QUI EST L'AUTRE - Eric Vincent
QUI EST L'AUTRE - Eric Vincent
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ERIC VINCENT<br />
LES K<br />
Tome 2<br />
Le lutin blond
Site : http://ericvincent.no-ip.org/<br />
2<br />
LE LUTIN BLOND<br />
© <strong>Eric</strong> <strong>Vincent</strong> 2002. Tous droits réservés.<br />
Toute ressemblance avec des situations ou des personnages ayant existé, existant ou à venir,<br />
serait fortuite.
LES K, TOME 2<br />
Le vol AF232 reliant New York à Paris parvenait à terme. A l'intérieur de l'Airbus A 320, les<br />
passagers piaffaient d'impatience, conséquence logique de six heures d'inactivité. Malgré la<br />
distribution de revues, de repas, de boissons fraîches et chaudes, aucun artifice ne dissimulait<br />
l'exiguïté de la carlingue. Prévu pour cent quatre-vingt personnes en configuration charter,<br />
l'appareil avait reçu deux rangées de sièges de moins que le maximum autorisé.<br />
L'aménagement demandé par la compagnie française autorisait un supplément d'espace<br />
dévolu aux jambes longues des populations grandissantes. Cependant, la nervosité, les<br />
crampes et les fourmillements divers et variés s'insinuaient peu à peu après un aussi long vol.<br />
La capitale française était visible d'assez loin, grâce à un ensoleillement de rigueur en ce 14<br />
juillet et grâce à une exceptionnelle clarté due elle-même à un vent constant balayant la<br />
brume de pollution. Les passagers assis à droite dans le moyen porteur tentaient par tous les<br />
moyens de distinguer les sommets alpestres tout au loin, comme au début du vingtième siècle<br />
où le Mont Blanc était visible du troisième étage de la Tour Eiffel. Peine perdue ! La<br />
concentration en ozone et en dioxyde de carbone n'avait pas suffisamment diminué pour<br />
permettre un tel miracle.<br />
Omar Braoud n'avait strictement rien à faire de ces crétins vissés aux hublots tribord de<br />
l'appareil. Il les méprisait comme il méprisait l'ensemble de leurs compatriotes. Ces imbéciles<br />
avaient le tort d'appartenir à la nation qui soutenait le régime militaire en place dans sa patrie.<br />
La France, au nom de sa grandeur, au nom de son illustre passé colonial, ne pouvait<br />
s'empêcher de "coopérer" avec les despotes en place dans des républiques bananières, allant<br />
jusqu'à placer ses propres conseillers auprès de ministres fantoches et de présidents<br />
complètement toc, soutenant des administrations gangrenées par la corruption, lorgnant sur<br />
les riches sous-sols. La population, maltraitée, affamée, oubliée, était le cadet de ses soucis.<br />
Gauche, droite, écolos, extrêmes, les politiques français étaient tous coulés dans le même<br />
moule, doré à l'or fin. Ils promettaient des changements dans les relations avec l'Afrique et<br />
trahissaient une fois leur mandat en poche.<br />
Selon Omar et son organisation secrète, le DJihad noir, il fallait en finir avec ses pratiques<br />
scandaleuses, il fallait percer l'abcès avec l'hexagone une fois pour toutes ! Pour cela, à ses<br />
yeux et à ceux de son mouvement, il n'y avait qu'une méthode : mettre le nez de la France<br />
dans la terreur, pour qu'elle sente bien passer la douleur, pour qu'elle comprenne la<br />
souffrance quotidienne du peuple lointain qu'elle manoeuvrait par l'entremise de<br />
gouvernements asservis à coups de milliards d'euros. Pour y parvenir, ils devaient frapper un<br />
grand coup. Il n'était pas seul…<br />
Le jeune homme, brun aux yeux sombres, affligé d'une maigreur que sa grande taille<br />
soulignait, adressa un signe à une hôtesse se tenant à quelques pas de lui. Vêtue d'un<br />
uniforme bleu trop étroit, la charmante blonde aux yeux verts trahissait la prise de quelques<br />
kilos superflus ou une diminution des crédits affectés au renouvellement des vêtements de<br />
