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Je me livre ... Eric Vincent

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ERIC VINCENT<br />

ALEXA SARBACANE,<br />

DETECTIVE EXTRALUCIDE<br />

TOME 7<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS


Site : http://ericvincent.no-ip.org/<br />

© <strong>Eric</strong> <strong>Vincent</strong> 2002. Tous droits réservés.<br />

Toute ressemblance avec des situations ou des personnages ayant existé, existant ou à<br />

venir, serait fortuite.


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

Se sentir com<strong>me</strong> un coq en pâte, c'est agréable, très agréable. Sauf dans la cuisine d'un grand<br />

restaurant, avec un chef sur vos basques, surveillant vos faits et gestes. Le coq en pâte<br />

s'apprête à passer à la casserole, au four plus précisé<strong>me</strong>nt. Une situation inconfortable pour le<br />

volatile ! Com<strong>me</strong> quoi, les ter<strong>me</strong>s changent de sens selon le contexte.<br />

Miss Sarbacane ignorait tout de l'art culinaire lorsqu'il s'agissait de préparer ; elle s'y<br />

connaissait mieux en dégustation, tout particulière<strong>me</strong>nt si elle était invitée. Le souvenir du<br />

tour pendable joué à son ami, confrère et pourvoyeur d'affaires louches, Yann Delaunay, était<br />

intact. A l'époque, le jeune inspecteur ne la cernait pas parfaite<strong>me</strong>nt et s'était vu embarqué<br />

dans un restaurant étoilé, toqué, aux prix vertigineux, faciles à confondre avec la date. Lâcher<br />

la moitié de sa paye en une soirée lui avait servi de leçon.<br />

Depuis, Alexa avait acquis une belle réputation, un train de vie en rapport avec ses<br />

émolu<strong>me</strong>nts et elle collectionnait les invitations d'une foule de prétendants, d'admirateurs ou<br />

tout simple<strong>me</strong>nt de personnalités en vue, désireuses de s'afficher à ses côtés. Une kyrielle<br />

d'invitations. Sauf une...<br />

Chaque jour, elle désespérait un peu plus d'entendre une voix chaude et latine lui proposer un<br />

rendez-vous galant. Mê<strong>me</strong> une simple virée dans une pizzeria aurait suffi à la combler de<br />

bonheur. Or, le signore Marco Roni di Mozzarella se contemplait dans la solitude affective et<br />

se jetait à corps perdu dans le travail. Aussi, miss Sarbacane s'était mise en tête d'acquérir les<br />

dons de cordon bleu qui sauraient peut-être convaincre le bel Italien, le roi de la chaussure,<br />

président directeur général des pompes "Noulair". Il accepterait sans doute une discrète<br />

invitation à domicile et serait charmé par le simple fait que la jeune fem<strong>me</strong> se soit mise en<br />

quatre pour lui. Seule<strong>me</strong>nt, le simple fait de cuisiner, c'était vite dit ! Hormis les carottes dont<br />

elle ignorait aucune façon de les accommoder et les confitures de toutes sortes dont les rares<br />

recettes inconnues se dissimulaient probable<strong>me</strong>nt au fond d'une grotte de Patagonie extrê<strong>me</strong>,<br />

représentées par des peintures rupestres, la détective extra et lucide ne panait rien à la cuisine<br />

(Note de l'auteur : jeu de mot subtil : ne rien paner, en argot, signifie "ne rien comprendre"<br />

(synony<strong>me</strong> de chef, patron, etc...) et paner une escalope est un ter<strong>me</strong> culinaire. <strong>Je</strong> com<strong>me</strong>nce<br />

fort, n'est-il pas ?).<br />

Aux grands maux, les grands remèdes ! Notre miss internationale, la célébrité céleste, la plus<br />

illustre protectrice des houppettes blondes et des coccinelles rouges décapotables, s'était mise<br />

à chasser le stage de cuisine. Inutile d'apprendre à cuisiner les pâtes ou à confectionner des<br />

pizzas : elle ne pourrait jamais rivaliser avec la Mamma, matriarcale protectrice de Marco<br />

Roni di Mozzarella, intouchable de son vivant et durant sa mort pour l'éternité, aux yeux de<br />

son fils. Enfin, elle croyait dur com<strong>me</strong> fer à ce cliché sur les familles italiennes.<br />

Nonobstant, elle avait feuilleté de nombreuses revues culinaires à la recherche du stage haut<br />

de gam<strong>me</strong>, particulier, destiné à faire d'elle le Bernard Pinson ou le Guy Isère du nouveau<br />

millénaire. Rien que cela ! Pas moins !<br />

Son bonheur, elle l'avait trouvé dans le plus luxueux des magazines, un pur chef d’œuvre de<br />

qualité d'impression, un régal pour les yeux et les papilles à chaque page : Tabarès Magazine.<br />

La revue de cet ancien <strong>me</strong>illeur ouvrier de France en pâtisserie (Note de l'auteur : deux fois<br />

<strong>me</strong>illeur ouvrier de France. De quoi <strong>me</strong> <strong>me</strong>ttre les boules avec <strong>me</strong>s malheureux gâteaux à<br />

étage indigestes à la présentation navrante !) présentait les recettes des chefs les plus<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

prestigieux de France et d'ailleurs (quelquefois). Les réaliser tant bien que mal supposait déjà<br />

une aptitude à déchiffrer le vocabulaire, à dénicher les ustensiles, à se procurer les ingrédients<br />

(Note de l'auteur : une sacrée paire de manches d'acheter des crosnes ou des étoiles de<br />

badiane à l'épicerie du coin, tiens !). Ensuite, il fallait acquérir l'indispensable tour de main, la<br />

capacité à reproduire la présentation de types qui sont, il faut bien l'avouer, de véritables<br />

artistes au sens propre du ter<strong>me</strong>.<br />

Cette revue proposait égale<strong>me</strong>nt des stages thématiques à des prix gourmands. Alexa n'avait<br />

fait ni une, ni deux, ni trois (Note de l'auteur : rassurez-vous, je vais vous épargner la suite<br />

des chiffres !), elle avait téléphoné, réservé stage et loge<strong>me</strong>nt au-dessus du restaurant<br />

"L'écuyer géant", à Cordes sur Ciel. Mê<strong>me</strong> si Yves Tabarès ne figurait pas parmi les premiers<br />

restaurateurs de France, formation de pâtissier oblige, il s'en tirait fort honorable<strong>me</strong>nt et<br />

hissait son restaurant à la première étoile ou aux deux toques grâce à une cuisine classique et<br />

savoureuse basée sur des produits de qualité. Par contre, ses desserts illuminaient le repas. De<br />

savantes compositions cré<strong>me</strong>uses, fruitées, colorées avaient emporté la décision de miss<br />

Sarbacane.<br />

A présent, mê<strong>me</strong> si elle était com<strong>me</strong> un coq en pâte dans ces lieux magiques et médiévaux de<br />

Cordes sur Ciel, elle souffrait d'un apprentissage dur et sévère. Là, ses maîtres queux (Note<br />

de l'auteur : ah la vache ! J'ai patienté sept nouvelles pour la placer, celle-là !) se montraient<br />

intransigeants, rustres, voire malpolis lorsqu'elle ne suivait pas à la lettre leurs précieux (et<br />

coûteux) enseigne<strong>me</strong>nts. C'était le prix à payer pour atteindre un semblant d'excellence.<br />

Pour com<strong>me</strong>ncer, elle avait dû réapprendre à éplucher et à couper les légu<strong>me</strong>s, faire la<br />

différence entre couper, émincer, tailler en julienne, en brunoise, monder, épépiner, intégrer<br />

tous les ter<strong>me</strong>s indispensables pour bien préparer. Le métier rentrait difficile<strong>me</strong>nt et le soir<br />

venu, après une journée harassante et la vaisselle pour terminer, elle ne trouvait mê<strong>me</strong> pas la<br />

force de dévorer ses préparations et s'effondrait sur son lit, instantané<strong>me</strong>nt frappée par un<br />

som<strong>me</strong>il salvateur et réparateur.<br />

Le lendemain, de manière immuable, on la réveillait à cinq heures du matin. Un réveil au<br />

défibrillateur vocal !<br />

- Allez ! Debout ! On file au marché ! Gueulait n'importe quel commis passant dans le<br />

couloir.<br />

La mèche en bataille, le regard embrumé, les mains endolories par les travaux de la veille, elle<br />

se demandait quelle folie avait pu la pousser à s'inscrire à un stage commando. La volonté de<br />

ne pas céder devant l'adversité d'un rital récalcitrant, vraisemblable<strong>me</strong>nt.<br />

Elle déambulait alors jusqu'à la salle de bains où les vapeurs du hammam personnel ne<br />

tardaient pas à déboucher pores de la peau, narines du nez, neurones de la cervelle. Au bout<br />

de quelques minutes d'inhalation profonde de senteurs d'eucalyptus, elle se métamorphosait<br />

en cette jeune fem<strong>me</strong> à l'esprit alerte, au char<strong>me</strong> ravageur, à la répartie sans faille. Elle<br />

trouvait alors la force de résister et de descendre faire ces satanées courses matinales !<br />

Ensuite, com<strong>me</strong> ce matin, elle bossait dur, écoutait son chef lui prodiguer moult conseils<br />

pour ne pas se planter. De là à réaliser un chef-d’œuvre, il lui serinait sans cesse qu'une vie


entière ne lui suffirait pas.<br />

ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

- Tiens ! Lança Hector en lui tendant un paquet d'ingrédients. On va monter une petite<br />

chantilly en attendant que le coq en pâte cuise. Tu le surveilles d'un coin du regard, si tu ne<br />

veux pas qu'il dessèche !<br />

- <strong>Je</strong> ne peux pas avoir les yeux bleus partout, minauda la détective en jupons en battant des<br />

cils.<br />

- Utilise ton troisiè<strong>me</strong> oeil ! Rétorqua l'hom<strong>me</strong> à la toque complète<strong>me</strong>nt siphonné (Note de<br />

l'auteur : je n'ai pas dit "complète<strong>me</strong>nt toqué" pour éviter le pléonas<strong>me</strong> facile !).<br />

Son troisiè<strong>me</strong> oeil était hermétique<strong>me</strong>nt fermé. Son ange gardien, censé jouer ce rôle-là, il se<br />

gardait bien de lui souffler la moindre réponse lorsque les questions des maîtres fusaient<br />

com<strong>me</strong> une averse de grêle. Ce gredin d'ange ne perdait rien pour attendre car Alexa<br />

n'ignorait pas qu'il fut un cuisinier amateur de son vivant.<br />

- Alors ! Dis-moi donc ce que tu vas utiliser pour monter ta chantilly, hein ?<br />

- Euh... Pas cette crè<strong>me</strong>, elle est à température ambiante !<br />

- Bien noté. Ensuite ?<br />

- Euh... Celle-là, avec le robot et le disque ondulé.<br />

- Celle-là ? Ce pot ?<br />

- Oui.<br />

- Et pourquoi pas l'autre ?<br />

- <strong>Je</strong> n'en sais rien.<br />

- Tu as tout faux ! Ton pot, c'est de la crè<strong>me</strong> allégée !<br />

- Et alors ?<br />

- Et alors ? ! Alors, la graisse en moins, c'est de la flotte ! Et la flotte, avant d'arriver à<br />

l'émulsionner, tu vas fouetter des heures durant !<br />

- Remarque, lâcha miss Sarbacane avec un regard grivois à point, cela ne te déplairait pas que<br />

je fouette durant des heures, grand fou !<br />

La remarque lui fit avaler sa réflexion et il mordit la poussière. Que répondre à cette pile<br />

d'énergie apte à remplacer E.D.F. en cas de black-out total ? La réplique tardant à venir,<br />

Alexa l'acheva rapide<strong>me</strong>nt :<br />

- <strong>Je</strong> prends ce pot-là ?<br />

- Oui.<br />

- <strong>Je</strong> prends le batteur électrique ou je <strong>me</strong> sers de mon fouet en cuir ?<br />

- Le batteur conviendra...<br />

- Petit coquin ! Allez ! On garde cette conversation pour nous, n'est-ce pas ? Le grand chef<br />

n'a pas besoin de connaître tes fantas<strong>me</strong>s.<br />

- Bien sûr...<br />

Le grand chef, Yves Tabarès, s'était engagé à parachever sa formation culinaire. Il avait juré la<br />

rendre capable d'empiler des couches de génoises punchées au sirop, des crè<strong>me</strong>s aériennes et<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

des fruits pochés ou caramélisés sans que les étages ne s'affaissent com<strong>me</strong> un château de<br />

cartes balayé par un courant d'air. Il passait de temps en temps dans l'antre, flattant sa barbe<br />

d'un air satisfait, pas peu fier d'accueillir l'égérie du peuple français dans des murs pluricentenaires.<br />

Il s'emparait d'une spatule, d'une cuillère ou plongeait carré<strong>me</strong>nt un doigt dans<br />

une crè<strong>me</strong>, une pâte, un coulis. Il excitait ses papilles en multipliant les mimiques de<br />

dégustation et s'éloignait en chantonnant, le sourire aux lèvres. Miss Sarbacane progressait<br />

lente<strong>me</strong>nt mais sûre<strong>me</strong>nt. Cependant, il ignorait la raison profonde de la venue d'Alexa :<br />

séduire le sieur Marco Roni di Mozzarella grâce à de petits plats. Entre les mains d'un<br />

hom<strong>me</strong> deux fois <strong>me</strong>illeur ouvrier de France en pâtisserie, elle ne pouvait pas échouer.<br />

* *<br />

*<br />

Cordes sur Ciel était un village classé parmi les plus beaux de France. En arpentant les rues<br />

en pente, Alexa ne se lassait pas de découvrir des détails d'architecture des nombreux chefsd’œuvre<br />

médiévaux composant ce gros bourg. Pour une fois, son attirail de détective privée,<br />

extra et lucide, servait à mitrailler les bâti<strong>me</strong>nts au lieu de capturer les frasques des amants et<br />

des maîtresses sur papier glacé ou d'appâter des spectres glacés dans le cône (Note de<br />

l'auteur: cône glacé ! A force de parler cuisine, je vois des glaces partout !) de son téléobjectif.<br />

Elle était convaincue d'obtenir des photographies artistiques parce que les sujets imposaient<br />

leur beauté sur la pellicule.<br />

Miss Sarbacane fit une halte devant la vitrine d'une galerie d'art où plusieurs peintres<br />

exposaient des toiles dignes d'intérêt. La nuit tombait douce<strong>me</strong>nt en cette fin de journée d'un<br />

joli mois de mai. Elle frissonna : la température externe chutait en mê<strong>me</strong> temps que le soleil à<br />

l'horizon. Elle recouvrit ses frêles épaules grâce au doux lainage d'un pull en alpaga (Note de<br />

l'auteur : c'est fait pour alpaguer les beaux Italiens !). En détaillant son apparence dans le<br />

reflet de la vitrine, elle constata que le tableau était parfait en tous points (Note de l'auteur : je<br />

parle d'Alexa, pas de la toile en devanture ! Il faut suivre <strong>me</strong>s écrits !) : il était impossible<br />

qu'une pareille frimousse échoue dans la conquête du roi de la chaussure italienne.<br />

- Cher Marco, lança-t-elle à son image com<strong>me</strong> pour mieux la convaincre, je vais te cuire à<br />

l'étouffée, je vais te faire mijoter lente<strong>me</strong>nt, t'attendrir tout en te croquant. Al dente, tu seras<br />

et je te dévorerai, mon cher ami !<br />

Chemin faisant, elle se dit qu'elle aurait aimé avoir de ses nouvelles. A défaut, elle opta pour<br />

quelques informations sur la famille Delaunay, multipliée par deux depuis peu. Com<strong>me</strong>nt<br />

l'inspecteur s'en sortait-il ? Ses idées de quitter la police le tenaillaient-elles toujours ? Les<br />

ju<strong>me</strong>aux lui <strong>me</strong>naient-ils la vie dure ? Marius et Gwénaël bouleversaient la vie de son<br />

complice, assuré<strong>me</strong>nt ! Pour peu que Santini le couvre de reproches sanctionnant sa lenteur<br />

proverbiale, son inefficacité chronique, Yann s'enfoncerait dans la dépri<strong>me</strong> aussi vite que la<br />

réponse du patronat à une demande d'aug<strong>me</strong>ntation de vingt pour-cent (Note de l'auteur : il<br />

faut trois secondes, le temps de répondre "Allez vous faire voir, bande de fainéants, tas de<br />

bons à rien ! Retournez tri<strong>me</strong>r et au trot !").<br />

Elle composa le numéro du policier sur son inséparable compagnon, son portable. Son


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

bracelet-montre retentit avant mê<strong>me</strong> qu'elle ait validé les dix numéros. Son ange gardien se<br />

manifestait de façon tonitruante à travers l'objet rapporté de son vol spatial (Note de<br />

l'auteur : relire cet épisode culte où miss Sarbacane devint la première détective dans l'espace,<br />

au risque d'être enlevée par des extraterrestres jaloux de ne point la compter parmi les leurs !).<br />

- Quoi ? Il ne faut pas que j'appelle Yann ?<br />

La sonnerie retentit de plus belle. La détective n'admit point qu'il puisse lui dicter sa conduite<br />

à tenir sur un fait aussi bénin qu'un simple appel téléphonique. Elle valida le numéro de<br />

téléphone et attendit que son correspondant décroche l'appareil. La connexion survint au<br />

bout d'une dizaine de sonneries.<br />

- Ouais ? Fit une voix éraillée, pâteuse, très endormie. Oh non ! Râla l'hom<strong>me</strong>. Merde !<br />

Miss Sarbacane entendit des pleurs tintés d'un crescendo à pente raide.<br />

- Yann ? C'est miss Sarbacane. Tu vas bien ?<br />

- Non... J'ai mis une heure à endormir les bébés. Tu n'imagines pas combien c'est dur de<br />

synchroniser des ju<strong>me</strong>aux. Ils re<strong>me</strong>ttent ça !<br />

- <strong>Je</strong> les ai réveillés ?<br />

- Devine ! Eh oui, miss détective ! Tu ne connais pas les joies de la maternité, de la double<br />

maternité, qui plus est ! C'est un enfer pavé de minuscules plaisirs.<br />

- Quels plaisirs ?<br />

- Quand ils dor<strong>me</strong>nt, ces chers anges ! C'est le seul mo<strong>me</strong>nt où nous nous reposons. A part<br />

cette misérable joie, c'est la totale ! Nous ne parvenons pas à les passer à six biberons par<br />

jour. Au contraire ! Ils avalent huit doses quotidiennes et pas en mê<strong>me</strong> temps, ces petits<br />

monstres ! Ils pleurent sans cesse, ils gesticulent, ils sont remuants. <strong>Je</strong> suis sur les genoux !<br />

- C'est la joie, inspecteur ! Ton chef te fiche une paix royale, au moins ?<br />

- Par chance, oui ! <strong>Je</strong> prie le ciel qu'aucune affaire louche ne <strong>me</strong> tombe sur le coin du nez. <strong>Je</strong><br />

passe mon temps à ressasser des vieux dossiers, à la recherche de la perle rare pour tes<br />

lumières.<br />

- Histoire que j'accomplisse <strong>me</strong>s quotas ?<br />

- Oui, ma chère ! <strong>Je</strong> ne t'oublie pas ! Et toi ? Toujours plongée dans les confitures ?<br />

- Tu plaisantes ? ! J'en suis au stade du Courchevel, de l'Opéra et bientôt, j'attaque la pièce<br />

montée ! Dommage que tu ais déjà convolé en justes noces ! Sinon, je t'aurais confectionné<br />

un juke-box en choux et nougatine !<br />

- Whaou ! <strong>Je</strong> suis impressionné ! J'ai hâte de goûter !<br />

- Minute, bonhom<strong>me</strong> ! Mes cours chez les <strong>me</strong>illeurs ne sont pas faits pour satisfaire l'appétit<br />

d'un inspecteur sous-ali<strong>me</strong>nté. <strong>Je</strong> réserve <strong>me</strong>s talents pour un signore.<br />

- Zut ! J'aurais aimé dîner gastronomique sans régler une note astronomique.<br />

- Tu gardes l'épisode de l'Ambroisie en travers de la gorge ?<br />

- On ne peut rien te cacher. Côté enquête, c'est le cal<strong>me</strong> plat ?<br />

- Oui mais c'est volontaire. D'abord, la cuisine, ensuite, les enquêtes. Cet été, j'emmènerai<br />

mon disciple sur le terrain.<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

- Ah... L'autre zinzin !<br />

- C'est Loïc Torellec et il n'est pas zinzin ! Tu sais, il n'était pas responsable. Il était<br />

inconscient du mal qu'il provoquait. Un jour ou l'autre, on souhaite tous le malheur d'un<br />

supérieur, d'un voisin, d'un salaud ennemi public numéro un, d'une personnalité<br />

insupportable (Note de l'auteur : Alexa a oublié mon ex-conjoint dans le lot ! Par chance, je<br />

surveille ses dialogues et leur exactitude !). On l'imagine s'emplafonnant dans un platane, on<br />

le mitraille par inadvertance en fondant sur lui aux commandes d'un avion de chasse, on<br />

l'écrabouille lors d'une bagarre, on l'électrocute lors d'une expérience physique (Note de<br />

l'auteur : pas vous ? Moi, c'est en permanence que je lutte, par l'esprit, contre la bêtise<br />

humaine et la surpopulation !). Loïc Torellec en faisait autant et par le plus grand des<br />

prodiges, ce qu'il imaginait, se produisait. Il rêvait d'exploser la tête d'une personne et il y<br />

parvenait pour de bon.<br />

- Qui... ne... recom<strong>me</strong>ncera... un jour ?<br />

- Excuse-moi, Yann, mais je n'ai pas compris ta question ! Claironna Alexa en haussant le<br />

ton.<br />

A l'autre bout des ondes (Note de l'auteur : je sais ! Habituelle<strong>me</strong>nt, il faut dire : "A l'autre<br />

bout du fil" mais com<strong>me</strong> je n'ai pas vu de fil au bout des portables, je change l'expression<br />

française !), le niveau sonore battait tous les records. Les ju<strong>me</strong>aux s'époumonaient en chœur,<br />

fer<strong>me</strong><strong>me</strong>nt décidés à faire passer la liesse du Stade de France en finale de la coupe du monde<br />

1998 pour une aimable conversation de salon de thé. Yann lâcha deux ou trois jurons bien<br />

sentis avant de se retourner vers son interlocutrice.<br />

- Désolé, miss Sarbacane ! Le devoir m'appelle. Ces monstres vont <strong>me</strong> rendre dingue.<br />

- D'accord ! A plus tard !<br />

Yann n'avait sûre<strong>me</strong>nt pas entendu cette dernière phrase. Il avait pourtant prévenu Alexa que<br />

ce n'était pas l'instant idéal pour appeler son cher complice. Elle n'en avait fait qu'à sa tête. Il<br />

se manifesta visible<strong>me</strong>nt en é<strong>me</strong>ttant un <strong>me</strong>ssage sur l'afficheur de la montre.<br />

Têtue, miss Sarbacane !<br />

- C'est ce qui fait mon char<strong>me</strong> ! De plus, cette qualité est indispensable pour résoudre les<br />

énig<strong>me</strong>s les plus complexes.<br />

Elle n'osa avouer qu'elle avait agi par pur égoïs<strong>me</strong> : Stéphane parti pour toujours, Marco Roni<br />

di Mozzarella qui se refusait à ses avances, Yann et Juliette sub<strong>me</strong>rgés par les couchesculottes<br />

et les biberons, Marie Curry en tournée avec son Romain Latin, futur élu en<br />

campagne à travers toute la France en vue des prochaines élections européennes, elle<br />

s'ennuyait un peu, si loin de sa chère capitale, si loin de sa fine équipe, si loin des mystérieuses<br />

enquêtes qu'elle <strong>me</strong>nait de main de maîtresse.<br />

Elle s'écarta de la rue principale pour emprunter une ruelle <strong>me</strong>nant tout droit à un joli point<br />

de vue. Là, une fois parvenue au panorama, elle prit appui sur un muret, admirant le paysage<br />

se découpant com<strong>me</strong> une ombre chinoise sur un fond de ciel virant au bleu nuit. Déjà, les<br />

étoiles à plus forte magnitude pointaient le bout de leurs branches, signe de pureté de


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

l'atmosphère dans les parages. La beauté du site lui inspirait à la fois de la quiétude et un<br />

senti<strong>me</strong>nt de manque de plénitude. Elle aurait aimé partager cette douce soirée de printemps<br />

avec une présence masculine. Elle ferma les yeux, privant l'humanité des reflets azuréens de<br />

son regard et laissa échapper deux lar<strong>me</strong>s presque symétriques. Où était Stéphane ? Se<br />

trouvait-il à des millions d'années-lumière, com<strong>me</strong> son courrier l'avait laissé entendre ? Marco<br />

pouvait-il occuper une place aussi grande que Stéphane ? Pendant quelques instants, elle<br />

laissa la confusion gagner et la sub<strong>me</strong>rger. C'était si compliqué : Stéphane pouvait<br />

réapparaître à tout instant (Note de l'auteur : vous voulez prendre les paris ? Qui mise sur le<br />

retour du compagnon prodigue ?).<br />

Elle inspira et expira longue<strong>me</strong>nt, à plusieurs reprises, com<strong>me</strong> si s'oxygéner les poumons<br />

apporterait une solution miraculeuse et lui éviterait de sombrer dans la mélancolie. Au fond<br />

de son cœur, Stéphane occupait toujours une place à part car elle n'effacerait jamais les<br />

nombreuses années vécues ensemble.<br />

Marco était si différent... Il s'obstinait à ignorer ses avances alors qu'elle pensait qu'un Italien<br />

aurait aimé faire sa conquête. Pas Marco, hélas ! Il incarnait l'exception confirmant la règle<br />

générale. Il n'était pas dragueur pour un sou mais certaine<strong>me</strong>nt romantique. Ou fidèle à la<br />

mémoire de sa défunte fem<strong>me</strong>, ce qui était louable mais n'arrangeait pas le cas d'Alexa. Rien<br />

n'était simple. Tout se bousculait, rien n'allait.<br />

Elle s'abandonna aux premiers bruits nocturnes afin de vider son esprit et son cœur de toute<br />

confusion. Puis, elle se persuada de rentrer à l'hôtel et de trouver refuge dans les bras de<br />

Morphée à défaut d'un torse bien musclé.<br />

* *<br />

*<br />

Un hom<strong>me</strong> toisant au bas mot deux mètres avait fait irruption dans la cave. Son premier<br />

occupant, sur le qui-vive, avait réagi à la vitesse de l'éclair, ôtant les moindres doutes quant à<br />

ses aptitudes au combat. Le poignard d'une trentaine de centimètres avait jailli de son<br />

fourreau et avait été appliqué avec force sur la gorge de l'intrus, l'empêchant presque de<br />

respirer sans risquer de s'empaler sur la la<strong>me</strong> affûtée. La différence de taille entre les deux<br />

hom<strong>me</strong>s, près de vingt centimètres, ne changeait pas le rapport de force : le plus petit n'était<br />

pas le plus faible, au contraire !<br />

Le nouveau venu, reconnaissable à son gigantis<strong>me</strong>, était affligé d'une tache de vin couvrant<br />

un quart de son front. Ses cheveux abondants, crépus et blonds, laissaient supposer un<br />

sérieux métissage dans son arbre généalogique. Etant donné le peu de confort imposé par la<br />

situation à laquelle il était confronté, il ne s'agita pas et se contenta de froisser légère<strong>me</strong>nt le<br />

papier du journal qu'il tenait, afin d'attirer l'attention de son preneur d'otage sur le but réel de<br />

sa visite.<br />

- C'est moi, bon sang ! <strong>Je</strong> t'amène le journal !<br />

- Donne ! Lança l'autre en relâchant son emprise.<br />

- Tu pourrais t'excuser, nom de Dieu ! Tu as failli <strong>me</strong> trancher la gorge !<br />

- Vas te faire voir ! Si j'avais vrai<strong>me</strong>nt voulu <strong>me</strong>ttre fin à ta misérable existence, tu n'aurais<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

mê<strong>me</strong> pas senti un souffle glisser sur ta peau avant de mourir. Tire-toi ! Et à l'avenir, évite de<br />

blasphé<strong>me</strong>r en ma présence. <strong>Je</strong> hais ta façon de le nom<strong>me</strong>r.<br />

- Tu es complète<strong>me</strong>nt givré, fit le géant en quittant la cave humide et sombre.<br />

Cet ermite vivait dans un trou à rats puisque les charmants rongeurs squattaient les dessous<br />

de l'im<strong>me</strong>uble en compagnie d'araignées bien grasses et de quelques souris des villes. La visite<br />

de l'hom<strong>me</strong>, les bestioles en tous genres, les conditions de vie peu supportables, rien de tout<br />

cela n'avait d'importance. Il n'entendait plus, il ne voyait plus, seul un article accaparait<br />

désormais toute son attention. Une fois de plus, la célèbre détective extralucide, miss Alexa<br />

Sarbacane, faisait parler d'elle. Elle avait mis fin à une mystérieuse série de disparitions<br />

inexpliquées et avait apporté l'explication sur un plateau d'argent à la police complète<strong>me</strong>nt<br />

larguée sur le sujet.<br />

L'inconnu décortiqua chaque ter<strong>me</strong> employé par le journaliste, chaque idée, chaque<br />

remarque. Au bout d'une vingtaine de minutes, après avoir relu le texte quatre fois, il<br />

s'empara d'une paire de ciseaux. Il découpa l'article et le fixa au mur friable de la cave grâce à<br />

une punaise.<br />

- Chère Alexa... Toujours dans la lumière tandis que je de<strong>me</strong>ure cloîtré dans l'ombre.<br />

Patience ! <strong>Je</strong> changerai bientôt la règle du jeu.<br />

* *<br />

*<br />

Au cours des dernières enquêtes, la jeune détective (Note de l'auteur : enfoncez-vous dans la<br />

tête qu'elle ne vieillira jamais ! Devenus hom<strong>me</strong>s des cavernes après la troisiè<strong>me</strong> guerre<br />

mondiale, nous perpétuerons l'art rupestre sur des murs éclatés par la folie <strong>me</strong>urtrière en<br />

peignant les traits parfaits de l'héroïne nationale.) avait aug<strong>me</strong>nté ses capacités extralucides et<br />

sa passion pour son métier. Mê<strong>me</strong> les plus simples affaires regorgeaient de rebondisse<strong>me</strong>nts<br />

liés à ses dons : les protagonistes changeaient d'attitude en sa présence (Note de l'auteur : ils<br />

se prosternaient souvent). L'intérêt des missions grandissait sans cesse, leur complexité aussi.<br />

Cependant, elle ressentait un manque indéfinissable. Particulière<strong>me</strong>nt à l'instant présent où,<br />

allongée sur les draps de son lit à baldaquin, elle ne parvenait pas à trouver le som<strong>me</strong>il. Bien<br />

entendu, elle attribuait ce manque à l'absence conjointe de Stéphane, décidé<strong>me</strong>nt peu<br />

commode à digérer (Note de l'auteur : un comble car elle accomplit un stage de cuisine<br />

gastronomique !), aux reculades de Marco Roni di Mozzarella, peu enclin à refaire sa vie après<br />

son veuvage et le décès de son fils, au plongeon brutal de l'ami Delaunay dans les joies de la<br />

vie conjugale et familiale. La solitude générait le manque, sans l'ombre d'un doute. Et<br />

pourtant... Autre chose manquait... Il...<br />

Il avait disparu totale<strong>me</strong>nt de sa vie en beauté. Don inégalable, profond dégoût envers la vie<br />

au point d'en faire cadeau ou inconscience due au chagrin et à la douleur ? Il n'avait pas<br />

répondu à cette question de manière franche. Elle était mourante, l'occasion de la tirer<br />

d'affaire était trop belle pour la laisser passer. C'était l'unique justification apportée, la version<br />

officielle. Qu'en était-il de l'histoire officieuse ? Com<strong>me</strong>nt avait-il pu accomplir ce geste ?


