>de</strong>t ! Avec ses métho<strong>de</strong>s barbares qui <strong>la</strong> font sauter d'un sujet à<br />
l'autre sans s'assurer que le premier a bien été compris. Dire que nos parents payent pour<br />
ça !"<br />
"Oui..."<br />
"Il n'y a rien d'autre ?"<br />
"Quoi ?"<br />
"Quelque chose qui te chagrine ?"<br />
"Com<strong>me</strong> quoi ?"<br />
"Magali..."<br />
"Ah... Magali... <strong>Je</strong> sais que je <strong>me</strong> fais <strong>de</strong>s illusions !"<br />
"Tu as terminé <strong>la</strong> robe ?"<br />
"Oui."<br />
"Pourrai-je <strong>la</strong> voir avant que tu lui offres ?"<br />
"Bien sûr. Mais je ne pourrai jamais lui offrir. <strong>Je</strong> n'aurai jamais le courage !"
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
"Mais si ! Et après, <strong>de</strong>s illusions, tu n'en auras peut-être plus. Qui sait ? Elle sera peut-être<br />
subjuguée par <strong>la</strong> création et s'évanouira <strong>de</strong>vant une telle <strong>me</strong>rveille !"<br />
"Si seule<strong>me</strong>nt le dixiè<strong>me</strong> <strong>de</strong> ce que tu dis, se réalisait, ce<strong>la</strong> serait déjà un miracle ! Oh !<br />
Attention ! Char<strong>de</strong>t approche dangereuse<strong>me</strong>nt. A tout à l'heure !"<br />
<strong>Les</strong> cahiers reprirent leur fonction première et s'ouvrirent sur <strong>la</strong> page du cours.<br />
Une sérieuse mise à jour s'imposait. Pire, <strong>de</strong>s étapes tracées, puis effacées sur le tableau<br />
manquaient à l'appel. De concert, Sébastien et Valérie, complices dans les gestes, tournèrent<br />
<strong>la</strong> page et entamèrent un côté vierge, recopiant consciencieuse<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s équations<br />
incompréhensibles qui, bien qu'elles ne comportaient que trois inconnues, n'en représentaient<br />
pas moins d'insolubles et insurmontables problè<strong>me</strong>s.<br />
Sitôt le danger passé, c'est à dire sitôt le roquet brailleur à perruque mouvante et permanentée<br />
passé, Sébastien cessait automatique<strong>me</strong>nt d'écrire. A quoi bon recopier <strong>de</strong>s démonstrations<br />
aussi convaincantes que celles d'un représentant en articles mortuaires ? A rien. Valérie avait<br />
raison. L'année prochaine, les maths seraient un problè<strong>me</strong> relégué aux oubliettes. Elle avait<br />
raison, si souvent raison. Aurait-elle raison à propos <strong>de</strong> Magali ?<br />
*<br />
* *<br />
A chaque fois qu'il embrassait Valérie pour lui dire "à <strong>de</strong>main !", ce<strong>la</strong> sonnait faux dans son<br />
esprit et dans son coeur. Elle était com<strong>me</strong> sa propre soeur. Alors, elle aurait dû rentrer avec<br />
lui, dans le pavillon familial, occuper l'une <strong>de</strong>s chambres restées anormale<strong>me</strong>nt vi<strong>de</strong>s. Rouler<br />
avec lui sur leurs vélos, en parfaits sportifs. Tous les <strong>de</strong>ux étaient <strong>de</strong> vrais sportifs. Lui, à<br />
cause <strong>de</strong>s activités <strong>de</strong> son père. Nage, patinage, muscu<strong>la</strong>tion à volonté. Sans compter le panier<br />
<strong>de</strong> basket, chez lui et tout ce qu'il fal<strong>la</strong>it pour pratiquer le saut en hauteur dans le garage.<br />
Valérie, le sport, elle était tombée <strong>de</strong>dans lorsqu'elle était toute petite : ses parents étaient<br />
respective<strong>me</strong>nt entraîneur <strong>de</strong> perchistes (et ancien perchiste lui-mê<strong>me</strong>) et professeur <strong>de</strong><br />
gymnastique (et ancienne championne <strong>de</strong> France). Dans leurs familles, amies <strong>de</strong> longue date,<br />
par ailleurs, seule Sylvie Prévaud, <strong>la</strong> banquière, semb<strong>la</strong>it hors du temps et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>.<br />
Le 8 octobre... Date maudite ! Il stoppa brutale<strong>me</strong>nt son vélo <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> grille du ci<strong>me</strong>tière,<br />
com<strong>me</strong> à son habitu<strong>de</strong>, après huit kilomètres parcourus à vive allure. Mê<strong>me</strong> sous <strong>la</strong> pluie, il<br />
attendait toujours le <strong>de</strong>rnier instant, repoussant les limites jusqu'au jour où le crash test aurait<br />
lieu en gran<strong>de</strong>ur nature...<br />
Il poussa le fer forgé, juste après avoir enchaîné son précieux bicycle à un inamovible<br />
panneau "interdiction <strong>de</strong> stationner". Bloc B, allée 4, cinquiè<strong>me</strong> tombe. Il connaissait le<br />
chemin sur le bout <strong>de</strong>s doigts. Il venait souvent. Quand il ne savait plus, quand il ne voyait<br />
plus, ni n'entendait le mon<strong>de</strong> étranger s'agitant, gesticu<strong>la</strong>nt autour <strong>de</strong> lui, sans qu'il<br />
comprenne. Il venait prier un Dieu, une entité, il ne savait pas qui. Il l'appe<strong>la</strong>it Dieu parce que<br />
c'était le nom qu'il avait retenu durant les années <strong>de</strong> catéchis<strong>me</strong>. Il ne venait pas prier pour<br />
une vie <strong>me</strong>illeure parce qu'il ne manquait ni d'amour parental, ni <strong>de</strong> confort matériel. Il venait<br />
pour écouter son frère et sa soeur défunts lui souffler, lui murmurer <strong>la</strong> voie à suivre. Il n'était<br />
sûr que d'une seule chose : manquer totale<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> confiance en lui. Et cette confiance était<br />
indispensable pour réussir, indispensable pour trouver et conquérir l'être cher au coeur.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Lorsqu'il déposa un bouquet <strong>de</strong> fleurs, une poignée <strong>de</strong> pétales <strong>de</strong> rose, un petit billet sur le<br />
marbre froid et noirci par l'humidité, il attendit un signe, un bruit, un chuchote<strong>me</strong>nt lui<br />
montrant enfin le chemin à suivre. Son <strong>de</strong>stin en for<strong>me</strong> <strong>de</strong> point d'interrogation était sa plus<br />
forte source d'angoisse.<br />
Une seule pierre tombale, simple, gravée <strong>de</strong> ces mots :<br />
"Corentin et Mylène Prévaud. 16 août 1979 - 8 octobre 1984."<br />
Et <strong>de</strong>s fleurs, <strong>de</strong> nombreuses fleurs malgré le temps qui s'était écoulé et qui aurait pu <strong>de</strong> ses<br />
outrages, les plonger dans l'oubli. Il ne pouvait pas oublier. Un fil, un lien invisible les unissait<br />
encore et l'attirait invariable<strong>me</strong>nt dans ce lieu triste, ba<strong>la</strong>yé par le vent malgré les cyprès un<br />
peu partout qui se courbaient sous le souffle. Un lieu où l'on rencontrait plus souvent <strong>de</strong>s<br />
veuves en noires, esseulées, n'ayant plus d'autre activité que celle d'entretenir <strong>la</strong> tombe du<br />
défunt, arrosant les p<strong>la</strong>ntes, binant, grattant, redressant, arrachant les p<strong>la</strong>nts grillés par les<br />
gelées <strong>de</strong> l'hiver. Alors qu'il fixait étrange<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> photographie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux bambins, si<br />
semb<strong>la</strong>bles, insérée dans le marbre, il sentit une présence, non loin <strong>de</strong> là. Sans lever <strong>la</strong> tête, il<br />
sut qui elle était. Mada<strong>me</strong> Martinet. Elle avait perdu son mari pendant <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> guerre<br />
mondiale, à Mers El-Kébir. Depuis, elle conservait un détestable souvenir du prési<strong>de</strong>nt<br />
Pompidou, pour avoir <strong>la</strong>issé entrer les Ang<strong>la</strong>is au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> Communauté Européenne.<br />
Chaque jour, elle était là. Deux fois par jour. A dix heures, à seize heures. Invariable<strong>me</strong>nt<br />
malgré ses quatre-vingt-trois ans et ce, <strong>de</strong>puis cinquante-sept années. Pourquoi ? Sébastien<br />
venait aussi très souvent et il n'avait jamais osé <strong>la</strong> questionner sur ses motivations. Etait-ce <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> dévotion ? Priait-elle pour le salut <strong>de</strong> l'â<strong>me</strong> <strong>de</strong> son mari ? Lui par<strong>la</strong>it-il ? Ou était-ce tout<br />
simple<strong>me</strong>nt par amour ? Mais com<strong>me</strong>nt ce<strong>la</strong> pouvait-il être aussi fort après tant d'années ?<br />
Com<strong>me</strong>nt ? Com<strong>me</strong> il aurait aimé savoir... Juste pour savoir ! Hé<strong>la</strong>s ! A chaque fois, il se<br />
contentait d'un simple signe <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête. Juste un hoche<strong>me</strong>nt en signe <strong>de</strong> compréhension alors<br />
qu'il ne comprenait pas. Elle s'éloigna sans expression, son <strong>de</strong>voir, sa seule occupation<br />
quotidienne achevée. Il put leur parler seul à seul. Durant <strong>de</strong> longues minutes, tour à tour<br />
marmonnant, psalmodiant, il pria, il leur conta les nouvelles, mê<strong>me</strong> les plus banales, surtout<br />
les plus banales car, selon lui, il n'y avait pas grand-chose d'intéressant dans sa vie.<br />
Il s'agenouil<strong>la</strong>, déposa un bouquet <strong>de</strong> fleurs. Dieu savait pourtant qu'il haïssait cet endroit<br />
mais, rite ou force, une force mystérieuse le poussait sans cesse à y revenir <strong>de</strong> façon<br />
irrégulière.<br />
En quittant son frère et sa soeur, il ne put s'empêcher <strong>de</strong> penser à Catherine Binet, cette<br />
camara<strong>de</strong> <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse primaire, arrivée en cours d'année. Tous <strong>la</strong> trouvaient curieuse, instable,<br />
très (trop ?) excitée et réagissant au quart <strong>de</strong> tour, et cependant très fragile, très sensible. Il<br />
ressentait une drôle d'impression à ses côtés. Com<strong>me</strong> si elle cachait un secret au fond <strong>de</strong> son<br />
coeur âgé <strong>de</strong> sept ans. Il avait compris, <strong>de</strong>puis peu. Un jour, après d'innombrables allées et<br />
venues <strong>de</strong> <strong>la</strong> grille du ci<strong>me</strong>tière à <strong>la</strong> tombe <strong>de</strong> son frère et <strong>de</strong> sa soeur, il avait pris le temps <strong>de</strong><br />
déambuler <strong>de</strong>vant les tombes du petit ci<strong>me</strong>tière <strong>de</strong> campagne, regardant les noms. La plupart<br />
étaient d'illustres inconnus. Certains lui rappe<strong>la</strong>ient ceux <strong>de</strong> familles <strong>de</strong><strong>me</strong>urant encore au<br />
vil<strong>la</strong>ge. Tout à coup, il stoppa net. Un nom. Un nom familier surgi du passé. Elodie Binet.<br />
Suivi <strong>de</strong>s dates : 17 septembre 1979 - 25 décembre 1982. La soeur <strong>de</strong> Catherine. 17<br />
septembre 1979. Elle aurait dû avoir le mê<strong>me</strong> âge que lui. Le mê<strong>me</strong> âge que Catherine...<br />
C'était sa soeur ju<strong>me</strong>lle ! Il comprit pourquoi sa camara<strong>de</strong> supportait tant bien que mal <strong>la</strong> vie<br />
avec ce lien rompu. Il ne put s'empêcher <strong>de</strong> faire le parallèle avec sa propre situation.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Alors, tu viens toujours seul, ici ? Demanda une voix féminine qui le fit sursauter alors qu'il<br />
libérait son vélo <strong>de</strong> sa chaîne et <strong>de</strong> son ca<strong>de</strong>nas.<br />
C'était Valérie Maisonnée. Visible<strong>me</strong>nt, elle avait choisi, au <strong>de</strong>rnier mo<strong>me</strong>nt, <strong>de</strong> faire un<br />
détour par le pavillon <strong>de</strong>s Prévaud avant <strong>de</strong> réintégrer son foyer situé dans le vil<strong>la</strong>ge voisin.<br />
- Ah ! C'est toi ! Tu n'es pas rentrée ?<br />
- Si... mais j'ai fait <strong>de</strong>mi-tour. Et <strong>me</strong> voilà ! <strong>Je</strong> vou<strong>la</strong>is voir ta mystérieuse création, celle que tu<br />
caches <strong>de</strong>puis son com<strong>me</strong>nce<strong>me</strong>nt et que tu avais promis <strong>de</strong> dévoiler à son achève<strong>me</strong>nt.<br />
- OK ! Il n'y a qu'à suivre votre serviteur !<br />
- Attends ! Dis-moi... Qu'est-ce que tu venais voir dans ce ci<strong>me</strong>tière ? Un parent ?<br />
- Valérie... com<strong>me</strong>nça-t-il d'un air gêné, tu sais que je n'ai jamais eu <strong>de</strong> secrets pour toi ?<br />
- <strong>Je</strong> sais. Moi non plus, d'ailleurs. On a juré <strong>de</strong> tout se dire.<br />
- Soit ! <strong>Je</strong> vais t'en avouer un, un secret. Dans ce ci<strong>me</strong>tière, il y a mon frère et ma soeur.<br />
Son amie resta sans voix, interloquée com<strong>me</strong> si soudain elle n'avait plus <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> personne en<br />
face d'elle. Ses yeux se remplirent involontaire<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s. Des <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s dues à son<br />
ignorance, au poids que Sébastien avait dû porter seul, en silence, probable<strong>me</strong>nt durant <strong>de</strong>s<br />
années. Pourquoi ne lui en avait-il pas parlé auparavant ? Elle ne pouvait pas croire qu'il ait<br />
pu lui cacher sciem<strong>me</strong>nt.<br />
- Com<strong>me</strong>nt ? J'ignorais que tu avais eu un frère et une soeur... Ils avaient quel âge quand... ?<br />
- Nous avions cinq ans.<br />
- Nous ? Pourquoi "nous" ?<br />
Alors, son visage s'éc<strong>la</strong>ira, percevant <strong>la</strong> réponse com<strong>me</strong> une évi<strong>de</strong>nce contenue dans sa<br />
question.<br />
- Nous étions <strong>de</strong>s triplés.<br />
C'était <strong>la</strong> réponse qu'elle craignait. Des triplés. Unis, solidaires, complices. Et quelque chose<br />
avait terrassé <strong>de</strong>ux <strong>me</strong>mbres, <strong>la</strong>issant le troisiè<strong>me</strong> désemparé.<br />
- Ils étaient dans <strong>la</strong> voiture <strong>de</strong> mon père. Il s'est encastré dans une sorte <strong>de</strong> camion à p<strong>la</strong>teau<br />
qui a décapité le véhicule. Mon père, juste avant le choc, a eu le réflexe <strong>de</strong> se jeter sur le côté,<br />
sur le siège passager. Ce<strong>la</strong> lui a sauvé <strong>la</strong> vie. Il a fallu une heure pour le sortir <strong>de</strong> sa prison <strong>de</strong><br />
tôles tordues. Mon frère et ma soeur étaient sur <strong>de</strong>s sièges rehausseurs, à l'arrière. Ils avaient<br />
cinq ans. La voiture s'est enfoncée sous le camion jusqu'au coffre, cisail<strong>la</strong>nt les sièges avant et<br />
<strong>la</strong> banquette arrière sur leurs vingt premiers centimètres. Mon père s'en est tiré avec un léger<br />
traumatis<strong>me</strong>, <strong>de</strong>s ecchymoses et une fracture <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>vicule qui a heurté le tableau <strong>de</strong> bord.<br />
Tu vois... Mê<strong>me</strong> s'il avait eu l'A.B.S., <strong>de</strong>s airbags frontaux et <strong>la</strong>téraux, une structure renforcée,<br />
toute <strong>la</strong> sécurité possible et imaginable, il n'aurait rien pu éviter. Rien. Il aurait dû juste ne pas<br />
oublier <strong>de</strong> m'em<strong>me</strong>ner, ce jour-là !<br />
- Ne dis pas ce<strong>la</strong> !<br />
- Pourquoi ? J'aurais préféré mourir avec eux que vivre sans eux.<br />
- Parle-moi <strong>de</strong> tes problè<strong>me</strong>s, ça sou<strong>la</strong>ge...<br />
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12<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Oh... Tu les connais, ces problè<strong>me</strong>s ! D'abord, <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>. Et puis, <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas<br />
savoir où je suis et où je vais.<br />
- On peut y réfléchir.<br />
- C'est facile, pour toi. Tu sais ce que tu veux <strong>de</strong>venir. Moi, je l'ignore.<br />
- Entre savoir et pouvoir, il y a une grosse marge. Rien ne prouve que je <strong>de</strong>viendrai une<br />
danseuse ou que j'ouvrirai une école <strong>de</strong> danse ou que je créerai une compagnie, <strong>de</strong>s revues.<br />
Mais je ferai tout ce qu'il faudra pour y parvenir ! Crois-moi !<br />
- Tu as du courage et <strong>de</strong> l'énergie à revendre.<br />
- Toi, tu as le don <strong>de</strong> créer avec tes doigts. Tu pourrais <strong>de</strong>venir couturier professionnel.<br />
- Couturier ? Ce n'est pas un métier ! Enfin, il vaut mieux <strong>de</strong>ssiner <strong>de</strong>s modèles et diriger dans<br />
<strong>la</strong> haute couture, c'est <strong>la</strong> seule perspective encourageante.<br />
- Et pourquoi pas ? <strong>Je</strong> suis sûre que si tu connaissais quelqu'un dans <strong>la</strong> haute couture, ce<strong>la</strong><br />
marcherait !<br />
- Le hic, c'est que je ne connais personne. Et puis, je n'ai pas choisi <strong>la</strong> bonne voie pour entrer<br />
dans une maison prestigieuse. Non... A moins qu'un fantastique coup <strong>de</strong> bol ne survienne, je<br />
ne vois vrai<strong>me</strong>nt pas com<strong>me</strong>nt je pourrais en faire mon métier.<br />
- Si tu vends tes créations, tu en feras au moins une activité lucrative !<br />
- Vendre ? ! Déjà que je n'ai aucune chance avec Magali... Alors, si je lui propose <strong>la</strong> robe<br />
payable en dix <strong>me</strong>nsualités, elle va <strong>me</strong> retourner une paire <strong>de</strong> baffes.<br />
- Tu crois qu'elle n'aurait pas les moyens <strong>de</strong> l'acheter ?<br />
- Ce n'est pas <strong>la</strong> question, Valérie ! On connaît ses moyens...<br />
- <strong>Je</strong> p<strong>la</strong>isantais, bien sûr !<br />
- Ah bon ! J'ai<strong>me</strong> mieux ce<strong>la</strong> !<br />
- Alors, je peux <strong>la</strong> voir avant qu'elle ne disparaisse ?<br />
- Bien sûr !<br />
Enfourchant leurs montures chromées, ils dévalèrent <strong>la</strong> vicinale serpentant dans le vil<strong>la</strong>ge.<br />
Com<strong>me</strong> à quinze ans, sans trop se préoccuper <strong>de</strong> <strong>la</strong> vitesse.<br />
*<br />
* *
3<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
En pénétrant dans <strong>la</strong> chambre <strong>de</strong> Sébastien, Valérie crut plutôt avoir affaire à un atelier. Avec<br />
ce que ce<strong>la</strong> comportait <strong>de</strong> désordre apparent, bien que chaque objet ait une p<strong>la</strong>ce précise. Le<br />
lit rappe<strong>la</strong>it involontaire<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> fonction originelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce, à savoir : dormir. La tapisserie<br />
avait presque disparu tant les murs étaient couverts <strong>de</strong> posters, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong> modèles passés<br />
ou futurs, nul le savait sauf Sébastien. La jeune fille nota un nouveau poster, gran<strong>de</strong>ur nature,<br />
<strong>de</strong> Katarina Witt, <strong>la</strong> patineuse, l'idole <strong>de</strong> l'adolescent.<br />
Ses créations restaient secrètes et grossiraient les portemanteaux d'un p<strong>la</strong>card mural <strong>la</strong>rge <strong>de</strong><br />
trois mètres, ca<strong>de</strong>nassé, dont lui seul détenait le sésa<strong>me</strong>. Mê<strong>me</strong> Valérie n'avait pas eu le droit,<br />
jusqu'à présent, <strong>de</strong> découvrir <strong>la</strong> caverne d'Ali Baba. Elle imaginait seule<strong>me</strong>nt, simple<strong>me</strong>nt, en<br />
admirant les for<strong>me</strong>s et les couleurs sur les gran<strong>de</strong>s feuilles <strong>de</strong> Canson épinglées aux murs.<br />
Sébastien n'osait pas montrer ses créations, <strong>de</strong> peur qu'on ne lise dans les for<strong>me</strong>s, les coupes,<br />
l'expression <strong>de</strong> fantas<strong>me</strong>s refoulés. La peur du ridicule égale<strong>me</strong>nt ? De décevoir ? D'être<br />
médiocre ?<br />
Il était à ce point secret que <strong>la</strong> clef du p<strong>la</strong>card était pendue à sa chaîne autour du cou. Il retira<br />
le ca<strong>de</strong>nas et perçut le regard curieux <strong>de</strong> Valérie par-<strong>de</strong>ssus son épaule. Un regard si pénétrant<br />
qu'il ne put s'empêcher <strong>de</strong> se retourner.<br />
- Ce<strong>la</strong> te démange à ce point ?<br />
- Quoi donc ?<br />
- L'envie <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r.<br />
- Oh... oui ! <strong>Je</strong> suis curieuse <strong>de</strong> nature !<br />
- Eh bien... regar<strong>de</strong> ! Décida-t-il en ouvrant les <strong>de</strong>ux battants très <strong>la</strong>rge<strong>me</strong>nt.<br />
Il alluma une rampe <strong>de</strong> <strong>la</strong>mpes halogènes baignant brusque<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> lumière <strong>la</strong> caverne aux<br />
mille trésors. Il n'y en avait peut-être pas mille, mais une trentaine <strong>de</strong> robes du soir et<br />
d'accessoires dans leurs écrins s'offrirent au regard <strong>de</strong> Valérie. <strong>Les</strong> modèles <strong>de</strong>ssinés et<br />
affichés dans <strong>la</strong> chambre existaient bel et bien, pour <strong>la</strong> plupart d'entre eux. Ils avaient pris<br />
for<strong>me</strong> sous les coups <strong>de</strong> ciseaux adroits et sous le doigté d'or <strong>de</strong> l'adolescent.<br />
Valérie s'avança douce<strong>me</strong>nt, com<strong>me</strong> le ferait un animal craintif pour approcher d'un point<br />
d'eau. <strong>Les</strong> yeux écarquillés, ébahis <strong>de</strong>vant une telle abondance <strong>de</strong> couleurs et d'étoffe. Elle<br />
pensa reconnaître le modèle noir et mauve que Sébastien <strong>de</strong>stinait à Magali Sainte-Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Valière. Il était somptueux. Du beau gâchis, en vérité ! Offrir une telle création à cette<br />
caricature d'aristocrate, guindée, hautaine !!!<br />
"Mais pourquoi Sébastien s'obstine-t-il à s'amouracher <strong>de</strong> cette grue ?" songea Valérie. "Il va<br />
se faire éconduire, aussi sûr que <strong>de</strong>ux et <strong>de</strong>ux font quatre. Ce n'est pas ce genre <strong>de</strong> fille qu'il<br />
lui faut. Elle va le démolir aisé<strong>me</strong>nt parce qu'il est trop fragile. Et moi... je <strong>de</strong>vrais avoir honte<br />
<strong>de</strong> l'avoir encouragé à poursuivre cet objectif chimérique. Mais... maintenant, il est trop tard<br />
pour reculer. Il ne reste plus qu'à espérer qu'il réussisse dans sa folle tentative <strong>de</strong> conquête."<br />
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14<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Valérie était émue. Elle n'ignorait pas qu'elle était <strong>la</strong> première à découvrir le contenu du<br />
p<strong>la</strong>card. <strong>Les</strong> parents <strong>de</strong> Sébastien eux-mê<strong>me</strong>s n'y avaient pas accès. Ils avaient à peine entrevu<br />
quelques pièces <strong>de</strong> tissu assemblées entre elles, au hasard <strong>de</strong>s irruptions volontaires ou<br />
involontaires dans <strong>la</strong> chambre <strong>de</strong> l'adolescent. Où que ses yeux se portaient, ce n'était<br />
qu'harmonie, bon goût, chatoie<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> vue.<br />
- Alors ? Demanda Sébastien.<br />
- C'est... génial ! Murmura-t-elle com<strong>me</strong> si <strong>de</strong>s mots mal choisis al<strong>la</strong>ient rompre le char<strong>me</strong> qui<br />
opérait avec une puissance inégalée.<br />
- A part <strong>la</strong> mauve et noire, bien sûr, <strong>la</strong>quelle choisirais-tu ?<br />
- Elles sont toutes magnifiques.<br />
- Il y en a bien une qui te p<strong>la</strong>ît plus, non ?<br />
- Celle qui est bleu nuit... elle est superbe !<br />
- Tu veux l'essayer ?<br />
- Maintenant ?<br />
- Pourquoi pas ? Passe dans le cabinet <strong>de</strong> toilettes, à côté !<br />
Il lui offrit le satin, les accessoires et lui ouvrit <strong>la</strong> porte. Elle entra com<strong>me</strong> dans un rêve, sans<br />
savoir où se situait <strong>la</strong> limite entre <strong>la</strong> réalité et l'imaginaire, cherchant presque son chemin.<br />
*<br />
* *<br />
En se regardant dans l'im<strong>me</strong>nse miroir <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle <strong>de</strong> bains, Valérie avait du mal à y croire. Elle<br />
avait un physique très agréable, aux dires <strong>de</strong>s garçons <strong>de</strong> son âge, et un corps fait pour <strong>la</strong><br />
danse, c'est à dire sans kilo superflu et avec <strong>de</strong>s muscles d'acier. De là à être mannequin un<br />
jour, non. Il lui manquait malheureuse<strong>me</strong>nt quelques précieux centimètres auxquels les ténors<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> haute couture accordaient beaucoup trop d'importance. Quoi ? C'est vrai ! La beauté<br />
n'est pas l'apanage <strong>de</strong>s plus du mètre soixante-quinze ! <strong>Je</strong> leur rappelle que Marilyn portait à<br />
<strong>me</strong>rveille les robes <strong>de</strong> soirée et, cependant, <strong>la</strong> nature n'avait pas propulsé <strong>la</strong> ci<strong>me</strong> <strong>de</strong> sa<br />
blon<strong>de</strong>ur à <strong>de</strong>s hauteurs vertigineuses. La plupart <strong>de</strong>s hom<strong>me</strong>s s'imaginent volontiers au bras<br />
<strong>de</strong> ces créatures télévisées et photographiées mais ils reconsidéreraient probable<strong>me</strong>nt leur<br />
juge<strong>me</strong>nt s'ils <strong>de</strong>vaient lever les yeux pour croiser le regard <strong>de</strong> leur top mo<strong>de</strong>l préféré.<br />
Valérie s'admirait dans <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Elle était prête <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux minutes mais elle ne<br />
parvenait pas à s'arracher <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle <strong>de</strong> bains. Elle se croyait <strong>de</strong>venue princesse grâce à un<br />
coup <strong>de</strong> baguette magique <strong>de</strong> Sébastien l'enchanteur. Peu importe si elle mé<strong>la</strong>ngeait ou non<br />
toutes les histoires <strong>de</strong> Walt Disney, elle pensait vivre un conte <strong>de</strong> fées. Elle n'osait pas<br />
imaginer les ravages qu'elle provoquerait dans les coeurs et dans les têtes en sortant en ville,<br />
vêtue <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte. Mais com<strong>me</strong>nt diable Sébastien réussissait-il à créer <strong>de</strong> telles oeuvres d'art ?<br />
En bougeant, en virevoltant pour profiter <strong>de</strong> <strong>la</strong> vue sur les reflets bleutés <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe et <strong>de</strong>s<br />
reflets f<strong>la</strong>mboyants d'accessoires en strass, une question ne cessait <strong>de</strong> hanter son esprit. La<br />
tenue <strong>de</strong> soirée lui al<strong>la</strong>it com<strong>me</strong> un gant. Curieux... Com<strong>me</strong>nt Sébastien avait-il pu réaliser ce<br />
tour <strong>de</strong> magie ? Com<strong>me</strong>nt se faisait-il que <strong>la</strong> robe soit à ses <strong>me</strong>nsurations ? Il y avait bien ici<br />
ou là, un ou au grand maximum <strong>de</strong>ux centimètres en trop mais rien d'important. La longueur,<br />
notam<strong>me</strong>nt, était parfaite<strong>me</strong>nt ajustée. La robe, un fourreau agré<strong>me</strong>nté <strong>de</strong> plis et vo<strong>la</strong>nts,<br />
semb<strong>la</strong>it avoir été conçue pour elle.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle se décida enfin à sortir et déverrouil<strong>la</strong> <strong>la</strong> porte <strong>me</strong>nant directe<strong>me</strong>nt dans l'antre désormais<br />
moins secrète <strong>de</strong> Sébastien. En <strong>la</strong> détail<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête aux pieds, lente<strong>me</strong>nt, Sébastien tenta <strong>de</strong><br />
noter les imperfections, les retouches à effectuer. Mais il ne put s'empêcher <strong>de</strong> lâcher un<br />
siffle<strong>me</strong>nt admiratif :<br />
- Fiout ! Ce<strong>la</strong> te va à <strong>me</strong>rveille ! <strong>Je</strong> ne m'étais pas trompé <strong>de</strong> beaucoup.<br />
- On croirait que tu connaissais <strong>me</strong>s <strong>me</strong>nsurations. Pourtant, je ne te les ai jamais révélées.<br />
- Inutile, vrai<strong>me</strong>nt. C'est ma spécialité. J'ai un mètre <strong>de</strong> tailleur à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s yeux. <strong>Je</strong> n'ai pas<br />
mon pareil pour <strong>de</strong>viner, à un ou <strong>de</strong>ux centimètres près, les <strong>me</strong>nsurations d'une personne. Et<br />
du premier coup, encore ! Alors, tu penses, <strong>de</strong>puis le temps que je vois t'entraîner en<br />
justaucorps ou à <strong>la</strong> piscine, quand nous allons faire quelques longueurs <strong>de</strong> bassin, j'ai<br />
<strong>la</strong>rge<strong>me</strong>nt eu le temps <strong>de</strong> noter tout ce qui est nécessaire à <strong>la</strong> confection d'une robe <strong>de</strong> soirée.<br />
- Tu veux dire que cette robe, tu l'as conçue à <strong>me</strong>s <strong>me</strong>sures ?<br />
- La plupart <strong>de</strong> celles qui sont à l'abri, dans cette armoire, sont confectionnées d'après tes<br />
<strong>me</strong>nsurations. Cette robe a été <strong>la</strong> première que j'ai créée. Spéciale<strong>me</strong>nt à ton attention ! J'étais<br />
sûr que tu <strong>la</strong> choisirais. <strong>Je</strong> connais tes goûts... Tiens ! J'en veux pour preuve <strong>la</strong> lettre qui se<br />
trouve dans le petit sac argenté que je t'ai remis avec le reste <strong>de</strong>s accessoires. Vas-y ! Ouvre !<br />
- Qu'est-ce que c'est ? A l'attention <strong>de</strong> Valérie... La robe choisie ! C'est une b<strong>la</strong>gue ? Attends...<br />
Il y a un cachet <strong>de</strong> cire et c'est daté... il y a un an ? Ce n'est pas possible ! Tu l'as créée il y a un<br />
an ?<br />
- Oui.<br />
- Mais... j'ai grandi <strong>de</strong>puis ! Com<strong>me</strong>nt pouvais-tu connaître ma taille future, mon tour <strong>de</strong><br />
hanche, <strong>de</strong> poitrine ? Com<strong>me</strong>nt ?<br />
- En observant <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> ta gran<strong>de</strong> soeur, <strong>de</strong> ta famille entière. J'ai fait l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
morphologie <strong>de</strong> toute ta famille. Et j'ai fait <strong>de</strong>s projections. <strong>Je</strong> ne suis pas trop dans l'erreur.<br />
- Et dire que tu prétends être nul en maths alors que tu as joué et gagné, selon <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong> probabilité et <strong>de</strong> statistiques... Si je comprends bien, tu comptais <strong>me</strong> faire essayer <strong>la</strong> robe<br />
aujourd'hui ?<br />
- A peu près.<br />
- Pourquoi ?<br />
- Pour te l'offrir, pardi !<br />
- Me l'offrir ? Dit-elle <strong>la</strong> voix brisée par l'émotion et les trémolos.<br />
- Bien sûr ! <strong>Je</strong> n'arriverai probable<strong>me</strong>nt jamais à vendre <strong>me</strong>s créations alors, autant les offrir<br />
plutôt que <strong>de</strong> les <strong>la</strong>isser moisir au fond d'un p<strong>la</strong>card. Non ?<br />
- Oui... Ce<strong>la</strong>... <strong>me</strong> touche, Sébastien ! <strong>Je</strong> ne sais pas quoi dire...<br />
- Ne t'inquiète pas, va ! <strong>Je</strong> ne te collerai pas un zéro parce que tu ne sais pas quoi répondre. <strong>Je</strong><br />
ne m'appelle pas ma<strong>de</strong>moiselle Char<strong>de</strong>t !<br />
- A ce propos, com<strong>me</strong>nt vas-tu annoncer <strong>la</strong> nouvelle catastrophe à tes parents ?<br />
- Le zéro ? Bof ! Com<strong>me</strong> d'habitu<strong>de</strong>... En leur expliquant que je ne suis pas fait pour les<br />
maths ! Que je prends régulière<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s bulles parce que Char<strong>de</strong>t adore passer ses nerfs sur<br />
moi ! <strong>Je</strong> ne comprends rien à ce qu'elle explique et dans ce cas, je ne vois pas quelle est l'utilité<br />
<strong>de</strong> gaspiller <strong>de</strong>ux heures à essayer <strong>de</strong> résoudre ces satanés exercices puisque au bout du<br />
compte, je n'y serai pas parvenu. Tu sais, j'ai déjà perdu <strong>de</strong>s heures et <strong>de</strong>s heures, com<strong>me</strong> ça,<br />
<strong>me</strong> disant que je trouverais <strong>la</strong> solution. Et bien maintenant, je sais pourquoi j'appelle ce<strong>la</strong> du<br />
gaspil<strong>la</strong>ge !<br />
- Et tu vas les convaincre ? Il n'y aura mê<strong>me</strong> pas une punition ?<br />
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16<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Non, pas <strong>de</strong> punition. Mes parents sont tolérants sur ce sujet. Une chance ! Ce<strong>la</strong> <strong>me</strong> fout<br />
assez les boules <strong>de</strong> traîner un trois <strong>de</strong> moyenne en maths.<br />
- Que tu compenses facile<strong>me</strong>nt par tes autres notes !<br />
- Oui, c'est pour ce<strong>la</strong> qu'ils ne s'inquiètent pas trop sur ce p<strong>la</strong>n-là.<br />
- Ils s'inquiètent sur d'autres p<strong>la</strong>ns ? Demanda Valérie avec un air innocent, cherchant à se<br />
faufiler en douceur dans <strong>la</strong> carapace <strong>de</strong> Sébastien.<br />
- Attends ! Il faudrait que tu restes en p<strong>la</strong>ce pour que je note les retouches à faire.<br />
- Ce n'est pas utile. <strong>Je</strong> n'ai peut-être pas achevé ma croissance.<br />
- Ah...<br />
- J'espère prendre encore quelques centimètres en hauteur et si possible, Dieu m'enten<strong>de</strong>, une<br />
taille <strong>de</strong> soutien-gorge en plus. Autant espérer un miracle ! Ou prier Saint Silicone !<br />
- Quoi ? Tu veux du silicone dans les... les...<br />
- Mais non ! <strong>Je</strong> p<strong>la</strong>isante !<br />
- Ah bon... Oh ! J'entends les parents qui rappliquent. Bon ! Rhabille-toi. <strong>Je</strong> vais te <strong>me</strong>ttre <strong>la</strong><br />
robe dans un carton.<br />
- Tu <strong>me</strong> l'offres...<br />
- Mais oui ! Puisque je te le dis !<br />
Valérie se renferma à nouveau dans <strong>la</strong> salle <strong>de</strong> bains. Elle ne détachait plus son regard du<br />
miroir où elle voyait une princesse. Un rêve bleuté et argenté. Sébastien n'avait pas seule<strong>me</strong>nt<br />
l'étoffe d'un dé d'or : c'était aussi son <strong>me</strong>illeur ami parce qu'il avait un coeur d'or. Un coeur<br />
fragile, qu'un coup <strong>de</strong> perfidie et <strong>de</strong> méchanceté saignerait à b<strong>la</strong>nc. Ce coup proviendrait<br />
sûre<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> Magali, cette tête <strong>de</strong> linotte capable <strong>de</strong> recouvrir ses ongles d'une fleur <strong>de</strong> lys s'il<br />
le fal<strong>la</strong>it, pour montrer, pour étaler ses riches origines nobles qui lui offraient une vie facile et<br />
dorée. Sébastien n'était jamais tombé amoureux. En tous cas, pas à sa connaissance. Hormis<br />
d'elle, bien sûr, mais là, c'était différent : il s'agissait d'amour fraternel ou maternel. Enfin,<br />
c'était <strong>de</strong> l'amitié avec un senti<strong>me</strong>nt d'accord et <strong>de</strong> convergence, <strong>la</strong> confiance mutuelle. En y<br />
songeant, elle reconnut qu'elle ne partageait pas ses secrets avec sa propre soeur ou avec ses<br />
copines com<strong>me</strong> elle le faisait avec Sébastien. Com<strong>me</strong> c'était curieux... Entre eux, il n'y avait<br />
jamais eu <strong>de</strong> gestes équivoques. Juste <strong>de</strong> franches et amicales embrassa<strong>de</strong>s ; parfois, elle s'était<br />
réfugiée contre son épaule, pleurant <strong>de</strong> tout son saoul lorsque le chagrin l'accab<strong>la</strong>it. Et il <strong>la</strong><br />
conso<strong>la</strong>it du mieux qu'il pouvait, se jugeant pourtant inapte à accomplir une telle tâche, mais<br />
<strong>la</strong> <strong>me</strong>nant à bien avec générosité sans jamais l'abandonner. Il lui prouvait, une fois <strong>de</strong> plus,<br />
son attache<strong>me</strong>nt en lui faisant un présent d'un prix inouï mais qui contenait bien plus <strong>de</strong><br />
symboles pour l'adolescent, que <strong>de</strong> dizaines d’euros et d'heures investis dans le ca<strong>de</strong>au. En<br />
regardant l'étoffe bleue, elle pria le ciel pour ne jamais perdre son ami, pour le préserver <strong>de</strong><br />
tous les malheurs.<br />
*<br />
* *<br />
En pénétrant dans le repaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> haute couture amateur, Sylvie Prévaud découvrit enfin<br />
l'une <strong>de</strong>s oeuvres créées par son fils. Celle que Valérie s'apprêtait à emballer dans un soli<strong>de</strong><br />
carton. Sébastien s'était empressé <strong>de</strong> fer<strong>me</strong>r <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> armoire. Afin simple<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> soustraire<br />
à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> sa mère, le produit <strong>de</strong> ce qu'il considérait com<strong>me</strong> <strong>de</strong>s balbutie<strong>me</strong>nts. Inutile <strong>de</strong><br />
réc<strong>la</strong><strong>me</strong>r l'ouverture, elle ne l'obtiendrait pas. En revanche, elle se permit, en se précipitant<br />
ma<strong>la</strong>droite<strong>me</strong>nt, <strong>de</strong> s'offrir le spectacle <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe désormais propriété <strong>de</strong> Valérie.
- C'est superbe ! C'est toi, Sébastien ?<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Il fit un signe affirmatif, regrettant amère<strong>me</strong>nt d'avoir été découvert. Sa mère lui tournait le<br />
dos pour admirer <strong>la</strong> robe <strong>de</strong> plus près ; Sébastien en profita pour signifier à son amie <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong><strong>me</strong>urer muette à propos <strong>de</strong> ce qu'elle avait vu dans le p<strong>la</strong>card. L'adolescente acquiesça d'un<br />
batte<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> cil <strong>la</strong> liant désormais à l'enfer si elle trahissait le secret.<br />
- Et pour moi, il n'y a rien ? J'ai<strong>me</strong>rais bien que tu penses à <strong>la</strong> fête <strong>de</strong>s mères <strong>de</strong> cette façon !<br />
Réc<strong>la</strong>ma <strong>la</strong> mère martyre.<br />
- <strong>Je</strong> ne donne pas dans le tailleur prince <strong>de</strong> Galles !<br />
- <strong>Je</strong> ne parle pas <strong>de</strong> <strong>me</strong> fabriquer <strong>de</strong>s tailleurs mais une robe <strong>de</strong> soirée ! Com<strong>me</strong> celle-ci !<br />
- <strong>Les</strong> modèles sont uniques, désolé !<br />
- Excuse-moi, j'oubliais que c'est <strong>de</strong> <strong>la</strong> haute couture !<br />
- N'exagérons rien !<br />
- <strong>Je</strong> n'exagère pas ! Et les autres modèles, <strong>de</strong>ssinés, ils ne peuvent pas <strong>de</strong>venir réalité ?<br />
- Peut-être... <strong>la</strong>issa entendre Sébastien.<br />
Rien n'était à <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> sa mère. Pour l'unique raison qu'il s'était presque toujours basé sur<br />
les <strong>me</strong>nsurations <strong>de</strong> Valérie et que sa mère, un sacré morceau <strong>de</strong> fem<strong>me</strong>, possédait <strong>de</strong>s<br />
<strong>me</strong>nsurations supérieures d'une douzaine <strong>de</strong> centimètres, à tout point <strong>de</strong> vue. Il constata<br />
honteuse<strong>me</strong>nt qu'il n'avait jamais songé à elle. En prenant le temps, il <strong>de</strong>vait pouvoir<br />
confectionner quelque chose pour <strong>la</strong> fin novembre, pour son anniversaire.<br />
- Sinon, à part le fait que tu oublies ta mère dans <strong>la</strong> liste <strong>de</strong> celles susceptibles <strong>de</strong> porter une<br />
toilette <strong>de</strong> star, quelles autres nouvelles ?<br />
- Une mauvaise.<br />
- A l'école ?<br />
- Oui.<br />
- Une mauvaise note ?<br />
- Oui.<br />
- Laisse-moi <strong>de</strong>viner : un zéro en maths.<br />
- Oui... avoua Sébastien.<br />
- Un <strong>de</strong> plus.<br />
- Un <strong>de</strong> plus...<br />
- Tu restes dîner avec nous, Valérie ?<br />
- Non, il faut que j'y aille. <strong>Je</strong> n'ai pas encore touché à ma dissertation et c'est pour lundi... <strong>Je</strong><br />
ne suis pas couchée si je veux passer un week-end tranquille !<br />
- Tant pis ! Ce<strong>la</strong> sera pour une autre fois ! Dit Sylvie en quittant <strong>la</strong> chambre.<br />
Elle fonça à <strong>la</strong> cuisine, au pas <strong>de</strong> charge. Toujours au pas <strong>de</strong> charge. Elle ne pouvait s'en<br />
empêcher. Vitamines, surplus d'énergie, paquet <strong>de</strong> nerfs ou tempéra<strong>me</strong>nt, nul ne savait<br />
pourquoi elle agissait avec autant <strong>de</strong> vivacité. En tous les cas, c'était cette caractéristique<br />
exacerbée qui lui avait permis <strong>de</strong> gravir assez rapi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt les échelons <strong>me</strong>nant à <strong>la</strong> direction<br />
d'une banque.<br />
*<br />
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18<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
* *<br />
Valérie était encore ébahie sur le pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte. Au point que Sébastien avait installé luimê<strong>me</strong><br />
le carton <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe sur le porte-bagages. Issue d'un milieu mo<strong>de</strong>ste et d'une famille <strong>de</strong><br />
quatre enfants, elle ne se faisait pas à l'idée qu'elle possédait un splendi<strong>de</strong> échantillon du<br />
chantre du capitalis<strong>me</strong>, du luxe et <strong>de</strong> <strong>la</strong> noblesse : <strong>la</strong> haute couture. Oserait-elle dévoiler le<br />
présent aux yeux <strong>de</strong>s parents, <strong>de</strong>s frères et <strong>de</strong>s soeurs habitués aux fins <strong>de</strong> mois sur <strong>de</strong>s<br />
charbons ar<strong>de</strong>nts ? Ce n'était pas sûr. Par contre, elle comptait bien tester l'impact visuel <strong>de</strong>s<br />
reflets bleutés sur un certain Pascal, son objectif amoureux <strong>de</strong>puis pas mal <strong>de</strong> temps. Le jeune<br />
hom<strong>me</strong> fléchirait, terrassé, subjugué par <strong>la</strong> vision d'un corps ondu<strong>la</strong>nt sous l'étoffe dardant<br />
ses traits bleus.<br />
"S'il résiste encore, c'est qu'il est idiot ou aveugle !" pensa-t-elle avec certitu<strong>de</strong>.<br />
Sébastien, sans le savoir, venait peut-être d'ajouter <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière pièce à l'édifice qui lui<br />
per<strong>me</strong>ttrait <strong>de</strong> <strong>la</strong>ncer l'assaut sur <strong>la</strong> cita<strong>de</strong>lle Pascal.<br />
"Sébastien... Quel ange ! Il est vrai<strong>me</strong>nt adorable. Ce n'est pas juste ! Pourquoi faut-il qu'il se<br />
soit épris <strong>de</strong> l'autre garce à particule ? Lundi, il faut que je m'atten<strong>de</strong> à ramasser les débris <strong>de</strong><br />
son coeur..."<br />
Elle enfourcha le vélo et partit com<strong>me</strong> une fusée, juste après avoir re<strong>me</strong>rcié une <strong>de</strong>rnière fois<br />
le généreux donateur. Ce <strong>de</strong>rnier était satisfait, sou<strong>la</strong>gé com<strong>me</strong> s'il venait d'accomplir un<br />
exploit. Le coeur serré <strong>de</strong> voir partir sa première création et les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s aux yeux parce qu'il<br />
avait eu le privilège <strong>de</strong> voir <strong>la</strong> robe s'ani<strong>me</strong>r, vision si différente <strong>de</strong> l'exposition sur une statue<br />
<strong>de</strong> p<strong>la</strong>stique. Heureux d'avoir rendu heureux. Et, en toute franchise, certain d'avoir oeuvré<br />
pour le bien. C'était son souci majeur. Parfois, il s'emportait, pestant, rageant et regrettait<br />
aussitôt, hanté par l'idée que le mal remportait une nouvelle victoire en lui. Sa solution ?<br />
Combattre le mal par <strong>la</strong> générosité. Hé<strong>la</strong>s, trois fois hé<strong>la</strong>s ! La solitu<strong>de</strong>, cette envahissante<br />
solitu<strong>de</strong>, l'empêchait <strong>de</strong> communiquer.<br />
A moins que ce<strong>la</strong> ne fut le contraire... Il n'avait qu'une seule amie, Valérie, <strong>la</strong> seule qui sache<br />
s'immiscer en lui en douceur, <strong>la</strong> seule avec qui il se sentait bien. La complicité totale. Avec les<br />
autres, il était incapable <strong>de</strong> parler, incapable <strong>de</strong> dévoiler <strong>la</strong> moindre <strong>de</strong> ses pensées, mê<strong>me</strong> <strong>la</strong><br />
plus banale. Paralysé. Com<strong>me</strong>nt les autres le voyaient-ils ? Com<strong>me</strong> quelqu'un d'imbécile, qui<br />
les snobait ? Com<strong>me</strong> un être insignifiant ? Si au moins il avait l'avantage d'être le premier <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse ! Hé<strong>la</strong>s, ses résultats ne tenaient pas <strong>de</strong> l'exploit sportif, loin <strong>de</strong> là. Il appartenait à<br />
l'anony<strong>me</strong> groupe moyen, à cause <strong>de</strong> ces satanées matières scientifiques qui le rebutaient, le<br />
révulsaient. La seule utilité qu'il voyait dans les mathématiques, c'était le calcul qui lui<br />
per<strong>me</strong>ttait <strong>de</strong> savoir <strong>me</strong>surer les coupes avec exactitu<strong>de</strong>. Le reste n'avait pas <strong>la</strong> moindre<br />
importance.<br />
Lorsque le V.T.T <strong>de</strong> son amie disparut <strong>de</strong>rrière le pâté <strong>de</strong> maisons, il se résolut à rentrer et se<br />
réfugia dans sa chambre. <strong>Je</strong>té négligem<strong>me</strong>nt sur le bureau, le cahier <strong>de</strong> texte, cette espèce<br />
d'agenda qui ne désemplissait pas, au contraire. D'ordinaire, il rayait le travail effectué. <strong>Les</strong><br />
lignes concernant les <strong>de</strong>voirs ordonnés par Ma<strong>de</strong>moiselle Char<strong>de</strong>t <strong>de</strong><strong>me</strong>uraient<br />
désespéré<strong>me</strong>nt vierges <strong>de</strong> tout trait victorieux. La dissertation n'avait pas reçu, elle non plus,
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
sa généreuse portion d'encre noire. Pas pour <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> raison, toutefois. Le brouillon ou plutôt<br />
les brouillons étaient achevés. Il recopierait le texte final au <strong>de</strong>rnier instant, peaufinant chaque<br />
phrase, développant chaque idée jusqu'à l'ulti<strong>me</strong> secon<strong>de</strong>. Il sortit <strong>la</strong> liasse <strong>de</strong> feuilles, un<br />
paquet <strong>de</strong> dix feuilles noircies recto verso. Le sujet, "<strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>", l'avait rendu bavard au-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong> ses espérances. Il s'y connaissait, en solitu<strong>de</strong>. Etait-ce une perche tendue par Monsieur<br />
Fra<strong>de</strong>t, le professeur <strong>de</strong> français ? Ce<strong>la</strong> y ressemb<strong>la</strong>it mais il n'en était pas certain. Toutefois,<br />
<strong>de</strong> nombreux thè<strong>me</strong>s lui avaient plu. Des thè<strong>me</strong>s abordés par l'enseignant avec une force et<br />
une passion qu'il savait communiquer à <strong>me</strong>rveille. Grâce au ciel, au français, à Monsieur<br />
Fra<strong>de</strong>t et ses sujets intéressants, Sébastien culminait dans les cieux <strong>de</strong> <strong>la</strong> notation, cité<br />
anony<strong>me</strong><strong>me</strong>nt à plusieurs reprises et à chaque dissertation lors <strong>de</strong>s corrections. Pourtant, il ne<br />
trouvait rien d'extraordinaire à ses copies.<br />
La porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre s'ouvrit un peu violem<strong>me</strong>nt, com<strong>me</strong> si un enfant en bas âge,<br />
incapable <strong>de</strong> contrôler parfaite<strong>me</strong>nt ses gestes, <strong>la</strong> bouscu<strong>la</strong>it. C'était tout com<strong>me</strong>. Zeus et<br />
Ramollo, respective<strong>me</strong>nt <strong>la</strong>brador et basset hound, s'immiscèrent dans l'antre privée et chasse<br />
gardée (bien que pénétrer dans une chasse gardée soit une habitu<strong>de</strong> pour le <strong>la</strong>brador...). En<br />
un bond, Zeus s'instal<strong>la</strong> sur le lit, <strong>la</strong> queue fouettant à tout rompre. Ramollo manifesta sa joie<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> façon mais réc<strong>la</strong>ma ar<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt, <strong>de</strong> ses grands yeux éternelle<strong>me</strong>nt tristes, une ai<strong>de</strong><br />
indispensable pour rejoindre son vif camara<strong>de</strong> <strong>de</strong> jeu sur <strong>la</strong> couette épaisse et confortable.<br />
- Alors, les bêtes, vous qui n'êtes juste<strong>me</strong>nt pas si bêtes, qu'est-ce que vous <strong>me</strong> conseillez ?<br />
Demanda Sébastien.<br />
Zeus redressa les oreilles et Ramollo fit ce qu'il put pour en faire autant mais le poids et <strong>la</strong><br />
longueur <strong>de</strong>s siennes lui interdisaient cette pratique signifiant que l'animal était à l'écoute <strong>de</strong><br />
son maître.<br />
- J'y vais, chez Magali ? <strong>Je</strong> lui apporte <strong>la</strong> robe, le ca<strong>de</strong>au ?<br />
Réaction unani<strong>me</strong> <strong>de</strong>s chiens manifestant leur joie. Mais n'avaient-ils pas confondu le mot<br />
"ca<strong>de</strong>au" avec le mot "gâteau", bien plus riche <strong>de</strong> signification salivaire pour eux ? Aucune<br />
importance ! Le sort en était jeté. Il irait tenter <strong>de</strong> franchir les grilles du château <strong>de</strong>s Sainte-<br />
Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière.<br />
*<br />
* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Un général, as <strong>de</strong> <strong>la</strong> stratégie et <strong>de</strong> l'organisation, en campagne militaire, n'aurait pas fait<br />
mieux. Robe, escarpins taille 41 (Magali dépassait le mètre soixante-quinze sous <strong>la</strong> toise) et<br />
accessoires clinquants <strong>de</strong>stinés à <strong>me</strong>ttre en valeur <strong>la</strong> création, avaient été soigneuse<strong>me</strong>nt<br />
rangés dans le carton; ce <strong>de</strong>rnier était enveloppé <strong>de</strong> papier ca<strong>de</strong>au scintil<strong>la</strong>nt et enrubanné<br />
com<strong>me</strong> si nous étions à <strong>la</strong> veille <strong>de</strong>s fêtes <strong>de</strong> fin d'année. Avec amour, le coeur battant, il avait<br />
fixé le présent sur le porte-bagages <strong>de</strong> son moyen <strong>de</strong> transport habituel. Hé<strong>la</strong>s ! En ce qui<br />
concernait le vélo, il al<strong>la</strong>it <strong>de</strong>voir l'imaginer plus noble qu'il n'était, à moins qu'un coup <strong>de</strong><br />
baguette magique <strong>de</strong> quelque enchanteresse inconnue, ne transfor<strong>me</strong> le vi<strong>la</strong>in bicycle<br />
citrouille (il était jaune) en un ruti<strong>la</strong>nt carrosse. Tant pis ! Le vélo resterait enchaîné à un<br />
poteau <strong>de</strong> signalisation, <strong>de</strong>hors, à l'abri <strong>de</strong>s regards qui pourraient s'offusquer qu'il ne soit pas<br />
signé d'un grand nom du cyclis<strong>me</strong>.<br />
Le plus dur restait à accomplir : franchir les grilles du château trônant au milieu d'un écrin <strong>de</strong><br />
verdure. Sans déjouer <strong>la</strong> surveil<strong>la</strong>nce <strong>de</strong>s cerbères à quatre pattes et les yeux électroniques<br />
mais en toute légalité, en se faisant introduire par un do<strong>me</strong>stique. Jaugeant <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
<strong>de</strong><strong>me</strong>ure, il imagina sans peine qu'elle fourmil<strong>la</strong>it <strong>de</strong> personnel dévoué. Il enfonça le bouton<br />
<strong>de</strong> l'Interphone. Une voix féminine répondit :<br />
- Oui ?<br />
- Bonjour... Euh... bredouil<strong>la</strong>-t-il <strong>la</strong><strong>me</strong>ntable<strong>me</strong>nt. <strong>Je</strong>... je voudrais voir Magali<br />
- J'envoie quelqu'un ! Conclut <strong>la</strong> fem<strong>me</strong> d'un ton <strong>la</strong>conique.<br />
Il ne tarda pas à comprendre : un hom<strong>me</strong>, dans un unifor<strong>me</strong> impeccable, orné d'un écusson<br />
aux armoiries <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille, s'approcha d'un pas lourd et intima l'ordre aux dobermans baveux<br />
et affamés :<br />
- Couchés ! Pas bouger !<br />
Tels <strong>de</strong>s automates parfaite<strong>me</strong>nt programmés, les <strong>de</strong>ux cauchemars noirs et fauves, dressés<br />
pour tuer, se calmèrent instantané<strong>me</strong>nt et <strong>de</strong>vinrent aussi doux que <strong>de</strong>s moutons. Toutefois,<br />
Sébastien ne se méprit sur l'attitu<strong>de</strong> soudaine et inattendue <strong>de</strong> <strong>la</strong> paire monstrueuse : ce n'était<br />
pas le genre <strong>de</strong> bêtes aboyant genti<strong>me</strong>nt, histoire d'affir<strong>me</strong>r leur attache<strong>me</strong>nt à leur territoire,<br />
et faisant <strong>la</strong> fête à l'hôte une fois <strong>la</strong> grille franchie, considérant que ce simple franchisse<strong>me</strong>nt<br />
constituait en lui-mê<strong>me</strong> une invitation. Au contraire. Ces <strong>de</strong>ux-là n'attendaient qu'un mot,<br />
qu'un geste pour recouvrer leur folie naturelle et leur fonction première.<br />
- Allez jusqu'à <strong>la</strong> porte d'entrée, jeune hom<strong>me</strong> ! Là-bas, au fond <strong>de</strong> l'allée ! Indiqua l'hom<strong>me</strong>,<br />
gar<strong>de</strong> ou valet avoisinant <strong>la</strong> quarantaine.<br />
Il y avait environ cent mètres à parcourir. Cent mètres. La distance lui parut excessive<strong>me</strong>nt<br />
longue, surtout si le gar<strong>de</strong> donnait l'ordre aux <strong>de</strong>ux mastodontes <strong>de</strong> se <strong>la</strong>ncer à ses trousses.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Courir à <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> l'éc<strong>la</strong>ir ou avancer avec sérénité ? Choix Shakespearien. Il vota pour <strong>la</strong><br />
sérénité !<br />
Non sans se retourner une bonne dizaine <strong>de</strong> fois, il atteignit <strong>la</strong> porte. Elle s'ouvrit avant qu'il<br />
ait eu le temps <strong>de</strong> frapper.<br />
- Bonjour... Monsieur, dit <strong>la</strong> jeune fem<strong>me</strong> après avoir hésité sur <strong>la</strong> formule d'accueil. Qui<br />
dois-je annoncer ?<br />
- Sébastien Prévaud pour Magali Sainte-Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière.<br />
- Entrez et atten<strong>de</strong>z dans le hall, s'il vous p<strong>la</strong>ît.<br />
Il obéit <strong>de</strong> bonne grâce. Au cours <strong>de</strong> sa courte vie, il avait eu l'occasion <strong>de</strong> visiter <strong>de</strong>s<br />
châteaux. En tant que simple touriste. Voyant ce qu'on vou<strong>la</strong>it bien lui <strong>la</strong>isser entrevoir <strong>de</strong> ces<br />
lieux magiques et remplis <strong>de</strong> cachettes secrètes qu'étaient les antiques <strong>de</strong><strong>me</strong>ures nobles,<br />
ignorant tout <strong>de</strong> leur propriétaire. Cette fois, il connaissait les personnes vivant ici. Rien que<br />
le hall va<strong>la</strong>it le dép<strong>la</strong>ce<strong>me</strong>nt. Tout le mobilier, coffres, commo<strong>de</strong>s, vases, semb<strong>la</strong>it d'époque.<br />
Laquelle ? Difficile à évaluer. Selon toute vraisemb<strong>la</strong>nce, une époque révolue <strong>de</strong>puis plusieurs<br />
siècles. Pour une fois, et pour changer dans ce genre d'habitation exagéré<strong>me</strong>nt luxueuse, l'or<br />
ne ruisse<strong>la</strong>it pas. Tiens ! Ce vase, sur <strong>la</strong> commo<strong>de</strong>, va<strong>la</strong>it très certaine<strong>me</strong>nt une petite fortune<br />
à lui seul mais il n'était pas trop baroque. Le hall n'était peut-être que <strong>la</strong> partie é<strong>me</strong>rgée <strong>de</strong><br />
l'iceberg, <strong>de</strong>stiné à accueillir les fréquentes visites <strong>de</strong> l'inspecteur <strong>de</strong>s impôts. Ailleurs et plus<br />
haut, dans le grenier, dormaient les richesses sécu<strong>la</strong>ires, à l'abri <strong>de</strong>s regards indiscrets.<br />
Magali <strong>de</strong>scendit le monu<strong>me</strong>ntal escalier avec une démarche souple et altière seyant à son<br />
rang et au cadre.<br />
- Sébastien ? Dit-elle d'un air mi-étonné, mi-hautain, lui donnant l'impression qu'il avait<br />
l'outrecuidance effrontée <strong>de</strong> paraître <strong>de</strong>vant elle.<br />
Il était fixé. Il ne franchirait certaine<strong>me</strong>nt pas plus <strong>de</strong> distance et resterait cantonné dans le<br />
hall.<br />
- Qu'est-ce qui se passe ?<br />
- Euh... rien.<br />
- Ah ? Qu'est-ce qui <strong>me</strong> vaut ta surprenante visite ? Lâcha-t-elle avec cynis<strong>me</strong>.<br />
- Eh bien... je suis couturier, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> l'école et...<br />
- Couturier ? Tu bro<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s napperons ?<br />
- Ah non... pas du tout ! Dit-il, souriant à <strong>la</strong> moquerie. Non, c'est <strong>de</strong> <strong>la</strong> haute couture. C'est<br />
mon passe-temps.<br />
- Ah... et ?<br />
- Et j'ai créé une robe pour toi. Voilà ! Ajouta-t-il en tendant le paquet enrubanné.<br />
Elle accepta l'offran<strong>de</strong> mais <strong>la</strong> posa dédaigneuse<strong>me</strong>nt sur <strong>la</strong> commo<strong>de</strong>.<br />
Sébastien, surpris, questionna :<br />
- Tu ne l'ouvres pas ?<br />
- Non, plus tard. <strong>Je</strong> n'ai<strong>me</strong> pas ouvrir <strong>me</strong>s ca<strong>de</strong>aux <strong>de</strong>vant ceux qui <strong>me</strong> les offrent ! Mentitelle<br />
avec exagération.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Il était inutile d'insister. Il recu<strong>la</strong> peu à peu vers <strong>la</strong> porte, ne sachant com<strong>me</strong>nt réussir sa<br />
sortie, à défaut d'avoir réussi son entrée :<br />
- Bon... Eh bien, salut ! A lundi !<br />
- C'est ça !<br />
Il ouvrit <strong>la</strong> porte. Le gar<strong>de</strong> n'était pas très loin. Sébastien l'entendit ordonner aux chiens <strong>de</strong> ne<br />
pas se jeter sur <strong>la</strong> chair fraîche avec précipitation. Très aimable <strong>de</strong> sa part.<br />
- Oh, Sébastien ! J'ai quand mê<strong>me</strong> oublié <strong>de</strong> te re<strong>me</strong>rcier !<br />
- Voilà, c'est fait !<br />
- Si ta robe <strong>me</strong> p<strong>la</strong>ît, je <strong>la</strong> <strong>me</strong>ttrai peut-être ce soir, à un bal que nous organisons.<br />
- Alors, j'espère qu'elle te p<strong>la</strong>ira... murmura-t-il timi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt, à voix feutrée, doutant encore <strong>de</strong><br />
son talent.<br />
Il se hâta <strong>de</strong> fuir, sachant qu'il en avait trop dit, trop fait pour une seule journée. C'était au<strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong> ses forces. Il avait <strong>la</strong> nette impression d'être aussi écar<strong>la</strong>te qu'une tomate bien mûre.<br />
Il n'avait pas atteint tous les objectifs qu'il s'était fixés. Certes, il était parvenu à franchir le<br />
seuil <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison mais, l'émotion qu'aurait dû produire <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> sa création n'était pas au<br />
ren<strong>de</strong>z-vous parce que Magali avait tout simple<strong>me</strong>nt refusé <strong>de</strong> découvrir son présent. C'était<br />
stupi<strong>de</strong>. Il aurait dû avoir le cran d'ouvrir, <strong>de</strong> poser l'étoffe sur le corps <strong>de</strong> sa camara<strong>de</strong>.<br />
Hé<strong>la</strong>s... Il ne lui restait plus qu'à espérer que le char<strong>me</strong> opérerait à retar<strong>de</strong><strong>me</strong>nt. Il pourrait<br />
revenir <strong>de</strong>main, juste pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>la</strong> robe lui avait plu. Il oserait. Il fal<strong>la</strong>it oser. De toute<br />
manière, il n'aurait ni le courage, ni <strong>la</strong> patience d'attendre lundi pour connaître le verdict.<br />
*<br />
* *<br />
- Qu'est-ce que c'est, Magali ? Demanda <strong>la</strong> châte<strong>la</strong>ine huppée et fardée.<br />
- Oh, mère, je ne vous avais pas entendue venir !<br />
- Quel est ce paquet ?<br />
- Ce<strong>la</strong> vient d'un <strong>de</strong> <strong>me</strong>s camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse. Un jeune imbécile, rêveur et amoureux.<br />
- De toi ?<br />
- Oui, hé<strong>la</strong>s !<br />
- Pourquoi ?<br />
- C'est un gamin ! Justifia-t-elle avec énerve<strong>me</strong>nt.<br />
- Ce n'est pas une raison pour ne pas ouvrir son ca<strong>de</strong>au, tout <strong>de</strong> mê<strong>me</strong>. Ce<strong>la</strong> ne se fait pas.<br />
Qu'est-ce que c'est ?<br />
- Une robe... <strong>de</strong> haute couture... selon ses prétentions, ironisa Magali tandis que sa mère<br />
s'était occupée d'ouvrir le carton.<br />
La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> phrase ne vint jamais. Elle avait eu le tort <strong>de</strong> ne pas croire Sébastien. La robe était<br />
somptueuse.<br />
- C'est superbe ! S'exc<strong>la</strong>ma d'emblée <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Magali
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle <strong>la</strong> déplia entière<strong>me</strong>nt et <strong>la</strong> col<strong>la</strong> contre elle, sous <strong>la</strong> gorge. Elle coinça le haut sous le<br />
<strong>me</strong>nton tandis que ses mains appliquaient le tissu bien à p<strong>la</strong>t. Hé<strong>la</strong>s, trois fois hé<strong>la</strong>s ! Ses<br />
for<strong>me</strong>s trop rebondies lui interdisaient <strong>de</strong> porter cette toilette.<br />
- Dommage ! <strong>Je</strong> l'aurais bien mise ce soir ! Oh... mais regar<strong>de</strong> ! Ajouta-t-elle en vidant, avec<br />
précaution, le reste du carton sur <strong>la</strong> commo<strong>de</strong> d'époque. Il a prévu ceinture, chaussures et<br />
autres accessoires. Et tu disais que c'était un gamin ?<br />
- Enfin, physique<strong>me</strong>nt, ce n’est pas ça !<br />
- N'empêche... Côté couture, il en remontrerait à plus d'un ! Il y en a pour une som<strong>me</strong><br />
ron<strong>de</strong>lette.<br />
- Ah ? dit Magali, ignorant les chiffres liés à son train <strong>de</strong> vie.<br />
- Pour <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> chose, chez Christina Diamante ou un autre grand couturier, il faut débourser<br />
au minimum huit mille euros. Il ne s'est pas moqué <strong>de</strong> toi, dis donc !<br />
- Qu'est-ce qui vous dit qu'il ne l'a pas achetée ?<br />
- Il n'y a pas <strong>de</strong> marque, ma chérie. Pas <strong>de</strong> signe distinctif. Et ce style, ma foi, je ne l'ai encore<br />
jamais rencontré. Non ! Pas <strong>de</strong> doute, c'est un original fait <strong>de</strong> main <strong>de</strong> maître. Il a l'étoffe, si je<br />
puis dire, d'un grand couturier.<br />
- Un grand couturier ? Hé<strong>la</strong>s, mère, c'est une re<strong>la</strong>tion que je n'envisage pas du tout.<br />
- Bien sûr ! Il n'est pas noble...<br />
Sébastien aurait bien fait <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir petite souris afin d'entendre ces funestes révé<strong>la</strong>tions sur<br />
son hypothétique amour. Tout était dit. Il n'était pas noble...<br />
*<br />
* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Des milliers d'étoiles scintil<strong>la</strong>ient sur l'écran <strong>de</strong> télévision. La neige suivant <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s<br />
program<strong>me</strong>s. Impossible <strong>de</strong> trouver le som<strong>me</strong>il. Sébastien rongeait son frein. Toute <strong>la</strong><br />
journée, toute <strong>la</strong> soirée, il n'avait cessé d'imaginer ce que faisait Magali, priant les cieux pour<br />
qu'elle fût vêtue <strong>de</strong> son ca<strong>de</strong>au. L'avait-elle fait ? Avait-elle accepté <strong>de</strong> jouer le jeu ? Avait-il<br />
réussi à l'émouvoir ? Des heures à attendre, encore, avant <strong>de</strong> connaître le verdict.<br />
*<br />
* *<br />
La soirée battait son plein. Champagne, petits fours et autres amuse-gueules échouaient sans<br />
interruption sur d'im<strong>me</strong>nses buffets disposés le long <strong>de</strong> <strong>la</strong> non moins im<strong>me</strong>nse salle <strong>de</strong><br />
réception. Autour, une foule huppée se pressait et se chargeait d'avaler kilos et litres <strong>de</strong><br />
produits fins. Une vague musique jazzy, jouée par un orchestre pour <strong>la</strong> circonstance,<br />
é<strong>me</strong>rgeait à peine du brouhaha constant régnant dans les lieux. Des groupes se faisaient et se<br />
défaisaient, chacun passant son temps à présenter son voisin et sa voisine : du travail en<br />
perspective pour cette assemblée d'environ quatre cents têtes. Un concours d'élégance<br />
féminine avait été <strong>la</strong>ncé avec, à <strong>la</strong> clef, le gain d'une Jaguar. Une voiture <strong>de</strong> prestige en guise<br />
<strong>de</strong> récompense tandis que d'autres gagnaient <strong>de</strong>s jambons, <strong>de</strong>s bouteilles <strong>de</strong> vin, <strong>de</strong>s poulets<br />
dans <strong>de</strong>s soirées "loto", joviales, sympathiques, dans une ambiance bon enfant. Autre mon<strong>de</strong>,<br />
autres moyens. C'était à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si nous vivions sur <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> p<strong>la</strong>nète !<br />
Un jury, impartial, composé <strong>de</strong> jeunes loups aux <strong>de</strong>nts aussi longues que leurs titres et leurs<br />
ambitions et <strong>de</strong> vieux croûtons aussi âgés que les pierres <strong>de</strong> leur patrimoine, s'était chargé <strong>de</strong><br />
faire défiler <strong>la</strong> noblesse <strong>de</strong>vant leurs yeux ébahis et leurs <strong>la</strong>ngues pendantes. La délibération<br />
ne tar<strong>de</strong>rait plus.<br />
Le marquis Hubert <strong>de</strong> Saint Parfum <strong>de</strong> <strong>la</strong> Dentellière s'approcha <strong>de</strong> Magali<br />
- Tiens ! Hubert !<br />
- Bonjour Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>la</strong> duchesse.<br />
- Oh, je vous en prie ! D'ordinaire, à mon égard, vous faites preuve d'un peu plus <strong>de</strong><br />
familiarité !<br />
- C'est que vous êtes... éblouissante, ma chère. Subli<strong>me</strong> ! Subliminal, mê<strong>me</strong>, j'oserais dire ! <strong>Je</strong><br />
<strong>me</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si cette tenue ensorce<strong>la</strong>nte ne renforce pas votre magnétis<strong>me</strong> naturel, celui qui<br />
réveille <strong>la</strong> libido en chacun <strong>de</strong> nous.<br />
- Vi<strong>la</strong>in f<strong>la</strong>tteur !<br />
- Non, pas f<strong>la</strong>tteur... <strong>Je</strong> crois que <strong>la</strong> concession Jaguar <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville va bientôt vous compter dans<br />
sa clientèle. Oh ! Mais <strong>la</strong>issez-moi vous présenter quelqu'un !<br />
Une jeune fille, dissimulée <strong>de</strong>rrière le marquis fit son apparition. A peine sortie <strong>de</strong> l'enfance,<br />
elle était ravissante et svelte com<strong>me</strong> une danseuse. Ses cheveux châtains, montés en un<br />
chignon sophistiqué, accentuaient <strong>la</strong> finesse <strong>de</strong> ses traits. Quelques boucles savam<strong>me</strong>nt<br />
lâchées sur le côté entretenaient un air mutin. Sa pâleur n'avait d'égale que sa taille <strong>de</strong> guêpe et
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
faisait ressortir <strong>de</strong>s yeux d'un vert irréel, prononcé, presque fluorescent. Elle n'avait peut-être<br />
qu'une ou <strong>de</strong>ux années <strong>de</strong> moins que Magali mais paraissait facile<strong>me</strong>nt cinq ou six ans plus<br />
jeune.<br />
- Catherine Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville, annonça fière<strong>me</strong>nt le marquis. Ma nièce. Catherine, voici <strong>la</strong><br />
duchesse Magali Sainte-Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière, notre aimable hôtesse.<br />
- De <strong>la</strong> Vieuxville ? Des Bor<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville ? S’enquit Magali pour mieux situer le<br />
personnage et son rang.<br />
- Oui, répondit timi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt l'intéressée.<br />
Magali avait déjà entendu parler <strong>de</strong> cette famille. Une mère quelconque, sans gran<strong>de</strong>s origines,<br />
hormis une particule probable<strong>me</strong>nt achetée. Le père, un baron autrefois désargenté, avait tout<br />
misé sur <strong>de</strong>s vignobles et avait réalisé un spectacu<strong>la</strong>ire redresse<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s finances familiales<br />
grâce à une gestion rigoureuse et à une poigne <strong>de</strong> fer. Et Catherine ?<br />
"<strong>Je</strong> ne <strong>la</strong> connaissais pas. Mignonne, attrayante, mais physique<strong>me</strong>nt une gamine et<br />
apparem<strong>me</strong>nt, peu bavar<strong>de</strong>. Et ce teint ! On dirait une anémique. Elle est loin d'avoir <strong>me</strong>s<br />
for<strong>me</strong>s appétissantes et reconnues par <strong>la</strong> gent masculine ! Elle a douze ou treize ans, à peine !<br />
Sans intérêt !" songea Magali.<br />
- Enchantée <strong>de</strong> faire votre connaissance ! Mentit Magali avec un sourire mielleux, sirupeux,<br />
qui ne cachait rien <strong>de</strong> ses pensées profon<strong>de</strong>s.<br />
- Com<strong>me</strong>nt ? ! S'exc<strong>la</strong>ma le marquis. Vous n'avez pas entendu parler <strong>de</strong> Catherine ?<br />
- Oh ! J'aurais dû ? S’excusa fausse<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> fille d'un duc, faisant aimable<strong>me</strong>nt remarquer qu'il<br />
eut fallu qu'elle ait un rang au moins égal au sien pour qu'elle remarque son existence.<br />
- Bien sûr ! On ne parle que d'elle dans <strong>la</strong> presse.<br />
- A scandales ?<br />
- Sportive.<br />
- Sportive ?<br />
- Catherine va concourir pour le championnat <strong>de</strong> France <strong>de</strong> patinage artistique.<br />
- Ah... lâcha Magali reconnaissant que ce sport convenait parfaite<strong>me</strong>nt à <strong>la</strong> morphologie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
jeune fille.<br />
Elle ignorait que cette gamine bril<strong>la</strong>it autant dans cette discipline certes ingrate et ardue mais<br />
trop popu<strong>la</strong>ire à son goût. Quant à elle, ses activités sportives se limitaient au ski nautique et<br />
au golf : bref, à ce qu'il y avait <strong>de</strong> plus cher.<br />
Catherine ne disait pas un mot, impressionnée par <strong>la</strong> taille et <strong>la</strong> prestance innée <strong>de</strong> Magali<br />
Dans un concours <strong>de</strong> beauté, elle n'aurait aucune chance face à cette créature. Mais, pas<br />
besoin <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> Saint-Cyr pour savoir que <strong>la</strong> divine beauté céleste possédait une noisette<br />
creuse et pourrie en lieu et p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> cervelle et une pierre à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du coeur. Pourtant,<br />
Catherine l'admirait. En fait, elle ne déterminait pas facile<strong>me</strong>nt ce qui lui p<strong>la</strong>isait. La robe.<br />
Cette robe humanisait ce monstre d'égoïs<strong>me</strong> et <strong>de</strong> dédain qu'était <strong>la</strong> duchesse. Elle n'avait pas<br />
usurpé sa réputation <strong>de</strong> chiante à particule.<br />
- Pardonnez-moi... s'excusa fausse<strong>me</strong>nt l'hôtesse en faisant mine <strong>de</strong> se diriger vers un groupe<br />
d'invités.<br />
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26<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Dès qu'elle se fut éloignée, Hubert ne put s'empêcher <strong>de</strong> grom<strong>me</strong>ler :<br />
- Celle-là ! On peut dire qu'elle est <strong>la</strong> reine <strong>de</strong>s garces !<br />
- Tonton ! Enfin !<br />
- C'est vrai, tu sais. <strong>Je</strong> n'invente rien. C'est ce que j'appelle popu<strong>la</strong>ire<strong>me</strong>nt une morveuse ! Tu<br />
l'as vue ? Non mais tu l'as vue ?<br />
- On ne peut pas dire qu'elle soit très aimable... nota Catherine avec indulgence.<br />
- Aimable ? Ah oui ! Aujourd'hui, elle est buvable. D'habitu<strong>de</strong>, elle est dix fois pire que ce<strong>la</strong>.<br />
- Tonton ?<br />
- Oui ?<br />
- Tu accepterais <strong>de</strong> faire quelque chose pour moi ?<br />
- Un service ? Bien sûr, ma chérie ! Deman<strong>de</strong> !<br />
- <strong>Je</strong> voudrais savoir où elle a acheté sa robe.<br />
- Sa robe ? Tu es connaisseuse. C'est vrai qu'elle est superbe. A mon avis, c'est mê<strong>me</strong> du<br />
gâchis. Ne t'inquiète pas. Mê<strong>me</strong> au prix <strong>de</strong> ma propre mort, je reviendrai avec le précieux<br />
renseigne<strong>me</strong>nt ! Affirma-t-il d'un ton chevaleresque.<br />
- Merci.<br />
Elle ne pouvait détacher son regard <strong>de</strong> ce savant amalga<strong>me</strong> <strong>de</strong> tissus noirs et mauves. L'habit<br />
é<strong>me</strong>ttait com<strong>me</strong> une sorte <strong>de</strong> rayonne<strong>me</strong>nt invisible. Magali portait-elle un <strong>de</strong> ces mystérieux<br />
parfums d'attirance dont on par<strong>la</strong>it parfois dans <strong>de</strong> mauvaises publicités ? Non, ces supposés<br />
parfums n'attiraient que l'argent du portefeuille <strong>de</strong>s gogos. Et puis, elle avait cru reconnaître<br />
les effluves entêtants <strong>de</strong> Poison, <strong>de</strong> Christian Dior, un nom s'accordant parfaite<strong>me</strong>nt avec le<br />
tempéra<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> Magali. De cette robe à <strong>la</strong> coupe et au style particuliers se dégageait un<br />
magnétis<strong>me</strong> incontestable.<br />
"Pourvu que Tonton Hubert réussisse !"<br />
*<br />
* *<br />
L'assistance entière app<strong>la</strong>udit poli<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> victoire incontestée et incontestable <strong>de</strong> Magali. Elle<br />
se pavanait sur <strong>la</strong> scène <strong>de</strong> l'orchestre <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> basse-cour <strong>la</strong> dévorant <strong>de</strong>s yeux. Le genre <strong>de</strong><br />
situation dont elle raffo<strong>la</strong>it : montrer sa personne en public et faire <strong>de</strong>s envieux.<br />
Hubert Saint Parfum <strong>de</strong> <strong>la</strong> Dentellière se fraya un chemin à travers le smoking impeccable et<br />
<strong>la</strong> toilette plus ou moins fraîche selon l'état <strong>de</strong>s fortunes. Il parvint à grand-peine, malgré ses<br />
jeunes trente-cinq printemps, à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> sa nièce.<br />
- Alors, tonton ?<br />
- <strong>Je</strong> te le donne en mille !<br />
- Elle vient <strong>de</strong> dire qu'il s'agissait d'une création <strong>de</strong> Christina Diamante.<br />
- Garce et <strong>me</strong>nteuse.<br />
- Quoi ?<br />
- C'est une garce doublée d'une <strong>me</strong>nteuse.<br />
- Oh... tonton ! Dis plutôt que tu ne parviens pas à <strong>la</strong> séduire, hein ?