travail dans la compagnie aérienne. Elle se dirigea vers le passager, sans se départir d'un<br />
sourire devenu rare chez le personnel navigant. Parvenue à sa hauteur, elle se pencha en<br />
avant, dévoilant un décolleté à faire pâlir une limande. Elle ne pouvait pas s'agenouiller,<br />
supportant visiblement mal la contrainte de la jupe étroite.<br />
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4<br />
LE LUTIN BLOND<br />
- Que puis-je faire pour vous ? dit-elle dans un français impeccable, ce qui n'était pas un gage<br />
de ses origines, le multilinguisme parfait étant indispensable dans une compagnie d'envergure<br />
internationale.<br />
- Me servir… de bouclier humain ! Déclama Omar en appliquant une arme à feu sur son<br />
ventre.<br />
Elle n'avait pas vu le revolver. Elle frissonna, ferma les yeux, se sentit défaillir. Puis, elle reprit<br />
le dessus, sachant parfaitement que ce type de situation pouvait survenir. Elle avait été<br />
préparée, formée, avertie durant ses longues périodes d'apprentissage. Seulement, il s'agissait<br />
de sa première fois, de son premier détournement d'avion. Comment n'avait-elle pas su<br />
détecter cette éventualité ? Ce jeune homme avait l'air normal, voire sympathique, malgré une<br />
affligeante tache de vin barrant son front. Six années sans le moindre ennui et voilà que tout<br />
basculait.<br />
- Je vous en supplie ! Implora l'hôtesse de l'air. Ne commettez pas de folie ! Je vous en<br />
supplie ! J'attends… un bébé !<br />
Elle ne sut pas si le sourire d'Omar provenait de la joie engendrée par la nouvelle, d'une sorte<br />
de compassion ou s'il était tout simplement narquois, le terroriste se délectant de posséder un<br />
aussi précieux bouclier humain. Comment avait-il réussi à passer cette arme à la barbe des<br />
détecteurs de métaux ?<br />
- Levez-vous en douceur, ordonna-t-il en agitant le flingue dans son chemisier. Pas de<br />
mouvement brusque si vous tenez à revoir le père de l'enfant !<br />
Elle obtempéra lentement, comme le preneur d'otage l'exigeait. Il se leva en même temps<br />
qu'elle, la braquant du mieux possible. Six autres hommes se redressèrent également,<br />
surveillant dans sa direction, attendant qu'il donne le signal de l'action. Ils se jetèrent au<br />
milieu du couloir, menaçant les passagers avec des pistolets mitrailleurs pris sous leurs sièges,<br />
vraisemblablement cachés par des complices à l'aéroport JFK, à New York.<br />
Une vague de hurlements déferla dans l'avion, n'échappant pas aux oreilles des pilotes.<br />
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, sur le sol américain, les appareils avaient été dotés<br />
de portes blindées, actionnables exclusivement par les personnels installés dans la cabine de<br />
pilotage. Ils n'avaient qu'une consigne dans ce cas-là : verrouiller et poser l'appareil dans les<br />
meilleurs délais. Même si cela leur fendait le cœur, même si les passagers, les hôtesses et les<br />
stewards devaient être exécutés les uns après les autres, les pilotes avaient ordre de ne pas<br />
céder au chantage. Quoi qu'il en coûte !<br />
Deux téméraires se ruèrent sur le terroriste le plus proche de leurs sièges, sachant<br />
pertinemment que l'issue ne pouvait être que fatale. Les terroristes ayant frappé le sol<br />
américain avaient donné des idées aux révolutionnaires et intégristes de tous poils ; ces<br />
derniers n'ignoraient pas que la meilleure sécurité du monde comportait systématiquement<br />
des failles. Aucun pays n'était à l'abri de l'enfer venu du ciel. Omar fit volte face avec sa<br />
charge humaine et prouva à ceux qui en doutaient, qu'il disposait de nerfs d'acier, de réflexes
LES K, TOME 2<br />
prodigieux et d'une détermination en béton. Il ajusta les passagers et fit exploser leurs<br />