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

Pourquoi avait-il hérité d'un pouvoir de guérison absolue, utilisable en portions<br />

a<strong>me</strong>nuisantes, éreintantes ou en une seule fois, fatale ? Qui était-il véritable<strong>me</strong>nt ? Ce n'était<br />

pas un saint, assuré<strong>me</strong>nt. Au cours de leurs rares mais longues conversations, elle l'avait<br />

entendu avouer qu'il s'emportait facile<strong>me</strong>nt, qu'il ronchonnait, qu'il était impatient, trop<br />

franc, voire abrupt.<br />

La scène revint dans son esprit com<strong>me</strong> si elle datait de la veille : il n'avait pas montré l'ombre<br />

d'une hésitation à échanger sa vie contre celle de son amie. Rien ! Com<strong>me</strong> si ce choix lui<br />

avait été imposé par une force supérieure. Ensuite, après avoir guidé ses premiers pas dans le<br />

monde du paranormal, il s'était dé<strong>me</strong>né com<strong>me</strong> un beau diable pour endosser le rôle de son<br />

ange gardien. Pourquoi ?<br />

Le manque d'une voix enjouée, d'une oreille attentive, d'un esprit cherchant à comprendre et<br />

à aider, un être soulageant les lar<strong>me</strong>s par les mots, la douleur par le bau<strong>me</strong> du sourire<br />

apaisant, l'ennui par la profusion de gamineries passant le temps. Un ami. Plus précieux qu'un<br />

amour éphémère, plus désintéressé qu'un courtisan, plus compréhensif qu'un mari, moins<br />

envahissant qu'une bande de copains et copines superficiels.<br />

Elle s'était jetée sur le téléphone, tout à l'heure, afin de parler, tout simple<strong>me</strong>nt. Elle avait eu<br />

envie de déverser des torrents de mots, de senti<strong>me</strong>nts, sans cohérence, sans but. Elle avait<br />

fait les frais de son brusque désir de communication, Yann la recevant aussi fraîche<strong>me</strong>nt que<br />

possible.<br />

Alexa se redressa sur son lit et prit le petit portable. Combien de numéros comportait sa<br />

mémoire ? Elle les fit défiler un à un, lente<strong>me</strong>nt, pressentant que le recense<strong>me</strong>nt ne durerait<br />

pas des lustres.<br />

Comble de l'ironie ! La plus célèbre détective de France, d'Europe, de la Terre et<br />

probable<strong>me</strong>nt du systè<strong>me</strong> solaire (Note de l'auteur : personnelle<strong>me</strong>nt, je connais une gentille<br />

martienne très futée et diable<strong>me</strong>nt mignonne mais hélas, moins célèbre !), harcelée par des<br />

<strong>me</strong>utes de fans en quête d'un simple autographe ou, hosanna au plus haut des cieux, d'une<br />

photographie, cette jeune personne ne comptait guère plus d'une trentaine de numéros de<br />

téléphone dans la puce de son mobile (Note de l'auteur : le téléphone portable, pas le manège<br />

lumineux et musical destiné à égayer les mornes nuits des nourrissons !). Et encore ! La<br />

plupart des séries de dix chiffres concernait son milieu professionnel : des entreprises, clients<br />

majeurs, Yann, Santini, Loïc Torrellec, Marie Curry, Ali Gator, Claude François (Note de<br />

l'auteur : rappelez-vous ! Un voyant myope com<strong>me</strong> une taupe !). A la fin de la liste, elle<br />

découvrit des lettres qui embuèrent ses lunettes de lecture : il. Son numéro n'avait pas été<br />

effacé. Pour une raison qu'elle ignorait, elle n'avait pas purgé le répertoire des êtres disparus :<br />

il et Stéphane. Elle sélectionna le numéro de Stéphane et appuya sur la touche de<br />

suppression. Après une brève confirmation, le chiffre s'évanouit dans les limbes de<br />

l'électronique. Ensuite, elle procéda de mê<strong>me</strong> pour le dernier numéro, tout à la fin de la liste<br />

alphabétique (Note l'auteur : ceux qui croient que "il" est en réalité Zorro, se trompent<br />

lourde<strong>me</strong>nt ! Dommage !). Lorsqu'elle activa la touche "OK" pour confir<strong>me</strong>r l'élimination,<br />

son appareil se détraqua. Ou plus exacte<strong>me</strong>nt, il n'eut pas le comporte<strong>me</strong>nt attendu d'un<br />

bijou de technologie mis sur le marché par une grande marque suédoise sonnant en "ickson"<br />

(je ne l'ai pas dit !).<br />

- Quoi ? Eh ! Qu'est-ce que tu <strong>me</strong> fais, toi ? Tu ne vas pas <strong>me</strong> lâcher, toi aussi ? !<br />

11


12<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

Elle lut à plusieurs reprises le <strong>me</strong>ssage : "Malfunction" (Note de l'auteur : c'est de l'anglais qui<br />

signifie que le truc com<strong>me</strong>nce à dérailler on ne sait pourquoi et qu'il faut soigner à deux : un<br />

qui ouvre la fenêtre, l'autre qui balance par la fenêtre !).<br />

- "Malfunction" ! <strong>Je</strong> vais t'en <strong>me</strong>ttre, moi, des pannes ! Attends que je te prive d'énergie<br />

pendant une semaine et tu feras moins le malin ! Pire, mê<strong>me</strong> : je pourrais te priver de ma<br />

subli<strong>me</strong> et sensuelle voix de soprano (Note de l'auteur : avec un nom com<strong>me</strong> Sarbacane,<br />

aucun mal pour monter en flèche dans la gam<strong>me</strong> ! Sarbacane, flèche, c'est bon, non ? Prenez<br />

des notes !).<br />

Le pauvre concentré de puces de la Sapin Valley (La vallée des sapins, en Suède) comprit<br />

aussitôt la gravité et le sérieux de la <strong>me</strong>nace. Il inscrivit derechef les mots suivants :<br />

"Pas effacer, SVP"<br />

Du mauvais français, voire du petit nègre mais la taille de l'écran ne per<strong>me</strong>ttait guère de<br />

fantaisie. A moins que... A moins que la bestiole électronique ait paré au plus pressé !<br />

Un frisson parcourut la jeune fem<strong>me</strong> des pieds à la tête. En une fraction de seconde, elle<br />

évalua toute les explications possibles : piratage du portable avec introduction d'une puce<br />

bricolée, piratage du réseau de téléphonie, envoûte<strong>me</strong>nt maléfique de l'appareil, intelligence<br />

artificielle d'un ordinateur d'une nouvelle génération se manifestant au hasard sur son<br />

portable. Elle se frotta les yeux en relisant chaque lettre et se força à soupeser chaque<br />

hypothèse. Le piratage du portable ? Non. Il ne lui fallut pas plus d'une autre seconde pour<br />

éprouver un nouveau frisson. Sa raison lui ordonnait de comprendre mais son â<strong>me</strong> lui<br />

soufflait la réponse : il. C'était sa manière de se manifester, envoyer des <strong>me</strong>ssages sur l'écran à<br />

cristaux liquides. Parfois, mê<strong>me</strong>, il usait de la malléabilité des cristaux pour dessiner des<br />

indices destinés à aiguiller miss Sarbacane sur la bonne voie. Il ne souhaitait pas qu'elle efface<br />

à jamais ce numéro, ulti<strong>me</strong> vestige de son existence passée.<br />

"A quoi bon se cramponner à ce détail ?" Songea-t-elle. "Le numéro n'aboutit plus ou bien, il<br />

a été attribué à un nouvel abonné. Quelle utilité y a-t-il à le conserver ?"<br />

Machinale<strong>me</strong>nt, elle renonça à son choix destructeur en pianotant sur le clavier et de la mê<strong>me</strong><br />

façon automatique, elle valida le lance<strong>me</strong>nt d'appel. Juste par curiosité, juste pour entendre la<br />

voix de l'actuel propriétaire de la ligne. Après l'émission d'une mélodie répétitive signifiant<br />

que l'opérateur recherchait le correspondant, le symbole de liaison apparut. Le cœur battant à<br />

tout rompre, elle laissa passer plusieurs sonneries. Rien ne se passait. Cela sonnait, c'était<br />

tout !<br />

Tout à coup, un éclair de génie traversa l'esprit de la détective.<br />

"Tiens ! C'est curieux ! J'appelle un portable et je n'aboutis pas sur sa boîte vocale au bout de<br />

quatre ou cinq tonalités. J'ignorais qu'on pouvait laisser sonner autant qu'on voulait..."<br />

songea-t-elle avec un soupçon de malice animant son regard.


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

Sa fierté d'avoir découvert une bizarrerie dans le systè<strong>me</strong> fut de courte durée : son<br />

interlocuteur décrocha enfin.<br />

- Allô ? Com<strong>me</strong>nça-t-elle simple<strong>me</strong>nt.<br />

- Bonjour ! Répondit la voix.<br />

- Excusez-moi... J'ai dû composer un ancien numéro !<br />

- Pas du tout !<br />

- Si, vrai<strong>me</strong>nt ! Il appartenait à une personne qui fut mon ami.<br />

- <strong>Je</strong> ne le suis plus, la plu<strong>me</strong> ?<br />

La plu<strong>me</strong> ! Le type à l'autre bout des ondes méga hertziennes l'avait appelée la plu<strong>me</strong> !<br />

Diable ! Elle ne s'attendait guère à une pareille réplique (Note de l'auteur : vous nous plus, je<br />

parie !). Hasard ou coïncidence (C'est quoi la différence ?) ? Fidèle à sa réputation<br />

d'enquêtrice acharnée, elle passa de la surprise totale à la curiosité et entama l'investigation :<br />

- Com<strong>me</strong>nt connaissez-vous mon surnom ?<br />

- <strong>Je</strong> le connais parce que je l'ai inventé.<br />

- Vous en avez entendu parler, vous êtes un de <strong>me</strong>s fans et vous avez dégoté, j'ignore par<br />

quel moyen, mon numéro de téléphone afin de <strong>me</strong> reconnaître si j'appelais un jour. Par<br />

contre, com<strong>me</strong>nt avez-vous réussi à récupérer le numéro de mon ami ?<br />

- Chère plu<strong>me</strong> ! Pour une personne branchée sur le paranormal, je te trouve bien sceptique.<br />

Voilà que je m'épuise à squatter des ondes durant quelques secondes, au prix d'un effort<br />

inouï, alors que je devrais faire mon boulot d'ange gardien com<strong>me</strong> tout le monde et<br />

mademoiselle trouve à redire ! <strong>Je</strong> rêve ! Bien ! Puisque tu <strong>me</strong> demandes de nouvelles preuves<br />

de <strong>me</strong>s assertions, exacte<strong>me</strong>nt com<strong>me</strong> lorsque tu as découvert mon rôle dans la navette<br />

Hermès, il va <strong>me</strong> falloir sans doute faire preuve d'un talent incom<strong>me</strong>nsurable pour te<br />

convaincre de ne point nier l'évidence !<br />

Pendant que la voix cherchait la voie de la sagesse et de la vérité, l'interlocutrice interloquée<br />

(Note de l'auteur : vous avez remarqué les effets de style ébouriffants ?) revint sur la dernière<br />

phrase prononcée par son correspondant anony<strong>me</strong>. Com<strong>me</strong>nt savait-il qu'elle avait découvert<br />

l'existence de son ange dans la navette Hermès ? Elle était seule à cet instant. Qui était au<br />

courant de cette histoire ? Yann, Juliette, Marie... Aucun d'eux n'aurait eu l'audace de monter<br />

un tel canular, sachant qu'elle en aurait terrible<strong>me</strong>nt souffert. Qui ? Qui pouvait être<br />

suffisam<strong>me</strong>nt cruel pour fo<strong>me</strong>nter une telle arnaque ?<br />

- Veux-tu que je te raconte ce que j'ai ressenti lorsque mon être s'est vidé de son énergie pour<br />

te la trans<strong>me</strong>ttre ?<br />

- C'est une arnaque ! J'ignore com<strong>me</strong>nt mais je le sais !<br />

- En es-tu vrai<strong>me</strong>nt convaincue ? Ma voix... Ne te dit-elle rien ?<br />

- C'est une imitation très réussie de la sienne ! <strong>Je</strong> pourrai démonter chacun de vos argu<strong>me</strong>nts.<br />

Vous ne m'atteindrez pas, vous ne réussirez pas à rouvrir une vieille blessure !<br />

- Ma mort t'a touchée à ce point, miss Sarbacane ? Cela m'é<strong>me</strong>ut profondé<strong>me</strong>nt. L'émotion...<br />

13


14<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

<strong>Je</strong> ne crois pas en avoir eu autant que le jour où j'ai gardé tes mains dans les miennes et que<br />

j'ai senti le sablier s'écouler brusque<strong>me</strong>nt, accélérant le temps. C'était si enivrant d'offrir ma<br />

vie afin de sauver la tienne, si fantastique et si paniquant car j'ignorais si j'en souffrirais ou<br />

non. Pas de souffrance, Alexa ! Ce don m'a vidé en douceur. <strong>Je</strong> <strong>me</strong> souviens encore des mots<br />

qui accompagnaient <strong>me</strong>s derniers instants de lucidité. Les as-tu déjà confiés à une personne ?<br />

Non... Ni Yann, ni Marie, pas mê<strong>me</strong> Stéphane, parti pour les étoiles.<br />

Miss Sarbacane trembla de tout son corps, secouée par des spas<strong>me</strong>s d'excitation et de peur<br />

mêlées. Par quel prodige pouvait-il en savoir autant ? Etait-ce... lui ? Elle attendit la suite avec<br />

fébrilité... Elle vint aussitôt :<br />

- Tu m'as demandé ce que je faisais. J'ai répondu : un cadeau. J'ai affirmé ne t'avoir jamais<br />

<strong>me</strong>nti sur quoi que ce soit. <strong>Je</strong> t'ai dit que je t'offrais mon énergie vitale avec joie, que la bougie<br />

se consu<strong>me</strong>rait entière<strong>me</strong>nt et je t'ai priée de ne pas regarder mon visage. <strong>Je</strong> voulais que tu te<br />

souviennes de moi com<strong>me</strong> d'un clown blanc jouant une mélodie émouvante. <strong>Je</strong> t'ai demandée<br />

de prévenir <strong>me</strong>s parents, de t'occuper de mon chat. Enfin, je t'ai avouée avoir trouvé ma<br />

voie : donner sans compter. <strong>Je</strong> t'ai prévenue que tu trouverais la tienne dans le <strong>livre</strong> rouge. Ce<br />

furent <strong>me</strong>s dernières paroles. Ensuite, ce fut <strong>me</strong>rveilleux. Un senti<strong>me</strong>nt de légèreté, de temps<br />

suspendu ou s'accélérant à volonté, la possibilité d'être partout et nulle part à la fois, le cœur<br />

léger pour toujours, aimant, gai, com<strong>me</strong> si... C'est si irréel que les mots <strong>me</strong> manquent pour<br />

décrire cet état de béatitude... Tu te souviens dans l'espace, combien tu y étais heureuse<br />

com<strong>me</strong> un poisson dans l'eau, libérée de tout fardeau, convaincue que rien ne pouvait<br />

t'atteindre, te blesser ?<br />

- Oui...<br />

- C'est la béatitude totale lorsque l'énergie fuit de mon corps. Plus d'angoisse, plus de fatigue.<br />

Le repos, les idées s'éclaircissent pour ne plus obscurcir ton futur, les couleurs vives<br />

s'estompent, les pastels adoucissent ta vision, tout est plus... agréable, chaud, enveloppant,<br />

rassurant.<br />

- Tu es vrai<strong>me</strong>nt...<br />

- Oui, tu le sais.<br />

- Seigneur !<br />

- <strong>Je</strong> ne suis pas sûr qu'il approuve mon détourne<strong>me</strong>nt d'ondes mais c'est pour la bonne cause.<br />

Ce soir, tu es si... mélancolique. Cependant, sans te dévoiler un quelconque secret sur ton<br />

futur, je peux t'assurer que tu agis à bon escient en suivant ce stage. Il te sera utile !<br />

- Ah ? Dis-moi en plus !<br />

- <strong>Je</strong> ne peux plus ! <strong>Je</strong> vais <strong>me</strong> faire piquer ! A plus, la plu<strong>me</strong> !<br />

La connexion fut aussitôt rompue. Le gredin ! Il avait raccroché au <strong>me</strong>illeur mo<strong>me</strong>nt ! Ah ! Si<br />

seule<strong>me</strong>nt elle n'avait pas mis sa parole en doute, le forçant à se creuser la tête afin de fournir<br />

de nouvelles preuves de son existence ! Elle était responsable de son régi<strong>me</strong> pauvre en<br />

informations vitales. Son stage lui servirait. A quoi ? Marco ? Ah...<br />

* *<br />

*


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

Hier soir, avec une malice non dissimulée, miss Sarbacane avait tenté de rappeler le numéro<br />

dont elle ne pensait plus avoir l'utilité. Sa démarche ne visait qu'un seul but : lui faire avouer<br />

le reste des révélations qu'il détenait sur elle. Hélas ! Les trois tentatives s'étaient soldées par<br />

un cuisant et sonore échec :<br />

- Vous êtes bien sur la <strong>me</strong>ssagerie de "il" (Note de l'auteur : vous ne pensiez tout de mê<strong>me</strong><br />

pas que j'allais révéler son identité ! Naïf que vous êtes ! Ce secret est inscrit dans une<br />

enveloppe de couleur par<strong>me</strong>. Le tout est déposé dans le coffre 9870 de la Swiss Bank à<br />

Genève dont l'accès est réservé au titulaire du mot de passe "Le fuchsia, ça <strong>me</strong> va ; l'orange,<br />

ça <strong>me</strong> dérange !" Vous voyez que le secret est bien gardé, non ? !).<br />

Le <strong>me</strong>ssage poursuivait alors dans un interminable monologue dont il avait le secret :<br />

- <strong>Je</strong> ne suis pas là pour l'instant car je recharge <strong>me</strong>s batteries à énergie psychique. Si vous<br />

téléphonez pour la facture de location des ailes et de l'auréole, désolé, je ne suis pas solvable !<br />

Si vous appelez pour le <strong>me</strong>eting d'athlétis<strong>me</strong> chez Arletty (Note de l'auteur : attention ! <strong>Je</strong>u de<br />

mots de cinquiè<strong>me</strong> degré ! Chez Arletty au lieu de Charletty, célèbre stade parisien où ont lieu<br />

les plus grandes compétitions. Pour changer de disque, je lance des jeux de mots de poids !),<br />

je suis d'accord pour participer à la condition que les mille-pattes soient interdits de course,<br />

que les puces ne concourent pas aux sauts et qu'on ne <strong>me</strong> refile pas les frères siamois dans le<br />

relais quatre fois cent mètres. La dernière fois, ces andouilles se sont disputées pour le<br />

passage du témoin. Ceux-là, d'ailleurs, on aurait dû les doter de quatre cervelles et un bras au<br />

lieu du contraire ! Bref, à part cela, si vous n'entrez pas dans les catégories précédem<strong>me</strong>nt<br />

citées, je vous invite à <strong>me</strong> laisser votre téléphone. Pas le numéro mais l'appareil ! Ah ! Ah !<br />

Faut dire que le mien est complète<strong>me</strong>nt pourri puisqu'il ne capte que le réseau SFR, Saint<br />

Francis (Bouygues) Réseau !<br />

Etant donné la longueur du <strong>me</strong>ssage d'accueil qu'il s'était amusé à enregistrer, le<br />

correspondant ne disposait pas plus d'une seconde pour laisser un mot ! Il l'avait fait exprès<br />

pour dissuader les importuns.<br />

Ce matin, elle le maudissait toujours de lui avoir joué ce tour pendable. Malgré tout, elle était<br />

d'hu<strong>me</strong>ur joyeuse, c'est à dire prête à renvoyer les marmites dans les dents des apprentis, car<br />

il avait affirmé que le stage serait bénéfique. Une déclaration intentionnelle.<br />

Assise dans son lit, un pantagruélique petit déjeuner sur les genoux, monté par un hom<strong>me</strong> de<br />

chambre essoufflé, elle s'apprêtait à avaler le plus important des repas de la journée.<br />

Aujourd'hui, c'était relâche ! Pas de lever matinal, brutale<strong>me</strong>nt tirée du som<strong>me</strong>il pour se<br />

rendre sur le marché, avant tout le monde, afin d'acquérir à bon prix les <strong>me</strong>illeures<br />

marchandises. La paix ! Elle jouirait d'une paix royale jusqu'au lendemain, jusqu'à ce que le<br />

premier des jeunes coqs de la cuisine se pointe aux aurores pour la découvrir au réveil. Vu<br />

que ces petits saligauds en pinçaient tous pour la plus célèbre et la plus parfaite détective à<br />

mèche blonde de France et d'ailleurs (Note de l'auteur : Pitié ! <strong>Je</strong> ne vais pas répéter que miss<br />

Sarbacane se situe à un niveau cosmique de perfection ! Que les lecteurs des six épisodes<br />

15


16<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

précédents expliquent aux retardataires découvrant Alexa dans cette nouvelle qu'il suffit de la<br />

connaître pour comprendre... Un peu de solidarité, chers lecteurs !), les chenapans se<br />

battaient pour arriver les premiers à la porte de sa chambre. Résultat : ils la réveillaient de<br />

plus en plus tôt !<br />

A l'horizon des prochaines vingt-quatre heures, point d'oiseau de basse-cour ! Elle goûtait<br />

enfin au repos dominical. Elle en profita pour inspecter (Note de l'auteur : une vraie manie !)<br />

la chambre des yeux. Ce qui frappait, pour une bâtisse de cet âge (elle datait du 14è<strong>me</strong> siècle),<br />

c'était l'aménage<strong>me</strong>nt intérieur. Les poutres, fort nombreuses, avaient été dissimulées sous du<br />

papier peint, à quelques exceptions près : cela <strong>me</strong>ttait juste<strong>me</strong>nt en valeur la couleur chêne<br />

clair des rescapées. Pour le reste, la teinte dominante restait le jaune soleil et le bleu,<br />

étonne<strong>me</strong>nt provençal alors que nous étions à plus de trois cents kilomètres du sud-est de la<br />

France. Une frise aux motifs typés Van Gogh, période des tournesols, créait une rupture avec<br />

la tapisserie à base unie. Le parquet, fait de longues lattes de bois blond, <strong>me</strong>ttait idéale<strong>me</strong>nt<br />

en valeur les <strong>me</strong>ubles en pin patinés à l'ancienne. Enfin, le lit, cerné par un voilage écru,<br />

achevait de donner à l'ensemble une touche de jeunesse à un établisse<strong>me</strong>nt de style et de<br />

caractère sans verser dans le modernis<strong>me</strong> excessif prôné par toutes les grandes chaînes<br />

hôtelières.<br />

Dans ce cadre idéal, le plateau entière<strong>me</strong>nt vidé repoussé au pied du lit, elle put s'adonner à la<br />

lecture du "Journal du dimanche". Une activité souvent liée à son métier, la jeune fem<strong>me</strong><br />

feuilletant de temps en temps les <strong>me</strong>nsuels ou hebdomadaires traitant du paranormal ou des<br />

phénomènes apparentés aux miracles ou encore des affaires de scandales dénoncés par la<br />

presse d'investigation. Elle découpait scrupuleuse<strong>me</strong>nt tous les articles la concernant de près<br />

ou de loin, parlant de son cher Yann ou de confrères s'étant particulière<strong>me</strong>nt illustrés lors<br />

d'enquêtes complexes ou mouve<strong>me</strong>ntées. Générale<strong>me</strong>nt, les autres détectives ne cherchaient<br />

pas la publicité, leur capacité à suivre un individu en toute discrétion reposant large<strong>me</strong>nt sur<br />

leur anonymat. Alexa était l'exception (Et quelle exception !) confirmant la règle.<br />

Le jour du Seigneur brillait par une actualité des plus banales : un éniè<strong>me</strong> carambolage sur<br />

l'autoroute A10, à la hauteur du Futuroscope, <strong>me</strong>ttant en cause une cinquantaine de véhicules<br />

dont deux semi-remorques remplis de voitures estampillées de double chevron, prouvait à<br />

ceux qui en doutaient, qu'il ne servait à rien de rouler à cent cinquante kilomètres à l'heure<br />

dans le brouillard avec trente mètres de visibilité. Accessoire<strong>me</strong>nt, cela prouvait égale<strong>me</strong>nt<br />

que la marque automobile française large<strong>me</strong>nt impliquée dans le massacre, aurait mieux fait<br />

de fabriquer des accordéons étant donné la nette propension de ses réalisations à plier<br />

com<strong>me</strong> l'instru<strong>me</strong>nt de musique (Note de l'auteur : miss Sarbacane roule allemand, je tiens à<br />

sa longue et paisible vie.). Les tôles froissées couvraient cinq colonnes à la une. Sur la<br />

première page, le rédacteur en chef s'en prenait au futur Tour de France, une fois de plus, ne<br />

tarissant pas d'insultes pour qualifier les as de la petite reine chargés com<strong>me</strong> des mulets. La<br />

grande boucle venait être rallongée d'un millier de kilomètres, les coureurs avalant les<br />

parcours à la vitesse stupéfiante de soixante-dix kilomètres à l'heure de moyenne. Dire que<br />

tout le monde les qualifiait "d'athlètes intègres" ! Ils étaient "réglos" puisque les analyses<br />

d'urine ou les prises de sang ne révélaient aucune présence de produits inscrits sur les listes


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

de type II et compagnie. Le journaliste fustigeait verte<strong>me</strong>nt le directeur du Tour, dont la<br />

société, basée sur la gestion d'un sport ( ! ), était cotée en bourse ! Il se délectait en balançant<br />

les résultats d'une étude américaine révélant que, pour un produit interdit, il s'en créait dix<br />

dans le mê<strong>me</strong> temps. Les bourreaux de la pédale avaient le choix pour s'enfiler de quoi avaler<br />

huit cols en quatre ou cinq heures.<br />

Miss Sarbacane ouvrit les pages intérieures, une à une. Elle sourit lorsqu'elle découvrit son<br />

horoscope du jour. "Scorpion : vous êtes parfait ! Votre char<strong>me</strong> fait des ravages. Profitezen<br />

!"<br />

Elle n'en doutait pas un seul instant. Seul, Marco ne mordait pas à l'ha<strong>me</strong>çon de la beauté<br />

irrésistible.<br />

Son attention fut attirée par un minuscule encadré, en page 4, à la seconde lecture, moins<br />

superficielle que la première. Il relatait la mort, effroyable, d'un grand nom de la cuisine<br />

française, Guy Isère. Le pauvre cuisinier, trois étoiles au guide Michelin, 19/20 au Gault et<br />