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Ce n'est pas dans <strong>me</strong>s intentions. Elle serait bien <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière sur <strong>la</strong> liste. Si j'étais bloqué avec<br />
elle sur une île déserte, je fon<strong>de</strong>rais un monastère.<br />
Catherine sourit. Sacré tonton !<br />
- Non, c'est une belle <strong>me</strong>nteuse, je l'affir<strong>me</strong>. <strong>Je</strong> tiens l'information <strong>de</strong> <strong>la</strong> duchesse, sa mère.<br />
C'est un camara<strong>de</strong> <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> Magali, un certain Sébastien Prévaud, qui a réalisé <strong>la</strong> robe.<br />
Selon toute vraisemb<strong>la</strong>nce, elle a honte d'avouer <strong>la</strong> provenance <strong>de</strong> sa robe. Eh bien ! En tous<br />
cas, ce Sébastien a fait un excellent travail. Dommage qu'il ait offert <strong>la</strong> robe à cette grue !<br />
- Sébastien Prévaud... Et tu sais où il vit ?<br />
- Non mais j'imagine que c'est ici puisqu'il est dans <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> Magali.<br />
- Oui, c'est évi<strong>de</strong>nt... Prévaud... C'est un nom qui ne m'est pas inconnu...<br />
- C'est un nom assez courant.<br />
- Oui... Il y a bien le directeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire où je vais aller m'entraîner, qui s'appelle com<strong>me</strong><br />
ce<strong>la</strong>. C'est peut-être un parent ?<br />
- Va savoir ! Ce<strong>la</strong> ne coûte rien <strong>de</strong> <strong>me</strong>ner une enquête ! Savoura Hubert, piaffant d'impatience<br />
à l'idée <strong>de</strong> rendre un nouveau service à sa nièce unique et préférée.<br />
A trente-cinq ans, ce dandy beau garçon passait son temps à courir le jupon. Jusqu'à présent,<br />
pas un seul <strong>de</strong>s jupons n'avait réussi l'incroyable exploit <strong>de</strong> lui passer <strong>la</strong> bague au doigt, <strong>de</strong> le<br />
sé<strong>de</strong>ntariser et <strong>de</strong> lui faire fon<strong>de</strong>r un foyer. Il frissonna à cette idée mais ne détestait pas<br />
s'occuper d'enfants. Alors, pour lui, le compromis consistait à reporter tout son amour<br />
paternel sur sa nièce, Catherine. Il <strong>la</strong> soutenait, <strong>la</strong> comb<strong>la</strong>it <strong>de</strong> ca<strong>de</strong>aux et en retour elle lui<br />
apportait <strong>la</strong> jeunesse, <strong>la</strong> fraîcheur qu'il ne voudrait jamais voir s'échapper définitive<strong>me</strong>nt <strong>de</strong><br />
son corps et son â<strong>me</strong>.<br />
La fête s'achevait. Quelques invités quittèrent les lieux, rassasiés, <strong>la</strong> tête pleine <strong>de</strong> potins.<br />
D'autres les suivirent bientôt. La réaction en chaîne était amorcée.<br />
*<br />
* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Sébastien sortait d'une nuit agitée, une <strong>de</strong> ces nuits où toute <strong>la</strong> petite boutique <strong>de</strong>s horreurs<br />
défi<strong>la</strong>it pour transfor<strong>me</strong>r les rêves en cauchemars. Il était éreinté, fatigué avant mê<strong>me</strong> d'avoir<br />
posé un pied à terre, le dos endolori, com<strong>me</strong> s'il souffrait <strong>de</strong> courbatures, le tout accompagné<br />
d'une migraine assommante et d'une certaine rai<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuque. D'habitu<strong>de</strong>, il ne ressentait<br />
jamais ce genre <strong>de</strong> désagré<strong>me</strong>nt.<br />
Il peina pour ouvrir les yeux bien qu'il sache parfaite<strong>me</strong>nt qu'il avait un objectif à atteindre<br />
aujourd'hui : retourner chez Magali et oser lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>la</strong> robe l'avait conquise puisqu'elle<br />
n'avait pas daigné ouvrir le paquet <strong>de</strong>vant lui.<br />
Pénible<strong>me</strong>nt, il se traîna jusqu'à <strong>la</strong> douche où il espérait que l'o<strong>de</strong>ur citronnée d'un célèbre<br />
savon le tirerait enfin <strong>de</strong> sa léthargie. Lorsqu'il ouvrit le robinet, il eut juste le temps <strong>de</strong><br />
s'écarter, s'apercevant avec déso<strong>la</strong>tion qu'il était encore en pyjama. Ce bref mais brutal sursaut<br />
le ra<strong>me</strong>na enfin à <strong>la</strong> réalité.<br />
- Seigneur ! Quelle heure est-il ? Dit-il à haute voix.<br />
La pendule, accrochée au mur à côté du miroir, indiquait cinq heures et quart. Il faisait nuit. Il<br />
avait dormi à peine trois heures. Devant l'inutilité d'un réveil aussi matinal, il repartit illico<br />
presto dans les bras <strong>de</strong> Morphée.<br />
*<br />
* *<br />
Toujours <strong>la</strong> peur au ventre. Pas <strong>de</strong> doberman à l'horizon, ce matin. Le gar<strong>de</strong> et ses <strong>de</strong>ux<br />
adjoints avaient peut-être été utilisés seule<strong>me</strong>nt hier, afin <strong>de</strong> filtrer les invités à <strong>la</strong> soirée et<br />
avaient rejoint leurs quartiers tard dans <strong>la</strong> nuit. La mê<strong>me</strong> soubrette lui répondit à l'Interphone<br />
et lui indiqua que Magali se trouvait au fond du parc, dans le pavillon <strong>de</strong> chasse.<br />
Sébastien s'introduisit pru<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt. <strong>Les</strong> do<strong>me</strong>stiques étaient sûre<strong>me</strong>nt occupés à récurer le<br />
château <strong>de</strong> fond en comble, après <strong>la</strong> fiesta qu'il y avait eu cette nuit. D'ailleurs, <strong>la</strong> jeune fem<strong>me</strong><br />
à l'Interphone ne s'était pas embarrassée avec <strong>la</strong> vérification <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité. Elle s'était<br />
abstenue <strong>de</strong> lui indiquer où se trouvait le pavillon. <strong>Les</strong> lieux étaient telle<strong>me</strong>nt im<strong>me</strong>nses.<br />
Etait-ce cette maisonnette dont il apercevait le toit, entre les arbres, en longeant le chemin<br />
bordant <strong>la</strong> rivière ? Si c'était le cas, il fal<strong>la</strong>it tourner tout <strong>de</strong> suite sur <strong>la</strong> droite et s'engager dans<br />
l'épais ri<strong>de</strong>au d'arbres. Au fur et à <strong>me</strong>sure qu'il progressait, il était pris d'un heureux<br />
pressenti<strong>me</strong>nt. <strong>Les</strong> oiseaux ne cessaient <strong>de</strong> siffler, fêtant ainsi un dimanche matin radieux et<br />
doux. Il adorait quand <strong>me</strong>rles et rouges-gorges s'en donnaient à coeur joie, beaucoup moins<br />
lorsque les pies manifestaient à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ricane<strong>me</strong>nts moqueurs. Alors, il interpréta ce<strong>la</strong><br />
com<strong>me</strong> un signe favorable, com<strong>me</strong> le signe <strong>de</strong> l'amour qu'il al<strong>la</strong>it découvrir en Magali, folle <strong>de</strong><br />
lui, pas peu fière d'avoir un petit ami talentueux.<br />
Il découvrit enfin le pavillon <strong>de</strong> chasse dans sa totalité. Il lui semb<strong>la</strong> entendre <strong>de</strong>s<br />
chuchote<strong>me</strong>nts provenant <strong>de</strong> l'intérieur. Ou <strong>de</strong>s glousse<strong>me</strong>nts, enfin quelque chose qui s'en<br />
approchait. Il fit le tour du propriétaire afin <strong>de</strong> trouver une fenêtre et savoir d'où provenaient
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
ces bruits. Il ne fal<strong>la</strong>it pas que les <strong>de</strong>ux monstrueux chiens soient enfermés ici, le guettant<br />
pour le saisir à <strong>la</strong> gorge, lui dévorer les entrailles, ronger ses os jusqu'à ce que mort s'ensuive !<br />
Le nez à <strong>la</strong> fenêtre recherchée, il découvrit enfin <strong>la</strong> provenance <strong>de</strong>s bruits. Le spectacle<br />
affligeant auquel il assista bien involontaire<strong>me</strong>nt, aurait fait passer toutes les stars <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
pornographie pour <strong>de</strong> gentilles nymphettes issues <strong>de</strong>s papiers g<strong>la</strong>cés <strong>de</strong> David Hamilton.<br />
Magali, vêtue <strong>de</strong> sa robe relevée jusqu'au ventre, se donnait à trois do<strong>me</strong>stiques en les excitant<br />
par <strong>de</strong>s mots crus, <strong>de</strong>s miaule<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> chatte en chaleur et <strong>de</strong>s positions pour le moins<br />
suggestives. <strong>Les</strong> trois hom<strong>me</strong>s <strong>la</strong> gavaient en mê<strong>me</strong> temps.<br />
Sébastien se col<strong>la</strong> contre le mur, n'en croyant pas ses yeux, prenant sa tête à <strong>de</strong>ux mains. Des<br />
<strong>la</strong>r<strong>me</strong>s <strong>de</strong> rage et d'impuissance giclèrent avec violence <strong>de</strong> ses yeux.<br />
"C'est pas vrai ! C'est pas vrai !" enragea-t-il secrète<strong>me</strong>nt.<br />
Trop <strong>de</strong> tension accumulée, trop d'espoirs savam<strong>me</strong>nt entretenus et violem<strong>me</strong>nt détruits.<br />
"C'est dégueu<strong>la</strong>sse ! Et... et elle a mis ma robe pour faire... ça !"<br />
Horrifié, dégoûté, il s'enfuit à travers les bois avec <strong>la</strong> fer<strong>me</strong> intention <strong>de</strong> ne plus jamais revoir<br />
cette fille qui avait osé le trahir. Le gar<strong>de</strong> surgit <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> maison. En le voyant détaler<br />
com<strong>me</strong> un <strong>la</strong>pin, il crut avoir affaire à un voleur ou à un <strong>me</strong>urtrier, au minimum quelqu'un<br />
qui n'avait pas <strong>la</strong> conscience tranquille. Il lâcha les dobermans. <strong>Les</strong> chiens purent enfin<br />
donner libre cours à leur instinct <strong>de</strong> tueur. En trois secon<strong>de</strong>s, ils furent sur les talons <strong>de</strong><br />
l'adolescent. Il y avait cent mètres, peut-être moins à parcourir. Il coupa au plus court, sans<br />
chercher à zigzaguer entre les arbres, pour ne pas perdre un temps précieux. D'habitu<strong>de</strong>, il<br />
abattait <strong>la</strong> distance <strong>de</strong> cent mètres en onze secon<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>mie. Là, il était sûre<strong>me</strong>nt en train <strong>de</strong><br />
battre son record. Il lui semb<strong>la</strong> sentir le souffle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux monstrueuses bestioles affamées, <strong>la</strong><br />
gueule chargée <strong>de</strong> bave. Il ne tenta pas <strong>de</strong> se retourner, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> constater l'irréparable. La<br />
grille était là, droit <strong>de</strong>vant. Tant mieux, il était presque à bout <strong>de</strong> course. Elle <strong>me</strong>surait près <strong>de</strong><br />
trois mètres et d'un seul bond, emporté par son é<strong>la</strong>n, il s'éleva dans les airs et accrocha le<br />
som<strong>me</strong>t métallique <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains. Une traction, un rétablisse<strong>me</strong>nt et il enjamba le portail<br />
tandis que les crocs <strong>de</strong>s chiens c<strong>la</strong>quèrent dans le vi<strong>de</strong>, non loin <strong>de</strong> son corps.<br />
Une détonation suivie d'un projectile fusant près <strong>de</strong> ses oreilles lui fit comprendre que le<br />
gar<strong>de</strong> lui donnait <strong>la</strong> chasse. A l'ar<strong>me</strong> automatique ! Qui étaient donc ces gens pour employer<br />
un hom<strong>me</strong> aussi dangereux et aussi peu scrupuleux ? Question à <strong>la</strong>quelle Sébastien n'était pas<br />
pressé d'apporter une réponse. L'urgence immédiate lui commandait <strong>de</strong> sauter <strong>de</strong> l'autre côté<br />
et <strong>de</strong> se <strong>me</strong>ttre à l'abri <strong>de</strong>rrière le mur en pierre <strong>de</strong> taille, là où était allongé son vélo, là où les<br />
balles ne risquaient plus <strong>de</strong> l'atteindre. Il enfourcha <strong>la</strong> bicyclette et démarra sans s'éterniser, le<br />
coeur battant <strong>la</strong> chama<strong>de</strong>, com<strong>me</strong> il l'avait espéré mais, pas vrai<strong>me</strong>nt pour <strong>la</strong> raison dont il<br />
avait rêvé. Il faudrait le payer très cher pour qu'il re<strong>me</strong>tte les pieds ici.<br />
*<br />
* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Ramollo convenait parfaite<strong>me</strong>nt pour une telle situation. <strong>Les</strong> yeux <strong>la</strong>rmoyants du brave basset<br />
hound n'auraient aucun mal à libérer ses propres yeux. Il suffisait <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r. Il en était<br />
ainsi à chaque fois. Dès qu'une nouvelle, un fait le blessait, le chagrinait, il se tournait vers<br />
Ramollo et lâchait les sanglots qui ne pouvaient rester prisonniers plus longtemps. A l'inverse,<br />
quand il avait le coeur joyeux, il débordait d'énergie et c'était Zeus qui le stimu<strong>la</strong>it encore<br />
davantage, l'incitant à jouer. Quand il se morfondait, il aurait aimé coucher ses senti<strong>me</strong>nts<br />
dans un journal inti<strong>me</strong>, com<strong>me</strong> le faisait Valérie. Mais, pour les mots, les poè<strong>me</strong>s, son amie<br />
d'enfance était autre<strong>me</strong>nt plus talentueuse. A chaque fois qu'elle était tombée amoureuse, elle<br />
avait su manier les vers à sa guise et faire succomber l'élu <strong>de</strong> son coeur. Seul le prénommé<br />
Pascal ne s'était pas <strong>la</strong>issé séduire aussi rapi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt. Il saurait bientôt si <strong>la</strong> robe offerte à<br />
Valérie avait réussi là où <strong>la</strong> poésie avait échoué.<br />
"A quoi bon se morfondre ? Magali est une traînée, rien <strong>de</strong> plus !" se dit-il en se remémorant<br />
avec un frisson <strong>de</strong> dégoût, <strong>la</strong> scène à <strong>la</strong>quelle il avait assisté ce matin. Pourtant, il avait édifié<br />
tout un mon<strong>de</strong> autour d'elle, une vie mê<strong>me</strong>, imaginant, à tort sans doute qu'ils pourraient<br />
s'unir un jour et fon<strong>de</strong>r un foyer. Cruelle déception ! Magali possédait <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> base <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> famille établies sur le quatuor plutôt que sur le duo.<br />
Toute <strong>la</strong> journée, il était allé courir dans les bois, sillonnant les différents parcours <strong>de</strong> santé<br />
jusqu'à son complet épuise<strong>me</strong>nt et jusqu'à ce que Zeus lui-mê<strong>me</strong> finisse par s'allonger dans<br />
l'herbe fraîche, <strong>la</strong>ssé <strong>de</strong>s galops incessants <strong>de</strong> son jeune maître. Paniers <strong>de</strong> basket, saut en<br />
hauteur à répétition dans le garage familial, avaient pour l'instant consommé ses <strong>de</strong>rnières<br />
particules d'énergie. Ce<strong>la</strong> l'avait aidé, surtout, à ne plus songer à <strong>la</strong> scène du matin et à ses<br />
espoirs bafoués.<br />
A présent, seul dans sa chambre, les idées noires revenaient à <strong>la</strong> charge, les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s aussi.<br />
Intense déception et révolte grandissaient à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe confectionnée avec soin et<br />
amour, utilisée pour appâter <strong>de</strong>s mâles en rut. Oui ! Ce<strong>la</strong> le révolta ! Il enrageait <strong>de</strong> lui avoir<br />
offert et il irait bien <strong>la</strong> reprendre si ce<strong>la</strong> ne représentait pas un risque pour sa vie. A <strong>la</strong> folle<br />
pensée s'opposait, hé<strong>la</strong>s, <strong>la</strong> vision effrayante du gar<strong>de</strong> et <strong>de</strong>s molosses <strong>de</strong>stinés à traquer les<br />
intrus. Un bien triste métier que celui-là. Le type <strong>de</strong>vait être en train <strong>de</strong> profiter du spectacle,<br />
en douce, par une autre fenêtre. Salopard !<br />
Que faire ? Que faire pour chasser ces dangereuses déviations <strong>de</strong> l'esprit ? Regardant vers les<br />
étagères fixées au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son bureau, il entrevit <strong>la</strong> solution miracle aux crises d'angoisse et<br />
<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> <strong>la</strong><strong>me</strong>s <strong>de</strong>s patins affûtées bril<strong>la</strong>ient <strong>de</strong> mille reflets com<strong>me</strong> autant <strong>de</strong> clins<br />
d'oeil l'invitant à glisser sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce et par <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> occasion, sur le temps. Il se décida,<br />
motivé, et prit les indispensables instru<strong>me</strong>nts.<br />
*<br />
* *<br />
<strong>Les</strong> patineurs s'éclipsèrent un à un au fur et à <strong>me</strong>sure que Tonio, le disc-jockey animant <strong>la</strong><br />
patinoire durant l'après-midi et en soirée, leur rappe<strong>la</strong> qu'il était l'heure <strong>de</strong> ranger patins et
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
moufles. <strong>Les</strong> lieux re<strong>de</strong>vinrent bientôt silencieux et il se retrouva seul, <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> balustra<strong>de</strong>.<br />
D'ordinaire, c'était aussi l'animateur qui se chargeait <strong>de</strong> conduire <strong>la</strong> machine sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, pour<br />
en refaire, juste<strong>me</strong>nt, afin <strong>de</strong> combler les innombrables sillons. Ce soir, com<strong>me</strong> ce<strong>la</strong> arrivait<br />
assez souvent, Sébastien se chargerait <strong>de</strong> l'entretien <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface froi<strong>de</strong> et b<strong>la</strong>nche. Un accord<br />
qu'il avait établi avec son père pour profiter seul <strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire à condition qu'il fer<strong>me</strong> et<br />
<strong>la</strong>isse <strong>la</strong> boutique en ordre parfait. Tonio en tirait un avantage substantiel : partir à temps<br />
pour être à l'heure dans une boîte <strong>de</strong> nuit <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville où il officiait égale<strong>me</strong>nt.<br />
A l'éc<strong>la</strong>irage multicolore et clignotant utilisé à cette heure-ci, Sébastien préférait nette<strong>me</strong>nt le<br />
b<strong>la</strong>nc neutre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux poursuites éc<strong>la</strong>irant faible<strong>me</strong>nt chacune une moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste. Son père<br />
n'était pas là, ce soir, pour lui administrer les habituelles recommandations. Tant mieux ! Il<br />
n'aurait pas l'occasion <strong>de</strong> faire semb<strong>la</strong>nt d'écouter ces fa<strong>me</strong>ux conseils, ces consignes <strong>de</strong><br />
sécurité qu'il connaissait mieux que quiconque.<br />
Ce<strong>la</strong> faisait <strong>de</strong>s années qu'il patinait le soir, seul, à l'abri <strong>de</strong> tous les regards. Des années qu'il<br />
sautait, tourbillonnait. Pratiquant par ailleurs le basket et le saut en hauteur, il possédait une<br />
détente verticale inouïe. Alliée à une gran<strong>de</strong> vitesse d'exécution, elle lui per<strong>me</strong>ttait <strong>de</strong> réaliser<br />
soit une quadruple boucle piquée, soit un triple Axel (trois tours et <strong>de</strong>mi en partant <strong>de</strong><br />
l'avant). Quant aux sauts périlleux, il se payait le luxe <strong>de</strong> les exécuter aussi bien en arrière<br />
qu'en avant. Il savait que ses capacités physiques étaient élevées mais il ne se voyait pas<br />
défigurer <strong>de</strong>s pas <strong>de</strong> danse ou <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> ce genre en public. Il serait mort <strong>de</strong> peur, <strong>de</strong><br />
honte, <strong>de</strong> trac, le visage totale<strong>me</strong>nt empourpré. C'était impossible. De plus, il n'avait <strong>de</strong> dons<br />
artistiques. D'autre part, il préférait rester seul. Non... Ce n'était pas vrai<strong>me</strong>nt ce qu'il préférait<br />
mais c'était <strong>la</strong> seule évi<strong>de</strong>nce à ses yeux. Patiner dans l'obscurité, quasi<strong>me</strong>nt. Que personne ne<br />
sache, ne le voit. L'angoisse et <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> l'étouffaient. Tandis qu'il glissait presque en silence<br />
sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, ondu<strong>la</strong>nt à peine com<strong>me</strong> un cygne majestueux, sans effort apparent, les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s<br />
chau<strong>de</strong>s s'échappaient. Pas <strong>de</strong> longs sanglots bruyants mais <strong>de</strong>s <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s silencieuses<br />
d'impuissance, <strong>de</strong> désespoir. Il p<strong>la</strong>na presque au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière froi<strong>de</strong> et sans vie,<br />
bloqua un pied, bondit et retomba impeccable<strong>me</strong>nt, trois tours plus loin, enchaînant<br />
immédiate<strong>me</strong>nt sur une toupie. Il exécuta une pirouette, <strong>la</strong> plus longue possible, repoussant à<br />
chaque fois les limites <strong>de</strong> l'étourdisse<strong>me</strong>nt. La tête ébranlée, il repartit. La trajectoire était<br />
parfaite, com<strong>me</strong> si les patins connaissaient les <strong>me</strong>sures exactes <strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire. C'est vrai qu'il<br />
les connaissait parfaite<strong>me</strong>nt, à force <strong>de</strong> tourner en ovale com<strong>me</strong> un ours en cage.<br />
Ce matin, maudit matin, <strong>de</strong> nouveaux barreaux s'étaient abaissés autour <strong>de</strong> lui. Un nouvel<br />
espoir déçu. <strong>Les</strong> pensées revenaient toujours au mê<strong>me</strong> sujet, à <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> vision. L'ulti<strong>me</strong> sta<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> débauche brisant à jamais <strong>la</strong> statue érigée au nom <strong>de</strong> l'amour. Ce mê<strong>me</strong> amour, ce<br />
senti<strong>me</strong>nt colossal et puissant, se fissurait. Pourrait-il ai<strong>me</strong>r à nouveau, un jour ? Ne<br />
craindrait-il pas <strong>de</strong> découvrir une nouvelle scène <strong>de</strong> luxure commise par l'être aimé ? Il n'en<br />
était pas sûr. Il s'agenouil<strong>la</strong> sans cesser <strong>de</strong> tourner, figure inaugurée par un as du patinage<br />
français, Philippe Can<strong>de</strong>loro. Plus un bruit. Il était seul au milieu <strong>de</strong> ce qu'il imaginait être une<br />
im<strong>me</strong>nsité g<strong>la</strong>cée, refroidissant ses ar<strong>de</strong>urs à conquérir un coeur. Son survête<strong>me</strong>nt était<br />
couvert <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce fondant au contact <strong>de</strong> sa propre chaleur et imbibant progressive<strong>me</strong>nt le<br />
tissu. Que faire ? Avouer à Magali qu'il savait quel genre <strong>de</strong> personne elle était ? Enfouir ce<br />
secret au fond <strong>de</strong> lui ? Non, il le partagerait toujours avec Valérie. Elle <strong>de</strong>vait savoir. Quelque<br />
chose d'aussi lourd et grave se supporterait plus facile<strong>me</strong>nt à <strong>de</strong>ux. Et Magali ? Elle <strong>de</strong>vinerait<br />
l'i<strong>de</strong>ntité du gibier poursuivi par le gar<strong>de</strong>. Si elle osait lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s explications sur sa<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
présence, tout en sachant qu'il l'avait surprise, elle serait vrai<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> plus abjecte <strong>de</strong>s<br />
créatures !<br />
Il s'é<strong>la</strong>nça en direction <strong>de</strong> l'ombre, bondissant, glissant pour entendre le craque<strong>me</strong>nt rassurant<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce sur son passage, préférant ce bruit au silence total, trop oppressant. Il ferma les<br />
yeux et imagina qu'il patinait seul, dans une patinoire vi<strong>de</strong> où juste une paire d'yeux<br />
l'observait, l'admirait. Un visage qui ne pouvait avoir les traits <strong>de</strong> Magali. Impossible.<br />
Finale<strong>me</strong>nt, il était peut-être trop jeune pour une histoire d'amour. Et Magali faisait sûre<strong>me</strong>nt<br />
preuve plus d'imbécillité que <strong>de</strong> maturité. Il tenta par tous les moyens <strong>de</strong> justifier sa déception<br />
par <strong>de</strong>s faits qui auraient dû lui <strong>me</strong>ttre <strong>la</strong> puce à l'oreille. Il trouverait d'autres raisons.<br />
Il s'arrêta brusque<strong>me</strong>nt, ouvrit les portes, sortit et se jucha sur <strong>la</strong> machine à refaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce.<br />
Il démarra à toute vitesse, appréciant beaucoup les dérapages occasionnés par <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong><br />
l'engin. A manoeuvrer avec une certaine pru<strong>de</strong>nce auprès <strong>de</strong> <strong>la</strong> balustra<strong>de</strong> mais quelques<br />
fantaisies <strong>de</strong><strong>me</strong>uraient autorisées au centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste. Il était près <strong>de</strong> onze heures. Il <strong>de</strong>vait<br />
rentrer pour ne pas risquer d'inutiles remontrances et inquiétu<strong>de</strong>s illégiti<strong>me</strong>s.<br />
*<br />
* *
8<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
L'habituelle cacophonie précédant les cours emplit les couloirs jouxtant les salles <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse.<br />
Inutiles bavardages du lundi matin se poursuivant pendant <strong>la</strong> leçon, en catimini, au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
c<strong>la</strong>sse, histoire d'épuiser les souvenirs d'un week-end imaginaire ou réel. Bavardages qui<br />
aboutiraient dans le <strong>me</strong>illeur <strong>de</strong>s cas à une ou <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> retenue, à un passage obligé<br />
chez le surveil<strong>la</strong>nt général et chez le proviseur dans le pire <strong>de</strong>s cas.<br />
Muet com<strong>me</strong> un cannibale ayant <strong>la</strong> bouche pleine, sourd com<strong>me</strong> un patron aux suppliques <strong>de</strong><br />
l'employé quémandant quelques euros d'aug<strong>me</strong>ntation, aveugle com<strong>me</strong> le comptable véreux<br />
du précé<strong>de</strong>nt patron, Sébastien <strong>de</strong><strong>me</strong>urait hermétique<strong>me</strong>nt étanche au brouhaha et aux<br />
volutes bleutées, synony<strong>me</strong>s <strong>de</strong> mort précipitée, dérivant lente<strong>me</strong>nt dans les allées. Ses yeux<br />
se perdaient dans les méandres <strong>de</strong> ses <strong>la</strong>cets, seuls points "regardables" pour l'instant; il<br />
éprouvait un senti<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> honte, <strong>de</strong> timidité, d'humilité, bref, tout ce qui l'incitait à gar<strong>de</strong>r <strong>la</strong><br />
tête basse.<br />
La raison ? La proximité immédiate <strong>de</strong> Magali Sainte-Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière. Magali Sainte-Croix<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> Cavalière, com<strong>me</strong> il se p<strong>la</strong>isait désormais à <strong>la</strong> nom<strong>me</strong>r, puisqu'elle ne se contentait pas<br />
<strong>de</strong> monter <strong>de</strong>s ju<strong>me</strong>nts mais aussi les mâles en rut, do<strong>me</strong>stiques <strong>de</strong> préférence, nombreux si<br />
possible. La présence rapprochée, à moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mètres, <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille l'électrisait au plus<br />
haut point. Pas d'excitation mais un énerve<strong>me</strong>nt atteignant son paroxys<strong>me</strong>. Si jamais elle osait<br />
lui adresser <strong>la</strong> parole, elle en prendrait plein <strong>la</strong> figure. Gratuite<strong>me</strong>nt.<br />
Une paire <strong>de</strong> doigts gantés <strong>de</strong> <strong>la</strong>ine tapota sur son épaule. Il sursauta et détourna <strong>la</strong> tête<br />
brusque<strong>me</strong>nt. Si brusque<strong>me</strong>nt qu'il aurait été armé, le coup serait parti sans retenue.<br />
- Valérie ! Tu m'as fichu une sacrée trouille !<br />
- C'est bien <strong>la</strong> première fois que je fais peur à un garçon...<br />
- Euh... non... enfin, je vou<strong>la</strong>is dire que... j'étais perdu dans <strong>me</strong>s pensées et...<br />
- OK ! J'ai compris ! Et... quelles étaient ses pensées ? Etaient-elles entière<strong>me</strong>nt vouées à une<br />
gran<strong>de</strong> et belle blon<strong>de</strong> ?<br />
- Tout à fait...<br />
- Ah ?<br />
- Mais pas dans le sens que tu imagines.<br />
- Com<strong>me</strong>nt ? <strong>Je</strong> ne comprends pas.<br />
- Ce<strong>la</strong> s'est plutôt mal passé.<br />
Pour Valérie, ce n'était pas une surprise <strong>de</strong> taille. Sans l'avouer à son ami, elle avait prévu<br />
l'inévitable échec <strong>de</strong>s tentatives d'approche du jeune hom<strong>me</strong>. Quelle était l'étendue <strong>de</strong>s<br />
dégâts ? Sachant qu'il était extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt sensible et susceptible, elle envisageait ni plus ni<br />
moins qu'un désastre. Du beau gâchis. Sébastien méritait telle<strong>me</strong>nt mieux que cette grue à<br />
particule !<br />
- Raconte ! Demanda-t-elle, prête à recoller les morceaux <strong>de</strong> coeur brisé ou à administrer, si<br />
besoin était, les soins d'urgence.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Oh... Il n'y a pas grand-chose à narrer. J'ai réussi à m'introduire chez elle, officielle<strong>me</strong>nt.<br />
Déjà, ce<strong>la</strong> constituait un exploit en soi puisque j'ai surpassé ma timidité viscérale. <strong>Je</strong> lui ai<br />
offert le paquet mais elle n'y a pas prêté <strong>la</strong> moindre attention. Elle l'a dédaigné com<strong>me</strong> si<br />
j'offrais <strong>de</strong> <strong>la</strong> pâtée à <strong>de</strong>ux balles <strong>la</strong> boîte à Zeus et Ramollo ! Sa mère, qui était présente, a<br />
montré bien plus d'enthousias<strong>me</strong> !<br />
- Elle est gonflée ! Alors, com<strong>me</strong> ça, elle n'a mê<strong>me</strong> pas mis <strong>la</strong> robe !<br />
- Si... Pas <strong>de</strong>vant moi mais elle a dû s'en vêtir le soir, pendant leur fiesta. Et elle lui a telle<strong>me</strong>nt<br />
plu qu'elle l'a remise le len<strong>de</strong>main, le dimanche. Parce que le len<strong>de</strong>main, je n'ai pas pu résister.<br />
Il fal<strong>la</strong>it que je sache. J'y suis retourné. Elle n'était pas dans <strong>la</strong> maison mais dans un pavillon<br />
<strong>de</strong> chasse, dans le parc. Et c'est là que j'ai pu constater qu'elle appréciait énormé<strong>me</strong>nt mon<br />
présent...<br />
- Ah ! Tu lui as parlé ?<br />
- Euh... non... Elle était occupée avec trois do<strong>me</strong>stiques qui se chargeaient d'apprécier <strong>la</strong> robe<br />
et ce qu'il y avait <strong>de</strong>ssous...<br />
- Quoi ? ! Tu veux dire qu'elle... ?<br />
- <strong>Je</strong> veux dire qu'elle s'envoyait en l'air avec trois <strong>me</strong>cs, en mê<strong>me</strong> temps. En mê<strong>me</strong> temps !<br />
Insista-t-il lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt signifiant qu'il n'avait pas eu <strong>la</strong> berlue et que ce<strong>la</strong> l'avait choqué au-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong> ses capacités d'imagination.<br />
- Quelle salope ! Elle joue les saintes nitouche <strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong> et par <strong>de</strong>rrière, elle<br />
donne dans le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> salope. Excuse-moi <strong>de</strong> parler ainsi mais, là, vrai<strong>me</strong>nt...<br />
- Tu es toute excusée. Personnelle<strong>me</strong>nt, j'esti<strong>me</strong> que le ter<strong>me</strong> "salope" est galvaudé, inadapté<br />
et insuffisant. "Putain" ou "traînée" serait plus approprié.<br />
- Et ton coeur ? Com<strong>me</strong>nt va-t-il ?<br />
- Mon coeur ? Il l'a mal pris ! Il est sale<strong>me</strong>nt amoché...<br />
- Il s'en re<strong>me</strong>ttra ?<br />
Après une brève hésitation, une lueur s'anima dans les yeux du couturier :<br />
- Il s'en re<strong>me</strong>ttra... Tu vois, après tout, ce n'est pas plus mal que j'ai eu <strong>la</strong> malchance <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
découvrir sous sa véritable apparence. Sa situation acrobatique a eu le mérite <strong>de</strong> <strong>me</strong> faire<br />
re<strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> mon nuage. <strong>Je</strong> ne suis pas prêt <strong>de</strong> retomber amoureux.<br />
- Ne dis pas ce<strong>la</strong> ! Si ça se trouve, tu vas rencontrer <strong>la</strong> fem<strong>me</strong> <strong>de</strong> ta vie aujourd'hui !<br />
- Aujourd'hui ? Aujourd'hui sera pareil à hier et moins pire que <strong>de</strong>main. Pas <strong>de</strong> fem<strong>me</strong> <strong>de</strong> ma<br />
vie, pas d'amour, mê<strong>me</strong> pas un flirt... Rien. Rien du tout. Et toi ? Tu l'as trouvé ? Il a craqué,<br />
ton Pascal ?<br />
- Com<strong>me</strong> une boîte d'allu<strong>me</strong>ttes !<br />
- Génial !<br />
La sonnerie retentit. Elle annonçait le début du cours. Aucune importance. L'heure d'ang<strong>la</strong>is<br />
passerait à noircir quelques feuilles communes où le dialogue, entamé dans le couloir, se<br />
poursuivrait plus lente<strong>me</strong>nt à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> lettres tracées fébrile<strong>me</strong>nt, discrète<strong>me</strong>nt, hors du<br />
champ <strong>de</strong> vision <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune assistante londonienne.<br />
Magali n'avait pas prononcé une parole, pas mê<strong>me</strong> un re<strong>me</strong>rcie<strong>me</strong>nt. Il n'avait rien à attendre<br />
d'elle. Rien d'autre que du mépris. Il n'appartenait pas et n'appartiendrait jamais à son univers<br />
huppé et artificiel. Quel imbécile ! Quel doux rêveur ! Qu'est-ce qu'il s'était imaginé ?<br />
Juste<strong>me</strong>nt, il avait imaginé et le propre <strong>de</strong> l'imagination était <strong>de</strong> provenir <strong>de</strong> son cerveau.<br />
L'imaginaire n'avait rien <strong>de</strong> commun avec celui <strong>de</strong>s êtres convoités. Il avait visé trop haut.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Cette fille ne rêvait pas. Elle achetait. Elle achetait les hom<strong>me</strong>s avec son rang, avec son nom.<br />
Elle n'avait pas besoin <strong>de</strong> forcer les portes pour s'introduire quelque part, on lui ouvrait, elle<br />
entrait en territoire conquis. Elle n'avait aucun effort à accomplir. Tout lui était dû. Et lui,<br />
misérable vermisseau, il s'était cru capable <strong>de</strong> l'émouvoir. Foutaise !<br />
Pour l'émouvoir, encore eut-il fallu qu'elle possédât un coeur, organe siège <strong>de</strong>s senti<strong>me</strong>nts<br />
dont <strong>la</strong> nature, obsédée par <strong>la</strong> perfection <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>stique, avait oublié <strong>de</strong> <strong>la</strong> doter. Pour se<br />
convaincre <strong>de</strong> son idiotie et <strong>de</strong> son aveugle<strong>me</strong>nt forcenés, il se remémora <strong>la</strong> scène à haute<br />
teneur pornographique, dévisageant Magali à cinq mètres plus loin, dans <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse, priant pour<br />
qu'elle découvre, par quelque mystérieux tour <strong>de</strong> magie, ses pensées impures et qu'elle se<br />
couvre instantané<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> honte. Elle se contenta <strong>de</strong> soutenir son regard avec effronterie et<br />
dédain. Il serra les <strong>de</strong>nts, <strong>la</strong> maudit intérieure<strong>me</strong>nt. Elle baissa les yeux. C'était une victoire.<br />
*<br />
* *<br />
Valérie était heureuse. C'était l'essentiel. Un sur <strong>de</strong>ux. Parce que lui, malgré tout, il les avait en<br />
travers <strong>de</strong> <strong>la</strong> gorge, ses péripéties et découvertes dominicales. Bien qu'il se soit déchargé, avec<br />
joie et délectation, <strong>la</strong> conscience encombrée <strong>de</strong> souvenirs récents c<strong>la</strong>ssés X. C'était juste après<br />
<strong>la</strong> secon<strong>de</strong> heure d'ang<strong>la</strong>is. Il avait dévisagé, mis à nu Magali pendant cent vingt minutes, sans<br />
interruption, ne <strong>de</strong>sserrant <strong>la</strong> mâchoire que pour avaler sa salive. La pimbêche n'avait guère<br />
apprécié cette séance <strong>de</strong> déshabil<strong>la</strong>ge moral puisque à <strong>la</strong> fin, elle s'était jetée sur lui avec<br />
hargne lui <strong>de</strong>mandant, lui ordonnant d'avouer les raisons <strong>de</strong> cette fixation.<br />
- Qu'est-ce que tu as à <strong>me</strong> mater, <strong>de</strong>puis ce matin ?<br />
- <strong>Je</strong> <strong>me</strong> <strong>de</strong>mandais simple<strong>me</strong>nt si mon ca<strong>de</strong>au t'avait plu.<br />
- Oh oui ! Il a eu du succès. Il m'a mê<strong>me</strong> permis <strong>de</strong> remporter un trophée d'élégance.<br />
- Un trophée ?<br />
- Un trophée splendi<strong>de</strong> !<br />
- Trois do<strong>me</strong>stiques bien excités, bien <strong>me</strong>mbrés, appréciant aussi mon ca<strong>de</strong>au et tes char<strong>me</strong>s.<br />
Superbe trophée, effective<strong>me</strong>nt !<br />
Après cet aveu, il avait preste<strong>me</strong>nt tourné les talons. Il n'avait pas envie <strong>de</strong> voir <strong>la</strong> déconfiture<br />
flétrir son joli minois, ce joli fruit pourri à l'intérieur. Magali, ébranlée, se mordit les lèvres<br />
d'avoir été l'objet d'un voyeuris<strong>me</strong> involontaire certes mais compro<strong>me</strong>ttant. Cet imbécile <strong>de</strong><br />
Sébastien avait fait preuve <strong>de</strong> hardiesse en s'aventurant malencontreuse<strong>me</strong>nt sur son territoire<br />
et il risquait d'en abuser en colportant sa prise sur le vif. Ainsi, l'adolescent insignifiant était <strong>la</strong><br />
raison <strong>de</strong>s hurle<strong>me</strong>nts <strong>de</strong>s dobermans et <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> feu tirés dans le parc par le gar<strong>de</strong>. Il eut<br />
peut-être mieux valu que les molosses le rattrapent...<br />
Sébastien, <strong>de</strong>vant son Coca-Co<strong>la</strong>, était à cent lieues d'imaginer que Magali, déjà sacrée garce,<br />
était en plus une peste finie. Il était imperméable aux cliquetis du flipper, aux c<strong>la</strong>que<strong>me</strong>nts du<br />
baby-foot et aux conversations envahissant le troquet du collège, l'habituel ren<strong>de</strong>z-vous à<br />
<strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> l'établisse<strong>me</strong>nt d'enseigne<strong>me</strong>nt. La paille multicolore tournait sans cesse dans le<br />
liqui<strong>de</strong> noir et pétil<strong>la</strong>nt. De temps en temps, Sébastien changeait le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> rotation.<br />
Valérie, assise en face, ne pipait pas un mot. Elle détestait le voir dans cet état. Plongé,<br />
im<strong>me</strong>rgé dans le mutis<strong>me</strong>. Elle était incapable <strong>de</strong> déchiffrer ses noires pensées. Noires, c'était<br />
<strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> qu'elle avait en sa possession.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle retira <strong>la</strong> ron<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> citron <strong>de</strong> son verre, indispensable complé<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> limona<strong>de</strong> pour<br />
fabriquer un "ra<strong>de</strong>au" et p<strong>la</strong>nta <strong>la</strong> tranche d'agru<strong>me</strong> sur le verre <strong>de</strong> son ami.<br />
- Hein ? Qu'est-ce que c'est ? Dit-il en sortant à peine <strong>de</strong> sa nébuleuse.<br />
- Un rayon <strong>de</strong> soleil se levant sur un océan <strong>de</strong> noirceur.<br />
Sébastien osa enfin offrir le premier sourire <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée. Valérie faisait ainsi <strong>la</strong> différence<br />
entre sourire et offrir un sourire. Entre <strong>la</strong> comp<strong>la</strong>isance et <strong>la</strong> complicité.<br />
- Excuse-moi...<br />
- Tu n'es pas complète<strong>me</strong>nt libéré, n'est-ce pas ? Ce que tu lui as dit n'a pas suffi à sou<strong>la</strong>ger<br />
ton coeur ?<br />
- Il faut croire que non...<br />
- Au lieu <strong>de</strong> siroter un coca, tu aurais mieux fait <strong>de</strong> prendre un diabolo <strong>me</strong>nthe.<br />
- Pourquoi ? <strong>Je</strong> ne vois pas le rapport.<br />
- Du vert, couleur <strong>de</strong> l'espoir, à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du noir, emblè<strong>me</strong> du désespoir. Tu vas guérir,<br />
bientôt. Il le faut. <strong>Je</strong> te préfère gai et optimiste que muet et distant. Il faut que tu sortes un<br />
peu. Bon sang ! Tu sais danser sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, tu <strong>de</strong>vrais venir sur une piste <strong>de</strong> danse, en<br />
discothèque. Tu ferais un malheur !<br />
- <strong>Je</strong> ne crois pas que je trouverai l'â<strong>me</strong> soeur en boîte <strong>de</strong> nuit ! <strong>Je</strong> hais ces endroits où le<br />
paraître l'emporte sur l'être. <strong>Les</strong> gens y sont surfaits. De plus, je n'ai pas l'âge d'y entrer, ni<br />
l'âge <strong>de</strong>s boums que je n'ai jamais appréciées, d'ailleurs.<br />
- Merci pour ceux qui y vont !<br />
- <strong>Je</strong> ne dis pas ce<strong>la</strong> pour toi.<br />
- Tout <strong>de</strong> mê<strong>me</strong>.<br />
- Non, je t'assure. <strong>Je</strong> croyais avoir trouvé <strong>la</strong> fille idéale. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> suis lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt trompé. La fille<br />
idéale n'existe pas, ce n'est pas <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> chercher.<br />
- Idéale, non, c'est sûr. Mais, avec quelques défauts, il y en a d'acceptables.<br />
- Bien sûr. <strong>Je</strong> ne cherche pas l'idéal en tant que perfection. Pour moi, l'idéal, c'est une fille qui<br />
veuille <strong>de</strong> moi. Ce n'est pas compliqué, je ne suis pas exigeant : je souhaite seule<strong>me</strong>nt<br />
rencontrer une fille moins timi<strong>de</strong> que moi, qui aura le courage, <strong>la</strong> force <strong>de</strong> percer ma<br />
carapace.<br />
- Tu ad<strong>me</strong>ts enfin l'existence <strong>de</strong> cette fa<strong>me</strong>use et redoutable défense.<br />
- <strong>Je</strong> ne <strong>la</strong> renie pas. J'ignore juste <strong>la</strong> façon d'en éviter les désagré<strong>me</strong>nts. Faut-il <strong>la</strong> contourner,<br />
<strong>la</strong> briser, <strong>la</strong> pénétrer en douceur, en force ou par surprise ? Faut-il tenter un mé<strong>la</strong>nge<br />
d'approche, faut-il <strong>la</strong> préparer à l'assaut ? <strong>Je</strong> ne <strong>me</strong> connais pas moi-mê<strong>me</strong>, Valérie. <strong>Je</strong> cherche<br />
<strong>de</strong>s réponses dans tes questions, espérant que tu seras le miroir renvoyant une image <strong>de</strong> moi<br />
<strong>la</strong> plus fidèle qui soit. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> sers <strong>de</strong> tes yeux pour <strong>me</strong> voir et <strong>me</strong> comprendre. <strong>Je</strong> ne sais plus<br />
qui je suis, ce que je suis. <strong>Je</strong> n'ai pas d'existence réelle.<br />
- Si ! Tu es mon ami. Mon unique ami. Mon ami unique. Tu es quelqu'un pour moi, donc tu<br />
existes. C'est le fon<strong>de</strong><strong>me</strong>nt. Des fondations soli<strong>de</strong>s. Là-<strong>de</strong>ssus, tu peux bâtir.<br />
- On ne peut bâtir avec <strong>de</strong> l'imaginaire, mê<strong>me</strong> si les bases sont réelles. J'écris <strong>de</strong>s poè<strong>me</strong>s, je<br />
<strong>me</strong> libère dans les dissertations mais à quoi ce<strong>la</strong> <strong>me</strong> mène ? Ce n'est pas concret. C'est lu par<br />
moi-mê<strong>me</strong>, par notre professeur <strong>de</strong> français, par toi. Mê<strong>me</strong> pas par <strong>me</strong>s parents. C'est inutile.<br />
A quoi ce<strong>la</strong> peut-il servir <strong>de</strong> vivre dans un mon<strong>de</strong> utopique, <strong>de</strong> le coucher noir sur b<strong>la</strong>nc s'il<br />
n'y a pas d'autres regards pour le découvrir ?