cervelles en lâchant deux coups. Il n'y eut aucune balle perdue.<br />
- Que cela vous serve de leçon ! Si jamais l'un de vous bouge, non seulement je l'abattrai,<br />
mais j'abattrai également cinq autres personnes devant ses yeux ! Mohammed !<br />
- Oui, chef ?<br />
- Remets les corps en place et attache-les avec leurs ceintures ! Le couloir doit être libre de<br />
toute entrave !<br />
- Oui chef ! Répondit le sbire.<br />
Un autre terroriste, guère plus haut qu'un enfant de douze ans, s'approcha et lança au<br />
responsable du commando de l'air :<br />
- Avec les cris et les coups de feu, je n'ai pas pu rentrer dans la cabine !<br />
- Cela n'a aucune importance, Aziz. Je l'avais prévu.<br />
- Qu'est-ce qu'on fait ? On force l'hôtesse à les faire ouvrir ?<br />
Cette dernière pâlit instantanément ; les pilotes refuseraient obstinément, les pirates<br />
s'emporteraient, ils l'abattraient sans sommation, juste pour faire un exemple. Crier ? Hurler<br />
sa condition de future maman, afin de sensibiliser les passagers et les forcer à réagir en masse,<br />
au risque de déclencher un carnage, tout en ayant une bonne chance de maîtriser les preneurs<br />
d'otage, en net sous nombre ? Comment savoir quel était le bon choix, la bonne attitude à<br />
adopter ? Elle opta pour le dialogue, peut-être plus constructif.<br />
- Ils n'ouvriront pas. La consigne, c'est de ne pas ouvrir, à aucun prix.<br />
- Je sais ! Fit Omar en appuyant son flingue dans les côtes de la jeune femme, un brin agacé<br />
par le fait qu'elle se mêle de la conversation.<br />
Il lança un regard sombre à l'hôtesse, lui signifiant que les femmes, chez lui, n'avaient pas le<br />
droit à la parole. D'ailleurs, elles n'avaient aucun droit, uniquement des devoirs. Il la renvoya<br />
vers un siège, sans ménagement.<br />
- Dégage ! Tiens-toi tranquille sinon… fit-il en désignant les corps inanimés des passagers<br />
ayant payé lourdement leur hardiesse.<br />
Elle obéit, ne croyant pas s'en tirer à si bon compte pour l'instant. Elle se sangla, par réflexe,<br />
priant le ciel pour revoir les siens, pour vivre de longues et heureuses années auprès de<br />
Damien, son mari, pompier à Paris.<br />
- Vas chercher ma mallette ! Siège 15 E !<br />
- Oui, chef !<br />
Le complice revint rapidement avec l'objet réclamé. Omar s'en empara et vint se poster près<br />
de la porte donnant sur la cabine. Hermétiquement fermée, blindée, elle assurait une sécurité<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
à toute épreuve aux pilotes. Le terroriste s'assit par terre et ouvrit la mallette. Elle était<br />
assurément peu commune avec son ordinateur intégré, ses câbles électriques, son<br />
stéthoscope, des papiers, des morceaux de métal, un cylindre lourd, des batteries et un<br />
renflement rigide inhabituel. A cela s'ajoutait un bazar incroyable, un nécessaire complet pour<br />
bureau, destiné à leurrer les observateurs de bagages dans les aéroports.<br />
Omar prit le cylindre et enfonça une mèche en tungstène. Il vissa le tout et attaqua le sol de<br />
l'avion, visant un point précis, repéré sur un schéma détaillé de l'Airbus. Rapidement, il<br />
découpa un carré de dix centimètres de côté dans la carlingue, peu épaisse à cet endroit. Il<br />
consulta une nouvelle fois son schéma et mit ses câbles en contact avec des fils précis<br />
courant dans une gaine.<br />
Dès que le branchement fut effectué, il vit apparaître l'ensemble de l'instrumentation sur<br />
l'écran LCD de son ordinateur portable. Tous les paramètres de vol correspondaient à ceux<br />
du vol AF 232. Il ajouta ensuite quelques interrupteurs ou rhéostats sur d'autres fils<br />
électriques, vraisemblablement pour contrôler la poussée des réacteurs, le système de train<br />