Millau, avait été retrouvé complète<strong>me</strong>nt gelé dans une chambre froide à Rungis. Selon toute<br />

vraisemblance, il s'était introduit dans la pièce sans que nulle personne ne s'en rende compte,<br />

afin de choisir des pièces de viande directe<strong>me</strong>nt sur les carcasses, et avait été renfermé par<br />

inadvertance.<br />

Le fait divers avait capté l'attention d'Alexa dans la <strong>me</strong>sure où elle connaissait cette personne<br />

pour avoir dîné à plusieurs reprises dans son restaurant et aussi, parce qu'elle se trouvait<br />

actuelle<strong>me</strong>nt plongée dans le monde de la cuisine en suivant ce stage de haut vol. Elle se<br />

demanda si le grand patron des lieux, monsieur Tabarès, était au courant de ce malheureux<br />

accident. Elle voulut en avoir le coeur net. Elle irait le voir après s'être livrée à son exercice<br />

physique hebdomadaire (et dominical, puisque nous étions dimanche) : cinq cents<br />

abdominaux, deux cents pompes sur quatre doigts (deux de chaque côté) et une dizaine de<br />

grands écarts faciaux, le tout réalisés en trente minutes dans un body rose, avec un boa en<br />

plu<strong>me</strong>s vertes, des guêtres jaune canari et un bandeau orange ! (Note de l'auteur : tout ceci est<br />

exagéré : le body n'est pas rose mais seule<strong>me</strong>nt rouge...)<br />

* *<br />

*<br />

Yves Tabarès avait l'â<strong>me</strong> d'un poète et des mains d'artiste. C'était aussi un patron <strong>me</strong>nant son<br />

entreprise à la baguette, sans relâche, sans pitié pour les fainéants ou les jeunes apprentis sans<br />

ambition et sans volonté. Le bulldozer, bousculant le personnel, le rudoyant pour en tirer la<br />

quintessence, pour le forcer à se surpasser chaque midi, chaque soir, n'était pas né de la<br />

dernière pluie. Plus que tout autre, il savait que l'endormisse<strong>me</strong>nt, le train-train quotidien, un<br />

service ronronnant, une carte immuable, toutes ces inactions conduisaient à la sanction des<br />

critiques. Une étoile en moins, une toque s'envolant, et la clientèle allait dépenser ses euros<br />

ailleurs. Il fallait innover, créer, bouger. L'initiative, mê<strong>me</strong> mal maîtrisée, payait davantage que<br />

l'inertie.<br />

Seule<strong>me</strong>nt, en lisant cette terrible nouvelle dans ce maigre entrefilet, noyé dans la masse de<br />

caractères d'impri<strong>me</strong>rie, Yves n'avait plus les moyens d'agir. Il gisait sur une chaise de la salle<br />

17


18<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

de restaurant, les bras ballants, les <strong>me</strong>mbres inertes, la lar<strong>me</strong> à l’œil. Son copain, Guy Isère,<br />

avec qui il avait fait ses classes chez les grands noms des années 70, était mort d'une manière<br />

si stupide, si idiote, après avoir irradié la profession de tout son talent et de toute sa verve.<br />

- Il <strong>me</strong> fait penser à Lawrence d'Arabie, au destin si grandiose, bête<strong>me</strong>nt écrasé par une<br />

voiture. <strong>Je</strong> déteste que les grands partent de cette manière. Le jour où mon heure viendra,<br />

j'espère avoir une fourchette dans une main, une casserole dans l'autre. Tout de mê<strong>me</strong> ! C'est<br />

insensé !<br />

- Quoi donc ?<br />

- Une mort aussi stupide !<br />

- Stupide ? J'avoue que l'idée de mourir de froid <strong>me</strong> révulse. <strong>Je</strong> préférerais périr dans les bras<br />

d'un bel Italien de mon entourage. Mais pourquoi est-ce stupide ? Une simple crise cardiaque<br />

aura eu raison de lui, tout bête<strong>me</strong>nt !<br />

- Chère miss Sarbacane, vous ne connaissez pas si bien Guy Isère ! C'était un sportif<br />

accompli, faisant attention à son tour de taille, à l'équilibre de son ali<strong>me</strong>ntation, malgré les<br />

contingences du métier. Tenez, avec Michel Guépard, c'était l'un des apôtres de la cuisine<br />

diététique ! Non... Il n'a pas pu mourir d'une crise cardiaque. Pas lui ! Vous saviez qu'il jouait<br />

avant-centre dans une équipe de football constituée de personnalités du monde du spectacle<br />

et de la communication ?<br />

- <strong>Je</strong> l'ignorais.<br />

- Un sacré buteur ! Il a égale<strong>me</strong>nt participé au Paris-Dakar, dans les années 80, il a aidé Joël<br />

Le Bucheron lorsque ce dernier a ouvert ses restaurants de Tokyo et d'Osaka.<br />

- Ah bon ?<br />

- Le Mont Fuji Mama et le Soleil Devant. Il n'a pas hésité à promouvoir la cuisine française,<br />

mê<strong>me</strong> lorsqu'il n'était pas directe<strong>me</strong>nt impliqué. Quelle perte pour la cuisine, pour la France !<br />

Le restaurant le Triomphe ne s'en re<strong>me</strong>ttra jamais.<br />

- Pourquoi ? <strong>Je</strong> ne comprends pas !<br />

- Mademoiselle Sarbacane, un restaurant, c'est un grand navire splendide, à l'image dorée,<br />

étincelante, reposant sur un fragile équilibre financier. Tous les grands noms de la<br />

restauration sont pris dans un engrenage sans fin : pour monter au firma<strong>me</strong>nt des guides, il<br />

faut constam<strong>me</strong>nt investir. En cuisine, il faut innover. Mais aussi dans la salle, dans les<br />

chambres de l'hôtel quasi<strong>me</strong>nt obligatoire pour maintenir le navire à flot, dans le personnel<br />

égale<strong>me</strong>nt, la présentation, la communication, j'en passe et des <strong>me</strong>illeures. Seul<br />

l'investisse<strong>me</strong>nt massif per<strong>me</strong>t de grimper et de rester au som<strong>me</strong>t, seule garantie d'une salle<br />

toujours comble et d'une liste d'attente copieuse et rassurante. Un seul faux pas, une carte qui<br />

s'encroûte, le personnel qui perd le sourire, la sanction est immédiate. La critique assassine<br />

ceux qu'elle encensait hier. La note dégringole, les clients se tournent ailleurs ou dépensent<br />

leur argent autre<strong>me</strong>nt. Une seule erreur suffit ! La perte du chef décapite le restaurant. Guy<br />

Isère venait de refaire le Triomphe de A à Z. Il s'était endetté sur cinq ou six ans. Il faudra<br />

que les successeurs honorent la dette, quoi qu'il arrive. Les banquiers ne sont pas des<br />

philanthropes...<br />

- Il y aura bien un grand nom pour prendre la suite ?<br />

- Sûre<strong>me</strong>nt pas ! La liste des 18 ou 19 sur 20 susceptibles de reprendre une affaire, désireux<br />

de changer d'air, se compte aisé<strong>me</strong>nt sur les doigts d'une main. Quant à un jeune montant, il


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

galérera des années avant d'y arriver. Les traites tomberont, il <strong>me</strong>ttra la clef sous la porte<br />

avant une année. Les lieux seront vendus à une cafétéria, une pizzeria, un machin dans ce<br />

style. Au mieux, ce temple du goût deviendra une modeste gargote, une brasserie servant de<br />

la boîte insipide à des employés pressés et soucieux de ne point trop dépenser, une usine à<br />

bouffe com<strong>me</strong> ses centaines d'homologues pullulant dans la capitale.<br />

- C'est résolu<strong>me</strong>nt pessimiste ! Vous n'exagérez pas un tantinet ?<br />

- Oh non ! La mort de Guy signifie la mort de son restaurant. Quand mê<strong>me</strong> ! Com<strong>me</strong>nt a-t-il<br />

pu rester coincé dans un frigo ?<br />

- Pourquoi ? Un accident n'est pas possible ? Il n'a pas pu être renfermé par erreur ?<br />

- C'est impossible ! La serrure se manœuvre de l'intérieur com<strong>me</strong> de l'extérieur, juste<strong>me</strong>nt<br />

pour éviter les accidents. A Rungis, les chambres froides disposent d'un bouton d'urgence à<br />

l'entrée. Elles respectent les dernières règles en matière de sécurité. Un coup de poing sur le<br />

bouton rouge et une alar<strong>me</strong> se déclenche immédiate<strong>me</strong>nt. Pour accéder dans les lieux, il<br />

fallait qu'il y soit aux heures d'ouverture normales. C'est une fourmilière humaine !<br />

Impossible que l'alar<strong>me</strong> soit passée inaperçue !<br />

- Sauf si l'alar<strong>me</strong> n'a pas été déclenchée parce qu'il n'en a pas eu le temps ! Ce qui nous<br />

ramène à la thèse du malaise.<br />

- C'est vrai ! J'ai du mal à m'y faire. C'est pourtant la seule explication valable ! Pauvre Guy...<br />

Miss Sarbacane compatissait grande<strong>me</strong>nt à sa peine. "La perte d'un ami, d'un confrère, d'un<br />

<strong>me</strong>mbre de sa famille, c'est un pas de plus vers notre propre mort" se disait-elle. "Sauf dans<br />

un cas... Il"<br />

Toutefois, pour un accident n'ayant récolté que quelques lignes dans la presse locale, elle ne<br />

le trouvait pas banal. Une chambre froide. Combien de décès se déroulaient-ils entre les<br />

carcasses de bovidés, ovidés et autres ruminants à quatre pattes ? La recherche valait le coup.<br />

Vive com<strong>me</strong> l'éclair, elle fila dans sa chambre, plantant le chef cuisinier dans son décor de<br />

pierres et de vitraux d'époque.<br />

* *<br />

*<br />

Abusant de sa blondeur naturelle, de sa mouche au coin des lèvres, de ses yeux turquoises et<br />

de son bagout légendaire, Alexa avait obtenu quelques mois plus tôt un accès à un serveur du<br />

ministère de la santé en charge des statistiques touchant au domaine médical. Quelques<br />

relations haut placées et quelques sourires avaient suffi pour l'attribution d'un mot de passe<br />

personnel. La prodigieuse machine détaillait à l'unité près, les cas de grippe sur dix ans, les<br />

fractures en tous genres, les accidents de chasse (y compris les personnes ayant reçu une<br />

chasse d'eau sur la tronche !), les différentes façons de mourir (y compris l'overdose sexuelle<br />

!) dont quelques-unes valaient leur poids en or : asphyxie par inhalation de méthane due à<br />

une ali<strong>me</strong>ntation exclusive<strong>me</strong>nt composée de choux et haricots, défenestration pour avoir<br />

voulu éprouver la solidité d'un nouveau verre équipant une tour de cinquante étages,<br />

foudroie<strong>me</strong>nt d'une personne installant un paratonnerre sur le toit de sa maison, décès d'une<br />

autre après avoir reçu un produit destiné à combattre une allergie ali<strong>me</strong>ntaire, victi<strong>me</strong> d'une<br />

autre allergie, mort d'un sismologue dans un tremble<strong>me</strong>nt de terre, mort d'un commandant<br />

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20<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

de sous-marin dans un crash aérien le mê<strong>me</strong> jour que la mort d'un pilote dans un sous-marin<br />

de poche. La tablette graphique de miss Sarbacane, connectée au téléphone portable<br />

satellitaire à haut débit, piochait joyeuse<strong>me</strong>nt dans la machine distante et ra<strong>me</strong>nait une<br />

kyrielle de bizarreries. La liste était interminable.<br />

Ne laissant pas son attention être détournée par ces morts plus fantasques les unes que les<br />

autres, miss Sarbacane décida de se concentrer sur sa recherche. Elle inscrivit directe<strong>me</strong>nt sur<br />

la tablette, à l'aide du stylet de plastique, les mots suivants : "chambre froide". Sa machine<br />

reconnut son écriture harmonieuse, ronde et d'une calligraphie parfaite. Elle traduisit les<br />

lettres dans une police de caractères froide et académique. Alexa valida en tapotant<br />

légère<strong>me</strong>nt sur l'emplace<strong>me</strong>nt contenant le mot "OK".<br />

A l'autre bout des ondes, le puissant ordinateur lança la recherche. La réponse s'afficha sur<br />

l'écran de la jeune fem<strong>me</strong>. Elle la stocka sur le disque dur de la tablette, coupa la<br />

communication hors de prix avec le satellite et entreprit d'exploiter le résultat de la recherche.<br />

Certes, la machine ne recensait pas toutes les morts survenues depuis le début du siècle mais<br />

dix années d'étude suffisaient large<strong>me</strong>nt pour travailler. Des macchabées dans des chambres<br />

froides, il y en avait à la pelle ! A croire que la froideur mortelle des lieux attirait la mort !<br />

Hélas ! Les raisons expliquant chaque décès se cantonnaient au malaise cardiaque dans quatre<br />

cas sur cinq. Quant au reste, il se composait de chutes de carcasses mal arrimées sur les<br />

infortunés bouchers, de blessures graves au couteau entraînant un évanouisse<strong>me</strong>nt immédiat,<br />

de morts naturelles (vieillesse), de chutes diverses et variées. Trois <strong>me</strong>urtres avaient eu lieu<br />

dans les salles dignes de films fantastiques. Malheureuse<strong>me</strong>nt, les informations du site du<br />

ministère de la santé n'étaient pas aussi détaillées qu'elle les aurait souhaitées. L'anonymat<br />

était total ; aucun nom ne filtrait des fichiers.<br />

"Meurtre avec couteau dans le premier cas, tranchoir à côtelettes dans le second et crochet de<br />

boucher dans le troisiè<strong>me</strong>" lut la jeune fem<strong>me</strong>. "Rien de plus. Pas de nom, pas d'adresse, les<br />

dates sont éloignées."<br />

Elle ne flairait rien de bon dans ces trois assassinats. Inutile d'en demander davantage sur le<br />

sujet en collectant les informations auprès de son cher inspecteur préféré. Elle parcourut les<br />

autres raisons de décès dans des chambres froides. Certaines d'entre elles ne comptaient<br />

qu'un cas. Précis, le décompte !<br />

Un ter<strong>me</strong> attira son attention.<br />

"N.E. ? Qu'est-ce que c'est ? Que dit la légende ? Alors... Non élucidé... Com<strong>me</strong>nt cela, non<br />

élucidé ? !"<br />

Com<strong>me</strong>nt une mort ne pouvait-elle être classée dans une catégorie ? Cette affectation<br />

cavalière dans une catégorie poubelle dépassait l'entende<strong>me</strong>nt ! Ils auraient dû l'attribuer à<br />

une cause naturelle, la vieillesse, une défaillance quelconque. Non élucidée... Yann cachait<br />

certaine<strong>me</strong>nt le dossier dans un placard, attendant la nouvelle année pour enta<strong>me</strong>r ses quotas<br />

d'affaires louches. Yann ! Un coup de fil et elle serait fixée. Faisant brusque<strong>me</strong>nt la moue, elle<br />

se ravisa : le cas non élucidé n'était pas un <strong>me</strong>urtre non résolu mais un simple décès


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

inexpliqué. Com<strong>me</strong>nt Yann pourrait-il connaître le moindre détail de faits ne relevant pas de<br />

la police ? Pas de soupçon de <strong>me</strong>urtre, pas d'enquête.<br />

"Zut ! C'est dommage ! Si j'ai raison, la mort de Guy Isère pourrait bien grossir cette<br />

catégorie d'une unité. Doublant le chiffre..."<br />

Brusque<strong>me</strong>nt, une image d'une intensité violente la projeta contre le dossier de son lit,<br />

occupant tout son champ de vision. Jamais un phénomène d'une telle ampleur ne l'avait<br />

frappée auparavant. Des frissons parcoururent son corps. Le froid mordant sa peau,<br />

pénétrant au plus profond de ses os. Elle n'avait pas éprouvé de pareilles sensations depuis...<br />

Oh Seigneur ! Elle errait dans un lieu sans â<strong>me</strong>, gris, envahi d'une bru<strong>me</strong> épaisse et éclairé<br />

com<strong>me</strong> une nuit de pleine lune. Des ombres inconnues la cernaient, totale<strong>me</strong>nt immobiles.<br />

Elle s'approcha d'une des for<strong>me</strong>s humaines. Le gel avait figé les traits d'un hom<strong>me</strong> barbu<br />

pour l'éternité. Guy Isère. Une autre personne posait non loin de là, pour la postérité. Elle ne<br />

reconnut pas l'autre hom<strong>me</strong>. Il y en avait partout ! Des cadavres aussi raides que des victi<strong>me</strong>s<br />

du tétanos. Certains visages avaient pointé aux abonnés d'émissions culinaires ou de<br />

divertisse<strong>me</strong>nt. Ils jonchaient le sol d'une grotte sans mur com<strong>me</strong> si Dieu lui-mê<strong>me</strong> avait<br />

soufflé de l'hydrogène liquide sur ces malheureux fuyant un ennemi invisible. L'hallucination<br />

cessa aussi brutale<strong>me</strong>nt qu'elle avait com<strong>me</strong>ncé.<br />

La jeune fem<strong>me</strong> bascula sur le côté, totale<strong>me</strong>nt épuisée par le phénomène incontrôlé, le<br />

souffle court, haletant. Jamais une vision ne s'était manifestée sans prévenir, sans la désirer,<br />

sans la solliciter à travers son Vidal, son célèbre <strong>livre</strong> rouge. Interpréter la scène relevait du<br />

jardin d'enfants : il y aurait d'autres personnes transformées en glaçons !<br />

Une enquête sur la mort de Guy Isère s'imposait. Com<strong>me</strong>nt la provoquer ? Les preuves<br />

n'avaient pas été récoltées puisqu'il n'y avait pas de soupçon. Dans ces conditions, quel cirque<br />

pour reprendre tout à zéro ! Seul le rapproche<strong>me</strong>nt avec l'unique cas non interprété<br />

per<strong>me</strong>ttrait d'ouvrir une information judiciaire. Com<strong>me</strong>nt obtenir des informations sur le<br />

premier cas ? Faire appel aux bonnes oeuvres de son ange gardien ? Autant demander au<br />

Pape de conseiller le port du préservatif, au gouverne<strong>me</strong>nt de coller la TVA à quinze pour<br />

cent (ce qu'il devrait faire pour s'aligner sur les taux de l'union européenne) ou aux autoroutes<br />

de ne pas faire payer les automobilistes lorsque ces derniers ne dépassent pas trente<br />

kilomètres à l'heure de moyenne ! Il jouerait à cache-cache avec elle ou consentirait, après<br />

moult tractations, à lâcher des explications tarabiscotées truffées de <strong>me</strong>ssages codés. De plus,<br />

il ne détenait pas le monopole des renseigne<strong>me</strong>nts généraux au paradis ! Les renseigne<strong>me</strong>nts<br />

généraux... Les renseigne<strong>me</strong>nts généraux ! Et si elle essayait de joindre Démétrios Ouzo ?<br />

La personne en question était un génie de l'informatique. Ce type, sauvage com<strong>me</strong> un<br />

mustang, aimable com<strong>me</strong> une porte de prison, misogyne des pieds à la tête, traquait le bit sur<br />

les disques durs com<strong>me</strong> nul autre. Il lisait des suites de zéro et de un com<strong>me</strong> d'autres lisaient<br />

le sanscrit ou le latin. Un accroc des puces com<strong>me</strong> il en existait rare<strong>me</strong>nt. De son pays<br />

ensoleillé, il avait gardé un accent à découper au chalu<strong>me</strong>au, une toison brune abondante,<br />

débordant de ses sempiternels tee-shirts sans manche et de ses bermudas méditerranéens. Il<br />

méprisait la gent féminine par-dessus tout et la gent masculine égale<strong>me</strong>nt. Son caractère<br />

s'apparentait à celui d'une bête issue d'un croise<strong>me</strong>nt d'âne, de teigne et d'ours. Son<br />

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22<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

vocabulaire se limitait à "oui", "non", "peut-être" et "faut voir", plus quelques onomatopées<br />

échappées d'un dictionnaire informatique, selon miss Sarbacane. Faire appel aux services de<br />

cet iconoclaste rencontré lors d'une visite au ministère de l'intérieur désolait miss Sarbacane.<br />

Si le personnage s'avérait totale<strong>me</strong>nt méprisant avec la quasi totalité de ses congénères, il n'en<br />

allait pas de mê<strong>me</strong> avec elle. Ce cartésien forcené, adepte du mode de raisonne<strong>me</strong>nt binaire,<br />

ne tarissait pas de qualificatifs odieux à l'égard de la détective. Il était ulcéré, révulsé par ses<br />

dons prodigieuse<strong>me</strong>nt étonnants, paranormaux. Il faisait alors preuve d'une poésie insultante<br />

digne des maîtres de la littérature argotique, prouvant une fois de plus que l'hom<strong>me</strong> descend<br />

bien du cochon. Malheureuse<strong>me</strong>nt pour lui, l'égérie de la fonction policière affichait des<br />

relations idylliques avec le ministre de l'intérieur depuis une certaine affaire à Kourou.<br />

Faisant contre fortune, bon cœur, elle tapota sur l'écran tactile de la tablette. Il possédait<br />

évidem<strong>me</strong>nt une mini-caméra et tout ce qu'il fallait pour <strong>me</strong>ner une conversation télévisée de<br />

qualité. Pour une fois, l'informaticien n'était pas le plus mal chaussé ! Elle consulta l'horloge<br />

au bas de l'écran : onze heures. Un dimanche matin... Vu qu'il était complète<strong>me</strong>nt barjo, il<br />

pianotait inévitable<strong>me</strong>nt derrière son écran. Elle brancha une minuscule caméra sur son<br />

ordinateur, un oeil miniaturisé, le dernier cri de la technologie acquis chez Ali Gator. Elle<br />

soupçonnait l'affable Egyptien de s'approvisionner chez les mê<strong>me</strong>s fournisseurs que le super<br />

technicien des Renseigne<strong>me</strong>nts Généraux.<br />

La connexion s'établit par l'intermédiaire de son téléphone portable. L'hom<strong>me</strong>, aux cheveux<br />

frisés, noirs, aux sourcils épais com<strong>me</strong> deux paquets de chewing-gum à la réglisse, au teint<br />

pâle, conséquence de sa sédentarité perpétuelle, apparut dans un encadré artificiel de la<br />

tablette.<br />

- Ouais ? Qu'est-ce que c'est ? Oh ! Sarbacane ! Seigneur ! Quel déshonneur ! J'espérais ne<br />

plus jamais vous revoir ! Vous, la célébrité des célébrités, la protégée du ministre et du grand<br />

patron !<br />

- Bonjour, Démétrios.<br />

- <strong>Je</strong> ne vous salue pas ! Vous <strong>me</strong> dérangez en plein boulot !<br />

- J'imagine, Démétrios. Cependant, j'ai un souci informatique et j'ai pensé qu'il serait dans vos<br />

cordes. Après tout, je <strong>me</strong> trompe peut-être ! Une société de services <strong>me</strong> dépannera<br />

probable<strong>me</strong>nt.<br />

- Quoi ? Des minus, des petits ingénieurs fils à papa, sortis de boîtes à couillons à dix mille<br />

euros l'année ? Vous rigolez ! Si c'est pour vous dire d'appuyer sur un bouton, ils y<br />

parviendront dans une heure, dans le <strong>me</strong>illeur des cas ! Si c'est du costaud, du champion, je<br />

règlerai le problè<strong>me</strong> dans les dix minutes !<br />

- Vous êtes présomptueux et vantard, Démétrios !<br />

- Quoi ? Qu'est-ce que c'est, votre truc ?<br />

- Vous ne connaissez pas le serveur du ministère de la santé recensant toutes les causes de<br />

mortalité depuis dix ans ?<br />

- Vous rigolez ? J'ai <strong>me</strong>s entrées.<br />

- Moi aussi. Hélas, ce petit bijou n'indique pas les noms et adresses des cas répertoriés !<br />

- Exact ! Mais le fichier possède fatale<strong>me</strong>nt une clef unique pour distinguer chaque cas. Ou<br />

alors, c'est un beau <strong>me</strong>rdier séquentiel inexploitable donnant inévitable<strong>me</strong>nt des


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

performances à vomir. Pour avoir joué trois ou quatre fois avec l'engin, je peux vous assurer<br />

que le concepteur a bossé correcte<strong>me</strong>nt.<br />

- Quel genre de clef possède-t-il ? Le numéro de sécurité sociale ?<br />

- Eh bien ! Pour un amateur, vous ne vous débrouillez pas trop mal ! Cela <strong>me</strong> tord l'estomac<br />

d'ad<strong>me</strong>ttre que vous êtes l'auteur de la trouvaille ! Ouais, c'est le numéro de sécurité sociale.<br />

Allez ! Filez-moi le cas cherché et je vous envoie le nom du type en cinq minutes. Il ne m'en<br />

faudra pas plus pour m'introduire sur leur systè<strong>me</strong> et péter les mots de passe. Ensuite, ce sera<br />

un jeu d'enfants !<br />

- Vrai<strong>me</strong>nt ? C'est si peu solide ?<br />

- Ah ! Leur protection, elle sert juste à amuser la galerie, à faire croire au directeur<br />

informatique qu'il est en sécurité. <strong>Je</strong> vous garantis que si j'étais à sa place, je blinderais l'accès<br />

jour et nuit. <strong>Je</strong> fourguerais un million d'euros au premier gars qui planterait <strong>me</strong>s protections.<br />

- Vous êtes l'hom<strong>me</strong> de la situation ! <strong>Je</strong> cherche l'identité d'une personne morte sans cause<br />

apparente dans une chambre froide, en milieu industriel, chez un boucher ou un restaurateur.<br />

L'éventail est large mais le code utilisé, NE, pour Non Expliqué, est unique.<br />

- Mort dans une chambre froide ? Eh ! <strong>Je</strong> ne vais pas vous balancer le Bottin des décès<br />

bizarroïdes !<br />

- Il n'y a qu'un cas !<br />

- Ah bon ! J'ai<strong>me</strong> mieux cela ! <strong>Je</strong> n'ai pas l'intention d'en faire trop pour vous, mê<strong>me</strong> si vous<br />

êtes l'amie de qui vous savez et qu'il ne <strong>me</strong> porte pas dans son cœur, ce con !<br />

- Attention, Démétrios ! N'insultez pas votre patron ! Il pourrait vous surveiller !<br />

- C'est une aimable plaisanterie ? Le <strong>me</strong>c qui m'espionnera et enregistrera <strong>me</strong>s conversations,<br />

n'est pas né ! Il n'est mê<strong>me</strong> pas à l'état de projet ! Mon boss, je peux savoir s'il s'est fait une<br />

tache de ketchup en bouffant, s'il a vu sa maîtresse ou si son petit dernier a la varicelle. Mais<br />

de moi, il n'entendra pas le son de ma voix !<br />

- Vous brouillez en permanence ?<br />

- La CIA, la NSA et le FBI m'envient <strong>me</strong>s gadgets.<br />

- Bravo !<br />

- Ah ! Pas de compli<strong>me</strong>nt ! Sinon, je vous laisse en plan !<br />

- OK ! <strong>Je</strong> raccroche. J'attends votre <strong>me</strong>ssage.<br />

Alexa mit un ter<strong>me</strong> à la conversation. Elle avait réussi à le manœuvrer en douceur et ce n'était<br />

pas une mince affaire. Ce n'était pas le mo<strong>me</strong>nt d'en faire des tonnes pour faire monter la<br />

mayonnaise. Elle ne compterait jamais ce sauvage parmi ses amis et elle ne le souhaitait pas.<br />

Rencontré lors d'une réception organisée par le maître de la place Beauvau, cet olibrius mal<br />

dégrossi avait heurté sa sensibilité à outrance, n'hésitant à la talonner tout au long de la soirée<br />

afin de lui asséner ses quatre vérités sur la voyance, sur le métier de détective et sur les<br />

fem<strong>me</strong>s en général.<br />

Face à l'attitude pour le moins surprenante de l'informaticien (Com<strong>me</strong>nt s'en prendre aussi<br />

mécham<strong>me</strong>nt à miss Sarbacane ?), elle s'était livrée à une petite incursion dans son passé à<br />

l'aide de son fidèle Vidal. Démétrios avait goûté aux geôles turques après avoir été piégé par<br />

une touriste hollandaise passant du Haschisch en fraude dans le pays au régi<strong>me</strong> de fer. La<br />

jeune fem<strong>me</strong> s'était défaussée sur le malheureux Grec aussi lâche<strong>me</strong>nt que possible, profitant<br />

23


24<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

de l'antagonis<strong>me</strong> ancestral existant entre les nations séparées par la <strong>me</strong>r Egée et bien d'autres<br />

litiges. Par le plus grand des hasards, cette traîtresse était un sosie très ressemblant de miss<br />

Sarbacane (Note de l'auteur : j'ai oublié <strong>me</strong>s lunettes pour écrire ceci ! Il va de soi que nulle<br />

personne ne peut être le sosie d'Alexa, celle-ci étant inimitable !). De plus, peu de temps après<br />

sa libération, il avait aperçu la bougresse dans un show télévisé retransmis sur une chaîne du<br />

satellite ; elle tenait une rubrique sur la voyance, consultait en direct et se vantait d'avoir<br />