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Tes robes du soir, c'est du concret, non ?<br />
- Elles restent dans le p<strong>la</strong>card. Elles sont issues <strong>de</strong> l'imagination et n'habillent que <strong>me</strong>s rêves.<br />
- Et moi ? <strong>Je</strong> compte pour du beurre ?<br />
- Non. Tu es l'unique partie concrète dans mon univers chimérique. A qui d'autre pourrais-je<br />
les montrer ?<br />
- Au mon<strong>de</strong> entier ! Proposa Valérie, le plus sérieuse<strong>me</strong>nt du mon<strong>de</strong>.<br />
- On reste dans l'imaginaire.<br />
- Non, pas du tout. Pourquoi n'envoies-tu pas tes modèles dans <strong>de</strong>s maisons <strong>de</strong> haute<br />
couture ?<br />
- OK ! Ad<strong>me</strong>ttons que ça marche. <strong>Je</strong> <strong>de</strong>viens couturier, je propose <strong>de</strong>s collections, on les<br />
accepte. J'ai un métier, un avenir. Ce<strong>la</strong> ne résout pas le problè<strong>me</strong> majeur : <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> forcée.<br />
Mê<strong>me</strong> si j'ai une activité passionnante, rien ne remp<strong>la</strong>cera <strong>la</strong> douce présence qui <strong>me</strong> manque.<br />
- Tu as le temps. On dirait que tu veux déjà te marier, avoir une ribambelle d'enfants, <strong>me</strong>ner<br />
une vie d'adulte avant l'heure.<br />
- Peut-être. <strong>Je</strong> panique à l'idée <strong>de</strong> <strong>me</strong> retrouver seul dans un minuscule studio, dans quelques<br />
années, avec pour seule compagnie les voix et les images <strong>de</strong>s on<strong>de</strong>s hertziennes. J'ai peur <strong>de</strong><br />
m'asseoir <strong>de</strong>vant mon téléphone et pleurer parce que je n'ai aucun numéro à composer. Prier<br />
en silence pour que sa sonnerie retentisse enfin. N'avoir que mon chien à caresser. La<br />
solitu<strong>de</strong> m'effraie et <strong>me</strong> guette. C'est un cercle vicieux : je n'en connais ni l'entrée, ni <strong>la</strong> sortie.<br />
<strong>Je</strong> ne parviens pas à le briser.<br />
- C'est grave, Sébastien. Ce n'est pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépri<strong>me</strong> mais une vraie dépression. Tu te rends<br />
compte que tu es en pleine dépression ?<br />
- Oui... lâcha-t-il d'un ton vibrant <strong>de</strong> lucidité.<br />
- Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?<br />
- Tu en fais assez. Tu m'écoutes, c'est déjà énor<strong>me</strong> et si important à <strong>me</strong>s yeux. Il n'y a que<br />
moi qui puisse faire quelque chose. Ai-je seule<strong>me</strong>nt envie <strong>de</strong> tenter ? <strong>Je</strong> n'en suis pas sûr...<br />
Mon ma<strong>la</strong>ise, mon manque d'aise <strong>me</strong> tarau<strong>de</strong> au point que ma cervelle se liquéfie dès que je<br />
dois affronter <strong>la</strong> réalité. Dans <strong>me</strong>s rêves, je suis le super héros invincible, infaillible qui ose<br />
braver. Tout braver. La loi, les interdits et surtout <strong>la</strong> timidité. Plus je rêve, moins j'ai<strong>me</strong> <strong>la</strong><br />
réalité. Plus elle <strong>me</strong> déçoit, plus je <strong>me</strong> réfugie dans <strong>me</strong>s rêves <strong>de</strong> vie idéale.<br />
- Encore un cercle infernal, n'est-ce pas ?<br />
- Le rêve, vivre dans un mon<strong>de</strong> imaginaire aussi irréaliste que possible, c'est <strong>de</strong>venu une<br />
véritable drogue pour moi. <strong>Je</strong> ne peux m'en défaire. <strong>Je</strong> conjugue <strong>la</strong> réalité au temps du<br />
fatalis<strong>me</strong> et du dépit. Chaque jour, Valérie, je perds un peu plus pied. Chaque retour au<br />
mon<strong>de</strong> réel est violent et <strong>me</strong> procure <strong>de</strong>s raisons supplé<strong>me</strong>ntaires pour <strong>me</strong> projeter un peu<br />
plus loin dans l'imaginaire.<br />
- Et... tu penses que tu vas... y rester ? S’inquiéta l'amie <strong>de</strong> toujours.<br />
- J'en ai peur.<br />
Valérie frissonna. Il craquait sur toutes les coutures. Un pas <strong>de</strong> plus et il tomberait dans <strong>la</strong><br />
paranoïa ou <strong>la</strong> schizophrénie. Enfin, un syndro<strong>me</strong> dans ce genre-là. Toutefois, elle ajouta :<br />
- Qu'est-ce qui pourrait te retenir ?<br />
- L'amour aurait pu.<br />
- Ne parle pas au passé, je déteste ce temps. Parle au présent ou au futur. <strong>Je</strong> ne t'autorise<br />
mê<strong>me</strong> pas à employer le conditionnel.<br />
- Ton optimis<strong>me</strong> est réconfortant, Valérie. Et précieux…<br />
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38<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Sa voix se perdit douce<strong>me</strong>nt dans les conversations environnantes. Il s'était confié quelques<br />
minutes. La brèche s'était ouverte et le flot <strong>de</strong> paroles trop contenues avait pu se déverser.<br />
Nul doute qu'en colmatant l'éphémère orifice, son â<strong>me</strong>, son coeur, son cerveau s'empliraient<br />
à nouveau d'obscures pensées, peut-être mê<strong>me</strong> d'obscurs <strong>de</strong>sseins. Il était reparti sur sa<br />
p<strong>la</strong>nète dérivant dans l'espace à <strong>la</strong> recherche d'un soleil salvateur et attractif.<br />
*<br />
* *
9<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Pas <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> se hâter. Traditionnelle<strong>me</strong>nt, tous les soirs, ses parents ne réintégraient pas les<br />
pénates avant dix-neuf heures. Il traîna ses baskets longue<strong>me</strong>nt avant d'atteindre le pavillon<br />
familial. Et bien, pour une fois, son père avait dérogé à <strong>la</strong> sacro-sainte règle <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée <strong>de</strong><br />
dix heures minimum. Sa voiture était p<strong>la</strong>ntée au beau milieu <strong>de</strong> l'allée bordée <strong>de</strong> thuyas. Tant<br />
et si bien que s'il ne dégageait pas sa poubelle à quatre roues avant que Mada<strong>me</strong> n'arrive dans<br />
son carrosse, il aurait droit aux remontrances.<br />
Sébastien bascu<strong>la</strong> <strong>la</strong> porte du garage et, à <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> l'éc<strong>la</strong>ir, se précipita dans le véhicule. <strong>Les</strong><br />
clefs étaient sur le contact, évi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt. Il l'aurait parié. Son père était aussi négligent et<br />
désordonné que sa mère était maniaque et méticuleuse. Sébastien se définissait, génétique<br />
oblige, com<strong>me</strong> un juste milieu entre ces extrê<strong>me</strong>s.<br />
Il tourna <strong>la</strong> clef dans le Neiman, enclencha <strong>la</strong> première et grimpa dans le garage en moins <strong>de</strong><br />
temps qu'il n'en fal<strong>la</strong>it pour l'écrire. Il n'aurait pas à subir <strong>de</strong> quelconques vociférations<br />
paternelles parce que son père l'autorisait, avec une indéniable comp<strong>la</strong>isance, à se satisfaire <strong>de</strong><br />
ce petit p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> conduite quotidienne. Service qui lui épargnait les remontrances<br />
précé<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt citées.<br />
Sébastien entra dans <strong>la</strong> cuisine. Son père était en pleine bagarre avec <strong>la</strong> notice d'utilisation du<br />
nouveau four à micro-on<strong>de</strong>s.<br />
- Salut, papa !<br />
- Salut, fiston. Tu as passé une bonne journée ?<br />
- Bof !<br />
- Encore un zéro en maths ?<br />
- Non. Fort heureuse<strong>me</strong>nt, les contrôles dans cette détestable matière ne surviennent que<br />
tous les quinze jours...<br />
- Parfait. Ce sera pour <strong>la</strong> semaine prochaine ! Annonça ironique<strong>me</strong>nt le maire adjoint,<br />
ajoutant un clin d'oeil complice.<br />
Bah ! Lui aussi avait toujours détesté ces satanées mathématiques et les professeurs successifs<br />
avaient fait l'unanimité dans leur tentative pour l'en dégoûter. Il en connaissait assez pour<br />
discuter <strong>de</strong>s budgets municipaux et pour lire les bi<strong>la</strong>ns d'exploitation <strong>de</strong>s instal<strong>la</strong>tions<br />
sportives qu'il gérait.<br />
- Au fait ! Dit-il, une certaine Catherine Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville a appelé. Tu <strong>la</strong> connais ?<br />
- Pas du tout.<br />
- C'est une patineuse.<br />
- Ah ?<br />
- Son nom ne te dit rien ?<br />
- Non.<br />
- Pourtant, elle vient s'entraîner à <strong>la</strong> patinoire.<br />
- Oui mais, étant donné <strong>me</strong>s propres horaires d'entraîne<strong>me</strong>nt, j'aurais du mal à <strong>la</strong> croiser sur<br />
<strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce.<br />
- J'en conviens.<br />
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40<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Que <strong>me</strong> veut cette personne ?<br />
- <strong>Je</strong> l'ignore. Elle m'a dit qu'elle désirait te rencontrer pour te parler. Rien <strong>de</strong> plus. Elle doit<br />
arriver dans un quart d'heure, environ.<br />
- Bon ! Eh bien, je verrai dans un quart d'heure !<br />
Sébastien fi<strong>la</strong> dans son repaire, sa chambre. Après avoir quitté ses vête<strong>me</strong>nts et revêtu une<br />
tenue décontractée, à savoir survête<strong>me</strong>nt et pantoufles, il ouvrit son sac à dos. L'agenda était<br />
là. Avec son cortège d'ennuis. Il fal<strong>la</strong>it l'ouvrir. A contrecoeur. Mardi. Exercices <strong>de</strong> maths.<br />
Encore ! Ang<strong>la</strong>is. Allemand. Du vocabu<strong>la</strong>ire à apprendre. Il le réglerait dans son lit, avant <strong>de</strong><br />
dormir. Demain matin, un bref coup d'oeil et sa mémoire visuelle feraient le reste. De<strong>me</strong>urait<br />
le problè<strong>me</strong> <strong>de</strong>s maths. Il feuilleta le bouquin d'exercices, lut consciencieuse<strong>me</strong>nt les intitulés<br />
à plusieurs reprises. Il referma le <strong>livre</strong> et s'exc<strong>la</strong>ma :<br />
- Une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> gagnée ! La santé épargnée ! Merveilleux. De plus, je viens <strong>de</strong> dégager<br />
trente minutes pour m'occuper d'autre chose !<br />
Il déverrouil<strong>la</strong> le p<strong>la</strong>card aux trésors multicolores.<br />
*<br />
* *<br />
C'était bien une patineuse. Aucun doute. Allure frêle, à peine quarante kilos sur <strong>la</strong> ba<strong>la</strong>nce, les<br />
cheveux longs ra<strong>me</strong>nés en chignon, une démarche gracieuse ; bref, elle ressemb<strong>la</strong>it à Oksana<br />
Baïul, l'Ukrainienne, lorsqu'elle fut championne olympique à Lilleham<strong>me</strong>r, à seize ans. Elle<br />
était entrée dans <strong>la</strong> chambre com<strong>me</strong> on entrait dans un temple : avec curiosité, respect et<br />
discrétion.<br />
- Bonjour ! Osa-t-elle enfin prononcer, rompant le silence <strong>la</strong> première.<br />
- Bonjour, répondit le plus simple<strong>me</strong>nt du mon<strong>de</strong> Sébastien.<br />
Un autre silence s'instal<strong>la</strong>, plus long, durant une bonne douzaine <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s. Elle tourna <strong>la</strong><br />
tête vers les murs <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce, recouverts com<strong>me</strong> il se <strong>de</strong>vait dans l'antre d'un adolescent, <strong>de</strong><br />
posters géants. Le patinage était en bonne p<strong>la</strong>ce puisque Katarina Witt, Oksana Baïul,<br />
Philippe Can<strong>de</strong>loro et Scott Hamilton figuraient sur papier g<strong>la</strong>cé. Le reste <strong>de</strong>s affiches était<br />
constitué <strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong> vête<strong>me</strong>nts conçus et réalisés par l'apprenti couturier.<br />
- Tu vou<strong>la</strong>is <strong>me</strong> parler ? Demanda-t-il.<br />
- Oui... <strong>Je</strong> suis patineuse. Tu le sais ?<br />
- <strong>Je</strong> le sais.<br />
- Tu ai<strong>me</strong>s le patinage ?<br />
- Com<strong>me</strong> tu peux le constater !<br />
- <strong>Je</strong>... j'étais à un bal, sa<strong>me</strong>di soir.<br />
- Chez Magali Sainte-Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière ?<br />
- Oui.<br />
- Tu as vu sa robe ?<br />
- Oui. Elle était somptueuse. J'ai appris que tu en étais l'auteur.<br />
- Tu ne l'as certaine<strong>me</strong>nt pas appris <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouche mê<strong>me</strong> <strong>de</strong> Magali !
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Non, en effet. Tu ne <strong>la</strong> portes pas dans ton coeur ?<br />
- Pas vrai<strong>me</strong>nt. Pas du tout, mê<strong>me</strong>.<br />
- Ah ? Pour quelles raisons ?<br />
- Raisons... personnelles. Sous prétexte qu'elle est bien née, elle se croit tout permis. <strong>Je</strong><br />
manque d'insultes pour <strong>la</strong> qualifier.<br />
- Tu voues une haine sans limite à toute l'aristocratie ?<br />
- <strong>Je</strong> n'apprécie pas particulière<strong>me</strong>nt cette caste <strong>de</strong> privilégiés. Sauf si on <strong>me</strong> fournit <strong>de</strong>s<br />
argu<strong>me</strong>nts suffisam<strong>me</strong>nt convaincants pour <strong>me</strong> faire changer d'avis...<br />
- Eh bien... J'ai apprécié <strong>la</strong> robe que tu as créée et... j'ai<strong>me</strong>rais passer une comman<strong>de</strong>.<br />
- Une comman<strong>de</strong> ? Robe du soir ou tenue plus passe-partout ?<br />
- Une tenue <strong>de</strong> danse sur g<strong>la</strong>ce.<br />
- Ah ! <strong>Je</strong> n'y avais pas songé. Il est vrai que les juges sont plus indulgents sur l'excentricité, <strong>de</strong><br />
nos jours. Ce<strong>la</strong> <strong>la</strong>isse pas mal <strong>de</strong> liberté en ce qui concerne <strong>la</strong> création. Pourquoi pas !<br />
- <strong>Je</strong> te <strong>la</strong>isse réfléchir sur le choix <strong>de</strong>s modèles. <strong>Je</strong> reviendrai une autre fois.<br />
- Pourquoi ? Si tu as un quart d'heure à <strong>me</strong> consacrer, je vais étudier ton cas.<br />
- <strong>Je</strong> ne voudrais pas te déranger davantage. Si tu as <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs...<br />
- Des <strong>de</strong>voirs ? Oui, j'ai <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs mais... pas d'obligations ! Ne t'inquiète pas pour moi, va !<br />
Bon ! Tu peux retirer ton manteau, s'il te p<strong>la</strong>ît ?<br />
- Bien sûr ! C'est pour les <strong>me</strong>nsurations ?<br />
- Exact !<br />
Sébastien <strong>la</strong> détail<strong>la</strong> en un coup d'oeil. Un mètre soixante. Il nota les <strong>me</strong>nsurations une à une<br />
tandis que <strong>la</strong> jeune fille s'étonnait <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> le voir griffonner sans l'ai<strong>de</strong> d'un mètre<br />
<strong>de</strong> couturier. Au bout d'une trentaine <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s, elle <strong>de</strong>manda une explication sur ce petit<br />
manège :<br />
- Tu ne <strong>me</strong>sures pas ?<br />
- Mesurer ? Non, c'est inutile. Il <strong>me</strong> suffit <strong>de</strong> te regar<strong>de</strong>r. C'est d'autant plus facile que tu<br />
portes une tenue mou<strong>la</strong>nte. Tu peux te <strong>me</strong>ttre <strong>de</strong> profil ?<br />
Elle exécuta docile<strong>me</strong>nt un quart <strong>de</strong> tour. Il poursuivit ses mystérieux gribouil<strong>la</strong>ges et puis,<br />
semb<strong>la</strong>nt réfléchir quelques instants tout en <strong>la</strong> dévisageant, il marmonna à son intention, sans<br />
réelle envie d'entendre une réponse :<br />
- Tu as le teint pâle, il vaut mieux éviter <strong>de</strong>s couleurs trop criar<strong>de</strong>s. On va s'en tenir aux<br />
pastels. Tu as <strong>de</strong>s hanches accentuées par <strong>la</strong> très gran<strong>de</strong> finesse <strong>de</strong> ta taille et tu n'es pas très<br />
<strong>la</strong>rge <strong>de</strong>s épaules.<br />
Catherine se <strong>de</strong>manda s'il était bien en train <strong>de</strong> parler d'elle. Ce n'était pas que <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription<br />
ne correspondait pas à <strong>la</strong> réalité. Au contraire ! Mais il par<strong>la</strong>it d'elle com<strong>me</strong> d'un support, un<br />
mannequin <strong>de</strong> cire inanimé. C'était clinique... Quel drôle <strong>de</strong> garçon ! Il était... curieux.<br />
Monsieur Prévaud l'avait pourtant prévenue : son fils était extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt timi<strong>de</strong>, réservé. La<br />
discussion avait eu un peu <strong>de</strong> mal à prendre son envol, elle-mê<strong>me</strong> n'étant pas un modèle <strong>de</strong><br />
hardiesse, mais dès qu'ils avaient abordé <strong>la</strong> couture, sa <strong>la</strong>ngue s'était déliée. Amusant !<br />
C'était bizarre ! En plus, c'était un fan <strong>de</strong> patinage. Elle, si peu encouragée par son père, aurait<br />
aimé un public pour <strong>la</strong> porter lorsqu'elle prenait ses impulsions pour exécuter Lutz et Axel…<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Sébastien maintint le cap et poursuivit son monologue tout en griffonnant sur un papier<br />
b<strong>la</strong>nc <strong>de</strong> type Canson :<br />
- Tiens ! <strong>Je</strong> vois bien quelque chose com<strong>me</strong> ce<strong>la</strong> ! Des manches chauve-souris cachant tes<br />
épaules, un décolleté en V <strong>de</strong>vant, arrondi <strong>de</strong>rrière, le haut col<strong>la</strong>nt plus à <strong>la</strong> taille et partant en<br />
jupette froufroutante jusqu'à <strong>la</strong> mi-cuisse. Le tout entière<strong>me</strong>nt b<strong>la</strong>nc, sauf <strong>de</strong>s étoiles<br />
argentées <strong>de</strong>vant et <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s arcs-en-ciel pastel sous les manches qui se verront lorsque tu<br />
lèveras les bras !<br />
Catherine n'en croyait pas ses yeux. En moins <strong>de</strong> cinq minutes, il avait réalisé une tenue<br />
qu'elle adorait déjà. Elle adhéra au projet avec enthousias<strong>me</strong> :<br />
- C'est génial !<br />
- Tu ai<strong>me</strong>s ?<br />
- Oh... oui ! Avoua-t-elle sincère<strong>me</strong>nt avec un regard si illuminé que le jeune hom<strong>me</strong> ne put<br />
s'empêcher <strong>de</strong> le remarquer.<br />
- Et je pense que tu vas avoir d'autres clientes. De nombreuses clientes.<br />
- Pourquoi ?<br />
- Parce que je vais parler <strong>de</strong> toi. Ce<strong>la</strong> t'intéresse ?<br />
- Oh... du mo<strong>me</strong>nt que j'ai les <strong>me</strong>nsurations, je suis prêt à tout ! Mais, tu ne p<strong>la</strong>isantes pas, au<br />
moins ?<br />
- Pas du tout ! Quand <strong>me</strong>s amies, <strong>me</strong>s connaissances verront ce dont tu es capable, tu vas<br />
pouvoir fon<strong>de</strong>r une maison <strong>de</strong> haute couture !<br />
- Oh !<br />
- Combien ce<strong>la</strong> coûtera-t-il ?<br />
- Quoi donc ?<br />
- La robe <strong>de</strong> patineuse.<br />
- Eh bien ! Environ cent cinquante euros, à peine plus.<br />
- Quoi ? Tu es fou ?<br />
- C'est trop ? Pour toi, si tu veux, je <strong>la</strong> fais gratuite<strong>me</strong>nt. <strong>Je</strong> sais que tu en feras bon usage.<br />
- Ah non ! <strong>Je</strong> tiens à <strong>la</strong> payer !<br />
- Quatre-vingt euros ?<br />
- Mais non ! Tu n'as pas compris. Cent cinquante euros, ce n'est pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> haute couture. Il<br />
faut <strong>la</strong> vendre mille cinq cents euros, au moins.<br />
- Mille cinq cents ? ! Ce<strong>la</strong> ne les vaut pas. C'est vingt fois le prix du tissu ! <strong>Je</strong> ne peux pas faire<br />
ça...<br />
- Mais si !<br />
- <strong>Je</strong> regrette... je ne peux pas... <strong>Je</strong> suis obligé <strong>de</strong> refuser ta <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />
Elle ne le comprenait pas. Ou plutôt si. C'était un rêveur, un idéaliste ayant <strong>de</strong>s principes et<br />
qui s'y tenait. Il était incapable <strong>de</strong> faire du mal. Et pour lui, vendre son travail avec une<br />
énor<strong>me</strong> marge, c'était faire le mal. Il fal<strong>la</strong>it qu'il ad<strong>me</strong>tte qu'elle avait raison. Pourvu qu'il ne<br />
soit pas entêté !<br />
- Et <strong>la</strong> robe <strong>de</strong> Magali ? Tu l'as bien vendue au moins dix mille euros, non ?<br />
- Pas du tout. <strong>Je</strong> l'ai offerte, ainsi que les accessoires.<br />
- <strong>Je</strong> com<strong>me</strong>nce vrai<strong>me</strong>nt à croire que tu es dingue, Sébastien...
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- <strong>Je</strong> t'explique : j'étais amoureux <strong>de</strong> Magali, je vou<strong>la</strong>is attirer son attention en lui faisant un<br />
ca<strong>de</strong>au.<br />
- Un somptueux ca<strong>de</strong>au... corrigea-t-elle avec justesse. Et... tu n'es plus amoureux d'elle ?<br />
- Non.<br />
- Pourquoi ? C'est une belle fille.<br />
- Certes mais c'est une prostituée.<br />
- Quoi ? ! Raconte-moi, ça m'intéresse <strong>de</strong> savoir ce qui justifie sa réputation.<br />
- Sa réputation ?<br />
- Oh... oui ! Toute l'aristocratie française connaît Magali pour ses frasques et ses penchants<br />
sexuels.<br />
Sébastien tomba <strong>de</strong>s nues. Ainsi, il était probable<strong>me</strong>nt le seul à p<strong>la</strong>cer l'héritière <strong>de</strong>s Sainte-<br />
Croix <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valière sur un pié<strong>de</strong>stal. En fait, sa p<strong>la</strong>ce aurait dû être dans <strong>la</strong> pire <strong>de</strong>s maisons<br />
closes. Il jura intérieure<strong>me</strong>nt et pria le ciel que <strong>la</strong> petite vérole lui bouffe l'entrejambe. Il invita<br />
Catherine à s'asseoir sur son lit tandis qu'il lui faisait face sur <strong>la</strong> chaise <strong>de</strong> son bureau. Il lui<br />
narra ses aventures du week-end sans o<strong>me</strong>ttre le moindre détail. Catherine, quant à elle,<br />
compléta <strong>la</strong> chronologie <strong>de</strong>s événe<strong>me</strong>nts en lui contant sa rencontre au bal, introduite par son<br />
oncle Hubert.<br />
Tout en par<strong>la</strong>nt, Sébastien se rendit compte que Catherine et lui se comportaient com<strong>me</strong> s'ils<br />
se connaissaient <strong>de</strong>puis toujours. Le tutoie<strong>me</strong>nt, <strong>de</strong> rigueur et naturel à leur âge, n'y était pour<br />
rien. Il ne se reconnaissait plus. Il se confiait à elle com<strong>me</strong> à Valérie, avec <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> franchise,<br />
sans hésitation. En retour, elle agissait <strong>de</strong> mê<strong>me</strong>. Complice et enthousiaste. Il <strong>la</strong> faisait rire et<br />
frissonner. Il <strong>la</strong> faisait vibrer avec sa vie som<strong>me</strong> toute banale. A nouveau, elle revint sur le<br />
prix <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe et le persuada d'accepter <strong>de</strong> facturer au juste prix une prestation <strong>de</strong> haute<br />
qualité. En maugréant un peu, il se rangea à son avis : elle et les futurs clients qu'elle lui<br />
enverrait étaient suffisam<strong>me</strong>nt fortunés et ne savaient parfois pas com<strong>me</strong>nt dépenser leur<br />
fortune. Autant les délester <strong>de</strong> quelques milliers d’euros.<br />
Une question lui brû<strong>la</strong>it les lèvres. Il se décida à lâcher :<br />
- Tu as quel niveau, en patinage ?<br />
- Intermédiaire entre le national et le régional. C'est à dire que je <strong>me</strong> c<strong>la</strong>sse bien dans les<br />
compétitions régionales mais je suis encore loin en national. Et toi, tu patines ?<br />
Il ne pouvait pas lui <strong>me</strong>ntir. Il n'avait pas envie <strong>de</strong> <strong>me</strong>ntir à cette jolie mignonne, adorable,<br />
sympathique et sincère. Seule<strong>me</strong>nt, il craignait que sa réponse ne lui apporte quelques<br />
désagré<strong>me</strong>nts.<br />
- Oui, enfin... dix mille fois moins bien que toi, évi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt. Com<strong>me</strong> mon père est gérant <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> patinoire, j'en profite <strong>de</strong> temps en temps. Il faut tirer avantage <strong>de</strong> ces <strong>me</strong>nus privilèges !<br />
- Tu as entière<strong>me</strong>nt raison. Euh... Est-ce que... ça te p<strong>la</strong>irait d'assister à une compétition à<br />
<strong>la</strong>quelle je prendrais part ?<br />
- Tu veux m'engager dans ton fan-club ?<br />
- A vrai dire... <strong>Je</strong> manque <strong>de</strong> supporters...<br />
- Tu n'es pas aidée par les tiens ? Demanda grave<strong>me</strong>nt Sébastien.<br />
Catherine baissa honteuse<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> tête. Oui, honteuse<strong>me</strong>nt. Seuls sa mère et Hubert étaient <strong>de</strong><br />
tous les voyages. Son père n'était jamais là. Il réprouvait le choix <strong>de</strong> ce sport mais, en plus, il<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
exigeait qu'elle soit <strong>la</strong> <strong>me</strong>illeure, le numéro un français et entrait dans <strong>de</strong>s colères noires à<br />
chaque mauvais résultat. Elle était terrorisée par ces furies incontrô<strong>la</strong>bles bien qu'il n'ait<br />
jamais levé <strong>la</strong> main sur elle. Elle perdait ses moyens et ratait un peu plus les compétitions<br />
malgré les conseils éc<strong>la</strong>irés <strong>de</strong> son entraîneur, Geneviève Grilet.<br />
- Tu viendras <strong>me</strong> voir, à l'entraîne<strong>me</strong>nt ?<br />
- Promis, Catherine.<br />
- Il faut que je parte, Sébastien. Ne crois pas que je m'ennuie avec toi. Au contraire ! J'ai passé<br />
un bon mo<strong>me</strong>nt. C'est plutôt rare.<br />
- Tu es <strong>la</strong> bienvenue quand tu veux.<br />
- Merci.<br />
Elle se leva d'un bond et lui vo<strong>la</strong> un baiser sur les joues en prenant congé. Suffoqué, subjugué<br />
par sa fraîcheur, Sébastien ne savait que penser d'elle. Toutefois, il ne put dissimuler une<br />
rougeur naissante sur ses pom<strong>me</strong>ttes.<br />
*<br />
* *<br />
Catherine avait tenu parole. En moins d'une semaine, il avait reçu trois comman<strong>de</strong>s d'amies<br />
ou <strong>de</strong> connaissances <strong>de</strong> <strong>la</strong> patineuse. <strong>Les</strong> tarifs s'étaient envolés. Bientôt, le fisc lui tomberait<br />
<strong>de</strong>ssus s'il continuait à avoir autant <strong>de</strong> succès. Le p<strong>la</strong>card aux mille <strong>me</strong>rveilles désemplissait<br />
peu à peu tandis que les exercices <strong>de</strong> mathématiques faisaient <strong>de</strong> moins en moins l'objet <strong>de</strong><br />
ses attentions.<br />
Face à l'engoue<strong>me</strong>nt d'admiratrices aussi fortunées que dépensières, il s'était résolu à<br />
consulter Elodie Brouillet, une couturière professionnelle, enseignante à ses heures. Muni <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>ux réalisations, d'un "book" contenant <strong>la</strong> majeure partie <strong>de</strong>s croquis <strong>de</strong> ses modèles, il<br />
s'était rendu chez le professeur avec l'intention d'y apprendre son métier. Peine perdue !<br />
Mada<strong>me</strong> Brouillet, après avoir soigneuse<strong>me</strong>nt examiné les travaux <strong>de</strong> l'adolescent et après lui<br />
avoir posé une série <strong>de</strong> questions techniques, avait déc<strong>la</strong>ré qu'il pouvait prendre aisé<strong>me</strong>nt sa<br />
p<strong>la</strong>ce. Elle lui avait conseillé <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r une S.A.R.L. pour <strong>me</strong>ner ses activités.<br />
Il avait quitté le domicile <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne complète<strong>me</strong>nt abasourdi par ses propos. Dingue !<br />
Elle lui avait indiqué <strong>de</strong> nouvelles adresses, <strong>de</strong>s clientes potentielles ! Il n'y croyait pas<br />
vrai<strong>me</strong>nt, ce<strong>la</strong> paraissait trop incroyable. C'est probable<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> raison pour <strong>la</strong>quelle mada<strong>me</strong><br />
Brouillet avait lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt insisté : elle avait compris que l'adolescent avait non seule<strong>me</strong>nt du<br />
génie, mais aussi <strong>de</strong> l'or entre les mains. Toutefois, il était très timi<strong>de</strong>, se sous-estimait et ne<br />
tenterait rien seul. Il lui fal<strong>la</strong>it un chaperon, un conseiller. Dès que Sébastien avait franchi le<br />
seuil <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison, elle avait décroché le téléphone pour passer quelques coups <strong>de</strong> fil judicieux<br />
aux ténors <strong>de</strong> <strong>la</strong> profession.<br />
*<br />
* *<br />
<strong>Les</strong> couleurs <strong>de</strong> l'automne rappe<strong>la</strong>ient davantage le tissu d'un kilt écossais que les pastels d'un<br />
arc-en-ciel affaibli. Pourtant, chênes, bouleaux et hêtres en <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s, pleurant leurs feuilles,<br />
l'inspiraient haute<strong>me</strong>nt. Cet après-midi, il avait ren<strong>de</strong>z-vous avec Catherine à <strong>la</strong> patinoire. Il
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
<strong>me</strong>ttait donc <strong>la</strong> touche finale à <strong>la</strong> robe <strong>de</strong> patineuse, y apportant un soin tout particulier, à<br />
moins qu'il n'agisse ainsi pour une bonne raison : une raison senti<strong>me</strong>ntale.<br />
"Si elle patine avec autant <strong>de</strong> grâce qu'elle est mignonne, ce<strong>la</strong> doit valoir le détour !"<br />
Certes, elle était plus jeune que lui d'une année (elle avait quatorze ans et <strong>de</strong>mi) mais ce<strong>la</strong><br />
n'avait pas d'importance. Elle était très piquante, très mignonne. Plus il pensait à elle, plus il <strong>la</strong><br />
trouvait à son goût. Il secoua <strong>la</strong> tête, exprimant <strong>la</strong> négation et dit à haute voix :<br />
- Non ! Mon vieux Sébastien, arrête tes conneries tout <strong>de</strong> suite ! Tu as pris une ga<strong>me</strong>lle avec<br />
l'aristocratie <strong>la</strong> semaine <strong>de</strong>rnière, tu ne vas pas recom<strong>me</strong>ncer ! Tu tires un trait sur les<br />
particules, ce n'est pas pour toi. En plus, mignonne com<strong>me</strong> elle est, elle a sûre<strong>me</strong>nt un petit<br />
ami. Ouais... Et puis, tu as l'air d'un boudin à côté d'elle ! <strong>Je</strong> vais aller à <strong>la</strong> patinoire, je lui<br />
donnerai ce que je lui ai promis, j'irai l'app<strong>la</strong>udir et <strong>la</strong> supporter pendant ses compétitions et<br />
ce<strong>la</strong> s'arrêtera là. Rien <strong>de</strong> plus ! <strong>Je</strong> resterai solitaire, il faut que je m'y fasse !<br />
Pourtant, l'ulti<strong>me</strong> solitu<strong>de</strong>, mourir seul, dans sa future maison, l'effrayait plus que tout au<br />
mon<strong>de</strong>.<br />
Sa solitu<strong>de</strong> n'était rien comparée à celle que ressentaient <strong>de</strong>s orphelins, <strong>de</strong>s combattants isolés<br />
au beau milieu <strong>de</strong>s lignes ennemies ou un condamné à mort, casqué, assis sur <strong>la</strong> chaise<br />
électrique. Seule<strong>me</strong>nt, il <strong>la</strong> vivait mal, <strong>la</strong> supportait mal et elle <strong>de</strong>venait encore plus cruelle. Il<br />
en arrivait à jurer, <strong>de</strong>mandant au bon Dieu quel cri<strong>me</strong> il avait bien pu com<strong>me</strong>ttre pour ne pas<br />
avoir droit, lui aussi, au bonheur <strong>de</strong>s senti<strong>me</strong>nts partagés. Il chercha dans sa mémoire, les<br />
faits justifiant une telle punition divine. Et puis, il abandonna. Dieu n'y était pour rien. Lui,<br />
Sébastien, était le seul responsable. Sa timidité ma<strong>la</strong>dive l'empêchait d'adresser <strong>la</strong> parole au<br />
sexe féminin. Son mauvais juge<strong>me</strong>nt l'a<strong>me</strong>nait à jeter son dévolu sur <strong>de</strong>s personnes<br />
impossibles à conquérir. Il ne <strong>de</strong>vait pas réitérer ses erreurs. Ne plus s'engager. Ne plus rêver.<br />
Le rêve n'était certes pas taxé mais les doses qu'il s'administrait, provoquaient <strong>de</strong>s douleurs <strong>de</strong><br />
plus en plus violentes et durables lorsqu'il était en manque. Il <strong>de</strong>vait <strong>me</strong>ttre un ter<strong>me</strong> à<br />
l'imaginaire et se résoudre à prendre racine dans <strong>la</strong> réalité, mê<strong>me</strong> si ce<strong>la</strong> ne l'enchantait guère.<br />
Il embal<strong>la</strong> <strong>la</strong> robe <strong>de</strong> patineuse dans l'une <strong>de</strong>s boîtes en carton qu'il avait achetées pour<br />
vendre ses produits <strong>de</strong> luxe. Malgré tout, il n'avait pu s'empêcher d'ajouter <strong>de</strong>s gants <strong>de</strong> soie<br />
et <strong>de</strong> tulle et d'enrubanner le tout. En présentant ses créations sous <strong>la</strong> for<strong>me</strong> d'un ca<strong>de</strong>au, il<br />
avait l'impression d'aug<strong>me</strong>nter le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong>s acheteuses.<br />
A présent, direction <strong>la</strong> patinoire !<br />
*<br />
* *<br />
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46<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Son paquet sous le bras, Sébastien avança vers <strong>la</strong> balustra<strong>de</strong> cernant <strong>la</strong> surface b<strong>la</strong>nche et<br />
polie. Quelques élèves s'entraînaient au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire avec un professeur. Des petits<br />
bouts <strong>de</strong> chou <strong>de</strong> cinq ou six ans, bondissant, sautil<strong>la</strong>nt, frémissant com<strong>me</strong> seuls les gosses en<br />
étaient capables <strong>de</strong>s heures durant. Ils étaient cantonnés dans <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
patinoire.<br />
Dans <strong>la</strong> première, Catherine évoluait lente<strong>me</strong>nt, répétant son program<strong>me</strong> libre ou imposé par<br />
séquences <strong>de</strong> gestes. Elle attendait que l'intégralité <strong>de</strong>s lieux soit libérée pour exécuter le<br />
program<strong>me</strong> complet. Une fem<strong>me</strong> brune aux cheveux grisonnants, courts et crantés, notait sa<br />
protégée. Il connaissait cette fem<strong>me</strong> âgée d'environ quarante ans : il s'agissait <strong>de</strong> Geneviève<br />
Grilet, professeur reconverti en entraîneur. Elle comptait trois ou quatre athlètes dans ses<br />
rangs. Discrète<strong>me</strong>nt, Sébastien s'instal<strong>la</strong> sur les gradins, quasi<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>rrière un pilier <strong>de</strong><br />
soutène<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> structure métallique du toit.<br />
Catherine vo<strong>la</strong>it au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Elle était aussi gracieuse qu'un cygne majestueux. Etaitce<br />
une caractéristique génétique propre aux aristocrates leur donnant ce port altier et assuré ?<br />
"Elle a fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> danse c<strong>la</strong>ssique, ce<strong>la</strong> se voit. Bon sang ! Qu'est-ce qu'elle est belle ! Vrai<strong>me</strong>nt.<br />
Ah ! Sébastien ! Arrête <strong>de</strong> fantas<strong>me</strong>r ! Elle possè<strong>de</strong> une particule <strong>de</strong> plus que toi, elle est trop<br />
belle pour toi..."<br />
Pourtant, il se dit que les juges <strong>de</strong>vaient avoir bien du mal à ne pas être subjugués par son<br />
haut niveau artistique. Geneviève lui dit <strong>de</strong> donner encore plus d'amplitu<strong>de</strong> et encore plus<br />
d'amour dans ses gestes. Plus <strong>de</strong> vitesse, aussi, dans l'exécution <strong>de</strong> pas compliqués,<br />
comportant <strong>de</strong> nombreux change<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> quart. Sébastien les trouvait originaux. <strong>Les</strong> juges<br />
nationaux et internationaux appréciaient ce genre d'originalité. La touche en plus.<br />
Quelle musique accompagnait cette danse ? Probable<strong>me</strong>nt Chopin, Bach ou Schubert dans<br />
l'une <strong>de</strong> leurs oeuvres les plus mé<strong>la</strong>ncoliques.<br />
Elle tenta un simple Axel. Il passa sans vrai<strong>me</strong>nt convaincre Geneviève. Sur son banc,<br />
Sébastien porta exacte<strong>me</strong>nt le mê<strong>me</strong> juge<strong>me</strong>nt. Opinion assuré<strong>me</strong>nt confirmée lorsqu'il<br />
assista à un double Axel à l'atterrissage plus que douteux. Si douteux que Catherine se<br />
déséquilibra, sa cabriole se désagrégea et elle se reçut lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt sur le postérieur quelques<br />
mètres plus loin. Sans se p<strong>la</strong>indre, elle se releva et reprit son é<strong>la</strong>n. Elle y mit toute sa volonté,<br />
prenant appel sur son pied droit, en avant et s'éleva pénible<strong>me</strong>nt au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce pour<br />
réussir un double Axel. Cette fois-ci, elle réussit <strong>la</strong> figure mais <strong>la</strong> réception <strong>de</strong><strong>me</strong>ura très<br />
hasar<strong>de</strong>use.<br />
- Cinq minutes <strong>de</strong> pause ! Lui dit Geneviève, l'air navré.<br />
Catherine n'avait pas encore remarqué <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> son nouveau supporter. Ce <strong>de</strong>rnier avait<br />
déterminé pourquoi <strong>la</strong> jeune fille, malgré d'indéniables qualités artistiques, végétait dans les<br />
profon<strong>de</strong>urs du c<strong>la</strong>sse<strong>me</strong>nt national : elle avait du chewing-gum à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s chevilles. Ce
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
n'était pas un problè<strong>me</strong> <strong>de</strong> détente, c'était une question <strong>de</strong> solidité <strong>de</strong>s liga<strong>me</strong>nts du pied et <strong>de</strong><br />
sa fragile articu<strong>la</strong>tion, <strong>la</strong> cheville. Elle pourrait passer <strong>de</strong>s heures à parfaire son style que ce<strong>la</strong><br />
n'y changerait pas grand-chose. L'unique solution consistait à muscler.<br />
- Sébastien ! S'exc<strong>la</strong>ma Catherine en portant ses mains sur sa poitrine. Surprise ou joie ?<br />
L'adolescent nota son geste. Mê<strong>me</strong> hors <strong>de</strong> son program<strong>me</strong>, elle conservait une attitu<strong>de</strong><br />
empreinte <strong>de</strong> grâce. Elle avait dénoué ses cheveux pour les <strong>la</strong>isser flotter libre<strong>me</strong>nt, grâce à <strong>la</strong><br />
vitesse. D'un coup <strong>de</strong> patin, elle rejoignit le bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire. Elle chaussa ses protège<br />
<strong>la</strong><strong>me</strong>s et vint à sa rencontre. Elle avait remarqué <strong>la</strong> présence du paquet ca<strong>de</strong>au et sa joie<br />
intérieure était trop intenable pour rester plus longtemps masquée.<br />
- Tu l'as achevée ?<br />
- Oui. Tiens ! Dit-il en tendant son présent.<br />
- Tu as fait un paquet ca<strong>de</strong>au... Tu es adorable !<br />
Com<strong>me</strong> le son <strong>de</strong> cette phrase résonnait agréable<strong>me</strong>nt dans ses oreilles. Pour un peu, s'il ne<br />
s'était pas longue<strong>me</strong>nt convaincu <strong>de</strong> ne pas se faire <strong>de</strong> nouvelles illusions, il aurait pété les<br />
plombs. Il disjoncterait, perdrait tout contrôle et <strong>la</strong> couvrirait <strong>de</strong> baisers tendres et affectueux.<br />
Mais, ce n'était qu'un rêve illusoire. Elle débal<strong>la</strong> fiévreuse<strong>me</strong>nt et resta sans voix en<br />
découvrant <strong>la</strong> réalisation.<br />
- Elle... est... superbe !<br />
- Vrai<strong>me</strong>nt ? Elle te p<strong>la</strong>ît ?<br />
- Oh... oui ! Murmura-t-elle tandis que son teint blêmit.<br />
Ses yeux s'embuèrent d'émotion. Elle avait <strong>la</strong> réaction qu'avait espérée Sébastien <strong>de</strong> Magali.<br />
Provoquer l'émotion par ses créations. <strong>Les</strong> <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s cou<strong>la</strong>ient vrai<strong>me</strong>nt lorsqu'elle s'aperçut que<br />
son nouvel ami avait poussé le souci du détail jusqu'à lui offrir <strong>de</strong>s gants assortis et un<br />
diadè<strong>me</strong> à fixer dans ses cheveux.<br />
- Excuse-moi... dit-elle en renif<strong>la</strong>nt.<br />
- Tu as un gros rhu<strong>me</strong> ?<br />
- Non... <strong>Les</strong> microbes ne sont pour rien dans le jaillisse<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s. Ce sont <strong>de</strong>s <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s<br />
<strong>de</strong> joie. Jamais on n'avait pris autant <strong>de</strong> soin pour moi. C'est touchant ! Avoua-t-elle en le<br />
re<strong>me</strong>rciant d'un baiser humi<strong>de</strong> sur sa joue gauche.<br />
- <strong>Je</strong> suis heureux que tu sois enchantée. Euh... il faudrait que...<br />
- Tu veux que je l'essaie ?<br />
- J'ai<strong>me</strong>rais bien.<br />
- Pour les retouches ? N'est-ce pas ? Demanda-t-elle avec un incroyable sourire coquin.<br />
Pour les retouches, évi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt. Mais il ne vou<strong>la</strong>it pas se priver du p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> l'admirer dans sa<br />
nouvelle tenue. Et elle ne tenait pas à le priver <strong>de</strong> ce qui serait un p<strong>la</strong>isir partagé.<br />
- Bien entendu !<br />
- Attends-moi, j'en ai pour une minute !<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle s'éclipsa dans les vestiaires, excitée com<strong>me</strong> une puce. Sébastien sentit une main se poser<br />
sur son épaule. Celle <strong>de</strong> Geneviève.<br />
- Bonsoir, Sébastien.<br />
- Bonsoir mada<strong>me</strong> Grilet.<br />
- On dirait que tu lui as fait un superbe ca<strong>de</strong>au !<br />
- C'est une comman<strong>de</strong>, pas un ca<strong>de</strong>au. Catherine tient absolu<strong>me</strong>nt à payer.<br />
- C'est <strong>de</strong> toute beauté. Beau travail.<br />
- Merci.<br />
- Tu patines toujours ?<br />
- De temps <strong>de</strong> temps. C'est normal. <strong>Je</strong> suis tombé <strong>de</strong>dans quand j'étais petit.<br />
- Toujours aux heures <strong>de</strong> fer<strong>me</strong>ture ?<br />
- Toujours. <strong>Je</strong> suis tranquille. J'ai <strong>la</strong> patinoire pour moi tout seul.<br />
- Qu'est-ce que tu penses du patinage <strong>de</strong> Catherine ?<br />
- C'est une fée <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Son style est proche <strong>de</strong> celui d'Oksana Baïul tout en ayant à son<br />
program<strong>me</strong>, certaines originalités que ne renierait pas Scott Hamilton.<br />
- Et les sauts ?<br />
- <strong>Les</strong> sauts ?<br />
- Oui ! Donne-moi ton avis !<br />
- Elle aurait intérêt à arrêter les spaghettis et à se <strong>me</strong>ttre aux épinards com<strong>me</strong> Popeye si elle<br />
ne veut pas connaître <strong>de</strong>s désagré<strong>me</strong>nts avec ses chevilles.<br />
- Tu as remarqué. Judicieuse<strong>me</strong>nt remarqué. Elle ne saute pas assez haut.<br />
- Eh oui ! Ah !... fit Sébastien en accompagnant d'onomatopées et <strong>de</strong> qualificatifs élogieux,<br />
l'entrée en scène <strong>de</strong> <strong>la</strong> patineuse.<br />
Alors, là, <strong>de</strong> gracieuse, elle passait carré<strong>me</strong>nt à divine, lumineuse. Pas besoin <strong>de</strong> retouches. Le<br />
tissu, les plis savam<strong>me</strong>nt exécutés, tout tombait à pic. Un ange passa <strong>de</strong>vant lui.<br />
- Tu viens patiner avec moi ? Proposa-t-elle aimable<strong>me</strong>nt.<br />
- Non. C'est impossible. <strong>Je</strong> suis nul, à côté <strong>de</strong> toi.<br />
- Mais non. Allez ! Viens !<br />
- Non, je t'en prie, n'insiste pas. <strong>Je</strong>... ne... peux pas !<br />
- Ne sois pas timi<strong>de</strong> ! Chausse <strong>de</strong>s patins et viens danser avec moi.<br />
- Non. <strong>Je</strong> suis désolé. Il faut que je parte. Mes parents m'atten<strong>de</strong>nt ! A un autre jour ! Mentitil<br />
effronté<strong>me</strong>nt en fuyant.<br />
- Eh ! Attends ! Eh bien ! Quelle mouche l'a piqué ?<br />
Impossible <strong>de</strong> le rattraper : ses patins n'avaient aucune chance face aux Adidas. Le rattraper<br />
pour lui dire quoi ? Enfin, il ne s'agissait que <strong>de</strong> patiner un peu avec elle. Un intermè<strong>de</strong>, un<br />
stratagè<strong>me</strong> pour échapper à quelques minutes d'entraîne<strong>me</strong>nt. Quelques instants pour <strong>la</strong><br />
glisse et rien d'autre. Surtout pas ces fichus Salchow, Axel, Lutz et boucles piquées qu'elle<br />
suppri<strong>me</strong>rait <strong>de</strong>s program<strong>me</strong>s afin que sa discipline recouvre enfin sa véritable i<strong>de</strong>ntité, son<br />
appel<strong>la</strong>tion d'origine : le patinage artistique. Mê<strong>me</strong> s'il patinait moins bien qu'elle, ce n'était<br />
qu'un jeu. Elle aurait eu l'occasion <strong>de</strong> le char<strong>me</strong>r en faisant ce qu'elle savait le mieux : patiner.<br />
Il lui p<strong>la</strong>isait bien, ce Sébastien. Malgré ses drôles <strong>de</strong> réactions. Elle ne pensait pas que son<br />
imprévisibilité irait jusqu'à fuir <strong>de</strong>vant une invitation.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
"Si je veux l'apprivoiser, je vais <strong>de</strong>voir apprendre à être patiente. J'ai<strong>me</strong>rais qu'il <strong>de</strong>vienne mon<br />
ami. J'en ai besoin. Et plus si affinités... Il est mignon. Mais si curieux. On dirait qu'il... n'ai<strong>me</strong><br />
pas vivre !"<br />
Geneviève paraissant connaître le collégien, lui poser quelques questions pouvait s'avérer une<br />
initiative fructueuse.<br />
- Geneviève ?<br />
- Oui ?<br />
- Vous le connaissez ?<br />
- Sébastien ? Oui. <strong>Je</strong> lui ai donné <strong>de</strong>s cours lorsqu'il était plus jeune. Jusqu'à l'âge <strong>de</strong> huit ou<br />
neuf ans.<br />
- Et après ?<br />
- Plus rien. <strong>Je</strong> ne sais pas ce qu'il a fait. Ce dont je suis sûre, c'est qu'il vient le soir, tard, à <strong>la</strong><br />
fer<strong>me</strong>ture. Il doit patiner.<br />
- Il vient le soir...<br />
- Oui.<br />
Le soir. Elle <strong>de</strong>vrait échapper à <strong>la</strong> surveil<strong>la</strong>nce parentale. Traverser <strong>la</strong> ville et se poster en<br />
embusca<strong>de</strong> dès vingt-<strong>de</strong>ux heures. Epier une bonne <strong>de</strong>mi-heure et prier pour qu'il vienne<br />
patiner. Elle désirait comprendre pourquoi il refusait <strong>de</strong> venir à ses côtés sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Et elle<br />
se battrait jusqu'à ce qu'elle obtienne gain <strong>de</strong> cause.<br />
*<br />
* *<br />
La nuit était tombée. <strong>Les</strong> stores <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre n'étaient pas abaissés : Sébastien adorait<br />
profiter <strong>de</strong>s ombres projetées par <strong>la</strong> pleine lune dans sa pièce. Zeus et Ramollo dormaient au<br />
pied du lit, sur le tapis, com<strong>me</strong> <strong>de</strong>ux bienheureux. La vie <strong>de</strong> chien. Une définition <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
félicité totale ? Quand il les voyait pioncer, ronfler (surtout Ramollo) com<strong>me</strong> <strong>de</strong>s sonneurs, il<br />
n'était pas loin <strong>de</strong> le penser.<br />
Assis dans son lit, un traversin et un oreiller calés dans son dos, il réfléchissait. Son attitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> ce soir, à <strong>la</strong> patinoire, avait dû le faire passer pour un <strong>de</strong><strong>me</strong>uré auprès <strong>de</strong> Catherine et <strong>de</strong><br />
son entraîneur. Un débile <strong>me</strong>ntal, incapable <strong>de</strong> contrôler ses pulsions, ses angoisses, voilà ce<br />
qu'il était !<br />
Quand il l'avait vue, vêtue <strong>de</strong> sa création, son sang n'avait fait qu'un tour. Il avait failli<br />
craquer, oubliant une nouvelle fois le principe majeur selon lequel un vi<strong>la</strong>in petit canard ne<br />
nageait pas dans les mê<strong>me</strong>s eaux que sa majesté le cygne. La fuite était l'unique solution. Il ne<br />
savait plus que penser si ce n'était à elle. Il aurait voulu <strong>la</strong> chasser <strong>de</strong> son esprit pour ne pas<br />
succomber à <strong>la</strong> tentation mais, à chaque fois qu'il abaissait ses paupières, le visage<br />
harmonieux <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille se <strong>de</strong>ssinait avec <strong>de</strong>s traits plus que fidèles. Son visage gracile à <strong>la</strong><br />
peau sans défaut, telle<strong>me</strong>nt étonnant à leur âge. Et ses lèvres, pleines, équilibrées <strong>de</strong> part et<br />
d'autre, com<strong>me</strong> il aurait aimé les presser avec fougue contre les siennes !<br />
Encore ces désirs incontrô<strong>la</strong>bles ! Com<strong>me</strong>nt réussirait-il à trouver le som<strong>me</strong>il dans un tel état<br />
<strong>de</strong> choc ? Le doux visage s'imposa une fois <strong>de</strong> plus dans l'obscurité, le corps agile et<br />
<strong>la</strong>ngoureux, les bras expressifs, les postures, les pas <strong>de</strong> danse... Il crut <strong>de</strong>venir fou telle<strong>me</strong>nt il<br />
pensait à elle. Il s'allongea dans le lit, espérant que <strong>la</strong> position horizontale amènerait<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
davantage <strong>de</strong> sérénité. Il se tourna sur le côté. Le som<strong>me</strong>il vint enfin. Il poussa un <strong>de</strong>rnier<br />
soupir <strong>de</strong> sou<strong>la</strong>ge<strong>me</strong>nt.<br />
*<br />
* *
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Il courait autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste <strong>de</strong>puis un bon quart d'heure. <strong>Les</strong> autres élèves <strong>de</strong> sa c<strong>la</strong>sse, malgré<br />
le ryth<strong>me</strong> assez peu soutenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> course, avaient déjà un, <strong>de</strong>ux, voire trois tours <strong>de</strong> retard. La<br />
course <strong>de</strong> fond était une affaire que Sébastien ne <strong>la</strong>issait à personne le soin <strong>de</strong> régler. Cinq<br />
mille mètres représentaient une bricole courante pour lui, davantage habitué à <strong>la</strong> distance du<br />
vingt mille mètres dans les bois, ava<strong>la</strong>nt côtes et <strong>de</strong>scentes régulière<strong>me</strong>nt. <strong>Les</strong> filles, quant à<br />
elles, disputaient un match <strong>de</strong> handball sur le terrain jouxtant le virage droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste<br />
d'athlétis<strong>me</strong>.<br />
Dès qu'il avait un instant <strong>de</strong> libre, durant ces <strong>de</strong>ux malheureuses heures <strong>de</strong> sport<br />
hebdomadaires, il fi<strong>la</strong>it du côté <strong>de</strong>s <strong>de</strong>moiselles, afin d'y admirer <strong>la</strong> suprématie <strong>de</strong> son amie<br />
Valérie. Athlétis<strong>me</strong>, gymnastique, sports d'équipe, tout lui réussissait. Mê<strong>me</strong> les <strong>la</strong>ncers <strong>de</strong><br />
disque ou <strong>de</strong> javelot n'échappaient pas à son contrôle, sa technique gestuelle parfaite<br />
compensant son faible gabarit. Mê<strong>me</strong> dans l'eau, elle était à l'aise com<strong>me</strong> un poisson. Un<br />
hors-bord. Il n'y avait guère que le patinage qui lui posait quelques problè<strong>me</strong>s d'équilibre<br />
malgré ses conseils incessants.<br />
Il bouc<strong>la</strong>it son <strong>de</strong>rnier tour, se payant le luxe d'un sprint pour améliorer son chrono et<br />
satisfaire son professeur l'attendant sur <strong>la</strong> ligne d'arrivée. A peine franchie, il poursuivit sa<br />
course en direction du p<strong>la</strong>teau où se dérou<strong>la</strong>it le match <strong>de</strong> handball. Il récupérerait là-bas.<br />
Valérie était sur le banc <strong>de</strong> touche. Une p<strong>la</strong>ce qui ne ressemb<strong>la</strong>it pas à ses habitu<strong>de</strong>s. Elle était<br />
livi<strong>de</strong>. Certes, d'ordinaire, elle n'affichait guère <strong>de</strong> couleur, sa blon<strong>de</strong>ur vénitienne<br />
s'accompagnant d'un teint pâle seule<strong>me</strong>nt égayé par <strong>de</strong>s taches <strong>de</strong> rousseur. Elle plongea sa<br />
tête dans ses mains quelques instants mais rien n'y fit. Elle n'était manifeste<strong>me</strong>nt pas dans son<br />
assiette.<br />
Sébastien s'approcha pour s'enquérir <strong>de</strong> son état <strong>de</strong> santé lorsqu'elle bondit et fi<strong>la</strong> vers les<br />
vestiaires. Il lui emboîta le pas et <strong>la</strong> retrouva dans les toilettes. Elle était en train <strong>de</strong> se vi<strong>de</strong>r<br />
au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuvette, prise <strong>de</strong> spas<strong>me</strong>s et soubresauts incontrô<strong>la</strong>bles.<br />
- Qu'est-ce qu'il t'arrive ?<br />
- <strong>Je</strong> n'en sais rien. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> sens anéantie, brisée. J'ai renvoyé tout mon repas.<br />
- <strong>Je</strong> vois bien. Qu'est-ce que tu as pris, ce matin ? Tu es peut-être victi<strong>me</strong> d'une intoxication<br />
ali<strong>me</strong>ntaire !<br />
- <strong>Je</strong>... j'ai bu du thé, j'ai mangé <strong>de</strong>ux tartines avec du miel. Rien d'autre.<br />
- Du thé, du pain, du miel. Il n'y a pas <strong>de</strong> quoi s'empoisonner. A moins que l'eau soit<br />
polluée ? Non. Nous serions tous ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s. Tout le mon<strong>de</strong> est sur le mê<strong>me</strong> réseau.<br />
- <strong>Je</strong> ne sais pas...<br />
- Tu vas mieux ?<br />
- Pas du tout... <strong>Je</strong> ne tiens pas sur <strong>me</strong>s jambes. Ai<strong>de</strong>-moi, Sébastien !<br />
Il <strong>la</strong> souleva dans ses bras et <strong>la</strong> sortit <strong>de</strong>s toilettes <strong>de</strong>vant mada<strong>me</strong> Bruant, le professeur <strong>de</strong><br />
sport. Voyant dans quel état se trouvait son élève, elle n'hésita pas. Elle se précipita sur le<br />
téléphone et composa le numéro <strong>de</strong>s pompiers.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
A côté, dans les vestiaires, Sébastien allongea Valérie sur un banc. Elle était incapable<br />
d'esquisser le moindre mouve<strong>me</strong>nt tant ce<strong>la</strong> lui semb<strong>la</strong>it être une mission insurmontable. Elle<br />
luttait pour rester consciente.<br />
- Eh bien ! Ce n’est pas <strong>la</strong> for<strong>me</strong> ! Tu ne fais pas du diabète ou un truc dans ce genre ? Un<br />
manque <strong>de</strong> sucre ou <strong>de</strong> vitamines ?<br />
La jeune fille ne répondait pas. Elle tremb<strong>la</strong>it com<strong>me</strong> une feuille. Il récupéra son blouson<br />
d'hiver ainsi que celui <strong>de</strong> Valérie et improvisa une couverture <strong>de</strong>s pieds à <strong>la</strong> gorge. <strong>Les</strong><br />
tremble<strong>me</strong>nts cessèrent au bout d'une trentaine <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s. C'était mieux. Par contre, son<br />
esprit était ailleurs : elle ne réagissait pas aux questions qu'il lui posait. Cette attitu<strong>de</strong><br />
l'inquiétait davantage. Il lui caressa le front. Sa température était élevée. Mada<strong>me</strong> Bruant<br />
n'était pas loin, guettant l'arrivée <strong>de</strong>s pompiers et gardant un oeil sur les adolescents.<br />
La sirène <strong>de</strong>s hom<strong>me</strong>s du feu perça le silence. Ils arrivaient à temps. Scrupuleuse<strong>me</strong>nt, le<br />
professeur et l'élève décrivirent les symptô<strong>me</strong>s dont ils avaient été les témoins involontaires.<br />
Le lieutenant à leur écoute grimaça à l'énoncé <strong>de</strong>s circonstances. Un rictus qui n'échappa pas<br />
à Sébastien. Malgré les propos rassurants du militaire, il se fit aussitôt un sang d'encre et pria<br />
pour qu'elle n'ait rien <strong>de</strong> grave.<br />
Lorsque <strong>la</strong> camionnette prit <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> l'hôpital, il n'avait qu'une idée en tête : <strong>la</strong> rejoindre<br />
le plus rapi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt possible.<br />
*<br />
* *<br />
Catherine s'était enhardie à solliciter une nouvelle entrevue avec Sébastien. Et com<strong>me</strong> c'était<br />
arrivé <strong>la</strong> première fois, c'était au père, Gontran Prévaud, qu'elle avait eu affaire. Il paraissait<br />
soucieux.<br />
- Bonsoir monsieur.<br />
- Bonsoir. Fini l'entraîne<strong>me</strong>nt ?<br />
- Oui ! <strong>Je</strong> suis sur les genoux. J'ai plein <strong>de</strong> bleus.<br />
- C'est le métier qui rentre !<br />
- Dure<strong>me</strong>nt. Euh... Est-ce que Sébastien est là ?<br />
- Non. Il n'est pas rentré. Une <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse est à l'hôpital et il est parti lui<br />
rendre visite.<br />
- A l'hôpital ? <strong>Je</strong> déteste cet endroit !<br />
- Et moi donc...<br />
- Vous y avez effectué un séjour ?<br />
- Assez douloureux, après un acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> voiture.<br />
- Vous étiez grave<strong>me</strong>nt atteint ?<br />
- Pas trop, non. Mais <strong>me</strong>s enfants ont eu moins <strong>de</strong> chance que moi.<br />
- Vos enfants ? <strong>Je</strong>... je ne savais pas. <strong>Je</strong> croyais que Sébastien était fils unique.<br />
- Non. Son frère, sa soeur et lui étaient <strong>de</strong>s triplés. Il ne reste que lui. Cette tragédie nous a<br />
tous marqués. Profondé<strong>me</strong>nt. Et je crois que ce<strong>la</strong> l'a affecté encore plus que le reste <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
famille.<br />
- <strong>Je</strong> comprends maintenant.<br />
- Que comprends-tu ?