d'atterrissage, le positionnement des volets. Enfin, il fixa un banal joystick sur le port série du<br />
micro-ordinateur.<br />
Sous l'œil admiratif d'Aziz, surveillant les stewards et les hôtesses de l'autre, il se redressa, la<br />
première partie de sa mission achevée. Il démonta le stéthoscope, retirant l'élément<br />
ordinairement placé sur la peau du patient. Il fixa un embout métallique noirci et enfonça les<br />
"écouteurs" dans deux orifices du couvercle de la mallette. L'émission d'un sifflement<br />
continu signifia que le renflement suspect renfermait un mélange gazeux et qu'il s'échappait<br />
depuis l'introduction des écouteurs. Omar extirpa de sa poche un briquet Bic servant<br />
d'ordinaire à allumer une sèche. Il fit jaillir une flamme devant le stéthoscope bricolé et un jet<br />
bleuté se forma aussitôt.<br />
Pourvu de son chalumeau improvisé, il attaqua la porte blindée sans perdre une seconde de<br />
plus. Il concentra la flamme en un point unique, sachant à quel point le gaz était précieux,<br />
autant que le temps.<br />
- Alors, chef ? Demanda Aziz.<br />
- J'y suis presque ! Fit Omar.<br />
Au bout de deux minutes, il sentit un allongement brutal de la flamme, signifiant qu'elle<br />
venait de traverser la paroi. Il éteignit immédiatement son ustensile de perçage de coffre-fort<br />
et appliqua un curieux objet muni d'une ventouse. Il vissa, s'assurant d'une étanchéité<br />
parfaite, et pressa une gâchette, libérant un autre gaz. Il fixa son chronomètre multifonctions<br />
qui ne quittait jamais son poignet.<br />
- …huit, neuf, dix ! Acheva-t-il à haute voix. Ils sont morts. J'ai le contrôle de l'avion. Je<br />
vérifie les coordonnées. Nous ne sommes plus qu'à… cinq minutes de l'objectif !<br />
Aziz l'abandonna et montra cinq doigts tendus et déliés à ses complices tenant les passagers<br />
en joue. D'ordinaire, face à la victoire, ils auraient tiré des salves en l'air, manifestant
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bruyamment leur joie. Ils durent se contenir et se contentèrent d'un index et d'un majeur<br />
levés, formant le V de la victoire.<br />
Omar s'empara du joystick et l'effleura du bout des doigts, afin d'affirmer ses dires. Si<br />
l'empoisonnement au gaz neurotoxique avait échoué, les pilotes sentiraient la prise de<br />
contrôle de l'appareil et réagiraient immédiatement en passant sur le système de secours,<br />
connectable uniquement depuis la cabine de pilotage. Ce système figurait sur son schéma<br />
mais il était difficilement accessible. Il n'aurait plus le temps, ni les ressources de le shunter.<br />
Il fit tanguer l'appareil, à plusieurs reprises. Pas de contre-attaque des pilotes. Ils avaient péri<br />
dans d'atroces mais courtes souffrances.<br />
* *<br />
*<br />
Depuis une bonne demi-heure, un phénomène parasite paraissait perturber la session de<br />
formation délivrée par Malika Cissé. Yeux noirs et rieurs, cheveux inévitablement crépus ultra<br />
courts, bouche sensuelle qu'on imaginait croquant des fruits exotiques, la sculpturale<br />
Sénégalaise à la peau chocolat se trémoussait régulièrement sur son siège, se levait pour se<br />
dégourdir les jambes et suspendait brusquement son discours, l'œil rivé sur son écran<br />
d'ordinateur. Malika, la spécialiste de Brain Center, le produit à la pointe de l'intelligence<br />
artificielle, exerçait son métier en "free lance", dans des locaux mis à sa disposition par le<br />
propriétaire de la tour Total Elf Fina, le monument du quartier de la Défense.<br />
La session avait débuté trois jours plus tôt, réunissant sept stagiaires, tous issus de milieux<br />
scientifiques et bardés de diplômes et d'expérience professionnelle. Emballant la formation<br />
sur les chapeaux de roue, la belle Africaine n'avait pas pris conscience que ses élèves se<br />