échappé à la mort grâce à une vision survenue quelques minutes avant un acte soi-disant<br />

militaire dans un état soumis à la dictature. Démétrios avait juré la perte des blondes et des<br />

voyantes. Alors, Alexa, avec ses dons, sa crinière blonde à terminaison relevée, c'était une<br />

trop belle cible, un objet de quolibets acides.<br />

Malgré la haine vouée à la jeune fem<strong>me</strong>, le génie de l'Adriatique balança un <strong>me</strong>ssage écrit des<br />

plus laconiques, com<strong>me</strong> promis : "Georges Noir", suivi de la date du décès.<br />

Elle tenait enfin le nom du mystérieux mort. Au passage, elle gagnait une nouvelle affaire<br />

louche car elle n'ignorait pas qui était Georges Noir. C'était le patron du restaurant "A la<br />

cuisse de sauterelle", noté 19 sur 20 dans le guide jaune et trois étoiles dans le guide rouge.<br />

Une référence, une valeur sûre, un amoureux des produits du terroir, n'ad<strong>me</strong>ttant pas la<br />

médiocrité et le mauvais traite<strong>me</strong>nt des produits. L'inconnu de la chambre froide, mort<br />

depuis sept mois, sans raison apparente, rejoignait Guy Isère dans les statistiques. Aux yeux,<br />

somptueux, de la détective, le hasard se transformait en série. L'œuvre d'un <strong>me</strong>urtrier<br />

récidiviste ?<br />

* *<br />

*<br />

Décidé<strong>me</strong>nt, le hasard se plaisait à placer des bâtons dans les roues de miss Sarbacane ! Ce<br />

satané inspecteur avait coupé son téléphone portable et ne raccrochait pas son poste fixe.<br />

Que pouvait-il donc fabriquer avec ? Déclarait-il une fois de plus sa flam<strong>me</strong> à Juliette, ne<br />

tarissant jamais d'éloges envers sa dulcinée ?<br />

- Allez, Yann ! Raccroche dare-dare ! <strong>Je</strong> suis en mission pour Licence IV, le saint patron des<br />

restaurateurs !<br />

Elle flairait l'anguille sous roche, l'os dans le pâté, le caillou dans les lentilles, le fil dentaire<br />

dans la fondue savoyarde (Note de l'auteur : unique<strong>me</strong>nt des expressions culinaires ! Il y en<br />

avait aussi une qui parle de choses dans le potage mais je n'ai pas osé la <strong>me</strong>ttre !). Deux<br />

restaurateurs morts dans les mê<strong>me</strong>s conditions ! Trop beau pour être vrai ! Elle tenait le nom<br />

de la seconde victi<strong>me</strong>, elle devait s'assurer d'un élé<strong>me</strong>nt capital : le lieu du cri<strong>me</strong>. En effet,<br />

Guy Isère officiait au sein de la capitale française et il n'était point surprenant de le voir<br />

déambuler dans les allées de Rungis. Par contre, le restaurant "A la cuisse de sauterelle" avait<br />

sorti de l'ombre un minuscule village de l'Ain nommé Voras. A la mort de son père, Georges<br />

Noir n'avait pas hésité l'ombre d'une seconde et avait quitté la Riviera et ses palaces pour<br />

reprendre le flambeau familial. Il avait hissé la réputation de l'établisse<strong>me</strong>nt, déjà fort


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

honorable, à un niveau que bien des confrères auraient pu lui envier. Depuis dix ans, il<br />

collectionnait la note maximale du guide jaune, 19 sur 20 et les trois étoiles du guide rouge<br />

brillaient de mille feux. Le restaurant, accompagné de l'inévitable hôtel luxueux, ne<br />

désemplissait pas. C'était avant la mort du guide suprê<strong>me</strong> (de volaille).<br />

La consultation d'un site spécialisé dans la santé des com<strong>me</strong>rces et des entreprises en avait<br />

appris un peu plus à Alexa. D'après ses observations, le taux de réservation avait chuté de<br />

plus de la moitié et le chiffre d'affaires avait plongé dans les mê<strong>me</strong>s proportions. Georges<br />

Noir était soumis au mê<strong>me</strong> dictat des grands critiques gastronomiques que ses homologues :<br />

il devait investir constam<strong>me</strong>nt pour étonner, captiver, séduire. Les charges, les<br />

rembourse<strong>me</strong>nts d'emprunt, devenus trop lourds pour un restaurant connaissant un sévère<br />

passage à vide, achèveraient propre<strong>me</strong>nt l'établisse<strong>me</strong>nt. Demain, un coup de fil aux guides<br />

gastronomiques de référence confir<strong>me</strong>rait une baisse de qualité derrière les fourneaux ou du<br />

moins, la sensation d'une baisse dans l'esprit des clients.<br />

Miss Sarbacane ne savait que faire de cette histoire. Certes, elle n'avait pas l'impression de<br />

déterrer une affaire là où il n'y en avait pas mais… que dirait Yann ? Accepterait-il d'ouvrir<br />

une enquête pour des faits s'apparentant à une simple coïncidence ? Se laisserait-il grignoter<br />

ses quotas sans réagir ? Bah ! Après tout, elle userait de ses fabuleux batte<strong>me</strong>nts cils à la<br />

première occasion, afin de le faire plier s'il opposait la moindre résistance ! A condition que<br />

son satané inspecteur veuille bien répondre au téléphone sonnant toujours occupé !<br />

- Ah ! Enfin ! S'exclama-t-elle lorsqu'elle perçut la tonalité longue au lieu de l'agaçante<br />

répétition courte.<br />

- Yann Delaunay ! Aboya son confrère.<br />

- Eh bien ! Quelle hu<strong>me</strong>ur massacrante ! C'est Alexa, ta chère détective adorée ! Cette<br />

information suffit à modérer ta hargne dominicale ?<br />

- Pas vrai<strong>me</strong>nt ! J'ai passé une nuit d'enfer !<br />

- Ainsi, sous des airs bien sages, Juliette cache un tempéra<strong>me</strong>nt véritable<strong>me</strong>nt volcanique !<br />

Elle te mène un train d'enfer, abusant de ton corps endolori par une journée d'enquête<br />

acharnée, t'arrachant des râles d'extase, te jouant la brouette endiablée, l'hélicoptère<br />

thaïlandais !<br />

- Oh ! Tu es en manque à ce point-là, miss Sarbacane ? Il n'a toujours pas cédé, ton beau<br />

rital ?<br />

- Hélas, non !<br />

- Il a sûre<strong>me</strong>nt besoin de lunettes, cet oiseau-là !<br />

- Oh ! Miracle ! Un compli<strong>me</strong>nt !<br />

- Eh oui ! Com<strong>me</strong> quoi… tout arrive ! Quant à ma nuit, j'eusse aimé qu'elle fût com<strong>me</strong> tu l'as<br />

décrite !<br />

- L'utilisation d'un imparfait du subjonctif sous-entend que la nuit ne fut pas parfaite ?<br />

- C'était une horreur ! J'ai couru chez le médecin de garde avec les ju<strong>me</strong>aux sous les bras<br />

hurlant à pleins poumons, j'ai écumé trois pharmacies avant de dénicher les bons<br />

médica<strong>me</strong>nts pour traiter les deux lascars, j'ai éraflé la Polo en <strong>me</strong> garant précipitam<strong>me</strong>nt, j'ai<br />

été pris pour cible par une bande de jeunes loubards parce que j'ai eu la malencontreuse idée<br />

de sortir ma guirlande électrique bleue pour aller plus vite et j'ai largué, au passage, plus de<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

deux cents euros pour les urgences médicales de nuit un dimanche matin. Une vraie fortune !<br />

Les ju<strong>me</strong>aux, c'est deux fois plus cher !<br />

- De quoi souffrent tes deux zazous ?<br />

- De la varicelle !<br />

- Dis donc, ils ne traînent pas, les lascars ! A quelques mois seule<strong>me</strong>nt ! Ils sont précoces,<br />

non ?<br />

- Ils ont une maman institutrice qui ramène des tas de ger<strong>me</strong>s à la maison, voilà tout ! La<br />

varicelle ! Ils sont couverts de boutons, c'est une horreur ! <strong>Je</strong> ne <strong>me</strong> souvenais pas avoir été<br />

aussi moche ! Tu as eu la varicelle, toi ?<br />

- Quelle question ! Absolu<strong>me</strong>nt pas ! Jamais un bouton n'a entaché mon adorable minois !<br />

- Ah ! C'est vrai ! J'oubliais la légendaire perfection de miss Sarbacane ! Bon… Qu'est-ce qui<br />

<strong>me</strong> vaut un second appel dans le week-end ? Tu t'ennuies tant que cela dans ton trou perdu ?<br />

- D'abord, cher ignorant, profane que tu es, sache que ce village est une pure <strong>me</strong>rveille du<br />

Moyen Age. Ensuite, apprends que des gour<strong>me</strong>ts viennent de loin pour goûter aux spécialités<br />

culinaires d’Yves Tabarès, particulière<strong>me</strong>nt ses pâtisseries. Depuis que je suis stagiaire dans<br />

les murs de cette vénérable institution, la fréquentation a plus que doublé, le Japon dépêchant<br />

des hordes d'admirateurs pour avoir l'insigne honneur de m'apercevoir avec une toque<br />

immaculée. Enfin, mauvaise langue, je ne t'appelle pas pour te confier <strong>me</strong>s états d'â<strong>me</strong> mais<br />

pour discuter boulot !<br />

- Un dimanche matin, après ma nuit blanche ? Tu es complète<strong>me</strong>nt déjantée, Alexa !<br />

- C'est pour cela qu'on m'adore ! Parce que je surprends sans cesse ! Par exemple, là,<br />

com<strong>me</strong>nt suis-je habillée ?<br />

- <strong>Je</strong> n'en sais rien, je n'ai pas envie de discuter chiffon avec toi !<br />

- J'ai un chemisier blanc, un tailleur bleu marine et des escarpins noirs.<br />

- Hein ? Tu plaisantes ? !<br />

- Mais oui ! <strong>Je</strong> porte ma robe orange, la veste turquoise et <strong>me</strong>s chaussures arc-en-ciel ! Tu<br />

vois, je sais rester simple, à la campagne !<br />

- Un instant, j'ai crû que tu allais à un enterre<strong>me</strong>nt !<br />

- Non, je garde mon ensemble rouge pour ce genre de cérémonie. C'est plus strict !<br />

- Cessons de tourner autour du pot ! Parle-moi boulot puisque je n'y échapperai pas.<br />

- D'accord ! Tu as appris la mort de Guy Isère ?<br />

- Qui ?<br />

- Guy Isère ! Le chef du restaurant "Le triomphe" !<br />

- <strong>Je</strong> ne connais pas.<br />

- Quoi ? Un grand cuisinier, un maître !<br />

- Pardonne ma culture gastronomique limitée aux hamburgers et au Coca mais <strong>me</strong>s<br />

émolu<strong>me</strong>nts de jeune flic ne tolèrent guère la fréquentation assidue d'établisse<strong>me</strong>nts<br />

pratiquant l'addition à quatre chiffres.<br />

- D'accord ! <strong>Je</strong> t'explique ! J'ai appris son décès dans le journal. Il est mort dans une chambre<br />

froide à Rungis. La raison est inconnue mais le "journal du dimanche" parle d'accident<br />

inexpliqué.<br />

- Les journalistes sont dans le vrai. S'il s'agissait d'un <strong>me</strong>urtre, j'en aurais entendu parler ! Ne<br />

com<strong>me</strong>nce pas à voir le mal là où il n'y en a pas ! <strong>Je</strong> te connais, miss Sarbacane ! Com<strong>me</strong> si je


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

sortais de la cervelle du mê<strong>me</strong> auteur que toi ! Mê<strong>me</strong> si je conviens qu'une chambre froide est<br />

un lieu peu ordinaire pour décéder, il ne faut pas voir des cri<strong>me</strong>s partout !<br />

- Tu as raison sur un point : ces vastes pièces réfrigérées ont rare<strong>me</strong>nt l'occasion de<br />

connaître un pareil événe<strong>me</strong>nt. De plus, l'explication du décès est systématique<strong>me</strong>nt fournie.<br />

Sauf ici.<br />

- Elle le sera plus tard !<br />

- Non ! Les obsèques ont lieu mardi. Pas d'autopsie au program<strong>me</strong>, cher inspecteur !<br />

- Et alors ?<br />

- Un autre accident a eu lieu à Rungis, il y a peu de temps. Un accident inexpliqué. Georges<br />

Noir a été retrouvé aussi figé qu'une statue grecque !<br />

- Ah bon ?<br />

- Sais-tu qui est Georges Noir ?<br />

- Dis-le-moi !<br />

- Le patron du restaurant "A la cuisse de sauterelle", un établisse<strong>me</strong>nt situé à Voras, dans<br />

l'Ain.<br />

Le silence suivant fut éloquent. La jeune fem<strong>me</strong> avait <strong>me</strong>nti sur le lieu du cri<strong>me</strong>,<br />

volontaire<strong>me</strong>nt et à bon escient. Le but était de provoquer une vive réaction de l'inspecteur,<br />

prompte à déclencher l'ouverture d'une enquête officielle. Elle ignorait si Georges Noir avait<br />

effective<strong>me</strong>nt péri dans les mê<strong>me</strong>s conditions mais ce bluff était indispensable. Il fallait<br />

l'appui de Yann. Pour… contrer une série d'assassinats, com<strong>me</strong> elle le pressentait dans son<br />

effroyable vision de musée de glace humaine.<br />

A l'autre bout du téléphone, son camarade s'anima peu à peu. Il promit de se renseigner dès<br />

le lendemain, se rangeant pour une fois du côté de la détective à houppette blonde. Il était<br />

rechargé à bloc parce que cette enquête reposait désormais sur son aptitude à lier les affaires.<br />

Il tenait le beau rôle et, accessoire<strong>me</strong>nt, une occasion d'oublier les assourdissants ju<strong>me</strong>aux. Il<br />

re<strong>me</strong>rcia sa consoeur et la pria de ne rien tenter avant qu'il n'apporte de nouveaux élé<strong>me</strong>nts.<br />

En coupant la communication, Alexa ne put s'empêcher d'ajouter <strong>me</strong>ntale<strong>me</strong>nt :<br />

"Compte là-dessus !"<br />

Elle se jeta sur sa valise, décidée à écourter son séjour au pays des <strong>me</strong>rveilles pâtissières, prête<br />

à enfourcher sa célèbre monture rouge et décapotée. Après tout, elle était encore capable de<br />

séduire ce satané Marco en clignant des yeux ! Il se sou<strong>me</strong>ttrait, foi de Sarbacane ! Au diable<br />

les gâteaux !<br />

* *<br />

*<br />

En s'engageant sur le périphérique, Alexa songea à la complexité de l'affaire, bien qu'elle ne<br />

fut pas en droit d'imaginer qu'il y en avait une. A ses yeux, le principe d'un tueur en série,<br />

habile et réfléchi au point de <strong>me</strong>ttre en scène une mort passant pour un accident, était acquis.<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

Par contre, le profil du <strong>me</strong>urtrier était inhabituel puisqu'il n'usait pas de cérémonie plongeant<br />

les autorités dans la perplexité. Au contraire ! Il était passé inaperçu. En plus, six mois<br />

séparaient les deux décès. Le prochain aurait-il lieu dans un futur lointain ? Pourquoi ? La<br />

cadence s'accentuerait-elle ? Vraisemblable<strong>me</strong>nt ! Com<strong>me</strong>nt frappait-il ? Au hasard ? Dans un<br />

ordre déterminé ? Eliminait-il d'après une liste ?<br />

"Voyons, ma fille ! Cogite ! A part le fait qu'ils sont restaurateurs, des grands noms, qu'ont-ils<br />

en commun ? Bon sang ! Pourquoi <strong>me</strong>s dons restent-ils muets sur le sujet ?"<br />

L'interrogation de son Vidal avait échoué. Invariable<strong>me</strong>nt, le choc du musée de glace<br />

humaine avait frappé son imaginaire au point douloureux de ne plus souhaiter faire appel à<br />

ses dons de voyance. A chaque fois, elle en était ressortie plus <strong>me</strong>urtrie. Devant cet état de<br />

fait, elle avait tenté de communiquer avec son ange gardien. Il avait pris un malin plaisir à<br />

répondre à côté de la plaque, lui signifiant avec humour qu'il ne se mêlerait pas d'une histoire<br />

dans laquelle elle s'était fourrée sur sa propre initiative.<br />

Inconsciem<strong>me</strong>nt, s'échappant de la réalité, miss Sarbacane avait levé le pied de l'accélérateur<br />

de sa célèbre Coccinelle décapotable. Le ralentisse<strong>me</strong>nt provoqua les appels de phare énervés<br />

d'un chauffeur routier qui, après avoir actionné son clignotant gauche, déboîta sans<br />

ménage<strong>me</strong>nt pour les automobilistes et doubla la jeune fem<strong>me</strong>. Il se rabattit sans élégance<br />

devant le nez de la détective. Cette manoeuvre acheva de la tirer de ses réflexions, une<br />

attitude dangereuse sur l'imprévisible périphérique. Elle nota le nom inscrit sur les côtés et<br />

l'arrière du camion : "Gaston Levôtre". Un grand pâtissier, peut-être le <strong>me</strong>illeur ! Un nouveau<br />

clin d'oeil du destin ! Elle avait hâte d'emballer l'enquête ouverte par Yann. Hélas ! Il fallait<br />

attendre le lendemain ! Quel gaspillage de temps précieux !<br />

* *<br />

*<br />

Les nouvelles de Yann tardaient à venir. Vingt heures ! Que faisait-il ? Avait-il oublié sa<br />

pro<strong>me</strong>sse d'aide ? Santini l'avait-il détourné du droit chemin, lui confiant une enquête<br />

criminelle ordinaire alors qu'il devait se consacrer exclusive<strong>me</strong>nt aux dossiers louches ? Le<br />

commissaire, à la légendaire grande gueule, disposait toujours de cet atout bien qu'il ne soit<br />

plus le supérieur hiérarchique de l'inspecteur Delaunay. Ce dernier craignait et admirait<br />

suffisam<strong>me</strong>nt son ancien chef pour céder aux caprices du boss.<br />

Ou alors… Ou alors, l'enquête s'avérait plus serrée que prévue. Il peinait à trouver des<br />

témoins et s'acharnait à découvrir un embryon d'indice avant de contacter son amie. Elle<br />

penchait volontiers pour cette explication. En attendant, elle avait décidé de s'occuper<br />

intelligem<strong>me</strong>nt ! Dans la situation présente, la tâche consistait à enfiler une robe fourreau<br />

turquoise et orange, <strong>me</strong>ttre un boa rouge et se jucher sur quinze centimètres de talon<br />

d'escarpins verts. Se fardant avec l'habileté et le soin d'une Egyptienne de l'époque<br />

pharaonique, elle songeait à l'hypothèse lui trottant dans la tête depuis la veille. Un tueur en<br />

série avait établi une liste de personnalités du monde de la cuisine. Il éliminait<br />

méthodique<strong>me</strong>nt ces personnalités. Pour quelle raison ? Jalousie d'un confrère moins


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

talentueux ? Possible. Acte d'un critique envieux de leur talent ? Envisageable. Lubie d'un<br />

malade <strong>me</strong>ntal victi<strong>me</strong> d'une intoxication ali<strong>me</strong>ntaire ? Pourquoi pas !<br />

Tandis qu'elle appliquait la quinziè<strong>me</strong> couche de rouge à lèvres coloris "rouge d'enfer", le<br />

téléphone portable résonna dans son sac à main jaune. Elle s'empara du dernier modèle<br />

fourni par Ali Gator et consulta le nom affiché sur l'écran. Yann !<br />

- L'abbé Sarbacane t'écoute, parle sans crainte, mon enfant ! Com<strong>me</strong>nça-t-elle avec humour.<br />

- Mon père, reprit l'inspecteur, pardonnez-moi car j'ai pêché !<br />

- Quel est ce pêché ?<br />

- J'ai failli passer à côté de deux affaires très curieuses !<br />

- Pêché véniel si la faute peut être réparée !<br />

- N'empêche que tu avais raison de te méfier ! Georges Noir est mort et incinéré ! Pour Guy<br />

Isère, l'enterre<strong>me</strong>nt s'est mué en crémation et a été avancé d'une journée. Il est parti en<br />

cendres cet après-midi.<br />

- Zut ! Quel manque de chance !<br />

- Com<strong>me</strong> tu dis ! Pourquoi ont-ils eu l'idée d'être incinérés ? S'ils avaient été enterrés, je<br />

faisais exhu<strong>me</strong>r les corps et le légiste procédait à des analyses. Il aurait trouvé des traces de<br />

poison, de drogue.<br />

- Eh oui ! Mais quoi de plus belle mort, pour un cuisinier, que de partir en fu<strong>me</strong>t ? ! (Note de<br />

l'auteur : fu<strong>me</strong>t, fumée. J'ai<strong>me</strong> expliquer à ceux qui auraient raté un jeu de mots très élaboré.<br />

C'est pour éviter le gâchis !)<br />

- En effet ! Cependant, je ne suis pas rentré bredouille ! Un mê<strong>me</strong> détail a été noté par les<br />

deux familles, sans que le lien ne soit établi : les victi<strong>me</strong>s portaient un tatouage sur le ventre.<br />

La lettre "E", en majuscule, stylisée, inscrite dans un ovale.<br />

- Les restes du service militaire ? L'appartenance à une secte ?<br />

- Ni l'un, ni l'autre ! Mesda<strong>me</strong>s Noir et Isère ont juré sur l'honneur n'avoir jamais vu ce<br />

tatouage auparavant.<br />

- Ah ? Cette marque avait donc été faite juste avant leur décès ?<br />

- Exacte<strong>me</strong>nt ! D'après leurs épouses, un brin surprises par ce détail de dernière heure, ces<br />

marques ne ressemblaient pas complète<strong>me</strong>nt à des tatouages. Elles tenaient plutôt du<br />

marquage de bestiaux, de couleur noire. Com<strong>me</strong> une brûlure faite au fer rouge.<br />

- C'est ignoble !<br />

- C'est la preuve qu'ils ont été assassinés. Aucun humain ne peut supporter une douleur aussi<br />

atroce. Cette lettre a été apposée après le décès. La marque du <strong>me</strong>urtrier, en quelque sorte !<br />

Tu avais raison sur toute la ligne. D'où tiens-tu ces informations ?<br />

- Secret professionnel ! <strong>Je</strong> t'avoue tout de mê<strong>me</strong> que j'ignorais le lieu du décès de Georges<br />

Noir. J'ai supposé qu'il s'agissait de Rungis. J'ai un peu forcé <strong>me</strong>s certitudes pour te<br />

convaincre.<br />

- Rusée ! Que fait-on ? Tes voix te parlent-elles ?<br />

- Pas de <strong>me</strong>ssage surnaturel ! Le silence est d'or. En mê<strong>me</strong> temps, je n'ai pas envie de<br />

surveiller la morgue, ni les entrées des cent restaurateurs les plus toqués de France.<br />

- Pourquoi cent ?<br />

- Pourquoi pas ! Pourquoi pas deux cents ou dix ? <strong>Je</strong> ne sais pas. Ma vision <strong>me</strong> montrait<br />

unique<strong>me</strong>nt des corps figés dans la glace. <strong>Je</strong> connaissais des visages et j'ignorais l'identité<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

d'autres personnages. Inutile de jouer aux devinettes plus longtemps : demain, j'achète une<br />

kyrielle de revues spécialisées et j'identifie tous les inconnus de mon rêve éveillé. Ensuite, tu<br />

les <strong>me</strong>ts en garde contre une éventuelle invitation à Rungis.<br />

- D'accord ! Procédons logique<strong>me</strong>nt ! D'abord, concentrons-nous sur les chefs à trois étoiles<br />

et à 19 sur 20 dans les deux guides de référence. En croisant ces deux listes, je pense qu'une<br />

bonne vingtaine d'â<strong>me</strong>s doit é<strong>me</strong>rger. Que fais-tu ce soir ?<br />

- J'enquête ! <strong>Je</strong> dîne au "Brochet", l'antre de Pierre Gagnant, trois étoiles.<br />

- Tu le connais ?<br />

- Non, juste<strong>me</strong>nt !<br />

- Qui as-tu reconnu dans ta vision ?<br />

- Bernard Pinson, Michel Guépard, Marc Meneur, Alain Secasse, Joël Le Bûcheron, Olivier<br />

Roller, Marc Maislin, Pierre Deuxmaigres, Bernard Pastrop.<br />

- <strong>Je</strong> les préviens en priorité ! De ton côté, sois prudente ! Dans les cuisines, il traîne une telle<br />

quantité de couteaux qu'un <strong>me</strong>urtrier aurait l'embarras du choix pour te trucider !<br />

- Allons ! Sois sérieux ! Honnête<strong>me</strong>nt, quel cuisinier songerait à embrocher et à rôtir un petit<br />

oiseau com<strong>me</strong> moi, léger com<strong>me</strong> une plu<strong>me</strong> ?<br />

- Un <strong>me</strong>urtrier qui rêverait d'un plat exceptionnel !<br />

La remarque n'était pas inintéressante. Cette histoire semblait fabriquée sur-<strong>me</strong>sure, pour elle.<br />

Un être malfaisant oeuvrait-il dans l'ombre pour l'attirer dans un piège à détective<br />

extralucide ? Quel génie diabolique avait assez de pouvoirs pour la contrer, assez de moyens<br />

logistiques pour <strong>me</strong>ttre en scène des <strong>me</strong>urtres parfaits, autant d'intrigues à résoudre pour la<br />

jeune fem<strong>me</strong> ?<br />

Oui, Yann n'avait pas obligatoire<strong>me</strong>nt tort. Sa célébrité, sa pugnacité et sa qualité d'adversaire<br />

redoutable attireraient un jour, inévitable<strong>me</strong>nt, une telle manœuvre d'un invisible ennemi<br />

(Note de l'auteur : pour ceux qui n'auraient pas compris, je traduis : Alexa vivra des aventures<br />

où un méchant lui tendra des tas de pièges pour l'enquiquiner ! Evidem<strong>me</strong>nt, je ne vous<br />

révèlerai pas le nom ou le numéro de l'épisode mais cela devrait intervenir avant la centiè<strong>me</strong><br />

nouvelle ! Vous voilà bien avancés !).<br />

Fort de cet avertisse<strong>me</strong>nt, Alexa s'aspergea de "Désir brûlant de folies nocturnes", de Jacques<br />

Cartier, ajoutant une protection efficace contre le mauvais œil et contre un éventuel<br />

agresseur. Ainsi parfumée, elle s'assurait une cours assidue plutôt qu'une vaine tentative pour<br />

la trucider. Satisfaite par l'image renvoyée par le miroir de la salle de bains, elle sourit et<br />

éteignit la lumière. A elle le fabuleux dîner gastronomique chez Pierre Gagnant !<br />

* *<br />

*<br />

La ribambelle de mirlitons, apprentis sauciers et as de la pâte feuilletée sublimée par fruits et<br />

crè<strong>me</strong>s aromatisées n'en revenait pas. Agglutinés derrière la porte de service, les cuisiniers<br />

lorgnaient dans la salle. Bien entendu, des célébrités, ils en avaient vues un grand nombre<br />

poser leurs fesses sur les chaises de ce restaurant presque au som<strong>me</strong>t de la renommée (Le<br />

guide rouge lui attribuait trois étoiles, le guide jaune s'obstinait à ne lui accorder qu'un<br />

insultant 18 sur 20). Mais une personnalité aussi voyante, aussi resplendissante que miss


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

Sarbacane, dans l'une de ses tenues glamour aux couleurs hallucinantes, jamais ! Jacques<br />

Contreux, le second de Pierre Gagnant, leur intima l'ordre de regagner leurs postes, les sauces<br />

et autres cuissons ne supportant pas l'approximation dans ce haut lieu de la gastronomie<br />

française.<br />

- La récréation est terminée ! Au boulot ! Lança-t-il en guise de rappel. J'attends un ragoût de<br />

rognons et ris d'agneau, une mousseline d'omble chevalier, un dô<strong>me</strong> de foie gras à la réglisse.<br />

Le client n'attend pas !<br />

Puis, il retourna se poster derrière la porte de service, seul, cette fois-ci. La créature céleste,<br />

ange descendu sur terre, en l'occurrence au restaurant "Le Brochet", venait de s'asseoir à<br />

l'une des <strong>me</strong>illeures tables de la maison. Le satin de sa robe orange et turquoise foulait le<br />

velours vert d'un fauteuil disposé près d'une table faisant face à la salle entière. La jeune<br />

fem<strong>me</strong>, attendant que le maître d'hôtel veuille bien lui apporter la carte, détaillait<br />

ostensible<strong>me</strong>nt les lieux.<br />

Ce restaurant était à l'image de son propriétaire et cuisinier de génie : un mélange de<br />

classicis<strong>me</strong> et de modernis<strong>me</strong>. Les chaises capitonnées et tendues de velours vert côtoyaient<br />

sans complexe un mobilier de bois couleur miel, de la marqueterie moderne, des miroirs<br />

simples, des bouquets de fleurs disposés dans des porcelaines récentes, un parquet vert et<br />

blond dénotant un souci d'attirer une clientèle branchée. Dans le mê<strong>me</strong> temps, la table ronde,<br />

recouverte d'une nappe beige, regorgeait de vaisselle aux couleurs chamarrées et torturées et<br />

d'argenterie massive plus vraie que nature. Un décor surprenant mais une ambiance chaude et<br />

accueillante.<br />

Ayant exploré les murs, le plafond, le sol, sa table, la jeune fem<strong>me</strong> s'intéressa aux tables<br />

voisines, détaillant les visages, faisant appel à sa fabuleuse mémoire de détective afin de<br />