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Ses réactions sont parfois... inattendues. Surprenantes, déconcertantes.<br />
- Tu l'ai<strong>me</strong>s bien ?<br />
Elle rougit jusqu'aux oreilles. Bien sûr qu'elle l'aimait, tout court. Seule<strong>me</strong>nt, <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration,<br />
elle <strong>la</strong> réservait au fils, pas au père. Elle ne souhaitait pas qu'il joue les <strong>me</strong>ssagers. Et pourtant,<br />
face à ces réactions surprenantes du fils, elle ne savait pas com<strong>me</strong>nt lui avouer ses senti<strong>me</strong>nts.<br />
C'était prématuré. Elle <strong>de</strong>vait s'immiscer dans son univers, dans sa réalité. Ensuite, à force <strong>de</strong><br />
douceur, elle parviendrait peut-être à se faire ai<strong>me</strong>r <strong>de</strong> lui. Son premier amour. Elle en rêvait<br />
jusqu'au jour où elle avait enfin rencontré un garçon pas ordinaire. Et pour être hors nor<strong>me</strong>,<br />
il était hors nor<strong>me</strong>. Elle était servie. Il était si inouï et si touchant. Son paquet ca<strong>de</strong>au. Ah !<br />
Elle avait crû fondre en <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s <strong>de</strong>vant lui. Elle en avait mal au ventre à force <strong>de</strong> retenir les<br />
sanglots. Et puis, il s'était envolé com<strong>me</strong> un lutin, disparaissant aussi vite qu'il était apparu.<br />
Un mot, une phrase avaient suffi pour obtenir le résultat inverse à celui attendu. Drôle <strong>de</strong><br />
garçon !<br />
- Oui, je l'ai<strong>me</strong> bien. Il est très doué, aussi. Vous avez vu <strong>la</strong> robe <strong>de</strong> patineuse ?<br />
- Non. J'en ai entendu parler mais je n'ai pas eu le privilège <strong>de</strong> l'admirer. D'ailleurs, il nous est<br />
stricte<strong>me</strong>nt interdit d'ouvrir <strong>la</strong> pen<strong>de</strong>rie <strong>de</strong> sa chambre. C'est là où il suspend ses créations.<br />
Personne ne les voit. Sauf son amie Valérie à qui il a consenti un droit <strong>de</strong> regard, très<br />
récem<strong>me</strong>nt. C'est elle à qui il est allé rendre visite à l'hôpital.<br />
- Ah... fit <strong>la</strong> jeune fille, sûre d'avoir une rivale dans le coeur <strong>de</strong> l'adolescent.<br />
Pas sûr... Il avait parlé d'une amie, pas d'une petite amie. L'espoir était intact.<br />
- Vous pourrez donner ceci à Sébastien ?<br />
- Qu'est-ce que c'est ?<br />
- Le chèque <strong>de</strong> règle<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe.<br />
- Oh ! Tu es sûre qu'il n'y a pas un zéro <strong>de</strong> trop. C'est cent cinquante euros, pas mille cinq<br />
cents.<br />
- Non. Le prix est le bon, bien que probable<strong>me</strong>nt en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> véritable valeur du produit.<br />
- Ce n'est pas possible ! Mille cinq cents ! Il est fou !<br />
- Il a eu <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> réaction que vous. C'est moi qui ai fixé le prix du chef d'oeuvre. Pas lui.<br />
- Ce<strong>la</strong> va <strong>la</strong>rge<strong>me</strong>nt couvrir les cours <strong>de</strong> conduite accompagnée, dans quelques mois.<br />
- Il n'a pas eu d'autres visites ?<br />
- Si ! Un vrai défilé <strong>de</strong> <strong>de</strong>moiselles ! Elles sont toutes reparties avec un ou plusieurs paquets<br />
et... oh ! Vous croyez qu'il a eu d'autres chèques ?<br />
- Vraisemb<strong>la</strong>ble<strong>me</strong>nt.<br />
- Où a-t-il pu les déposer ? A <strong>la</strong>... banque ! Tiens ! <strong>Je</strong> ferais bien <strong>de</strong> questionner sa mère. <strong>Je</strong><br />
suis sur qu'elle est <strong>de</strong> mèche.<br />
- Bon... je vous <strong>la</strong>isse. Vous lui trans<strong>me</strong>ttrez <strong>me</strong>s amitiés ?<br />
- Tu peux compter sur moi.<br />
Zeus et Ramollo s'effacèrent du pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte pour <strong>la</strong> <strong>la</strong>isser sortir. Une visite instructive. A<br />
tous points <strong>de</strong> vue. Elle en savait un peu plus sur son compte. Et ce qu'elle avait appris,<br />
confirmait ses premières impressions, à savoir : c'était un ultra sensible, un timi<strong>de</strong> renfermé et<br />
secret, un exclusif et il était fidèle en amitié. Un écorché vif et elle connaissait <strong>la</strong> raison <strong>de</strong><br />
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54<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
cette torture. Une part <strong>de</strong> lui-mê<strong>me</strong> avait disparu dans un enchevêtre<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> tôles froissées.<br />
De quoi perturber, en effet. La douceur serait <strong>la</strong> seule métho<strong>de</strong> va<strong>la</strong>ble avec lui.<br />
*<br />
* *<br />
Malgré une dose d'antibiotique propre à guérir un cheval <strong>de</strong> tous ses maux, malgré tout ce<br />
qu'il était humaine<strong>me</strong>nt possible d'injecter dans le corps, <strong>la</strong> fièvre stationnait à quarante<br />
<strong>de</strong>grés Celsius. Valérie était consciente et reposée. Enfin, Sébastien en avait l'impression. <strong>Les</strong><br />
résultats <strong>de</strong> <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> sang <strong>de</strong>vraient être connus sous peu. Il était inquiet. <strong>Les</strong> mé<strong>de</strong>cins<br />
étaient peu bavards, voire avares en renseigne<strong>me</strong>nts. Qu'en déduire ? Qu'il s'agissait d'une<br />
attitu<strong>de</strong> commune à toute <strong>la</strong> profession, à l'égard d'un public jugé trop idiot pour comprendre<br />
quelque chose à <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine ? Ou bien qu'ils réservaient déjà leur pronostic, craignant le<br />
pire ?<br />
L'hypothèse <strong>de</strong> l'intoxication ali<strong>me</strong>ntaire avait été immédiate<strong>me</strong>nt écartée. Un bruit <strong>de</strong><br />
couloir, entre les infirmières, <strong>la</strong>issait entendre que Valérie était aux prises avec une infection,<br />
un virus ou une bactérie. Restait à déterminer qu'elle était <strong>la</strong> source du mal grâce au bi<strong>la</strong>n<br />
sanguin.<br />
Sébastien avait dû résister à l'envie <strong>de</strong> discuter pour <strong>me</strong>ubler les <strong>de</strong>ux longues heures passées<br />
en compagnie <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille. Ceci afin <strong>de</strong> ne pas l'épuiser inutile<strong>me</strong>nt. Elle était sous le choc<br />
médica<strong>me</strong>nteux. Donc, dans le brouil<strong>la</strong>rd et ne pouvait répondre avec cohésion aux questions<br />
qu'il lui poserait. Il s'était contenté <strong>de</strong> s'asseoir auprès d'elle et <strong>de</strong> <strong>la</strong> prendre par <strong>la</strong> main, <strong>la</strong><br />
rassurer.<br />
<strong>Les</strong> parents Maisonnée entrèrent dans <strong>la</strong> chambre. Ils le saluèrent chaleureuse<strong>me</strong>nt, le<br />
re<strong>me</strong>rciant d'avoir veillé sur leur fille. Ils furent suivis par le mé<strong>de</strong>cin qui avait pris <strong>la</strong> direction<br />
<strong>de</strong>s opérations dès le début.<br />
- Puis-je vous voir quelques instants ? Demanda-t-il poli<strong>me</strong>nt. Vous êtes <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille ?<br />
- Oui.<br />
- Et vous, jeune hom<strong>me</strong> ?<br />
- C'est tout com<strong>me</strong>.<br />
Ils sortirent. Valérie en était à peine consciente. Le praticien ferma <strong>la</strong> porte, par discrétion. Et<br />
se mit à parler à voix basse, presque en chuchotant :<br />
- Nous avons le résultat <strong>de</strong> l'analyse.<br />
- Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'elle a ? Demandèrent en choeur les parents tandis que le<br />
couturier resta étrange<strong>me</strong>nt muet.<br />
- On a décelé un manque important d'hématies.<br />
- <strong>Les</strong> hématies ?<br />
- <strong>Les</strong> globules rouges, si vous préférez. Et les b<strong>la</strong>ncs, malgré <strong>la</strong> fièvre, sont aussi en sous<br />
nombre.<br />
- Quel virus a-t-elle attrapé ?<br />
- Ce n'est ni un virus, ni une bactérie. C'est... une for<strong>me</strong> rare <strong>de</strong>... leucémie.<br />
Le mot banni, honni, lâché en pleine figure. Le cancer du sang. Mê<strong>me</strong> si le cancer, pris à<br />
temps, était <strong>de</strong>venu curable dans <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s cas, <strong>de</strong>s organes, il faisait encore peur. Malgré
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
tout, Valérie avait <strong>la</strong> jeunesse pour elle, un tempéra<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> feu, une combativité naturelle <strong>de</strong><br />
sportive accomplie. Avec <strong>de</strong>s soins, du temps, elle s'en tirerait haut <strong>la</strong> main. Mieux qu'un<br />
défi : un combat. Et <strong>la</strong> lutte ne lui ferait pas peur, Sébastien en était sûr et certain.<br />
Monsieur et mada<strong>me</strong> Maisonnée étaient aussi <strong>de</strong> cet avis. C'était un coup dur. Très dur. Ils<br />
venaient <strong>de</strong> prendre une c<strong>la</strong>que monu<strong>me</strong>ntale. Mais <strong>la</strong> confiance en leur enfant était<br />
inébran<strong>la</strong>ble.<br />
La mère <strong>de</strong>manda quand mê<strong>me</strong> une précision, malgré sa douleur morale évi<strong>de</strong>nte :<br />
- Qu'est-ce qu'elle a <strong>de</strong> rare, sa ma<strong>la</strong>die ? Elle est peu courante ?<br />
- En effet.<br />
- Elle se soigne bien ? Il faut faire <strong>de</strong>s transfusions sanguines ?<br />
Le mé<strong>de</strong>cin parut gêné <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir répondre à cette question. Manquait-il <strong>de</strong> donneurs ? Si<br />
c'était le cas, Sébastien était prêt à s'entailler les veines et à faire don d'un ou <strong>de</strong>ux litres,<br />
mê<strong>me</strong> si ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vait entraîner sa propre mort. Elle était du groupe A+ et lui était donneur<br />
universel.<br />
- Mada<strong>me</strong>... c'est une leucémie foudroyante... <strong>Je</strong> peux <strong>me</strong> tromper. Mais...<br />
- Foudroyante ? Qu'est-ce que ce<strong>la</strong> signifie ?<br />
- Si c'est le cas que je pronostique, <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die va faire son ouvrage en <strong>de</strong>ux ou trois jours...<br />
"Leucémie foudroyante..."<br />
C'était impossible. Elle était son amie. Sa seule amie. Elle ne pouvait pas mourir. Dieu lui<br />
avait déjà pris Corentin et Mylène. Il ne pouvait pas exagérer ainsi sans qu'aucun saint, aucun<br />
esprit l'empêche <strong>de</strong> com<strong>me</strong>ttre un acte aussi criminel. Elle n'avait que quinze ans. Elle était<br />
trop jeune pour mourir. Trop gentille, trop proche <strong>de</strong> lui. C'était une injustice. Non, c'était<br />
impossible. Le mé<strong>de</strong>cin avait gagné son diplô<strong>me</strong> dans un paquet <strong>de</strong> lessive. Cette ma<strong>la</strong>die<br />
n'existait que dans son imagination. Mê<strong>me</strong> pas dans le Vidal, le dictionnaire médical. Ce<br />
grand écha<strong>la</strong>s mal bâti, terne, sans avenir dans un petit hôpital <strong>de</strong> province, se trompait sur<br />
toute <strong>la</strong> ligne. Il fal<strong>la</strong>it envoyer Valérie dans un centre hospitalier digne <strong>de</strong> ce nom où, entre<br />
les mains <strong>de</strong> véritables professionnels <strong>de</strong> <strong>la</strong> santé, elle serait soignée et guérirait en un temps<br />
record, pulvérisant les chronos com<strong>me</strong> à son habitu<strong>de</strong>, inscrivant son nom sur les tablettes<br />
<strong>de</strong>s guérisons spectacu<strong>la</strong>ires et miraculeuses. Leucémie foudroyante ! Quelle connerie ! Et<br />
pourquoi pas <strong>la</strong> myxomatose humaine ou <strong>de</strong>s engelures en été, tant qu'il y était !<br />
L'interne les abandonna à leur triste sort.<br />
- Il raconte <strong>de</strong>s idioties ! Ce<strong>la</strong> n'existe pas, cette ma<strong>la</strong>die ! En plus, les internes, ils ne<br />
connaissent pas toujours leur boulot. Tiens ! Mon oncle, il est né prématuré. Et l'interne avait<br />
dit qu'il risquait d'être aveugle, voire sourd. On a bien rigolé le jour où il a obtenu,<br />
bril<strong>la</strong>m<strong>me</strong>nt, son diplô<strong>me</strong> <strong>de</strong> pilote d'hélicoptère. Avec treize dixiè<strong>me</strong>s aux <strong>de</strong>ux yeux et une<br />
ouïe très fine. Non, n'écoutez pas ce type ! Il raconte <strong>de</strong>s âneries. Elle va guérir.<br />
Ils souriaient jaune, très jaune. Abattus mais conservant une lueur d'espoir : l'erreur <strong>de</strong><br />
diagnostic.<br />
*<br />
* *<br />
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12<br />
56<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Certaines nuits, accablés par les soucis, le temps passe trop lente<strong>me</strong>nt. <strong>Les</strong> yeux ouverts par<br />
les nerfs, on compte les minutes, parfois les secon<strong>de</strong>s. On écoute <strong>la</strong> vie nocturne <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
maison : le parquet qui craque, les poissons qui font quelques brasses dans leur bocal, le<br />
hamster grignotant quelques graines et dépensant ses calories en tournant dans sa cage, les<br />
souris qui se promènent dans les cloisons, les oiseaux faisant du raffut dans le grenier, le<br />
chien ronf<strong>la</strong>nt, le maître ronf<strong>la</strong>nt davantage, <strong>la</strong> fem<strong>me</strong> marmonnant qu'elle n'aurait jamais dû<br />
épouser un type aussi bruyant qu'un diesel <strong>de</strong> <strong>la</strong> préhistoire. La nuit est bien moins silencieuse<br />
qu'on ne le croit et si le cerveau ne déconnectait pas pendant le som<strong>me</strong>il, il serait impossible<br />
<strong>de</strong> dormir.<br />
Sébastien les avait toutes vues passer, les heures. Ou presque. Il s'était effondré, en <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s,<br />
vers quatre heures. Heureuse<strong>me</strong>nt que le week-end et les vacances <strong>de</strong> <strong>la</strong> Toussaint étaient en<br />
vue. Pour un début d'année sco<strong>la</strong>ire, il était plus épuisé qu'à l'accoutumée. Morale<strong>me</strong>nt. Il<br />
n'avait pas cessé <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fil. Tous les mé<strong>de</strong>cins <strong>de</strong> l'annuaire y étaient passés.<br />
Tous avaient confirmé l'existence <strong>de</strong> <strong>la</strong> leucémie foudroyante. Une variété rarissi<strong>me</strong>, un<br />
véritable empoisonne<strong>me</strong>nt du sang "virant" en quelques jours. Une ma<strong>la</strong>die horrible, terrible,<br />
sans <strong>la</strong> moindre chance <strong>de</strong> guérison. Pas une chance. Restait l'espoir qu'il se soit trompé.<br />
Maigre espoir. Pourtant, il ne se résolvait pas à perdre son amie. Statistique<strong>me</strong>nt, c'était<br />
impossible : il avait déjà perdu <strong>de</strong>ux êtres chers à un jeune âge, il ne pouvait pas être à<br />
nouveau victi<strong>me</strong> <strong>de</strong> cette catastrophe.<br />
Il était huit heures. Il se leva. Aller à l'hôpital le terrifiait. La peur <strong>de</strong> découvrir son amie au<br />
plus mal, souffrante, suppliant un apaise<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> sa douleur. Elle ne semb<strong>la</strong>it pas souffrir.<br />
Qu'en était-il ce matin ? Souffrait-elle ? Ce<strong>la</strong> surviendrait tôt ou tard. Tous les praticiens<br />
contactés par téléphone, l'avaient annoncé.<br />
Son passage dans <strong>la</strong> douche ne lui avait <strong>la</strong>issé aucun souvenir tant ses gestes automatiques<br />
s'apparentaient à ceux d'un robot programmé. Il erra dans <strong>la</strong> cuisine sans but précis. La<br />
cafetière s'était mise en route un quart d'heure plus tôt et distil<strong>la</strong>it une bonne o<strong>de</strong>ur. Il se<br />
servit un bol entier, sans sucre, l'ava<strong>la</strong> sans se préoccuper <strong>de</strong>s brûlures au fond du pa<strong>la</strong>is.<br />
Qu'étaient ses souffrances à côté <strong>de</strong> celles endurées par Valérie ? Rien que <strong>de</strong>s chiquenau<strong>de</strong>s<br />
impropres à toucher un enfant <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans.<br />
Il remarqua enfin sa mère, assise à <strong>la</strong> table, prenant son petit déjeuner avant d'aller à <strong>la</strong><br />
banque.<br />
- Bonjour, dit-elle.<br />
- Bonjour, répondit-il par pure politesse.<br />
- Tu ne vas pas bien, toi ! Nota-t-elle en remarquant ses traits tirés, conséquence d'une nuit<br />
sans som<strong>me</strong>il. C'est à cause <strong>de</strong> Valérie ? Elle va mieux ? Quand sort-elle <strong>de</strong> l'hôpital ?<br />
Tant <strong>de</strong> questions et une réponse unique. Rien. L'avenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille se résumait à rien, au<br />
néant. Elle sortirait <strong>de</strong> l'hôpital les pieds <strong>de</strong>vant, com<strong>me</strong> tant d'autres. Com<strong>me</strong> les autres. Il<br />
n'ad<strong>me</strong>ttait pas qu'une fille aussi exceptionnelle qu'elle, son amie, fasse com<strong>me</strong> les autres.<br />
Qu'elle gagne, bien que ce soit un prix dont on se passerait volontiers, le droit <strong>de</strong> séjourner
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
cinquante années sous terre, après paie<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> concession en espèces sonnantes et<br />
trébuchantes. Une semaine auparavant, elle déc<strong>la</strong>rait :<br />
- Si j'avais plein d'argent, j'achèterais <strong>de</strong> l'espace publicitaire pour avouer mon amour à Pascal.<br />
De l'espace publicitaire, oui. Pas <strong>de</strong> l'espace souterrain, ni un encart dans <strong>la</strong> rubrique<br />
nécrologique. Que répondre aux innocentes questions <strong>de</strong> sa mère ? Une réponse simple,<br />
courte, sans trop réfléchir. Trop réfléchir a<strong>me</strong>nait toujours <strong>de</strong>s <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s <strong>de</strong> douleur. Heureux<br />
les simples d'esprit car le royau<strong>me</strong> <strong>de</strong> Dieu... etc... Parfois, il enviait les fous. Ils vivaient<br />
pleine<strong>me</strong>nt leur incompréhension du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s faits et n'étaient pas forcé<strong>me</strong>nt malheureux.<br />
En cet instant, il aurait aimé ne pas réfléchir, ne pas comprendre, ne pas se rendre compte, ne<br />
pas pleurer. Il lâcha sa courte réponse com<strong>me</strong> le bourreau libérait le tranchant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
guillotine :<br />
- Elle va mourir.<br />
- Quoi ? !<br />
- Elle va mourir. Elle va mourir et elle ne le sait pas. Elle, si intuitive, si futée, gar<strong>de</strong><br />
l'innocence du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> qui ignore, grâce à <strong>la</strong> complicité active du mé<strong>de</strong>cin, <strong>la</strong> gravité <strong>de</strong> sa<br />
ma<strong>la</strong>die.<br />
- Qu'est-ce qu'elle a ?<br />
- Une abomination nommée leucémie foudroyante. <strong>Je</strong> n'aurai pas le temps <strong>de</strong> l'ai<strong>me</strong>r com<strong>me</strong><br />
une amie, ma douce Valérie. Dieu <strong>me</strong> <strong>la</strong> prend presque sans que je puisse <strong>la</strong> re<strong>me</strong>rcier d'avoir<br />
éc<strong>la</strong>iré les ombres <strong>de</strong> mon â<strong>me</strong> <strong>de</strong> son sourire radieux. Il <strong>me</strong> <strong>la</strong> prend com<strong>me</strong> il m'a volé mon<br />
frère et ma soeur. Et com<strong>me</strong> il n'est pas à une <strong>me</strong>squinerie près, il <strong>la</strong> fauche en pleine<br />
jeunesse, elle aussi. J'espère pour lui qu'il aura <strong>de</strong>s raisons convaincantes à <strong>me</strong> fournir le jour<br />
où je <strong>me</strong> présenterai <strong>de</strong>vant lui. Sinon, il <strong>de</strong>vra <strong>me</strong> rendre <strong>de</strong>s comptes. Et je lui ferai<br />
chère<strong>me</strong>nt payer !<br />
- Sébastien... je suis désolée... je croyais que ce n'était pas grave...<br />
- Pas grave, non. Mortel. C'est mortel. On est mortel. <strong>Je</strong> l'avais oublié. J'avais oublié que le<br />
mois d'octobre constitue dans mon calendrier personnel les trente et un jours les plus tristes<br />
<strong>de</strong> l'année.<br />
- Tu pars à l'hôpital ?<br />
- Oui. <strong>Je</strong> vais y passer <strong>la</strong> journée entière. Ne m'atten<strong>de</strong>z pas pour déjeuner, ni pour dîner. <strong>Je</strong><br />
ne rentrerai que lorsqu'elle se sera endormie... sereine<strong>me</strong>nt.<br />
- Com<strong>me</strong> tu voudras, Sébastien.<br />
Après une embrassa<strong>de</strong> plus longue que d'ordinaire, un baiser maternel <strong>de</strong>stiné à lui insuffler<br />
l'énergie nécessaire pour affronter cette nouvelle épreuve, il s'enfuit à grands coups <strong>de</strong> pédale<br />
sur son vélo tout terrain. Il sillonna <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> part en part, l'embrochant com<strong>me</strong> on<br />
embrochait son ennemi. Avec <strong>la</strong> rage au ventre.<br />
*<br />
* *<br />
Normale<strong>me</strong>nt, les visites n'étaient pas autorisées à cette heure. Cependant, rien, ni personne<br />
ne se <strong>me</strong>ttrait en travers <strong>de</strong> son chemin pour l'empêcher <strong>de</strong> voir son amie. La peur s'était<br />
installée définitive<strong>me</strong>nt dans ses intestins, dans son coeur serré com<strong>me</strong> un expresso du<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
troquet. Ces longs couloirs du bâti<strong>me</strong>nt possédaient une atmosphère hostile, un visage<br />
inhumain. Des lignes <strong>de</strong> couleur tracées sur le sol <strong>me</strong>naient à l'un <strong>de</strong>s lieux clefs <strong>de</strong><br />
l'établisse<strong>me</strong>nt. Pas besoin <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r où conduisait l'épais trait noir. A Saint-Pierre,<br />
com<strong>me</strong> l'appe<strong>la</strong>ient affectueuse<strong>me</strong>nt les <strong>me</strong>mbres du personnel soignant. Autre<strong>me</strong>nt dit, <strong>la</strong><br />
morgue. Ironie du sort, le chemin emprunté pour <strong>la</strong> rejoindre, avec l'ai<strong>de</strong> d'un pousseur, bien<br />
entendu, passait <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> chambre <strong>de</strong> Valérie.<br />
Il poussa <strong>la</strong> porte. Elle était là, allongée sur sa couche, seule. Perfusée, au goutte à goutte.<br />
Pathétique. Elle était méconnaissable.<br />
"Oh... Valérie ! Seigneur... Que faites-vous ? Ayez enfin un geste <strong>de</strong> bonté !"<br />
Elle sourit. Un bon signe.<br />
- Viens ! Dit-elle.<br />
Son état s'était amélioré. Hier soir, elle était incapable d'articuler une parole tant son<br />
épuise<strong>me</strong>nt était total. Mais son visage s'était creusé...<br />
- Ah ! Tu vas mieux ! Se força-t-il à dire.<br />
- <strong>Je</strong> ne sais pas... J'ai l'impression. <strong>Je</strong> ne suis pas sûre. J'ai passé <strong>la</strong> nuit à souffrir. J'avais mal<br />
partout, absolu<strong>me</strong>nt. Com<strong>me</strong> si j'avais couru Paris New York à pied, aller et retour. Tu<br />
imagines ? Ils ont dû m'administrer <strong>de</strong> <strong>la</strong> morphine pour <strong>me</strong> cal<strong>me</strong>r.<br />
- De <strong>la</strong> morphine ?<br />
Utilisée dans les cas extrê<strong>me</strong>s. La phase terminale.<br />
- C'est <strong>de</strong> <strong>la</strong> drogue, hein ?<br />
- J'en sais rien.<br />
- D'habitu<strong>de</strong>, on en donne aux cancéreux lorsque <strong>la</strong> souffrance est intolérable.<br />
Putain <strong>de</strong> lucidité ! On ne <strong>la</strong> lui ferait pas. Elle était trop rusée. Elle savait ou elle se doutait.<br />
Se doutait-elle <strong>de</strong> <strong>la</strong> gravité, aussi ?<br />
- Ah bon ? Tu <strong>de</strong>vais vrai<strong>me</strong>nt trop souffrir, com<strong>me</strong> eux. Maintenant, tu es tranquille. Tu<br />
n'auras plus mal.<br />
- Rien n'est moins sûr...<br />
Il préféra ne pas répondre. Pour ne pas se trahir, pour ne pas s'enfoncer et l'enfoncer dans <strong>la</strong><br />
détresse.<br />
- Tu sais, hier soir, je suis resté près <strong>de</strong> toi durant <strong>de</strong>ux heures. <strong>Je</strong> te tenais <strong>la</strong> main. <strong>Je</strong> ne l'ai<br />
pas lâchée jusqu'à ce que tes parents arrivent. J'espérais que ce<strong>la</strong> te rassurerait. Tu t'en<br />
souviens ?<br />
<strong>Les</strong> yeux <strong>de</strong> Valérie s'obscurcirent. Des <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s <strong>de</strong> tristesse, <strong>de</strong> souffrance. Dues à cette<br />
in<strong>de</strong>scriptible sensation d'avoir mis les mains dans un engrenage. Sans espoir <strong>de</strong> sortir intacte.<br />
Sans espoir du tout.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- <strong>Je</strong> ne <strong>me</strong> rappelle pas. <strong>Je</strong> n'ai plus le souvenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée passée.<br />
- Tu ne te souviens pas que j'étais près <strong>de</strong> toi au collège, dans les toilettes, quand tu as vomi ?<br />
- Non. Tu étais là, c'est l'essentiel. Tu es toujours là quand il faut, mon ami. Toujours.<br />
Jusqu'au bout, n'est-ce pas ? Ajouta-t-elle alors que <strong>de</strong> nouvelles <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s scindèrent son visage<br />
marqué en <strong>de</strong> multiples parties. Tu as a<strong>me</strong>né ton ba<strong>la</strong><strong>de</strong>ur ?<br />
- Oui. Il ne <strong>me</strong> quitte pas souvent.<br />
- Tu as une cassette <strong>de</strong> Francis La<strong>la</strong>nne ?<br />
- Oui.<br />
- Tu vois, tu te souviens toujours <strong>de</strong> ce qui <strong>me</strong> fait p<strong>la</strong>isir. Toujours. Jusqu'au bout. Tu es près<br />
<strong>de</strong> moi alors que je suis à l'orée <strong>de</strong> <strong>la</strong> sombre forêt.<br />
- Qu'est-ce que tu racontes ?<br />
- Tu le sais bien. Tu sais ce qui <strong>me</strong> ferait p<strong>la</strong>isir ?<br />
- Quoi ?<br />
- Que j'écoute Francis La<strong>la</strong>nne, que tu sois près <strong>de</strong> moi, que tu prennes <strong>me</strong>s mains dans les<br />
tiennes. <strong>Je</strong> <strong>me</strong>ttrais <strong>la</strong> musique en sourdine, je t'écouterais <strong>me</strong> parler <strong>de</strong> toi, com<strong>me</strong> une amie,<br />
com<strong>me</strong> l'amie que je serai pour l'éternité. Tu <strong>me</strong> parlerais <strong>de</strong> tout et <strong>de</strong> rien, pour passer le<br />
temps. Et le temps passerait plus gaie<strong>me</strong>nt près <strong>de</strong> toi. <strong>Je</strong> serais heureuse, je ne penserais plus<br />
à rien, plus à <strong>la</strong> douleur qui revient lente<strong>me</strong>nt, en traîtresse, s'insinuant dans mon corps sans<br />
qu'elle soit provoquée par l'effort et le dépasse<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> soi. <strong>Je</strong> ne penserais plus à ma mort<br />
prochaine...<br />
- Tu délires, Valérie ! Tu ne vas pas mourir !<br />
- J'ai une ma<strong>la</strong>die grave, Sébastien ! Incurable, mê<strong>me</strong>. <strong>Je</strong> sais que je vais mourir bientôt.<br />
- Mais non ! On vivra encore plein <strong>de</strong> bons mo<strong>me</strong>nts ensemble. Et mê<strong>me</strong> si <strong>la</strong> vie nous<br />
sépare, que tu épouses Pascal ou un autre, nous serons toujours les <strong>me</strong>illeurs amis du mon<strong>de</strong>.<br />
Mê<strong>me</strong> à mille, à dix mille kilomètres <strong>de</strong> toi, je <strong>me</strong> précipiterai dès que tu m'appelleras. <strong>Je</strong> suis<br />
ton ami pour <strong>la</strong> vie parce que tu es <strong>la</strong> plus exceptionnelle au mon<strong>de</strong>. Mê<strong>me</strong> Catherine ne<br />
parvient pas à percer ma fa<strong>me</strong>use carapace. Il n'y a que toi à qui j'ai tout confié. Toi seule.<br />
- Qui est Catherine ?<br />
- Catherine Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville, une patineuse.<br />
- Tu es tombé amoureux d'elle.<br />
- Oh... Amoureux, ce<strong>la</strong> ne sert pas à grand-chose. Elle est noble. Elle ne m'ai<strong>me</strong>ra jamais,<br />
com<strong>me</strong> Magali C'est perdu d'avance.<br />
- Non...<br />
- Non ?<br />
- Non. Elle t'ai<strong>me</strong> et <strong>de</strong>viendra ta fem<strong>me</strong>.<br />
- Ma fem<strong>me</strong> ? C'est impossible.<br />
- Ce<strong>la</strong> arrivera. C'est elle. <strong>Je</strong> suis sûre <strong>de</strong> moi. Com<strong>me</strong> je sais que je vais mourir dans tes bras.<br />
Bientôt.<br />
- Non. Tu ne mourras pas. Jamais. Tu es là, dans mon coeur. Et tant que tu y seras, tu<br />
bénéficieras <strong>de</strong> l'immortalité.<br />
- Prends <strong>me</strong>s mains, Sébastien ! Dit-elle en gémissant.<br />
Il lui donna aussitôt satisfaction. Elle était brû<strong>la</strong>nte. La fièvre, le mal étaient en train <strong>de</strong> gagner<br />
du terrain. Pouce par pouce, ils lui arrachaient son amie. Alors, il serra un peu plus les doigts<br />
contre ses pau<strong>me</strong>s, priant pour que <strong>la</strong> magie opère un transfert <strong>de</strong> force entre eux <strong>de</strong>ux. Si<br />
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60<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
seule<strong>me</strong>nt on pouvait faire <strong>de</strong>s transfusions d'énergie et <strong>de</strong> courage aussi simple<strong>me</strong>nt qu'on<br />
transfusait du sang...<br />
*<br />
* *<br />
Lente<strong>me</strong>nt mais inexorable<strong>me</strong>nt, <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die avait pris l'avantage. Sébastien n'était pas<br />
aveugle : <strong>de</strong>puis ce matin, où tout paraissait aller mieux (grâce à l'artifice <strong>de</strong>s drogues), l'état<br />
<strong>de</strong> santé <strong>de</strong> Valérie avait périclité. Il était dix-neuf heures. Valérie alternait phases <strong>de</strong> som<strong>me</strong>il<br />
ou plus précisé<strong>me</strong>nt d'inconscience, avec <strong>de</strong>s phases d'éveil où sa raison divaguait.<br />
Tout à l'heure, au prix <strong>de</strong> mille efforts, il l'avait dévêtue et l'avait habillée <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe <strong>de</strong> soirée,<br />
selon ses voeux. A peine était-elle dans l'ambu<strong>la</strong>nce, hier, qu'elle exigeait, dans un instant <strong>de</strong><br />
lucidité, qu'on lui apporte <strong>la</strong> robe à l'hôpital. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle voulu <strong>la</strong> robe ?<br />
- <strong>Je</strong> suis plus belle... qu'en pyjama, hein ? Demanda-t-elle pour <strong>la</strong> éniè<strong>me</strong> fois.<br />
- Tu es divine ! Avoua-t-il sans <strong>me</strong>ntir.<br />
Monsieur et mada<strong>me</strong> Maisonnée avaient passé <strong>la</strong> journée ici, eux aussi. Sébastien <strong>de</strong>vina, à<br />
leurs traits tirés, qu'ils avaient dû vivre une nuit effroyable, com<strong>me</strong> lui. Ils avaient constaté,<br />
eux aussi, <strong>la</strong> dégradation. L'interne avait malheureuse<strong>me</strong>nt raison. Terrible<strong>me</strong>nt raison. Elle<br />
al<strong>la</strong>it mourir. Elle vou<strong>la</strong>it partir dans ses plus beaux habits. Faire p<strong>la</strong>isir à Sébastien, une<br />
<strong>de</strong>rnière fois.<br />
Il n'avait pas cessé <strong>de</strong> lui parler, <strong>de</strong> lui rappeler leurs souvenirs communs <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> sixiè<strong>me</strong>.<br />
De leur premier film, vu en commun, B<strong>la</strong>nche Neige et les sept nains, à leur passion<br />
commune pour le sport. Tout y était passé. Sans perdre patience, il avait répété lorsque sa<br />
conscience n'adhérait plus à <strong>la</strong> réalité. Ses mains blotties au creux <strong>de</strong>s siennes. A présent, il en<br />
était sûr : le jour le plus long, ce n'était pas le 6 juin 1944, c'était aujourd'hui, le 24 octobre.<br />
<strong>Les</strong> <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s cou<strong>la</strong>ient souvent sur les joues <strong>de</strong> Valérie ; <strong>de</strong>s sanglots p<strong>la</strong>intifs étouffés par <strong>la</strong><br />
fierté qui se manifestait encore. Sébastien souffrait mille martyrs pour ne pas montrer sa<br />
propre tristesse, serrait les <strong>de</strong>nts et inventait mille prétextes pour détourner le regard lorsqu'il<br />
sentait son liqui<strong>de</strong> <strong>la</strong>crymal sourdre sous ses yeux. Il désirait rester fort pour croire une<br />
<strong>de</strong>rnière fois au miracle. Croire. Mais... si par malheur Dieu lui prenait son amie, il se jura <strong>de</strong><br />
ne jamais re<strong>me</strong>ttre les pieds dans une église.<br />
*<br />
* *<br />
<strong>Les</strong> parents <strong>de</strong> Valérie s'étaient absentés pour récupérer quelques vête<strong>me</strong>nts et affaires <strong>de</strong><br />
toilette. Ils passeraient <strong>la</strong> nuit auprès <strong>de</strong> leur fille, au cas où... Au cas où l'impensable<br />
surviendrait. Et pourtant... Le mé<strong>de</strong>cin avait aug<strong>me</strong>nté les doses <strong>de</strong> morphine. Un mauvais<br />
signe. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières heures avaient été catastrophiques. Valérie ne réagissait presque<br />
plus. Seules les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s avaient encore <strong>la</strong> force <strong>de</strong> se manifester.<br />
- Sébastien, dit-elle en chuchotant.<br />
- <strong>Je</strong> suis près <strong>de</strong> toi.<br />
- <strong>Je</strong> t'entends mais... j'ai du mal à te voir.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- C'est normal. La nuit est tombée et je n'ai <strong>la</strong>issé que <strong>la</strong> veilleuse, pour que tu ne sois pas<br />
éblouie.<br />
- Tu es gentil.<br />
- C'est <strong>la</strong> moindre <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> prendre soin <strong>de</strong> toi. <strong>Je</strong> suis ton chevalier servant pour toute<br />
<strong>la</strong> vie, ne l'oublie pas !<br />
- <strong>Je</strong> n'oublierai pas... Sébastien...<br />
- Oui ?<br />
- Serre-moi fort dans tes bras.<br />
Il hésita soudain. Où était Pascal ? Son petit ami. Il aurait dû être là ! Lui donner <strong>de</strong> l'amour.<br />
Où était-il passé ? Il avait bien dû être mis au courant. Et puis, il se souvint <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
jeune fille, ce matin : "<strong>Je</strong> vais mourir dans tes bras."<br />
Non ! Il ne pouvait en être ainsi. Pas maintenant. Il <strong>la</strong> prendrait dans ses bras et elle serait<br />
heureuse. C'était tout. Il s'exécuta et déposa un baiser sur son front. Qu'elle lui semb<strong>la</strong>it<br />
légère et lour<strong>de</strong> à <strong>la</strong> fois. Légère parce que fragile. Lour<strong>de</strong> parce que sans force. Il l'en<strong>la</strong>ça<br />
tendre<strong>me</strong>nt, caressant ses joues, sa tête, essayant <strong>de</strong> <strong>la</strong> sou<strong>la</strong>ger <strong>de</strong> sa douleur. Elle n'avait<br />
mê<strong>me</strong> pas <strong>la</strong> force <strong>de</strong> se serrer contre lui. Elle sourit. C'était l'essentiel. C'était primordial.<br />
Elle chercha ses lèvres, l'embrassa un bref instant et murmura au creux <strong>de</strong> son oreille :<br />
- Mon ami... <strong>Je</strong> veille sur toi...<br />
Elle ferma ses yeux et <strong>de</strong><strong>me</strong>ura à l'abri, contre lui. Son geste l'avait désarmé. Pourquoi ce<br />
baiser ? Voyait-elle quelqu'un d'autre à sa p<strong>la</strong>ce ? Non... elle l'avait appelé "mon ami". Pas <strong>de</strong><br />
doute. C'était un baiser d'amitié. Empli <strong>de</strong> douceur, <strong>de</strong> fraîcheur, <strong>de</strong> can<strong>de</strong>ur. Un geste naturel<br />
sans <strong>la</strong> signification évi<strong>de</strong>nte qu'on lui prêtait systématique<strong>me</strong>nt.<br />
La pression contre sa poitrine diminua. Il l'accentua inconsciem<strong>me</strong>nt, pour équilibrer les<br />
forces. La tête <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille do<strong>de</strong>lina et bascu<strong>la</strong> sur le côté. Elle s'était endormie, à<br />
nouveau. Il caressa son visage impassible. Il approcha ses doigts <strong>de</strong> sa bouche. Plus <strong>de</strong><br />
souffle... Il posa sa main sur son coeur. Il s'était tu. Elle s'en était allée dans ses bras, com<strong>me</strong><br />
elle l'avait prédit quelques heures auparavant.<br />
*<br />
* *<br />
Le jour le plus long s'était achevé sur les p<strong>la</strong>ges du paradis. Valérie n'aurait pas eu l'occasion<br />
<strong>de</strong> naviguer <strong>de</strong> nombreuses années sur l'océan <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Son voyage s'était achevé. Elle s'était<br />
échouée rapi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt. Il l'avait reposée sur les draps b<strong>la</strong>ncs. Elle ressemb<strong>la</strong>it à <strong>la</strong> belle au bois<br />
dormant, endormie, attendant que le prince charmant <strong>la</strong> réveille. Avec sa robe <strong>de</strong> princesse,<br />
on aurait dit vrai<strong>me</strong>nt l'héroïne du long métrage <strong>de</strong> Walt Disney.<br />
Seule<strong>me</strong>nt, elle ne s'était pas réveillée après le baiser. Au contraire, elle avait plongé dans le<br />
précipice d'où on ne revenait pas. Dieu l'avait prise. Il ne perdait rien pour attendre.<br />
Maintenant, oui, il pouvait libérer ses <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s. Sans détacher son regard du visage immobile,<br />
serrant toujours les mains <strong>de</strong> Valérie. Elle perdait sa température, lente<strong>me</strong>nt. Cette chaleur<br />
importante lui faisait croire qu'elle était seule<strong>me</strong>nt endormie, malgré l'absence <strong>de</strong> pouls que<br />
ses doigts cherchaient en vain. Naturelle<strong>me</strong>nt, il se faisait <strong>de</strong>s illusions. Il pressa le bouton<br />
d'appel afin d'alerter le personnel médical. Dix secon<strong>de</strong>s plus tard, une infirmière entra dans<br />
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62<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
<strong>la</strong> chambre. <strong>Les</strong> <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s silencieuses <strong>de</strong> l'adolescent lui firent comprendre que tout était fini.<br />
Cette scène mille fois vue.<br />
- Tu connais ses parents ?<br />
- Oui.<br />
- Il faut les prévenir.<br />
- Ils vont revenir dans cinq ou dix minutes.<br />
- Ils vont avoir une bien désagréable surprise... <strong>Je</strong> ne pensais pas que sa ma<strong>la</strong>die évoluerait si<br />
vite !<br />
- <strong>Je</strong> ne pensais pas qu'elle partirait si jeune.<br />
- Bien sûr... Tu es <strong>de</strong> sa famille ?<br />
- J'étais... je suis son ami, corrigea-t-il, refusant <strong>de</strong> parler d'elle au passé.<br />
- Tu veux que je te <strong>la</strong>isse tranquille ?<br />
- S'il vous p<strong>la</strong>ît, oui.<br />
L'infirmière s'éclipsa et <strong>de</strong>manda à une ai<strong>de</strong>-soignante <strong>de</strong> préparer <strong>la</strong> chambre 313 pour Saint-<br />
Pierre. La préparation, c'était <strong>la</strong> bourrer <strong>de</strong> coton dans les orifices afin d'éviter qu'elle se vi<strong>de</strong>.<br />
Sébastien <strong>de</strong><strong>me</strong>ura seul. Cette fois-ci, plus rien ne viendrait rompre sa solitu<strong>de</strong>. Plus rien ne<br />
l'autoriserait à partager ses secrets. Elle était partie pour le grand voyage, avec un billet aller<br />
simple. Il était seul. Déjà, <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> pesait lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt sur son existence. Com<strong>me</strong>nt continuer<br />
à vivre après ce<strong>la</strong> ? Pourquoi continuer ? Cette perte était plus qu'une perte : c'était une<br />
déchirure, c'était l'effondre<strong>me</strong>nt d'une montagne sur sa tête fragilisée. Valérie était un ange<br />
adorable : qu'avait-elle donc commis pour être <strong>la</strong> victi<strong>me</strong> d'une machination sanguine ?<br />
Pourquoi Magali, cette peste détestable, n'était-elle pas ici, à sa p<strong>la</strong>ce, payant un lourd tribut<br />
suite à ses dangereuses parties <strong>de</strong> jambes en l'air ? Dieu n'était pas logique. Il procédait par<br />
tirage au sort au lieu d'étudier les dossiers. Il aurait dû être renvoyé pour faute<br />
professionnelle. Il jeta un oeil à sa montre à quartz : vingt et une heures trente. Il se leva, se<br />
pencha, embrassa le front <strong>de</strong> son amie et quitta <strong>la</strong> chambre. Monsieur et mada<strong>me</strong> Maisonnée<br />
arrivèrent en courant.<br />
- Elle est...<br />
Il ne trouva pas <strong>la</strong> force <strong>de</strong> prononcer <strong>la</strong> sentence. L'horrible réalité. Valérie était déjà loin.<br />
Peut-être était-elle déjà <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> porte du paradis ? Elle irait, c'était aussi sûr que <strong>de</strong>ux et<br />
<strong>de</strong>ux font quatre. Il n'avait plus besoin <strong>de</strong> rester dans cette antichambre <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. Il longea<br />
le couloir, suivant les indications pour se rendre au <strong>de</strong>hors. L'ascenseur l'attendait. Aimable<br />
attention. Il s'enfonça et s'arrêta trois étages plus bas. <strong>Les</strong> portes chuintèrent en s'ouvrant et<br />
le libérèrent <strong>de</strong> <strong>la</strong> cabine ; il franchit <strong>la</strong> porte d'entrée et se retrouva à l'air libre. Le vent frais<br />
fouetta son visage. Il prit plusieurs bouffées d'air, oxygénant au maximum ses poumons. L'air<br />
<strong>de</strong>s hôpitaux était malsain, empli <strong>de</strong> mort. Que faire ? C'était simple : com<strong>me</strong> à son habitu<strong>de</strong>,<br />
en cas <strong>de</strong> coup dur, il irait patiner jusqu'à ce que ses jambes ne le portent plus. Jusqu'à ce qu'il<br />
frôle l'acci<strong>de</strong>nt. Epuisé, il aurait <strong>la</strong> maigre satisfaction <strong>de</strong> trouver rapi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt un som<strong>me</strong>il<br />
<strong>de</strong>structeur d'idées noires à défaut d'être réparateur. Il s'instal<strong>la</strong> sur sa selle <strong>de</strong> vélo et donna<br />
un tour <strong>de</strong> roue pour l'é<strong>la</strong>n.<br />
*<br />
* *
13<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Catherine Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville méritait parfaite<strong>me</strong>nt son nom. Elle était en embusca<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>rrière un hublot <strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire, jouant les vigies. Il n'y avait plus personne dans <strong>la</strong> patinoire<br />
mais l'éc<strong>la</strong>irage <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste était maintenu. Al<strong>la</strong>it-il se montrer ? Al<strong>la</strong>it-il enfin révéler ses dons<br />
cachés ? S'il en avait, com<strong>me</strong> elle le supposait. Mê<strong>me</strong> sans l'appui <strong>de</strong>s cours d'un professeur,<br />
s'il patinait une à <strong>de</strong>ux fois par semaine <strong>de</strong>puis l'âge <strong>de</strong> cinq ou six ans, il <strong>de</strong>vait non<br />
seule<strong>me</strong>nt tenir sur les patins mais aussi évoluer avec aisance en avant com<strong>me</strong> en arrière.<br />
Alors ? Pourquoi avait-il refusé <strong>de</strong> <strong>la</strong> satisfaire simple<strong>me</strong>nt en esquissant quelques pas givrés ?<br />
Tout à coup, un patineur bondit sur <strong>la</strong> piste.<br />
- C'est lui ! S'exc<strong>la</strong>ma-t-elle.<br />
Puis, elle se tapit dans l'ombre pour ne plus <strong>la</strong>isser que son museau dépasser du rebord<br />
bétonné. Il était aussi à l'ai<strong>de</strong> sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce que sur <strong>la</strong> terre fer<strong>me</strong>, à première vue. Il prit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
vitesse. Beaucoup <strong>de</strong> vitesse. Il possédait un coup <strong>de</strong> patin incisif, nerveux sans être saccadé.<br />
Jusqu'à présent, il faisait un patineur honorable, sans reproche. Pourquoi avait-il...<br />
Il sauta une première fois, puis une secon<strong>de</strong>, tourbillonnant à chaque bond.<br />
Catherine se frotta les yeux, croyant être l'objet d'un mirage. Un triple Axel (trois tours et<br />
<strong>de</strong>mi en partant <strong>de</strong> l'avant) suivi d'un triple Lutz. Chaque atterrissage s'était déroulé<br />
idéale<strong>me</strong>nt, le pied touchant le sol avec une assurance peu commune, le mê<strong>me</strong> type<br />
d'assurance dont s'affub<strong>la</strong>ient les Italiens en matière <strong>de</strong> drague. Rotation parfaite, réception<br />
parfaite. Tout ce qui lui faisait défaut. Dire qu'elle peinait sur les doubles Axel et que ce<br />
couturier aux doigts <strong>de</strong> fée possédait aussi <strong>de</strong>s pieds d'or. Vrai<strong>me</strong>nt surprenant, ce garçon !<br />
Quelle vitesse d'exécution ! Mieux, il avait une détente <strong>de</strong> sauteur en hauteur. Une détente<br />
verticale proche du mètre. Suffisante pour tenter et réussir <strong>de</strong>s sauts audacieux, <strong>de</strong>s<br />
combinaisons délirantes.<br />
Il remit ça ! Une quadruple boucle piquée, suivie d'un autre triple Lutz. Il reprit un peu d'é<strong>la</strong>n<br />
et v<strong>la</strong>n ! Un triple Salchow et une pirouette Bielmann. Et il repartit. Combien durait donc son<br />
program<strong>me</strong> libre et personnel ? A ce ryth<strong>me</strong>-là, il ne tiendrait pas plus <strong>de</strong> cinq minutes. Il<br />
enchaînait sauts sur sauts, combinaisons sur combinaisons. Son patinage n'avait absolu<strong>me</strong>nt<br />
rien d'artistique. Il était exclusive<strong>me</strong>nt basé sur <strong>de</strong>s cabrioles. Il <strong>la</strong> gratifia, sans le savoir, d'un<br />
saut périlleux avant avec une vrille et d'un double arrière faisant suite à <strong>de</strong>ux simples. Cet<br />
adolescent réalisait tout bonne<strong>me</strong>nt ce qu'aucun amateur ou professionnel n'oserait rêver.<br />
*<br />
* *<br />
Elle avait eu droit à <strong>la</strong> totale. La panoplie complète du parfait patineur. Mê<strong>me</strong> un quadruple<br />
Axel (quatre tours et <strong>de</strong>mi). Incroyable ! Ce n'était pas un patineur, c'était un ressort réincarné<br />
en grenouille ! Et <strong>la</strong> séréna<strong>de</strong> silencieuse avait duré près d'une heure. Ensuite, il était parti sur<br />
son vélo à l'allure d'une fusée.<br />
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64<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Alors là, elle n'avait vrai<strong>me</strong>nt rien compris. Son refus <strong>de</strong> patiner avec elle était illogique : il<br />
pourrait lui apprendre autant qu'un entraîneur ! Souffrait-il <strong>de</strong> timidité à ce point qu'il était<br />
totale<strong>me</strong>nt paralysé face à elle, particulière<strong>me</strong>nt lorsqu'elle prenait l'initiative pour eux <strong>de</strong>ux ?<br />
Un détail <strong>la</strong> choquait : tout au long <strong>de</strong> cette heure solitaire, il n'avait pas cessé <strong>de</strong> frôler <strong>la</strong><br />
balustra<strong>de</strong>, stoppant à l'ulti<strong>me</strong> instant à <strong>de</strong> nombreuses reprises. Il avait patiné<br />
dangereuse<strong>me</strong>nt. C'était stupi<strong>de</strong> ! A quoi ce<strong>la</strong> rimait-il ? A <strong>la</strong> fin, il s'était effondré sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
et était resté <strong>de</strong> longues minutes, à genoux, prostré. Il semb<strong>la</strong>it pleurer. La solitu<strong>de</strong> le<br />
rongeait. Elle désirait être le remè<strong>de</strong> à cette ma<strong>la</strong>die.<br />
Quand elle songeait à ce qu'il avait réalisé, elle était convaincue qu'il ferait un formidable<br />
champion. Il suffirait qu'il travaille le côté artistique et il régnerait sur le patinage mondial<br />
durant une bonne décennie. Si elle avait sa technique, s'il gagnait <strong>la</strong> grâce, ils for<strong>me</strong>raient un<br />
couple fantastique. Elle était sûre qu'à son contact, il s'améliorerait. Patiner en couple, avec<br />
lui, être unis à <strong>la</strong> ville et à <strong>la</strong> scène. En couple. Il faudrait que Geneviève se ren<strong>de</strong> compte <strong>de</strong><br />
ses im<strong>me</strong>nses aptitu<strong>de</strong>s.<br />
"Sébastien..." pensa-t-elle en souriant. Plus elle prononçait son prénom, plus il était doux à<br />
son coeur.<br />
La lumière était encore allumée dans <strong>la</strong> <strong>de</strong><strong>me</strong>ure familiale située à trois cents mètres <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
patinoire. Ses parents l'attendaient <strong>de</strong> pied fer<strong>me</strong>, à coup sûr. Elle éprouverait les pires<br />
difficultés à justifier un retard d'une heure. Elle introduisit sa clef dans <strong>la</strong> serrure mais <strong>la</strong> porte<br />
d'entrée s'effaça avant qu'elle ait eu le temps <strong>de</strong> faire cliqueter les élé<strong>me</strong>nts du barillet. C'était<br />
sa mère.<br />
- Viens ! Entre vite ! Ne fais pas <strong>de</strong> bruit ! Chuchota Elisabeth, <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Catherine.<br />
- Papa ne dort pas ?<br />
- <strong>Je</strong> ne crois pas...<br />
- Il est en colère ?<br />
- Il est <strong>de</strong> mauvaise hu<strong>me</strong>ur, com<strong>me</strong> souvent ! Où étais-tu passée ?<br />
- <strong>Je</strong> suis restée à <strong>la</strong> patinoire. Enfin... <strong>Je</strong> guettais un garçon qui vient patiner le soir, après <strong>la</strong><br />
fer<strong>me</strong>ture.<br />
- Un garçon ?<br />
- Oui... Il est super ! Technique<strong>me</strong>nt, il est dix fois <strong>me</strong>illeur que je ne le serai dans toute ma<br />
vie ! Tu verrais ce qu'il fait, c'est incroyable ! Et puis, il est couturier. De <strong>la</strong> haute couture.<br />
C'est lui qui a réalisé ma nouvelle tenue.<br />
- C'est donc le fa<strong>me</strong>ux Sébastien ?<br />
- C'est lui. Oh... maman ! J'ai<strong>me</strong>rais tant patiner avec lui.<br />
- Avec lui ? En couple ?<br />
- Oh... oui !<br />
- Il n'en est pas question ! Hur<strong>la</strong> une voix masculine dans son dos.<br />
Le père avait parlé. Le père avait ordonné et tranché. Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville<br />
possédait <strong>de</strong> nombreuses qualités malheureuse<strong>me</strong>nt entachées par quelques défauts majeurs :<br />
il était têtu et borné. Jusqu'au boutiste convaincu, il assumait toujours ses choix, ses décisions.<br />
Et il entendait que sa fille fasse <strong>de</strong> mê<strong>me</strong>.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Tu patines en solo et ce<strong>la</strong> sera ainsi et pas autre<strong>me</strong>nt. <strong>Les</strong> couples, c'est pour ceux qui n'ont<br />
pas réussi en solo. Travaille donc davantage tes sauts et réussis. Sinon, à dix huit ans, tu iras<br />
bosser dans les châteaux du Bor<strong>de</strong><strong>la</strong>is, tu iras vendanger, ce<strong>la</strong> te fera amère<strong>me</strong>nt regretter <strong>de</strong><br />
ne pas t'être assez sorti les tripes pendant tes entraîne<strong>me</strong>nts. <strong>Je</strong> te conseille forte<strong>me</strong>nt<br />
d'oublier tes idées <strong>de</strong> patinage en couple. Et <strong>la</strong> prochaine fois, tu rentres à l'heure, aussi. <strong>Je</strong> ne<br />
veux pas te savoir dans les rues à onze heures du soir. Compris ?<br />
- Oui, papa. Est-ce que ce<strong>la</strong> signifie que tu m'interdis <strong>de</strong> tomber amoureuse <strong>de</strong> qui je veux,<br />
que tu m'as déjà promise à un riche parti d'au moins soixante ans et qu'il va <strong>me</strong> falloir entrer<br />
au couvent et prendre le voile en attendant ? Répliqua-t-elle avec insolence.<br />
- File au lit ! Et que je ne t'enten<strong>de</strong> plus !<br />
- Oui mon papa adoré ! Insista-t-elle en <strong>la</strong>issant traîner sa voix sur le "adoré", sachant<br />
parfaite<strong>me</strong>nt qu'il avait horreur <strong>de</strong> ce<strong>la</strong>.<br />
Il était capable <strong>de</strong> <strong>me</strong>ttre sa <strong>me</strong>nace à exécution. Elle ne disposait plus que <strong>de</strong> trois années<br />
avant que l'irréparable ne survienne. Son père était du genre à tenir ses pro<strong>me</strong>sses, mê<strong>me</strong> les<br />
plus imbéciles.<br />
- Ma chérie, ton père vient <strong>de</strong> <strong>me</strong>ttre fin à tes rêves.<br />
- Pour ça, il est doué...<br />
- Ne le blâ<strong>me</strong> pas. Il veut que tu réussisses.<br />
- Et que je gaspille ma jeunesse pendant que les jeunes <strong>de</strong> mon âge s'amusent, vont à <strong>de</strong>s<br />
boums. Moi, je reste dans mon petit mon<strong>de</strong>, je ne goûte pas à <strong>la</strong> vie, je suis si frustrée et si<br />
gauche que j'effraie mê<strong>me</strong> les garçons.<br />
- Mê<strong>me</strong> Sébastien ?<br />
- Surtout Sébastien. Il est encore plus complexé que moi. C'est dire ! <strong>Je</strong> n'ai jamais vu<br />
quelqu'un perdre ses moyens com<strong>me</strong> lui. Il a eu peur <strong>de</strong> patiner avec moi. Pourtant, qu'est-ce<br />
que j'en ai envie !<br />
- Pas lui ?<br />
- Peut-être ou peut-être pas. <strong>Je</strong> n'en sais rien.<br />
- Deman<strong>de</strong> à Geneviève d'intercé<strong>de</strong>r en ta faveur. Il finira bien par l'écouter.<br />
- J'espère.<br />
- Tu es amoureuse <strong>de</strong> lui ?<br />
- Complète<strong>me</strong>nt. Le pire, c'est que si j'arrive à lui avouer, il est encore capable <strong>de</strong> s'enfuir,<br />
com<strong>me</strong> l'autre jour. Com<strong>me</strong>nt lui dire ? <strong>Je</strong> ne vais tout <strong>de</strong> mê<strong>me</strong> pas charger mada<strong>me</strong> Grilet<br />
<strong>de</strong> faire <strong>la</strong> commission !<br />
- Si tu n'y parviens pas, il faudra prendre conseil auprès d'un spécialiste ! Suggéra sa mère.<br />
Un spécialiste ?<br />
- Tonton Hubert ! S’exc<strong>la</strong>mèrent <strong>la</strong> mère et <strong>la</strong> fille en mê<strong>me</strong> temps.<br />
Le spécialiste <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong> coeur, le frère d'Elisabeth se transfor<strong>me</strong>rait en <strong>me</strong>ssager rempli<br />
<strong>de</strong> tact en un clin d'oeil. Il saurait trouver les mots justes. De sept à soixante dix-sept ans, rien<br />
ne lui faisait peur. Il savait discourir <strong>de</strong>vant chaque public. L'ambassa<strong>de</strong>ur idéal. C'était<br />
décidé, elle sou<strong>me</strong>ttrait son problè<strong>me</strong> à tonton Saint Parfum <strong>de</strong> <strong>la</strong> Dentellière dès lundi. En<br />
attendant, elle rêverait <strong>de</strong> boucles sans fin, exécutées à <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> l'éc<strong>la</strong>ir dans les airs.<br />
65
- Bonne nuit, ma chérie !<br />
- Bonne nuit, maman.<br />
- Fais <strong>de</strong> beaux rêves...<br />
66<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Oh oui ! Ils seraient <strong>me</strong>rveilleux. En noir sur fond b<strong>la</strong>nc, mieux qu'Isabelle et Paul<br />
Duchesnay. Il <strong>la</strong> porterait à bout <strong>de</strong> bras. Ils patineraient en couple, pour le p<strong>la</strong>isir. Et ils<br />
gagneraient ensemble. Avant ce<strong>la</strong>, il faudrait qu'il avoue le secret <strong>de</strong> sa puissante détente.<br />
Mê<strong>me</strong> si pour l'obtenir, elle <strong>de</strong>vait débourser toute sa fortune et acheter toute sa haute<br />
couture.<br />
*<br />
* *<br />
La bicoque <strong>de</strong> tonton Hubert n'était rien moins qu'un loft <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents mètres carrés qu'il<br />
nommait affectueuse<strong>me</strong>nt sa "garçonnière" lorsqu'il jouait les ga<strong>la</strong>nts, le "repaire" lorsqu'il<br />
invitait sans compter les beautés courant <strong>la</strong> région. L'im<strong>me</strong>nse apparte<strong>me</strong>nt était parfaite<strong>me</strong>nt<br />
isolé et c'était tant mieux étant donné le nombre mirifique <strong>de</strong> fêtes qui s'y donnaient.<br />
Catherine enfonça le bouton <strong>de</strong> <strong>la</strong> sonnette tandis qu'à l'intérieur, un gong tibétain retentit.<br />
En matière d'exotis<strong>me</strong>, Hubert se posait là en champion. La porte s'entrebâil<strong>la</strong>.<br />
- Catherine ?<br />
- Bonjour tonton !<br />
- Quelle surprise !<br />
Une voix <strong>de</strong> fem<strong>me</strong> <strong>de</strong>manda qui était à l'entrée et une silhouette avantageuse se découpa<br />
<strong>de</strong>rrière lui.<br />
- C'est ma nièce ! Entre ! Tu connais Corinne <strong>de</strong> Saint-Genis ?<br />
- Oui, bien sûr ! Bonjour !<br />
- Bonjour.<br />
- <strong>Je</strong> ne te dérange pas, tonton ?<br />
- Pas du tout ! Nous prenions notre petit déjeuner. Une petite tartine avec nous ?<br />
- Non, <strong>me</strong>rci.<br />
- Viens ! Ne reste pas sur le pallier. Visite un peu ! J'ai refait pratique<strong>me</strong>nt tout l'apparte<strong>me</strong>nt.<br />
En effet. Le vieil atelier, ainsi qu'on lui avait décrit, s'était mué en écrin b<strong>la</strong>nc immaculé. La<br />
pièce principale, d'une surface <strong>de</strong> soixante mètres carrés, était b<strong>la</strong>nche du sol au p<strong>la</strong>fond.<br />
Tout était <strong>me</strong>ublé avec goût, en rotin <strong>de</strong> qualité. <strong>Les</strong> murs se paraient <strong>de</strong> lithographies <strong>de</strong>s<br />
<strong>me</strong>illeurs artistes. Mais, le plus extraordinaire, ici, c'étaient les p<strong>la</strong>ntes, les fleurs. Il y en avait<br />
partout, <strong>de</strong> toutes les couleurs, dans <strong>de</strong>s pots, <strong>de</strong>s vases ou <strong>de</strong>s bacs aménagés, prévus dans<br />
l'apparte<strong>me</strong>nt. <strong>Les</strong> bacs à fleurs faisaient office <strong>de</strong> séparateurs naturels <strong>de</strong>s différents angles<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce. Tonton Hubert était un jardinier averti, un dingue <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, d'ailleurs au sens<br />
propre com<strong>me</strong> au sens figuré. Son petit royau<strong>me</strong> aurait rendu dingue un régi<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> chats ne<br />
sachant plus où donner <strong>de</strong> <strong>la</strong> griffe pour gratter <strong>la</strong> terre. Et, fleur entre les fleurs, il y avait<br />
Corinne <strong>de</strong> Saint-Genis. La baronne. Pas étonnant qu'Hubert ait réussi à l'accrocher à son<br />
tableau <strong>de</strong> chasse, elle adorait les hom<strong>me</strong>s sortant <strong>de</strong> l'ordinaire. Pas étonnant qu'ils se soient<br />
rencontrés car Corinne était l'homologue féminin <strong>de</strong> ce coureur <strong>de</strong> jupons qu'était Hubert
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Saint Parfum <strong>de</strong> <strong>la</strong> Dentellière. Elle affichait ostensible<strong>me</strong>nt un somptueux décolleté sous une<br />
non moins splendi<strong>de</strong> guêpière à peine masquée par sa robe <strong>de</strong> chambre. Tout ce qu'il fal<strong>la</strong>it<br />
pour que tonton soit aux anges.<br />
- Alors ?<br />
- C'est magnifique. Ton apparte<strong>me</strong>nt est génial. Com<strong>me</strong>nt dis-tu déjà ? La garçonnière ou le<br />
repaire ?<br />
- Mon repaire !<br />
C'était un co<strong>de</strong> connu d'eux <strong>de</strong>ux. Garçonnière signifiait qu'il comptait revoir <strong>la</strong> <strong>de</strong>moiselle<br />
parce qu'il y avait un peu <strong>de</strong> senti<strong>me</strong>nt. Repaire supposait l'absence <strong>de</strong> suite à l'histoire. Le<br />
repaire : évi<strong>de</strong>nt quand on connaissait le tempéra<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Saint-Genis.<br />
- Qu'est-ce qui t'amène, ma chérie ?<br />
- Un problè<strong>me</strong>... senti<strong>me</strong>ntal.<br />
- Ah ? En général, c'est dans <strong>me</strong>s cor<strong>de</strong>s. Expose-moi les données !<br />
- <strong>Je</strong> suis amoureuse d'un garçon. Sébastien.<br />
- Tiens ! Tiens ! Le couturier du beau mon<strong>de</strong>, n'est-ce pas ?<br />
- Oui.<br />
- Un couturier <strong>de</strong> haute couture ? Intervint Corinne.<br />
- Oui.<br />
- Une amie m'en a parlé. Il parait qu'il est véritable<strong>me</strong>nt surdoué. Elle m'a dit qu'il avait <strong>de</strong>s<br />
doigts <strong>de</strong> fée. Le plus incroyable, c'est qu'il prend les <strong>me</strong>nsurations avec un simple coup d'oeil<br />
au lieu d'un mètre.<br />
- Normal ! Certaines personnes affichent un tour <strong>de</strong> poitrine nécessitant plus qu'un simple<br />
mètre...<br />
- Cher ami, je crois <strong>me</strong> souvenir que vous appréciez les ron<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> ce genre, non ?<br />
- Exact ! Revenons à nos moutons. Tu es amoureuse mais pas lui. C'est ça ?<br />
- Pas vrai<strong>me</strong>nt. <strong>Je</strong> ne le sais pas. <strong>Je</strong> ne pourrai jamais lui déc<strong>la</strong>rer ma f<strong>la</strong>m<strong>me</strong> avant d'être sûre.<br />
De plus, il est extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt timi<strong>de</strong>. Bien plus que je ne le suis ! Tu sais, il est génial. Il patine<br />
com<strong>me</strong> un dieu. Si tu avais vu ce que je l'ai vu accomplir, tu te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rais, com<strong>me</strong> moi, s'il<br />
ne vient pas d'une autre p<strong>la</strong>nète !<br />
- Des mouve<strong>me</strong>nts inédits, <strong>de</strong>s pas originaux ?<br />
- Pas du tout. L'artistique, il ne connaît pas sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Seule<strong>me</strong>nt à travers l'étoffe. Non. Des<br />
triples, <strong>de</strong>s quadruples boucles, <strong>de</strong>s sauts périlleux pendant une heure. A un ryth<strong>me</strong> effréné.<br />
- <strong>Je</strong> parie que tu as envie <strong>de</strong> patiner avec lui, hein ?<br />
- Oui.<br />
- Et ton père ? Qu'est-ce qu'il en pense ?<br />
- D'après toi ?<br />
- Opposition nette et franche.<br />
- Gagné.<br />
- Ta mère te soutient mais se sou<strong>me</strong>ttra aux décisions <strong>de</strong> mon cher beau-frère. <strong>Je</strong> vois le<br />
tableau ! Ainsi, tu es venue requérir <strong>me</strong>s lumières pour apprivoiser cet oiseau-là !<br />
- Oui.<br />
- Com<strong>me</strong>nce par lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> patiner avec toi, pour s'amuser.<br />
- C'est ce que j'ai fait.<br />
- Et ?<br />
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68<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Il s'est enfui. <strong>Je</strong> l'ai effrayé par cette seule <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />
- <strong>Je</strong> vois ! Là, c'est un cas très grave. Il n'y en avait qu'un com<strong>me</strong> ce<strong>la</strong> et tu as mis le grappin<br />
<strong>de</strong>ssus. Bon. Avec monsieur Timi<strong>de</strong>, il va falloir procé<strong>de</strong>r par touches légères et successives.<br />
Par allusions. Le préparer avec soin. C'est un dur à cuire. Et pour les cuisiner, les durs à cuire,<br />
il n'y a qu'une métho<strong>de</strong> pour qu'ils soient savoureux : les faire mijoter. Tu ne sais pas<br />
com<strong>me</strong>nt lui déc<strong>la</strong>rer ta f<strong>la</strong>m<strong>me</strong> ? Parfait ! Tu vas le faire travailler à ta p<strong>la</strong>ce. Le but <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
manoeuvre consiste à lui faire faire tous les pas. Un à un. En s'accordant le droit d'avoir<br />
recours à quelques stratagè<strong>me</strong>s sirupeux <strong>de</strong>stinés à le retenir et à employer quelques<br />
complices pour ce faire. D'abord, <strong>la</strong> première chose que tu dois faire, c'est ba<strong>la</strong>yer tous les<br />
garçons qui gravitent autour <strong>de</strong> toi et qui auraient <strong>de</strong>s vues c<strong>la</strong>ire<strong>me</strong>nt manifestées.<br />
- De quelle manière ?<br />
- De façon rustre si Sébastien n'est pas là, les dragueurs impénitents sachant parfaite<strong>me</strong>nt<br />
qu'ils doivent composer avec un certain taux <strong>de</strong> rejet. De manière fer<strong>me</strong> mais élégante si<br />
l'opportun agit <strong>de</strong>vant ton convoité. Il faut le ménager, le <strong>me</strong>ttre en confiance. Le Timi<strong>de</strong><br />
déteste voir <strong>la</strong> concurrence car il considère immédiate<strong>me</strong>nt qu'il n'a aucune chance <strong>de</strong><br />
réussite. Donc, on com<strong>me</strong>nce par le grand ménage <strong>de</strong> printemps. Ensuite, les allusions<br />
significatives. Evite autant que possible <strong>de</strong> les faire <strong>de</strong>vant témoins étrangers à son milieu. Le<br />
timi<strong>de</strong> ne rêve que d'une chose : être seul avec toi, dans un lieu romantique. Seuls au mon<strong>de</strong>,<br />
c'est sa <strong>de</strong>vise. Ne n'oublie pas. Tout en douceur.<br />
- Espérons que ça marchera.<br />
- C'est une histoire <strong>de</strong> longue haleine où seule <strong>la</strong> patience doit dominer les autres senti<strong>me</strong>nts.<br />
- Merci pour tes précieux conseils. Il faut que je file en c<strong>la</strong>sse !<br />
- Une <strong>de</strong>rnière question : a-t-il déjà une petite amie ?<br />
- Non. J'ai eu confirmation par son père. Il a une amie, plus qu'une copine, une confi<strong>de</strong>nte<br />
avec qui il passe <strong>la</strong> majeure partie <strong>de</strong> son temps. Une certaine Valérie Maisonnée.<br />
- Com<strong>me</strong>nt dis-tu ? Valérie Maisonnée ? J'ai un affreux pressenti<strong>me</strong>nt...<br />
Il s'empara d'un journal posé sur <strong>la</strong> table. Il le feuilleta à vive allure. Il stoppa et lut :<br />
- Monsieur et mada<strong>me</strong> Maisonnée ont <strong>la</strong> douleur et le regret <strong>de</strong> vous faire part <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong><br />
leur fille, Valérie, foudroyée par <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die, à l'âge <strong>de</strong> quinze ans. L'enterre<strong>me</strong>nt aura lieu<br />
<strong>me</strong>rcredi 28 octobre, à 16 heures, au ci<strong>me</strong>tière Saint Charles. C'est elle ?<br />
- Mon Dieu ! Sébastien était allé <strong>la</strong> voir à l'hôpital. Elle avait fait un ma<strong>la</strong>ise à l'école.<br />
- Il vient <strong>de</strong> perdre sa <strong>me</strong>illeure amie.<br />
- Il avait déjà perdu son frère et sa soeur, il y a quelques années, dans un acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> voiture.<br />
Il est le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s triplés.<br />
- C'est le mo<strong>me</strong>nt ou jamais <strong>de</strong> faire ton entrée, <strong>de</strong> le soutenir. Il faut tenter le coup <strong>de</strong> poker.<br />
Si ce<strong>la</strong> ne fonctionne pas, tu retenteras ta chance plus tard. Il a perdu sa seule confi<strong>de</strong>nte. Il<br />
va en chercher une autre. Une seule. Le timi<strong>de</strong> est exclusif, il s'épanche rare<strong>me</strong>nt. A toi <strong>de</strong><br />
jouer ! Assiste à <strong>la</strong> cérémonie, avec discrétion. Attends qu'il vienne te parler. Ce<strong>la</strong> marchera !<br />
Tonton Hubert n'était jamais à court d'idées. Il était vrai que sociale<strong>me</strong>nt, courir les mariages<br />
et les enterre<strong>me</strong>nts, confortait l'intégration. Il en était un vivant exemple. Il ne lui restait qu'à<br />
attendre <strong>me</strong>rcredi. Pour l'ai<strong>de</strong>r, le char<strong>me</strong>r et l'ai<strong>me</strong>r...<br />
*<br />
* *
14<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Sébastien se morfondait au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse. Monsieur Fra<strong>de</strong>t ne lui avait pas fait l'injure <strong>de</strong><br />
com<strong>me</strong>nter sa copie, ses idées <strong>de</strong>vant les autres élèves. En effet, habituelle<strong>me</strong>nt, le professeur<br />
<strong>de</strong> français se livrait à ce jeu avec les <strong>me</strong>illeurs d'entre eux. La note <strong>de</strong> 19 sur 20 obtenue par<br />
Sébastien sur le sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> va<strong>la</strong>it cet honneur. Seule<strong>me</strong>nt, avec <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce restée vi<strong>de</strong> à <strong>la</strong><br />
droite <strong>de</strong> l'adolescent, il convenait <strong>de</strong> ne pas com<strong>me</strong>nter le brû<strong>la</strong>nt sujet. L'enseignant s'était<br />
donc contenté <strong>de</strong> poser les copies sans le moindre com<strong>me</strong>ntaire. Sébastien en avait reçu<br />
<strong>de</strong>ux : <strong>la</strong> sienne et celle <strong>de</strong> sa défunte amie, très bien notée par ailleurs.<br />
Il avait dévoré ces ulti<strong>me</strong>s mots. Et avait bien du mal à cacher ses <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s car <strong>la</strong> copie débutait<br />
ainsi :<br />
"La solitu<strong>de</strong> porte un nom et a un visage. Elle se nom<strong>me</strong> Sébastien Prévaud. Lui, com<strong>me</strong> <strong>de</strong>s<br />
milliers d'autres personnes, sait que <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> n'est pas seule<strong>me</strong>nt physique mais avant tout<br />
<strong>me</strong>ntale. La solitu<strong>de</strong> est une perception <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité variant d'un individu à l'autre."<br />
Elle par<strong>la</strong>it aussi <strong>de</strong> <strong>la</strong> timidité, <strong>de</strong> <strong>la</strong> différence qui étaient <strong>de</strong>s facteurs d'isole<strong>me</strong>nt. Elle était<br />
si touchante. Elle par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> remè<strong>de</strong>s à <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>, quand le solitaire désirait s'échapper <strong>de</strong> sa<br />
prison.<br />
Il sortit son portefeuille <strong>de</strong> son blouson. Il y avait <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> photos d'eux <strong>de</strong>ux,<br />
indissociables, unis. Il connaissait chaque trait <strong>de</strong> son visage, chaque parcelle. Il plongea <strong>la</strong><br />
tête entre ses mains, <strong>me</strong>urtri. Elle était partie. Elle était morte entre ses bras, cherchant son<br />
amitié et son soutien une <strong>de</strong>rnière fois. <strong>Les</strong> rôles étaient presque inversés car bien souvent,<br />
c'était elle qui jouait les bons samaritains. Il n'avait alors pas d'autre idée que <strong>de</strong> jouer les<br />
Pères Noël avec elle, lui offrant <strong>de</strong> <strong>me</strong>nus ca<strong>de</strong>aux, sans réelle valeur marchan<strong>de</strong> mais chargés<br />
d'émotion et <strong>de</strong> bonté. En récompense aux nombreux raccommodages qu'elle pratiquait sur<br />
son coeur d'artichaut. Valérie...<br />
Il ne parvenait pas à concevoir l'utilisation du passé pour parler d'une personne intacte dans<br />
son esprit. Il ne pouvait pas. Depuis le terrible sa<strong>me</strong>di noir, il ne cessait <strong>de</strong> patiner com<strong>me</strong> un<br />
ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, <strong>la</strong> nuit. Il en faisait <strong>de</strong> plus en plus. Jusqu'à ce que les crampes le fassent renoncer.<br />
Par contre, il n'avait pas touché à l'étoffe <strong>de</strong>puis. Il n'oubliait pas que ses modèles, p<strong>la</strong>qués sur<br />
les murs <strong>de</strong> sa chambre atelier, avaient tous été conçus en fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> morphologie <strong>de</strong> son<br />
amie perdue.<br />
Où était-elle, à présent ? Sûre<strong>me</strong>nt plus dans l'enveloppe charnelle qu'ils enseveliraient sous<br />
six pieds <strong>de</strong> terre cet après-midi, sans cérémonie religieuse, selon ses propres voeux. Il<br />
l'imaginait participant à <strong>de</strong>s courses, <strong>de</strong>s sprints au paradis. Ou encore dansant <strong>de</strong>vant un<br />
parterre <strong>de</strong> sommités décédées, ravies d'avoir une distraction. Une chose était sûre : si<br />
compétition sportive il y avait là-haut, elle y prendrait part et il n'y aurait pas photo.<br />
L'enterre<strong>me</strong>nt. Il <strong>de</strong>vait s'y rendre. L'accompagner toujours et fleurir sa tombe. Ses<br />
rémunérations d'origine couturière lui per<strong>me</strong>ttraient <strong>de</strong> couvrir le ci<strong>me</strong>tière <strong>de</strong> champs <strong>de</strong><br />
fleurs. Il serait présent.<br />
69
70<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
*<br />
* *<br />
<strong>Les</strong> parents Maisonnée étaient méconnaissables tant les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s avaient rougi leurs yeux, tant<br />
les nuits b<strong>la</strong>nches à veiller ou à maudire le <strong>de</strong>stin avaient creusé <strong>de</strong>s cernes noirs. <strong>Les</strong> grandsparents<br />
avaient besoin <strong>de</strong> soutien pour ne pas craquer. D'ailleurs, ce coup dur avait ébranlé<br />
tous les <strong>me</strong>mbres <strong>de</strong> l'assistance. Cette mort, causée par <strong>la</strong> leucémie foudroyante, était<br />
révoltante aux yeux <strong>de</strong> tous. Prendre une enfant si jeune, ayant à peine goûté à <strong>la</strong> vie, ne<br />
portait pas d'autre nom qu'une injuste dégueu<strong>la</strong>sserie.<br />
Chacun s'était retrouvé à <strong>la</strong> salle <strong>de</strong>s fêtes pour un verre <strong>de</strong> re<strong>me</strong>rcie<strong>me</strong>nt, conformé<strong>me</strong>nt au<br />
souhait <strong>de</strong> Valérie qui avait toujours affirmé qu'il ne <strong>de</strong>vait pas y avoir <strong>de</strong> tristesse après <strong>la</strong><br />
mort. Evi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt, après avoir jeté une poignée <strong>de</strong> terre ou quelques roses dans un trou<br />
anony<strong>me</strong>, on avait peu envie <strong>de</strong> prendre un verre. Ou alors, en solitaire, à titre <strong>de</strong> remontant.<br />
Adossé contre le crépi du bâti<strong>me</strong>nt, Sébastien préférait l'isole<strong>me</strong>nt, le désert à <strong>la</strong> foule. <strong>Les</strong><br />
fossoyeurs venaient d'achever leur ouvrage. Dans quelques jours, une dalle <strong>de</strong> pierre scellerait<br />
le tombeau. Une belle dalle anthracite, gravée en lettres dorées. Un <strong>me</strong>ssage éternel<br />
témoignerait du passage d'un véritable ange sur <strong>la</strong> Terre. Une créature fontaine <strong>de</strong> gentillesse<br />
et d'amabilité, promise certaine<strong>me</strong>nt à un autre <strong>de</strong>stin, une autre vie, sans douleur.<br />
- <strong>Je</strong> te présente <strong>me</strong>s plus sincères condoléances, dit une voix le tirant <strong>de</strong> ses pensées.<br />
- Oh ! Catherine... Tu étais à <strong>la</strong> cérémonie ?<br />
- Oui. J'ai su pour ton amie. C'est terrible. <strong>Je</strong> ne croyais pas à l'existence d'une ma<strong>la</strong>die aussi<br />
impitoyable que celle qui l'a frappée. <strong>Je</strong> suis désolée pour toi.<br />
- Tu es gentille.<br />
Une parole encourageante. Une brèche, une infi<strong>me</strong> anfractuosité. Elle <strong>de</strong>vait tenter le grand<br />
plongeon. Maintenant ou jamais. C'était le mo<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> vérité.<br />
- Ecoute... j'ai beaucoup apprécié <strong>de</strong> pouvoir discuter avec toi. <strong>Je</strong> n'en ai pas souvent<br />
l'occasion. L'entraîne<strong>me</strong>nt, toujours l'entraîne<strong>me</strong>nt, plus les cours le matin, à un ryth<strong>me</strong><br />
effréné pour avoir le mê<strong>me</strong> niveau que les jeunes <strong>de</strong> mon âge. <strong>Je</strong> suis confinée au mê<strong>me</strong><br />
univers. <strong>Les</strong> quelques échanges que nous avons eus, ont rompu <strong>la</strong> monotonie. Ce<strong>la</strong> <strong>me</strong><br />
f<strong>la</strong>tterait beaucoup <strong>de</strong>...<br />
Elle avait <strong>la</strong> sensation <strong>de</strong> s'enliser. Elle en disait trop ou pas assez ou mal. Par chance, il avait<br />
compris le <strong>me</strong>ssage et saisit <strong>la</strong> balle au bond :<br />
- Tu es sympa. Vrai<strong>me</strong>nt. Tu n'as pas <strong>de</strong> copains ?<br />
- C'est le désert total. Le néant. Tu sais, j'ai<strong>me</strong>rais parler à quelqu'un d'autre que mon ours en<br />
peluche ou à mon journal inti<strong>me</strong>.<br />
- <strong>Je</strong> te comprends. Com<strong>me</strong> je te comprends... Eh bien... On pourrait se voir un jour prochain.<br />
Pas tout <strong>de</strong> suite. Dans quelques jours.<br />
- Com<strong>me</strong> tu voudras.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle n'insista surtout pas. Procé<strong>de</strong>r par approches successives, c'est ce que tonton Hubert<br />
avait conseillé. Ne pas brûler les étapes. Il lui offrit un petit sourire, guère mieux qu'un rictus.<br />
En ces circonstances, elle estima que c'était un formidable encourage<strong>me</strong>nt. Il leva le camp.<br />
Elle le vit s'éloigner, entrer dans le ci<strong>me</strong>tière.<br />
"Il n'est pas prêt <strong>de</strong> guérir <strong>de</strong> ses blessures !" lui souff<strong>la</strong> son intuition.<br />
*<br />
* *<br />
- Voilà ! Et maintenant, qu'est-ce que je fais ? J'ai tenu le coup pendant ton enterre<strong>me</strong>nt,<br />
pendant que tu disparaissais sous <strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ise et <strong>de</strong> silex. J'ai pleuré en silence,<br />
masquant les coulées <strong>de</strong> tristesse <strong>de</strong>rrière les lunettes noires d'un mafioso repenti. J'ai été<br />
digne. <strong>Je</strong> ne <strong>me</strong> suis pas effondré. A présent, je suis seul, Valérie. Tu n'es plus là pour <strong>me</strong><br />
conseiller, pour m'ai<strong>de</strong>r ou m'avertir. Tu n'es plus là pour rire avec moi. Plus là pour partager<br />
nos cassettes sur le mê<strong>me</strong> ba<strong>la</strong><strong>de</strong>ur, reliés par <strong>de</strong>ux casques et l'amitié musicale. Qu'est-ce que<br />
je fais ? Dis-moi, Valou. Parle-moi ! S'exc<strong>la</strong>ma-t-il entre <strong>de</strong>ux sanglots.<br />
Elle était partie. Elle avait rejoint Corentin et Mylène, enterrés à <strong>de</strong>ux pas d'ici, ironie du sort.<br />
Il ne savait plus ce qui l'avait retenu <strong>de</strong> ne pas se jeter au fond du trou, lui aussi, pour ne pas<br />
être séparé d'elle. Il croyait perdre <strong>la</strong> raison. La folie redoutée, le syndro<strong>me</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong><br />
ulti<strong>me</strong> le guettait. Il al<strong>la</strong>it perdre pied avec <strong>la</strong> réalité, s'enfer<strong>me</strong>r dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> fantô<strong>me</strong>s<br />
et <strong>de</strong> souvenirs, il cesserait <strong>de</strong> grandir, com<strong>me</strong> les autistes, figeant le temps à <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière<br />
secon<strong>de</strong> où une étincelle d'énergie maintenait encore Valérie en vie. La vie. La vie était un<br />
puzzle dont il était incapable d'assembler les pièces du contour. Pour espérer achever un<br />
puzzle, il était impératif <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r une photographie complète <strong>de</strong> ce que ce<strong>la</strong> donnerait au<br />
final. Sinon, on risquait <strong>de</strong> tâtonner durant <strong>de</strong>s années pour savoir. Et lorsqu'on avait enfin <strong>la</strong><br />
scène sous les yeux, dans son intégralité, on constatait qu'elle décrivait sa propre mort. Et il<br />
était déjà trop tard pour bâtir autre chose. Qu'al<strong>la</strong>it-il <strong>de</strong>venir ? Que pouvait-il <strong>de</strong>venir ? Un<br />
couturier ? C'était presque sûr. Ce<strong>la</strong> serait certain le jour où il s'introduirait dans le milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
mo<strong>de</strong>. Un professeur d'éducation physique ? C'était une éventualité à ne pas prendre à <strong>la</strong><br />
légère.<br />
Sans l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Valérie, il donnait un embryon <strong>de</strong> réponse à ses questions. Il <strong>de</strong>vait se<br />
débrouiller puisque désormais, il était seul.<br />
*<br />
* *<br />
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15<br />
72<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Le coeur n'y était pas. Quinze jours avaient passé et Catherine n'avait pas eu <strong>la</strong> moindre<br />
nouvelle <strong>de</strong> Sébastien. La morosité faisait p<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> résignation. Hubert avait affirmé qu'elle<br />
<strong>de</strong>vait le <strong>la</strong>isser prendre les initiatives. Là où le bas blessait, c'était qu'il n'en prenait aucune. Il<br />
n'était pas retourné à <strong>la</strong> patinoire, se terrait chez lui com<strong>me</strong> une bête sauvage le jour <strong>de</strong><br />
l'ouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> chasse.<br />
Geneviève, à son grand dép<strong>la</strong>isir, avait noté une baisse <strong>de</strong>s performances <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille.<br />
Quelque chose ne tournait pas rond. Elle <strong>de</strong>vinait. <strong>Les</strong> peines <strong>de</strong> coeur étaient fréquentes à<br />
quinze ans. Catherine était une jeune fille com<strong>me</strong> les autres, elle n'y échappait pas. Geneviève<br />
avait eu beau <strong>la</strong> faire répéter durant <strong>de</strong>ux heures, rien n'était rentré. Ses conseils étaient restés<br />
lettre morte.<br />
Alors, elle l'avait <strong>la</strong>issée se mêler à <strong>la</strong> foule <strong>de</strong>s patineurs envahissant <strong>la</strong> piste dès vingt heures.<br />
Lumières multicolores, boules tournantes, stroboscope étaient <strong>de</strong> mise afin <strong>de</strong> recréer<br />
l'atmosphère propre aux discothèques. La musique, distillée par les enceintes, liée par <strong>de</strong>s<br />
enchaîne<strong>me</strong>nts magiques dus à <strong>la</strong> <strong>de</strong>xtérité <strong>de</strong> Tonio, donnait un ryth<strong>me</strong> endiablé aux fondus<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> glisse. Et là, elle s'était libérée davantage, cherchant à épater en montrant ce qu'elle<br />
savait faire. Ce petit jeu n'avait pas duré. Au bout d'une trentaine <strong>de</strong> minutes, elle avait revêtu<br />
son survête<strong>me</strong>nt et était venue boire un choco<strong>la</strong>t chaud à <strong>la</strong> buvette. Et puis, naturelle<strong>me</strong>nt,<br />
elle s'était confiée à Geneviève qui craignait <strong>de</strong>s inhibitions dues à <strong>la</strong> morosité. Elle lui avait<br />
fait part <strong>de</strong> ses soucis <strong>de</strong> ne pas avoir revu Sébastien, elle lui avait décrit tout ce qu'elle l'avait<br />
vu accomplir. Enfin, elle avait avoué qu'elle désirait patiner en couple avec lui.<br />
<strong>Les</strong> minutes, les heures étaient passées. La fer<strong>me</strong>ture al<strong>la</strong>it intervenir lorsque Sébastien s'était<br />
enfin montré sur <strong>la</strong> piste. Instinctive<strong>me</strong>nt, les <strong>de</strong>ux voyeuses s'étaient dissimulées <strong>de</strong>rrière un<br />
poteau afin <strong>de</strong> mieux profiter du spectacle. Et <strong>la</strong> féerie <strong>de</strong>s sauts avait eu lieu, com<strong>me</strong> l'autre<br />
fois. Geneviève, muette d'admiration, donnant <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> cou<strong>de</strong> à sa protégée d'un air <strong>de</strong><br />
dire : "Tu as vu ça ?", Catherine ayant le coeur battant <strong>la</strong> chama<strong>de</strong> pour le garçon aimé et si<br />
doué. Au bout d'un quart d'heure, une voix sonorisée s'écria :<br />
- Bon, je m'en vais !<br />
C'était celle <strong>de</strong> Tonio, à <strong>la</strong> poursuite b<strong>la</strong>nche, éc<strong>la</strong>irant Sébastien. Il remit aussitôt en marche<br />
l'éc<strong>la</strong>irage général, aux tubes néons. La soudaine c<strong>la</strong>rté démasqua les <strong>de</strong>ux observatrices<br />
app<strong>la</strong>udissant à tout rompre.<br />
- Oh ! Vous étiez là ?<br />
- Eh oui ! On a tout vu ! Com<strong>me</strong>nta Geneviève. <strong>Je</strong> suis éblouie !<br />
- Pourquoi ? <strong>Je</strong> n'ai aucun style.<br />
- <strong>Je</strong> ne trouve pas. Au contraire. Certes, on ne peut pas dire que <strong>la</strong> danse soit ton souci<br />
majeur mais tu as <strong>de</strong>s qualités que t'envieraient bien <strong>de</strong>s patineurs.<br />
- Ah...<br />
- Alors, com<strong>me</strong> ce<strong>la</strong>, tu as affirmé ne pas savoir patiner, être nul !<br />
- Exacte<strong>me</strong>nt. <strong>Je</strong> suis plutôt un ressort ou un singe savant. Pas vrai<strong>me</strong>nt un patineur.