déconcentraient parfois à trop lorgner sur sa plastique parfaite. Il s'ensuivait des questions<br />
sans réponse, les stagiaires la regardant bêtement lorsqu'elle les pilonnait d'interrogations. Les<br />
mâles présents durant la session eussent aimé qu'elle les torture autrement. Particulièrement<br />
Tristan Brunet, un cadre peu dynamique d'un spécialiste de l'avionique.<br />
Ce personnage portait son identité à merveille : de Tristan, il émanait une indécrottable<br />
tristesse, laissant supposer de lui qu'il ne ressentait aucune joie dans la vie. De Brunet, il tirait<br />
la couleur ébène de ses cheveux et de ses yeux. Il n'était ni beau, ni laid, selon les dires<br />
silencieux de son entourage. Sa grande taille était entachée par son manque flagrant de<br />
musculature, son visage commun était gâché par un nez aquilin d'une longueur excessive,<br />
laissant supposer qu'il réalisait sans mal l'exploit de fumer sous la douche ! Quant à ses mains,<br />
son véritable complexe, elles étaient extrêmement longues et fines, comme des pattes de<br />
poulet, achevées par des doigts pointus dont il arrondissait pourtant les ongles. Malgré sa<br />
conscience d'être invisible aux yeux des femmes, Tristan les observait avec intérêt et envie. Il<br />
se murait dans le silence, consentant à sortir de sa réserve uniquement lorsqu'on l'y<br />
contraignait.<br />
Depuis trois jours, il prenait ses repas à l'écart du groupe, au sous-sol, à seulement quelques<br />
encablures des autres. Il s'isolait toujours, par principe. Il se considérait comme un être<br />
asocial, frisant le délire de persécution, ressentant les paroles d'autrui comme de prodigieuses<br />
agressions. Malgré tout, il observait ses semblables, en silence, analysant chacun de leurs faits<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
et gestes. L'humanité le fascinait et l'horrifiait en même temps. Malika exerçait sur lui une<br />
véritable hypnose ; son corps de déesse, fait pour l'amour, son rire inimitable, ses mots justes,<br />
son caractère enjoué, tout l'enchantait en elle. Seulement, jamais il n'oserait lui faire part de<br />
ses désirs, de ses pulsions sexuelles, de sa furieuse envie de se jeter sur elle et de la dévorer<br />
petit à petit, en commençant par son adorable nuque dégagée, propice aux baisers et à la<br />
caresse.<br />
Il se contentait de l'observer sans mot dire, comme un chat guettant sa proie avec envie,<br />
incertain de s'en emparer. Ses yeux se promenaient sur ses longues jambes de gazelle,<br />
dénudées jusqu'à mi-cuisse et sur le décolleté généreux, mis en valeur par sa robe noire. Les<br />
rares bijoux en or qu'elle arborait, une chaînette à la cheville gauche, une chaîne fine au bout<br />
de laquelle pendait une Afrique en métal doré et une alliance flamboyante, brillaient de mille<br />
feux sur un fond chocolat, véritable écrin pour l'or.<br />
Cependant, depuis pas mal de minutes, Tristan percevait comme un flottement manifeste<br />
dans l'attitude de la jeune femme. Avait-elle remarqué son manège consistant à la déshabiller<br />
du regard ? Avait-elle perçu des désirs la mettant mal à l'aise ? Comment savoir ?<br />
Les autres stagiaires, les deux femmes comprises, se dévisagèrent à plusieurs reprises, comme<br />
si le mot d'ordre était : mais quelle mouche l'a piquée ?<br />
Malika faisait tellement preuve de nervosité qu'elle aurait entamé ses ongles s'ils n'avaient pas<br />
été couverts de vernis rouge particulièrement toxique.<br />
Tout à coup, elle se figea, les poings serrés, les yeux exorbités. Puis, contre toute attente, elle<br />
sauta de joie en s'exclamant :<br />
- Oui ! Oui ! Oui !<br />
Devant les regards interrogatifs, elle dut fournir rapidement une explication :<br />