<strong>me</strong>ttre un nom sur quelques têtes connues. A deux cents euros par personne, en moyenne, la<br />

venue dans cet antre de la gastronomie était réservée aux nantis disposant d'un confortable<br />

compte bancaire. Ici, le moindre flacon coûtait au bas mot, cinquante euros. Une pratique<br />

détestable ravageant la profession consistait à multiplier le prix d'achat d'une bouteille de vin<br />

par dix pour déterminer le prix de vente. Le "Brochet", restaurant de renom, n'échappait pas<br />

à la règle. Toutefois, il s'appliquait à proposer de nombreuses demi-bouteilles, réduisant<br />

l'assommant coup porté à la note et a<strong>me</strong>nuisant le risque de verbalisation en cas de<br />

confrontation avec la maréchaussée.<br />

Jacques Contreux se sentit obligé d'intervenir lorsqu'il vit miss Sarbacane consulter sa<br />

montre. Il prit ce geste pour de l'impatience. Il ignorait, bien évidem<strong>me</strong>nt, que la détective se<br />

contentait de relever qu'à vingt heures trente, le remplissage du restaurant affichait un taux<br />

dramatique<strong>me</strong>nt bas. Seules dix autres convives dînaient alors que la salle pouvait en<br />

accueillir une cinquantaine.<br />

- Mademoiselle Sarbacane ! <strong>Je</strong> suis heureux de vous accueillir pour la première fois au<br />

"Brochet". Il s'agit bien de la première fois, n'est-ce pas ?<br />

- Tout à fait, monsieur… ?<br />

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32<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

- Jacques Contreux. <strong>Je</strong> suis le second de Pierre Gagnant. <strong>Je</strong> suis confus, le maître d'hôtel a<br />

oublié de vous re<strong>me</strong>ttre la carte. Dînerez-vous seule ou accompagnée ?<br />

- Seule.<br />

- Dans ce cas, voici la carte qui convient, avec les prix. Désirez-vous faire appel aux services<br />

de notre som<strong>me</strong>lier ?<br />

- Bien entendu ! Dès que j'aurai fait mon choix ! D'accord ? Lança-t-elle en papillonnant des<br />

yeux.<br />

- <strong>Je</strong> m'active de ce pas !<br />

- Oh ! Autre chose ! Pourriez-vous m'indiquer si je pourrais m'entretenir avec monsieur<br />

Gagnant ?<br />

- Hélas, pas ce soir ! Il est absent. <strong>Je</strong> le remplace. <strong>Je</strong> pourrai répondre à toutes vos questions,<br />

j'en suis sûr ! En qualité de second, je suis à mê<strong>me</strong> de remplir toutes ses tâches.<br />

- C'est stricte<strong>me</strong>nt professionnel.<br />

- J'entends bien mais…<br />

- Cela a trait avec ma profession de détective.<br />

- Ah… fit le cuisinier en devenant aussi blê<strong>me</strong> qu'un filet de limande à la crè<strong>me</strong> fraîche.<br />

La réaction n'échappa pas à miss Sarbacane. Connaissant les démêlés financiers et judiciaires<br />

de son patron, en d'autres lieux et d'autres temps, victi<strong>me</strong> d'un retentissant dépôt de bilan, le<br />

second craignait que Pierre Gagnant fût de nouveau l'objet de multiples tracasseries<br />

administratives. Miss Sarbacane ne lui en révéla pas davantage car elle estimait inutile d'alerter<br />

le personnel pour rien. De plus, elle avait obtenu en partie satisfaction en se rendant au<br />

restaurant : une photographie de Pierre Gagnant, entouré par toute son équipe, trônait dans<br />

l'entrée. Son visage, résolu<strong>me</strong>nt inconnu, ne figurait pas dans la vision qu'elle avait eue du<br />

glacial musée des cuisiniers français. Elle ne conclut pas hâtive<strong>me</strong>nt pour autant : sa vision<br />

pouvait être partielle, Pierre Gagnant pouvait malgré tout figurer sur la liste des futurs<br />

trucidés. De plus, en découvrant les traits du génie des associations culinaires, elle avait<br />

éprouvé un curieux senti<strong>me</strong>nt mêlant la confusion, le <strong>me</strong>nsonge, le désir de protection, le<br />

secret, l'illégalité. Pourquoi ? Où se trouvait donc le patron ? Contraire<strong>me</strong>nt à Alain Secasse,<br />

Bernard Pinson ou le défunt Guy Isère, Pierre Gagnant ne courrait pas après les médias et ne<br />

se dispersait pas dans les revues culinaires, les recueils de recettes et autres conserves<br />

industrielles cautionnées par des maîtres. Il se consacrait à l'accomplisse<strong>me</strong>nt de son<br />

sacerdoce quotidien : étonner, combler les papilles de clients avides de ses réalisations<br />

surprenantes.<br />

Laissant l'hom<strong>me</strong> désemparé, Alexa fouilla dans son sac à main jaune canari et s'empara de<br />

ses lunettes de lecture. Coquetterie bien féminine, volonté affirmée de protéger sa réputation<br />

de fem<strong>me</strong> fatale, idéale et angélique, elle chaussa la monture qu'après avoir déplié la carte des<br />

<strong>me</strong>ts.<br />

L'enchante<strong>me</strong>nt, <strong>me</strong>né par Merlin en personne, lui fut jeté dès les premiers mots inscrits sur<br />

le carton glacé. Deux <strong>me</strong>nus "abordables" per<strong>me</strong>ttaient aux plus petites bourses de goûter à<br />

la cuisine de monsieur Gagnant. Toutefois, la carte recelait la plupart des trésors<br />

d'ingéniosité, les audacieux mariages du génie. Le prix n'avait plus d'importance.<br />

Miss Sarbacane salivait ; elle dut poser sa main sur son estomac afin de répri<strong>me</strong>r un<br />

gargouillis naissant. Elle n'en croyait pas ses yeux, ne sachant où donner de la tête : fleur de


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

courgette farcie accompagnée de son cré<strong>me</strong>ux de tourteau au romarin, or<strong>me</strong>au poêlé à la<br />

persillade, huîtres tièdes et pom<strong>me</strong>s de Noirmoutier en sauce morille, fabuleuse mousseline<br />

d'omble chevalier et son tartare de langoustine et de saint Jacques, suprê<strong>me</strong> de pintadeau<br />

farci aux trompettes de la mort et au fenouil, étonnant pigeon rôti avec sa sauce rouge aux<br />

pignons, joyeuse pyramide d'araignée de <strong>me</strong>r et de truffes, hallucinante composition de<br />

sorbets au romarin, à la <strong>me</strong>nthe, à l'anis, au pétale de rose et au pissenlit, tentante tarte aux<br />

agru<strong>me</strong>s et son pot de sabayon à la mandarine impériale, exotique millefeuille à l'ananas<br />

flambé à la liqueur de banane, gaufre et glace à la gueuze et aux griottes. L'excitation des<br />

neurones avant le ravisse<strong>me</strong>nt du palais !<br />

Lorsque le maître d'hôtel pointa enfin son museau, miss Sarbacane l'accueillit avec un sourire<br />

de star. Le bedonnant quarantenaire se sentit pousser des ailes de rapace, se croyant soudain<br />

investi d'un pouvoir de séduction imaginaire. La détective lui débita sa commande au pas de<br />

charge et le pria d'aller voir ailleurs si elle y était. On ne faisait pas attendre une demoiselle,<br />

sacré nom d'un chien !<br />

Elle se laissa aller à la réflexion sur son sujet du jour : deux morts suspectes. Cependant, un<br />

prénom s'insinua dans son esprit, peu à peu, masquant la gravité des faits : Marco. Depuis<br />

son retour de stage précipité, elle n'avait pas pris le temps de l'appeler. En fait, elle se faisait<br />

violence pour ne pas le contacter. Le faire, c'eut été avouer sa faiblesse, son désir de croiser le<br />

regard du bel Italien. Il devait se traîner à ses pieds ! Or, il n'en était rien. Le portable, le<br />

téléphone fixe, la <strong>me</strong>ssagerie, la boîte aux lettres, tous les beaux moyens de communication<br />

de<strong>me</strong>uraient stériles : Marco n'appelait pas. Y avait-il une autre fem<strong>me</strong> dans sa vie ? Non.<br />

Elle s'était bien penchée sur la question en bombardant son Vidal et son ange gardien<br />

d'interrogations nerveuses. Il n'avait ni légiti<strong>me</strong>, ni régulière, ni occasionnelle dans sa vie. Ce<br />

type était un modèle de vertu, respectueux de son veuvage.<br />

Elle secoua sa crinière blonde, manifestant son refus de se résigner. La houppette vacilla de<br />

part et d'autre de sa tête, puis revint en place, grâce à l'abondant spray fixant la maintenant au<br />

som<strong>me</strong>t de sa for<strong>me</strong>. Il fallait se concentrer sur les lieux. Elle ferma les yeux et le froid glacial,<br />

mortel l'envahit aussitôt. Une vision cauchemardesque lui soutira un haut-le-cœur. C'en était<br />

assez ! Elle dînait dans un lieu de rêve, elle ne devait pas être malade. Elle abandonna la<br />

périlleuse recherche avec l'inti<strong>me</strong> conviction que le restaurant "Le brochet" constituait le<br />

point de départ de son enquête. Ces lieux sonnaient… faux ! Elle n'était pas dans son assiette<br />

(Note de l'auteur : cette remarque judicieuse, incongrue dans un restaurant, m'a été soufflée<br />

par un <strong>me</strong>mbre de l'éducation nationale, un professeur d'amour ayant décidé de m'enseigner<br />

les rudi<strong>me</strong>nts des bonnes manières) !<br />

Lorsque le som<strong>me</strong>lier parut, elle se laissa guider par sa voix douce et posée, sa poésie, sa<br />

prodigalité adjective et verbeuse, sa bonhomie. Il lui conseilla le château Poujeaux 1995, un<br />

Moulis, l'un des rares Bordeaux non assommants, un breuvage typique<strong>me</strong>nt féminin. Un<br />

choix judicieux. Fervente de Champagne, elle ne résista pas à une ou deux "coupettes" de<br />

Bollinger, marque préférée du célèbre Ja<strong>me</strong>s Bond, en guise d'apéritif. Elle s'abandonna<br />

rapide<strong>me</strong>nt à l'ivresse des bulles, à la finesse des <strong>me</strong>ts et à la sollicitude du personnel.<br />

33


34<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

* *<br />

*<br />

« Ploc ! » Firent les trois cachets d'aspirine en plongeant dans le verre d'eau. Aussitôt, le<br />

dioxyde de carbone se dégagea et stagna dans l'atmosphère, concourant à renforcer l'effet de<br />

serre (Note de l'auteur : j'étale la science de mon professeur de chimie préféré !). Un geste<br />

nécessaire après les agapes auxquelles elle s'était livrée la veille. Excès fort délicieux mais<br />

quasi<strong>me</strong>nt inutiles car elle n'avait pas pu rencontrer Pierre Gagnant.<br />

La sonnerie discrète du téléphone lui arracha une douleur supplé<strong>me</strong>ntaire. Quel importun se<br />

per<strong>me</strong>ttait de la déranger à sept heures du matin ? Une mauvaise nouvelle. Elle le pressentit<br />

immédiate<strong>me</strong>nt. Elle traversa la pièce à la vitesse de l'éclair, oubliant le mal au crâne.<br />

- Allo !<br />

- Miss Sarbacane ? <strong>Je</strong> te réveille ?<br />

- Non, Yann ! Que se passe-t-il ?<br />

- On vient de <strong>me</strong> communiquer une nouvelle très surprenante. Elle apporte de l'eau à notre<br />

moulin.<br />

- Vas-y ! <strong>Je</strong> suis prête à apprendre un nouveau décès dans l'affaire des congélateurs de Rungis.<br />

- Zut ! Tu n'es pas drôle ! Si je ne te savais pas voyante, je dirais que tu es responsable de<br />

cette mort !<br />

- Amusant ! Qui est le malheureux élu, cette fois ?<br />

- Joël Le Bûcheron. Toujours à Rungis.<br />

- Une visite des lieux s'impose, non ?<br />

- Et com<strong>me</strong>nt !<br />

- Par contre, cette mort diffère des autres.<br />

- Ah bon ? Un détail m'aura échappé, je pense ! Il s'agit bien d'un grand cuisinier ?<br />

- Le plus grand, à mon sens. Seule<strong>me</strong>nt, il avait pris sa retraite. Il n'exerçait qu'à la télévision.<br />

Il ne possédait plus de restaurant et ne figurait donc pas dans les guides. Cela <strong>me</strong>t à mal<br />

l'hypothèse selon laquelle un inspecteur chercherait à se venger. A moins que cette mort soit<br />

destinée à brouiller les pistes.<br />

- Cette mort apporte surtout la preuve que tu as raison : il y a un tueur en série rôdant à<br />

Rungis. Il est méthodique et rituel. Les collègues sur place ont pensé à m'appeler car ils ont<br />

trouvé cette mise en scène curieuse et les habitués ont suggéré l'idée de "fantô<strong>me</strong>". D'où la<br />

récupération immédiate de l'affaire.<br />

- C'est officiel ?<br />

- C'est officiel !<br />

- Tu as parlé de rituel : tu leur as demandé si la victi<strong>me</strong> avait un tatouage ?<br />

- Cela a été ma première question ! Tu as du flair, du génie, miss Sarbacane ! Pour le<br />

<strong>me</strong>urtrier, que vois-tu ?<br />

- Rien ! Ma vision concernant le sujet, invariable, est à vomir. La soutenir est de plus en plus<br />

difficile. Il va falloir procéder de manière plus classique, sans faire appel directe<strong>me</strong>nt à <strong>me</strong>s<br />

dons.<br />

- <strong>Je</strong> vois ! Et ton cuisinier, hier soir ? Tu l'as prévenu ?<br />

- Il n'était pas en cuisine. Il était absent.


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

- En voyage ?<br />

- <strong>Je</strong> l'ignore. <strong>Je</strong> n'ai pas insisté, pour ne pas éveiller les soupçons. J'ai été impressionnée par<br />

les lieux mais… à plusieurs titres… Un malaise se dégage de l'endroit. Renseigne-toi sur<br />

Pierre Gagnant, en douce. Il y a quelque chose… <strong>Je</strong> ne sais pas…<br />

- <strong>Je</strong> fais confiance à ton cinquiè<strong>me</strong> œil !<br />

- Cinquiè<strong>me</strong> œil ? <strong>Je</strong> n'en ai que deux !<br />

- Deux si bleus qu'ils en valent bien quatre ! Trêve de plaisanterie ! <strong>Je</strong> pilonne ton interphone<br />

dans un quart d'heure et je t'embarque à Rungis pour fouiner. Cela te branche ?<br />

- Oui et la réponse à la question qui va suivre est : non.<br />

- La question ? Quelle question ?<br />

- Si cette affaire compte pour les quotas ! Elle ne compte pas puisque je te l'amène sur un<br />

plateau. Tu conserves tes trois histoires non résolues à <strong>me</strong> sou<strong>me</strong>ttre avant le 31 décembre.<br />

- Parfois, je <strong>me</strong> demande à quoi ça <strong>me</strong> sert de parler. Tu fais les questions et les réponses !<br />

- Pas toujours ! Allez ! A tout à l'heure ! Acheva-t-elle d'une voix songeuse, ne sachant que<br />

penser de l'attitude d'un certain P.D.G. des Pompes Noulair.<br />

L'aspirine déversée dans son gosier, l'ex-pharmacienne sauta hors de son pyjama (scène<br />

censurée pour l'adaptation cinématographique), plongea dans la baignoire préalable<strong>me</strong>nt<br />

remplie d'un liquide rouillé (supposé être potable), s'enroula dans un drap de bain<br />

fraîche<strong>me</strong>nt issu de l'armoire à linge, se sécha à la va vite et s'inséra dans des vête<strong>me</strong>nts<br />

adaptés à la situation, à savoir : un jean, des baskets, un tee-shirt vantant les mérites d'une<br />

marque automobile allemande signifiant "voiture du peuple". Dans un sac en toile, elle fourra<br />

l'habituel nécessaire à enquête : crayons, bloc note, téléphone, palette graphique, Vidal, loupe,<br />

caméscope numérique et elle enfila une broche appareil photo sur son blouson, un gadget<br />

miniature fourni par son affable et délicieux Ali Gator. Juste au cas où les lieux seraient<br />

interdits aux engins à pellicule de tous poils !<br />

Elle était parée pour sa nouvelle aventure !<br />

* *<br />

*<br />

Selon les propos du « Parisien Libéré », une série de <strong>me</strong>urtres venait de prendre fin grâce au<br />

flair et aux dons de la plus célèbre détective de France et des alentours (soit un bon quart de<br />

la Galaxie). En effet, miss Sarbacane avait prouvé qu'un lien existait entre les décès de Guy<br />

Isère, Georges Noir et Joël Le Bûcheron. L'apparente cause naturelle de leur mort, bien<br />

qu'inhabituelle, avait volé en éclats dès que l'enquêtrice avait concentré ses visions sur le<br />

sujet. Qui se cachait derrière ces <strong>me</strong>urtres ? L'ignorance perdurait mais, après les révélations à<br />

la presse, la mise en place d'un dispositif policier dissuaderait pour toujours le serial killer de<br />

com<strong>me</strong>ttre de nouveaux cri<strong>me</strong>s dans les chambres froides du plus gros marché de France.<br />

Capturer l'assassin ne demanderait pas des lustres, on faisait confiance à miss Sarbacane. Par<br />

contre, il n'aurait plus l'audace de frapper, sachant les lieux étroite<strong>me</strong>nt surveillés, craignant<br />

les révélations de la jeune fem<strong>me</strong>. Qu'il se le dise, il était coincé !<br />

Le lecteur reposa le journal sur la vieille table en formica jaunâtre. Il jubilait. La psychose<br />

s'emparait des grands noms de la cuisine, ils s'entouraient de gardes du corps, s'armaient de<br />

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36<br />

ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

gilets pare-balles, de doudounes épaisses, craignant de remplacer leurs sorbets au fond d'un<br />

anony<strong>me</strong> congélateur, évitaient Rungis et ses abords com<strong>me</strong> la peste, préférant pour un<br />

temps les petits marchés locaux.<br />

Ces crétins n'avaient qu'à bien se tenir, ils n'avaient qu'à se réfugier près de leurs fourneaux,<br />

au chaud, nouveaux symboles illusoires d'une sécurité retrouvée.<br />

- Cherche, Alexa ! Cherche bien partout ! Si tu <strong>me</strong> trouves, tu auras mérité ta victoire. Si tu ne<br />

<strong>me</strong> trouves pas, j'aurai prouvé que tu ne peux pas <strong>me</strong> voir. <strong>Je</strong> pourrai <strong>me</strong> <strong>livre</strong>r au <strong>me</strong>urtre, à<br />

la destruction de <strong>me</strong>s ennemis. Ils agoniseront lente<strong>me</strong>nt, payant leurs cri<strong>me</strong>s au centuple. <strong>Je</strong><br />

te garderai pour la bonne bouche, chère tête blonde ! Tu paieras pour avoir osé te <strong>me</strong>ttre en<br />

travers de ma route !<br />

D'un geste rageur, il déchiqueta le quotidien en mille morceaux, n'épargnant que l'article<br />

accompagnant la photographie d'Alexa Sarbacane. Avec un luxe de précautions et de minutie,<br />

tranchant radicale<strong>me</strong>nt avec la folie qui s'était emparée de lui lorsqu'il avait saccagé la feuille<br />

de chou, il épingla la coupure de presse sur le mur humide et gorgé de salpêtre de la cave où<br />

il vivait reclus. Il recula lente<strong>me</strong>nt, contemplant peu à peu l'ensemble obtenu, com<strong>me</strong> un<br />

sculpteur ou un peintre agissant de mê<strong>me</strong> pour juger son œuvre. Désormais, quelques<br />

dizaines de feuilles jaunies, flétries, ornaient un pan de la cave. Toute l'histoire d'Alexa<br />

Sarbacane, du début à la fin (Note de l'auteur : les futurs épisodes en moins, quand mê<strong>me</strong> !).<br />

Sur le côté, sur une vieille table en chêne rongée par les termites, il avait soigneuse<strong>me</strong>nt<br />

empilé tous les bouquins consacrés à la détective. La bibliographie complète, l'analyse de<br />

policiers, de romanciers, de publicitaires, de psychiatres (!), de voyants et de politiques (Un<br />

épais volu<strong>me</strong>, signé par Romain Latin, jeune député européen relatait l'extraordinaire<br />

sauvetage d'un avion présidentiel par miss Sarbacane). D'un autre côté, remplissant les<br />

rayonnages d'un antique vaisselier, le <strong>me</strong>rchandising naissant, consacré à la détective,<br />

témoignait de sa popularité grandissante. Des poupées Alexa avaient fait leur apparition chez<br />

Mattel, le spécialiste du jouet. Les tenues sortaient à un ryth<strong>me</strong> effréné, l'attirail de la parfaite<br />

détective était fourni en supplé<strong>me</strong>nt moyennant des espèces sonnantes et trébuchantes et on<br />

trouvait mê<strong>me</strong> un faux Vidal de quelques pages où apparaissaient des fausses visions plus<br />

vraies que nature grâce à l'énergie fournie par quatre piles électriques !<br />

Le salon de l'automobile de Francfort approchait à grands pas et il se murmurait, dans les<br />

milieux autorisés (Note de l'auteur : réécouter le sketch de Coluche pour savoir ce que sont<br />

les milieux autorisés ! Vous n'y êtes pas et moi non plus !), que Volkswagen préparait la New<br />

Beetle décapotable série limitée "Alexa Sarbacane", en livrée rouge exclusive<strong>me</strong>nt, avec un<br />

moteur deux litres épaulé par un turbo pour la circonstance, pour jouer les tornades blondes.<br />

L'autoradio serait de style rétro, forcé<strong>me</strong>nt. Par contre, l'injection électronique empêcherait<br />

les démarrages capricieux ; il serait donc inutile de <strong>me</strong>ttre les bougies à l'abri dès que le temps<br />

serait incertain.<br />

Tout était là. Rien ne manquait à la plus fabuleuse collection sur la détective. Rien. Ou<br />

presque. Il ne manquait que la détective en personne.<br />

- Bientôt, chère Alexa ! Nous nous reverrons bientôt !


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

L'ombre quitta la cave sordide, le repaire de ses cauchemars les plus sombres. D'un pas<br />

décidé, elle se faufila dans la nuit, évitant les ronds de lumière projetés au sol par les<br />

lampadaires. Prête à com<strong>me</strong>ttre un nouveau forfait sans qu'on puisse l'arrêter, la saisir. Tel un<br />

fantô<strong>me</strong>…<br />

* *<br />

*<br />

L'interrogatoire des familles Noir, Isère et Le Bûcheron n'avait pas épaissi le dossier des<br />

chambres froides. Le tatouage était le dénominateur commun : la lettre "E", écrite en<br />

majuscules, dans un ovale. Décrit avec précision par plusieurs témoins, par la famille des<br />

victi<strong>me</strong>s, le symbole avait fait l'objet de recherches acharnées de la part de Yann Delaunay.<br />

L'inspecteur entendait boucler cette affaire au plus vite afin de faire cesser la psychose<br />

régnant à Rungis et surtout, afin de lever le coûteux dispositif policier assurant la sécurité<br />

avant que les caisses du ministère de l'intérieur ne soient vidées.<br />

Puisque le <strong>me</strong>urtrier avait eu l'intelligence d'atteindre sa dernière cible, Joël Le Bûcheron, par<br />

le grand froid, cette dernière se trouvait donc dans un exceptionnel état de conservation.<br />

Idéal pour étudier ! Des prélève<strong>me</strong>nts sanguins n'avaient pas révélé de poisons ou de<br />

produits à effet somnifère. Joël avait donc pénétré dans la chambre froide de sa propre<br />

volonté, avant de périr. Le mécanis<strong>me</strong>, pourtant pourvu de sécurité, s'était inexplicable<strong>me</strong>nt<br />

bloqué. Le cuisinier avait été surgelé en quelques minutes. Puis, aussi mystérieuse<strong>me</strong>nt, la<br />

chambre froide s'était débloquée.<br />

Yann Delaunay, à la demande insistante de miss Sarbacane, avait obtenu que l'autopsie soit<br />

intégrale<strong>me</strong>nt filmée par des caméras de surveillance. Ces dernières avaient poursuivi<br />

l'enregistre<strong>me</strong>nt durant la nuit.<br />

Yann et Alexa visionnaient la bande magnétique, gravée quelques heures auparavant. Ils<br />

étaient incapables d'expliquer rationnelle<strong>me</strong>nt le phénomène capté par l'œil électronique.<br />

- Tu vois ce que je vois, Alexa ? Santini a beau dire qu'il y a une explication à tout, que les<br />

fantô<strong>me</strong>s n'existent pas, j'ai du mal à m'expliquer ce que je vois !<br />

- En effet ! Cette bru<strong>me</strong> noire apparaît sur l'écran, enveloppe le corps du cuisinier et s'en va,<br />

une fois son forfait accompli.<br />

- Des ru<strong>me</strong>urs faisaient état d'un fantô<strong>me</strong>, nous en avons la preuve. Il tue Le Bûcheron, le<br />

marque de son sceau et revient effacer la marque à la morgue ! Un fantô<strong>me</strong> !<br />

- Pas n'importe lequel ! Cette lettre est l'emblè<strong>me</strong> du grand Auguste Escoffier, le cuisinier qui<br />

réinventa la cuisine française de la fin du 19 è<strong>me</strong> siècle au début du 20 è<strong>me</strong>, établit les règles du<br />

classicis<strong>me</strong>, réalisa deux ouvrages de référence, produisit dix mille recettes et régna en maître<br />

sur toute la profession durant de longues années. Il tue des supporters de la cuisine moderne,<br />

des novateurs, des païens, à ses yeux. Il les marque et revient effacer les traces de son forfait.<br />

Cela explique les blocages inouïs des chambres froides. Il frappe dans un lieu mythique,<br />

Rungis. La cathédrale de la nourriture, l'empire de la bouffe, le poumon économique du<br />

marché des fruits, légu<strong>me</strong>s, viandes et poissons. Un symbole !<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

- Que faire contre un fantô<strong>me</strong> ?<br />

- Se battre ! <strong>Je</strong> saurai le débusquer et un exorciste fera le reste ! <strong>Je</strong> m'en charge ! Affirma la<br />

détective en prenant congés de son ami.<br />

Un simple coup de fil au diocèse lui fournirait le renseigne<strong>me</strong>nt souhaité : les coordonnées<br />

d'un prêtre exorciste. Depuis plusieurs années, leur nombre ne cessait de grossir. Retour en<br />

force de Satan, mode passagère ou aveu d'impuissance de la médecine traditionnelle et<br />

psychiatrique face à des cas inexpliqués ? Les appels à l'aide pour évacuer le Mal se<br />

multipliaient ; les possédés, les envoûtés se découvraient chaque jour à la pelle. Alors,<br />

pourquoi pas un fantô<strong>me</strong> <strong>me</strong>urtrier ? Après tout, ce n'était pas la première fois ! Elle gardait<br />

en mémoire l'affaire Franklin – Morgan (Voir "Emmuré vivant") où la défunte victi<strong>me</strong> était<br />

revenue se venger d'un père incestueux et violeur.<br />

Toutefois, elle ne s'expliquait pas pourquoi le fantô<strong>me</strong> ne s'en prenait qu'à des grands noms<br />

de la cuisine. Diable ! Les guides regorgeaient de cuisiniers révolutionnaires n'ayant pas<br />

atteint les notes maximales. Pourquoi unique<strong>me</strong>nt des trois étoiles ou des 19 sur 20 ? Le<br />

fantô<strong>me</strong> lisait-il les guides ? A d'autres ! Certes, le fait que les <strong>me</strong>urtres aient tous lieu à<br />

Rungis, accréditait la thèse du spectre hantant un endroit spécifique. Un truc clochait sans<br />

qu'elle soit en <strong>me</strong>sure d'expliquer quoi. Pourquoi le fantô<strong>me</strong> d'Auguste Escoffier avait-il<br />

choisi d'attendre aussi longtemps avant de frapper ? Pourquoi choisissait-il une chambre<br />

froide ? Pourquoi marquait-il ses victi<strong>me</strong>s avant d'effacer les traces de son forfait ? Com<strong>me</strong>nt<br />

attirait-il les cuisiniers dans les chambres froides ? Rien n'était simple.<br />

Afin de se détendre et mieux se concentrer ultérieure<strong>me</strong>nt, Alexa connecta sa tablette<br />

graphique au téléphone portable. Elle appela son fournisseur d'accès à Internet afin de<br />

charger d'éventuels <strong>me</strong>ssages.<br />

"Si seule<strong>me</strong>nt Marco m'écrivait… Un poè<strong>me</strong> brûlant d'amour…" songea-t-elle en secret.<br />