- C'est vrai ! Dit Catherine.<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
A l'air étonné <strong>de</strong> Sébastien, elle se dit qu'elle marquait un point.<br />
- <strong>Je</strong> vais te montrer com<strong>me</strong>nt on patine !<br />
Joignant le geste à <strong>la</strong> parole, elle sauta sur <strong>la</strong> piste et se porta à ses côtés. Il était écar<strong>la</strong>te. La<br />
timidité... Elle s'empara <strong>de</strong> sa main gauche et l'entraîna en avant, patinant volontaire<strong>me</strong>nt <strong>de</strong><br />
sa façon ma<strong>la</strong>droite, com<strong>me</strong> une débutante. Il se prit au jeu et joua les apprentis.<br />
- Geneviève, est-ce que vous pensez qu'on ferait un malheur dans <strong>la</strong> catégorie danse ou<br />
couple ? Demanda innocem<strong>me</strong>nt Sébastien.<br />
Catherine crut mourir <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir lorsqu'il prononça le mot magique "couple".<br />
- Il faudrait ajouter un ou <strong>de</strong>ux portés à votre program<strong>me</strong> libre, très libre.<br />
- C'est vrai !<br />
Sébastien fit volte face, glissant en arrière, face à <strong>la</strong> jeune fille. Il <strong>la</strong> saisit par <strong>la</strong> taille, <strong>la</strong> souleva<br />
com<strong>me</strong> une plu<strong>me</strong>. Elle s'agrippa à son cou, ba<strong>la</strong>nça gracieuse<strong>me</strong>nt sa tête et ses jambes en<br />
arrière tandis que son partenaire tourbillonnait sans cesse sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Geneviève, dans <strong>la</strong><br />
tribune, s'était levée brusque<strong>me</strong>nt, manquant d'avaler son crayon. Sébastien ne s'arrêta pas en<br />
si bon chemin. Il reposa Catherine, l'attrapa par les bras et se mit à tourner com<strong>me</strong> un fou<br />
furieux, l'entraînant dans une infernale spirale <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. <strong>Les</strong> pieds <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille<br />
décollèrent. Elle s'envo<strong>la</strong>, à <strong>la</strong> <strong>me</strong>rci <strong>de</strong> <strong>la</strong> moindre erreur, du moindre déséquilibre <strong>de</strong> son<br />
partenaire. Ec<strong>la</strong>tant <strong>de</strong> rire, tous les <strong>de</strong>ux, ils firent durer le p<strong>la</strong>isir jusqu'à ce que l'un d'eux<br />
s'avoue vaincu. Ils abandonnèrent en mê<strong>me</strong> temps, ivres com<strong>me</strong> <strong>de</strong>s enfants prenant leur<br />
première gorgée <strong>de</strong> champagne. Perdant l'équilibre, rou<strong>la</strong>nt sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce froi<strong>de</strong> com<strong>me</strong> on<br />
roule sous <strong>la</strong> table, ils apprécièrent énormé<strong>me</strong>nt leur exhibition pour le moins exotique.<br />
- Règle numéro un du patinage : toujours terminer par <strong>la</strong> spirale <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort parce qu'après, en<br />
général, on n'est plus en état <strong>de</strong> faire quoi que ce soit ! Bonsoir ! <strong>Je</strong> vous <strong>la</strong>isse vous amuser !<br />
Geneviève <strong>la</strong>issa volontaire<strong>me</strong>nt son caméscope, en évi<strong>de</strong>nce. La touche enregistre<strong>me</strong>nt<br />
activée. Des figures intéressantes et historiques pourraient fort bien s'impri<strong>me</strong>r sur <strong>la</strong> ban<strong>de</strong><br />
magnétique.<br />
- Attends ! Dit Sébastien. On va <strong>me</strong>ttre les lumières tamisées, c'est plus agréable. D'accord ?<br />
- Tout à fait !<br />
Elle avait envie d'ajouter que ce style d'éc<strong>la</strong>irage était propice au romantis<strong>me</strong> mais <strong>la</strong> voix <strong>de</strong><br />
tonton Hubert se manifesta dans son esprit com<strong>me</strong> un signal d'a<strong>la</strong>r<strong>me</strong>. "Patience !"<br />
Sébastien était revenu sur <strong>la</strong> piste. Avec un peu d'é<strong>la</strong>n, il exécuta une triple boucle piquée.<br />
Dire qu'il lui fal<strong>la</strong>it, à elle, le double <strong>de</strong> vitesse pour massacrer ce saut. Au passage, il<br />
l'accrocha et l'entraîna dans un slow <strong>la</strong>ngoureux. Elle posa ses mains sur ses épaules, il<br />
s'empara <strong>de</strong> sa taille <strong>de</strong> guêpe. Il recu<strong>la</strong>, elle suivit. Ils dansèrent avec élégance.<br />
73
"Il danse bien..." remarqua-t-elle.<br />
74<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle esquissa un geste vers son visage, très tendre. Il ne se démonta pas. Il le prit avec un<br />
humour, créant une chorégraphie sur le tas. Il se tint le coeur à <strong>de</strong>ux mains, joua le bouleversé<br />
par l'amour à <strong>la</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> Tex Avery, autre<strong>me</strong>nt dit : en pétant les plombs. Il s'éloigna et<br />
bondit com<strong>me</strong> un kangourou. Un grand écart à plus d'un mètre quarante du sol. Puis, il<br />
exécuta une série <strong>de</strong> triple boucle, quatre à <strong>la</strong> queue leu leu. Pendant ce temps, par son<br />
attitu<strong>de</strong>, Catherine <strong>la</strong>issa supposer à une invisible foule <strong>de</strong> spectateurs que son partenaire<br />
avait perdu <strong>la</strong> raison en <strong>la</strong> voyant. Elle le rattrapa pour le ra<strong>me</strong>ner sur Terre, à <strong>la</strong> réalité. Pour<br />
lui faire sentir que son amour était sincère.<br />
- Qu'est-ce que tu ai<strong>me</strong>rais com<strong>me</strong> musique, Sébastien, sur un program<strong>me</strong> aussi débridé que<br />
le nôtre ?<br />
- Oh ! Le choix est vaste ! Scott Joplin, tu sais, <strong>la</strong> musique qui accompagnait les vieux films<br />
muets com<strong>me</strong> ceux <strong>de</strong> Buster Keaton, ces courts métrages où les acteurs évoluaient à toute<br />
vitesse.<br />
- <strong>Je</strong> vois, oui !<br />
- J'ai<strong>me</strong>rais aussi patiner sur l'un <strong>de</strong>s thè<strong>me</strong>s du Grand Bleu. Ou une chorégraphie inventé sur<br />
<strong>la</strong> chanson "Don't cry for <strong>me</strong> Argentina". Qu'est-ce que tu en dis ?<br />
- Tu parles sérieuse<strong>me</strong>nt ?<br />
- J'ai l'air <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isanter ?<br />
- Non et ce<strong>la</strong> <strong>me</strong> ravit. Tu m'ai<strong>de</strong>ras ?<br />
- Tu cherches un entraîneur, Catherine ?<br />
- <strong>Je</strong> cherche un ami.<br />
- Un ami ? Tu as trouvé un ami. Si tu veux. Et un entraîneur, aussi. Et un partenaire !<br />
La farandole repartit. Ils tentèrent, pour le p<strong>la</strong>isir, les portés les plus tordus et compliqués<br />
possibles. Parfois, ils rirent telle<strong>me</strong>nt qu'ils furent contraints <strong>de</strong> stopper pour ne pas risquer <strong>la</strong><br />
chute dangereuse. Bien qu'il n'ait pas l'allure <strong>de</strong> Schwarzenegger, Sébastien était assez costaud<br />
pour soulever sa frêle partenaire à bout <strong>de</strong> bras.<br />
- Le jour où tu sauras atterrir avec <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> assurance qu'un Jumbo <strong>Je</strong>t, on essaiera les sauts<br />
<strong>la</strong>ncés ?<br />
- Com<strong>me</strong> pour Ariane ?<br />
- Avec plus <strong>de</strong> succès, j'espère !<br />
Il freina brutale<strong>me</strong>nt. Il l'attira à lui et susurra :<br />
- Com<strong>me</strong>nt serait le final ?<br />
- Heureux... suggéra-t-elle.<br />
- Heureux ? Heureux...<br />
- Nous serions réunis, quelles qu'aient été les péripéties vécues pendant que nous étions sous<br />
le feu <strong>de</strong>s projecteurs.<br />
- Réunis...
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Son esprit dériva dans le ci<strong>me</strong>tière Saint Charles. Il poussa un soupir et se mordit les lèvres,<br />
signe extérieur <strong>de</strong> nervosité. Une <strong>la</strong>r<strong>me</strong> s'échappa, involontaire<strong>me</strong>nt. Il l'essuya d'un revers du<br />
bras, presque désolé d'avoir affiché ses senti<strong>me</strong>nts cachés. Il se détourna pudique<strong>me</strong>nt.<br />
Que faire ? Catherine cherchait une solution. Que lui conseillerait tonton Hubert ? Elle posa<br />
sa main sur sa nuque.<br />
- <strong>Je</strong> ne sais pas ce que c'est que perdre un être cher. J'ai le bonheur <strong>de</strong> n'avoir jamais souffert<br />
<strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> traumatis<strong>me</strong>. J'ignore donc <strong>la</strong> conduite à suivre avec une personne <strong>me</strong>urtrie.<br />
Par contre, je pense que tu te sens seul, particulière<strong>me</strong>nt en ce mo<strong>me</strong>nt. Et <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>, ça <strong>me</strong><br />
connaît. J'ai donné. Assez donné. Trop donné, mê<strong>me</strong>. Entre <strong>me</strong>s horaires d'entraîne<strong>me</strong>nt<br />
délirants et les gens qui croient que j'ai un pois chiche à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> cervelle parce que je ne<br />
fais pas <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s dans d'excellentes conditions, ça <strong>la</strong>isse peu d'espoir. Si peu d'espoir. Juste<br />
un tout petit espoir, nommé Sébastien, qui entre dans ma vie par miracle. Le premier qui<br />
s'intéresse à moi.<br />
Il se retourna et sourit.<br />
- C'est vrai. <strong>Je</strong> m'intéresse à toi. Veux-tu savoir pourquoi je suis venu, ce soir ?<br />
- Oui.<br />
- <strong>Je</strong> <strong>me</strong> sentais si mal dans ma peau, si malheureux, si prêt à rejoindre mon amie dans l'au<strong>de</strong>là<br />
que j'ai réelle<strong>me</strong>nt failli sombrer. Vois-tu, je vis dans l'imaginaire, trop souvent. C'est<br />
dangereux. Ce soir, je vou<strong>la</strong>is mourir pour n'avoir plus à supporter <strong>la</strong> réalité. Pour ne pas en<br />
arriver à un tel geste, j'ai cherché, dans <strong>me</strong>s souvenirs, les <strong>me</strong>illeurs instants <strong>de</strong> ma vie. Et j'ai<br />
trouvé. J'ai trouvé un instant où l'émotion m'a chaviré, où une présence m'a fait oublier.<br />
C'était <strong>la</strong> première fois où je t'ai vue patiner. C'était <strong>me</strong>rveilleux... Tu as provoqué en moi <strong>la</strong><br />
mê<strong>me</strong> explosion qu'a provoquée Katarina Witt. L'émotion totale. Tu es non seule<strong>me</strong>nt <strong>la</strong><br />
grâce incarnée mais tu es douce et gentille. Dès que nous nous som<strong>me</strong>s rencontrés, j'ai aimé<br />
ta gentillesse.<br />
- Et... c'est tout ?...<br />
- Non.<br />
- Quoi d'autre ?<br />
- Mystère ! <strong>Je</strong> ne m'ennuie pas mais nous som<strong>me</strong>s dimanche soir. Il est tard et... Tu<br />
comprends ? Demain, j'ai école. Ce<strong>la</strong> ne <strong>me</strong> réjouit pas particulière<strong>me</strong>nt. Surtout à cause du<br />
siège vi<strong>de</strong> à côté du mien.<br />
- Rien ne te p<strong>la</strong>ît dans les cours ?<br />
- <strong>Les</strong> dissertations <strong>de</strong> français quand les sujets m'inspirent. Le sport, bien sûr.<br />
- Et <strong>la</strong> musique ?<br />
- <strong>Je</strong> suis mélomane mais pas joueur, hé<strong>la</strong>s ! Et toi ?<br />
- <strong>Je</strong> joue du saxophone.<br />
- Génial ! J'adore cet instru<strong>me</strong>nt ! Tu dois jouer <strong>de</strong>s airs romantiques...<br />
- Tu ai<strong>me</strong>rais que je t'en joue ?<br />
- Tu <strong>me</strong> comblerais ! Et toi, tu ai<strong>me</strong>s lire ?<br />
- Lire ? Tout dépend quoi. Tu écris ?<br />
- Des poè<strong>me</strong>s, parfois.<br />
- Poète, patineur, couturier, est-ce que <strong>la</strong> liste est close ?<br />
- Non. Un jour, j'ai<strong>me</strong>rais exercer un autre métier : faiseur <strong>de</strong> bonheur. Jusqu'à présent, je n'ai<br />
fait que le malheur.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- <strong>Je</strong> suis sûre qu'en disant ce<strong>la</strong>, en le souhaitant, tu sè<strong>me</strong>s les graines du bonheur. Peux-tu <strong>me</strong><br />
raccompagner ? <strong>Je</strong> n'habite pas très loin mais, parcourir trois cents mètres seule m'effraie un<br />
peu...<br />
- Avec joie ! Le temps <strong>de</strong> tout <strong>me</strong>ttre en ordre... J'en ai pour dix minutes.<br />
Elle courut se déchausser et se vêtir chau<strong>de</strong><strong>me</strong>nt. Novembre a<strong>me</strong>nait avec lui les premières<br />
nuits frisant les zéro <strong>de</strong>grés Celsius. Peu importait ! Son coeur était on ne pouvait plus<br />
réchauffé. Grâce à Sébastien. Elle procédait par touches successives et <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> longue<br />
haleine fonctionnait. Elle était heureuse. Il l'avait tenue dans ses bras. Quel rêve ! Vrai<strong>me</strong>nt...<br />
Mê<strong>me</strong> s'ils s'étaient amusés à jouer au couple, c'était un jeu qui s'était révélé <strong>de</strong>s plus<br />
agréables. Il était amateur. Le plus amusant et le plus curieux aussi, c'est que ses gestes étaient<br />
<strong>de</strong>venus artistiques avec elle. Une sorte d'ému<strong>la</strong>tion s'était produite lorsqu'ils avaient été en<br />
contact l'un avec l'autre. L'étincelle magique.<br />
Ils quittèrent <strong>la</strong> patinoire bras <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>ssous.<br />
*<br />
* *<br />
"A présent, je sais pourquoi il patinait si dangereuse<strong>me</strong>nt, le soir où j'ai découvert ses dons<br />
secrets. Il désirait <strong>me</strong>ttre fin à ses jours, sans trouver le courage d'accomplir <strong>la</strong> bêtise. Car ce<strong>la</strong><br />
aurait été une vraie bêtise. Il est telle<strong>me</strong>nt surprenant et <strong>me</strong>rveilleux. J'en suis amoureuse.<br />
Totale<strong>me</strong>nt. J'ai failli lui avouer mais il est encore trop tôt."<br />
Son père n'en saurait rien. Il désapprouverait, c'était couru d'avance. Alors, inutile <strong>de</strong> le<br />
<strong>me</strong>ttre au courant. Pour lui, seuls comptaient les résultats. Elle avait intérêt à progresser. Elle<br />
s'en sentait capable si elle gagnait l'amour <strong>de</strong> Sébastien.<br />
<strong>Les</strong> mots se suivaient et ne se ressemb<strong>la</strong>ient pas sur le cahier bleu. Le journal inti<strong>me</strong>, malgré<br />
l'heure tardive, n'avait jamais reçu une telle quantité d'encre. D'une écriture encore infantile,<br />
elle retranscrivait sa fièvre. Sa passion. Faisait-il <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> chose, en ce mo<strong>me</strong>nt ? Ecrivait-il un<br />
journal ? Ou composait-il un poè<strong>me</strong> en son hommage ?... Elle rêvait... Il y aurait <strong>de</strong>s<br />
embûches et c'est ce qui rendait le combat piquant. Elle s'allongea. Sa mère entra à cet<br />
instant.<br />
- Bonsoir ma gran<strong>de</strong>. <strong>Je</strong> venais t'embrasser. Tu es rentrée tard ?<br />
- Mais accompagnée.<br />
- Ah ?<br />
- Il est venu. Enfin. On a patiné ensemble. C'était génial. Merveilleux.<br />
- Tu as apprécié, semble-t-il !<br />
- Oh, oui !<br />
- Tu as, j'imagine, encore plus envie <strong>de</strong> patiner en couple ?<br />
- Plus que jamais. Mais, papa y <strong>me</strong>ttra son veto. Veto par-ci, veto par-là.<br />
- Ne le blâ<strong>me</strong> pas. Il veut ta réussite !<br />
- Et mon bonheur ? Ce<strong>la</strong> l'intéresse ?<br />
Sa mère répondit par un silence désapprobateur. Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville avait<br />
toujours conçu le bonheur com<strong>me</strong> une quantification matérielle. Avec lui, l'argent faisait le<br />
bonheur, il ne pouvait en être autre<strong>me</strong>nt. Aussi, il courait après pour l'amasser et le p<strong>la</strong>cer.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
P<strong>la</strong>cer et encore p<strong>la</strong>cer parce qu'il possédait tant <strong>de</strong> biens achetés que <strong>la</strong> maison était <strong>de</strong>venue<br />
trop petite. Il avait assez d'argent pour fon<strong>de</strong>r une véritable dynastie <strong>de</strong> rentiers. Elisabeth et<br />
Catherine se <strong>de</strong>mandaient pourquoi les yens, dol<strong>la</strong>rs et autres <strong>livre</strong>s le motivaient encore.<br />
- Allons ! N'exagère rien ! Ton père n'est pas com<strong>me</strong> ce<strong>la</strong>.<br />
- Peut-être... mais il pourrait le <strong>de</strong>venir si je ne réalise pas le <strong>de</strong>stin qu'il s'est promis d'écrire à<br />
ma p<strong>la</strong>ce.<br />
- <strong>Je</strong> veillerai.<br />
- Il vaudra mieux. Car quitte à couper tous les liens, je ne <strong>me</strong> <strong>la</strong>isserai jamais imposer<br />
quelqu'un que je n'ai<strong>me</strong> pas.<br />
Sa mère avait reçu le <strong>me</strong>ssage cinq sur cinq, son visage soudain fermé étant le signe extérieur<br />
manifestant <strong>la</strong> bonne réception. Catherine était amoureuse et défendrait son amour envers et<br />
contre tous. Son caractère s'affirmait <strong>de</strong> jour en jour. Bien qu'elle ne recherchait pas (au<br />
contraire) le conflit ouvert avec son père, il va<strong>la</strong>it mieux que ce <strong>de</strong>rnier comprenne <strong>la</strong> teneur<br />
<strong>de</strong> ses paroles. Des mots prononcés à titre <strong>de</strong> prévention afin qu'il <strong>me</strong>tte un peu d'eau dans<br />
son vin, paradoxe pour un vigneron. Catherine n'hésitait jamais à parler à sa mère<br />
compréhensive. Elle aurait souhaité franchir le pas avec son père mais elle était consciente<br />
que <strong>de</strong> cette franchise pourrait naître une vraie tempête. Elle préférait revoir Sébastien en<br />
secret, goûter à l'in<strong>de</strong>scriptible joie <strong>de</strong> patiner avec lui. Si elle réussissait, dans trois ans, il<br />
n'aurait plus voix au chapitre. Elle souhaitait simple<strong>me</strong>nt ne pas en arriver à une telle<br />
extrémité.<br />
Sa mère quitta <strong>la</strong> pièce après l'avoir embrassée sur le front. Elle ressortit son journal secret,<br />
p<strong>la</strong>nqué sous les draps et couvertures. Le prénom Sébastien, inscrit en lettres bleues, y<br />
revenait plus souvent que les articles définis. Une photo serait parfaite. Com<strong>me</strong>nt en obtenir<br />
une ? A son insu ou en lui <strong>de</strong>mandant poli<strong>me</strong>nt ? Si elle déposait cette requête, il se poserait<br />
<strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> questions ! Après tout, un petit clic c<strong>la</strong>c discret vaudrait mieux qu'un grand<br />
discours où elle s'enliserait à coup sûr.<br />
*<br />
* *<br />
Catherine s'approcha <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte d'entrée et enfonça le bouton <strong>de</strong> <strong>la</strong> sonnette. Un chien <strong>de</strong><br />
petite taille aboya juste <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> vitre au verre cathédrale. Drôle <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>z-vous ! Tout avait<br />
com<strong>me</strong>ncé ce matin. Avant <strong>de</strong> partir en cours, com<strong>me</strong> d'habitu<strong>de</strong>, elle avait reçu un coup <strong>de</strong><br />
téléphone <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> Geneviève. Cette <strong>de</strong>rnière ne lui donnait pas ren<strong>de</strong>z-vous à <strong>la</strong><br />
patinoire, com<strong>me</strong> d'ordinaire, mais à son domicile. Elle <strong>de</strong>vait quand mê<strong>me</strong> apporter ses<br />
patins. Cette nouveauté avait suffi pour plonger Catherine dans un état <strong>de</strong> stress profond.<br />
A présent, le coeur battant, elle attendait l'ouverture. Geneviève parut enfin.<br />
- Bonjour !<br />
- Bonjour ! Entre, Catherine.<br />
L'entraîneur ne désirait pas perdre <strong>de</strong> temps. Elle conduisit <strong>la</strong> jeune fille dans <strong>la</strong> pièce<br />
principale, une main posée sur les frêles épaules pour <strong>la</strong> gui<strong>de</strong>r. La télévision était allumée. Le<br />
magnétoscope aussi.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
"Que veut-elle <strong>me</strong> montrer ? Oksana Baïul en action, pour que j'éprouve <strong>de</strong> <strong>la</strong> honte ?" se<br />
<strong>de</strong>manda Catherine.<br />
- Installe-toi dans le canapé ! J'ai quelque chose d'instructif pour toi !<br />
Geneviève enclencha <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> <strong>la</strong> cassette vidéo. La patineuse reconnut aussi <strong>la</strong> patinoire.<br />
Elle assista à ses propres évolutions, gracieuses à souhait mais imprécises dans ses sauts. Elle<br />
nota <strong>la</strong> date.<br />
- C'était hier soir ?<br />
- Oui !<br />
<strong>Les</strong> images étaient maintenant plus sombres, juste éc<strong>la</strong>irées par les spots multicolores et<br />
autres boules lumineuses. Elle se reconnut ainsi que Sébastien. Eberluée, elle contemp<strong>la</strong> ses<br />
sauts <strong>de</strong> kangourou. A <strong>la</strong> télévision, en tant que simple téléspectateur, ce<strong>la</strong> prenait une<br />
di<strong>me</strong>nsion magique. Son style était proche <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Scott Hamilton : vif, rapi<strong>de</strong>, ingénieux.<br />
- Com<strong>me</strong>nt avez-vous fait ? Vous aviez <strong>la</strong>issé tourner le caméscope ?<br />
- Exacte<strong>me</strong>nt ! J'avais envie <strong>de</strong> savoir com<strong>me</strong>nt vous vous comporteriez en couple.<br />
- Et quelle est votre opinion ?<br />
- Vous faites un beau couple. Seul, il patine sans génie. Avec toi, il est transfiguré.<br />
- C'est moi qui produis cet effet ?<br />
- C'est l'évi<strong>de</strong>nce mê<strong>me</strong> ! A vrai dire, je <strong>me</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si ce<strong>la</strong> vaut encore le coup <strong>de</strong><br />
t'entraîner...<br />
- Quoi ? Pourquoi ?<br />
- Ecoute... Tant que tes sauts seront ce qu'ils sont, tu ne pourras mê<strong>me</strong> pas espérer une p<strong>la</strong>ce<br />
<strong>de</strong> choix au niveau national. En vieillissant, tes adversaires s'améliorent. Elles acquièrent <strong>de</strong><br />
l'assurance. Ajoutent <strong>de</strong>s difficultés techniques croissantes à leur actif. Tu vas être bientôt<br />
dépassée. Dans ce cas, je ne pourrai plus t'entraîner.<br />
Pour une gifle, c'était une gifle. Si jamais son père apprenait ce<strong>la</strong>, il l'enverrait dans une<br />
pension à l'autre bout du pays. Ou pire. Elle donnait pourtant toutes ses forces, avait changé<br />
ses patins à <strong>de</strong>ux reprises mais rien n'y faisait. A chaque fois que ses pieds touchaient <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
après s'être envolée, ils pliaient. C'était un miracle si elle n'avait pas encore été victi<strong>me</strong> d'une<br />
entorse.<br />
- A moins que... ajouta Geneviève.<br />
- A moins que quoi ? ! S'exc<strong>la</strong>ma l'adolescente, sautant sur l'unique occasion <strong>de</strong> sauver sa tête.<br />
- A moins que tu patines com<strong>me</strong> vous avez patiné. Il y a <strong>de</strong> l'originalité, <strong>de</strong> l'ému<strong>la</strong>tion. Vous<br />
allez parfaite<strong>me</strong>nt ensemble. Il est capable d'exploits techniques propres à faire pencher <strong>la</strong><br />
ba<strong>la</strong>nce en votre faveur et vous avez ébauché un début <strong>de</strong> program<strong>me</strong> libre. Ta chance, c'est<br />
le couple !<br />
- <strong>Je</strong> le pense aussi, Geneviève. Seule<strong>me</strong>nt, il y a <strong>de</strong> nombreux obstacles. Il y a les imposés.<br />
- Vous les étudierez.<br />
- Il y a Sébastien. Nous nous som<strong>me</strong>s amusés sur <strong>la</strong> piste mais, <strong>de</strong> là à ce qu'il accepte <strong>de</strong><br />
prendre une licence amateur, d'abandonner ses étu<strong>de</strong>s, il y a un fossé, que dis-je, autant <strong>de</strong><br />
distance qu'il y en a entre un program<strong>me</strong> d'hom<strong>me</strong> politique et ses actions en tant qu'élu.<br />
- <strong>Je</strong> suis sûre qu'il ne résistera pas longtemps à ton char<strong>me</strong>...
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- J'espère, dit-elle en souriant à cette douce éventualité. Il reste cependant l'os majeur : mon<br />
père. Il a, sur <strong>la</strong> catégorie <strong>de</strong>s couples, <strong>de</strong>s préjugés très négatifs. Pour lui, c'est une discipline<br />
poubelle, pour les mauvais. Rien ne vaut, à ses yeux, le simple da<strong>me</strong>. Discuter <strong>de</strong> ce<strong>la</strong> avec lui,<br />
oser le re<strong>me</strong>ttre en cause équivaut à se frapper <strong>la</strong> tête contre un mur. Il est plus borné que le<br />
jeu <strong>de</strong>s mille bornes. Plus têtu qu'un troupeau d'ânes. Il pense à ma p<strong>la</strong>ce.<br />
- Alors, si cet obstacle est insurmontable, il n'y a plus qu'une seule possibilité : que tu saches<br />
sauter aussi bien que Sébastien ! Dans trois semaines, ce sont les championnats <strong>de</strong> France ! Il<br />
faut que tu te glisses dans les cinq ou six premières p<strong>la</strong>ces. Sinon, ton père va <strong>me</strong>ttre ses<br />
<strong>me</strong>naces à exécution.<br />
- <strong>Je</strong> sais.<br />
*<br />
* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
La patinoire <strong>de</strong> Bercy était comble. Le championnat <strong>de</strong> France constituait le premier<br />
événe<strong>me</strong>nt majeur. Catherine tremb<strong>la</strong>it com<strong>me</strong> une feuille. Ses parents se trouvaient dans<br />
l'assistance. Son père avait le regard noir <strong>de</strong>s mauvais jours. Le signe <strong>de</strong> tempête furieuse en<br />
cas <strong>de</strong> contre-performance. Tous les jours, elle s'était entraînée com<strong>me</strong> une forcenée.<br />
Sébastien était venu l'encourager chaque jour, dès qu'il avait une once <strong>de</strong> temps libre. Il avait<br />
passé ses vacances <strong>de</strong> <strong>la</strong> Toussaint sur <strong>la</strong> patinoire <strong>de</strong> leur petite ville. Dans les gradins ou sur<br />
<strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, lorsque venait <strong>la</strong> détente. Ils avaient mis au point un numéro sur le thè<strong>me</strong> principal<br />
du Grand Bleu.<br />
Grâce à ses conseils judicieux et motivants, ses sauts avaient progressé. De façon notable.<br />
Mais elle n'ignorait pas que ce<strong>la</strong> serait insuffisant pour atteindre le podium. Elle avait prévu<br />
<strong>de</strong>ux triples à son program<strong>me</strong> libre tandis que le program<strong>me</strong> imposé en comptait quatre. Le<br />
program<strong>me</strong> imposé serait probable<strong>me</strong>nt un fiasco ; aussi, elle préférait assurer un libre facile,<br />
peu noté mais sans chute. Et bien entendu, elle comptait avant tout sur <strong>la</strong> note artistique, plus<br />
prépondérante dans <strong>la</strong> notation finale.<br />
Sébastien était aux côtés <strong>de</strong> Geneviève, au titre pompeux et ang<strong>la</strong>is <strong>de</strong> "Coach". Une façon<br />
d'entrer sans payer et d'être aux premières loges.<br />
- Ecoute ! Ne retiens que ce<strong>la</strong> quand tu vas sauter et ne pense qu'à ce<strong>la</strong> ! Com<strong>me</strong>nça<br />
Sébastien. Tu es cernée d'ennemis ! Il y en a un gros paquet tout autour <strong>de</strong> toi. Pour te<br />
défendre, tu as un pistolet <strong>la</strong>ser entre les mains. Et pour t'en sortir, tu dois sauter haut parce<br />
que ce sont <strong>de</strong>s géants et seules leurs têtes sont <strong>de</strong>s points vulnérables. De plus, pour les<br />
abattre tous, tu dois exécuter tes rotations à <strong>la</strong> vitesse maximale. Ta vie est en danger, celle<br />
<strong>de</strong>s autres repose sur ta <strong>de</strong>xtérité. Alors, tu ne te poses pas <strong>de</strong> questions ! Tu tournes !<br />
- Celle-là, on ne <strong>me</strong> l'avait jamais faite !<br />
- Pense à ce<strong>la</strong> et à rien d'autre ! <strong>Je</strong> ne p<strong>la</strong>isante pas !<br />
Son visage figé n'incitait effective<strong>me</strong>nt pas à <strong>la</strong> rigo<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />
- C'est à toi !<br />
Elle s'é<strong>la</strong>nça sur <strong>la</strong> piste, stoppa et salua le public. <strong>Les</strong> premières notes <strong>de</strong> musique<br />
s'échappèrent <strong>de</strong>s haut-parleurs avec une réverbération à faire pleurer un mélomane averti ou<br />
non.<br />
*<br />
* *<br />
Une main posée sur le sol, quelques réceptions hasar<strong>de</strong>uses, légère<strong>me</strong>nt déséquilibrées. Un<br />
joli cocktail d'erreurs techniques mais, par chance, elle ne comptait aucune chute.<br />
Evi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt, sa ma<strong>la</strong>dresse et <strong>la</strong> timidité <strong>de</strong> son program<strong>me</strong> libre avaient eu raison <strong>de</strong>
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
nombreux dixiè<strong>me</strong>s <strong>de</strong> point. Toutefois, il n'y avait rien <strong>de</strong> catastrophique. Jusqu'à l'instant où<br />
étaient passées les <strong>de</strong>rnières candidates.<br />
Jusque là, Catherine tenait <strong>la</strong> quatriè<strong>me</strong> p<strong>la</strong>ce. Une inespérée quatriè<strong>me</strong> p<strong>la</strong>ce. Hé<strong>la</strong>s ! <strong>Les</strong><br />
<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières concurrentes l'avaient reléguée à <strong>la</strong> sixiè<strong>me</strong> position. A quelques poussières<br />
près. La compétition venait à peine <strong>de</strong> s'achever lorsque son père <strong>de</strong>scendit dans les coulisses.<br />
Et là, <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> témoins, il avait humilié sa fille :<br />
- C'était nul ! Tu as été <strong>la</strong><strong>me</strong>ntable ! Pour quoi crois-tu que je paye ? J'ai exigé <strong>de</strong>s résultats et<br />
tu as été <strong>la</strong> honte <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille. C'est pitoyable que d'être tombée aussi bas !<br />
- Monsieur, c'est vous qui êtes pitoyable ! <strong>Je</strong> vous fais remarquer que vous vous comportez en<br />
goujat, en rustre et en père indigne ! Intervint aussitôt Geneviève. Une sixiè<strong>me</strong> p<strong>la</strong>ce à une<br />
compétition aussi relevée que celle-ci n'a rien d'un déshonneur, surtout lorsqu'elle se joue à<br />
peu <strong>de</strong> choses !<br />
- Vous, je ne vous ai rien <strong>de</strong>mandé ! Hur<strong>la</strong>-t-il. <strong>Je</strong> vais donner <strong>de</strong>s instructions afin que vous<br />
n'entraîniez ni ma fille, ni aucune autre personne, tant vous êtes incompétente ! Quant à toi,<br />
je te donne une <strong>de</strong>rnière chance ! Après, ce<strong>la</strong> sera <strong>la</strong> pension militaire !<br />
Sébastien assista au triste spectacle en silence. Catherine, pleurant <strong>de</strong> toutes ses <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s et<br />
Geneviève, rouge <strong>de</strong> fureur, prête à gifler ce type qui n'avait <strong>de</strong> noblesse que le nom. Il se dit<br />
que ce gars-là, ce parfait abruti, ne pouvait pas décem<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>venir son beau-père un jour. Il<br />
était aussi bouché qu'une fosse septique sans bactérie.<br />
Il arracha sa fille aux vestiaires en gueu<strong>la</strong>nt com<strong>me</strong> un veau. Catherine se retourna une<br />
<strong>de</strong>rnière fois avant <strong>de</strong> disparaître à l'angle d'un couloir. Sébastien lui adressa un doigt croisé,<br />
lui <strong>de</strong>mandant par ce geste <strong>de</strong> ne pas perdre espoir.<br />
- Quel crétin ! S'exc<strong>la</strong>ma Geneviève.<br />
- Tout à fait d'accord, Mada<strong>me</strong> Grilet. C'est tout le contraire <strong>de</strong> sa fille.<br />
- Il est idiot. Elle a progressé. En trois semaines, elle a réalisé <strong>de</strong>s progrès, fait <strong>de</strong>s efforts.<br />
Grâce à toi, d'ailleurs.<br />
- C'est vous l'entraîneur. Pas moi !<br />
- Peut-être, mais <strong>de</strong>puis que vous patinez ensemble, elle rayonne !<br />
- Qu'est-ce que je dois comprendre ?<br />
- Que c'est une personne seule, triste et qu'elle apprécie énormé<strong>me</strong>nt ta compagnie. Tu es<br />
bénéfique. En un sens, tu contribues à son bonheur.<br />
- Eh bien... là, je crois qu'elle va être moins heureuse...<br />
- Continue à l'ai<strong>de</strong>r, je t'en prie. Elle... a... besoin <strong>de</strong> toi.<br />
- Message reçu, mada<strong>me</strong> Grilet.<br />
Il était vingt-<strong>de</strong>ux heures trente. Il fal<strong>la</strong>it qu'il file à <strong>la</strong> gare <strong>de</strong> Lyon. Dans trente minutes, il<br />
<strong>de</strong>vrait s'avaler cinq heures <strong>de</strong> T.G.V. et <strong>de</strong>ux sandwichs S.N.C.F. (jambon à l'eau sans beurre<br />
entre <strong>de</strong>ux tranches <strong>de</strong> pain <strong>de</strong> mie rassis ! Beurk !).<br />
*<br />
* *<br />
Difficile <strong>de</strong> ne pas critiquer Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville, cet ersatz <strong>de</strong> père. Avait-il<br />
seule<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> fibre paternelle ? Catherine en avait dressé le portrait à Sébastien, par touches<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
successives, au hasard <strong>de</strong> leurs conversations. Il comprenait à présent ce que vou<strong>la</strong>it dire le<br />
mot "colère". Intérieure<strong>me</strong>nt, il re<strong>me</strong>rcia le ciel ou <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> ne pas lui avoir attribué un<br />
ours aussi mal léché. Il imaginait cet odieux personnage pendant une séance du conseil<br />
municipal, à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> son père. Houleux serait en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité.<br />
Car, en vérité, <strong>la</strong> performance ne méritait mê<strong>me</strong> pas l'ombre d'un reproche. Bien entendu, elle<br />
n'était pas championne <strong>de</strong> France. De toutes les façons, elle n'avait pas le niveau. Pas encore.<br />
A cause <strong>de</strong> ses chevilles bran<strong>la</strong>ntes. Il lui faudrait les plâtrer pour qu'elles tiennent en p<strong>la</strong>ce à<br />
<strong>la</strong> réception <strong>de</strong>s sauts. Il imaginait quel désastre ce<strong>la</strong> produirait si l'idée d'exécuter <strong>de</strong>s sauts<br />
<strong>la</strong>ncés, en couple, leur venait à l'esprit. Ce n'était tout <strong>de</strong> mê<strong>me</strong> pas possible qu'elle ignore <strong>la</strong><br />
métho<strong>de</strong> pour les muscler ! Si c'était le cas, il s'en occuperait.<br />
"Quand mê<strong>me</strong> ! Faire un tel tapage public pour une sixiè<strong>me</strong> p<strong>la</strong>ce ! Quel abruti, ce type !"<br />
Le train s'immobilisa. Ses parents l'accueillirent sur le quai. En <strong>de</strong>scendant, il ne put résister :<br />
- Arrêtez les f<strong>la</strong>shs, s'il vous p<strong>la</strong>ît !<br />
- On fait comité d'accueil ? Demanda son père.<br />
- Un peu. Où se trouvent les policiers pour for<strong>me</strong>r une haie d'honneur, un cordon<br />
sécuritaire ?<br />
- Ils s’occupent d'un ministre, com<strong>me</strong> d'habitu<strong>de</strong>. Alors, cette compétition ?<br />
- Pas mal, pas mal.<br />
- Elle s'est bien c<strong>la</strong>ssée ?<br />
- Elle a terminé sixiè<strong>me</strong>. A un cheveu près, elle finissait quatriè<strong>me</strong>. C'était très serré.<br />
- C'est bien. Elle a progressé.<br />
- C'est ce que n'a pas voulu comprendre son père. Celui-là, je n'ai<strong>me</strong>rais pas l'avoir com<strong>me</strong><br />
sergent instructeur à l'armée. D'ailleurs, je <strong>me</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s'il n'en fait pas partie.<br />
- Il a donné dans l'esc<strong>la</strong>ndre et dans <strong>la</strong> manifestation vocale ? Demanda Sylvie, sa mère.<br />
- Oui.<br />
- Ce<strong>la</strong> ne m'étonne pas ! Chérie, il parait que sa fem<strong>me</strong> est <strong>la</strong> plus malheureuse en ménage<br />
dans <strong>la</strong> région. Ce type est un rustre !<br />
- Oh ! <strong>Je</strong> croyais que c'était moi ?<br />
- Moque-toi <strong>de</strong> moi !<br />
- Vous êtes <strong>de</strong>ux anges à côté <strong>de</strong> lui. Avec son père, une dispute prend les allures d'un fait<br />
divers ! Bon, ce n'est pas tout. Et si on rentrait ? Il fait froid, sur ce quai.<br />
Bras <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>ssous, symboles d'une famille unie mê<strong>me</strong> si elle était incomplète, ils dévalèrent<br />
les marches du souterrain per<strong>me</strong>ttant <strong>de</strong> traverser les voies en toute sécurité et <strong>de</strong> rejoindre <strong>la</strong><br />
sortie. Le coeur serré, Sébastien était incapable d'effacer <strong>de</strong> son esprit le visage en <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s <strong>de</strong><br />
son amie et partenaire pour le patinage détente. Il aurait tant aimé <strong>la</strong> consoler. Mais cette<br />
éventualité faisait aussitôt surgir le père, un obstacle certain à ses senti<strong>me</strong>nts, un cerbère<br />
garant <strong>de</strong> <strong>la</strong> noblesse du nom du futur mari <strong>de</strong> sa fille. Un ennemi potentiel. Un os dans <strong>la</strong><br />
moulinette.<br />
*<br />
* *
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Dans son rêve, il lui semb<strong>la</strong>it qu'on aspergeait son visage d'eau. Pas <strong>de</strong> l'eau pure mais<br />
quelque chose <strong>de</strong> visqueux. Et col<strong>la</strong>nt. Sébastien ouvrit un oeil et jeta l'autre sur son réveil.<br />
Minuit dix. La nuit précé<strong>de</strong>nte, passée dans le train, avait été éprouvante. Toute <strong>la</strong> journée, en<br />
cours, il n'avait pas cessé <strong>de</strong> piquer du nez sur ses cahiers ouverts pour <strong>la</strong> for<strong>me</strong>. A <strong>la</strong> sortie<br />
du collège, il s'était précipité à <strong>la</strong> patinoire. Geneviève y était, pas Catherine. L'entraîneur avait<br />
reçu un coup <strong>de</strong> fil <strong>de</strong> Monsieur Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville <strong>la</strong> prévenant que sa fille n'assisterait<br />
plus aux entraîne<strong>me</strong>nts jusqu'à ce qu'il dégote une nouvelle personne chargée <strong>de</strong> cette tâche.<br />
Ainsi, ce tyran avait mis ses <strong>me</strong>naces à exécution. Que réservait-il à <strong>la</strong> patineuse ?<br />
L'origine <strong>de</strong> l'humidité soudaine, c'était Zeus. Il s'activait à débarbouiller joyeuse<strong>me</strong>nt son<br />
maître adoré.<br />
- Eh ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Qui t'a autorisé à monter sur le lit ? Allez ! Va sur ton tapis !<br />
Le <strong>la</strong>brador gémit douce<strong>me</strong>nt puis attrapa délicate<strong>me</strong>nt l'avant-bras <strong>de</strong> Sébastien. Il le tira<br />
hors <strong>de</strong> son lit avec insistance. L'attitu<strong>de</strong> du chien paraissait trop suspecte pour être normale.<br />
Il y avait un truc qui ne tournait pas rond. Il le <strong>me</strong>na jusqu'à <strong>la</strong> porte-fenêtre <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre.<br />
- Eh bien ! Qu'est-ce qu'il y a ?<br />
En guise <strong>de</strong> réponse, Sébastien entendit frapper légère<strong>me</strong>nt sur le volet <strong>de</strong> bois.<br />
- Qui est-ce ?<br />
- C'est Catherine ! Murmura une voix.<br />
- Catherine ?<br />
Il ouvrit <strong>la</strong> fenêtre, débloqua le loquet du contrevent et découvrit <strong>la</strong> jeune fille en<br />
survête<strong>me</strong>nt. Elle transportait un petit sac <strong>de</strong> sport. La lueur cendrée <strong>de</strong> <strong>la</strong> lune, alliée à <strong>la</strong><br />
b<strong>la</strong>ncheur teintée d'un zeste <strong>de</strong> violet <strong>de</strong>s <strong>la</strong>mpadaires <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville éc<strong>la</strong>ira son visage. Ses yeux<br />
étaient rougis à force d'avoir pleuré. Pas besoin <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi. Par contre, il se<br />
<strong>de</strong>mandait pourquoi elle venait chez lui en pleine nuit, à peine chau<strong>de</strong><strong>me</strong>nt vêtue, avec un<br />
maigre bagage, l'air aussi désemparé. Avait-elle l'intention d'emménager ? Si c'était le cas, il<br />
al<strong>la</strong>it malheureuse<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>voir <strong>la</strong> décevoir et lui rappeler qu'elle n'avait que quinze années, soit<br />
trois <strong>de</strong> moins que le strict nécessaire pour prendre ses propres décisions sans veto parental.<br />
- Sébastien... dit-elle les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s visible<strong>me</strong>nt au bord <strong>de</strong>s yeux.<br />
Elle se jeta dans ses bras, pleurant sans pouvoir s'arrêter. Il posa ses mains sur <strong>la</strong> tête et <strong>la</strong><br />
nuque <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille, <strong>la</strong> caressant pour amorcer <strong>la</strong> détente. Au bout d'une minute, elle releva<br />
sa tête. Son visage était encore enfantin. Pourtant, il y avait quelque chose déjà très mûr.<br />
C'était cet amalga<strong>me</strong> qui p<strong>la</strong>isait à l'adolescent. Il <strong>de</strong>vait se contenir pour ne pas aller plus loin,<br />
trop loin. Quelle tentation ! Il <strong>la</strong> tenait contre lui, toute lovée dans ses bras. Et cette fois-ci, ce<br />
n'était pas en s'amusant sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Non. C'était le plus sérieuse<strong>me</strong>nt du mon<strong>de</strong>. Tout<br />
pourrait basculer s'il osait. Mais l'image du père <strong>de</strong> Catherine, son visage exultant <strong>la</strong> haine<br />
refoulée, lui rappe<strong>la</strong> qu'il ne pourrait jamais accé<strong>de</strong>r au rang aristocratique et que, par<br />
conséquent, il ne pourrait jamais se faire accepter par les Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville ! Or, il tenait<br />
tout particulière<strong>me</strong>nt à ce point. Détestant les situations conflictuelles, il ne se voyait pas<br />
déterrer <strong>la</strong> hache <strong>de</strong> guerre avec <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> sa fem<strong>me</strong> à chaque rencontre. Alors, étant<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
donné l'extrait auquel il avait assisté il y avait <strong>de</strong>ux jours, il n'avait aucune chance<br />
d'apprivoiser ce drôle d'oiseau. Pourtant, elle était à <strong>de</strong>ux doigts <strong>de</strong> ses lèvres. Un petit appui<br />
<strong>de</strong> sa main et elle s'approcherait pour un tendre baiser. Il suffisait d'oser.<br />
- <strong>Je</strong> suis bien dans tes bras. Tu <strong>me</strong> réchauffes le coeur... avoua-t-elle sans masquer que c'était<br />
un encourage<strong>me</strong>nt.<br />
- Fais attention... En ce mo<strong>me</strong>nt, les gens ont tendance à mourir dans <strong>me</strong>s bras.<br />
- Hein ? Tu parles <strong>de</strong>... Valérie ?<br />
- Oui.<br />
- Elle te manque, n'est-ce pas ?<br />
- Im<strong>me</strong>nsé<strong>me</strong>nt. C'est com<strong>me</strong> si j'avais perdu une <strong>de</strong>uxiè<strong>me</strong> fois ma soeur. Tu savais que<br />
j'avais un frère et une soeur.<br />
- <strong>Je</strong> savais. Ton père <strong>me</strong> l'a dit.<br />
- Ce<strong>la</strong> ne m'étonne pas. C'est son far<strong>de</strong>au. Il n'y peut rien, ce n'était pas <strong>de</strong> sa faute et<br />
pourtant, il ne cesse pas <strong>de</strong> se le reprocher. Mon frère, ma soeur, et maintenant mon amie.<br />
Ma <strong>me</strong>illeure amie est partie. On se connaissait <strong>de</strong>puis neuf ans. Tu te rends compte ? Dès le<br />
premier jour, nous étions complices. Jamais je ne retrouverai une telle amitié.<br />
- Tu trouveras peut-être autre chose ?<br />
- <strong>Je</strong> le souhaite <strong>de</strong> tout mon coeur. Que ce<strong>la</strong> m'ôte <strong>me</strong>s <strong>de</strong>rnières idées <strong>de</strong> suici<strong>de</strong>.<br />
- Tu veux... te tuer ?<br />
- J'y ai pensé. Forte<strong>me</strong>nt. <strong>Je</strong> ne voyais pas l'intérêt <strong>de</strong> rester sur Terre alors que ceux que<br />
j'ai<strong>me</strong> sont au ciel.<br />
Elle était effrayée. Elle ne vou<strong>la</strong>it pas sa mort.<br />
"Oh... non ! Sébastien... je t'en prie ! <strong>Je</strong> t'ai<strong>me</strong> !" mourait-elle d'envie <strong>de</strong> lui hurler ! Elle se<br />
ravisa.<br />
- Et... qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?<br />
- Toi, dit-il en toute simplicité. Toi seule. Ta gentillesse, ta joie mê<strong>me</strong> si tu es triste ce soir.<br />
- Sébastien, je ne veux pas que tu <strong>me</strong>ures. <strong>Je</strong>... tiens à toi ! Tu es <strong>la</strong> personne <strong>la</strong> plus rare que<br />
j'ai rencontrée. Tu es mon seul ami. <strong>Je</strong> ne veux pas te perdre.<br />
Il <strong>la</strong> serra contre lui, <strong>la</strong> blottit, <strong>la</strong> câlina, <strong>la</strong> rassura. Et lui dit :<br />
- N'aie pas peur. Tu m'as convaincu. <strong>Je</strong> sais que nous som<strong>me</strong>s seuls. Tenons-nous les cou<strong>de</strong>s<br />
et faisons face à <strong>de</strong>ux. L'union fait <strong>la</strong> force, c'est bien connu. <strong>Je</strong> suppose que si tu es là, c'est<br />
que ce<strong>la</strong> s'est mal passé avec ton père ? Il ne veut plus que Geneviève t'entraîne ?<br />
- Oui. Tu es au courant ?<br />
- <strong>Je</strong> t'ai cherchée toute <strong>la</strong> journée... avoua-t-il en <strong>la</strong> tenant un peu plus contre lui. Ecoute. Peu<br />
importe ce qui s'est passé. Ton père a décidé que tu serais championne <strong>de</strong> France. Si ses<br />
propos m'ont bien été rapportés, il a juste <strong>de</strong>mandé à ce que tu sois championne <strong>de</strong> France.<br />
Soit. Il n'a pas précisé quand, ce qui <strong>la</strong>isse quelques années <strong>de</strong>vant toi et il n'a pas précisé <strong>la</strong><br />
catégorie, ce qui te <strong>la</strong>isse le choix entre le simple da<strong>me</strong>, le couple ou <strong>la</strong> danse. Mais,<br />
connaissant sa réputation non usurpée, j'imagine qu'il va rectifier le tir et compléter sa<br />
déc<strong>la</strong>ration en exigeant <strong>la</strong> victoire l'année prochaine en simple da<strong>me</strong>. D'accord. On va le<br />
prendre au mot. <strong>Je</strong> vais prendre en main ta préparation, ton entraîne<strong>me</strong>nt, le tout en secret. A<br />
ma façon. <strong>Je</strong> te jure que tu seras championne <strong>de</strong> France. Et je te jure que pour y parvenir, tu
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
vas <strong>me</strong> haïr. C'est le prix <strong>de</strong> <strong>la</strong> récompense. Notre amitié risque d'y <strong>la</strong>isser toutes ses forces<br />
naissantes.<br />
- Rien n'enta<strong>me</strong>ra mon amo... mon... Rien ne <strong>me</strong> séparera <strong>de</strong> toi.<br />
Elle avait failli trahir ses senti<strong>me</strong>nts. Trop tôt. Il était trop tôt. Il faudrait l'avis <strong>de</strong> tonton<br />
Hubert. Une nouvelle réunion afin d'apprécier <strong>la</strong> situation.<br />
- Sébastien. <strong>Je</strong> peux passer <strong>la</strong> nuit ici ?<br />
- Ben... je ne sais pas... tes parents vont s'inquiéter.<br />
- Ma mère s'inquiétera, c'est sûr. Mon père, j'ai<strong>me</strong>rais bien qu'il s'inquiète un peu <strong>de</strong> moi<br />
plutôt que <strong>de</strong> <strong>me</strong>s performances.<br />
- Bon... Prends mon lit, si tu veux. Zeus ! Dégage ! Fais <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce. Et toi aussi, Ramollo !<br />
Gros patapouf ! Ah ! Ce chien ! Il ne peut rien faire seul tant il est gros et gras.<br />
Sébastien le souleva et le déposa sur le sol pour que le fidèle canidé consente à changer<br />
d'emp<strong>la</strong>ce<strong>me</strong>nt. Aussi fainéant que celui <strong>de</strong> Columbo !<br />
- Et toi ? Où vas-tu dormir ? <strong>Je</strong> ne voudrais pas que tu dor<strong>me</strong>s mal à cause <strong>de</strong> moi...<br />
- Moi... <strong>Je</strong> vais m'allonger sur le canapé du salon.<br />
- Ah... fit <strong>la</strong> jeune fille, trahissant ostensible<strong>me</strong>nt sa déception.<br />
- Tu préfères que je reste près <strong>de</strong> toi ? Pour parler ?<br />
- Oh oui ! <strong>Je</strong>...<br />
- Tu te sens seule, n'est-ce pas ?<br />
- Terrible<strong>me</strong>nt.<br />
Elle s'était allongée sur le lit après s'être déchaussée. Il lui proposa un tee-shirt long en guise<br />
<strong>de</strong> chemise <strong>de</strong> nuit.<br />
- Volontiers. <strong>Je</strong> serai plus à l'aise.<br />
- La porte, là, mène à mon cabinet <strong>de</strong> toilettes.<br />
Elle s'absenta quelques instants et revint en tenue <strong>de</strong> nuit. Il l'attendait bien sage<strong>me</strong>nt, assis<br />
sur le bord du lit. Elle s'étendit <strong>de</strong> tout son long. Il s'avança un peu plus et s'assit<br />
complète<strong>me</strong>nt. Le sang affluait violem<strong>me</strong>nt dans <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> Sébastien. Il cognait régulière<strong>me</strong>nt<br />
mais avec précipitation dans ses tempes. Il sentit ses oreilles rougir. Heureuse<strong>me</strong>nt, <strong>la</strong> pièce<br />
était plongée dans l'obscurité. Catherine ne pouvait pas <strong>de</strong>viner son trouble certain. Elle était<br />
là, dans son lit. Il pourrait oser <strong>la</strong> toucher. Il pourrait. Il ne pouvait pas. Il n'était pas sûr <strong>de</strong><br />
lui, sûr d'elle. Et s'il se prenait un nouveau camouflet ? Et si elle ne désirait qu'une profon<strong>de</strong><br />
et sincère amitié ? Com<strong>me</strong>nt savoir ? Et puis, il y a avait le père... Quelle douloureuse<br />
tentation que cette gorge offerte, sa bouche frémissante et légère<strong>me</strong>nt entrouverte, sa poitrine<br />
naissante pointant sous l'étoffe. Elle se glissa sous <strong>la</strong> couette. Froid ou désir d'ériger une<br />
barrière ?<br />
- Tu as froid ? Demanda-t-il.<br />
- Un peu.<br />
- Tu veux que je règle le radiateur ?<br />
- Non. Sous <strong>la</strong> couette, c'est bon. Viens aussi, sinon tu vas geler...<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Si ce n'était pas une invitation, ce<strong>la</strong> y ressemb<strong>la</strong>it fort. Il sentit sa chaleur. Cherchait-elle du<br />
réconfort ou bien plus ?<br />
"Allons !" se dit-il. "Sébastien ! Réfléchis ! Elle veut ta tendresse. J'ai envie <strong>de</strong> lui donner. J'en<br />
ai envie."<br />
Elle pencha sa tête sur le côté, ouvrit ses yeux <strong>de</strong> biche fragile et le fixa intensé<strong>me</strong>nt.<br />
Imperceptible<strong>me</strong>nt, elle s'approcha. Enfin, il osa prendre le problè<strong>me</strong> à bras le corps et lui<br />
proposa :<br />
- Tu veux que je te protège dans <strong>me</strong>s bras, com<strong>me</strong> tout à l'heure ?<br />
- Oui, dit-elle simple<strong>me</strong>nt.<br />
Elle vint contre lui et appuya son <strong>me</strong>nton et sa joue droite contre sa poitrine, le reste <strong>de</strong> sa<br />
tête se col<strong>la</strong>nt contre <strong>la</strong> gorge <strong>de</strong> Sébastien. Elle ra<strong>me</strong>na son bras gauche contre l'épaule du<br />
jeune hom<strong>me</strong>. Il se <strong>la</strong>issa faire mais ne resta pas les bras bal<strong>la</strong>nts. Tout à coup, <strong>la</strong> barrière<br />
s'effondra. Il l'en<strong>la</strong>ça et embrassa son front, appréciant énormé<strong>me</strong>nt les boucles <strong>de</strong> cheveux<br />
chatouil<strong>la</strong>nt son visage. Il <strong>de</strong>vina son sourire épanoui dans l'obscurité. Elle se rehaussa un peu<br />
pour se porter à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> ses lèvres. Le long baiser fut vécu par les <strong>de</strong>ux tourtereaux<br />
com<strong>me</strong> une délivrance totale. Un seul baiser. Sébastien et Catherine n'en vou<strong>la</strong>ient pas trop<br />
tout <strong>de</strong> suite. Ils étaient rassurés. Ils savaient maintenant qu'ils en vou<strong>la</strong>ient davantage mais<br />
attendre attiserait le feu <strong>de</strong> l'amour. Libérés, détendus, ils ne tardèrent plus à s'endormir. Pour<br />
<strong>la</strong> première fois <strong>de</strong> sa vie, Sébastien éprouva un senti<strong>me</strong>nt rassurant <strong>de</strong> puissance investissant<br />
son esprit. Une sensation inhabituelle due à <strong>la</strong> construction alors que jusqu'à présent, il n'avait<br />
vécu que <strong>de</strong>s démolitions.<br />
*<br />
* *<br />
La chambre était toujours plongée dans l'obscurité. Cependant, il était déjà l'heure <strong>de</strong> se lever.<br />
En tout cas, l'heure pour Catherine. Le temps pour elle <strong>de</strong> regagner son domicile et <strong>de</strong> <strong>la</strong>isser<br />
croire qu'elle y avait passé les <strong>de</strong>rnières six heures.<br />
Le téléphone sonna. La main <strong>de</strong> Sébastien s'abattit sur le portable avant mê<strong>me</strong> l'achève<strong>me</strong>nt<br />
<strong>de</strong> sa première sonnerie. Heureuse<strong>me</strong>nt qu'il était le seul à possé<strong>de</strong>r un combiné dans <strong>la</strong><br />
chambre. Ses parents n'avaient rien dû entendre. Il prit <strong>la</strong> communication :<br />
- Allô ?<br />
- Monsieur Prévaud ?<br />
- Son fils.<br />
- Vous êtes Sébastien ?<br />
- Oui.<br />
- <strong>Je</strong> suis Elisabeth Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville, <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Catherine. Ma fille n'est pas à <strong>la</strong> maison.<br />
Son père ne le sait pas encore. Rassurez-moi ! Elle est chez vous ?<br />
- Elle est près <strong>de</strong> moi.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Catherine, à son tour réveillée, <strong>de</strong>manda en silence, d'un geste <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête, l'i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong><br />
l'interlocuteur au bout du fil.<br />
- Ta maman. Ton père ne sait rien. Vous voulez lui parler ?<br />
- Oui, s'il vous p<strong>la</strong>ît. Catherine ?<br />
- Maman ?<br />
- Reviens à <strong>la</strong> maison. Pourquoi tu as fugué ? <strong>Je</strong> sais bien que ton père n'est pas agréable, par<br />
mo<strong>me</strong>nts, qu'il s'emporte. Mais ce sont ses choix...<br />
- Tu l'approuves ?<br />
- <strong>Je</strong> suis parfois obligée.<br />
- Surtout lorsqu'il te rappelle lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt qu'il détient les cordons <strong>de</strong> <strong>la</strong> bourse ! Rassure-toi !<br />
<strong>Je</strong> n'ai pas fugué. <strong>Je</strong> suis venue dormir chez Sébastien. Pour plusieurs raisons. D'abord, pour<br />
essayer d'oublier l'humiliation publique qu'il m'a infligée aux championnats <strong>de</strong> France.<br />
Ensuite, pour retrouver le garçon que j'ai<strong>me</strong> et avec qui j'ai passé une nuit cal<strong>me</strong> et tendre. <strong>Je</strong><br />
suis très reposée. J'ai dormi com<strong>me</strong> un loir dans ses bras et je tiens à ce qu'il le sache. Enfin,<br />
puisque Papa ne veut plus que Geneviève s'occupe <strong>de</strong> mon entraîne<strong>me</strong>nt, j'ai choisi<br />
Sébastien, à savoir le <strong>me</strong>illeur, pour ce poste. S'il doute que le garçon que j'ai<strong>me</strong> est le <strong>me</strong>illeur<br />
entraîneur, je l'inviterai à une séance <strong>de</strong>stinée à lui prouver <strong>me</strong>s dires. Et puisqu'il est question<br />
d'invitation, qu'il sache qu'il ne sera pas invité l'année prochaine lorsque je serai consacrée<br />
championne <strong>de</strong> France !<br />
- Qu'est-ce que je vais lui dire ?<br />
- Dis-lui que je suis partie faire du sport avant d'aller en cours.<br />
- Et pour <strong>la</strong> suite ? Que vas-tu faire ?<br />
- <strong>Je</strong> vais travailler avec mon nouvel entraîneur.<br />
- Il va hurler.<br />
- Qu'il hurle, ce<strong>la</strong> m'est bien égal !<br />
- Il est vrai<strong>me</strong>nt capable <strong>de</strong> t'envoyer en pension. Dans cette pension militaire pour faire <strong>de</strong>s<br />
jeunes filles <strong>de</strong> parfaites épouses <strong>de</strong> militaire.<br />
- Il faudra qu'il m'enchaîne et <strong>me</strong> tue pour com<strong>me</strong>ttre une telle ânerie. Il y perdra plus qu'il y<br />
gagnera.<br />
- Ne dis pas <strong>de</strong>s choses pareilles !<br />
- Ecoute, Maman. Ni lui, ni personne ne <strong>me</strong> dictera ses ordres pour obtenir le bonheur. Le<br />
bonheur, nous l'avons fait éclore. J'ai envie qu'il grandisse ! Qu'il ne <strong>me</strong>ure jamais. J'ai envie<br />
<strong>de</strong> vivre toute ma vie auprès <strong>de</strong> Sébastien.<br />
Il sourit et essuya les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s d'impuissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille. Sa peau était douce et chau<strong>de</strong>.<br />
Ce<strong>la</strong> réveil<strong>la</strong> <strong>de</strong>s souvenirs frais. Vieux d'à peine quelques heures.<br />
- Et <strong>de</strong> quoi vivrez-vous ?<br />
- Maman... Tu te souviens <strong>de</strong> <strong>la</strong> som<strong>me</strong> que tu as déboursée pour ma robe <strong>de</strong> patineuse ?<br />
- Oui.<br />
- Multiplie par cinq ou six pour une robe <strong>de</strong> soirée.<br />
- D'accord.<br />
- J'en ai vendues une vingtaine, Mada<strong>me</strong>, intervint Sébastien. Soit <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> ce que j'avais<br />
fabriqué. Mê<strong>me</strong> si j'en vends une par mois, ce<strong>la</strong> représente un sa<strong>la</strong>ire tout à fait convenable.<br />
Vous comprenez ?<br />
- Parfaite<strong>me</strong>nt.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- J'ai <strong>de</strong>s comman<strong>de</strong>s à ne plus savoir où les <strong>me</strong>ttre. J'en ai pour trois ans au minimum, pour<br />
les honorer. <strong>Les</strong> gens apprécient mon style, ce qui <strong>me</strong> réjouit, bien sûr. Le bouche à oreille<br />
fonctionne tout seul et c'est <strong>la</strong> <strong>me</strong>illeure <strong>de</strong>s publicités gratuites.<br />
- Bien sûr. <strong>Je</strong> comprends parfaite<strong>me</strong>nt tout ceci. Mais Catherine est mineure. Elle doit vivre<br />
chez ses parents. Leur obéir.<br />
- Tout à fait. Cette nuit était exceptionnelle. Enfin, personnelle<strong>me</strong>nt, j'ai<strong>me</strong>rais bien qu'elle se<br />
répète <strong>de</strong> temps en temps. Mais enfin... Catherine ira chez vous, normale<strong>me</strong>nt. Obéir à ses<br />
parents ? Son père lui a bien <strong>de</strong>mandé d'être championne <strong>de</strong> France ?<br />
- Oui, c'est exact.<br />
- D'accord. Il a fixé les objectifs mais, <strong>de</strong> grâce, faites-lui comprendre que c'est à sa fille <strong>de</strong><br />
choisir les moyens d'atteindre le but. Le patinage, c'est cinquante pour cent <strong>de</strong> condition<br />
physique et <strong>de</strong> technique artistique, cinquante pour cent <strong>de</strong> condition <strong>me</strong>ntale. Et pour être<br />
forte <strong>me</strong>ntale<strong>me</strong>nt le jour <strong>de</strong>s épreuves, il faut qu'elle soit heureuse, détendue, gaie, sous<br />
l'influence d'aucune pression. Dites-lui qu'un milieu instable entraînera irrémédiable<strong>me</strong>nt<br />
l'échec. Et puis, effective<strong>me</strong>nt, s'il a <strong>de</strong>s doutes sur <strong>me</strong>s capacités à entraîner Catherine, je suis<br />
disposé à lui faire une petite démonstration technique, mê<strong>me</strong> à l'inviter à se produire sur <strong>la</strong><br />
g<strong>la</strong>ce, histoire qu'il se ren<strong>de</strong> compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> difficulté. Après quelques chutes violentes, voire<br />
quelques points <strong>de</strong> suture, il verra sa fille d'un autre oeil et comprendra qu'elle a besoin <strong>de</strong><br />
réconfort lorsque <strong>la</strong> journée s'achève et non d'inutiles et injustifiées remontrances.<br />
- Compte sur moi, Sébastien ! <strong>Je</strong> vous <strong>la</strong>isse ! <strong>Je</strong> crois qu'il se lève !<br />
Il posa le combiné sur son support, rechargeant l'appareil. Il se surprenait, il s'étonnait. Il<br />
s'affirmait ! Etait-ce un miracle divin ? Il n'avait pas bégayé, pas pris peur. Rien. Pas un<br />
tremble<strong>me</strong>nt. Catherine était visible<strong>me</strong>nt très heureuse <strong>de</strong> cette surprise. Après tout, elle<br />
n'aurait peut-être plus à recourir aux conseils <strong>de</strong> tonton Hubert.<br />
Sébastien se leva.<br />
- Qu'est-ce que tu fais ?<br />
- A quelle heure as-tu cours ?<br />
- A dix heures.<br />
- Com<strong>me</strong> moi.<br />
- Et ?<br />
- Il nous reste trois bonnes heures. Que pourrait-on faire ? Tu es censée courir, en ce<br />
mo<strong>me</strong>nt ?<br />
- Oh... non !<br />
- Oh si !<br />
- Ce n'est pas vrai ! Tu ne vas pas... oser !<br />
- <strong>Je</strong> ne vais pas <strong>me</strong> gêner. <strong>Je</strong> t'ai dit que tu finirais par <strong>me</strong> détester !<br />
- Plus maintenant. C'est impossible. C'est tout le contraire que j'éprouve.<br />
- Tu crois ? <strong>Je</strong> suis sûr que tu es convaincue <strong>de</strong> savoir ce qu'est <strong>la</strong> souffrance. La souffrance<br />
physique endurée lors d'un effort long, violent, martyrisant le corps entier.<br />
- Oh oui !<br />
- Tu te trompes. Tu vas découvrir une nouvelle di<strong>me</strong>nsion <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance. Tu vas <strong>me</strong><br />
détester !