- Le Sénégal mène 1 à 0 face au Brésil !<br />
- Vous suivez la demi-finale de football ? Questionna Denis Mallet, un membre de Dassault<br />
Industries, collègue de Tristan.<br />
- Oui ! J'ai une incrustation vidéo sur un quart de mon portable. L'administrateur réseau de la<br />
société l'a mis en activité depuis le début du mondial.<br />
- Vous êtes supporter du Sénégal ? Demanda une jeune stagiaire officiant dans une Start up.<br />
- Je suis une Sénégalaise de cœur et Française d'adoption !<br />
- Remarquez, fit le type de chez Dassault, il vaut mieux supporter le Sénégal que la France.<br />
Cette dernière ne s'est même pas qualifiée pour la coupe du monde ! Je n'avais jamais vu ça !<br />
Tous les matchs de qualification perdus ! Même contre la Crète, que les Allemands ont écrasé<br />
12-0 !<br />
- Quand le Sénégal joue, c'est un peu la France qui joue ! Osa Tristan.<br />
Loin de lui évoquer un passé colonial ! En fait, il parlait tout simplement de la naturalisation<br />
de Zidane, Viera, Wiltord et Anelka, d'excellents joueurs français ayant choisi d'émigrer à<br />
Dakar et d'en prendre les couleurs, ce changement de nationalité étant l'unique assurance de
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participer à la coupe du monde. Désormais privés de leurs Porsche et autres Ferrari,<br />
apparaissant à la télévision sénégalaise dans des spots publicitaires vantant des produits<br />
locaux, payés avec un lance-pierre, ils réapprenaient lentement et sûrement la valeur de<br />
l'argent. De plus, alors qu'ils se complaisaient dans la paresse sur les pelouses européennes,<br />
alourdis par les millions d'euros, ils galopaient désormais comme des antilopes, l'incursion<br />
imprévue mais rocambolesque de lions sur les terrains de foot poussiéreux les poussant à se<br />
surpasser.<br />
- C'est vrai ! Convint Malika. Nom de Dieu ! Ajouta-t-elle. Deuxième but du Sénégal ! Il ne<br />
reste plus que dix minutes à jouer ! On est les champions, on est les champions, on est, on<br />
est les champions ! Chanta-t-elle à tue-tête.<br />
La magie de l'Afrique avait frappé, dans tous les sens du terme. Magie des pieds en or de<br />
gamins jouant pieds nus, peu de temps avant leur engagement dans la plus prestigieuse des<br />
compétitions. Magie noire, aussi, de sorciers africains, de marabouts en lutte contre leurs<br />
homologues brésiliens, délivrant des incantations au diable, égorgeant quelques poulets,<br />
moutons et chèvres au nom du malin, afin qu'il se livre à une sarabande destinée à saper les<br />
forces et les talents des artistes brésiliens.<br />
Difficile de croire à ces balivernes, aux yeux des occidentaux. Seulement, la réalité parlait<br />
d'elle-même : depuis 2002, année de la rencontre entre les Bleus et le Sénégal, l'équipe au coq<br />
gaulois n'avait plus gagné un seul match. Le quidam sensé avait beau nier l'évidence, les<br />
statistiques parlaient d'elle-même : la France ne retrouvait plus le chemin du but.<br />
* *<br />
*<br />
Omar avait l'œil rivé sur l'écran de son portable, concentré comme jamais pour cette ultime<br />
mission confiée par Allah en personne. Il n'avait pas besoin de ses yeux et de repères naturels<br />
pour voler ; il était entraîné à voler en aveugle, aux instruments de navigation. Dans moins<br />
d'une minute, le grand ordonnateur viendrait lui ouvrir les portes du paradis en personne.<br />
Il leva les yeux un bref instant et lança à l'hôtesse de l'air terrorisée :<br />
- Il ne connaîtra jamais son père…<br />
* *<br />
*<br />
La digression footballistique entreprise avec Malika avait détendu les esprits. Il était près de<br />
seize heures, l'heure de la sacro-sainte pause arrivait. Cette tradition typiquement française se<br />
déroulait invariablement de manière identique. L'assistance se séparait en groupes<br />