Son cœur fit un bond (Note de l'auteur : en général, on bondit grâce aux jambes et aux pieds !<br />

<strong>Je</strong> n'y peux rien si les expressions françaises sont curieuses !). La boîte de réception indiquait<br />

la présence d'un <strong>me</strong>ssage. Elle fit jouer son stylet de plastique sur l'emplace<strong>me</strong>nt souligné. Sa<br />

déception fut totale. Il n'émanait pas de monsieur Marco Roni di Mozzarella.<br />

La curiosité et l'interrogation prirent le relais. La zone "De", désignant habituelle<strong>me</strong>nt<br />

l'é<strong>me</strong>tteur du <strong>me</strong>ssage, de<strong>me</strong>urait vide. Il n'y avait pas de titre. Seuls quelques mots<br />

laconiques se perdaient dans le carré réservé au texte : "Un exorciste ne changera rien. <strong>Je</strong><br />

frapperai quand je le souhaiterai !"<br />

"Le <strong>me</strong>urtrier ?" Se demanda-t-elle. "Un plaisantin ? Possible ! Toute la presse a relaté<br />

l'affaire. La France entière sait que je m'occupe du cas. Non… Il a parlé d'exorciste ! <strong>Je</strong> ne l'ai<br />

évoqué qu'avec Yann, à l'instant ! Ma ligne téléphonique est surveillée ! Le <strong>me</strong>urtrier dispose<br />

d'un scanner sophistiqué et possède de solides connaissances informatiques. Suffisantes pour<br />

m'envoyer un <strong>me</strong>ssage en restant totale<strong>me</strong>nt inconnu ! Qui peut le faire ? Démétrios ?<br />

Non… <strong>Je</strong> sais qu'il <strong>me</strong> déteste profondé<strong>me</strong>nt mais pas au point de m'espionner, de tuer des<br />

personnes étrangères, selon une méthode rigoureuse, non… Reste la thèse d'un plaisantin<br />

futé vivant dans le quartier et m'espionnant. Pourquoi pas ? Ce n'est certaine<strong>me</strong>nt pas l'œuvre


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

du fantô<strong>me</strong>. Il n'a pas Internet, quand mê<strong>me</strong> ! Ah ! Quel bazar, cette affaire ! <strong>Je</strong> tenterais bien<br />

une séance de voyance mais je crains de n'obtenir que la mê<strong>me</strong> et unique vision<br />

cauchemardesque du musée des cuisiniers congelés… Com<strong>me</strong>nt faire ?"<br />

Elle devait procéder avec logique, reposer chaque élé<strong>me</strong>nt du puzzle à plat sur une table et<br />

tenter d'assembler les pièces. Sans ses dons de voyance, elle ramait com<strong>me</strong> un simple<br />

détective. Elle ne les avait pas perdus mais ils ne lui étaient d'aucune utilité. Il fallait changer<br />

de tactique. A Kourou, face au mutis<strong>me</strong> de sa clairvoyance, face aux capacités de blocage<br />

déployées par le gourou, elle avait exploré l'â<strong>me</strong> de chaque suspect potentiel, avec méthode.<br />

Le nombre restreint de têtes aptes à saboter la navette avait permis la réalisation d'un sondage<br />

systématique. Quelle différence y avait-il avec le cas présent ? Convoquer une vingtaine ou<br />

une trentaine de cuisiniers représentant l'ensemble des trois étoiles ou des 19 sur 20 était une<br />

opération envisageable. Elle répondrait au mobile "jalousie d'un confrère". Rencontrer les<br />

inspecteurs des guides rouges et jaunes était égale<strong>me</strong>nt réalisable. Cette action lui servirait à<br />

déterminer si l'un des inspecteurs se vengeait d'un repas mal digéré. Ensuite, elle devrait<br />

sonder Rungis, un matin, en pleine activité, chercher la noirceur des auras, traquer le malade<br />

qui sévissait éventuelle<strong>me</strong>nt sur les lieux : un charcutier, un boucher, un grossiste en fruits,<br />

légu<strong>me</strong>s ou poissons, lâché par les grands de la cuisine, décidé à les éliminer un par un. Bref,<br />

il fallait chercher qui désirait se venger. Car la vengeance lui apparaissait de plus en plus<br />

com<strong>me</strong> l'unique mobile de ces <strong>me</strong>urtres curieux. Miss Sarbacane avait du pain sur la planche !<br />

(Note de l'auteur : je vous avertirai lorsque j'en aurai fini avec tous les jeux de mots sur la<br />

nourriture !)<br />

* *<br />

*<br />

En entrant dans la pièce grise à peine éclairée par un néon usé, Alexa éprouva un malaise. Ce<br />

désagré<strong>me</strong>nt n'était pas causé par le côté sinistre du bureau mais par la présence d'un hom<strong>me</strong>,<br />

un seul. Les cheveux en bataille, les poches sous les yeux avaient consommé l'énergie qui,<br />

d'ordinaire, se dégageait de sa personne. Il avait été cueilli au pied de sa résidence vers huit<br />

heures du matin alors qu'il rentrait d'un lieu inconnu. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit et<br />

cette insomnie forcée ou volontaire durait déjà depuis plusieurs jours, étant donné son état de<br />

fatigue extrê<strong>me</strong>.<br />

Miss Sarbacane avait pris place sur une chaise, en retrait. Yann fit une brusque irruption, une<br />

chemise cartonnée noire à la main. Elle n'avait jamais eu l'occasion de le voir <strong>me</strong>ner un<br />

interrogatoire ; en quelque sorte, la séance du jour tenait de première. Pour une fois,<br />

l'inspecteur l'avait devancée. Il avait convoqué Pierre Gagnant, manu militari, suite à un appel<br />

anony<strong>me</strong> l'avertissant que le célèbre cuisinier disparaissait régulière<strong>me</strong>nt la nuit. Or, les<br />

<strong>me</strong>urtres avaient tous eu lieu la nuit ou au petit matin. De plus, l'exa<strong>me</strong>n de la comptabilité<br />

de monsieur Gagnant avait appris à l'inspecteur que le restaurant "Le brochet" connaissait de<br />

sérieuses difficultés financières. La trésorerie était au plus bas.<br />

Yann traînait la tronche d'un <strong>me</strong>c de mauvaise hu<strong>me</strong>ur. Alexa ne s'y fiait pas ; son ami<br />

pouvait jouer la comédie, cela faisait partie du métier. D'un geste maussade, il balança la<br />

chemise cartonnée sur la table.<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

- Eh bien ! Com<strong>me</strong>nça-t-il. La situation du restaurant n'est pas brillante ! J'ai passé les<br />

comptes du "Brochet" à la moulinette, notre expert comptable s'y est mis et le verdict est le<br />

mê<strong>me</strong> ! Dans quelques semaines, il va y avoir une belle faillite !<br />

- La situation est passagère, il faut du temps pour s'imposer à Paris. Ce n'est pas un cri<strong>me</strong> de<br />

com<strong>me</strong>ncer par une période déficitaire, que je sache ! Rétorqua le cuisinier.<br />

- C'est vrai ! Ce n'est pas un cri<strong>me</strong> ! Seule<strong>me</strong>nt, avec 18 sur 20 au guide jaune, vous restez en<br />

retrait, derrière le peloton de tête. Alors, si quelques concurrents finissaient malheureuse<strong>me</strong>nt<br />

au frigo, les inspecteurs du guide jaune pourraient bien vous intégrer dans le cercle restreint<br />

des 19 sur 20. Vos tarifs seraient justifiés et la salle se remplirait. Mademoiselle Sarbacane, ici<br />

présente, peut en témoigner. Elle a déjeuné chez vous la semaine dernière ; seule une dizaine<br />

de convives l'accompagnait. C'est peu. C'est insuffisant pour maintenir le bateau à flots.<br />

- <strong>Je</strong> ne suis pas un assassin ! <strong>Je</strong> respecte <strong>me</strong>s confrères et si je perds cette nouvelle bataille, ce<br />

sera dû au jeu légal et loyal de la concurrence !<br />

- <strong>Je</strong> veux bien vous croire mais… vous n'étiez pas à votre restaurant dans la soirée de<br />

vendredi 11 mai, ni dans celle du lundi 14 mai. Malheureuse<strong>me</strong>nt pour vous, ces deux dates<br />

coïncident avec les décès de Guy Isère et de Joël Le Bûcheron. <strong>Je</strong> parierais ma chemise que<br />

vous n'avez pas d'alibi. Où vous trouviez-vous ces jours-là ?<br />

- Chez moi.<br />

- Tiens ! Qu'est-ce que je disais ? Chez lui ! Com<strong>me</strong>nta Yann en se tournant vers Alexa.<br />

Il lui fit un signe de tête signifiant : <strong>me</strong>nt-il ?<br />

La jeune fem<strong>me</strong> voyait que l'aura du cuisinier, gris foncé en pénétrant dans les lieux, avait<br />

viré au noir ébène ou corbeau, plus noir que noir. Il <strong>me</strong>ntait, elle en était sûre. Effronté<strong>me</strong>nt !<br />

Un détecteur de <strong>me</strong>nsonges aurait fait exploser ses composants pour moins que cela.<br />

- Mon petit doigt <strong>me</strong> dit que vous nous racontez des sornettes.<br />

- Vous n'avez aucun droit de m'interroger ! Vous <strong>me</strong> retenez en toute illégalité et vous n'avez<br />

pas prévenu mon avocat !<br />

- Erreur ! Il va venir, le grand <strong>me</strong>nteur de service ! Hélas, vous avez un magnifique mobile et<br />

pas d'alibi ! De plus, je sais, nous savons que vous <strong>me</strong>ntez.<br />

- <strong>Je</strong> n'ignore pas les dons de mademoiselle Sarbacane mais, devant un jury, cela ne vaut rien.<br />

N'importe quel cuisinier peut avoir le mobile que vous m'attribuez et des milliers de Français<br />

se trouvaient chez eux, sans témoin, aux heures du <strong>me</strong>urtre. Vous n'avez rien contre moi !<br />

- Des milliers de Français ? Exact ! Mais les cuisiniers étaient au travail… Sauf un…<br />

- Et alors ? De toutes les manières, je suis sûr que vous ignorez la véritable heure de la mort<br />

de Guy Isère et Joël Le Bûcheron ! Cela peut être vingt heures ou deux heures du matin ! A<br />

deux heures, tous les cuisiniers n'étaient pas aux fourneaux.<br />

Le policier et la détective durent convenir qu'ils étaient incapables de préciser l'heure des<br />

décès. La congélation avait faussé les données sur lesquelles les médecins légistes se basaient<br />

d'ordinaire pour fournir ce genre de renseigne<strong>me</strong>nt.


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

- En plus, il paraît que le coup vient d'un fantô<strong>me</strong>. On parle d'Escoffier revenant abattre les<br />

défenseurs de la cuisine moderne, de tatouages apparaissant et disparaissant com<strong>me</strong> par<br />

enchante<strong>me</strong>nt.<br />

- Vous croyez sincère<strong>me</strong>nt aux fantô<strong>me</strong>s, vous ?<br />

- Moi ? Pourquoi pas ? Elle y croit bien, elle ! Fit-il en désignant miss Sarbacane. C'est son<br />

pain quotidien !<br />

L'intéressée nota un change<strong>me</strong>nt supplé<strong>me</strong>ntaire dans l'aura de Pierre Gagnant : il <strong>me</strong>ntait en<br />

prétendant croire aux spectres. Par contre, quand il avait affirmé ne pas être un assassin, elle<br />

n'avait pas perçu de modification franche. L'aura avait légère<strong>me</strong>nt foncé, com<strong>me</strong> si… C'était<br />

flou.<br />

Elle adressa un signe à Yann et ce dernier s'approcha en murmurant :<br />

- Qu'y a-t-il ? Il faut faire rapide, son baveux va se pointer d'une minute à l'autre !<br />

- Son baveux ?<br />

- Son avocat ! <strong>Je</strong> n'ai rien de concret, je ne pourrai mê<strong>me</strong> pas le <strong>me</strong>ttre en garde à vue.<br />

- Demande-lui s'il a tué ou non. Insiste bien ! L'aura est imprécise.<br />

- OK ! Fit-il en se retournant vers le futur condamné à la peine capitale (Note de l'auteur : le<br />

simple fait qu'un flic <strong>me</strong> demande l'heure, <strong>me</strong> laisse croire qu'il va <strong>me</strong> boucler ! J'ai une<br />

trouille bleue de l'unifor<strong>me</strong> bleu et je dis qu'on devrait interdire aux breaks bleu marine de se<br />

garer sur le bord de la chaussée ! Non mais !). Vous allez répondre simple<strong>me</strong>nt à cette<br />

question : avez-vous tué Guy Isère, Joël Le Bûcheron ou Georges Noir ?<br />

- Aucun d'eux ! <strong>Je</strong> ne suis pas un assassin !<br />

Une fois de plus, miss Sarbacane avait éprouvé une sensation d'imprécision dans le coloris de<br />

l'aura. Ce cuisinier possédait peut-être une capacité médiumnique embryonnaire. Elle fit la<br />

moue, ce que nota Yann. Dans la seconde qui suivit, un hom<strong>me</strong> au visage rond encadré par<br />

une abondante chevelure argentée, fit irruption dans la pièce. D'un air hautain, il toisa<br />

l'inspecteur Delaunay et lui débita sur un ton académique :<br />

- Maître Servier ! <strong>Je</strong> suis l'avocat de monsieur Gagnant. <strong>Je</strong> tiens à protester pour cette<br />

arrestation arbitraire. Libérez mon client immédiate<strong>me</strong>nt sinon, je dépose une plainte !<br />

- Allons, maître ! Pas de déclaration à l'emporte-pièce ! Réservez-les pour le tribunal ! Nous<br />

échangions genti<strong>me</strong>nt nos recettes de cuisine, nos petits secrets. Rien de bien méchant.<br />

D'ailleurs, nous en avions terminé. N'est-ce pas, monsieur Gagnant ?<br />

- <strong>Je</strong> suppose que oui, fit ce dernier trop heureux de s'en tirer à si bon compte.<br />

Il emboîta le pas de son avocat sans demander son reste. Il eut un dernier regard pour miss<br />

Sarbacane, croisant le bleu turquoise de ses yeux. Il sut aussitôt que la jeune fem<strong>me</strong> ne l'avait<br />

pas crû et qu'elle ne le lâcherait pas facile<strong>me</strong>nt. Com<strong>me</strong>nt diable fonctionnait-elle ? Com<strong>me</strong>nt<br />

lisait-elle dans l'â<strong>me</strong> ? Le faisait-elle réelle<strong>me</strong>nt ? Après tout, si Pierre Gagnant ne disait pas la<br />

vérité, n'avait-elle pas le pouvoir de la rétablir ? Il sut qu'il la reverrait bientôt. Elle le savait<br />

égale<strong>me</strong>nt.<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

* *<br />

*<br />

Tôt ce matin, Yann et Alexa avaient arpenté les innombrables allées de Rungis, avec une<br />

prédilection pour les emplace<strong>me</strong>nts réservés aux spécialistes de la boucherie, près des lieux<br />

des <strong>me</strong>urtres. Pilotés par l'un des responsables de Rungis, section boucherie et charcuterie,<br />

Marceau Six, ils avaient relevé un ou deux détails d'importance.<br />

D'abord, le théâtre des dra<strong>me</strong>s avait été différent à chaque <strong>me</strong>urtre. Cependant, l'installateur<br />

et le modèle de chambre froide étaient identiques. Cela signifiait que le <strong>me</strong>urtrier avait réussi<br />

à trouver une faille dans la sécurité des portes et qu'il ne s'embarrassait pas de recherches<br />

longues et fastidieuses pour découvrir les défauts des autres modèles de chambres froides. Sa<br />

méthode d'assassinat était donc vouée à l'échec puisque le policier et la détective, en<br />

possession de cette information, avaient réduit le dispositif policier en place à Rungis pour le<br />

concentrer sur les chambres offrant la configuration recherchée par l'assassin. Quoi qu'il<br />

fasse, il devrait le faire au nez et à la barbe des autorités.<br />

Ensuite, l'hypothèse des grossistes jaloux, assoiffés de vengeance, s'était écroulée com<strong>me</strong> un<br />

château de cartes. Pas un ne manquait à l'appel, selon Marceau Six, et miss Sarbacane avait<br />

scruté leurs auras au microscope surnaturel. Une palette variée de coloris lui était apparue<br />

mais pas de quoi fouetter un sado-maso (Note de l'auteur : la véritable expression, c'est : "pas<br />

de quoi fouetter un chat." Or, j'adore les chats, je ne vois pas pourquoi je les fouetterais. <strong>Je</strong><br />

n'ai<strong>me</strong> pas les sado-masos et ils adorent être fouettés ! Alors, changeons les expressions<br />

françaises inappropriées !) !<br />

Enfin, la chasse aux spectres visqueux, collants, vaporeux et autres fantô<strong>me</strong>s à ressort, avait<br />

fait chou blanc. Munie d'un détecteur électronique fourni par Ali Gator, ses sens en éveil, son<br />

don pour la perception des revenants positionné sur "Marche", Alexa avait quadrillé le<br />

secteur sans rencontrer d'esprits malfaisants. Les seuls esprits étaient les Lotus Esprit de<br />

quelques riches grossistes, le mauvais esprit de certains affirmant que les taux de TVA<br />

chuteraient bientôt de cinq points et l'esprit revanchard de céréaliers américains inondant<br />

enfin le marché de Rungis avec leurs saletés trans-géniques.<br />

L'enquête piétinait de plus belle. Pourtant, Alexa avait une intuition. Elle en fit part à son<br />

confrère :<br />

- Yann ! Tu as prévu quelque chose, ce soir ?<br />

- Toi, tu as une idée derrière la tête !<br />

- Oh ! Loin de moi toute idée coquine ! En ce mo<strong>me</strong>nt, c'est plutôt la panne sèche !<br />

- Le char<strong>me</strong> de miss Sarbacane ne fonctionnerait-il plus ? !<br />

- Eh ! Pas d'insulte, inspecteur à la gom<strong>me</strong> ! <strong>Je</strong> te propose une planque en bonne et due<br />

for<strong>me</strong>, voilà tout ! Avec dîner sur place. A Rungis, c'est bien le diable si nous n'arrivons pas à<br />

dégoter de quoi composer un sandwich acceptable !<br />

- C'est jouable ! Mais… pourquoi une planque ? Tu as une vision précise ?<br />

- Un pressenti<strong>me</strong>nt plutôt qu'une vision.


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

- Tu crois que notre suspect va oser bouger ce soir ?<br />

- Oui.<br />

- On le saura aussitôt. Thomas d'Aquin le suit com<strong>me</strong> son ombre. S'il moufte, il appelle dans<br />

les cinq secondes. Nous serons rapide<strong>me</strong>nt fixés. <strong>Je</strong> préviens Juliette que je ne rentre pas.<br />

- Com<strong>me</strong>nt cela se passe-t-il avec tes marmots ?<br />

- Génial ! Ils braillent, ils urinent quand tu changes la couche, ils mangent com<strong>me</strong> quatre et te<br />

renvoient la moitié sur ta veste, ils gesticulent ! <strong>Je</strong> te passe les détails !<br />

- Décrit de cette manière, c'est encourageant ! Tu veux que je devienne bonne sœur ?<br />

- Cela décevrait tes fans mais tu ne connaîtrais pas les joies de la maternité.<br />

- Il y en a ?<br />

- Oui. Le sourire des mô<strong>me</strong>s, leurs risettes si attendrissantes, le regard de leur mère qui te<br />

re<strong>me</strong>rcie par des lar<strong>me</strong>s de bonheur…<br />

- Ah… Remarque, bonne sœur, ce n'est pas mal non plus !<br />

Miss Sarbacane s'imagina en tenue noire et blanche. Triste. Pas de couleur ! Non ! L'horreur !<br />

Yann s'éloigna pour contacter sa tendre et douce fem<strong>me</strong>. Alexa l'envia brusque<strong>me</strong>nt. Elle<br />

aurait aimé avertir un être chéri, le prévenir, le rassurer. Un instant, elle fut prise par le désir<br />

de composer un certain numéro de téléphone. Elle fouilla dans son sac et, au mo<strong>me</strong>nt où elle<br />

s'apprêtait à taper sur les touches, un bip long sortit du boîtier. Le signal d'un <strong>me</strong>ssage sous<br />

for<strong>me</strong> de texte. Elle activa la fonction de lecture en enfonçant la touche marquée d'une<br />

enveloppe. Elle lut les mots suivants :<br />

"Trop tôt. Patiente encore. Signé : quelqu'un de très proche de toi !"<br />

Il la prévenait genti<strong>me</strong>nt de ne pas se hâter. Marco n'était pas prêt à subir ses assauts et son<br />

humour dévastateur. Soit ! Elle se consacrerait aux enquêtes tant que son auteur ne déciderait<br />

pas de lui attribuer un chevalier servant. Ce bougre lui avait ravi Stéphane au cours d'un<br />

départ vers l'espace digne de Kubrick, il lui refusait les faveurs de Marco. Satané écrivain !<br />

En désespoir de cause, elle activa sa tablette graphique et prit quelques notes sur sa longue<br />

journée. La nuit tombait peu à peu. Dans quelques heures, l'effervescence tomberait com<strong>me</strong><br />

un soufflé au fromage. Le cal<strong>me</strong> reviendrait. Le <strong>me</strong>urtrier montrerait peut-être son museau.<br />

* *<br />

*<br />

Le téléphone de Yann résonna dans tout le bâti<strong>me</strong>nt, l'écho propageant sa sonnerie stridente<br />

entre les étals vides. Il était près de minuit. Alexa tendit l'oreille et ne perçut que des "oui",<br />

"non" ponctués d'onomatopées. L'inspecteur raccrocha et lui lança tout de go :<br />

- Le poisson mord à l'ha<strong>me</strong>çon ! D'Aquin vient de m'avertir : la voiture de Pierre Gagnant est<br />

sortie en trombe de son garage et file droit vers nous. Le cuisinier devrait être ici dans une<br />

dizaine de minutes. Tout le monde en piste ! Ajouta-t-il à l'attention de six flics en tenue.<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

Les policiers prirent leurs positions, deux par deux, guettant auprès des trois chambres<br />

froides susceptibles de connaître un nouveau dra<strong>me</strong>. Alexa, tapie dans l'ombre près de son<br />

acolyte, se demanda qui serait le suivant sur la liste. Com<strong>me</strong>nt la tentative de <strong>me</strong>urtre, à<br />

transfor<strong>me</strong>r en flagrant délit, se déroulerait-elle ? Le <strong>me</strong>urtrier donnerait-il rendez-vous à sa<br />

victi<strong>me</strong> directe<strong>me</strong>nt sur les lieux ? Quel prétexte invoquerait-il ? Com<strong>me</strong>nt s'y prendrait-il<br />

pour le convaincre d'entrer dans la chambre alors que tous les grands chefs avaient été avertis<br />

du danger encouru en se rendant au marché de gros ? Elle brûlait d'impatience.<br />

Une réponse lui fut donnée lorsque l'inspecteur Delaunay reçut un autre appel.<br />

- Quoi ? Il s'est arrêté place d'Italie et il a chargé un hom<strong>me</strong>. Qui ? Tu n'as pas vu ses traits ?<br />

Dommage ! Et quoi ? Non ? Merde ! Tu crois qu'il est déjà mort ? Il ne bouge pas mais tu<br />

n'es pas certain qu'il soit mort ? Pourquoi ? Ah… Oui… Pas de lutte. Remarque, il a pu lui<br />

loger une balle dans le ventre, non ? Non… <strong>Je</strong> suis bête ! Il ne procède pas com<strong>me</strong> cela !<br />

Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? Un masque ? Quel masque ? <strong>Je</strong> veux dire : quel genre de<br />

masque ? Pour Carnaval ? Ah non ! Ah bon ? Oh ! Tu penses à la mê<strong>me</strong> chose que moi ?<br />

Oui ! D'accord et… Quoi ? Il s'est arrêté ? Que fait-il ? Eh bien, prends des ju<strong>me</strong>lles, bon<br />

sang ! Que fait-il ? Il colle un truc sur sa poitrine ? Tu ne vois pas… Ah ! Il reprend la route ?<br />

OK ! Attention à ne pas le coller de trop près ! OK !<br />

Yann se tourna vers Alexa et lui résuma la situation :<br />

- Il porte un masque respiratoire, le genre NBC de l'armée. J'imagine qu'il a endormi sa<br />

victi<strong>me</strong> avec un gaz. Il a procédé au tatouage. C'est un truc bien collé. Par contre, j'ignore<br />

com<strong>me</strong>nt il a réussi à l'enlever, à la morgue. Ce type n'est pas l'hom<strong>me</strong> que nous croyons<br />

connaître. C'est un vrai magicien, un chimiste sale<strong>me</strong>nt doué ! Bon ! <strong>Je</strong> passe mon portable<br />

en mode vibreur, par discrétion. Dans dix minutes, nous verrons monsieur Gagnant, j'en suis<br />

sûr !<br />

Puis, il activa son talkie walkie de policier et prévint ses collègues en poste :<br />

- Attention ! Notre oiseau arrive dans dix minutes. Silence radio. Pas d'intervention avant que<br />

je n'en donne l'ordre.<br />

La tension monta d'un cran et l'attention fit de mê<strong>me</strong>. Il ne s'agissait pas de rater le flagrant<br />

délit.<br />

* *<br />

*<br />

Deux ombres se découpèrent à une trentaine de mètres de là. Aplatis derrière des palettes<br />

entassées, Alexa et Yann attendaient de voir la suite des événe<strong>me</strong>nts. En fait de deux ombres,<br />

il s'agissait plutôt d'une en traînant une autre. Thomas d'Aquin avait donc vu juste !


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

L'inconnu lâcha sa prise quelques secondes, le temps de fouiller dans une poche de son<br />

pardessus. Il dévoila un objet long et rectangulaire dont il était impossible d'apprécier la<br />

fonction du point d'observation des policiers. Il parut tripoter l'appareil et le dirigea au-dessus<br />

de sa tête. La lourde porte de la chambre froide, pourtant verrouillée par les bouchers y<br />

stockant leurs carcasses, s'ébranla soudaine<strong>me</strong>nt. Muni de son fardeau, le mystérieux et glacial<br />

assassin s'engouffra dans la zone. Il fallait attendre qu'il ressorte. Il le fit au bout d'une dizaine<br />

de secondes. Procédant de la mê<strong>me</strong> manière qu'à l'ouverture, l'assassin referma la porte en se<br />

servant de son boîtier. Nul besoin de sortir de Maths Sup. (Note de l'auteur : Maternelle<br />

Supérieure) ou de HEC (Note de l'auteur : Haute Ecole Communale) pour deviner qu'il<br />

s'agissait d'une télécommande.<br />

Tout à coup, alors que l'inspecteur Delaunay s'apprêtait à hurler l'ordre d'assaut, l'ombre prit<br />

la poudre d'escampette. Il savait ! Il avait osé com<strong>me</strong>ttre son forfait en parfaite connaissance<br />

des risques encourus !<br />

- Police ! Cria Yann. Rendez-vous ! Vous êtes cernés !<br />

Il était un peu optimiste. Après tout, ils n'étaient que neuf.<br />

- Dubois, Colin ! Ouvrez-moi cette porte et sortez la victi<strong>me</strong> du frigo ! Vite !<br />

Yann s'élança à la poursuite du <strong>me</strong>urtrier. Il ne le laisserait pas s'éclipser sans agir. Ses<br />

collègues avaient emboîté le pas de l'inspecteur mais ce dernier disposait d'une exceptionnelle<br />

longueur de jambes accompagnée d'un souffle prodigieux. Il les distançait peu à peu, gagnant<br />

sur l'inconnu pourtant loin de se déplacer à la vitesse d'un escargot.<br />

Miss Sarbacane ne s'était pas mêlée à la course. Si le suspect était armé, elle ne tenait pas à<br />

être là lorsque la poudre parlerait. En trottinant, elle avait filé droit vers le parking où leurs<br />

véhicules étaient garés. Tôt ou tard, la poursuite s'achèverait ici : le prisonnier déboulerait,<br />

solide<strong>me</strong>nt encadré, <strong>me</strong>nottes aux poings, et prendrait place dans le panier à salade.<br />

En s'approchant de sa chère coccinelle rouge, capotée pour cause de fraîcheur persistante,<br />

elle aperçut Thomas d'Aquin à une centaine de mètres de là. Il s'agenouilla derrière un<br />

véhicule.<br />

- Zut ! S’exclama Alexa. Ils ne l'ont pas attrapé !<br />

Le suspect venait de surgir d'un coin de bâti<strong>me</strong>nt, avalant les mètres à toute vitesse. Il fonçait<br />

vers sa voiture. Droit sur le prévoyant et rusé Thomas d'Aquin. Le flic allait lui tomber<br />

dessus à bras raccourcis en agitant sa carte de police et son flingue sous son nez. Il était fait<br />

com<strong>me</strong> un rat.<br />

"Il savait !" Songea Alexa. "Il savait !"<br />

Com<strong>me</strong> si cette réflexion avait éveillé un pressenti<strong>me</strong>nt en miss Sarbacane, l'inconnu changea<br />

de direction. Com<strong>me</strong> Thomas d'Aquin s'était accroupi derrière un véhicule, il ne put voir la<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

scène. Encore quelques secondes et Yann et ses acolytes apparurent. Trop tard ! Le <strong>me</strong>urtrier<br />

venait de sauter dans un véhicule stationnant à l'écart. Il avait démarré en trombe, faisant<br />

hurler le moteur de l'antique Porsche, dégageant un nuage de fumée en jaillissant hors de sa<br />

cachette.<br />

- Merde ! S'exclama d'Aquin qui n'avait pas prévu cette ruse.<br />

- En voiture ! On le file ! Aboya Yann.<br />

Tout le monde embarqua dans les véhicules de service et se lança à la poursuite du suspect.<br />

Mais avec des diesels poussifs, les pauvres flics auraient des difficultés à suivre le pilote d'une<br />

Porsche. En conséquence, Yann prit la précaution d'avertir ses collègues afin de <strong>me</strong>ttre en<br />

place des barrages.<br />

Ils avaient le bolide en point de mire mais cette situation ne durerait pas des lustres. Bonnet,<br />

un jeune inspecteur talentueux au volant, déployait tout son savoir-faire pour rester dans le<br />

sillage de la Porsche. A cette heure-ci, la nationale 7 était fluide, la puissance du véhicule<br />

allemand allait faire la différence. Yann, assis à la place du passager avant, s'empara d'une<br />

paire de ju<strong>me</strong>lles.<br />

- 707 TVA 75 ! Allô ! Le central ? Vérifiez-moi cette immatriculation : 707 TVA 75 ! Une<br />

Porsche Carrera noire ! Pendant que vous y êtes, vous cherchez le propriétaire d'une 206<br />

blanche immatriculée 13 AJT 92 ! Merci ! Bonnet, on va le perdre !<br />

- <strong>Je</strong> fais ce que je peux avec ce tas de boue, bon sang ! Grogna le conducteur.<br />

- Dubois ! Colin ! Vous <strong>me</strong> recevez ?<br />

- Oui, chef !<br />

- Vous avez sorti la victi<strong>me</strong> du frigo ?<br />

- Affirmatif ! Il est endormi mais hors de danger. Par précaution, nous avons appelé les<br />

secours.<br />

- Son identité ?<br />

- Il est connu ! C'est Alain Secasse !<br />

Yann poussa un ouf de soulage<strong>me</strong>nt. Un instant, il avait crû que le flagrant délit tournerait au<br />

vinaigre. Alain Secasse, le chef du prestigieux "Royal Gargantua" à Nice et du célèbre<br />

"Escargot fin" à Paris. Le seul cuisinier cumulant deux fois les plus hautes distinctions : 38<br />

sur 40 et six étoiles. Le couronne<strong>me</strong>nt d'une carrière exceptionnelle. Le <strong>me</strong>urtrier avait voulu<br />

y <strong>me</strong>ttre un ter<strong>me</strong> prématuré<strong>me</strong>nt !<br />

Très loin derrière, miss Sarbacane avait rejoint la nationale chantée par Charles Trénet. Elle<br />

avait repris la direction de Paris sur un ryth<strong>me</strong> bien plus respectueux des rotules de direction<br />

de son antiquité préférée. Inutile de se presser puisqu'elle savait où se rendre. Au point de<br />

départ, au domicile de Pierre Gagnant, jouxtant le restaurant "Le brochet". Là, à coup sûr,<br />

elle retrouverait son cher inspecteur et ses adjoints, le quartier bouclé, Pierre Gagnant<br />

<strong>me</strong>notté. Il rentrait droit chez lui, com<strong>me</strong> si de rien n'était, une fois son forfait accompli.<br />

Pourquoi ? Souffrait-il d'une variété de schizophrénie lui faisant oublier ses cri<strong>me</strong>s ?