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Que lui réservait-il pour être aussi catégorique ? Il <strong>la</strong> poussa hors du lit. Elle désira se doucher<br />
mais il affirma qu'elle passerait au moins un quart d'heure sous <strong>la</strong> douche pour éliminer <strong>la</strong><br />
sueur lorsqu'ils seraient revenus. Un vent d'inquiétu<strong>de</strong> souff<strong>la</strong>.<br />
*<br />
* *<br />
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90<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Le premier matin, il se contenta <strong>de</strong> lui faire exécuter quelques sauts en hauteur, dans le garage<br />
familial, où un vieux sommier, couvert d'un mate<strong>la</strong>s, servait à <strong>la</strong> réception sur le dos. Un<br />
é<strong>la</strong>stique tendu entre <strong>de</strong>ux échelles servit à <strong>me</strong>surer <strong>la</strong> détente <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille. Un ressort<br />
correct mais sans plus. Il fallut donc améliorer <strong>la</strong> détente à tout prix. Si elle ne possédait pas <strong>la</strong><br />
vitesse, elle se <strong>de</strong>vait <strong>de</strong> bondir plus haut.<br />
Donc, <strong>la</strong> première heure fut consacrée au basket après un rapi<strong>de</strong> échauffe<strong>me</strong>nt. Pas question<br />
<strong>de</strong> dribble ou <strong>de</strong> paniers à trois points. Non. L'exercice, l'unique exercice consista à bondir<br />
tout en tournant une ou <strong>de</strong>ux fois sur elle-mê<strong>me</strong> avant <strong>de</strong> <strong>la</strong>ncer le ballon. Une heure qui lui<br />
semb<strong>la</strong> durer une éternité. Fourbue, éreintée, souff<strong>la</strong>nt com<strong>me</strong> un chat, elle se dit qu'elle<br />
<strong>de</strong>vait en rester là. Ce qui parut l'inquiéter, c'est que Sébastien s'était livré à cette facétie en<br />
mê<strong>me</strong> temps qu'elle, <strong>la</strong>nçant, tournoyant autant qu'elle. Et ce<strong>la</strong> l'avait à peine essoufflé.<br />
Elle s'était assise sur le banc en fer forgé b<strong>la</strong>nc du jardin lorsqu'il s'empara <strong>de</strong> sa main droite.<br />
Un petit footing. Après tout, elle avait accepté qu'il <strong>de</strong>vienne son entraîneur, elle <strong>de</strong>vait<br />
assu<strong>me</strong>r. Elle emboîta sa foulée, à un ryth<strong>me</strong> assez soutenu. Une vitesse si importante qu'il ne<br />
tiendrait pas plus <strong>de</strong> mille ou <strong>de</strong>ux mille mètres. Sachant qu'elle, d'ordinaire, courait cinq<br />
kilomètres sans trop <strong>de</strong> problè<strong>me</strong>, malgré <strong>la</strong> fatigue due à <strong>la</strong> séance <strong>de</strong> basket, elle irait<br />
jusqu'au bout sans trop <strong>de</strong> dégâts.<br />
Ils coupèrent à travers <strong>la</strong> ville, dans le petit matin bru<strong>me</strong>ux, sillonnant les artères <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité à<br />
moitié endormie, croisant quelques lève-tôt, <strong>la</strong> <strong>la</strong>isse à <strong>la</strong> main, le chien au bout, le caniveau<br />
en <strong>de</strong>ssous. Ils prirent <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> <strong>la</strong> forêt. Sébastien courait à ses côtés et lui <strong>de</strong>mandait <strong>de</strong><br />
corriger ses foulées afin d'optimiser sa course. Il lut une lueur <strong>de</strong> désespoir dans les yeux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
jeune fille lorsqu'il bifurqua à une intersection. Il venait d'emprunter un chemin conduisant<br />
loin, le circuit total <strong>me</strong>surant une douzaine <strong>de</strong> kilomètres. Il trotta, l'encourageant <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix<br />
lorsqu'elle faiblissait. Elle se surpassa, hur<strong>la</strong> <strong>de</strong> douleur, vaincue par les points <strong>de</strong> côté. Elle<br />
dut stopper à plusieurs reprises, ava<strong>la</strong>nt d'im<strong>me</strong>nses bolées d'air pur qui avaient un mal fou à<br />
satisfaire ses besoins en oxygène. Lui avait un souffle court, écono<strong>me</strong>, presque avare ! Elle<br />
rageait <strong>de</strong> le voir aussi à l'aise. Il le paierait sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, lorsqu'elle lui en <strong>me</strong>ttrait plein <strong>la</strong> vue.<br />
Quelle ne fut pas sa déconvenue lorsqu'il lui annonça qu'elle ne retrouverait pas <strong>la</strong> patinoire<br />
avant une quinzaine <strong>de</strong> jours. Donc, pour Noël. Le len<strong>de</strong>main, dès l'aurore, le régi<strong>me</strong><br />
tyrannique reprit. Pas un câlin, pas un bisou. Rien que <strong>de</strong> l'entraîne<strong>me</strong>nt qui aurait arraché <strong>de</strong>s<br />
p<strong>la</strong>intes à Rambo en personne.<br />
Le pire, c'est que cet animal <strong>de</strong> Sébastien ne se contentait pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> torturer le matin. Dès que<br />
ses cours étaient achevés, il rappliquait et l'entraînait jusqu'au crépuscule.<br />
Le père <strong>de</strong> Catherine ignorait peu <strong>de</strong> choses. Il avait accepté le challenge du jeune hom<strong>me</strong> et<br />
exigeait <strong>de</strong>s résultats probants. La patineuse était inscrite au trophée Can<strong>de</strong>loro, une<br />
compétition aussi relevée que le championnat <strong>de</strong> France puisqu'on y retrouvait les mê<strong>me</strong>s<br />
participants. Elle <strong>de</strong>vrait s'illustrer lors <strong>de</strong> cette compétition sinon, gare à elle. La <strong>me</strong>nace était<br />
présente et, à leur grand regret, ils constatèrent que son attitu<strong>de</strong> bornée n'avait guère changé<br />
sur ce point. La date du 2 janvier se profi<strong>la</strong>it à l'horizon.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Au bout d'une semaine, il lui promit d'inaugurer un nouvel exercice. Elle se dit qu'enfin, elle<br />
al<strong>la</strong>it peut-être faire quelque chose lui évitant les courbatures dont elle com<strong>me</strong>nçait à peine à<br />
se re<strong>me</strong>ttre après six jours d'efforts surhumains. Après avoir couru, un soir, alors qu'il <strong>la</strong><br />
raccompagnait à son domicile, il lui dit :<br />
- Donne-moi ta main gauche !<br />
Elle lui tendit bien volontiers, appréciant qu'il se déci<strong>de</strong> à nouveau à franchir le pas. En effet,<br />
après leur première nuit passée ensemble, à part quelques baisers volés sur les lèvres, il ne lui<br />
avait pas offert le moindre instant romantique. Elle crût qu'il n'était pas amoureux d'elle.<br />
Donc, ce geste <strong>de</strong> <strong>la</strong> main tendue signifiait le contraire. Il ajouta :<br />
- Accroupis-toi par terre !<br />
- Quoi ?<br />
- Accroupis-toi.<br />
Elle s'exécuta <strong>de</strong> bonne grâce et attendit <strong>la</strong> suite <strong>de</strong>s événe<strong>me</strong>nts. C'est à ce mo<strong>me</strong>nt que ce<strong>la</strong><br />
com<strong>me</strong>nça à se gâter.<br />
- Bien ! A présent, tu es transformée. Un magicien a fait <strong>de</strong> toi un être bizarre, hybri<strong>de</strong>.<br />
Tantôt tu es un canard, tantôt tu te mues en grenouille. Donc, tu marches com<strong>me</strong> ces<br />
animaux. <strong>Je</strong> suis le magicien. Quand je dis "canard", tu marches en te dandinant, accroupie.<br />
Quand je prononce le mot "grenouille", tu sautes com<strong>me</strong> une grenouille. Tu as compris ce<br />
que j'attends <strong>de</strong> toi ? Ce<strong>la</strong> va te muscler les chevilles, les mollets, les cuisses et les fesses. Dur<br />
com<strong>me</strong> du béton.<br />
- J'ai compris. A quel mo<strong>me</strong>nt ma transformation va-t-elle prendre fin ?<br />
- Quand on sera arrivé chez toi !<br />
C'était à plus <strong>de</strong> mille mètres. Elle se mit à blâ<strong>me</strong>r Sébastien. Au bout du chemin, après<br />
qu'elle eut été l'objet <strong>de</strong> com<strong>me</strong>ntaires <strong>de</strong>s passants, elle se mit à haïr Sébastien.<br />
*<br />
* *<br />
La patinoire était déserte. Au soir du 23 décembre, les habitués avaient d'autres chats à<br />
fouetter (malgré les incessantes protestations <strong>de</strong> <strong>la</strong> Société Protectrice <strong>de</strong>s Animaux...).<br />
Ca<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> <strong>de</strong>rnière minute, paquets recouverts et scotchés à <strong>la</strong> va vite par l'un <strong>de</strong>s parents<br />
tandis que l'autre surveil<strong>la</strong>it les marmots curieux <strong>de</strong> nature. L'activité culinaire connaissait un<br />
im<strong>me</strong>nse regain et pour une fois, pour le soir suivant, produits congelés et leur inséparable<br />
associé, le four à micro on<strong>de</strong>s, seraient tenus <strong>de</strong> rester tranquilles afin <strong>de</strong> faire p<strong>la</strong>ce aux <strong>me</strong>ts<br />
fins, frais et parfaite<strong>me</strong>nt cuisinés.<br />
Ce soir était le soir <strong>de</strong> vérité pour Catherine. Bien qu'il n'y ait personne, <strong>la</strong> piste était éc<strong>la</strong>irée.<br />
La porte d'entrée était ouverte. Ce silence ne lui disait rien qui vaille. Sébastien avait<br />
probable<strong>me</strong>nt concocté une surprise lui occasionnant <strong>de</strong> terribles douleurs muscu<strong>la</strong>ires.<br />
Voyant qu'aucune â<strong>me</strong> ne se manifestait, elle se mit rapi<strong>de</strong><strong>me</strong>nt en tenue. Elle apporta un<br />
soin tout particulier au <strong>la</strong>çage <strong>de</strong> ses patins, habitu<strong>de</strong> prise parce qu'elle n'avait aucune<br />
confiance en ses chevilles. Elle s'é<strong>la</strong>nça sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce avec <strong>la</strong> majesté d'un cygne. Sébastien<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
surgit <strong>de</strong>rrière elle, en tenue <strong>de</strong> travail. Il s'était dissimulé <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> balustra<strong>de</strong>. Il stoppa à<br />
quelques centimètres <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille.<br />
- Bonsoir.<br />
- Tu m'as fait peur !<br />
- Excuse-moi... Tiens ! A titre d'encourage<strong>me</strong>nt...<br />
Il l'en<strong>la</strong>ça et l'embrassa avec tendresse, vibrant, sentant le corps tendu ployer sous ses<br />
caresses. Elle participa active<strong>me</strong>nt mais il ne fit pas durer l'échange charnel. Pourquoi ? Elle<br />
trouvait cet instant délicieux, réparateur. Elle avait soif d'amour et il ne faisait pas grandchose<br />
pour l'étancher. Se serait-elle trompé sur son compte ? Etait-il très peu senti<strong>me</strong>ntal ?<br />
- Qu'est-ce que je fais, ce soir ? Tu vas <strong>me</strong> martyriser ?<br />
- Tu vois... <strong>Je</strong> t'avais dit que tu finirais par <strong>me</strong> haïr ! C'est fait. Tu <strong>me</strong> considères à présent<br />
com<strong>me</strong> un tortionnaire. Pardonne-moi si je <strong>me</strong> suis montré distant. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> le suis imposé. Il<br />
fal<strong>la</strong>it que tu progresses <strong>de</strong> manière spectacu<strong>la</strong>ire. Si nous avions consacré notre temps aux<br />
câlins, à <strong>la</strong> tendresse, travail<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> temps en temps, tu n'en serais pas là. <strong>Je</strong> n'ai pas fait ce<strong>la</strong> <strong>de</strong><br />
gaieté <strong>de</strong> coeur. Pas du tout. C'était une vraie torture pour moi parce que j'ai sans cesse senti<br />
que tu avais besoin d'amour. <strong>Je</strong> brû<strong>la</strong>is d'envie <strong>de</strong>... <strong>Je</strong> brûle d'envie... Mais il faut patienter.<br />
Encore. J'agis com<strong>me</strong> ce<strong>la</strong> pour ton bien mais c'est tout le contraire <strong>de</strong> ce que je suis.<br />
Maintenant, je ne vais rien exiger d'horrible <strong>de</strong> ta part, ce soir. Tu vas patiner, répéter tes<br />
program<strong>me</strong>s imposés et libres après ton échauffe<strong>me</strong>nt. Et ton entraîneur <strong>de</strong> toujours te<br />
jugera.<br />
- Qui ?<br />
Geneviève Grilet apparut à son tour.<br />
- <strong>Je</strong> suis réintégrée, Catherine. Ton père s'est vu répondre par <strong>la</strong> Fédération que j'étais <strong>la</strong><br />
personne <strong>la</strong> plus compétente pour entraîner sa fille et qu'il <strong>de</strong>vrait s'en contenter.<br />
- <strong>Je</strong> suis vrai<strong>me</strong>nt contente <strong>de</strong> vous revoir ! S'exc<strong>la</strong>ma <strong>la</strong> patineuse.<br />
- Ce<strong>la</strong> veut-il dire que je suis un mauvais entraîneur ? Demanda Sébastien.<br />
- Non mais, je com<strong>me</strong>nce à croire qu'avec Geneviève, j'étais en vacances.<br />
- <strong>Les</strong> vacances sont finies !<br />
De bonne grâce, <strong>la</strong> jeune fille entama son échauffe<strong>me</strong>nt par quelques tours <strong>de</strong> pistes,<br />
changeant <strong>de</strong> quart, prenant <strong>de</strong> <strong>la</strong> vitesse, aug<strong>me</strong>ntant les change<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> direction. En<br />
mê<strong>me</strong> temps, elle répéta quelques gestes avec une grâce totale<strong>me</strong>nt intacte. Sébastien fondait<br />
à chaque fois qu'elle les exécutait parce qu'elle l'en<strong>la</strong>çait avec <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> grâce. Il se prit à<br />
imaginer qu'elle rêvait <strong>de</strong> lui lorsqu'elle évoluait ainsi sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce.<br />
Elle se positionna, glissant en arrière. Elle com<strong>me</strong>nça par le plus simple : une double boucle<br />
piquée. Le pied gauche piqua <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, elle s'envo<strong>la</strong> et atterrit impeccable<strong>me</strong>nt sur son pied<br />
droit. Sa vitesse était encore élevée. Elle glissa quelques mètres et enchaîna, en avant, pour un<br />
double Axel. Il s'avéra être une totale réussite. Elle n'était pas encore convaincue. Elle persista<br />
et signa avec une triple boucle, puis une double dans <strong>la</strong> foulée. L'approximation n'était plus<br />
<strong>de</strong> mise. Ses chevilles paraissaient avoir été plongées dans le béton tant leur résistance ferait<br />
pâlir le blindage d'un char d'assaut et possédaient un ressort digne <strong>de</strong>s voitures américaines.<br />
Transformée. Sébastien lui avait-il imp<strong>la</strong>nté <strong>de</strong>s circuits électroniques pendant son som<strong>me</strong>il ?
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle se tourna vers lui, l'air interrogateur. Il se contenta <strong>de</strong> hocher <strong>la</strong> tête. Elle rayonnait. Et<br />
afin <strong>de</strong> lui témoigner sa joie, elle exécuta un triple Axel <strong>de</strong>vant ses yeux satisfaits. Une paire<br />
d'yeux observait <strong>la</strong> scène, totale<strong>me</strong>nt ébahie. Geneviève se posait une seule question : était-ce<br />
<strong>la</strong> mê<strong>me</strong> élève qui ratait <strong>la</strong><strong>me</strong>ntable<strong>me</strong>nt ses doubles il y avait seule<strong>me</strong>nt un mois ? Sa mise au<br />
vert avait permis <strong>de</strong> révéler <strong>de</strong> nouvelles métho<strong>de</strong>s d'entraîne<strong>me</strong>nt.<br />
Plus rien n'arrêtait Catherine. Elle se surprenait telle<strong>me</strong>nt qu'elle oubliait l'artistique, pour un<br />
soir, se consacrant intégrale<strong>me</strong>nt au technique. Dehors, dans le froid, un hom<strong>me</strong> observait<br />
silencieuse<strong>me</strong>nt à travers les hublots. Il observait les évolutions <strong>de</strong> sa fille. Il était bien obligé<br />
d'ad<strong>me</strong>ttre que ce garçon, un gueux sans noblesse, avait réussi son pari. Catherine avait misé<br />
sur le bon cheval. Reste à savoir ce qu'elle vaudrait en compétition. Il s'éloigna sans mot dire,<br />
sans se montrer, respectant le voeu <strong>de</strong> sa fille, transmis par <strong>la</strong> mère, qu'il n'assiste pas à ses<br />
compétitions. Une <strong>de</strong>rnière fois, il regarda à travers le verre embué. L'adolescent avait rejoint<br />
sa fille et entamait une succession <strong>de</strong> boucles triples et quadruples. L'hom<strong>me</strong> était tétanisé. Le<br />
garçon était-il un extraterrestre ? Il s'empara <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Catherine, l'entraîna dans un<br />
simu<strong>la</strong>cre <strong>de</strong> rock sur g<strong>la</strong>ce et lui fit faire un saut <strong>la</strong>ncé. Ils étaient totale<strong>me</strong>nt complices.<br />
Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville s'éloigna, a<strong>me</strong>r. Sa fille avait fait le grand bond. Hors <strong>de</strong><br />
l'adolescence. Ce Sébastien lui enlèverait sa fille. Il le savait. Il sentit vieux, tout à coup. Très<br />
vieux.<br />
*<br />
* *<br />
Geneviève était aux anges. Elle avait admis qu'elle n'était pas responsable <strong>de</strong> cette mutation,<br />
<strong>de</strong> cette révolution mais seul le résultat comptait. Catherine et Sébastien répétaient, pour le<br />
p<strong>la</strong>isir, leur chorégraphie sur le thè<strong>me</strong> du Grand Bleu.<br />
La complicité totale, l'amour évi<strong>de</strong>nt transperçant leurs gestes constitueraient un avantage<br />
supplé<strong>me</strong>ntaire dans leur couple sur g<strong>la</strong>ce. Patiem<strong>me</strong>nt, Catherine enseignait les gestes<br />
nécessaires à un program<strong>me</strong> libre pour qu'il <strong>de</strong>vienne artistique. Le patinage ne se limitait plus<br />
à une succession <strong>de</strong> sauts, com<strong>me</strong> il le pratiquait. Le but du jeu, c'était <strong>de</strong> trouver les pas, les<br />
gestes, les attitu<strong>de</strong>s nouvelles qui p<strong>la</strong>iraient au public, qui influenceraient les juges dans<br />
l'attribution <strong>de</strong> <strong>la</strong> note. Ainsi, au début <strong>de</strong> leur exhibition, au lieu <strong>de</strong> se dire bonjour en<br />
s'embrassant sur les joues, ce que <strong>la</strong> jeune fille faisait mine <strong>de</strong> refuser, ils se frottaient le bout<br />
du nez, l'un contre l'autre, à <strong>la</strong> manière <strong>de</strong>s esquimaux. Il répondait en lui faisant un pied <strong>de</strong><br />
nez, à <strong>la</strong> Tibétaine.<br />
Appuyée sur le bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> balustra<strong>de</strong>, elle enfi<strong>la</strong> les protège patins avant <strong>de</strong> quitter <strong>la</strong> piste.<br />
- Est-ce que j'ai entraîne<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>main ?<br />
- Seule<strong>me</strong>nt le matin. <strong>Je</strong> ne vais pas te faire l'affront <strong>de</strong> t'épuiser avant <strong>la</strong> din<strong>de</strong> <strong>de</strong> Noël, avant<br />
les nombreuses agapes du réveillon et <strong>de</strong> son len<strong>de</strong>main. Par contre, dès le 26 décembre, ce<br />
sera très sévère si tu as pris un ou <strong>de</strong>ux kilos !<br />
- Tu es dur !<br />
- Mais juste. Allez ! Ne t'inquiète pas. Ce<strong>la</strong> ne sera pas plus compliqué que d'habitu<strong>de</strong>. <strong>Je</strong> te<br />
nourrirai avec le mê<strong>me</strong> cocktail : course, gymnastique, basket, un peu <strong>de</strong> natation et les<br />
sempiternelles répétitions sur le sol et <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Geneviève s'occupera <strong>de</strong> l'artistique et <strong>de</strong>s<br />
sauts. Moi, je m'occuperai <strong>de</strong> ta for<strong>me</strong> !<br />
- Et <strong>me</strong>s for<strong>me</strong>s ? Tu n'en as pas envie ?<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Il va <strong>de</strong> soi que je vais te couvrir <strong>de</strong> tendresse et <strong>de</strong> baisers...<br />
- Ah ! J'ai<strong>me</strong> mieux ce<strong>la</strong> !<br />
- Avant que tu partes, je... j'ai<strong>me</strong>rais te faire un ca<strong>de</strong>au.<br />
Il dévoi<strong>la</strong> un présent couvert <strong>de</strong> papier ca<strong>de</strong>au, un paquet dissimulé sous les pupitres <strong>de</strong>s<br />
arbitres.<br />
- C'est pour moi ?<br />
- Oui.<br />
- <strong>Je</strong>... j'ai honte. <strong>Je</strong> n'ai rien acheté. J'y ai pensé mais je connais si peu tes goûts.<br />
- Nous ne nous connaissons pas assez. On <strong>de</strong>vrait passer... une nouvelle soirée, ensemble.<br />
Une nuit entière pendant les vacances <strong>de</strong> Noël.<br />
- Qu'est-ce qui te ferait p<strong>la</strong>isir com<strong>me</strong> ca<strong>de</strong>au ?<br />
- Toi.<br />
- Moi ? Mais, tu m'as déjà ! <strong>Je</strong> suis toute entière à toi. Totale<strong>me</strong>nt. Tu peux tout <strong>me</strong><br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, mê<strong>me</strong> <strong>de</strong> marcher sur <strong>la</strong> tête, je le ferai. Sébastien... Tu es le premier garçon que<br />
j'ai<strong>me</strong>. <strong>Je</strong> sais que c'est peut-être présomptueux d'affir<strong>me</strong>r ce<strong>la</strong> mais je suis sûre que tu es celui<br />
que j'épouserai un jour, dans quelques années.<br />
- C'est amusant... Lorsque Valérie <strong>me</strong> l'a dit, j'ai eu du mal à <strong>la</strong> croire. Pourtant, petit à petit, je<br />
com<strong>me</strong>nce à <strong>me</strong> faire à l'éventualité d'avoir trouvé <strong>la</strong> fem<strong>me</strong> <strong>de</strong> ma vie du premier coup.<br />
- Elle te l'avait dit ?<br />
- Oui, peu avant <strong>de</strong> mourir dans <strong>me</strong>s bras. Ce<strong>la</strong> aussi, elle l'avait prévu. Elle avait vu le<br />
déroule<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> sa mort.<br />
- Tu penses souvent à elle ?<br />
- Très souvent. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> où elle est, ce qu'elle fait. Est-ce qu'elle <strong>me</strong> voit ? Voit-elle<br />
combien tu <strong>me</strong> rends heureux ?<br />
- J'en suis certaine.<br />
- Et le ca<strong>de</strong>au ?<br />
- J'ai hâte <strong>de</strong> découvrir ce que c'est. C'est léger. Ce<strong>la</strong> se casse ?<br />
- En partie.<br />
- Ce<strong>la</strong> se mange ?<br />
- Tu aurais du mal à digérer !<br />
- C'est pour nous <strong>de</strong>ux ?<br />
- C'est pour toi mais ce<strong>la</strong> <strong>me</strong> fera p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> le voir.<br />
Il s'agissait d'une robe magnifique. Elle était convaincue d'avoir déjà vu le modèle. Pourtant,<br />
en se remémorant les murs <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre <strong>de</strong> Sébastien, elle n'en trouva aucune trace.<br />
B<strong>la</strong>nche, rose pâle et bleu pastel, <strong>la</strong> robe était vrai<strong>me</strong>nt somptueuse. Mais le ca<strong>de</strong>au ne<br />
s'arrêtait pas là. Il n'avait pas fait les choses à moitié. Elle avait <strong>de</strong> quoi se vêtir <strong>de</strong>s pieds à <strong>la</strong><br />
tête, hormis les sous-vête<strong>me</strong>nts qui manquaient à l'appel. Il avait tout <strong>de</strong> mê<strong>me</strong> acheté une<br />
paire <strong>de</strong> bas clip <strong>de</strong> couleur b<strong>la</strong>nche, <strong>de</strong>s chaussures b<strong>la</strong>nches. Et, fin du fin, pour couvrir le<br />
décolleté, un splendi<strong>de</strong> collier où trônaient saphirs, é<strong>me</strong>rau<strong>de</strong>s, rubis et diamants incrustés<br />
dans l'or massif.<br />
- Tu es fou !<br />
- Complète<strong>me</strong>nt dingue, c'est vrai !<br />
- C'est...
- Beau ?<br />
- Plus que ça !<br />
- Tu as l'air ravie.<br />
- <strong>Je</strong> le suis. Attends !<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Sans crier gare, elle ôta son sweat-shirt, dévoi<strong>la</strong>nt sa poitrine <strong>me</strong>nue heureuse<strong>me</strong>nt masquée<br />
par un soutien-gorge pigeonnant. Elle enfi<strong>la</strong> <strong>la</strong> robe. Il se glissa <strong>de</strong>rrière elle, ajusta le tissu et<br />
bouc<strong>la</strong> le collier tendu par <strong>la</strong> jeune fille. En un <strong>de</strong>mi-tour, elle se présenta face à lui.<br />
- Tu es <strong>me</strong>rveilleuse ! On dirait vrai<strong>me</strong>nt Cendrillon !<br />
- Cendrillon ? Oh ! C'est <strong>la</strong> copie <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe <strong>de</strong> bal <strong>de</strong> Cendrillon !<br />
- Exact. Ce<strong>la</strong> n'a pas été facile. Il a fallu que je trouve plusieurs p<strong>la</strong>ns nets dans le <strong>de</strong>ssin<br />
animé et que j'en tire <strong>de</strong>s épreuves photographiques, sous tous les angles. Mais c'est amusant.<br />
La prochaine fois, j'essaierai <strong>de</strong> réaliser l'une <strong>de</strong>s tenues portées par Vivien Leigh dans<br />
"Autant en emporte le vent". A moins que je <strong>me</strong> contente <strong>de</strong>s vête<strong>me</strong>nts portés par les<br />
acteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> "Guerre du feu", le film préhistorique <strong>de</strong> <strong>Je</strong>an-Jacques Annaud.<br />
- En simili peau <strong>de</strong> bête ?<br />
- Oui.<br />
- Sébastien. Tu veux bien <strong>me</strong> dé<strong>la</strong>cer <strong>me</strong>s patins et <strong>me</strong>ttre les chaussures. Et retirer mon<br />
pantalon <strong>de</strong> jogging.<br />
- Tu veux rentrer chez toi dans cette tenue ?<br />
- Bien sûr !<br />
Avec son survête<strong>me</strong>nt troué à <strong>de</strong> nombreux endroits, ses tennis ouvertes par l'usure, il<br />
détonnerait à côté d'elle, habillée com<strong>me</strong> une princesse. Voir <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s passants dans <strong>la</strong> rue<br />
vaudrait le coup...<br />
*<br />
* *<br />
Tout au long du chemin, ils n'avaient pas cessé <strong>de</strong> s'embrasser et d'observer les badauds<br />
ébahis. Leur ba<strong>la</strong><strong>de</strong> leur vaudrait peut-être un passage dans les journaux locaux si un<br />
journaliste avait eu le bonheur <strong>de</strong> les surprendre dans <strong>la</strong> rue, tendre<strong>me</strong>nt en<strong>la</strong>cés. Parvenus au<br />
seuil <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong><strong>me</strong>ure <strong>de</strong>s Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville, il prit congé. Visible<strong>me</strong>nt, <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Catherine<br />
guettait l'arrivée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux tourtereaux puisqu'elle sortit immédiate<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison. Ils<br />
furent surpris en pleine scène du baiser, battant tous les records du cinéma.<br />
- Oh ! Ma chérie ! Quelle robe magnifique ! <strong>Je</strong> ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai pas qui en est l'auteur surdoué !<br />
- <strong>Je</strong> l'ai eu au supermarché pour une bouchée <strong>de</strong> pain.<br />
- Quoi ? Où ? Quelle gran<strong>de</strong> surface, que je cours acheter <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> ?<br />
- Non, je p<strong>la</strong>isantais. C'est mon ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> Noël ! Dit-elle en accentuant <strong>la</strong> pression <strong>de</strong> ses<br />
mains sur celles <strong>de</strong> son amoureux.<br />
- Félicitations, Sébastien ! Vous n'allez pas rester <strong>de</strong>hors, il fait froid. Entrez !<br />
- Euh... <strong>Je</strong> suis désolé, mada<strong>me</strong>. <strong>Je</strong> dois décliner votre invitation.<br />
- Pourquoi ?<br />
- <strong>Je</strong> ne tiens pas à rencontrer votre mari. L'échantillon <strong>de</strong> colère qu'il nous a offert aux<br />
championnats <strong>de</strong> France, ne m'incite pas à le voir.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Il est bourru mais il n'a pas un mauvais fond.<br />
- <strong>Je</strong> ne partage pas votre opinion. <strong>Je</strong> préfère <strong>me</strong> tenir à bonne distance <strong>de</strong> ses poings, juste au<br />
cas où il n'apprécierait pas que je rencontre sa fille.<br />
- Vous ne pourrez pas toujours l'éviter !<br />
- <strong>Je</strong> le rencontrerai lorsque Catherine sera championne <strong>de</strong> France et qu'il lui aura présenté ses<br />
excuses pour l'avoir humiliée en public. Pas avant.<br />
- Championne <strong>de</strong> France, hein ? On n'est pas sorti <strong>de</strong> l'auberge.<br />
- Ne doutez pas <strong>de</strong> votre fille. Elle vous surprendra. Catherine, je te souhaite <strong>de</strong> bonnes fêtes.<br />
A vous aussi, mada<strong>me</strong>.<br />
- Merci.<br />
- <strong>Je</strong> serai là <strong>de</strong>main matin. L'ulti<strong>me</strong> entraîne<strong>me</strong>nt avant les joujoux au pied du sapin.<br />
- J'ai déjà été choyée au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>me</strong>s rêves...<br />
Un <strong>de</strong>rnier effleure<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s lèvres, discret, presque gêné <strong>de</strong>vant Elisabeth. Il rentra chez lui.<br />
Il avait gagné, ce soir. Il avait gagné le respect, ses <strong>la</strong>uriers. Bientôt <strong>la</strong> gloire. Catherine, ô<br />
douce Catherine. Il lui offrirait son amour <strong>de</strong> manière plus éc<strong>la</strong>tante. Beaucoup éc<strong>la</strong>tante.<br />
*<br />
* *<br />
Un zeste <strong>de</strong> savon citronné. Pas pour réveiller mais pour détendre. Une douche dé<strong>la</strong>ssante<br />
bien méritée après un jour <strong>de</strong> Noël agréable. Un Noël qui eut été fantastique si sa bien-aimée<br />
l'avait passé auprès <strong>de</strong> lui. Le temps viendrait où ils seraient réunis. La porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> cabine <strong>de</strong><br />
douche s'ouvrit brusque<strong>me</strong>nt.<br />
- Catherine !<br />
Elle était totale<strong>me</strong>nt nue. Elle entra. Elle se blottit contre lui, instantané<strong>me</strong>nt trempée par le<br />
jet d'eau tiè<strong>de</strong>. Son corps était délicieux. Il se col<strong>la</strong> à elle.<br />
- <strong>Je</strong> ne m'attendais pas à une telle surprise !<br />
- Tu ai<strong>me</strong>s ?<br />
- J'adore. Mais... com<strong>me</strong>nt es-tu entrée ?<br />
- Par <strong>la</strong> porte. Tes parents m'ont <strong>la</strong>issée venir dans ta chambre. Ils avaient l'air enchantés <strong>de</strong><br />
<strong>me</strong> voir.<br />
- Et tes parents ?<br />
- Ma mère <strong>me</strong> couvre. <strong>Je</strong> suis supposée être chez une copine !<br />
- Superbe ! On a <strong>la</strong> nuit pour nous ?<br />
- Oui, mon amour ! Toute une nuit !<br />
- <strong>Je</strong> t'adore ! Non, mieux. <strong>Je</strong> t'ai<strong>me</strong>. <strong>Je</strong> t'ai<strong>me</strong> <strong>de</strong> tout mon coeur... Et mê<strong>me</strong> encore plus.<br />
Mais... j'ai peur.<br />
- De quoi ?<br />
- Que ce<strong>la</strong> ne dure pas. Que ton père m'empêche <strong>de</strong> te voir. Il nous en empêchera, c'est<br />
couru d'avance. C'est ce qui <strong>me</strong> fait peur. Retomber dans <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>. Ne plus te chérir contre<br />
moi.<br />
- Ce<strong>la</strong> n'arrivera pas. <strong>Je</strong> te le garantis. Nous som<strong>me</strong>s peut-être jeunes et ce<strong>la</strong> en fait sûre<strong>me</strong>nt<br />
sourire plus d'un. <strong>Je</strong> tiens vrai<strong>me</strong>nt à toi. <strong>Je</strong> veux vivre avec toi.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Dès aujourd'hui ?<br />
- Eh non ! C'est impossible ! Dommage, n'est-ce pas ?<br />
- Vrai<strong>me</strong>nt. La vie <strong>de</strong> famille, c'est pour plus tard. Et maintenant, que faisons-nous ?<br />
- L'amour.<br />
- Hein ? Tu veux... ?<br />
- J'ai<strong>me</strong>rais. Pas tout <strong>de</strong> suite. Enfin... un jour. <strong>Je</strong>... ne sais pas com<strong>me</strong>nt c'est. J'ai envie <strong>de</strong> le<br />
découvrir avec toi. Et toi, tu...<br />
- Oui. <strong>Je</strong> ne sais pas com<strong>me</strong>nt on fait. Ce sera ma première fois. J'espère que je ne te décevrai<br />
pas.<br />
- Quoi qu'il arrive, je serai heureuse d'être dans tes bras.<br />
- C'est un désir facile à combler !<br />
- Prends-moi dans tes bras !<br />
Ses doigts glissèrent sur les épaules dévalées par <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> perles tiè<strong>de</strong>s. Sa bouche<br />
fruitée s'offrit avec joie. Elle chercha le corps à corps stimu<strong>la</strong>nt, source d'un p<strong>la</strong>isir inconnu et<br />
nouveau. Très puissant. Il défer<strong>la</strong> en elle com<strong>me</strong> un tsunami ba<strong>la</strong>yant <strong>la</strong> côte <strong>de</strong> toute <strong>la</strong><br />
hauteur <strong>de</strong> sa vague géante. Elle gémit douce<strong>me</strong>nt.<br />
- Qu'est-ce que tu as ? Tu es souffrante ? S’inquiéta Sébastien, encore marquée au fer rouge<br />
par <strong>la</strong> mort violente <strong>de</strong> Valérie.<br />
- Non. Tout va bien. J'ai eu... du p<strong>la</strong>isir. Oh ! C'est génial !<br />
- Com<strong>me</strong>nt ?<br />
- Dans mon ventre. Un déchire<strong>me</strong>nt délicieux. C'est... ton corps contre le mien qui provoque<br />
cet émoi, cet état. C'est signe que je suis bien avec toi. Dis ! Tu ne crois pas qu'on <strong>de</strong>vrait<br />
sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> douche ?<br />
- Tu as raison. On a dû vi<strong>de</strong>r le ballon d'eau chau<strong>de</strong>. Elle <strong>de</strong>vient plus fraîche.<br />
Ils <strong>la</strong>issèrent <strong>la</strong> source d'eau chau<strong>de</strong> artificielle et s'enveloppèrent mutuelle<strong>me</strong>nt dans <strong>de</strong> longs<br />
draps <strong>de</strong> bain. Une fois séchés, ils s'étendirent sur le lit. Leur nudité ne les gênait plus autant.<br />
Ils <strong>la</strong> découvrirent com<strong>me</strong> un territoire inexploité. Pas d'extinction <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière, cette fois-ci.<br />
<strong>Les</strong> doigts atterrirent sur le ventre parfait. Elle s'alluma com<strong>me</strong> une torche. Il générait un<br />
effet délirant. Elle vibrait <strong>de</strong> <strong>la</strong> ci<strong>me</strong> <strong>de</strong>s cheveux à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nte <strong>de</strong>s pieds. Il plongea carré<strong>me</strong>nt<br />
ses lèvres sur <strong>la</strong> gorge sans défense. Elle poussa un long soupir et s'agrippa à lui. Elle gigota<br />
com<strong>me</strong> une anguille prise au piège. Elle ne put contenir un petit cri, une p<strong>la</strong>inte furtive, suivie<br />
d'un nouveau et long soupir. Sa fièvre retomba mo<strong>me</strong>ntané<strong>me</strong>nt.<br />
- C'est moi qui provoque ton envie ? Demanda Sébastien.<br />
- Oui. C'est com<strong>me</strong> un feu d'artifice.<br />
- <strong>Je</strong> te désire.<br />
- <strong>Je</strong> le sens.<br />
- Ah... ! Tu veux sûre<strong>me</strong>nt parler <strong>de</strong> cette chose que les garçons ont du mal à cacher<br />
lorsqu'elle se manifeste ?<br />
- Oui.<br />
- <strong>Je</strong> m'excuse. C'est irrépressible.<br />
- Oh... ! Ne cherche pas à l'empêcher, au contraire. Ce<strong>la</strong>... m'intrigue, avoua-t-elle en riant.<br />
- Vrai<strong>me</strong>nt ?<br />
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98<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Oui, beaucoup. <strong>Je</strong> suis un peu ignorante. Par contre, ce qu'il faut, c'est nous limiter aux<br />
caresses. <strong>Je</strong> ne veux pas prendre <strong>de</strong> risques.<br />
- Tu as raison. <strong>Je</strong> ne <strong>me</strong> vois pas père à quinze ans. Par contre, amoureux, ça, oui !<br />
- Il faut que je <strong>me</strong> cal<strong>me</strong>. Eteins <strong>la</strong> lumière, s'il te p<strong>la</strong>ît. <strong>Je</strong> vais <strong>me</strong> blottir contre toi. Ecouter<br />
ton coeur battre et <strong>me</strong> parler <strong>de</strong> l'avenir. De notre avenir.<br />
- Un poè<strong>me</strong> te p<strong>la</strong>irait ?<br />
- Pour moi ?<br />
- Pour toi.<br />
Elle ferma les yeux et lui prêta l'attention <strong>la</strong> plus soutenue. Il débuta ainsi :<br />
- Ce<strong>la</strong> s'appelle "secret"...<br />
Mon secret prend sa source,<br />
Dans une fontaine <strong>de</strong> jouvence,<br />
Et termine sa course,<br />
Dans un océan <strong>de</strong> romance.<br />
Mon secret est une émotion,<br />
Qui porte un doux prénom,<br />
C'est une sensation,<br />
Qui fait perdre <strong>la</strong> raison.<br />
Mon secret est <strong>la</strong> fleur,<br />
Du fruit <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion,<br />
Symbole aux mille senteurs,<br />
D'une profon<strong>de</strong> union.<br />
Mon secret est une mélodie,<br />
Un air joyeux,<br />
Qui chante <strong>la</strong> chanson <strong>de</strong> l'harmonie,<br />
Accompagnée <strong>de</strong> mots délicieux.<br />
Notre secret est un instant d'éternité,<br />
Un mo<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> bonheur partagé,<br />
Avec toi, ma douce aimée,<br />
Pour qui je n'ai plus <strong>de</strong> secret.<br />
Elle l'embrassa. Ses joues mouillées témoignaient <strong>de</strong> sa réussite. Il avait réussi à l'émouvoir.<br />
Grâce au pouvoir <strong>de</strong>s mots. Elle se servait <strong>de</strong> sa grâce et il se servait <strong>de</strong>s mots. Elle était...<br />
fantastique. Ses lèvres chau<strong>de</strong>s... Oh Seigneur ! Quelle tentation ! Il se tourna et <strong>la</strong> recouvrit.<br />
*<br />
* *
18<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Le pa<strong>la</strong>is omnisports <strong>de</strong> Paris Bercy débordait <strong>de</strong> fans. Le trophée Can<strong>de</strong>loro, une<br />
compétition comptant pour le championnat <strong>de</strong>s espoirs, attirait tout le gratin du patinage.<br />
Seule manquait une concurrente <strong>de</strong>s championnats <strong>de</strong> France, blessée lors d'une exhibition.<br />
Le règle<strong>me</strong>nt international avait sérieuse<strong>me</strong>nt évolué. Il avait gagné en souplesse. Entre<br />
autres, il per<strong>me</strong>ttait désormais toutes sortes <strong>de</strong> figure interdites auparavant, ceci afin <strong>de</strong><br />
rendre le spectacle encore plus attractif. Depuis quelques lustres, chez les professionnels, les<br />
couples se formaient entre d'anciens champions <strong>de</strong> <strong>la</strong> catégorie simple. Il y a trois ans, cette<br />
pratique avait été autorisée chez les amateurs. Une nouvelle discipline avait mê<strong>me</strong> vu le jour :<br />
le patinage synchronisé, par équipes <strong>de</strong> quatre personnes. Un ballet sur g<strong>la</strong>ce où <strong>la</strong><br />
coordination et les sauts, exécutés dans un parfait mouve<strong>me</strong>nt d'ensemble, primaient avant<br />
tout. La vitesse ajoutait beaucoup <strong>de</strong> pi<strong>me</strong>nt à cette discipline désormais olympique. <strong>Les</strong><br />
Etats-Unis dominaient totale<strong>me</strong>nt car ils étaient les seuls à offrir l'infrastructure abondante et<br />
à disposer d'une riche pépinière <strong>de</strong> patineurs.<br />
Assise seule sur son banc, dans les vestiaires, Catherine se concentrait. Sébastien lui avait<br />
prouvé que rien n'était impossible et elle avait réalisé l'impossible. Ses chevilles étaient en<br />
béton. Sébastien les avait refaites à neuf, quasi<strong>me</strong>nt.<br />
Elle n'aurait d'yeux que pour lui. <strong>Les</strong> juges n'existeraient pas. Elle patinerait pour p<strong>la</strong>ire à son<br />
amoureux, pour faire naître le désir et pour qu'il lui procure <strong>de</strong> délicieuses sensations, com<strong>me</strong><br />
lors <strong>de</strong> leur tendre nuit d'après Noël. Quels <strong>me</strong>rveilleux instants... <strong>Les</strong> heures avaient été trop<br />
courtes et l'encourageaient à renouveler l'expérience. Cette fois, elle irait jusqu'au bout,<br />
jusqu'à l'amour. <strong>Les</strong> prémices telle<strong>me</strong>nt enivrantes <strong>la</strong> pousseraient à le char<strong>me</strong>r, le séduire<br />
jusqu'à ce qu'il <strong>de</strong>vienne fou d'elle.<br />
Le présentateur annonça sa venue sur <strong>la</strong> piste. Elle prit une profon<strong>de</strong> inspiration et se<br />
redressa. Elle marcha lente<strong>me</strong>nt, cal<strong>me</strong><strong>me</strong>nt. Presque au ralenti. Coupée du mon<strong>de</strong> extérieur,<br />
elle reviendrait à <strong>la</strong> réalité dès les premières notes <strong>de</strong> musique. Elle connaissait son<br />
program<strong>me</strong> par coeur, au millimètre près. Com<strong>me</strong> dans un rêve, elle entrait sur un ring <strong>de</strong><br />
boxe tant l'ambiance était chau<strong>de</strong>. C'était grisant. Le public enthousiaste mais discipliné se tut<br />
dès qu'elle ôta ses protège patins en prenant appui sur le bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> balustra<strong>de</strong>. Une main<br />
rassurante sur son épaule.<br />
- <strong>Je</strong> t'ai<strong>me</strong>. Mets-en leur plein <strong>la</strong> vue, pour moi !<br />
Elle sourit. Oui, elle se surpasserait pour lui. L'étonner. L'é<strong>me</strong>rveiller. La Toccata <strong>de</strong> Bach<br />
débuta. Au centre <strong>de</strong> Bercy, elle prit son é<strong>la</strong>n avec une infinie grâce. Elle s'imagina vêtue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
robe <strong>de</strong> Cendrillon. Elle exécuta sans mal un triple Axel, suivi d'un double. Sébastien croisa<br />
les doigts. Il bondit à chacun <strong>de</strong> ses sauts, connaissant lui aussi le program<strong>me</strong> à <strong>la</strong> perfection.<br />
Là, maintenant, une triple boucle piquée. Elle passa à <strong>me</strong>rveille. Tout al<strong>la</strong>it bien. Il fal<strong>la</strong>it<br />
qu'elle assure, qu'elle évite <strong>la</strong> chute.<br />
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100<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
"<strong>Je</strong> m'envole. <strong>Je</strong> décolle com<strong>me</strong> une fusée. Le triple Axel est passé com<strong>me</strong> une lettre à <strong>la</strong><br />
poste. Tu veux que je t'étonne, Sébastien ? Tu veux que je te montre que tu as réussi ?<br />
D'accord."<br />
La triple boucle arriva. Avec une prise d'é<strong>la</strong>n maximale. Que se passait-il ? Ressentait-elle une<br />
faiblesse nécessitant une telle sécurité ? Il pria le ciel que ça tourne à <strong>la</strong> bonne vitesse. Après,<br />
il lui resterait à accomplir un Salchow ou un Flip, plus un Lutz, le saut le plus difficile à<br />
exécuter, parce que tournant vers l'intérieur au lieu <strong>de</strong> l'extérieur.<br />
Elle produisit une impulsion <strong>de</strong> toute beauté, s'élevant à une hauteur considérable. Il compta.<br />
Un, <strong>de</strong>ux, trois, quatre tours ! Elle avait remp<strong>la</strong>cé le triple par un quadruple ! Et <strong>la</strong> réception<br />
avait été plus que convenable. Encore une poussée du patin droit et elle ajouta le Lutz. Une<br />
vague <strong>de</strong> hourras parcourut le public d'un bout à l'autre du sta<strong>de</strong>. Un quadruple était rare.<br />
Jamais personne n'avait tenté d'enchaîner un triple Lutz <strong>de</strong>rrière. Elle était folle <strong>de</strong> joie et<br />
adressa un regard <strong>de</strong> braise ar<strong>de</strong>nte en passant juste <strong>de</strong>vant le jeune hom<strong>me</strong> affalé sur son<br />
siège, scié, <strong>la</strong>miné, esbroufé.<br />
"Catherine ! Tu es <strong>me</strong>rveilleuse, le joyau d'entre les joyaux. Et c'est moi qui suis ton chevalier<br />
servant..."<br />
Il était ému aux <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s. Le program<strong>me</strong> libre s'acheva. <strong>Les</strong> imposés l'avaient p<strong>la</strong>cée en secon<strong>de</strong><br />
position, hier. La championne <strong>de</strong> France s'était montrée impériale et les juges, malgré <strong>la</strong><br />
performance <strong>de</strong> Catherine, avaient un peu trop joué <strong>la</strong> hiérarchie nationale. La jeune fille<br />
manquait aussi <strong>de</strong> confiance. Mais là, si jamais ils notaient encore <strong>de</strong> travers...<br />
<strong>Les</strong> notes <strong>de</strong>s neuf juges tardèrent. Catherine était assise sur un petit podium, Geneviève près<br />
d'elle. Sébastien n'était pas loin. Il n'avait pas envie d'être dans le champ <strong>de</strong>s caméras. Encore<br />
sa timidité qui revenait au galop ! Pas grave ! Elle avait réussi à le conquérir, durable<strong>me</strong>nt,<br />
aucun doute. Merci tonton Hubert ! Il faudrait lui présenter, c'était <strong>la</strong> moindre <strong>de</strong>s choses.<br />
<strong>Les</strong> notes techniques s'affichèrent : cinq 6.0, quatre 5.9. L'artistique suivit : huit 6.0, un 5.9.<br />
Ce <strong>de</strong>rnier se couvrit <strong>de</strong> honte. C'était un triomphe. Avec ses 5.8 et ses 5.9, <strong>la</strong> championne <strong>de</strong><br />
France était nette<strong>me</strong>nt enfoncée. Anéantie. Elle n'existait plus. Catherine prenait soudain une<br />
di<strong>me</strong>nsion nationale, internationale mê<strong>me</strong>. <strong>Les</strong> bouquets <strong>de</strong> fleurs jonchèrent <strong>la</strong> piste, <strong>de</strong> plus<br />
en plus. Une pluie <strong>de</strong> pétales, <strong>de</strong>s peluches aussi. Signe manifeste d'une popu<strong>la</strong>rité naissante<br />
et reconnaissance implicite d'un public connaisseur.<br />
Elle embrassa Sébastien, avec fougue.<br />
- Merci ! Merci mon amour !<br />
- Ce n'est que le début...<br />
*<br />
* *<br />
D'une enjambée, Catherine accéda au podium. Sur <strong>la</strong> plus haute marche. Elle se plia en <strong>de</strong>ux<br />
pour recevoir le trophée et les félicitations <strong>de</strong>s organisateurs. Mê<strong>me</strong> le plus illustre et le plus<br />
popu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong>s patineurs français, Philippe Can<strong>de</strong>loro en personne, était <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête. Une fête,<br />
d'ailleurs, avait été prévue dans un restaurant parisien réquisitionné pour l'occasion.<br />
Evi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt, Catherine n'était pas certaine d'être sur <strong>la</strong> liste <strong>de</strong>s invités. A présent, le doute<br />
n'était plus permis. Elle irait avec Sébastien.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Mais l'heure n'était pas encore aux réjouissances. Il y avait <strong>la</strong> première interview télévisée, les<br />
photographies <strong>de</strong>s journalistes qui ali<strong>me</strong>nteraient les gazettes dès <strong>de</strong>main matin.<br />
A quelques centaines <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong> là, un hom<strong>me</strong> avait les yeux rivés sur l'écran <strong>de</strong><br />
télévision, un peu rougis par l'heure tardive, beaucoup rougis par l'émotion. Sa fille était en<br />
gros p<strong>la</strong>n.<br />
- Alors, je suis avec Catherine Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville, l'étonnant vainqueur <strong>de</strong> ce trophée. <strong>Je</strong><br />
dis étonnant parce que <strong>de</strong>puis les championnats <strong>de</strong> France, vous avez progressé d'une<br />
manière inouïe. Nous avions noté que votre patinage était limpi<strong>de</strong> sur le p<strong>la</strong>n artistique mais<br />
que vous souffriez d'une fréquente instabilité lors <strong>de</strong> vos réceptions <strong>de</strong> saut. Quel est le secret<br />
<strong>de</strong> cette transformation ?<br />
- L'amour.<br />
- L'amour ? Vrai<strong>me</strong>nt ?<br />
- <strong>Je</strong> suis tombée amoureuse. L'amour <strong>me</strong> donne <strong>de</strong>s ailes. Et je m'envole ! Dit-elle d'un air<br />
volontaire<strong>me</strong>nt coquin.<br />
- Plus sérieuse<strong>me</strong>nt.<br />
- C'est très sérieux. Il s'appelle Sébastien. Il m'a entraîné pendant ce <strong>de</strong>rnier mois et <strong>me</strong>s<br />
chevilles sont <strong>de</strong>venues très résistantes. C'est grâce à lui. D'ailleurs, lui aussi patine et réalise<br />
<strong>de</strong>s quintuples boucles tant sa détente est prodigieuse. Elle n'a rien à voir avec <strong>la</strong> mienne. On<br />
dirait qu'il possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ressorts dans ses patins !<br />
- Et cette métho<strong>de</strong> d'entraîne<strong>me</strong>nt, en quoi consiste-t-elle ?<br />
- Secret professionnel.<br />
- On ne peut mê<strong>me</strong> pas en savoir un peu ?<br />
- Non, c'est impossible.<br />
- Et, cet entraîneur miracle, qui est-il ? Où est-il ?<br />
- Il doit se cacher. Il est assez réservé mais efficace.<br />
- A-t-il une profession ?<br />
- Il est... couturier. C'est lui qui a réalisé ma tenue.<br />
- Splendi<strong>de</strong>. Catherine, les téléspectateurs se posent sûre<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> question que moi : si<br />
votre ami est capable <strong>de</strong>s exploits techniques dont vous parlez et qu'il possè<strong>de</strong> aussi vos<br />
qualités artistiques, pourquoi ne patine-t-il pas en amateur ?<br />
- <strong>Je</strong> l'ignore !<br />
- Et mieux, à vous <strong>de</strong>ux, vous seriez capables <strong>de</strong> vaincre en simple et en couple !<br />
- Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait beaucoup <strong>de</strong> travail.<br />
- Vous n'y avez jamais pensé ? Allez ! Dites-nous !<br />
- Nous patinons souvent ensemble, pour le p<strong>la</strong>isir. Nous avons mis au point une<br />
chorégraphie mais c'est juste à usage <strong>de</strong> détente. Pas plus.<br />
- Vous avez un calendrier chargé ?<br />
- Pas trop, non. Etant donné mon rang national, <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s compétitions internationales<br />
<strong>me</strong> sont interdites. L'année prochaine, je <strong>de</strong>vrai impérative<strong>me</strong>nt <strong>me</strong> c<strong>la</strong>sser première ou<br />
secon<strong>de</strong> pour aller aux championnats d'Europe !<br />
- Nous vous le souhaitons, Catherine, parce que votre patinage est très p<strong>la</strong>isant à voir. Voilà !<br />
Ainsi s'achève le trophée Can<strong>de</strong>loro. <strong>Je</strong> vous souhaite une excellente fin <strong>de</strong> soirée !<br />
Pas <strong>de</strong> générique <strong>de</strong> fin. Cette tradition avait totale<strong>me</strong>nt disparu sur les chaînes com<strong>me</strong>rciales.<br />
P<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> tonitruante publicité. Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville stoppa l'enregistre<strong>me</strong>nt en<br />
direct et rembobina <strong>la</strong> cassette. Malgré l'heure tardive, il avait <strong>la</strong> fer<strong>me</strong> intention <strong>de</strong> se faire<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
une nouvelle séquence émotion. Revoir sa fille triompher sous les regards incrédules <strong>de</strong>s<br />
juges trop habitués à l'absence <strong>de</strong> véritables surprises. Sur les images, il aperçut le jeune<br />
hom<strong>me</strong> par qui tout était arrivé.<br />
Timi<strong>de</strong>, com<strong>me</strong> l'avait affirmé Catherine, peut-être. Mais il avait sa fierté. Elisabeth lui avait<br />
rapporté son refus d'être invité dans leur domicile. <strong>Les</strong> timi<strong>de</strong>s réservaient le plus <strong>de</strong> surprises<br />
et d'interrogations. Ce gamin avait réussi en un mois ce que les autres avaient raté en<br />
plusieurs années. Pour qu'elle ait tu ses métho<strong>de</strong>s d'entraîne<strong>me</strong>nt, c'est qu'elles <strong>de</strong>vaient être<br />
particulières. L'amour, elle avait affirmé que l'amour était le secret <strong>de</strong> sa réussite. Après tout,<br />
pourquoi pas ! Qu'arriverait-il s'ils se séparaient, pour une raison ou une autre ? Il préférait ne<br />
pas songer à cette hypothèse effroyable.<br />
Il revit les quatre minutes <strong>de</strong> parfaite glissa<strong>de</strong>, aussi bouleversé que <strong>la</strong> première fois. Il était<br />
seul. Sa fem<strong>me</strong> était là-bas, aussi. Il n'avait pas été convié. Il purgeait sa peine en serrant les<br />
<strong>de</strong>nts.<br />
*<br />
* *<br />
Wagon-lit, service <strong>de</strong> première c<strong>la</strong>sse. Sébastien lui avait encore réservé une magnifique<br />
surprise.<br />
- Ce n'est pas un T.G.V !<br />
- Non. C'est un train <strong>de</strong> nuit. Il <strong>de</strong>ssert <strong>la</strong> ligne Paris-Ro<strong>me</strong>.<br />
- On va <strong>me</strong>ttre énormé<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> temps. Ce sont <strong>de</strong>s couchettes. Tu crois que nous allons bien<br />
dormir ?<br />
- Nous ne montons pas dans cette voiture. La nôtre n'est plus très loin.<br />
- Et ma mère ? <strong>Je</strong> ne l'ai pas revue. Où est-elle ?<br />
- Elle est rentrée plus tôt, avec Geneviève.<br />
- Com<strong>me</strong>nt le sais-tu ? Attends... Toi, tu as tout organisé, n'est-ce pas ?<br />
- Tout. Avec <strong>la</strong> complicité <strong>de</strong> ta mère.<br />
- Petit coquin ! Alors, où va-t-on ?<br />
- On s'arrête ici. Voiture quatorze. Donne-moi ton sac !<br />
Il grimpa et lui tendit <strong>la</strong> main, faisant preuve d'une exquise ga<strong>la</strong>nterie. Une fois dans le wagon,<br />
Catherine fut surprise par un fait inhabituel. Pour un train couchette, cette voiture comportait<br />
étrange<strong>me</strong>nt très peu <strong>de</strong> portes. Bien moins que ce qu'on était en droit d'attendre. Après cinq<br />
mètres parcourus en marchant légère<strong>me</strong>nt en crabe, du fait <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>rgeur ajoutée à celle <strong>de</strong>s<br />
bagages, les <strong>de</strong>ux amoureux firent halte <strong>de</strong>vant le numéro sept.<br />
- Voici notre <strong>de</strong><strong>me</strong>ure nocturne.<br />
Il y avait un grand lit, <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux aux fenêtres, une petite tablette avec une chaise ou un<br />
tabouret pliant. A ceci s'ajoutait une armoire fonctionnelle, intégrée dans le pan <strong>de</strong> mur. Sur<br />
<strong>la</strong> table, une <strong>de</strong>mi-bouteille <strong>de</strong> champagne, au frais, dans un petit seau en inox rempli <strong>de</strong><br />
g<strong>la</strong>ce. Il se trouvait emprisonné dans un cercle métallique évitant un renverse<strong>me</strong>nt<br />
intempestif. Jusqu'à preuve du contraire, le train <strong>de</strong><strong>me</strong>urait le moyen <strong>de</strong> transport assurant <strong>la</strong><br />
<strong>me</strong>illeure stabilité. Deux coupes étaient accrochées à côté du mini réfrigérateur.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- C'est pour nous ? Tu es sûr que nous ne nous som<strong>me</strong>s pas trompés ?<br />
- Non. C'est notre chambre d'hôtel rou<strong>la</strong>nte. Agréable, n'est-ce pas ?<br />
- C'est... <strong>me</strong>rveilleux et... romantique !<br />
- <strong>Je</strong> suis heureux que ce<strong>la</strong> te p<strong>la</strong>ise. Regar<strong>de</strong> ! La porte, là, accè<strong>de</strong> au cabinet <strong>de</strong> toilettes.<br />
Notre cabinet <strong>de</strong> toilettes. Mets-toi à l'aise. On a toute <strong>la</strong> nuit et <strong>la</strong> matinée. Il roule<br />
lente<strong>me</strong>nt, ce train. Juste assez pour les amoureux. Quand je <strong>me</strong> suis renseigné à <strong>la</strong> S.N.C.F.,<br />
j'étais loin <strong>de</strong> penser qu'un pareil luxe rou<strong>la</strong>nt existait. <strong>Je</strong> croyais que l'avène<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s trains à<br />
gran<strong>de</strong> vitesse avait fait disparaître ces salons sur rail. Eh bien, détrompe-toi ! Ils sont <strong>de</strong> plus<br />
en plus en vogues, malgré les tarifs dissuasifs. Il faut parfois réserver <strong>de</strong>s semaines à l'avance.<br />
- Sébastien... Tu <strong>me</strong> combles <strong>de</strong> bonheur.<br />
- Ce n'est rien. Rien n'est trop beau pour toi. Et rien ne vaut le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> t'avoir vue<br />
remporter le trophée haut-<strong>la</strong>-main. Tu vois, ça, c'est gravé dans mon esprit <strong>de</strong> manière<br />
indélébile. Une quadruple boucle... L'ar<strong>me</strong> absolue lorsqu'elle est parfaite<strong>me</strong>nt utilisée,<br />
com<strong>me</strong> tu l'as fait. La tête <strong>de</strong>s juges !<br />
- Et <strong>la</strong> tête du journaliste <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision, lorsque je lui ai dit que mon entraîneur réalisait une<br />
quintuple boucle.<br />
- Tu lui as dit ?<br />
- Oui ! J'en étais fière ! Com<strong>me</strong> je suis fière d'être celle que tu ai<strong>me</strong>s.<br />
- J'éprouve <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> fierté, Catherine. Tu es si... exceptionnelle ! Tiens ! Une petite coupe <strong>de</strong><br />
champagne pour fêter l'événe<strong>me</strong>nt.<br />
Il versa avec précaution tandis qu'elle s'assit sur le bord du lit afin <strong>de</strong> tester le moelleux du<br />
mate<strong>la</strong>s. Lui préféra avaler une gorgée afin <strong>de</strong> tester le moelleux du célèbre vin <strong>de</strong> champagne<br />
millésimé.<br />
- A quoi boit-on ?<br />
- A nous <strong>de</strong>ux !<br />
- A nous <strong>de</strong>ux. A <strong>la</strong> vie. A l'amour. Au bonheur.<br />
Ils croisèrent leurs bras avant <strong>de</strong> tremper leurs lèvres dans le liqui<strong>de</strong> pétil<strong>la</strong>nt. Il ava<strong>la</strong> d'un<br />
trait, elle l'imita aussitôt. Il lui enleva le verre <strong>de</strong>s mains et <strong>la</strong> bascu<strong>la</strong> sur le lit. Allongé sur elle,<br />
il <strong>la</strong> couvrit <strong>de</strong> baisers, chercha <strong>de</strong>s mains <strong>la</strong> poitrine <strong>me</strong>nue. Il dégrafa tout ce qui se trouvait<br />
entre sa bouche et <strong>la</strong> peau <strong>de</strong> sa bien-aimée. Le chemisier fut preste<strong>me</strong>nt déboutonné.<br />
Lorsqu'il découvrit <strong>la</strong> b<strong>la</strong>ncheur <strong>la</strong>ctée et le grain parfait, il en resta ébahi. Com<strong>me</strong> les fois<br />
précé<strong>de</strong>ntes. Il prit le temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> couver du regard. Elle se trémoussa <strong>la</strong>ngoureuse<strong>me</strong>nt afin<br />
<strong>de</strong> lui faire perdre patience. Et ce<strong>la</strong> marcha ! Il se jeta sur elle com<strong>me</strong> le chien affamé<br />
rongeant nerveuse<strong>me</strong>nt son os. Au détail près que <strong>la</strong> jeune fille n'avait rien d'un sac d'os, bien<br />
que fine et légère.<br />
- <strong>Je</strong> <strong>me</strong>ure d'envie <strong>de</strong> toi ! Avoua Sébastien.<br />
- Tu as toujours envie <strong>de</strong> mourir ?<br />
- Non... Plus maintenant. <strong>Je</strong> tiens trop à toi.<br />
- Tu crois que... je suis... <strong>la</strong> fem<strong>me</strong> <strong>de</strong> ta vie ?<br />
- <strong>Je</strong> crois. Pour que tu sois une vraie fem<strong>me</strong>, il faut que tu sois mienne.<br />
- C'est mon intention, mon voeu le plus cher. Euh... Regar<strong>de</strong>.<br />
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104<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle fouil<strong>la</strong> dans son sac <strong>de</strong> sport, penchée vers le bas du lit. Elle exhiba un papier légère<strong>me</strong>nt<br />
froissé. Il le lut, en silence. Il <strong>la</strong> regarda. A son tour, il recu<strong>la</strong> et plongea <strong>la</strong> main dans<br />
l'intérieur <strong>de</strong> sa veste. Un papier à donner, lui aussi.<br />
- Tu l'as fait, toi aussi ?<br />
- Catherine... <strong>Je</strong> vou<strong>la</strong>is te rassurer, pour plus tard. <strong>Je</strong> n’ai pas attrapé cette saloperie <strong>de</strong> virus.<br />
<strong>Je</strong> vois que tu as eu <strong>la</strong> mê<strong>me</strong> attention.<br />
- C'est pour ce<strong>la</strong> que nous nous entendons si bien.<br />
- Euh... J'ai acheté <strong>de</strong>s machins en caoutchouc... tu sais...<br />
- Tu peux dire <strong>de</strong>s préservatifs. Ce n'est pas difficile. Préservatifs.<br />
- Oui. J'ai... j'ai essayé d'en <strong>me</strong>ttre un, chez moi. Pour ne pas avoir l'air idiot <strong>la</strong> première fois.<br />
Ce fut une véritable catastrophe. Rien qu'en sachant que je <strong>de</strong>vais <strong>me</strong>ttre ce truc... ce<br />
préservatif, je <strong>me</strong> suis... ramolli. Tu vois le tableau ? <strong>Je</strong> m'y suis repris à plusieurs fois, en<br />
pensant à toi. Hé<strong>la</strong>s ! A chaque fois, plouf ! F<strong>la</strong>nelle ! J'espère que ça ira mieux ce soir.<br />
- Ce<strong>la</strong> va aller. Tu en as envie ?<br />
- Oh oui !<br />
- Tu n'auras pas besoin <strong>de</strong> préservatif.<br />
- Pourquoi ?<br />
- <strong>Je</strong> prends un moyen <strong>de</strong> contraception <strong>de</strong>puis un mois environ.<br />
- Un moyen <strong>de</strong> contraception ?<br />
- La pilule, quoi ! De quelle p<strong>la</strong>nète viens-tu ?<br />
- De <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète <strong>de</strong>s timi<strong>de</strong>s.<br />
- Pardonne-moi... <strong>Je</strong> ne vou<strong>la</strong>is pas te blesser. <strong>Je</strong> cherche à avoir moins peur, en p<strong>la</strong>isantant.<br />
- Tu es tendue ?<br />
- Un peu.<br />
- Moi aussi. Si tu veux, on ne le fait pas.<br />
- Si. Enfin. Ecoute... Donne-moi du p<strong>la</strong>isir com<strong>me</strong> tu l'as fait chez toi. Si on en a très envie, je<br />
suis sûre que ça viendra très naturelle<strong>me</strong>nt. Ai<strong>me</strong>-moi. Ai<strong>me</strong>-moi très fort...<br />
Magie <strong>de</strong>s doigts s'emmê<strong>la</strong>nt, <strong>de</strong>s lèvres se cherchant et se trouvant, échange d'énergie à<br />
l'instant où les corps se frôlent. <strong>Les</strong> barrières tombèrent, les inhibitions aussi. L'exploration<br />
<strong>de</strong>s monts et vallées <strong>de</strong> Catherine débuta.<br />
*<br />
* *<br />
Le corps tendu, Sébastien se cambra. Catherine le reçut avec une infinie tendresse. Elle était<br />
terrible<strong>me</strong>nt réceptive. L'amour l'embellissait <strong>de</strong> jour en jour. Elle se lova, se mordit les lèvres<br />
d'un air coquin. Elle découvrait <strong>de</strong>s sensations nouvelles, en elle. C'était fantastique. Sébastien<br />
était <strong>me</strong>rveilleux d'attention, prenant mille précautions, prétextant qu'il ne vou<strong>la</strong>it surtout pas<br />
lui faire mal. Il ne lui fit pas mal. Au contraire. Elle le pria d'accélérer ses mouve<strong>me</strong>nts. Il<br />
exauça son voeu. Elle poussa <strong>de</strong>s gémisse<strong>me</strong>nts p<strong>la</strong>intifs, pareils à ceux d'un petit chien<br />
haletant. Elle acheva ses trémolos par un hurle<strong>me</strong>nt déchirant.<br />
Il p<strong>la</strong>qua sa main sur <strong>la</strong> bouche <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille. Alors qu'elle tremb<strong>la</strong>it encore <strong>de</strong> tous ses<br />
<strong>me</strong>mbres, elle s'excusa :<br />
- <strong>Je</strong> suis bruyante. <strong>Je</strong> n'ai pas pu m'en empêcher. <strong>Je</strong> vais réveiller toute <strong>la</strong> ra<strong>me</strong>. C'est... fou !