parfaitement distincts. D'un côté, on retrouvait les inévitables accrocs à la cigarette, se ruant<br />
en salle fumeur pour griller deux sèches d'affilée quand les plus expérimentés ne pulvérisaient<br />
pas le record en consommant trois pollueuses. Ensuite, il y avait le groupe des accrocs à la<br />
caféine, nettement moins enquiquinants que les membres de la première caste. Ceux-là<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
nécessitaient leur dose de breuvage noir pour faire fonctionner leurs neurones. Après, on<br />
trouvait les spécialistes de l'occupation des toilettes ; ils recrutaient fortement parmi les<br />
buveurs de café, l'absorption de liquide n'étant pas sans conséquence. Enfin, il restait les<br />
maniaques du portable, contactant leurs boîtes respectives, croyant qu'ils étaient<br />
indispensables au bon fonctionnement de leur entreprise alors que tout le monde le sait, les<br />
cimetières sont remplis de personnes indispensables.<br />
Tristan constituait une caste à part entière, ne comportant qu'un seul membre : les solitaires.<br />
Il préférait demeurer en place dans la salle de formation, seul face à la machine, répétant les<br />
exercices, relisant les formules de programmation, analysant les conséquences de révélations,<br />
calquant son apprentissage au modèle de son entreprise. Le maigrichon n'avait pas le<br />
charisme, ni la gouaille de Denis Mallet, son collègue. Son image terne le décrivait comme un<br />
professionnel efficace mais sans avenir dans la hiérarchie. Spécialiste dans son domaine il<br />
était, spécialiste il resterait toute sa carrière professionnelle.<br />
Un ronflement sourd, mêlé à un sifflement suraigu de turbo, avait mis un terme à la séance<br />
de rigolade et de débat sur la stratégie des footballeurs tricolores. Dans un mouvement<br />
collectif parfaitement synchronisé, les sept stagiaires et leur formatrice avaient tourné leur<br />
tête dans la même direction, vers les fenêtres donnant sur l'ouest de Paris, vers la préfecture<br />
des Hauts-de-Seine, Nanterre et bien au-delà. La frayeur, la terreur du 11 septembre 2001<br />
ressurgit dans l'esprit d'hommes et de femmes, des centaines, voire des milliers à cette heure<br />
avancée de l'après-midi. En une fraction de seconde, les usagers réguliers et occasionnels de<br />
la tour Total Elf Fina devinrent les frères de sang de ceux qui avaient péri dans les Twin<br />
Towers, à Manhattan.<br />
Un gros avion, un moyen courrier se dirigeait droit vers la tour, en plein centre, décidé à la<br />
faucher comme les tours américaines. Pétrifiés, les stagiaires furent incapables d'esquisser le<br />
moindre geste mais leurs cordes vocales vibrèrent d'horreur à s'en déchirer les tissus. Les<br />
souvenirs se bousculant, un dernier mot pour l'être aimé, en silence, au fond du cœur,<br />
emporté à jamais. La salle, située au vingt-septième étage, constituait un point d'impact idéal.<br />
Inutile de se jeter à terre, inutile de fuir, la mort l'emporterait.<br />
Tristan se redressa et se rua vers la vitre, glissant comme un surfeur chevauchant une<br />
déferlante. Plus que la rapidité hallucinante avec laquelle il se déplaça, c'était le mouvement<br />
qui dénotait. Il trahissait une origine mystérieuse. Voulait-il profiter de ses derniers instants<br />
de vie, devenir le premier à mourir, le tout premier déchiqueté par l'explosion du kérosène, le<br />
broyage des poutrelles de béton, le découpage des structures du bâtiment par le fuselage et<br />
les ailes de l'appareil ? Fasciné par la vision cauchemardesque de l'imminence de sa propre<br />
mort, Tristan ne songea pas une seule seconde à se protéger le visage, symboliquement.<br />
Ebahie par l'attitude de son stagiaire, bravant la mort, narguant la grande faucheuse, Malika<br />