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

Redevenait-il le cuisinier audacieux, génial, affable, reconnu et aimé de son personnel après<br />

un "intermède" de folie ?<br />

Cheminant avec tranquillité, Alexa sentait que toute cette histoire reniflait le scénario<br />

parfaite<strong>me</strong>nt mis en scène depuis le début. Elle avait l'étrange impression d'être l'objet d'une<br />

manipulation. Enfin, quoi ! Com<strong>me</strong>nt Pierre Gagnant pouvait-il se jeter dans la gueule du<br />

loup alors que toute la presse avait fait sa une des <strong>me</strong>sures de sécurité entourant Rungis ?<br />

Com<strong>me</strong>nt pouvait-il être assez ingénieux pour attirer ses victi<strong>me</strong>s dans un traquenard, les<br />

endormir à leur insu et les piéger dans des chambres froides dont il manipulait l'ouverture à<br />

sa guise, tout en agissant au nez et à la barbe de la police, tout en filant droit chez lui, en se<br />

couchant probable<strong>me</strong>nt en toute hâte et en affirmant qu'il avait fermé l'œil jusqu'à ce que<br />

l'inspecteur et ses collègues viennent le tirer brusque<strong>me</strong>nt de son lit ? C'était contradictoire.<br />

Ou alors, c'était une for<strong>me</strong> de suicide.<br />

* *<br />

*<br />

L'interpellation avait eu lieu com<strong>me</strong> l'avait prévu la détective (Note de l'auteur : normal<br />

puisqu'elle est voyante sur les bords !). Yann, suivi d'une <strong>me</strong>ute de policiers, avait surgi dans<br />

l'apparte<strong>me</strong>nt de Pierre Gagnant. Ce dernier avait joué les divas en criant au harcèle<strong>me</strong>nt,<br />

clamant son innocence, pérorant, jurant, hurlant. En pure perte ! La Porsche noire, dont il<br />

était le propriétaire, avait été retrouvée dans son garage. La 206 lui appartenait tout pareil. A<br />

l'intérieur, une cartouche de gaz somnifère avait été retrouvée, ainsi que le masque<br />

protecteur. Ces deux véhicules étaient couverts de ses empreintes. Un faisceau d'indices<br />

l'accablait.<br />

Miss Sarbacane se sustentait d'un bol de carottes râpées en rêvassant. La nuit avait été courte<br />

et mouve<strong>me</strong>ntée. Une image l'obsédait : celle de Pierre Gagnant, quittant son domicile,<br />

descendant l'escalier, traversant le hall de l'im<strong>me</strong>uble où il résidait. Elle s'attendait à une<br />

vision, à un mot de son ange gardien, une preuve accréditant sa clairvoyance sur cette affaire,<br />

le mot "Fin" s'inscrivant au bas de la page. Rien de tout de cela. Pierre Gagnant était passé en<br />

lui jetant un regard de chien battu, d'hom<strong>me</strong> défait, mis à terre une fois de plus, une fois de<br />

trop. Son aura avait blanchi, curieuse<strong>me</strong>nt, com<strong>me</strong> s'il était à la fois résigné et soulagé. Elle<br />

aurait dû lire un coloris bien plus noir ou ressentir la colère, le désir de vengeance. Il n'en<br />

était rien. C'était… inattendu… et ennuyeux, dans la <strong>me</strong>sure où ses dons auraient dû la<br />

protéger des surprises désagréables. Au contraire, au fur et à <strong>me</strong>sure que l'affaire des chefs<br />

assassinés avançait, le trouble, l'imprécision et la panique s'insinuaient progressive<strong>me</strong>nt dans<br />

son esprit. La crainte de perdre ses pouvoirs l'effleurait de plus en plus.<br />

Pourtant, en s'exerçant dans la rue, elle était en <strong>me</strong>sure d'affir<strong>me</strong>r que sa capacité à lire les<br />

auras était existante. De mê<strong>me</strong>, elle s'était concentrée sur Colin et Dubois alors qu'elle<br />

planquait en leur compagnie à Rungis, hier soir. Quelques visions spécifiques, à vérifier dans<br />

le futur, laissaient entendre qu'elle fonctionnait bien de ce côté. Quant au troisiè<strong>me</strong> don,<br />

l'aptitude à percevoir les spectres et à communiquer avec eux, elle n'était utile qu'en face d'un<br />

revenant. D'ailleurs, en parlant de revenant, le grand Escoffier, cuisinier des cuisiniers, n'avait<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

rien à voir avec les assassinats : la certitude était acquise. Point de fantô<strong>me</strong> capable de la<br />

tuyauter sur l'art et la manière de réaliser les <strong>me</strong>illeures sauces (C'était une de ses spécialités).<br />

Dommage !<br />

En fait, elle avait apporté une affaire à Yann, sur un plateau d'argent, alors qu'elle ne relevait<br />

tout simple<strong>me</strong>nt pas de ses compétences. Il n'y avait aucun mystère, aucune magie, tout<br />

s'expliquait.<br />

Par exemple, l'ouverture et la fer<strong>me</strong>ture des chambres froides étaient réalisées grâce à<br />

l'adjonction dans les plafonds de systè<strong>me</strong>s pirates pouvant être activés grâce à une banale<br />

télécommande à infrarouge universelle. Com<strong>me</strong>nt ces installations avaient-elles échoué là ?<br />

Cela ferait l'objet d'une question posée à Pierre Gagnant. Le tatouage ? Une étonnante et<br />

savante composition ali<strong>me</strong>ntaire biodégradable. Ce truc donnait toute l'apparence d'un<br />

tatouage frais, prenant com<strong>me</strong> du solide béton armé grâce au froid intense auquel la victi<strong>me</strong><br />

était soumise artificielle<strong>me</strong>nt. Dès qu'elle dégelait suffisam<strong>me</strong>nt, le produit se dégradait<br />

rapide<strong>me</strong>nt. Et brusque<strong>me</strong>nt, il partait en fumée noirâtre, ne laissant plus la moindre trace.<br />

Le grand Houdini en personne n'y aurait pas songé ! Mê<strong>me</strong> le subterfuge utilisé pour attirer<br />

les victi<strong>me</strong>s était connu : Alain Secasse l'avait révélé. Il avait reçu un coup de fil d'un<br />

journaliste gastronomique lui proposant de l'interviewer après son service dans le prestigieux<br />

cadre du Lido. Difficile de décliner une telle invitation, si alléchante.<br />

Une banale histoire de jalousie professionnelle, tout simple<strong>me</strong>nt. Malgré tout, Alexa pensait<br />

qu'elle avait joué un rôle important en reliant les deux premiers décès. Si elle n'avait pu éviter<br />

le troisiè<strong>me</strong>, malheureuse<strong>me</strong>nt, le flagrant délit avait permis de porter un coup d'arrêt à la<br />

série sans faute du <strong>me</strong>urtrier. Un point positif. Elle songea à Démétrios, le crack du bit, l'as<br />

informatique des Renseigne<strong>me</strong>nts Généraux. Elle lui devait une part de re<strong>me</strong>rcie<strong>me</strong>nt, mê<strong>me</strong><br />

si la publicité lui serait à jamais interdite.<br />

Après s'être rassasiée de plantes tubéreuses orange, elle passa au dessert. Elle tailla une fine<br />

tranche de pain, aussi mince que possible, et la couvrit outrageuse<strong>me</strong>nt de confiture de fraise.<br />

Elle n'ignorait pas la méthode pour réaliser une belle tartine (Note de l'auteur : la technique<br />

vaut aussi pour les autres confitures, le Nutella, sans oublier le beurre de cacahuète<br />

additionné de sirop d'érable pour nos amis américains.).<br />

Tout en se délectant, elle fixa la caméra miniature à sa tablette graphique posée sur un coin<br />

de table et tapota sur l'écran tactile. A cette heure-ci, le Grec se contentait d'un sandwich<br />

(grec, bien sûr !). Cet embouché connaissait-il la diététique ? Non, vraisemblable<strong>me</strong>nt pas.<br />

L'image de Démétrios apparut, com<strong>me</strong> Alexa l'avait pensée. Ce fut avec la bouche pleine,<br />

méprisant toute règle de politesse, qu'il répondit :<br />

- Munch ! Ouais ? Encore vous ! Qu'est-ce que vous voulez ?<br />

- Quel accueil ! C'est bon ?<br />

- Quoi ?<br />

- La chose blanchâtre et infor<strong>me</strong> que vous avalez !<br />

- Excellent ! Il y a trois oignons émincés, des frites bien grasses, une sauce bourrée de calories<br />

et de l'agneau en fines tranches. J'y ai ajouté un peu de foie gras et du pi<strong>me</strong>nt pour relever le<br />

goût !


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

- Beurk !<br />

- Gardez vos com<strong>me</strong>ntaires ! <strong>Je</strong> suppose que vous ne <strong>me</strong> contactez pas pour <strong>me</strong>s beaux yeux,<br />

ni pour <strong>me</strong>s dons culinaires ?<br />

- On ne peut rien vous cacher ! Pour les beaux yeux, j'ai trouvé mieux !<br />

- Marco Roni di Mozzarella, P.D.G des pompes Noulair, je sais ! Seule<strong>me</strong>nt, ce n’est pas du<br />

tout cuit, ma belle ! Hé ! Hé !<br />

- Com<strong>me</strong>nt savez-vous ?<br />

- Eh ! C'est mon métier ! <strong>Je</strong> sais tout sur tout le monde, d'accord ?<br />

- D'accord ! J'abrège ! <strong>Je</strong> vous re<strong>me</strong>rcie pour le coup de main. Sans vous, je ne faisais pas la<br />

liaison entre les cri<strong>me</strong>s de l'assassin de grands chefs cuisiniers.<br />

- <strong>Je</strong> hais les re<strong>me</strong>rcie<strong>me</strong>nts, vous devriez le savoir !<br />

- <strong>Je</strong> croyais vous faire plaisir !<br />

- Vous <strong>me</strong> ferez plaisir lorsque vous <strong>me</strong> laisserez en paix ! En plus, mon chou, vous vous<br />

plantez totale<strong>me</strong>nt dans votre enquête !<br />

- Pourquoi ?<br />

- J'ai le C.V de Pierre Gagnant, le suspect. Ce gars-là n'a aucune connaissance en chimie, en<br />

électricité ou en électronique. Le seul gaz qu'il sache utiliser, c'est le butane ali<strong>me</strong>ntant ses<br />

fours de cuisson. S'il est votre assassin, moi, je suis la réincarnation d'Elvis Presley !<br />

- Vous saviez qu'il avait été arrêté ?<br />

- Ouais ! <strong>Je</strong> vous en bouche un coin, avouez !<br />

- La rapidité de la communication, cela a du bon !<br />

- A mon avis, si jamais il a à voir quelque chose dans l'histoire, il n'est pas seul. <strong>Je</strong> viens<br />

d'accéder à l'ordinateur de votre pote, là, Delaunay machin chose. Le faux tatouage<br />

biodégradable, c'est du grand art, du génie. Une telle invention n'est pas le fruit de<br />

l'imaginaire d'un cuisinier au bord de la faillite. Révisez vos lumières, ma petite !<br />

- Vous croyez qu'il aurait pu capter une de <strong>me</strong>s conversations téléphoniques et m'envoyer un<br />

<strong>me</strong>ssage anony<strong>me</strong> par Internet ?<br />

- Son C.V. <strong>me</strong> convainc du contraire. Eh ! Réveillez-vous ! C'est un cuisinier, pas un pro de<br />

l'espionnage !<br />

- J'ai pourtant reçu un <strong>me</strong>ssage m'avertissant qu'il frapperait encore !<br />

- Un petit con avec deux doigts de bon sens et un scanner vous aura joué un sale tour.<br />

- C'est si facile ?<br />

- Ouais ! <strong>Je</strong> le fais tous les jours !<br />

- Vous m'avez déjà espionnée ?<br />

- Secret professionnel !<br />

- La réponse est oui.<br />

- <strong>Je</strong> ne vous écoute plus ! Au revoir !<br />

L'impoli et rustre personnage avait mis fin au dialogue. Peu importait ! Elle avait vu qu'il<br />

l'espionnait de temps en temps. Le mot "program<strong>me</strong>" était apparu dans son champ visuel.<br />

Un program<strong>me</strong> cherchait des mots clefs et enregistrait les conversations ayant trait à ces<br />

ter<strong>me</strong>s. Il devait avoir dressé une de ses procédures automatiques à traquer "détective" ou<br />

"sarbacane". Bah ! L'imbuvable et insupportable Grec passait son temps libre com<strong>me</strong> il le<br />

pouvait, renfermé sur lui-mê<strong>me</strong>, à jamais coupé du monde par la haine emplissant son cœur.<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

Cependant, Démétrios Ouzo doutait autant de la culpabilité de Pierre Gagnant qu'elle-mê<strong>me</strong>.<br />

Oui… Elle doutait, à présent. Elle doutait.<br />

Com<strong>me</strong> si une mouche l'avait piquée, elle se décida à filer au commissariat de police où il<br />

était détenu et interrogé. Quai des orfèvres, lieu de travail habituel de son ami Yann<br />

Delaunay. Elle devait en avoir le cœur net, se poser les bonnes questions.<br />

* *<br />

*<br />

Après une fouille en règle de ses effets personnels et de sa personne, à la grande joie du<br />

policier de faction devant l'entrée du quartier d'incarcération temporaire, la jeune détective<br />

avait été introduite dans la cellule de Pierre Gagnant. A son grand étonne<strong>me</strong>nt, l'hom<strong>me</strong> avait<br />

souri. Une visite d'une personne au minois aussi charmant ne pouvait être qu'annonciatrice<br />

d'une belle journée. Il n'était pas rancunier !<br />

- Bonjour, mademoiselle ! Dit-il simple<strong>me</strong>nt.<br />

- Bonjour, Pierre ! Vous per<strong>me</strong>ttez que je vous appelle par votre prénom ?<br />

- Oui. Vous pouvez tout vous per<strong>me</strong>ttre. Vous savez, ici, je n'ai plus aucun droit. <strong>Je</strong> vais être<br />

condamné.<br />

- J'ai raté un épisode ou quoi ? Vous avez avoué en mon absence ?<br />

- Non mais toutes les apparences sont contre moi. Que voulez-vous ? M'enfoncer un peu<br />

plus ?<br />

- Pas du tout ! Au contraire !<br />

- Vous venez accompagner le veau partant à l'abattoir ?<br />

- Quel humour ! Vous allez <strong>me</strong> servir toutes vos vieilles blagues de cuisinier ?<br />

- Non…<br />

- Bien ! Parlons peu mais parlons bien ! <strong>Je</strong> ne crois pas à votre culpabilité !<br />

- Ah bon ? Pourquoi ?<br />

- Disons que… tout vous accable de manière trop évidente ! C'est presque com<strong>me</strong> si… on<br />

avait attaché un écriteau au-dessus de votre tête, <strong>me</strong>ntionnant : "coupable idéal". Ce qui <strong>me</strong><br />

plairait, ce serait de connaître votre version des faits.<br />

- <strong>Je</strong> ne les ai pas tués.<br />

- C'est un peu court, mon ami ! Etes-vous déjà allé à Rungis ?<br />

- Oui.<br />

- Les nuits où les <strong>me</strong>urtres ont eu lieu ?<br />

- Si je vous réponds, je <strong>me</strong> condamne !<br />

- Le mutis<strong>me</strong> ne vous sera d'aucune utilité, le jour du procès ! Parlez, confiez-vous, bon<br />

sang !<br />

- <strong>Je</strong> ne peux pas…<br />

- Alors, je ne peux plus rien pour vous. Pour l'instant…<br />

- Qu'allez-vous faire ?<br />

- Tenter de trouver le véritable coupable !


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

En entendant le mot "coupable", Pierre Gagnant baissa la tête, cherchant à tout prix à éviter<br />

le regard de miss Sarbacane (Note de l'auteur : un comporte<strong>me</strong>nt anormal ! Il devrait<br />

consulter un ophtalmologue !). Il ne la releva que pour voir la jeune fem<strong>me</strong> repartir et<br />

s'éloigner de la geôle. Toutes les apparences étaient contre lui. Il n'y pouvait rien et elle non<br />

plus. Tout était perdu. C'était sans compter sur l'acharne<strong>me</strong>nt, l'entête<strong>me</strong>nt de la blonde à<br />

houppette !<br />

* *<br />

*<br />

L'absence d'alibi, les preuves accablantes (empreintes dans les voitures, moteur encore chaud<br />

de la Porsche à l'arrivée des policiers, double témoignage d'Alain Secasse ayant reconnu le<br />

visage de Pierre Gagnant dans la voiture avant de sombrer dans l'inconscience et ayant<br />

identifié la voix de l'appel téléphonique l'invitant au Lido com<strong>me</strong> étant celle du patron du<br />

restaurant "Le brochet") et le silence évocateur de l'accusé l'avaient conduit tout droit à la<br />

prison de Fleury Mérogis en détention préventive en attendant que son procès ait lieu.<br />

Alexa avait eu beau faire des pieds et des mains, jouant de ses relations politiques, la loi devait<br />

s'appliquer. Puisqu'elle disposait d'un délai confortable avant la traduction du suspect en<br />

justice, elle avait entrepris un gigantesque travail de fourmi, sillonnant la France, écumant les<br />

trois étoiles, les deux étoiles, les 19, les 18, les 17, jusqu'au fin fond de la campagne, sondant<br />

l'â<strong>me</strong> des cuisiniers, des maîtres des lieux, jusqu'aux humbles apprentis se faisant houspiller<br />

par leurs patrons.<br />

Elle venait à peine de s'attabler à une table réputée de la région parisienne qu'un serveur zélé<br />

s'empara d'une carte et vint lui re<strong>me</strong>ttre en mains propres. Si elle avait été inspectrice d'un<br />

célèbre guide jaune ou d'un illustre guide rouge, elle aurait apprécié de ne point attendre<br />

exagéré<strong>me</strong>nt.<br />

Elle se trémoussa quelque peu sur son siège. Bien qu'il ne fût pas inconfortable, elle<br />

éprouvait une gêne sérieuse. Ses cuisses affichaient un excédent en centimètres et<br />

débordaient du coussin. De plus, des rondeurs étaient apparues sur toute la surface de son<br />

corps, alourdissant sa silhouette d'une vingtaine de kilos. Un désagré<strong>me</strong>nt inévitable<strong>me</strong>nt dû<br />

à la fréquentation d'établisse<strong>me</strong>nts où le compteur de calories était jeté aux orties. De tous les<br />

grands noms, seul son séjour chez Michel Guépard l'avait laissée sur sa faim ! Au sens propre<br />

du ter<strong>me</strong> ! Face à l'habituelle profusion de foie gras, d'huile, de crè<strong>me</strong> fraîche des confrères, la<br />

légèreté des <strong>me</strong>ts de monsieur Guépard avait créé un manque dans l'organis<strong>me</strong> de la jeune<br />

détective. Un choc ali<strong>me</strong>ntaire, en quelque sorte !<br />

La gêne pondérale n'avait aucune importance ! Seule la libération d'un innocent avait grâce à<br />

ses yeux. Les kilos seraient perdus plus tard ! Pour l'instant, elle devait faire bombance pour<br />

sonder les â<strong>me</strong>s avec efficacité ! Sans se départir, elle héla le serveur et le pria de se munir<br />

d'un bloc note et d'une poignée de stylos pour prendre la commande.<br />

- A l'attaque ! Lança-t-elle. <strong>Je</strong> prendrai un hamburger de foie gras aux cèpes, du homard en<br />

lasagnes, un craquant de polenta aux escargots, un biscuit sablé aux langoustines, une<br />

truffade de navet avec raviolis de tourteau, une paupiette de saint jacques au chèvre, des<br />

écrevisses aux trompettes de la mort, une truite farcie à la saucisse de Morteau, un pavé de<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

renne aux crosnes, une brandade d'agneau aux haricots tarbais, une terrine de Roquefort, une<br />

pyramide de senteurs, une tarte à la gelée de rhubarbe, un crumble aux prunes et au pain<br />

d'épices, un gratin de fruits des bois au coulis d'abricots vanillé. Ajoutez-y une bouteille de<br />

champagne et une Badoît pour aider la digestion !<br />

Mentale<strong>me</strong>nt, le serveur ne put s'empêcher d'ajouter :<br />

"Un tonnelet de Badoît sera nécessaire pour faire passer le repas !"<br />

Tandis qu'il s'éloignait à grands pas pour apporter la bonne nouvelle à l'armée de cuisiniers,<br />

miss Sarbacane entreprit de balayer les esprits en focalisant son regard sur chaque <strong>me</strong>mbre du<br />

personnel. Méticuleuse<strong>me</strong>nt, elle explora les subconscients, les passés, présents et futurs des<br />

personnes présentes dans les lieux. Faisant mine d'aller aux toilettes, elle rajouta une couche<br />

d'introspection en direction des hom<strong>me</strong>s et de la fem<strong>me</strong> s'activant derrière les fourneaux. Le<br />

résultat fut maigre. A part deux tromperies, une dénonciation aux impôts, deux trafics de<br />

barbaque et d'os à destination de la SPA locale, elle ne trouva rien d'intéressant à se <strong>me</strong>ttre<br />

sous la dent (Note de l'auteur : un comble dans un restaurant !). Déçue, elle regagna sa place<br />

où l'attendaient quelques amuse-gueules bien superflus. Com<strong>me</strong> si elle risquait de mourir de<br />

faim en sortant de table, dans deux paires d'heures !<br />

Le <strong>me</strong>urtrier ne se terrait pas dans ce restaurant.<br />

* *<br />

*<br />

Miss Sarbacane irradiait de bonheur. Pour un peu, elle aurait emprunté cette expression à son<br />

amie Marie Curry tant sa joie atteignait des som<strong>me</strong>ts. La semaine dernière, Marco avait<br />

appelé la jeune détective. Il s'était fendu d'une longue tirade durant laquelle il lui avait<br />

présenté ses excuses pour son attitude peu cavalière, ne lui ressemblant pas, un<br />

comporte<strong>me</strong>nt de méfiance vis à vis des senti<strong>me</strong>nts. Oui, les senti<strong>me</strong>nts ! Il avait avoué avoir<br />

été ébranlé depuis leur rencontre. Ses certitudes de de<strong>me</strong>urer fidèle au souvenir de son<br />

épouse décédée avaient été fissurées. Lente<strong>me</strong>nt, le temps avait fait son ouvrage. Il s'était fait<br />

violence pour rompre tout contact, pour nier l'évidence. Il avait craqué.<br />

Lors d'une soirée dans un subli<strong>me</strong> restaurant italien de Clichy La Garenne, il s'était montré<br />

brillant, courtois, avenant, enjôleur, sans en faire des tonnes alors qu'il aurait pu abuser de<br />

son physique avantageux. Il avait enlevé Alexa au pied de son im<strong>me</strong>uble au volant d'un<br />

bolide rouge italien, conduit par un chauffeur, et l'avait <strong>me</strong>né à bon port avec une prudence<br />

extrê<strong>me</strong>, com<strong>me</strong> s'il avait transporté les bijoux de la couronne. A tel point que quelques<br />

automobilistes irascibles avaient fait usage de leurs Klaxons, ne supportant pas qu'une Ferrari<br />

se traîne à quarante kilomètres à l'heure !<br />

Bercé par des chansons italiennes traditionnelles, grisé par le chianti à température idéale, il<br />

avait bu les paroles de la jeune fem<strong>me</strong>, avait soupiré d'aise lorsqu'elle avait abusé des<br />

batte<strong>me</strong>nts de paupières, l'avait compli<strong>me</strong>nté sur ses nouvelles for<strong>me</strong>s très avantageuses,<br />

parfaite<strong>me</strong>nt mises en valeur par une robe rouge carmin et l'avait reconduite chez elle en tout


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

bien, tout honneur. Là, sur le pas de la porte, il s'était livré à un baisemain romantique et<br />

pro<strong>me</strong>tteur. Une soirée de rêve !<br />

Alors, que dire de celle qui s'annonçait à présent ? Marco souhaitait présenter Alexa à la<br />

Mamma. Une véritable intronisation ! La Mamma habitait un petit apparte<strong>me</strong>nt boulevard<br />

des Italiens. Veuve depuis une dizaine d'années, elle refusait que son fils, très riche, la loge<br />

dans un apparte<strong>me</strong>nt luxueux et spacieux. Elle avait vécu ici depuis toujours et entendait y<br />

rester. Que ferait-elle de deux cents mètres carrés ? Qui ferait le ménage ? Ses trois pièces de<br />

soixante mètres carrés lui donnaient assez de travail et lui suffisaient ample<strong>me</strong>nt.<br />

Alors, il la gâtait autre<strong>me</strong>nt : magnifiques bouquets de fleurs, chaussures, vête<strong>me</strong>nts, cadeaux,<br />

voyages en Italie aussi souvent que possible, arguant qu'il détestait voyager seul dans son <strong>Je</strong>t.<br />

La Mamma d'un Italien se situait en deuxiè<strong>me</strong> position, après la Sainte Vierge. Celle de<br />

Marco, veuf, ayant perdu son fils unique, c'était le phare dans la nuit. Miss Sarbacane était<br />

consciente de l'enjeu.<br />

Le ton avait été donné dès le pas de porte.<br />

- Signorina Sarbacane ! Bon giorno, bambina ! Que bella, Marco ! Bellissima ! Venez !<br />