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Tu as eu du p<strong>la</strong>isir ?<br />
- Plus que ce<strong>la</strong> !<br />
- Quoi ?<br />
- Un tremble<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> terre ! Un vrai séis<strong>me</strong>. La panique à bord. C'est toi, Sébastien. C'est toi<br />
l'auteur <strong>de</strong> ce conte, <strong>de</strong> ce rêve.<br />
- Moi...<br />
- Oui. Et toi... Com<strong>me</strong>nt c'est ?<br />
- Pas achevé. Tu en veux encore ?<br />
- Tu peux ?<br />
- Pas <strong>de</strong> problè<strong>me</strong>. J'avais peur <strong>de</strong> l'éjacu<strong>la</strong>tion précoce mais c'est un inconvénient qui ne<br />
paraît pas m'affecter. <strong>Je</strong> peux durer... longtemps, com<strong>me</strong> les piles Duracell.<br />
- Alors, vas-y, offre-moi encore <strong>de</strong> délicieuses on<strong>de</strong>s <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir.<br />
- Ma douce...<br />
Le train décéléra com<strong>me</strong> s'il leur <strong>la</strong>issait le temps <strong>de</strong> jouir d'une nuit exceptionnelle. Ils<br />
s'unirent là com<strong>me</strong> ils l'auraient fait <strong>de</strong>vant monsieur le maire. En moins chaste, bien sûr.<br />
*<br />
* *<br />
Catherine dormait contre lui. Il était éveillé <strong>de</strong>puis une heure. Un réveil brutal. Paniqué,<br />
sortant d'un horrible cauchemar durant lequel ils tentaient <strong>de</strong> se marier et pendant lequel une<br />
armée <strong>de</strong> Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville, une hor<strong>de</strong> à l'effigie du père <strong>de</strong> Catherine, tous<br />
plus clonés les uns que les autres, tentait d'empêcher <strong>la</strong> cérémonie nuptiale. Il s'était redressé<br />
brusque<strong>me</strong>nt dans son lit, haletant, trempé <strong>de</strong> sueur, secoué com<strong>me</strong> un prunier. Sans s'en<br />
rendre compte, il avait probable<strong>me</strong>nt poussé un cri à l'ulti<strong>me</strong> instant où Catherine et lui<br />
périssaient sous un flot d'injures. Sa compagne, alertée, l'avait rassurée. Puis, au bout d'une<br />
dizaine <strong>de</strong> minutes, elle avait à nouveau trouvé les voies du som<strong>me</strong>il. Lui n'y était pas<br />
parvenu. Depuis une bonne heure, il jouait avec les boucles <strong>de</strong> cheveux <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille,<br />
<strong>la</strong>issant glisser ses doigts sur <strong>la</strong> peau si pâle. <strong>Les</strong> hurle<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> Catherine l'obsédaient. Il se<br />
croyait gauche, ma<strong>la</strong>droit et au contraire, il s'était révélé tendre, plein d'attention, <strong>la</strong> faisant<br />
accé<strong>de</strong>r au summum du p<strong>la</strong>isir. Avait-elle atteint le maximum ? Existait-il une limite<br />
physiologique ou psychique au p<strong>la</strong>isir ? La tentation <strong>de</strong> recom<strong>me</strong>ncer, juste pour voir s'ils<br />
étaient capables d'atteindre <strong>de</strong> nouveaux som<strong>me</strong>ts, le taraudait. Pouvaient-ils perdre<br />
conscience ? Il en perdait le som<strong>me</strong>il. L'amour faisait perdre l'appétit, le som<strong>me</strong>il. L'amour<br />
dérég<strong>la</strong>it tout. Il sentait parfaite<strong>me</strong>nt ce change<strong>me</strong>nt.<br />
Non. Il ne <strong>de</strong>vait pas recom<strong>me</strong>ncer. Pas maintenant. Elle était épuisée. Après tout, elle avait<br />
subi une énor<strong>me</strong> tension nerveuse et physique<strong>me</strong>nt, elle s'était dépensée sans compter. Elle<br />
avait besoin <strong>de</strong> récupérer. Lorsqu'elle dormait, com<strong>me</strong> ce<strong>la</strong>, elle se privait d'un grand moyen<br />
pour char<strong>me</strong>r : ses yeux. Il l'avait remarqué : elle avait les yeux d'une biche. Son regard<br />
velouté s'expliquait par le fait qu'elle possédait <strong>de</strong> longs cils fine<strong>me</strong>nt séparés par du mascara<br />
noir. Ils encadraient à <strong>me</strong>rveille ses yeux verts, c<strong>la</strong>irs et lumineux. Lorsqu'elle clignait <strong>de</strong>s yeux<br />
ou plus poétique<strong>me</strong>nt, lorsqu'elle battait <strong>de</strong>s paupières, ce<strong>la</strong> lui faisait immanquable<strong>me</strong>nt<br />
penser au velours du jeune cervidé. Il ne résistait pas bien longtemps à ces appels <strong>de</strong> phare,<br />
lui qui avait vécu trop longtemps dans <strong>la</strong> nuit sans fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle se tourna vers lui en lâchant quelques gémisse<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> bien-être. Sans ouvrir ses yeux,<br />
elle passa ses mains autour <strong>de</strong> son cou et l'attira à elle. Dormait-elle ? Non. Plus vrai<strong>me</strong>nt. Sa<br />
bouche se pressa contre <strong>la</strong> sienne et s'activa tendre<strong>me</strong>nt. Ils n'arriveraient à <strong>de</strong>stination que<br />
dans <strong>de</strong>ux bonnes heures. Elle lui susurra un "je t'ai<strong>me</strong>" <strong>de</strong>s plus <strong>la</strong>ngoureux dans l'oreille,<br />
ajoutant une caresse débutant sur le lobe <strong>de</strong> l'oreille pour achever sa course sur sa poitrine. Il<br />
frémit. Elle souhaitait lui offrir son ventre chaud, une nouvelle fois. En quelques secon<strong>de</strong>s,<br />
elle avait rechargé ses batteries et était prête à libérer son énergie <strong>de</strong> <strong>la</strong> manière <strong>la</strong> plus<br />
explosive au mon<strong>de</strong>. Elle le chercha, le guida et soupira d'aise.<br />
- Ma douce...<br />
- J'ai faim <strong>de</strong> toi.<br />
- Excuse-moi <strong>de</strong> t'avoir réveillée !<br />
- <strong>Je</strong> ne dormais pas.<br />
- Non ? Que faisais-tu ?<br />
- <strong>Je</strong> profitais silencieuse<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> ta tendresse, <strong>de</strong> tes caresses. Jusqu'à l'instant où je n'ai pas pu<br />
résister davantage.<br />
- Et, à présent, com<strong>me</strong>nt te sens-tu ?<br />
- Mmmh... C'est... inimaginable ! C'est quelque chose dont on ne peut pas parler si on ne l'a<br />
pas vécu auparavant. C'est le paradis. Mieux qu'une quintuple boucle. Le patinage <strong>de</strong>vient<br />
soudain ridicule, comparé aux sensations que tu <strong>me</strong> procures.<br />
- Il ne faut pas l'oublier, pourtant.<br />
- <strong>Je</strong> sais. <strong>Je</strong> dois <strong>de</strong>venir championne <strong>de</strong> France. C'est mon <strong>de</strong>stin ?<br />
- Sûre<strong>me</strong>nt. Si tu patines com<strong>me</strong> hier, tu monteras sur <strong>la</strong> plus haute marche <strong>de</strong>s podiums<br />
pour ne plus en re<strong>de</strong>scendre avant quelques années.<br />
- <strong>Les</strong> podiums ?<br />
- Oui, ma belle. <strong>Les</strong> podiums. Tu ne t'arrêteras pas en si bon chemin. Après <strong>la</strong> France, il y a<br />
l'Europe, le mon<strong>de</strong> et les jeux olympiques d'où tu reviendras toute auréolée et couverte d'or.<br />
Ensuite, tu <strong>de</strong>viendras professionnelle. Tes fans se battront pour venir te voir et pleurer<br />
d'émotion lorsque tu évolueras <strong>de</strong>vant eux, com<strong>me</strong> une fine gazelle poursuivie par un<br />
indomptable lion.<br />
- C'est toi le lion ?<br />
- C'est mon signe astrologique.<br />
- Dévore-moi ! <strong>Je</strong> ne suis qu'une faible et innocente gazelle dont tu vas faire ton repas.<br />
Dévore-moi !<br />
- J'ai envie <strong>de</strong> te dévorer <strong>de</strong>s yeux avant.<br />
- Humm... J'adore... Plus ça dure, plus j'ai<strong>me</strong>. Fais durer. Joue avec ta proie avant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
déchirer. Ensuite, com<strong>me</strong> un grand fauve, donne le coup <strong>de</strong> patte fatidique, l'étreinte fatale<br />
abrégeant <strong>me</strong>s souffrances. Prends-moi sans concession !<br />
Un véritable feu d'artifice permanent l'attendait avec Catherine. Si elle se <strong>me</strong>ttait et le <strong>me</strong>ttait<br />
dans un état pareil à chaque fois, les séparations, lorsque séparations il y aurait, seraient<br />
extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt douloureuses. Com<strong>me</strong> si on les séparait au fer rouge. De <strong>la</strong> torture à l'état brut.<br />
Catherine bascu<strong>la</strong> <strong>la</strong> tête sur le côté, offrant sa jugu<strong>la</strong>ire au félin assoiffé d'amour. Ses yeux se<br />
portèrent sur le bracelet montre du jeune hom<strong>me</strong> bril<strong>la</strong>nt dans l'obscurité. Deux petites<br />
heures, à peine, avant l'arrivée. Seule<strong>me</strong>nt... Quel dommage que les nuits, bien que longues en<br />
hiver, ne durent pas davantage. Ce genre d'activité nocturne lui p<strong>la</strong>isait telle<strong>me</strong>nt. Que ce<strong>la</strong>
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
dure éternelle<strong>me</strong>nt. Tonton Hubert... S'il savait combien il l'avait conseillée <strong>de</strong> façon<br />
judicieuse... Le marquis connaissait le genre humain mieux que quiconque.<br />
Elle donna <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> rein afin <strong>de</strong> stimuler son amoureux. Le p<strong>la</strong>isir monta à <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong><br />
l'éc<strong>la</strong>ir et tout à coup, <strong>la</strong> boule <strong>de</strong> feu, l'explosion, le déchire<strong>me</strong>nt prolongèrent <strong>la</strong> folie<br />
pendant quelques secon<strong>de</strong>s. Elle ne contrô<strong>la</strong>it plus rien, com<strong>me</strong> si elle était aux comman<strong>de</strong>s<br />
d'un avion en vrille. Elle était étourdie, perdait <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> temps, d'espace. Elle se <strong>de</strong>manda<br />
un bref instant si elle possédait encore un corps physique. Elle s'éleva dans les hautes sphères<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> déraison et <strong>de</strong> l'abandon.<br />
*<br />
* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Lorsqu'ils posèrent les pieds et les bagages sur le quai <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare, ce fut avec regrets. Le train,<br />
encore loin <strong>de</strong> son terminus, emportait dans ses f<strong>la</strong>ncs bleu métallisé, les souvenirs <strong>de</strong> leur<br />
première vraie nuit. Une nuit d'union. Au petit matin, ils s'étaient restaurés au lit. Un vrai<br />
délice que Da<strong>me</strong> S.N.C.F. faisait payer le prix fort. Peu importait. La nuit avait été inoubliable<br />
et mê<strong>me</strong> en déjeunant, ils n'avaient pu se résoudre à séparer leurs doigts qui s'étaient<br />
entremêlés le soir <strong>de</strong> leurs retrouvailles, l'un gaucher, l'autre droitière ayant réservé leur main<br />
usuelle à l'ali<strong>me</strong>ntation, l'autre à l'union charnelle inaltérable. <strong>Les</strong> instants inoubliables étaient<br />
passés mais <strong>de</strong><strong>me</strong>uraient gravés au plus profond <strong>de</strong> leur corps.<br />
<strong>Les</strong> époux Prévaud les attendaient <strong>de</strong> pied fer<strong>me</strong>. Surtout Gontran. Il brû<strong>la</strong>it d'impatience, il<br />
vou<strong>la</strong>it savoir com<strong>me</strong>nt "ça" s'était passé. D'autant plus que c'était lui qui avait acheté les<br />
machins en caoutchouc multicolores, peu ragoûtants malgré les arô<strong>me</strong>s artificiels incorporés.<br />
D'ailleurs, bien que Sylvie lui ait conseillé <strong>de</strong> se taire, il mit carré<strong>me</strong>nt les pieds dans le p<strong>la</strong>t :<br />
- Alors, fiston ? Cette nuit ? C'était com<strong>me</strong>nt ?<br />
- Génial !<br />
- Ma<strong>de</strong>moiselle partage ton avis ?<br />
- <strong>Je</strong> trouve à peine les mots pour décrire ma joie et mon bonheur ! Renchérit Catherine,<br />
visible<strong>me</strong>nt décidée à ne rien cacher <strong>de</strong> sa félicité.<br />
- Bien ! Bien ! Et vous avez pris vos précautions ? Insista le père.<br />
- Gontran ! Rappe<strong>la</strong> à l'ordre Sylvie.<br />
- Eh bien quoi ? C'est important !<br />
- On a pris toutes les précautions utiles, papa.<br />
- Tant mieux !<br />
Le père rassuré, <strong>la</strong> mère implicite<strong>me</strong>nt rassurée, ils prirent <strong>la</strong> route dans <strong>la</strong> bonne hu<strong>me</strong>ur. La<br />
mort dans l'â<strong>me</strong>, pourtant, Catherine dut se résoudre à retourner au domicile parental. Elle se<br />
sentait si bien avec Sébastien, si bien accueillie par les parents du jeune hom<strong>me</strong>, qu'elle ne<br />
voyait pas com<strong>me</strong>nt elle pourrait oublier le senti<strong>me</strong>nt d'insécurité p<strong>la</strong>nant sur sa tête<br />
lorsqu'elle pénétrerait sous son propre toit.<br />
L'insécurité <strong>de</strong> l'avenir, un avenir suspendu à l'une <strong>de</strong>s toujours possibles et légendaires<br />
colères du chef <strong>de</strong> c<strong>la</strong>n, Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville. Nul doute qu'il trouverait matière à<br />
critiquer dans sa prestation, étant totale<strong>me</strong>nt incapable d'inventer un compli<strong>me</strong>nt. Que<br />
trouverait-il ? Sa p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxiè<strong>me</strong> à l'issue du program<strong>me</strong> court ? Soulignerait-il que cette<br />
épreuve n'était pas le championnat <strong>de</strong> France bien qu'elle rassemblât un p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong><br />
concurrents i<strong>de</strong>ntique à celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus convoitée <strong>de</strong>s épreuves ? Aucun doute... Elle <strong>la</strong>issa<br />
échapper une <strong>la</strong>r<strong>me</strong> en quittant Sébastien et frissonna lorsqu'elle franchit le seuil <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison<br />
*<br />
* *<br />
Pas un cri, pas un mot, pas un chuchote<strong>me</strong>nt. Le patriarche du c<strong>la</strong>n Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville<br />
accueillit sa fille avec <strong>la</strong> plus totale absence <strong>de</strong> réaction. Il aurait perdu l'usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
qu'il n'aurait pas fait pire. Lui qui était si prévisible, d'ordinaire. Qu'un cheveu sur <strong>la</strong> soupe<br />
aurait plongé dans une colère noire d'où il serait sorti haineux et d'où ses proches seraient<br />
sortis complète<strong>me</strong>nt affaiblis. Un masque indéfinissable était tombé sur son visage et<br />
Catherine, pour une fois, ignorait ce qui se dissimu<strong>la</strong>it sous cette faça<strong>de</strong> artificielle. Elle prit le<br />
soin et le temps <strong>de</strong> questionner sa mère à propos <strong>de</strong> cette soudaine et inhabituelle hu<strong>me</strong>ur.<br />
Elle lui répondit qu'il était ainsi <strong>de</strong>puis qu'elle l'avait rejoint à <strong>la</strong> maison. Depuis Bercy. Il<br />
repassait sans cesse <strong>la</strong> cassette vidéo, usant <strong>la</strong> ban<strong>de</strong> jusqu'à ce qu'il ne reste plus <strong>la</strong> moindre<br />
particule métallique po<strong>la</strong>risée. D'ailleurs, il avait pris <strong>la</strong> précaution d'en faire une dizaine <strong>de</strong><br />
copies à partir <strong>de</strong> l'original.<br />
Quelque chose semb<strong>la</strong>it le ronger à l'intérieur <strong>de</strong> son corps ou <strong>de</strong> son esprit. Ou alors, une<br />
idée, une révolution faisait son chemin, lente<strong>me</strong>nt, bouleversant son être. Quoi qu'il en fût,<br />
quelque chose <strong>de</strong> mémorable était en train <strong>de</strong> se produire.<br />
Après s'être reposée <strong>de</strong> sa nuit pour le moins agitée pendant une bonne partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée,<br />
Catherine prit le chemin <strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire vers 17 heures. Succès ou pas, nuit enivrante et<br />
débridée ou pas, elle ne <strong>de</strong>vait pas perdre <strong>la</strong> tête, ni perdre <strong>de</strong> vue que <strong>la</strong> saison <strong>de</strong> patinage<br />
battait son plein et que, mê<strong>me</strong> si les championnats <strong>de</strong> France et le trophée Can<strong>de</strong>loro avaient<br />
constitué les points d'orgue <strong>de</strong> <strong>la</strong> dite saison, elle avait encore du pain sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nche. Diverses<br />
compétitions l'attendaient et elle <strong>de</strong>vrait prouver que sa prestation parisienne n'était pas le<br />
fruit du hasard. Au contraire. Forte <strong>de</strong> <strong>la</strong> technique enseignée par Sébastien, elle était en<br />
<strong>me</strong>sure <strong>de</strong> réaliser <strong>de</strong>s prodiges techniques, <strong>de</strong>s combinaisons qui feraient l'unanimité chez<br />
n'importe quel jury au mo<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> l'attribution <strong>de</strong>s notes. Lorsqu'elle se présenta à l'entrée <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> patinoire, Sébastien attendait, patins au pied, l'élue <strong>de</strong> son coeur. Il sourit en coin, juste<br />
d'un côté. Ce sourire, elle le reconnaîtrait entre mille. Il signifiait quelques courbatures en<br />
perspective, douleurs attribuables à une nouvelle invention du jeune hom<strong>me</strong> <strong>de</strong>stinée à<br />
rendre <strong>la</strong> patineuse invincible. Elle s'échauffa avec sérieux, craignant le pire à venir.<br />
*<br />
* *<br />
C'était arrivé d'un seul coup. Sans prévenir, bien entendu. Il venait <strong>de</strong> prendre son é<strong>la</strong>n,<br />
beaucoup <strong>de</strong> vitesse, afin d'exécuter une quintuple rotation. Elle avait tardé à venir.<br />
Indécision ? Non. Une myria<strong>de</strong> d'étoiles, brouil<strong>la</strong>nt sa vue pendant quelques secon<strong>de</strong>s,<br />
détourna son attention et lui fit oublier <strong>de</strong> prendre son envol. Ce genre <strong>de</strong> désagré<strong>me</strong>nt, il<br />
l'avait déjà subi dans sa jeune vie. On l'a tous subi, à un mo<strong>me</strong>nt ou un autre <strong>de</strong> notre<br />
existence, pour s'être levé trop précipitam<strong>me</strong>nt ou pour avoir oublié <strong>de</strong> s'ali<strong>me</strong>nter pendant<br />
un trop grand <strong>la</strong>ps <strong>de</strong> temps. Il n'y eut pas photo. Il percuta <strong>la</strong> rambar<strong>de</strong> métallique <strong>de</strong> plein<br />
fouet et bascu<strong>la</strong> <strong>de</strong> l'autre côté, très lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt.<br />
En une secon<strong>de</strong>, Geneviève et Catherine parvinrent à ses côtés. Il gisait sur le béton, au pied<br />
<strong>de</strong>s gradins, sans connaissance. Le crâne était entaillé, <strong>la</strong>issant échapper beaucoup <strong>de</strong> sang.<br />
Geneviève courut alerter les pompiers. Catherine, incapable <strong>de</strong> quitter Sébastien du regard,<br />
tentait <strong>de</strong> le rani<strong>me</strong>r <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix, sans le toucher, sans le dép<strong>la</strong>cer, com<strong>me</strong> on le lui avait appris<br />
au cours <strong>de</strong> secouris<strong>me</strong>. Il restait désespéré<strong>me</strong>nt muet. Sous le bouillon ininterrompu <strong>de</strong> sang<br />
mêlé aux cheveux, il était impossible <strong>de</strong> déterminer <strong>la</strong> nature et <strong>la</strong> gravité <strong>de</strong> <strong>la</strong> blessure au<br />
crâne. Qu'était-il arrivé ? Pourquoi n'avait-il pas stoppé sa course d'é<strong>la</strong>n si <strong>la</strong> distance était<br />
insuffisante pour accomplir ses rotations ?<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Elle tint à l'accompagner dans l'ambu<strong>la</strong>nce mais les pompiers refusèrent en bloc. Magnani<strong>me</strong>,<br />
mais on pouvait difficile<strong>me</strong>nt l'être moins dans <strong>de</strong> pareilles circonstances, Geneviève mit fin<br />
spontané<strong>me</strong>nt à <strong>la</strong> séance d'entraîne<strong>me</strong>nt et embarqua <strong>la</strong> patineuse dans sa voiture, direction<br />
l'hôpital. Pourquoi ? Pour quoi le <strong>de</strong>stin s'acharnait-il d'une manière aussi dégradante sur cette<br />
famille ? D'abord, son frère et sa soeur, son père ayant été un véritable miraculé, sa <strong>me</strong>illeure<br />
amie, frappée par une ma<strong>la</strong>die sournoise et lâche. A présent, Sébastien semb<strong>la</strong>it plongé dans<br />
un coma profond, souffrant probable<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> graves traumatis<strong>me</strong>s.<br />
*<br />
* *<br />
L'avertisseur bi ton carillonnait à chaque intersection. La camionnette fi<strong>la</strong>it à toute allure.<br />
Sébastien ne bougeait pas. Sa tête était prise dans une sorte d'étau mate<strong>la</strong>ssé <strong>la</strong> maintenant en<br />
p<strong>la</strong>ce. <strong>Les</strong> pompiers avaient diagnostiqué un traumatis<strong>me</strong> crânien moyen, avec une belle<br />
entaille sur le som<strong>me</strong>t. L'adolescent l'avait pratiquée avec ses propres patins, faisant preuve<br />
d'une incroyable malchance et d'une toute aussi incroyable souplesse !<br />
Ils avaient posé <strong>de</strong>ux attelles : à <strong>la</strong> jambe gauche et au bras gauche, l'acci<strong>de</strong>nté s'étant cassé le<br />
péroné et le poignet.<br />
Il revint douce<strong>me</strong>nt à lui, grâce à l'oxygène pur insufflé dans ses poumons par un masque.<br />
"Dieu que ce truc est bon ! Ce<strong>la</strong> vaut facile<strong>me</strong>nt quinze jours à Tignes, dans les Alpes."<br />
Com<strong>me</strong> le pompier assis près <strong>de</strong> lui, un caporal d'après ses insignes, ne semb<strong>la</strong>it pas décidé à<br />
lui ôter cette source <strong>de</strong> pureté, autant en profiter. C'était si vivifiant !<br />
Par contre, l'oxygène n'effaçait pas <strong>la</strong> douleur ressentie dans sa jambe et son poignet. Sans les<br />
voir, puisque sa tête était immobilisée et sonnée, il imagina qu'ils avaient doublé <strong>de</strong> volu<strong>me</strong>.<br />
"Qu'est-ce qui est arrivé ?"<br />
Il se revit sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, Catherine n'était pas loin. Il prenait <strong>de</strong> <strong>la</strong> vitesse pour sauter, rien<br />
d'anormal. Et puis, tout à coup, plus <strong>de</strong> son, plus <strong>de</strong> lumière. Le cerveau en grève. Ses<br />
<strong>me</strong>mbres, sa tête se sont ankylosés : <strong>de</strong>s fourmille<strong>me</strong>nts partout, com<strong>me</strong> on dit<br />
popu<strong>la</strong>ire<strong>me</strong>nt. Pourquoi une telle intensité, si puissante qu'elle avait réussi à entraver, à<br />
brouiller tous ses sens pendant quelques instants, au mo<strong>me</strong>nt, hé<strong>la</strong>s, où il ne le fal<strong>la</strong>it pas ? Il<br />
avait très certaine<strong>me</strong>nt dû manquer <strong>de</strong> certaines substances, dans sa nourriture. Et en y<br />
réfléchissant bien, avec difficultés car sa cervelle était en compote, il crut savoir quel élé<strong>me</strong>nt<br />
avait fait défaut dans son ali<strong>me</strong>ntation. Le sucre. Evi<strong>de</strong>nt ! Il détestait les bonbons et autres<br />
sucreries, il avait <strong>de</strong>s haut-le-coeur à <strong>la</strong> vue d'une simple pâtisserie et appréciait peu les barres<br />
<strong>de</strong> céréales, choco<strong>la</strong>tées ou non.<br />
Il ne sucrait ni ses yaourts nature, ni son thé, ne courait pas après les pâtes et féculents (sucres<br />
lents). Cet élé<strong>me</strong>nt haute<strong>me</strong>nt énergétique, indispensable au corps humain (quoi qu'on en<br />
dise !), était <strong>de</strong>venu dans son organis<strong>me</strong> aussi rare qu'un politicien honnête ou qu'un patron<br />
voyant son personnel autre<strong>me</strong>nt que com<strong>me</strong> une matière malléable et corvéable à souhait. Si<br />
sa main usuelle et sa jambe d'appel avaient été transformés en mar<strong>me</strong><strong>la</strong><strong>de</strong> (ou en puzzle, pour<br />
<strong>la</strong> version soli<strong>de</strong>), adieu patinage, adieu haute couture.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Cet acci<strong>de</strong>nt lui c<strong>la</strong>quait les portes <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie à <strong>la</strong> figure. Si, au moins, dans son malheur, le<br />
<strong>de</strong>stin s'était contenté <strong>de</strong> briser un seul <strong>me</strong>mbre, lui <strong>la</strong>issant une chance <strong>de</strong> s'en sortir. Mais<br />
non ! Tout le côté gauche avait écopé d'une sanction terrible ! Son poignet se ressou<strong>de</strong>rait, il<br />
pourrait sûre<strong>me</strong>nt coudre après une longue rééducation. Mais sa jambe fracturée lui interdirait<br />
<strong>de</strong> se porter aux côtés <strong>de</strong> Catherine. Il serait boiteux, ridicule. Elle ne voudrait mê<strong>me</strong> plus<br />
qu'il vienne <strong>la</strong> voir s'entraîner. Elle ne passerait certaine<strong>me</strong>nt pas le reste <strong>de</strong> ses jours auprès<br />
d'un infir<strong>me</strong>. Tôt ou tard, il se retrouverait seul. Il ne lui resterait plus que ses souvenirs d'un<br />
amour passé, un p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> plus en plus lointain. Il retournerait là d'où il n'aurait jamais dû<br />
sortir : dans l'oubli.<br />
*<br />
* *<br />
Le minimum. Il avait écopé du minimum, selon les dires du kinésithérapeute venant chaque<br />
jour, le torturer à domicile. Une cassure nette, <strong>de</strong> part et d'autre, sans dép<strong>la</strong>ce<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s os.<br />
Pour le poignet, d'ailleurs, ce n'était qu'une fêlure. A bien y regar<strong>de</strong>r, rien n'était dramatique.<br />
Mais, les aller et retour entre <strong>la</strong> maison et l'école étaient <strong>de</strong> plus en plus durs à supporter.<br />
Physique<strong>me</strong>nt parce qu'il ne pouvait utiliser qu'une seule béquille, du côté droit, faisant<br />
endurer un traite<strong>me</strong>nt sauvage à ses <strong>me</strong>mbres vali<strong>de</strong>s. Morale<strong>me</strong>nt parce qu'il se sentait<br />
totale<strong>me</strong>nt diminué. Anéanti. <strong>Les</strong> mé<strong>de</strong>cins étaient for<strong>me</strong>ls : il perdrait une partie <strong>de</strong> mobilité<br />
<strong>de</strong> sa jambe.<br />
Seul dans sa chambre, il <strong>de</strong>ssinait, coupait, cousait malgré son poignet bloqué par le plâtre. Il<br />
ne ressentait plus <strong>de</strong> douleur dans l'avant-bras. Non, l'unique douleur qu'il ressentait, c'était<br />
au coeur. Catherine était venue, à maintes reprises, tenter <strong>de</strong> l'encourager. Il s'était refermé<br />
com<strong>me</strong> une huître, sortant exclusive<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> son mutis<strong>me</strong> pour lui <strong>la</strong>ncer à <strong>la</strong> face qu'elle ne<br />
passerait pas sa vie avec un handicapé. Elle avait farouche<strong>me</strong>nt combattu ce ter<strong>me</strong>, les idées<br />
noires et saugrenues venant s'insinuer dans l'esprit du jeune hom<strong>me</strong>, prétendant qu'une jambe<br />
cassée ne l'empêcherait pas <strong>de</strong> patiner. Il ne l'avait pas écoutée. Il avait besoin <strong>de</strong> se faire mal,<br />
<strong>de</strong> croire qu'elle <strong>me</strong>ntait par pitié. C'était telle<strong>me</strong>nt humain <strong>de</strong> <strong>me</strong>ntir par pitié, <strong>de</strong> lui parler <strong>de</strong><br />
senti<strong>me</strong>nts qu'on n'éprouvait pas ou plus.<br />
A présent, il savait pourquoi il souffrait. Catherine n'était pas revenue <strong>de</strong>puis quinze jours.<br />
Elle avait rompu sans le dire, sans oser lui avouer. Maintenant, elle avait pris <strong>de</strong> l'assurance et<br />
<strong>de</strong>vant ses démonstrations imp<strong>la</strong>cables, elle n'avait pas insisté et était allée se consoler dans<br />
d'autres bras, plus forts, plus rassurants. Il se retrouvait au point <strong>de</strong> départ. Seul. Juste Zeus et<br />
Ramollo à ses pieds.<br />
On frappa à sa porte. Il était près <strong>de</strong> vingt heures. Sa mère lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait <strong>de</strong> passer à table.<br />
Il détestait manger, il s'agissait d'une corvée. Surtout lorsqu'il découpait un steak récalcitrant<br />
avec un couteau aussi tranchant qu'un avocat commis d'office ou aussi é<strong>de</strong>nté qu'une<br />
croqueuse <strong>de</strong> diamants.<br />
Sébastien sursauta en voyant une tête qu'il ne pensait pas revoir <strong>de</strong> sitôt.<br />
- Monsieur ?<br />
- Bonsoir, Sébastien.<br />
- Bonsoir...<br />
- Bon. Com<strong>me</strong>nçons par le com<strong>me</strong>nce<strong>me</strong>nt. J'ai<strong>me</strong>rais savoir ce que tu as fait à ma fille ?<br />
- Ce que j'ai fait ? Rien...<br />
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112<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Rien. Alors, explique-moi donc pourquoi elle est <strong>de</strong>venue quasi<strong>me</strong>nt autiste, sortant <strong>de</strong><br />
temps en temps <strong>de</strong> sa léthargie pour chialer com<strong>me</strong> une ma<strong>de</strong>leine ! Hein ? Et pourquoi elle a<br />
échoué <strong>la</strong><strong>me</strong>ntable<strong>me</strong>nt à une misérable compétition régionale, sans réel enjeu ?<br />
- <strong>Je</strong>... je lui ai dit qu'elle ne pourrait pas vivre avec un handicapé.<br />
- Un handicapé ? Vois-tu, moi aussi, je <strong>me</strong> suis cassé une patte. Ce<strong>la</strong> ne m'empêche pas <strong>de</strong><br />
courir le cent mètres en onze secon<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>ux dixiè<strong>me</strong>s.<br />
- Ah ?<br />
- Eh oui ! Alors, tu vas <strong>me</strong> faire le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> <strong>la</strong> revoir.<br />
- Mais vous... vous n'accepterez jamais qu'elle fréquente un garçon... com<strong>me</strong> moi.<br />
- Quelqu'un qui n'a pas <strong>de</strong> particule, n'est-ce pas ?<br />
- Oui.<br />
- Faut-il que je te le <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à genoux, Sébastien ? Que j'implore ? Que faut-il que je fasse ?<br />
Elle n'est plus <strong>la</strong> mê<strong>me</strong>. Elle ne <strong>me</strong> tient mê<strong>me</strong> plus tête ! Et ce<strong>la</strong> ne lui ressemble pas.<br />
J'avoue, c'est vrai, je ne suis pas un père facile. <strong>Je</strong> suis très exigeant. Et ce que je n'ai jamais<br />
réussi à obtenir, tu y es arrivé par je ne sais quel miracle. Ou plutôt si, je sais. <strong>Je</strong> l'ai compris<br />
quand elle a patiné à Bercy. Elle le faisait pour toi. Elle est heureuse avec toi. Reviens avec<br />
elle, parle-lui...<br />
- <strong>Je</strong> ne peux pas. <strong>Je</strong> ne pourrai plus jamais réaliser le moindre saut. <strong>Je</strong> ne pourrai plus patiner<br />
pour elle. J'aurais l'air malin si je m'avisais à lui donner <strong>de</strong>s conseils ou <strong>de</strong>s leçons alors que je<br />
serais incapable d'accomplir un pas <strong>de</strong> danse !<br />
- Il n'y a pas que ce<strong>la</strong>, Sébastien ! Il y a son coeur. Tu es en train <strong>de</strong> le faire voler en éc<strong>la</strong>ts.<br />
Mais, nom <strong>de</strong> Dieu, qu'est-ce qu'il faut faire pour te convaincre ? Jamais je ne m'opposerai à<br />
votre union, si c'est ce que tu crains ! <strong>Je</strong> suis mê<strong>me</strong> prêt à signer <strong>me</strong>s affirmations, mê<strong>me</strong> prêt<br />
à vous conduire chez monsieur le Maire tout <strong>de</strong> suite, si tu le désires. <strong>Je</strong> sais que Catherine<br />
dirait oui sans hésiter un seul instant. Ecoute... Tu as allumé un feu, ne joue pas au pompier<br />
en ba<strong>la</strong>nçant <strong>de</strong> <strong>la</strong> flotte <strong>de</strong>ssus. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> suis excusé auprès d'elle, pour l'avoir humiliée en<br />
public. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> suis mis plus bas que terre mais ce<strong>la</strong> n'a servi à rien. Elle ne m'écoutait pas, elle<br />
pleurait silencieuse<strong>me</strong>nt. Elle versait <strong>de</strong>s <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s sans p<strong>la</strong>inte, résignée. Ce<strong>la</strong> <strong>me</strong> fait mal <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
voir ainsi. Tu comprends ? Bor<strong>de</strong>l ! Ne bousille pas un bonheur pareil !<br />
- C'est un bonheur qui risque <strong>de</strong> se transfor<strong>me</strong>r en malheur.<br />
- Moi vivant, jamais vous ne serez malheureux !<br />
- <strong>Je</strong> n'accepterai pas un seul centi<strong>me</strong> <strong>de</strong> votre part.<br />
- D'accord, com<strong>me</strong> tu voudras ! De toutes les façons, étant donné ton indiscutable talent<br />
pour <strong>la</strong> haute couture, je ne vois pas com<strong>me</strong>nt tu ne ferais pas fortune ! Alors ?<br />
- Vous êtes opposé à ce que Catherine patine en couple, si elle échoue en simple. Pourtant,<br />
c'est une catégorie excessive<strong>me</strong>nt difficile. La plus compliquée. Car il faut être bon, gracieux<br />
et solidaire <strong>de</strong> son partenaire.<br />
- C'est vrai... J'y suis opposé. Totale<strong>me</strong>nt opposé.<br />
- Vous voyez bien que vous n'êtes pas prêt à tout pour que je <strong>la</strong> voie !<br />
- Si. A une exception. Une exception mini<strong>me</strong> à mon opposition.<br />
- Laquelle ?<br />
- <strong>Je</strong> veux bien qu'elle patine en couple, à condition que tu sois le partenaire.<br />
- Quoi ? Vous savez bien qu'à présent, c'est impensable ! C'était envisageable avant mon<br />
acci<strong>de</strong>nt, c'est vrai. Avec ma patte en morceaux, fixée avec du plâtre, c'est une utopie !<br />
- Non, mon bonhom<strong>me</strong>. Ce sera toi et pas un autre. Si j'en vois un autre approcher à moins<br />
<strong>de</strong> cent mètres <strong>de</strong> ma fille, je sors <strong>la</strong> pétoire et je lui tire une salve <strong>de</strong> plombs avec du gros sel !<br />
Mais, rassure-toi, mê<strong>me</strong> si <strong>de</strong>s garçons lui tournent autour, elle ne s'en apercevra pas. Elle a
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
cessé <strong>de</strong> voir et d'entendre <strong>de</strong>puis quinze jours... Dis-toi une chose : tu es peut-être bien têtu<br />
mais je le suis encore davantage. <strong>Je</strong> ne sortirai pas <strong>de</strong> ta chambre tant que tu ne m'auras pas<br />
promis d'arrêter <strong>de</strong> <strong>la</strong> faire souffrir. <strong>Je</strong> tiendrai le siège s'il le faut. <strong>Je</strong> veux le <strong>me</strong>illeur pour le<br />
bonheur <strong>de</strong> ma fille unique et tu es ce <strong>me</strong>illeur.<br />
Sébastien baissa les yeux, secouant <strong>la</strong> tête en signe <strong>de</strong> désapprobation, persuadé qu'il ne va<strong>la</strong>it<br />
plus un kopeck. Ramollo bloquait son pied sous son imposante masse graisseuse. Il tenta <strong>de</strong><br />
pousser le chien mais les quarante kilos <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête <strong>de</strong><strong>me</strong>urèrent en p<strong>la</strong>ce. Pas facile <strong>de</strong><br />
dép<strong>la</strong>cer un tel poids du bout <strong>de</strong>s pieds. Lorsqu'il fit un nouvel essai, il prit conscience <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
faiblesse acquise au fil <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mois d'inactivité. Ramollo ouvrit pénible<strong>me</strong>nt un oeil irrité<br />
par d'incessantes conjonctivites. A son air étonné, il se <strong>de</strong>manda bien pourquoi son jeune<br />
maître vou<strong>la</strong>it le chatouiller. Un air navrant signifiant que l'adolescent perdait son temps s'il<br />
espérait provoquer une quelconque réaction épi<strong>de</strong>rmique.<br />
"Elle est désespérée... Elle ne s'est pas consolée dans les bras d'un prétendant ou d'un jeune<br />
coq. Elle est... Il a agi com<strong>me</strong> un idiot. La vie ne s'arrête pas à une jambe brisée. Mê<strong>me</strong> s'il ne<br />
peut plus patiner, il tient dans son coeur une perle rare. Un joyau posé sur <strong>la</strong> couronne. Quel<br />
crétin !"<br />
- Elle est chez vous ?<br />
- Non. Elle attend dans <strong>la</strong> voiture.<br />
- Elle croit en <strong>la</strong> force <strong>de</strong> persuasion <strong>de</strong> son père ?<br />
- Absolu<strong>me</strong>nt. Elle croit en ton amour. A-t-elle tort ?<br />
- Non.<br />
- <strong>Je</strong> peux l'appeler ?<br />
- Oui. S'il vous p<strong>la</strong>ît.<br />
- <strong>Je</strong> vais <strong>la</strong> chercher. Et je vous <strong>la</strong>isse ensemble.<br />
- Mes parents <strong>la</strong> raccompagneront.<br />
- Ce n'est pas utile. D'ailleurs, à partir <strong>de</strong> ce jour, vous pourrez rester ensemble autant <strong>de</strong><br />
nuits qu'il vous semblera bon.<br />
- Nous ne serons plus obligés <strong>de</strong> le faire en douce ?<br />
- Non. <strong>Je</strong> sais. C'est moins amusant qu'outrepasser les interdits parentaux ! Seule<strong>me</strong>nt, sur ce<br />
p<strong>la</strong>n-là, il n’y a aura pas d'interdit. OK ?<br />
- OK...<br />
Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville s'éclipsa sur <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong>s pieds mais accéléra le pas en<br />
sortant <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre. Visible<strong>me</strong>nt, il était pressé <strong>de</strong> sou<strong>la</strong>ger sa fille. Il déta<strong>la</strong> dans le jardin et<br />
se précipita vers <strong>la</strong> porte passager <strong>de</strong> <strong>la</strong> grosse limousine. Il s'exc<strong>la</strong>ma :<br />
- <strong>Je</strong> pense que c'est arrangé !<br />
- Arrangé ? Dit-elle, prononçant enfin un mot <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux semaines.<br />
- Va le voir !<br />
La chambre était plongée dans l'obscurité. Catherine, à tâtons, chercha l'interrupteur.<br />
*<br />
* *<br />
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114<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Non ! Laisse-moi dans le noir !<br />
- Pourquoi ?<br />
- <strong>Je</strong> ne tiens pas à ce que tu <strong>me</strong> voies.<br />
- Sébastien, il faudra bien, un jour, revenir à <strong>la</strong> lumière.<br />
- <strong>Je</strong> suis com<strong>me</strong> les taupes. <strong>Je</strong> dois rester dans mon univers souterrain, en retrait, dissimulé<br />
aux regards haineux qui <strong>me</strong> dévisagent en <strong>me</strong> prenant pour ce que je suis, un moins que rien.<br />
Elle s'assit près <strong>de</strong> lui. Il était adossé contre le dossier du lit, sa jambe vali<strong>de</strong> pliée, ra<strong>me</strong>née<br />
vers sa poitrine, l'autre restant désespéré<strong>me</strong>nt p<strong>la</strong>quée contre <strong>la</strong> couette, indésirable effet<br />
dévastateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> pesanteur.<br />
Elle décida ne pas répondre à ses jérémia<strong>de</strong>s. Elle attaqua sur le sujet le plus sensible, le point<br />
lui per<strong>me</strong>ttant d'en marquer. <strong>Les</strong> senti<strong>me</strong>nts.<br />
- <strong>Je</strong> <strong>me</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si tu éprouves toujours <strong>de</strong> l'amour pour moi. Com<strong>me</strong> lorsque tu m'as<br />
comblée dans le train...<br />
- <strong>Je</strong>... je t'ai<strong>me</strong> ! Finit-il par avouer en explosant <strong>de</strong> <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s.<br />
Elle s'empara <strong>de</strong> sa tête et <strong>la</strong> p<strong>la</strong>qua contre ses seins. Là, au moins, il sentirait les batte<strong>me</strong>nts<br />
<strong>de</strong> son coeur, preuve indiscutable qu'elle était aussi bouleversée. Au chaud, à l'abri. C'était à<br />
elle <strong>de</strong> lui porter secours. Il était fragile et ce coup du sort avait failli être fatal. Donner <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
douceur, s'ar<strong>me</strong>r <strong>de</strong> patience, l'ai<strong>de</strong>r sans qu'il s'en aperçoive, l'ai<strong>me</strong>r sans relâche. Jouer le<br />
véritable rôle <strong>de</strong> compagne.<br />
- <strong>Je</strong> te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon ! Supplia Sébastien à <strong>de</strong>mi-mots.<br />
- Pourquoi ?<br />
- J'ai... cru que tu ne voudrais plus <strong>de</strong> moi et que... tu trouverais un autre garçon pour t'ai<strong>me</strong>r.<br />
- <strong>Je</strong> ne <strong>la</strong>isserais, pour rien au mon<strong>de</strong>, ce privilège à tout autre que toi. Tu es l'heureux élu. Ou<br />
le malchanceux qui a eu <strong>la</strong> malencontreuse idée <strong>de</strong> <strong>me</strong> faire connaître l'amour...<br />
- Ce<strong>la</strong> ne t'a pas plu ?<br />
- Tu doutes encore <strong>de</strong> l'im<strong>me</strong>nse p<strong>la</strong>isir que tu as déclenché ?<br />
- Oui, un peu. J'ai peur que ce<strong>la</strong> ne soit pas suffisant pour te gar<strong>de</strong>r.<br />
- <strong>Je</strong> ne dois vrai<strong>me</strong>nt pas être douée pour te montrer <strong>me</strong>s senti<strong>me</strong>nts... Dis-moi ?<br />
- Oui ?<br />
- Côté câlins, tu n'as pas eu d'acci<strong>de</strong>nt ?<br />
- Non. De ce côté, je dois toujours fonctionner. Enfin, j'espère.<br />
- J'ai<strong>me</strong>rais que tu <strong>me</strong> fasses une démonstration <strong>de</strong> tes talents.<br />
- Un échantillon gratuit, en quelque sorte ?<br />
- Oui.<br />
- On peut passer <strong>la</strong> nuit à vérifier si, malgré mon acci<strong>de</strong>nt, je suis toujours capable d'éveiller<br />
l'amour en toi.<br />
- La nuit ? Mon père m'attend.<br />
- Il est parti. Tu peux vérifier. Il a dit que nous pourrions passer toutes les nuits ensemble, si<br />
nous le désirions.<br />
- Il a dit ce<strong>la</strong> ?