Entrez ! Com<strong>me</strong> je suis contente de vous rencontrer ! <strong>Je</strong> lis toutes vos aventures dans la<br />

presse et je sais tout sur vos dons ! Mais que vous êtes belle ! Vous avez pris des rondeurs qui<br />

respirent la santé ! <strong>Je</strong> préfère cela que les fem<strong>me</strong>s qui n'ont rien du tout ! Ah oui ! Cela vous<br />

va à <strong>me</strong>rveille ! Entrez !<br />

La détective avait réussi l'exa<strong>me</strong>n d'entrée dans la famille Roni di Mozzarella. La magnifique<br />

table, couverte de fleurs et de bougies flottantes, dressée dans la salle à manger pour la<br />

circonstance, fournissait deux indications d'importance à la détective à l'affût. D'abord, le<br />

soin apporté à la décoration notait une volonté de bienvenue, de mise à l'aise manifeste et<br />

une importance de l'événe<strong>me</strong>nt. La Mamma ne supportait pas la situation de veuvage de son<br />

fils et la perte récente d'Adriano. Pour elle, son fils avait toujours l'âge de bâtir une famille, en<br />

retenant les leçons du passé, en accordant plus de temps aux siens. Mê<strong>me</strong> si Alexa n'avait<br />

aucune origine italienne, étant donnée la blondeur de ses cheveux et l'azur de ses yeux, sa<br />

célébrité, sa beauté et son intelligence feraient d'elle une belle-fille idéale. De plus, à voir<br />

l'insistance avec laquelle la Mamma remarquait les kilos seyants à la détective, cette nouvelle<br />

apparence aug<strong>me</strong>ntait sa côte de popularité de quelques points.<br />

Enfin et surtout, la table dressée indiquait que l'essentiel de la journée se passerait à table et<br />

que cela risquait d'être épique. En matière, miss Sarbacane faisait preuve de clairvoyance, de<br />

prémonition. A peine installés à table, elle et Marco virent la Mamma revenir de la cuisine les<br />

bras chargés d'une marmite remplie de pâtes italiennes. Comptait-elle inviter la "Squadra<br />

Azzurra" (Note de l'auteur : l'équipe de football italienne) au complet pour finir les restes ?<br />

Elle fila aussi sec à la cuisine et revint avec une autre marmite, garnie de sauce napolitaine<br />

jusqu'au bord.<br />

- Pasta per tutti il mondo ! Vous ai<strong>me</strong>z ?<br />

Alexa crut bon de répondre :<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

- J'adore !<br />

- Elle est <strong>me</strong>rveilleuse, Marco ! N'est-ce pas ?<br />

- Si, Mamma ! Ajouta-t-il en coulant un regard de braise à la jeune fem<strong>me</strong>.<br />

Lorsque la détective rentra chez elle, en fin d'après-midi, peinant à se déplacer, l'estomac au<br />

bord des lar<strong>me</strong>s, sa robe rouge craqua sur toute la longueur du ventre et des fesses. Elle se<br />

traîna jusqu'à la salle de bains, se jucha sur le pèse-personne et constata avec horreur qu'elle<br />

avait pris trois kilos en un seul repas. C'était un véritable cauchemar ! La Mamma avait<br />

telle<strong>me</strong>nt insisté qu'elle n'avait pas su refuser. Une situation pire que celle vécue par Louis de<br />

Funès dans "L'aile ou la cuisse", forcé d'ingurgiter les restes d'un restaurant aussi mauvais<br />

qu'une cantine de l'armée (Note de l'auteur : pour les troufions de base, j'entends !). Quelle<br />

horreur ! Elle était devenue un petit tonnelet ambulant !<br />

* *<br />

*<br />

La jeune fem<strong>me</strong> se releva en sueur, en lar<strong>me</strong>s. Instinctive<strong>me</strong>nt, elle palpa ses hanches, son<br />

ventre, ses cuisses. Ouf ! Ce n'était qu'un rêve ! Elle n'avait jamais pris le moindre kilo, n'avait<br />

pas traqué le <strong>me</strong>urtrier dans tous les restaurants de France et de Navarre. Sa silhouette était<br />

parfaite. Quarante-quatre kilogram<strong>me</strong>s pour cent cinquante-huit centimètres, sans la<br />

houppette ! Un cauchemar ! Un simple cauchemar ! Le <strong>me</strong>urtrier serait jugé cet après-midi,<br />

com<strong>me</strong> prévu. D'ailleurs, depuis l'incarcération de Pierre Gagnant, les assassinats avaient<br />

cessé. Une preuve supplé<strong>me</strong>ntaire. Tout allait bien. Elle n'avait pas enflé com<strong>me</strong> une<br />

baudruche. Tout allait bien. Sauf… Marco… Ce cauchemar n'en était pas totale<strong>me</strong>nt un car<br />

elle avait rêvé de Marco. La scène où il l'avait courtisée avec talent, avec tact, douceur et<br />

galanterie, lui donnait une furieuse envie de se jeter sur son portable et d'appeler le bel Italien.<br />

Attendre… Pourquoi attendre ?<br />

Elle s'empara du téléphone posé sur le chevet et le secoua com<strong>me</strong> un prunier, enrageant de<br />

ne pas voir les cristaux liquides s'exciter sur l'écran. Plus de batterie ! Un autre signe de son<br />

ange gardien l'invitant à plus de patience ? Peut-être ! Dans le doute, elle se ravisa. Marco…<br />

Le rêve… Tout se mélangeait dans sa tête mais, peu à peu, elle oubliait Stéphane, disparu<br />

pour toujours, à coup sûr. Le temps passait et effaçait les sillons laissés par six années<br />

d'existence commune.<br />

Quelque peu rassérénée par l'assurance de n'avoir fait qu'un simple rêve, elle songea à oublier<br />

la brutalité du réveil en glissant dans ses draps. Le satin de sa couche remonté jusqu'au nez,<br />

elle fixa son attention sur une zébrure du plafond. La peinture s'écaillait peu à peu en suivant<br />

un chemin prédéterminé par le travail du plafond. Ces rénovations de pacotille ne<br />

parviendraient jamais à masquer l'ancienneté des matériaux et des im<strong>me</strong>ubles. On ne faisait<br />

pas du neuf avec du vieux. La peinture n'était qu'un cache-misère, prolongeant l'illusion de la<br />

santé du bâti<strong>me</strong>nt. Mais il ne fallait pas se leurrer : un jour, la vieille bâtisse datant des années<br />

30 subirait la dure loi de la spéculation immobilière. Il serait trop onéreux de l'entretenir, elle<br />

dépérirait peu à peu. Dès lors, la déclaration d'insalubrité guetterait, tapie dans l'ombre,


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

véritable aubaine pour les pro<strong>me</strong>tteurs. L'im<strong>me</strong>uble serait vendu, pour une bouchée de pain,<br />

à l'un de ces rapaces qui s'empresserait de le démolir, oubliant le modèle d'architecture qu'il<br />

avait incarné, bâtissant un immonde clapier sans â<strong>me</strong>, loué deux ou trois fois plus cher<br />

qu'auparavant, repoussant toujours plus loin de Paris les familles les plus modestes. Tout<br />

com<strong>me</strong>nçait là, avec cette simple fissure au plafond, témoin d'une blessure interne plus grave.<br />

Le replâtrage ne changeait pas l'issue fatale.<br />

Alexa se redressa, com<strong>me</strong> frappée par la foudre.<br />

"Le replâtrage ne changera pas l'issue fatale…" répéta-t-elle intérieure<strong>me</strong>nt.<br />

- Mais com<strong>me</strong>nt ai-je pu oublier une telle évidence ? Mais com<strong>me</strong>nt ? S’insurgea-t-elle à haute<br />

voix.<br />

Déjà, elle se hâtait de préparer un énor<strong>me</strong> bol de cacao fumant et odorant. Attention : pas<br />

une de ces saletés de poudres gorgées de céréales n'ayant rien à voir avec la reine des fèves<br />

mais un véritable lait au chocolat dans lequel elle laissa fondre une demi tablette de Valrhona<br />

noire à quatre-vingt-six pour cent de cacao. Seule l'a<strong>me</strong>rtu<strong>me</strong> du noir breuvage était apte à<br />

re<strong>me</strong>ttre ses idées en ordre et à lui per<strong>me</strong>ttre de tout résoudre avant la tenue du procès dans<br />

quelques heures.<br />

Elle <strong>me</strong>na plusieurs tâches de front afin de gagner du temps. Tandis que le lait fumait<br />

douce<strong>me</strong>nt, elle entama sa toilette minutieuse, incluant un soin particulier à sa célèbre mèche<br />

composé de crè<strong>me</strong> nourrissante et de fixateur et n'o<strong>me</strong>ttant pas de souligner le bleu de ses<br />

yeux, si besoin était de convaincre quelque avocat retors. En mê<strong>me</strong> temps, elle se connecta<br />

sur un site Internet analysant en permanence les bilans des sociétés, com<strong>me</strong>rces, artisanats et<br />

professions libérales. Là, entre deux gorgées de cacao brûlant, entre deux coups de peigne<br />

nerveux pour franchir les limites possibles des hauteurs capillaires, elle lut l'information<br />

qu'elle attendait. Fermant un bref instant ses yeux en apposant ses mains sur son Vidal, elle<br />

comprit enfin ce que Pierre Gagnant cachait.<br />

- La trésorerie ne reflète pas la fréquentation en baisse. Elle est à peine correcte. Le restaurant<br />

maintient la tête hors de l'eau. <strong>Je</strong> comprends !<br />

Elle venait de voir, à l'instant, Pierre Gagnant se rendant à Rungis, tard le soir, voire en pleine<br />

nuit, le coffre de sa voiture rempli de récipients garnis des compositions invendues. Là-bas, il<br />

retrouvait un hom<strong>me</strong> maigre, grand, au visage creusé par les rides, les yeux verts enfoncés<br />

dans leurs orbites et il échangeait ses bidons pleins contre des bidons vides, propres, rendus à<br />

leur propriétaire. Il recyclait ses invendus, sa surproduction quotidienne contre espèces<br />

sonnantes et trébuchantes. Ensuite, il injectait l'argent le plus légale<strong>me</strong>nt du monde dans la<br />

caisse, le déclarant com<strong>me</strong> un revenu du restaurant. Totale<strong>me</strong>nt légal mais peu moral. Il ne<br />

tenait guère à ébruiter l'évasion culinaire à bas prix, peu respectueuse de sa clientèle payant<br />

rubis sur l'ongle alors que son receleur acquérait le tout pour des cacahuètes.<br />

Alexa comprenait pourquoi il avait refusé de parler. La déontologie mise à mal. La fierté,<br />

aussi, d'un hom<strong>me</strong> se battant contre le destin se répétant. Par contre, pourquoi les variations<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

de l'aura n'avaient-elles été franches ? Pourquoi la couleur, le gris foncé, avait-elle perduré<br />

alors qu'en fait, il ne se livrait qu'à un trafic destiné à sauver la peau de son restaurant et les<br />

emplois de ses collègues ? L'aura reflétait l'hu<strong>me</strong>ur, l'état d'esprit d'un individu : elle l'avait un<br />

peu trop vite oublié.<br />

Tout de mê<strong>me</strong> ! Lorsqu'elle avait demandé s'il avait déjà tué, il avait nié et l'aura avait varié,<br />

signe de <strong>me</strong>nsonge manifeste. Curieux !<br />

Ayant trouvé l'explication aux fréquentes visites du cuisinier à Rungis, miss Sarbacane se fit<br />

un plaisir de téléphoner à l'avocat chargé de sa défense, maître Servier. Ce dernier la re<strong>me</strong>rcia<br />

mille fois.<br />

* *<br />

*<br />

Six mois s'étaient écoulés. Pierre Gagnant avait été acquitté, faute de preuves. Il avait avoué<br />

son petit manège destiné à renflouer la caisse du "Brochet". De plus, mê<strong>me</strong> si les véhicules<br />

du restaurateur avaient servi au <strong>me</strong>urtrier, aucun policier n'avait pu certifier qu'il s'agissait<br />

bien du propriétaire au volant. Alain Secasse était revenu quelque peu sur ses déclarations,<br />

expliquant que le visage de Pierre, au naturel, lui semblait d'un aspect moins ciré, moins<br />

brillant que ce qu'il avait entraperçu la nuit de son enlève<strong>me</strong>nt. La possibilité d'un masque à<br />

l'effigie de l'accusé avait été sous-entendue.<br />

Brillam<strong>me</strong>nt, maître Servier avait éliminé les certitudes, en faisant de pures présomptions, des<br />

suppositions. Il avait semé le doute dans l'esprit des jurés. A grands coups de témoignages, de<br />

démonstrations, il avait expliqué que son client n'avait pas les connaissances chimiques,<br />

électroniques et autres pour <strong>me</strong>ner à bien un tel massacre savam<strong>me</strong>nt organisé. Enfin, en<br />

invitant miss Sarbacane à déclarer qu'elle avait été victi<strong>me</strong> d'un étrange <strong>me</strong>ssage du <strong>me</strong>urtrier,<br />

il avait renversé la tendance, Pierre Gagnant ne sachant pas com<strong>me</strong>nt procéder à un tel<br />

piratage informatique. Fin stratège, il avait asséné le coup de grâce au dernier mo<strong>me</strong>nt,<br />

l'argu<strong>me</strong>nt suprê<strong>me</strong> : le coup de téléphone passé chez Alain Secasse provenait d'un portable<br />

volé dans l'après-midi à Bobigny à une étudiante en lettres modernes. A l'instant où le<br />

portable était utilisé, Pierre Gagnant téléphonait à un ami digne de confiance et les Télécoms<br />

confirmaient le tout.<br />

Alexa avait tout de mê<strong>me</strong> eu droit à une révélation personnelle, hors du procès, sur les<br />

marches du tribunal. Alors que Pierre Gagnant la re<strong>me</strong>rciait d'avoir expliqué ce qu'il avait eu<br />

honte d'avouer, elle avait eu une vision. Un enfant surgissait de l'arrière d'une voiture,<br />

courant vers les portes de son école, sur le point de se fer<strong>me</strong>r. Un véhicule arrivait sans<br />

pouvoir freiner, percutant le bambin ayant échappé à la surveillance de ses parents. Pierre<br />

l'avait fauché, le gosse avait été tué sur le coup. Bien qu'il n'ait physique<strong>me</strong>nt pas eu une<br />

fraction de seconde pour réagir, pour tenter une manœuvre d'évite<strong>me</strong>nt, le cuisinier s'était<br />

senti totale<strong>me</strong>nt responsable, coupable d'un assassinat. Il fallait rester maître de son véhicule<br />

en toutes circonstances. Le code de la route était net, précis et impitoyable sur ce point. La<br />

mort d'un enfant pesait lourde<strong>me</strong>nt sur sa conscience. Oui, pour lui, il resterait un criminel.<br />

La détective avait ouvert les yeux et il avait ressenti un profond émoi traversant l'esprit et le<br />

corps de la jeune fem<strong>me</strong>. La clairvoyance gouvernant l'existence de cette dernière, il avait


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

compris la nature de la découverte dans les méandres de son â<strong>me</strong>. Il avait baissé la tête, en<br />

signe de soumission navrée.<br />

- Bon courage, Pierre ! Avait-elle simple<strong>me</strong>nt déclaré avant de le quitter.<br />

Il lui en faudrait des tonnes pour ne plus songer au passé, pour créer les compositions<br />

culinaires sulfureuses qui avaient fait sa réputation et pour attirer la clientèle. Il avait tout le<br />

talent pour réussir.<br />

L'acquitte<strong>me</strong>nt avait replongé Yann Delaunay dans la perplexité et dans l'enquête à un<br />

ryth<strong>me</strong> relative<strong>me</strong>nt pépère. En effet, acquitte<strong>me</strong>nt ou non, l'arrestation de Pierre Gagnant<br />

avait mis un ter<strong>me</strong> à la macabre série de refroidisse<strong>me</strong>nts. Le véritable coupable, totale<strong>me</strong>nt<br />

introuvable aux yeux de la police et au troisiè<strong>me</strong> œil de miss Sarbacane, avait compris qu'il<br />

encourrait une arrestation imminente s'il tentait de congeler un cuisinier de plus. Bref,<br />

l'enquête était au point mort mais l'assassin paraissait s'être assagi. D'où un suivi en dilettante<br />

de l'inspecteur Delaunay désireux de consacrer une majeure partie de son temps à sa<br />

progéniture découvrant les joies de la marche mal assurée et des premiers gadins sur le<br />

carrelage.<br />

Ce jour-là, la détective en jupons (Note de l'auteur : je com<strong>me</strong>nce à être en manque de<br />

dessous féminins, moi ! Des achats destinés à ma tendre dulcinée se profilent à l'horizon !)<br />

déambulait dans le rayon "<strong>livre</strong>s de cuisine" d'un magasin spécialisé dans les médias<br />

(ordinateurs, vidéos, hi-fi, <strong>livre</strong>s, télévisions, etc…), à la recherche du bouquin magique, le<br />

dernier exemplaire expliquant com<strong>me</strong>nt vivre sans conserve, surgelé, produit tout fait et four<br />

à micro-ondes. Elle stoppa devant une gondole garnie de guides jaunes et de guides rouges.<br />

Respectant une frontière parfaite<strong>me</strong>nt rectiligne, les deux monu<strong>me</strong>nts de la critique<br />

gastronomique se livraient à une concurrence féroce, les uns encensant certains cuisiniers, les<br />

autres les jugeant trop sur le cadre, l'épaisseur de la moquette, la sonnerie du téléphone (Note<br />

de l'auteur : véridique ! J'ai vu un point de moins pour la sonnerie du téléphone, trop<br />

stridente au goût de l'inspecteur ! Franche<strong>me</strong>nt, ils n'ont pas peur du ridicule ! Eh, oh, les<br />

gras du bide ! Vous jugez des produits et le savoir-faire d'hom<strong>me</strong>s et de fem<strong>me</strong>s qui se<br />

dévouent à la sauvegarde du goût, pas des tenanciers de baraque à frites utilisant la mê<strong>me</strong><br />

huile durant deux mois de saison !).<br />

Alexa ne résista pas longtemps à l'envie de feuilleter les deux annuaires du gratin de la cuisine<br />

(Note de l'auteur : le gratin, elle était facile, non ?). Elle prit un exemplaire de chaque couleur<br />

pour ne vexer personne et oublia l'objet de sa venue dans les lieux. Elle régla son achat en<br />

caisse et entama la lecture en empruntant l'escalier mécanique <strong>me</strong>nant au rez-de-chaussée.<br />

Quel plaisir, quel régal de découvrir les noms de plats invitant à la rêverie culinaire et au<br />

voyage ! Un pur bonheur ! Le cuisinier, cet alchimiste doublé d'un artiste, capable de <strong>me</strong>ttre<br />

en scène une tranche de vie dans une tranche de viande ou de pain, missionnaire<br />

convertissant les plus sceptiques au plaisir de la bonne chair, unissant les saveurs aux<br />

senteurs, mariant, mixant, mêlant, tant de mots si proche de l'amour et son érotis<strong>me</strong>, le<br />

cuisinier méritait la gratitude pour son aptitude à dé<strong>livre</strong>r du bonheur en parts copieuses.<br />

Filet de rougets sous croûte d'herbes, charlotte de saumon fumé et de rattes, ravioles de<br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

cantal doux aux truffes, millefeuille d'huître au foie gras d'oie, terrine de veau Orloff, soufflé<br />

à la grenouille et navets infusés au porto, que de délices, que de salivation soudaine !<br />

Sans s'en rendre compte, la détective avait atterri sur une banquette défraîchie du puant<br />

métro parisien, voguant sur les mots enchanteurs des guides, réprimant de brusques cla<strong>me</strong>urs<br />

de son estomac affamé.<br />

* *<br />

*<br />

Tel un setter anglais en arrêt devant une bécasse, un canard sauvage ou une autruche (Note<br />

de l'auteur : il y a bien des chasseurs, en Australie ! Et il y a quoi com<strong>me</strong> volatiles, là-bas ?<br />

Hein ? Eh oui ! Des autruches !), miss Sarbacane s'était figée devant une page du guide jaune,<br />

l'expression de l'horreur et de la stupéfaction gravée sur son visage, plissant son front,<br />

générant des rides ! Ah non ! La lecture d'une terrifiante nouvelle ne lui infligerait pas les<br />

premiers sillons de son anatomie faciale idéale !<br />

Après des vérifications d'usage sur ses suppositions gratuites, elle avait déployé l'ar<strong>me</strong><br />

soulageant les écrivains du vingt et uniè<strong>me</strong> siècle, l'objet qu'eussent aimé posséder les auteurs<br />

du dix-neuviè<strong>me</strong> et des siècles passés, le téléphone portable. En effet, cet indispensable et<br />

commode accessoire évitait désormais aux concepteurs d'histoires drôles ou sordides de<br />

tartiner des pages entières pour expliquer com<strong>me</strong>nt une information était transmise d'un<br />

personnage à un autre. Auparavant, il fallait un cheval, des relais de la poste, des ar<strong>me</strong>s pour<br />

se battre contre les brigands et les loups, de la cire pour cacheter la lettre, une plu<strong>me</strong>, de<br />

l'encre, du papier, une paire de gants pour gifler l'adversaire et le convier à un duel à l'aube,<br />

son Damart pour ne pas chopper la crève à l'aube, une trousse de secours pour se<br />

raccommoder les inévitables éraflures engendrées par le duel, de la crè<strong>me</strong> pour se masser les<br />

fesses à force de chevaucher, du courage pour déjouer les complots des sbires de cet infâ<strong>me</strong><br />

cardinal de Richelieu, bref : on perdait un temps précieux avec les détails. De nos jours, deux<br />

clics sur un bidule électronique assemblé par des Chinoises pour cinquante balles, vendu<br />

deux mille à la sortie, et on passait à l'essentiel. Démonstration par l'exemple :<br />

- Yann ?<br />

- Salut miss Sarbacane ! Quel bon vent t'amène ?<br />

- Pendant que tu joues au papa et à la maman, je bosse, moi ! J’élucide des affaires louches !<br />

- Qui te dit que je jouais au papa et à la maman ?<br />

- Simple supposition !<br />

- Mal vu ! <strong>Je</strong> jouais au docteur et à l'infirmière !<br />

- Oh ! Alors, je suis désolée d'y <strong>me</strong>ttre un ter<strong>me</strong> ! Tu as une paire de pinces sur toi ?<br />

- <strong>Je</strong> <strong>me</strong> promène avec une caisse à outils, c'est bien connu !<br />

- <strong>Je</strong> parlais de <strong>me</strong>nottes !<br />

- Ah ! Qui dois-je arrêter ?<br />

- Rendez-vous au restaurant "Le brochet".<br />

- Zut ! C'est une véritable obsession, chez toi !


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

- En apparence, seule<strong>me</strong>nt ! Dans cette affaire, tout n'est qu'apparence ! Connais-tu Bruno<br />

Contreux ?<br />

- Non. Qui est-ce ?<br />

- C'est un nouveau promu des guides gastronomiques. Il prend deux points chez l'un et une<br />

étoile chez l'autre.<br />

- D'accord. Très bien. <strong>Je</strong> ne vois pas le rapport.<br />

- Connais-tu Jacques Contreux ?<br />

- Pas plus ! C'est un parent ?<br />

- Gagné ! C'est le second du restaurant "Le brochet" !<br />

- Le second ? Nom… de… Dieu ! Non… C'est ce que je crois ? Le second nettoyait la place<br />

pour que le frangin monte sans difficulté ?<br />

- Qu'en dis-tu ? Attends ! J'ai fouillé dans le passé de monsieur Jacques Contreux. Il a été<br />

cuisinier dans l'armée durant dix ans. Dans le Génie. Après prise de renseigne<strong>me</strong>nts, il s'avère<br />

qu'il possède un quotient intellectuel à faire pâlir Karpov et Gasparov réunis. Expert en<br />

ar<strong>me</strong>s de tous types, chimiste talentueux, bidouilleur, touche à tout, je suis sûre qu'il n'a eu<br />

aucun mal à espionner son patron, à s'introduire chez lui, à aller et venir dans ses<br />

apparte<strong>me</strong>nts à sa guise. Il a découvert les ventes secrètes de Pierre Gagnant et a profité des<br />

sorties nocturnes, d'absence d'alibis en béton pour lui faire endosser les <strong>me</strong>urtres.<br />

- Tout ceci afin de favoriser l'ascension du frérot… J'hallucine ! Pourquoi a-t-il interrompu le<br />

massacre ? En poursuivant, il s'assurait le grand chelem ! Là, il a pris le risque de ne pas voir<br />

son frère promu dès cette année.<br />

- Un risque moins important que s'il avait éliminé tous les prétendants, laissant tous les<br />

projecteurs braqués sur l'unique vainqueur. De plus, il a peut-être jugé que le jeu était trop<br />

serré, trop dangereux. Il est très intelligent, ne l'oublie pas !<br />

- Qu'est-ce que je fais ? <strong>Je</strong> ne peux pas foncer sans preuve !<br />

- Une perquisition à son domicile est indispensable. On y trouvera du matériel.<br />

- Et si je fais chou blanc ?<br />

- Attends… Non… Tu réussiras ! Ajouta l'extralucide usant de ses dons de clairvoyance.<br />

Cette fois, c'était presque clair. Il suffisait de se concentrer sur la bonne personne. Pourtant,<br />

une sensation de malaise l'envahit au mo<strong>me</strong>nt où elle entrevit la solution. Malgré tout, elle<br />

expliqua à Yann où il trouverait les preuves et lui donna rendez-vous devant le restaurant.<br />

Elle tenait à assister à la réhabilitation définitive<strong>me</strong>nt officielle de Pierre Gagnant et à<br />

l'arrestation du machiavélique second.<br />

* *<br />

*<br />

Une escouade de flics avait investi l'établisse<strong>me</strong>nt et bloqué toutes les issues au cas où le<br />

coupable aurait eu l'idée de se carapater. Miss Sarbacane s'était portée au-devant de son<br />

patron pour lui narrer com<strong>me</strong>nt elle avait abouti à la solution. Elle n'avait mê<strong>me</strong> pas jeté un<br />

regard au tueur lorsqu'il avait été arraché aux cuisines, manu militari. Cet assassin ne méritait<br />

pas le bleu turquoise de la détective ; il se contenterait du gris d'une cellule de sûreté à la<br />

Santé ou à Fresnes et du rouge de l'immonde ratatouille servie par les geôliers. Un régi<strong>me</strong><br />

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ALEXA CUISINE LES CHEFS<br />

ali<strong>me</strong>ntaire qui le changerait des produits nobles qu'il traitait d'ordinaire derrière les<br />

fourneaux.<br />

La consternation figea les visages du personnel. Com<strong>me</strong>nt avait-il pu com<strong>me</strong>ttre de pareilles<br />

atrocités ? Pourquoi ? La raison avancée était insensée !<br />

- <strong>Je</strong> suis triste, mademoiselle Sarbacane ! S’était plaint Pierre Gagnant. <strong>Je</strong> croyais cette pénible<br />

affaire rangée au fond d'un tiroir d'un bureau poussiéreux de la police et voilà qu'elle ressurgit<br />

à <strong>me</strong>s pieds, sous mon nez ! Seigneur ! J'ai<strong>me</strong>rais avoir la paix !<br />

- Vous l'aurez, je vous l'assure ! Il y aura un autre procès mais vous serez du côté des<br />

victi<strong>me</strong>s, cette fois-ci !<br />

Des détonations retentirent au-dehors. Alexa se rua vers la sortie. Une voiture venait de<br />

démarrer en trombe. Jacques Contreux gisait sur le trottoir, fauché par une rafale de pistolet<br />

automatique. Un policier avait aussi reçu des projectiles mais son gilet pare-balles lui avait<br />

sauvé la vie.<br />

Yann… Yann ! Où était-il ? Là-bas, cavalant après le fuyard, en pure perte. Il ne rattraperait<br />

pas une voiture lancée à vive allure.<br />

Pour Jacques Contreux, il était trop tard. Son regard fixe indiquait qu'il avait rejoint le grand<br />

Escoffier au ciel.<br />

L'inspecteur revint au pas de course vers le groupe de flics désorientés. Il aboya ses ordres et<br />

se pencha sur son collègue touché. Rassuré, il continua de balancer des ordres pour tenter<br />

d'intercepter le conducteur de la voiture en fuite.<br />

- <strong>Je</strong> doute que cela marche ! Com<strong>me</strong>nta-t-il à l'attention de sa consoeur.<br />

- Pourquoi ?<br />

- Une Clio blanche, dans Paris ! Tu imagines ? <strong>Je</strong> n'ai pas pu noter l'immatriculation. Et<br />

<strong>me</strong>rde ! Pourquoi a-t-on flingué ce type ? Tu n'as pas une idée ?<br />

- Il est mort. <strong>Je</strong> ne verrai rien en lui. C'est trop tard !<br />

- <strong>Je</strong> ne comprends rien à cette histoire ! Vrai<strong>me</strong>nt rien ! Pourquoi un tueur pour flinguer un<br />

autre tueur ?<br />

- Tu l'as vu, ce conducteur ?<br />

- Non… <strong>Je</strong> n'ai pas… Enfin… Si… C'est bizarre !<br />

- Quoi donc ?<br />

- J'ai tourné la tête vers la voiture à l'instant où les pneus ont crissé et… je ne l'ai pas vu…<br />

- Pourquoi ? C'était l'hom<strong>me</strong> invisible ?<br />

- Non… Le volant était à droite.<br />

- A droite ? A droite… Encore… murmura Alexa, saisie d'un étrange pressenti<strong>me</strong>nt.<br />

* *<br />

*


ALEXA SARBACANE, DETECTIVE EXTRALUCIDE : TOME 7<br />

A suivre…<br />

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