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Oui. Il m'a surpris. Il était anéanti <strong>de</strong> te savoir triste. Il était à peu près capable <strong>de</strong> dire oui à<br />
toutes <strong>me</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s tant il désirait <strong>me</strong> voir te parler.<br />
- Le désires-tu ?<br />
- Oui. <strong>Je</strong> suis... un imbécile. <strong>Je</strong> te fais du mal et je m'en fais aussi. Toujours est-il que je suis<br />
incapable <strong>de</strong> patiner avec toi, maintenant. Pourtant...<br />
- Pourtant quoi ?<br />
- Ton père a juré qu'il te <strong>la</strong>isserait patiner en couple, à condition que ce soit avec moi ! Il est<br />
vache ! <strong>Je</strong> ne pourrai plus...<br />
Une lueur sauvage illumina soudain l'esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong> patineuse. Sébastien capta parfaite<strong>me</strong>nt<br />
l'effet <strong>de</strong> sa révé<strong>la</strong>tion. Elle était en train <strong>de</strong> penser à quelque chose <strong>de</strong> précis, <strong>de</strong> concocter<br />
un stratagè<strong>me</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière les fagots.<br />
- Il a dit qu'on pourrait patiner en couple ?<br />
- Oui. A quoi penses-tu ?<br />
- Aux nombreuses marches en canard et en grenouille que tu vas <strong>de</strong>voir exécuter aussitôt que<br />
ton plâtre aura été retiré...<br />
*<br />
* *<br />
Avec <strong>la</strong> nuit, le cal<strong>me</strong> et <strong>la</strong> sérénité étaient revenus en force. La nuit porte conseil, c'est bien<br />
connu. Toutefois, Sébastien avait déjà avisé. Cette séparation stupi<strong>de</strong> qu'il s'était infligée<br />
durant cette longue quinzaine, avait eu au moins un mérite : celui <strong>de</strong> lui faire prendre<br />
conscience qu'il ne pouvait plus se passer <strong>de</strong> sa bien-aimée. Il désirait lui parler davantage.<br />
Expri<strong>me</strong>r ses senti<strong>me</strong>nts, ses moindres secrets <strong>de</strong> façon c<strong>la</strong>ire. Hé<strong>la</strong>s ! Pour l'instant, elle avait<br />
réussi à pénétrer dans sa maison sans toutefois parvenir jusqu'au jardin secret. Un jardin<br />
parsemé d'embûches et <strong>de</strong> puits sans fond où il avait jeté, pêle-mêle, toutes ces années<br />
passées, ses souffrances, sa solitu<strong>de</strong>. Elle le savait. Cet accroc à leur parcours le prouvait. Il<br />
n'était pas guéri <strong>de</strong> sa solitu<strong>de</strong>. Un dérapage, un événe<strong>me</strong>nt imprévu, un simple coup dur et il<br />
replongeait dans <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>. L'armure invisible et fausse<strong>me</strong>nt protectrice se déclenchait<br />
brusque<strong>me</strong>nt. Ensuite, un temps indéfini était nécessaire pour <strong>la</strong> faire rentrer, manuelle<strong>me</strong>nt,<br />
dans ses loge<strong>me</strong>nts secrets. Com<strong>me</strong>nt éviter ces déclenche<strong>me</strong>nts intempestifs ? Com<strong>me</strong>nt les<br />
bloquer ? Tous les <strong>de</strong>ux s'en rendaient compte. Catherine était peut-être timi<strong>de</strong>, solitaire mais<br />
ce<strong>la</strong> n'avait jamais atteint une telle intensité. Elle murmura :<br />
- Sébastien... Com<strong>me</strong> une petite souris, j'ai réussi à <strong>me</strong> glisser dans ta vie. Com<strong>me</strong> un gros<br />
chat, j'ai réussi à ronronner dans tes bras. Pour <strong>me</strong> faire ai<strong>me</strong>r, ton coeur j'ai chaviré. Pour te<br />
comprendre, je dois surfer sur les méandres <strong>de</strong> ton cerveau afin que notre amour ne sombre<br />
plus dans les flots. Pour cette compréhension <strong>de</strong> mon conjoint, <strong>de</strong> ta col<strong>la</strong>boration j'ai besoin.<br />
C'est indispensable pour faire face à l'impensable. Confi<strong>de</strong>nces sur l'oreiller ou nuits passées à<br />
veiller, romance au déjeuner, à tout instant <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée. L'essentiel et le nécessaire, c'est<br />
d'expulser ce fiel a<strong>me</strong>r qui ronge tes entrailles, qui te tenaille. Confie-toi, attends tout <strong>de</strong> moi.<br />
- J'ignorais que tu étais poétesse à tes heures perdues... Tu as tout improvisé ?<br />
- Non... <strong>Je</strong>... <strong>Je</strong> le lis sur une page imaginaire.<br />
- C'est beau...<br />
- Tu as compris mon <strong>me</strong>ssage ?<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Oui. C'est difficile, compliqué à expliquer.<br />
- La solitu<strong>de</strong> ?<br />
- Oui, <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>. Tu te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s com<strong>me</strong>nt on peut éprouver <strong>de</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> en étant<br />
entouré ? La solitu<strong>de</strong>, dans mon cas, n'est pas une sensation physique. <strong>Je</strong> ne ressentirais pas<br />
davantage l'isole<strong>me</strong>nt si je vivais sur une île déserte. C'est plus général, plus subtil que ce<strong>la</strong>.<br />
J'ai... l'impression <strong>de</strong> ne pas être à ma p<strong>la</strong>ce. Com<strong>me</strong>nt dire ? Ne pas être fait pour vivre ici,<br />
pour vivre sur Terre, pour vivre dans l'enveloppe charnelle qui est <strong>la</strong> mienne. <strong>Je</strong> ne <strong>me</strong> p<strong>la</strong>is<br />
pas quand je <strong>me</strong> regar<strong>de</strong> dans un miroir mais <strong>la</strong> gêne ne s'arrête pas là. <strong>Je</strong> suis gêné d'être dans<br />
un corps, pas dans ce corps. Ce<strong>la</strong> provoque une douloureuse sensation d'étouffe<strong>me</strong>nt alliée à<br />
une perception décalée <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité. Décalée com<strong>me</strong> si l'image et <strong>la</strong> ban<strong>de</strong> son d'un film<br />
n'étaient plus synchronisés. Mê<strong>me</strong> s'il agit d'un film français, avec les véritables voix <strong>de</strong>s<br />
acteurs, tu as tout <strong>de</strong> suite l'impression que ce n'est pas <strong>la</strong> réalité, que c'est un mauvais<br />
doub<strong>la</strong>ge, qu'on te trompe. A force d'avoir cette impression, <strong>de</strong> plus en plus fréquem<strong>me</strong>nt, je<br />
finis par croire que c'est une certitu<strong>de</strong>, que je ne vis pas dans <strong>la</strong> réalité mais que je ne suis<br />
qu'un personnage <strong>de</strong> rêve. Et ce qui pourrait être un rêve <strong>de</strong>vient un cauchemar.<br />
- Et... quand tu <strong>me</strong> fais l'amour, qu'est-ce qui se passe en toi ?<br />
- La sensation <strong>de</strong> déca<strong>la</strong>ge s'estompe mais <strong>de</strong><strong>me</strong>ure existante. Cependant, c'est le <strong>me</strong>illeur<br />
moyen <strong>de</strong> m'éva<strong>de</strong>r du faux rêve pour en vivre un véritable et délicieux. <strong>Je</strong> m'abandonne<br />
réelle<strong>me</strong>nt dans ce mo<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> bonheur mais pas totale<strong>me</strong>nt. Il reste encore <strong>de</strong>s barrières<br />
m'empêchant <strong>de</strong> vivre hors <strong>de</strong> terre.<br />
- <strong>Les</strong>quelles ?<br />
- Si seule<strong>me</strong>nt je le savais ! <strong>Je</strong> n'aurais qu'un coup <strong>de</strong> pied à <strong>me</strong>ttre <strong>de</strong>dans pour les renverser.<br />
- On pourrait les découvrir ensemble, les traquer en douceur. Qu'on les désassemble sans<br />
douleur.<br />
- Encore <strong>de</strong>s ri<strong>me</strong>s ! Tu vas <strong>me</strong> faire concurrence.<br />
- <strong>Je</strong> te réserve encore d'autres surprises !<br />
- Hum... quel genre ?<br />
- Ah... Mystère... Pour le savoir, il faut que tu vives longtemps avec moi. Ce<strong>la</strong> ne sera pas<br />
toujours une partie <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir.<br />
- Et avec moi ? Ce<strong>la</strong> com<strong>me</strong>nce plutôt mal !<br />
- C'est vrai ! Qu'est-ce que tu pourrais faire pour être pardonné ?<br />
- Pas grand-chose dans mon état !<br />
Catherine, en jupe et en tee-shirt, à l'aise dans <strong>la</strong> chambre trop chauffée, retira le haut et le<br />
ba<strong>la</strong>nça en direction du bureau. D'un mouve<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> jambes et <strong>de</strong> reins, elle le chevaucha,<br />
prouvant ainsi que, mê<strong>me</strong> dans son état et sa position allongée sur le dos, il était encore<br />
imaginable d'envisager une activité soutenue.<br />
- Et com<strong>me</strong> ça ? Soupira-t-elle.<br />
Il posa ses mains sur les hanches <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille pour en éprouver <strong>la</strong> chaleur et <strong>la</strong> douceur.<br />
Elle s'en empara avec avidité et les fit glisser vers le haut. Il accentua sa pression. Il <strong>la</strong> souleva<br />
et l'ajusta sur son corps, cherchant <strong>la</strong> position idéale. Son plâtre le gênait un peu mais le<br />
poignet, malgré une inactivité forcée, avait recouvré une bonne partie <strong>de</strong> sa mobilité ainsi<br />
qu'une parcelle non négligeable d'énergie. Sa main droite remonta <strong>la</strong> cuisse, cherchant <strong>la</strong><br />
chaleur du ventre, plus haut. Il adorait son ventre p<strong>la</strong>t. Sans s'expliquer cette préférence. En<br />
cours <strong>de</strong> chemin, il eut une surprise <strong>de</strong> taille.
- Mais... tu ne portes pas <strong>de</strong> culo...<br />
- Rien du tout !<br />
- Coquine !<br />
- Ce<strong>la</strong> te donne envie <strong>de</strong> moi ?<br />
- Terrible<strong>me</strong>nt.<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Il l'attira à lui brusque<strong>me</strong>nt et se col<strong>la</strong> à elle. Il <strong>la</strong> serra très fort, manifestant ainsi son<br />
bouleverse<strong>me</strong>nt. Il crut perdre <strong>la</strong> raison dans ses bras. Elle s'offrit sans aucune retenue,<br />
animée par le désir <strong>de</strong> vivre son amour avec un maximum d'intensité.<br />
*<br />
* *<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Catherine tenait absolu<strong>me</strong>nt à assister au déplâtrage. Pourtant, à l'ulti<strong>me</strong> instant, elle détourna<br />
<strong>la</strong> tête par crainte que le sang ne gicle à cause d'un mauvais rég<strong>la</strong>ge ou d'une défail<strong>la</strong>nce <strong>de</strong>s<br />
sécurités <strong>de</strong> <strong>la</strong> scie électronique. Le tranchant objet, légère<strong>me</strong>nt é<strong>de</strong>nté, fit son ouvrage sans<br />
histoire et libéra muscles, os et peau <strong>de</strong> leur gangue b<strong>la</strong>nchâtre. La peau n'en était plus<br />
vrai<strong>me</strong>nt, d'ailleurs. Là-<strong>de</strong>ssous, <strong>la</strong> crasse s'était accumulée et l'épi<strong>de</strong>r<strong>me</strong> s'était changé en<br />
pellicules se dispersant dans l'atmosphère à chaque mouve<strong>me</strong>nt du bras ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> jambe.<br />
Sébastien avait eu raison <strong>de</strong> ne pas se <strong>me</strong>ttre sur son trente et un pour prendre part à cette<br />
cérémonie, pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois ainsi qu'il en avait fait le voeu. Il s'était mué en serpent,<br />
changeant d'enveloppe grâce à cet événe<strong>me</strong>nt. Le premier bain qui suivit, fut mémorable. Il<br />
finit par s'extraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> baignoire après une bonne heure passée à frotter au gant <strong>de</strong> crin,<br />
abandonnant dans les tuyaux une eau si sale qu'elle aurait fait passer <strong>la</strong> fange du porc pour<br />
une fontaine <strong>de</strong> Vichy.<br />
Il avait eu aussi le temps <strong>de</strong> regretter mille fois sa conduite inqualifiable avec Catherine. Elle<br />
se comportait com<strong>me</strong> un ange attentionné, restait près <strong>de</strong> lui dans les mo<strong>me</strong>nts où elle sentait<br />
le doute s'insinuer en lui. Elle le comprenait mieux, sachant détecter ses mo<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> blues,<br />
<strong>de</strong> rêverie négative et agissant avant que ce<strong>la</strong> n'aille plus loin, <strong>de</strong> façon préventive. Il se<br />
mordait les doigts <strong>de</strong> l'avoir faite souffrir par pure imbécillité et se <strong>de</strong>mandait, chaque jour,<br />
com<strong>me</strong>nt réparer cette faute inexcusable à ses yeux. Pourtant, Catherine avait oublié. Le seul<br />
fait qu'ils soient réunis, avec <strong>la</strong> bénédiction <strong>de</strong> leurs parents respectifs, lui donnait <strong>de</strong>s ailes.<br />
Elle écumait les compétitions régionales, engrangeant les trophées, faisant parler d'elle dans <strong>la</strong><br />
presse locale et nationale. La saison s'achèverait dans <strong>de</strong>ux mois. Elle serait <strong>la</strong> plus sérieuse<br />
prétendante aux futurs championnats <strong>de</strong> France et <strong>la</strong> tenante du titre aurait bien du mal à<br />
inscrire une nouvelle fois son nom sur les tablettes. Le miracle était <strong>de</strong>venu permanent dès<br />
l'instant où Sébastien était re<strong>de</strong>venu son plus fidèle supporter, le fan <strong>de</strong> base poussant mê<strong>me</strong><br />
le vice à faire <strong>la</strong> queue pour avoir un autographe alors qu'il aurait pu en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s<br />
centaines durant les nuits sereines à défaut d'être secrètes.<br />
Dans le reflet du miroir, <strong>la</strong> différence était saisissante. La jambe gauche avait facile<strong>me</strong>nt perdu<br />
un tiers <strong>de</strong> sa circonférence par rapport à son alter ego <strong>de</strong> droite.<br />
- Il va falloir muscler ! Déc<strong>la</strong>ra Catherine.<br />
- <strong>Je</strong> vais m'en occuper. Seul, Catherine. Si je dois souffrir, je veux le faire sans <strong>la</strong> pitié <strong>de</strong> tes<br />
yeux.<br />
- Tu es sûr que...<br />
- Oui ! <strong>Je</strong> vais aller courir un peu. Faire le tour du pâté <strong>de</strong> maisons, pour com<strong>me</strong>ncer.<br />
Elle n'insista pas. Il était assez grand pour juger ses propres capacités. Et il ne montrerait pas<br />
leur faible étendue. Il enfi<strong>la</strong> un survête<strong>me</strong>nt et enserra sa tête dans un ban<strong>de</strong>au en éponge,<br />
pariant que, malgré le froid vif <strong>de</strong>hors, il suerait com<strong>me</strong> une bête. Il se tourna vers Catherine<br />
et l'embrassa longue<strong>me</strong>nt.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Avant <strong>de</strong> quitter <strong>la</strong> chambre, elle lui souhaita bonne chance. Intérieure<strong>me</strong>nt, il se dit : " De <strong>la</strong><br />
chance, j'en ai. Ce dont j'ai besoin, à présent, c'est <strong>de</strong> courage."<br />
*<br />
* *<br />
Il entama sa course. Com<strong>me</strong> à l'ouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> chasse, le fusil était encore rouillé, le chasseur<br />
aussi, le f<strong>la</strong>ir du chien n'était pas parfaite<strong>me</strong>nt aiguisé. Il s'agissait d'une simple mise en<br />
condition. Seule<strong>me</strong>nt, malgré <strong>la</strong> courte distance choisie, environ six cents mètres, Sébastien<br />
ne tenait pas à revenir bredouille. Il partit en trottinant, certain qu'il ne battrait pas <strong>de</strong> record<br />
aujourd'hui. Le souffle était correct mais sa jambe maigrichonne éprouvait les pires difficultés<br />
à soutenir le ryth<strong>me</strong> pourtant faib<strong>la</strong>rd. Il fal<strong>la</strong>it tenir jusqu'à <strong>la</strong> prochaine intersection parce<br />
que, il en était sûr, Catherine le suivait du regard <strong>de</strong>puis le portail bordant le domicile familial.<br />
Il ne souhaitait pas paraître trop diminué.<br />
Il avait couvert à peine quatre-vingt mètres lorsqu'il vira à gauche, dans <strong>la</strong> rue François<br />
Cévert. Chaque foulée le secouait com<strong>me</strong> un vulgaire prunier. Chaque mètre faisait l'effet<br />
d'un véritable séis<strong>me</strong> dans le corps fragile. L'abandon se profi<strong>la</strong>it à l'horizon <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cents<br />
mètres, inéluctable. Il résista à <strong>la</strong> douleur, refusant <strong>la</strong> capitu<strong>la</strong>tion. Il se mordit les lèvres,<br />
chercha l'air parce que le mal dérég<strong>la</strong>it une respiration pourtant parfaite<strong>me</strong>nt au point, il serra<br />
les poings et les <strong>la</strong>nça droit <strong>de</strong>vant, persuadé d'être attiré en avant, emporté par l'é<strong>la</strong>n. Fort<br />
heureuse<strong>me</strong>nt, les trottoirs <strong>de</strong> son quartier étaient p<strong>la</strong>ts, bien goudronnés, propres et nets, ce<br />
qui facilitait l'avancée. Malgré ce<strong>la</strong>, ce qui était auparavant une pro<strong>me</strong>na<strong>de</strong> <strong>de</strong> santé, faisait<br />
maintenant figure <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> croix. Il aurait voulu peser une vingtaine <strong>de</strong> kilos en moins<br />
pour sou<strong>la</strong>ger ses <strong>me</strong>mbres inférieurs. <strong>Les</strong> passants l'observaient d'un regard inhabituel. Son<br />
visage se couvrait telle<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> rictus que ses traits se déformaient. Probable<strong>me</strong>nt. Il ne les<br />
voyait pas. Il en était incapable. Il était seul face à lui, face à cette enveloppe charnelle qu'il ne<br />
reconnaissait plus. Il <strong>de</strong>vait se battre contre elle et avec elle. Avec sa farouche volonté com<strong>me</strong><br />
seule alliée.<br />
Lorsqu'il franchit le <strong>de</strong>rnier angle du rectangle délimitant un paquet <strong>de</strong> maisons, avec <strong>la</strong><br />
sienne en vue à moins <strong>de</strong> cent mètres, son allure dépassait à peine celle d'un marcheur. La<br />
tête penchait dangereuse<strong>me</strong>nt en avant, ses jambes restaient obstiné<strong>me</strong>nt en arrière. Il tenta<br />
<strong>de</strong> redresser <strong>la</strong> barre, <strong>la</strong> colonne et <strong>la</strong> situation mais son niveau d'énergie était au plus bas. Son<br />
style s'apparentait plus à celui d'un ivrogne qu'à celui d'un <strong>de</strong>s imbattables Kenyans, les rois<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> course <strong>de</strong> fond.<br />
Catherine, au loin, n'intervint pas. Il avait dit "seul". Et quoi qu'il arrive, elle le <strong>la</strong>isserait venir<br />
à elle, sans aucune ai<strong>de</strong>. Mê<strong>me</strong> s'il <strong>de</strong>vait ramper pour ce<strong>la</strong>. Mais il ne le ferait pas. Ses jambes<br />
auraient beau le trahir, <strong>la</strong> hargne prendrait le re<strong>la</strong>is et le ferait rester <strong>de</strong>bout.<br />
Lorsqu'il arriva enfin à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille, il s'agrippa aux barreaux du portail en bois.<br />
Le visage pâle, com<strong>me</strong> disent les indiens, le souffle court, le corps en compote mixée<br />
fine<strong>me</strong>nt.<br />
- Eh bien... dit-il en souff<strong>la</strong>nt com<strong>me</strong> un chat aux abois, pour une reprise... c'est pas fa<strong>me</strong>ux !<br />
- Tu vas bien ?<br />
- Non, juste<strong>me</strong>nt... Ce<strong>la</strong> ne va plus du tout... <strong>Je</strong> ne peux plus rien... faire. <strong>Je</strong> suis... hors service,<br />
achevé... inexistant... C'est com<strong>me</strong>... si j'avais pris... <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> bâton... tout le long du<br />
parcours ! Moi qui avais... p<strong>la</strong>isir à courir ! C'est un vrai calvaire !<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Tu t'en sortiras mieux <strong>de</strong>main.<br />
- J'en doute... A ce ryth<strong>me</strong>, je récupérerai ma for<strong>me</strong> passée dans une soixante d'années !<br />
- Ce<strong>la</strong> te fera soixante quinze ans. Si tu réussis toujours <strong>de</strong>s quintuples boucles à cet âge, tu<br />
entreras probable<strong>me</strong>nt dans le <strong>livre</strong> <strong>de</strong>s records. De plus, entre nous, si je suis sûre que tu<br />
assureras toujours autant dans six décennies, je les passerai auprès <strong>de</strong> toi avec joie.<br />
- Mon Dieu... Qu'est-ce que je vais <strong>de</strong>voir endurer pour te gar<strong>de</strong>r...<br />
- C'est le prix à payer. Allez ! Tu <strong>de</strong>vrais prendre une douche ! Tu es couvert <strong>de</strong> sueur !<br />
- Si j'arrive à rejoindre <strong>la</strong> salle <strong>de</strong> bain... je te pro<strong>me</strong>ts, j'en prends une ! Mais, je doute que <strong>me</strong>s<br />
jambes aient l'amabilité <strong>de</strong> jouer les prolongations. <strong>Je</strong> vais être obligé <strong>de</strong> m'appuyer sur tes<br />
frêles épaules.<br />
- Ne te prive pas. <strong>Je</strong> vais jouer les transports en commun.<br />
Lorsqu'il se <strong>la</strong>issa choir lour<strong>de</strong><strong>me</strong>nt sur elle, passant son bras gauche autour <strong>de</strong> son cou, elle<br />
<strong>me</strong>sura l'ampleur <strong>de</strong>s dégâts. Dévastateurs. La kinésithérapie, pratiquée par un professionnel,<br />
et le traite<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> choc qu'il s'infligerait, <strong>me</strong>ttraient du temps à réparer. Et <strong>la</strong> durée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
remise en état dépendrait étroite<strong>me</strong>nt <strong>de</strong> son moral.<br />
*<br />
* *<br />
Plus obstiné, difficile à trouver. Ce matin-là, com<strong>me</strong> les autres, Catherine était partie en cours.<br />
Durant <strong>de</strong>ux semaines après le déplâtrage, il avait été exempté d'éducation physique à l'école.<br />
Ce<strong>la</strong> ne vou<strong>la</strong>it pas dire qu'il restait inactif. Au contraire. Le soir mê<strong>me</strong> <strong>de</strong> sa première<br />
tentative <strong>de</strong> remise en for<strong>me</strong>, il entreprit un nouveau tour <strong>de</strong> pâté <strong>de</strong> maisons. Et il<br />
chronométra, afin <strong>de</strong> s'assurer qu'en aucun cas sa progression ne ralentirait. Il bâtit un<br />
program<strong>me</strong> sévère, impitoyable, sans oublier <strong>de</strong> s'ali<strong>me</strong>nter, cette fois-ci.<br />
Mê<strong>me</strong> si <strong>la</strong> faim ne le tenail<strong>la</strong>it pas, il se <strong>me</strong>ttait à table avec régu<strong>la</strong>rité et ava<strong>la</strong>it calories et<br />
vitamines à <strong>la</strong> <strong>me</strong>sure <strong>de</strong> ses efforts. Au bout d'une semaine, il recom<strong>me</strong>nça à courir dans les<br />
bois. Sa foulée <strong>de</strong>vint plus sûre, plus légère. Il retrouvait ses sensations et allongeait les<br />
distances.<br />
Ce matin était très doux. Quelques nuages fi<strong>la</strong>ient dans le ciel, droit vers le nord-est. La<br />
température idéale pour courir. Monsieur Simonet, le dynamique professeur <strong>de</strong> sports, avait<br />
choisi <strong>de</strong> faire faire un cinq mille mètres aux élèves. Par contre, le bois voisin du sta<strong>de</strong> étant<br />
gorgé d'eau tombée en abondance pendant une semaine, il préféra <strong>la</strong> piste goudronnée au<br />
terrain gras et glissant. Bien que Sébastien ait à nouveau le droit <strong>de</strong> s'adonner aux joies <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
course à pied, monsieur Simonet lui conseil<strong>la</strong> <strong>de</strong> ne rien faire ou <strong>de</strong> trottiner tranquille<strong>me</strong>nt<br />
s'il s'en sentait capable. Il fit c<strong>la</strong>quer son short, le regard carnassier, et lui dit :<br />
- <strong>Je</strong> ne vais certaine<strong>me</strong>nt pas m'endormir sur <strong>me</strong>s <strong>la</strong>uriers, monsieur !<br />
Puis, il s'iso<strong>la</strong> <strong>de</strong>ux ou trois minutes afin <strong>de</strong> s'échauffer convenable<strong>me</strong>nt. Lorsque l'enseignant<br />
donna l'ordre <strong>de</strong> départ, Sébastien déta<strong>la</strong> com<strong>me</strong> un <strong>la</strong>pin <strong>de</strong> garenne à <strong>la</strong> saison <strong>de</strong>s amours<br />
et emboîta le pas <strong>de</strong> Bruno Robert, un bon coureur <strong>de</strong> fond dont <strong>la</strong> distance <strong>de</strong> prédilection<br />
était le trois mille mètres. Il ferait un excellent lièvre (on reste dans <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> ces<br />
sympathiques rongeurs).<br />
Au bout <strong>de</strong> mille mètres, pas <strong>de</strong> problè<strong>me</strong> à l'horizon. Sa course était régulière, sa respiration<br />
correcte et <strong>me</strong>surée, son énergie intacte. Il suivait le ryth<strong>me</strong> <strong>de</strong> son camara<strong>de</strong>. Ce <strong>de</strong>rnier était
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
d'ordinaire très combatif. Son habitu<strong>de</strong> était d'accélérer aux <strong>de</strong>ux mille mètres, étant un<br />
redoutable finisseur. Seule<strong>me</strong>nt, passé les trois mille, s'il n'avait pas mis assez <strong>de</strong> distance<br />
entre lui et ses adversaires, <strong>la</strong> course sur cinq kilomètres <strong>de</strong>venait trop longue pour empêcher<br />
un éventuel retour d'un spécialiste du cinq ou dix mille mètres.<br />
Et ce qui <strong>de</strong>vait arriver, arriva. A environ <strong>de</strong>ux mille six cents mètres, Bruno passa <strong>la</strong> vitesse<br />
supérieure. Derrière, ce fut instantané<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> panique. Tout le mon<strong>de</strong> décrocha. Sauf<br />
Sébastien. Impossible ! Bruno n'y croyait pas. L'autre avait repris les cours <strong>de</strong> gymnastique ce<br />
matin et il lui col<strong>la</strong>it au train. Seigneur ! De quoi était-il fait ? Il <strong>de</strong>vait le battre aujourd'hui ou<br />
jamais. Il poussa encore sa vitesse, à <strong>de</strong>ux ou trois reprises, pour décrocher cette sangsue.<br />
Rien n'y fit. Il accéléra encore plusieurs fois, jusqu'aux quatre mille mètres. Il manquait <strong>de</strong><br />
pêche. Il fal<strong>la</strong>it assurer le train, à présent. Gar<strong>de</strong>r du jus pour un sprint final.<br />
Hé<strong>la</strong>s ! Sébastien vint à sa hauteur et décida <strong>de</strong> porter l'estoca<strong>de</strong>. Il le décrocha aussi<br />
facile<strong>me</strong>nt qu'on décroche un bonnet d'âne en c<strong>la</strong>sse. Il partit seul. Irrésistible<strong>me</strong>nt.<br />
Trois minutes après, il franchissait <strong>la</strong> ligne d'arrivée avec cinquante bonnes longueurs<br />
d'avance sur Bruno. La déception était certaine pour le rival mais il était loin d'imaginer que<br />
sa défaite était <strong>la</strong> source d’une renaissance. Sébastien piqua un sprint en direction <strong>de</strong>s<br />
vestiaires et <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle <strong>de</strong> muscu<strong>la</strong>tion. Au passage, croisant monsieur Simonet, il lui jeta un :<br />
- <strong>Je</strong> <strong>me</strong> suis ménagé, monsieur. J'ai suivi votre conseil !<br />
Là-bas, au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle couverte, il y avait le sautoir. Il stoppa <strong>de</strong>vant. Il avait le temps.<br />
Monsieur Simonet attendrait que tout le mon<strong>de</strong> soit arrivé, y compris les retardataires. Il rég<strong>la</strong><br />
<strong>la</strong> barre à un mètre soixante.<br />
<strong>Les</strong> filles <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse étaient à l'autre bout, occupées à répéter in<strong>la</strong>ssable<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s exercices <strong>de</strong><br />
gymnastique au sol. Aucun regard ne pourrait le juger. Mê<strong>me</strong> pas cette grue <strong>de</strong> Magali<br />
Lorsqu'elle avait osé se moquer, ô certes genti<strong>me</strong>nt, <strong>de</strong> ses plâtres, il lui rappe<strong>la</strong> cruelle<strong>me</strong>nt<br />
une scène périlleuse où elle avait certaine<strong>me</strong>nt pris plus <strong>de</strong> risques avec sa vie (rapport au<br />
sida) que lui en se p<strong>la</strong>ntant <strong>la</strong> figure sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Bref, il lui avait servi une bonne giboulée <strong>de</strong><br />
mars dans <strong>la</strong> figure. Son teint <strong>de</strong> pêche en avait pris un coup <strong>de</strong> vieux, ses camara<strong>de</strong>s s'étaient<br />
éloignées d'elle com<strong>me</strong> s'il s'agissait d'une pestiférée.<br />
Avec le recul, il lui en vou<strong>la</strong>it moins. Pour une simple et bonne raison : grâce à son ca<strong>de</strong>au, il<br />
avait pu rencontrer Catherine et c'était là le plus important. Il prit son é<strong>la</strong>n. Dos à <strong>la</strong> barre, il<br />
s'éleva et vit <strong>la</strong> tige <strong>de</strong> métal p<strong>la</strong>cée à l'horizontale quarante centimètres <strong>de</strong>ssous. Il rou<strong>la</strong> sur le<br />
tapis. Si Catherine avait pu voir ce<strong>la</strong> ! Près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mètres. A cinq ou dix centimètres <strong>de</strong> son<br />
record. Il porta <strong>la</strong> barre à un mètre quatre vingt quinze. Et refit une tentative. Il passa <strong>de</strong><br />
justesse.<br />
"Dix centimètres ! Il <strong>me</strong> manque dix centimètres ! Zut ! La fa<strong>me</strong>use diminution est là. <strong>Je</strong> suis<br />
en pleine for<strong>me</strong> mais en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>me</strong>s anciennes limites. Diminué..."<br />
Il s'assit sur le mate<strong>la</strong>s <strong>de</strong> mousse épaisse et réfléchit. Com<strong>me</strong>nt pourrait-il patiner com<strong>me</strong><br />
auparavant si sa détente était amoindrie ? Com<strong>me</strong>nt ?<br />
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122<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
"Non ! La question ne doit pas se poser dans ces ter<strong>me</strong>s ! Il faut seule<strong>me</strong>nt trouver le moyen<br />
<strong>de</strong> sauter plus haut. <strong>Je</strong> ne suis pas assez musclé. Bon... Le canard et <strong>la</strong> grenouille... Il ne <strong>me</strong><br />
reste plus qu'à subir ce que j'ai infligé à Catherine !"<br />
Il se réservait cette activité inhabituelle et curieuse pour <strong>la</strong> nuit. Sauter en partant d’une<br />
position accroupie et progresser ainsi sur le terrain le plus acci<strong>de</strong>nté, dans les bois, à l'abri <strong>de</strong>s<br />
regards inquisiteurs. Il se redressa. Ses camara<strong>de</strong>s arrivaient en masse. Il re<strong>de</strong>scendit <strong>la</strong> barre à<br />
un mètre. Aucun d'entre eux n'irait aussi haut que lui.<br />
*<br />
* *<br />
Temps c<strong>la</strong>ir, lune en premier quartier, ciel étoilé, vingt et une heures. Il n'y avait plus <strong>de</strong><br />
pro<strong>me</strong>neurs dans les allées sillonnant le parc fleuri. Seules les chouettes manifestaient leur<br />
présence. <strong>Les</strong> criquets donnaient <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix (c'est une expression puisqu'en fait, ils se servent<br />
<strong>de</strong> leurs pattes pour ensoleiller les nuits provençales), signe que les premières chaleurs<br />
n'étaient plus très éloignées.<br />
Dernière séance <strong>de</strong> grenouille et canard. Afin <strong>de</strong> parfaire <strong>la</strong> détente. Il avait réussi son pari.<br />
Mieux, il avait dépassé ses plus folles espérances. Hier, il avait franchi <strong>de</strong>ux mètres dix. Une<br />
preuve supplé<strong>me</strong>ntaire qu'il n'était jamais allé au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ses limites. Il sauta, mètre après<br />
mètre, droit vers <strong>la</strong> maison. Où, si tout al<strong>la</strong>it bien, Catherine l'attendait. Elle l'avait<br />
questionné, à maintes reprises, sur ses progrès. Il était <strong>de</strong><strong>me</strong>uré aussi muet qu'un hom<strong>me</strong><br />
politique après son élection (alors qu'on dit <strong>de</strong> quelqu'un qu'il est bavard com<strong>me</strong> un hom<strong>me</strong><br />
politique avant son élection). A <strong>la</strong> grise mine qu'il affichait, elle était convaincue que les<br />
efforts entrepris ne donnaient pas les effets escomptés.<br />
"Catherine doit avoir terminé son entraîne<strong>me</strong>nt ! <strong>Je</strong> <strong>me</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pourquoi elle s'entraîne<br />
encore... Elle rafle toutes les compétitions. Elle ne <strong>la</strong>isse pas une miette à ses adversaires !"<br />
Ramollo et Zeus veil<strong>la</strong>ient au grain <strong>de</strong>rrière le mur, dans le jardin. Com<strong>me</strong> s'ils n'avaient pas<br />
vu leur maître <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s lustres, ils le fêtèrent joyeuse<strong>me</strong>nt, avec débor<strong>de</strong><strong>me</strong>nt, toutes<br />
proportions gardées pour Ramollo, loin d'afficher un tonus comparable à celui <strong>de</strong> Zeus.<br />
- Catherine est là ?<br />
Zeus lui sauta <strong>de</strong>ssus com<strong>me</strong> un dingue. Réponse positive. Ce chien était composé <strong>de</strong><br />
ressorts ! Son père l'attendait sur le pas <strong>de</strong> porte.<br />
- Encore en train <strong>de</strong> courir ?<br />
- Eh oui !<br />
- Pas après les filles, j'espère !<br />
- Non.<br />
- Ta moitié est arrivée. Elle va te faire <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> biche, papillonnant, virevoltant autour <strong>de</strong><br />
toi. Jusqu'à ce tu craques ! La nuit pro<strong>me</strong>t d'être dure !<br />
- Ah ? Com<strong>me</strong>nt sais-tu ce<strong>la</strong> ?<br />
- Devine !<br />
- On fait tant <strong>de</strong> bruit ?
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Toi, non. Elle... par contre... Elle pourrait jouer dans les films d'épouvante telle<strong>me</strong>nt elle crie<br />
bien !<br />
- <strong>Je</strong> lui ferai part <strong>de</strong> ta remarque.<br />
- Surtout pas ! Malheureux ! C'est bon signe. Ce<strong>la</strong> signifie qu'elle n'est pas coincée. C'est très<br />
bien, au contraire !<br />
- Si tu le dis...<br />
- On parle <strong>de</strong> moi ? Demanda l'intéressée, apparue dans l'embrasure <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte.<br />
- En bien, rassure-toi ! Lui dit Sébastien. Puis, il déc<strong>la</strong>ra d'un ton solennel, presque grave :<br />
- Viens dans <strong>la</strong> chambre ! Il faut qu'on parle, tous les <strong>de</strong>ux.<br />
D'ordinaire, il utilisait un ton plus doux ou plus neutre. Là, elle <strong>de</strong>vina le sérieux empreint<br />
d'une touche <strong>de</strong> tristesse. Pourtant, hormis le secret dont il s'obstinait à entourer ses activités<br />
sportives, tout al<strong>la</strong>it pour le mieux entre eux. L'harmonie, l'amour régnaient sans partage. Il se<br />
libérait peu à peu <strong>de</strong> sa timidité, lui <strong>la</strong>issant découvrir une parcelle toujours plus importante<br />
<strong>de</strong> son jardin inti<strong>me</strong>. Alors ?<br />
- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu fais une drôle <strong>de</strong> tête !<br />
- J'ai <strong>de</strong>s choses à te dire, à te montrer et à te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r.<br />
- Par quoi com<strong>me</strong>nce-t-on ? <strong>Les</strong> bonnes ou les mauvaises nouvelles ?<br />
- <strong>Les</strong> bonnes. J'ai confectionné <strong>de</strong> nouvelles tenues pour notre duo. Regar<strong>de</strong> !<br />
- Des dauphins ?<br />
- Lumineux ! Dit-il en insérant <strong>de</strong>s piles dans le loge<strong>me</strong>nt discret sous <strong>de</strong>s vo<strong>la</strong>nts <strong>de</strong> tissu<br />
bleu nuit. Tout le contour du mammifère s'illumina.<br />
- Com<strong>me</strong>nt as-tu fait ce<strong>la</strong> ?<br />
- C'est <strong>de</strong> <strong>la</strong> fibre optique. J'ai brodé, en quelque sorte !<br />
- C'est super ! On patine dans <strong>la</strong> pénombre et les spectateurs voient <strong>de</strong>ux dauphins évoluer<br />
sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce.<br />
- Pourquoi <strong>de</strong>ux ?<br />
- Tu n'en as pas fait <strong>de</strong>ux ? Tu... Ah ! C'est vrai. J'oubliais qu'on patinait pour nous <strong>de</strong>ux,<br />
<strong>de</strong>vant Geneviève et personne d'autre.<br />
- On verra <strong>de</strong>main soir.<br />
- Ah ? C'est l'autre bonne nouvelle. Tu reprends les patins, enfin !<br />
- <strong>Je</strong> ferai un essai. Un bout d'essai. J'espère que ce<strong>la</strong> ira.<br />
- Et <strong>la</strong> mauvaise nouvelle ?<br />
- Tout semble rentré en ordre. <strong>Les</strong> affaires reprennent, <strong>la</strong> for<strong>me</strong> revient. Que <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong><br />
plus ?<br />
- En effet.<br />
- Qu'est-ce que tu feras dans quatre ou cinq années ?<br />
- Oh... normale<strong>me</strong>nt, je serai championne du mon<strong>de</strong> et championne olympique. Depuis<br />
longtemps, bien sûr.<br />
- Et nous <strong>de</strong>ux ?<br />
- Nous serons toujours ensemble...<br />
- Tu penses ?<br />
- Oui.<br />
- Et, si je te <strong>de</strong>mandais en mariage, dès maintenant ?<br />
- En mariage ? Chiche !<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Alors, je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en mariage pour dans cinq ans. Officielle<strong>me</strong>nt.<br />
- J'accepte. Mais... qu'est-ce qui <strong>me</strong> prouve que tu tiendras pro<strong>me</strong>sse ?<br />
- Oh ! Tu veux une preuve ? Une preuve d'amour, n'est-ce pas ?<br />
- Oui. Un papier signé : si tu <strong>me</strong>ns, tu vas en enfer !<br />
- J'ai mieux que ce<strong>la</strong> ! Dit-il en ouvrant le tiroir <strong>de</strong> son bureau. Il en sortit un petit paquet<br />
ca<strong>de</strong>au.<br />
- Pour moi ?<br />
- Oui.<br />
- Mon amour. Encore une <strong>me</strong>rveilleuse attention ! <strong>Je</strong> suis honteuse. <strong>Je</strong> ne pense jamais aux<br />
offran<strong>de</strong>s. Vrai<strong>me</strong>nt, je suis confuse. En plus, je manque terrible<strong>me</strong>nt d'imagination. Ce qui<br />
n'est pas ton cas ! Avoua-t-elle en ouvrant fébrile<strong>me</strong>nt son paquet. Mais... c'est... une...<br />
- Une bague <strong>de</strong> fiançailles. Etape préa<strong>la</strong>ble au mariage, n'est-ce pas ?<br />
- Elle est... c'est... bafouil<strong>la</strong> Catherine, finissant par perdre sa voix.<br />
- C'est une bague, pas une b<strong>la</strong>gue. C'est sérieux.<br />
- Et c'est <strong>la</strong> mauvaise nouvelle ? !<br />
- Oui. Si tu acceptes, tu risques <strong>de</strong> souffrir toute ta vie <strong>de</strong> ma présence.<br />
- Souffrir ? Ce<strong>la</strong> n'en prend pas le chemin... Tu <strong>me</strong> combles <strong>de</strong> joie. Elle est... com<strong>me</strong> je<br />
l'avais rêvée.<br />
- Tu veux savoir ce que c'est ?<br />
- Tel que je te connais, tu as pris celle qui était <strong>la</strong> plus pure. C'est un diamant splendi<strong>de</strong>.<br />
- Pour quelqu'un qui brille plus que <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, il fal<strong>la</strong>it le plus bel éc<strong>la</strong>t. <strong>Je</strong> l'ai observée chez le<br />
bijoutier avec une <strong>de</strong> leurs loupes. Elle est sans défaut.<br />
- Com<strong>me</strong> toi...<br />
- Com<strong>me</strong> tu t'avances !<br />
- <strong>Je</strong> t'ai<strong>me</strong>, Sébastien. Si nous avions l'âge, nous volerions <strong>de</strong>vant monsieur le Maire dans <strong>la</strong><br />
secon<strong>de</strong> qui vient. En attendant, <strong>de</strong>main, j'ai une nouvelle répétition. Dernière compétition<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> saison dans quinze jours.<br />
- <strong>Je</strong> peux passer <strong>la</strong> bague à ton doigt ?<br />
- Oh... avec mille p<strong>la</strong>isirs ! Fais-le ! <strong>Je</strong> ne veux que ce<strong>la</strong>, mon coeur !<br />
- Que ce<strong>la</strong> ?<br />
- Non. Avec plein <strong>de</strong> câlins, plein <strong>de</strong> bisous partout !<br />
- Et puis ? Il n'y a rien d'autre ? Un désir secret ? Une idée fixe ?<br />
- <strong>Je</strong> vois... Mais, com<strong>me</strong> il n'y a qu'un costu<strong>me</strong> avec le dauphin, je n'ai pas trop d'espoir.<br />
- Qui te dit qu'il n'y a qu'un costu<strong>me</strong> ? Relis tes dialogues et tu verras. Tu peux gar<strong>de</strong>r l'espoir.<br />
Tout dépend <strong>de</strong> ma prestation, <strong>de</strong>main soir. On répétera notre program<strong>me</strong> ainsi que l'imposé.<br />
Si c'est satisfaisant, on pourra continuer. Physique<strong>me</strong>nt, je pense avoir recouvré <strong>me</strong>s moyens.<br />
J'ai joué au canard et à <strong>la</strong> grenouille, si tu vois ce que je veux dire ! <strong>Je</strong> ne veux pas avoir l'air<br />
ridicule à côté d'une étoile.<br />
- Tu ne seras jamais ridicule ! Jamais ! Mon amour...<br />
- Il ne faudra pas m'en vouloir si je ne veux plus patiner... J'ai un peu peur <strong>de</strong> rechausser les<br />
patins.<br />
- C'est normal. Fais-moi confiance, je saurai te rassurer... Viens, mon fiancé, je vais te<br />
montrer com<strong>me</strong>nt je fais ! Dit-elle en ba<strong>la</strong>nçant <strong>la</strong>ngoureuse<strong>me</strong>nt <strong>de</strong>s hanches.<br />
- Oh oui ! Rassure-moi. Vas-y...<br />
Il <strong>la</strong> souleva com<strong>me</strong> une plu<strong>me</strong> et <strong>la</strong> déposa délicate<strong>me</strong>nt dans les draps. Com<strong>me</strong>nça alors le<br />
festival <strong>de</strong> câlins et <strong>de</strong> baisers promis.
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
*<br />
* *<br />
Devant quelques dizaines d'yeux ébahis, Catherine s'entraînait dur. Geneviève exigeait<br />
toujours plus <strong>de</strong> vitesse, d'attaque dans les sauts et toujours plus <strong>de</strong> grâce dans les gestes qui<br />
les accompagnaient. La position <strong>de</strong>s bras pendant les rotations avait pris une importance<br />
cruciale. <strong>Les</strong> bras étaient <strong>de</strong>venus le seul moyen <strong>de</strong> rendre un saut artistique.<br />
Tapi <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> balustra<strong>de</strong>, Sébastien <strong>la</strong>çait soigneuse<strong>me</strong>nt ses patins. Avec une telle<br />
maniaquerie qu'il avait fait <strong>de</strong> petites marques sur ses <strong>la</strong>cets, afin <strong>de</strong> savoir avec précision<br />
jusqu'où serrer. Le rég<strong>la</strong>ge ne va<strong>la</strong>it, évi<strong>de</strong>m<strong>me</strong>nt, que si on n'avait pas les pieds enflés.<br />
Il se redressa et s'avança sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Pas d'appréhension. Ses sensations revinrent<br />
instantané<strong>me</strong>nt. Il effectua quelques tours sous les yeux <strong>de</strong> Catherine, arrêtée au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
piste. Il tourna autour d'elle. Elle ne broncha pas, se contentant <strong>de</strong> suivre ses évolutions. Il<br />
adressa un signe à Tonio. Un <strong>de</strong>s thè<strong>me</strong>s du Grand Bleu envahit l'im<strong>me</strong>nse salle, l'un <strong>de</strong>s plus<br />
connus accompagnant <strong>la</strong> fa<strong>me</strong>use scène où tous les concurrents échouent dans leur tentative<br />
pour battre Enzo Molinari. Ce thè<strong>me</strong> était un <strong>de</strong> leurs préférés et les figures l'accompagnant,<br />
mises au point par les <strong>de</strong>ux patineurs, étaient très techniques. Toutefois, ce<strong>la</strong> ne débutait pas<br />
com<strong>me</strong> d'habitu<strong>de</strong>. Sébastien était en train <strong>de</strong> prendre énormé<strong>me</strong>nt d'é<strong>la</strong>n. Il fonça droit sur<br />
Catherine. Elle était pétrifiée. Dans ce cas, ne pas bouger. Il l'éviterait au <strong>de</strong>rnier mo<strong>me</strong>nt.<br />
Non. Il bondit, écarta les jambes à l'horizontale parfaite et passa à cinq centimètres <strong>de</strong> sa tête.<br />
Elle n'avait pas pu s'empêcher <strong>de</strong> <strong>la</strong>isser échapper un petit cri <strong>de</strong> frayeur, sentant un vent <strong>de</strong><br />
folie frôler ses cheveux.<br />
"Seigneur, quelle détente !" s'exc<strong>la</strong>ma-t-elle intérieure<strong>me</strong>nt.<br />
Il revint vers elle. Ils entamèrent leur program<strong>me</strong>, pour le p<strong>la</strong>isir, sous l'oeil intéressé <strong>de</strong><br />
Geneviève.<br />
"Ce diable <strong>de</strong> gamin s'est brisé une jambe, un bras, est à court d'entraîne<strong>me</strong>nt et s'en sort<br />
com<strong>me</strong> un chef. Il a l'étincelle suprê<strong>me</strong>. Et quel couple ! On voit tout <strong>de</strong> suite l'amour qui<br />
jaillit <strong>de</strong> leur union sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce... Ils ont tous les élé<strong>me</strong>nts <strong>de</strong> l'imposé dans leur chorégraphie<br />
et mê<strong>me</strong> bien plus."<br />
Lorsque les notes s'achevèrent, Geneviève, à son tour, adressa un signe à Tonio. Il remit le<br />
compact Disc en p<strong>la</strong>ce, appuya sur <strong>la</strong> touche lecture. <strong>Les</strong> notes emplirent à nouveau <strong>la</strong><br />
patinoire. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux adolescents s'étonnèrent.<br />
- Dites-moi, les enfants ! Seriez-vous capables <strong>de</strong> faire un triple Axel, un triple <strong>la</strong>ncé, un porté<br />
sur une main, <strong>de</strong>ux suites <strong>de</strong> petits pas et un triple Lutz en moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux minutes ?<br />
Sébastien et Catherine se regardèrent avec un air interrogateur.<br />
- Un imposé ? Demanda Catherine.<br />
- <strong>Je</strong> crois bien ! Tu t'en sens capable ?<br />
- Oui. <strong>Je</strong> suis capable <strong>de</strong> tout avec toi.<br />
125
126<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- Vous avez votre caméscope et votre chronomètre ? Lança Sébastien à l'attention <strong>de</strong><br />
l'entraîneur. Celle-ci agita ses mains, prouvant qu'elle était en possession <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux élé<strong>me</strong>nts.<br />
- Tant mieux ! Parce que ce<strong>la</strong> va aller vite !<br />
Mada<strong>me</strong> Grilet déclencha le chronomètre. L'oeil rivé sur le viseur, elle nota, détail<strong>la</strong>, observa<br />
silencieuse<strong>me</strong>nt. Elle chercha les failles, les défauts, les points faibles. Pourtant, à chaque<br />
impulsion, elle eut <strong>la</strong> sensation <strong>de</strong> voir un seul patineur bondir, accompagnant son reflet dans<br />
un miroir. Des ju<strong>me</strong>aux. Etait-il possible que... Non, bien sûr ! Catherine était née bien avant<br />
<strong>la</strong> mort <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres triplés. Cependant, à les voir accordés à ce point, au plus que parfait,<br />
elle était en droit <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si ces <strong>de</strong>ux oiseaux n'étaient pas liés par le sang. Ils étaient<br />
<strong>la</strong> communion solennelle.<br />
Le temps régle<strong>me</strong>ntaire s'acheva sur une série <strong>de</strong> pirouettes. Geneviève <strong>la</strong>issa <strong>la</strong> caméra sous<br />
tension. Un oeil fermé, l'autre en <strong>la</strong>r<strong>me</strong>, <strong>la</strong> vue se troub<strong>la</strong>nt d'émotion. La chance <strong>de</strong> sa vie<br />
était là, <strong>de</strong>vant elle, bien vivante : l'harmonie, <strong>la</strong> complicité, <strong>la</strong> joie pour le seul p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong>s<br />
yeux. Impossible. Impossible que les spectateurs ne puissent pas apprécier une telle beauté.<br />
Et si... Ah ! Le garçon n'accepterait jamais. Il était trop réservé, timi<strong>de</strong>. Elle le connaissait si<br />
bien.<br />
- Alors ? On a réussi l'exa<strong>me</strong>n ? Demandèrent les adolescents, hi<strong>la</strong>res telle<strong>me</strong>nt ils étaient sûrs<br />
d'eux.<br />
- Ma foi, à part quelques défauts mineurs, c'est pas mal...<br />
- Quelques défauts mineurs ? S’inquiéta Catherine.<br />
- T’inquiète pas ! Lui dit Sébastien. Le seul défaut <strong>de</strong> l'imposé, en général, c'est qu'il n'y a pas<br />
assez <strong>de</strong> quadruples boucles synchronisées. Si on en <strong>me</strong>ttait <strong>de</strong>ux ou trois, on serait les seuls<br />
en compétition. Tu aurais les médailles par correspondance pendant vingt ou trente ans, le<br />
temps que les autres rattrapent ton niveau !<br />
- C'est vrai, Sébastien. Vous êtes au-<strong>de</strong>ssus du lot. Très au-<strong>de</strong>ssus. Tant mieux !<br />
- Oh, je vous vois venir !<br />
- Non. Amusez-vous bien ! Pour moi, l'entraîne<strong>me</strong>nt est fini.<br />
- Fini ?<br />
- Pour ce soir.<br />
- Ah... J'ai eu peur.<br />
<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux tourtereaux, seuls au mon<strong>de</strong>, reprirent leurs figures ou leurs facéties <strong>de</strong>venues <strong>de</strong>s<br />
figures, à force d'entraîne<strong>me</strong>nt. Et durant <strong>de</strong>ux semaines, chaque jour, chaque soir, chaque<br />
nuit, ils ne se quittèrent plus. Ils évoluaient à l'unisson sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, Sébastien jouant tantôt le<br />
partenaire, tantôt l'entraîneur. Ils se réchauffaient toujours sous le jet chaud <strong>de</strong>s douches et<br />
finissaient dans les bras l'un <strong>de</strong> l'autre. Et puis, un jour, com<strong>me</strong> tant d'autres, vint une<br />
compétition régionale...<br />
*<br />
* *
21<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- La patinoire d'Evry est comble. Tout le mon<strong>de</strong> veut voir <strong>la</strong> nouvelle révé<strong>la</strong>tion française,<br />
Catherine Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville. Mê<strong>me</strong> si elle a échoué aux championnats <strong>de</strong> France, au<br />
début <strong>de</strong> <strong>la</strong> saison, elle a effectué un retour fracassant. Chaque compétition est pour elle une<br />
nouvelle occasion <strong>de</strong> démontrer sa suprématie sur <strong>la</strong> championne <strong>de</strong> France. A présent, elle<br />
achève son program<strong>me</strong>. Oh ! Un superbe quadruple Axel ! Du grand art ! Et maintenant,<br />
mon cher Thierry, tentera-t-elle le double saut périlleux ?<br />
- <strong>Je</strong> crois. Nous l'avons interviewée ce matin et elle nous affirmé que, malgré l'absence d'enjeu<br />
dans cette compétition, <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> <strong>la</strong> saison, elle ne retirerait aucune difficulté technique<br />
<strong>de</strong> son program<strong>me</strong>. Eh bien... le voilà ! Ah ! <strong>Je</strong>an-Michel, je ne sais pas ce que vous en<br />
pensez...<br />
- Com<strong>me</strong> vous, Thierry. Un bien bel exploit qui va lui rapporter une kyrielle <strong>de</strong> six. Son<br />
program<strong>me</strong> s'achève. Encore une fois, sa principale adversaire va finir loin <strong>de</strong>rrière.<br />
<strong>Les</strong> notes s'affichèrent. Geneviève et Sébastien étaient confiants. Carton plein ! Catherine leur<br />
adressa mille baisers avant d'aller affronter les caméras. Près <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste, l'adolescent sourit. Il<br />
avait offert du bonheur. Beaucoup <strong>de</strong> bonheur. Catherine était heureuse. L'était-il aussi ?<br />
Peut-être... Il n'en était pas certain. Il manquait quelque chose. Quelqu'un. Des êtres qui<br />
auraient dû être présents, en ce mo<strong>me</strong>nt, avec lui, pour goûter à <strong>la</strong> joie douce du triomphe, au<br />
goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> victoire. Corentin, Mylène, Valérie... Ceux qu'il aimait et qu'il avait <strong>la</strong>issés dans une<br />
allée du ci<strong>me</strong>tière Saint Charles.<br />
Parfois, il se disait que <strong>la</strong> nostalgie ne <strong>me</strong>nait à rien, qu'elle était stérile. Regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> vieilles<br />
photos jaunies par le temps ou arpenter les allées rectilignes, gravillonnées, bordées <strong>de</strong> cyprès<br />
ternes et é<strong>la</strong>ncés vers le ciel, pourquoi ? A quoi ce<strong>la</strong> servait-il ? Pourquoi le faisait-il ?<br />
Pourquoi éprouvait-il le besoin <strong>de</strong> le faire, sachant qu'à chaque fois, <strong>la</strong> tristesse, le chagrin,<br />
l'a<strong>me</strong>rtu<strong>me</strong>, les regrets <strong>de</strong> ne pas avoir vécu plus intensé<strong>me</strong>nt, tireraient les <strong>la</strong>r<strong>me</strong>s <strong>de</strong> ses<br />
yeux. Valérie s'en était allée et Catherine était venue. C'était vrai. Mais rien n'avait été<br />
semb<strong>la</strong>ble au passé. Seul le ma<strong>la</strong>ise encore présent, tapi dans l'ombre, le guettant, le prenait<br />
pour une proie facile incapable <strong>de</strong> s'échapper. Pourquoi Valérie, Corentin et Mylène ? Et pas<br />
lui. Dieu prenait-il du p<strong>la</strong>isir à voir ses brebis souffrir ? Pourquoi pas lui ? La réponse était<br />
peut-être sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, là, <strong>de</strong>vant, ramassant <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> bouquets <strong>de</strong> fleurs <strong>la</strong>ncés par <strong>de</strong>s<br />
nuées <strong>de</strong> fans...<br />
Le spectacle n'était pas achevé. Il y avait encore <strong>la</strong> compétition en couple. Il se leva. L'air sec<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> patinoire lui donna envie d'une boisson gazeuse.<br />
*<br />
* *<br />
- Vous arrivez trop tard, Monsieur ! Dit Sébastien au père <strong>de</strong> Catherine. Elle a déjà triomphé.<br />
- J'ai vu.<br />
- Ah ?<br />
- J'ai eu un peu <strong>de</strong> retard. J'ai regardé son exhibition <strong>de</strong>puis les hublots, là-haut.<br />
- Bien. Alors ?<br />
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128<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
- C'était magnifique ! Mais le spectacle n'est pas achevé.<br />
- Vous êtes amateur <strong>de</strong> couples ?<br />
- Depuis peu. J'ai l'occasion d'en voir en cassette vidéo. Au fait ! Mada<strong>me</strong> Grilet a obtenu<br />
ceci, pour toi.<br />
- Qu'est-ce que c'est ? Une licence d'amateur ? Pourquoi ? <strong>Je</strong> n'en ai pas l'utilité !<br />
- Fiston ! Dit son père arrivé près <strong>de</strong> lui. <strong>Je</strong> serais à ta p<strong>la</strong>ce, je signerais !<br />
- Pourquoi ?<br />
Mada<strong>me</strong> Grilet et Sylvie Prévaud se montrèrent. Une vraie délégation. La réponse à sa<br />
question fut fournie par l'intermédiaire du speaker. Lorsqu'il annonça <strong>la</strong> liste <strong>de</strong>s couples, les<br />
noms Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville et Prévaud furent associés.<br />
- Qu'est-ce que c'est que cette b<strong>la</strong>gue ? Des homony<strong>me</strong>s ?<br />
Tous secouèrent <strong>la</strong> tête en signe <strong>de</strong> négation. Il ne s'agissait pas d'homony<strong>me</strong>s. Ce n'était pas<br />
le hasard, non plus. Il se tourna vers Geneviève. Evi<strong>de</strong>nt ! Si elle le lui avait <strong>de</strong>mandé, il aurait<br />
refusé tout net. Il avait le couteau sous <strong>la</strong> gorge.<br />
- <strong>Je</strong> n'ai pas le choix ?<br />
Nouveau signe <strong>de</strong> négation collective.<br />
- Et <strong>me</strong>s patins ? Et les costu<strong>me</strong>s ?<br />
- Tout est dans <strong>la</strong> valise, mon grand, dit sa mère.<br />
- Vous vous êtes ligués, hein ? Dit-il l'air goguenard. Vous <strong>me</strong> le paierez un jour. <strong>Je</strong> sais quand<br />
et com<strong>me</strong>nt. Et je peux vous assurer que vous ne rirez pas ce jour-là !<br />
Catherine attendait dans les coulisses, émue. C'était un peu son idée, cette double inscription.<br />
Depuis un règle<strong>me</strong>nt récent, c'était autorisé. Sébastien apparut. Quelle serait sa réaction ? Il<br />
avait l'air cal<strong>me</strong>. Mê<strong>me</strong> serein.<br />
- Félicitations pour ta victoire.<br />
- Merci.<br />
- Quel est le program<strong>me</strong> ?<br />
- Le plus acrobatique.<br />
- Bien. Avec quelle introduction ? C<strong>la</strong>ssique ?<br />
- Non. Le saut au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ma tête.<br />
- OK<br />
- Sébastien... Il y a autre chose prévu au program<strong>me</strong>.<br />
- Vas-y ! <strong>Je</strong> ne suis pas à une surprise près, aujourd'hui.<br />
- L'amour est prévu au program<strong>me</strong>. L'harmonie, <strong>la</strong> complicité qui existe entre nous. Il n'y a<br />
que nous, ici. Personne d'autre. Nos costu<strong>me</strong>s vont s'éc<strong>la</strong>irer, dans <strong>la</strong> pénombre. Nous allons<br />
<strong>de</strong>venir <strong>de</strong>ux dauphins paradant pour l'amour. J'ai envie que tu <strong>me</strong> courtises, mon amour.<br />
- Mmmh... Viens ! Sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce !<br />
A peine annoncés, <strong>la</strong> lumière ambiante fut baissée <strong>de</strong>s trois quarts. Deux poursuites les<br />
éc<strong>la</strong>iraient suffisam<strong>me</strong>nt pour <strong>la</strong> notation <strong>de</strong>s juges. La musique jaillit <strong>de</strong>s haut-parleurs tandis
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
que Sébastien jaillit et s'envo<strong>la</strong> dans les airs. Dans leur cabine <strong>de</strong> presse, les com<strong>me</strong>ntateurs,<br />
les fa<strong>me</strong>ux duettistes <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision, manquèrent <strong>de</strong> s'étrangler. La foule se leva en hur<strong>la</strong>nt sa<br />
liesse. Deux dauphins accomplissaient cabrioles et para<strong>de</strong>s d'amour sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, en parfaite<br />
symbiose. A chaque fois que leurs corps se frô<strong>la</strong>ient, ils s'offraient <strong>de</strong>s mots d'amour, <strong>de</strong>s<br />
mots <strong>de</strong> toujours, inusables, éprouvés par le temps. Pour un peu, les spectateurs auraient joué<br />
<strong>la</strong> "o<strong>la</strong>", cette vague humaine habituelle<strong>me</strong>nt rencontrée dans les sta<strong>de</strong>s <strong>de</strong> football. Le<br />
patinage acquérait sa popu<strong>la</strong>rité parce que les patineurs osaient.<br />
*<br />
* *<br />
Ce fut un triomphe. Un véritable raz <strong>de</strong> marée <strong>de</strong>s juges. Sciés sur p<strong>la</strong>ce, scotchés sur leurs<br />
sièges. La b<strong>la</strong>ncheur immaculée <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste se couvrit du rouge <strong>de</strong>s roses. Sébastien fut<br />
sub<strong>me</strong>rgé d'émotion <strong>de</strong>vant une telle folie. Lui, l'adolescent coincé, muet <strong>de</strong> peur, pétri <strong>de</strong><br />
complexes, on l'app<strong>la</strong>udissait à tout rompre, il y avait mê<strong>me</strong> <strong>de</strong>s crises d'hystérie chez les<br />
filles. D'où sortait ce fan-club ? Il se créait spontané<strong>me</strong>nt.<br />
Il fal<strong>la</strong>it pourtant quitter <strong>la</strong> piste, <strong>la</strong> <strong>la</strong>isser aux autres concurrents, bien que l'issue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
compétition ne fasse plus l'objet du moindre mystère. Une dizaine <strong>de</strong> patineuses en herbe<br />
achevèrent <strong>de</strong> collecter les roses. Sébastien et Catherine croulèrent sous les pétales carmin.<br />
Une fem<strong>me</strong> s'approcha.<br />
- Bravo, jeune hom<strong>me</strong> ! C'est magnifique !<br />
- Merci. Mais... je vous connais...<br />
- C'est possible.<br />
- Vous êtes...<br />
- Christina Diamante.<br />
- Christina... Diamante ! Alors, ça, par exemple ! Vous ai<strong>me</strong>z le patinage ?<br />
- Oui, assez. Mais je ne suis pas venue ici pour ce<strong>la</strong>.<br />
- Ah...<br />
- <strong>Je</strong> suis venue voir un jeune couturier plein <strong>de</strong> talents. Un jeune créateur <strong>de</strong> haute couture<br />
que j'ai<strong>me</strong>rais recruter.<br />
- Un jeune... recruter... Moi ?<br />
- Vous.<br />
- Incroyable !<br />
- Vous ne voulez pas ?<br />
- Hein ? Ah ! Si ! Qu'est-ce que je ferai ? Petite main ?<br />
- Directeur <strong>de</strong> collection.<br />
- Direct... <strong>Je</strong> nage en plein délire.<br />
- <strong>Je</strong> crois que nous en parlerons plus tard. Vous avez eu votre compte d'émotions,<br />
aujourd'hui.<br />
- <strong>Je</strong> crois...<br />
"Ma vie bascule soudaine<strong>me</strong>nt. <strong>Je</strong> ne sais pas pour quelle raison mais l'autre, en haut, a décidé<br />
<strong>de</strong> s'occuper <strong>de</strong> mon dossier. Il m'a offert une compagne <strong>de</strong> rêve, un métier en or, <strong>la</strong><br />
possibilité d'acquérir <strong>la</strong> gloire. Com<strong>me</strong> ça. D'un seul coup. Pourquoi ? Qui est Dieu ?<br />
Com<strong>me</strong>nt pense-t-il ? A quel jeu joue-t-il ? Un jeu <strong>de</strong> bâton et <strong>de</strong> carotte. Un jeu inventé par<br />
les hom<strong>me</strong>s... pour gouverner d'autres hom<strong>me</strong>s..."<br />
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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Catherine le soutenait. Ses doigts s'unirent aux siens. Il sourit. Dans <strong>la</strong> lueur <strong>de</strong>s projecteurs, il<br />
crut voir trois visages enjoués, semb<strong>la</strong>bles à <strong>de</strong>s fantô<strong>me</strong>s vaporeux. Trois êtres chers veil<strong>la</strong>nt<br />
sur lui. Ils étaient là. Ils seraient toujours là.<br />
*<br />
* *
22<br />
<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />
Puisque le <strong>de</strong>stin l'avait voulu (ou quelqu'un), il avait pris part à <strong>de</strong>s compétitions<br />
internationales. Ensemble, ils régnèrent durant dix années. Sans partage. Pas un titre ne leur<br />
échappa.<br />
Sébastien, après un bril<strong>la</strong>nt passage chez Christina Diamante, fonda ses <strong>de</strong>ux premières<br />
boutiques <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> dès le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> son mariage. Elles s'appe<strong>la</strong>ient : "<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
g<strong>la</strong>ce"...<br />
Le mariage ? Parlons-en... Sébastien avait promis <strong>de</strong> faire payer le coup <strong>de</strong> <strong>la</strong> compétition<br />
régionale à Evry, le coup <strong>de</strong> force. Il avait choisi le jour du mariage afin que ce<strong>la</strong> reste<br />
mémorable. Et ce le fût ! La marche nuptiale <strong>de</strong> Men<strong>de</strong>lson dura trente bonnes minutes, le<br />
temps que les trois cents invités, dû<strong>me</strong>nt chaussés <strong>de</strong> patins neufs, parviennent à s'installer<br />
dans <strong>la</strong> patinoire, sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, où eut lieu <strong>la</strong> bénédiction nuptiale. Par chance, on ne déplora<br />
aucun bras cassé. Christophe Vigie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieuxville et <strong>de</strong> nombreux autres invités maudirent<br />
Sébastien. Un mariage sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce... Son rêve... pour <strong>de</strong> vrai ! Il refusa <strong>la</strong> cérémonie à l'église.<br />
A cause d'une pro<strong>me</strong>sse tenue. A cause d'une jeune fille absente, volée par Dieu...<br />
*<br />
* *<br />
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