ne comprit rien à rien lorsqu'elle le vit esquisser trois pas en arrière et tendre les bras en<br />
avant, les paumes des mains face à l'avion piraté. La suite, elle ne pourrait jamais l'oublier.<br />
Cela dépassait les légendes vaudoues les plus folles qu'elle avait entendues de la bouche<br />
même de sa grand-mère, au Sénégal. Une nuit noire, parsemée de minuscules étoiles
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scintillantes, pareilles à des trous d'aiguille dans un drap éclairé par l'arrière, s'échappa des<br />
mains de l'homme décharné. Les deux paumes lâchèrent leurs salves continues avec une<br />
parfaite synchronisation, traversant le verre fumé sans lui causer le moindre dommage. A<br />
l'extérieur, le diamètre du jet noir s'agrandit au fur et à mesure qu'il s'éloignait de son<br />
émetteur. Les jets fusionnèrent bientôt partiellement, formant une figure semblable à la<br />
réunion mathématique de deux cercles ou à la vision de l'œil humain dans une paire de<br />
jumelles. L'Airbus heurta le rayon obscur. Heurter n'est pas le verbe approprié ; l'avion<br />
s'enfonça dans la lumière noire, comme si un navire sombrait corps et biens dans l'immensité<br />
océanique, entraîné irrémédiablement par le fond.<br />
L'avion s'engouffra totalement, comme avalé. Une fois la queue de l'appareil engloutie par la<br />
noirceur étoilée, le vacarme assourdissant des réacteurs cessa brusquement. Ce fut cet instant<br />
que Tristan choisit pour cesser son émission surnaturelle.<br />
* *<br />
*<br />
Les stagiaires ayant cru leur dernière heure arrivée, ils n'en croyaient pas leurs yeux. Vivants !<br />
Ils étaient vivants, contre toute attente ! Les palpations réflexes furent d'usage, histoire de<br />
vérifier qu'ils n'avaient pas perdu les dernières étincelles de vie. La surprise passée, les visages<br />
se tournèrent instinctivement vers Tristan, les mains auréolées d'une nuit impénétrable.<br />
Malika fut la première à rompre le silence, la gorge nouée par un mélange d'angoisse et de<br />
stupéfaction :<br />
- Tristan… Comment avez-vous fait… ça ?<br />
La question eut l'effet d'une douche glaciale sur lui. Incrédule, les yeux rivés sur ses mains<br />
baignées d'une brume noire, il se mit à trembler comme une feuille et se prosterna<br />
brutalement, pétrifié par sa découverte. A moins que ce ne soit que l'ampleur du geste qui le<br />
plonge dans un tel état ! L'étrange noirceur décrut lentement, comme une bougie soufflée,<br />
lâchant des volutes de fumée, rougeoyant de moins en moins. Il marmonnait quelque chose<br />
dans le style "Seigneur".<br />
De nouvelles paroles de Malika, parlant au nom du groupe, le ramenèrent à la réalité.<br />
- Tristan… Qui êtes-vous ?<br />
Il leva les yeux vers son interlocutrice. Les autres stagiaires le fixaient comme une bête<br />
curieuse, découvrant qu'il n'était pas normal. Pas normal. Il n'avait jamais été normal de sa<br />
vie. Les autres le savaient, ils le sentaient, ils le… flairaient !<br />
Il se redressa lentement, péniblement, abattu et il eut enfin le courage de soutenir le regard de<br />
ses confrères et consoeurs d'un jour. Il prit sa veste et l'endossa. Il remplit sa sacoche avec<br />
ses crayons, support de cours et livre d'exercices. Il débarrassa la table de toutes les traces de<br />
son passage. Puis, il se détourna et franchit la porte donnant sur la salle de formation.<br />
- Mais enfin, Tristan ! Fit Denis. Mais réponds !<br />
11
12<br />
LE LUTIN BLOND<br />
L'homme aux mains d'ombre suspendit sa sortie. Il se retourna et fit jaillir la lumière noire<br />
aux pieds de son collègue. Le pauvre type plongea en enfer ou dans un lieu totalement<br />
inconnu. A moins qu'il n'ait été absorbé par un vortex fait d'antimatière ! Les regards se<br />
croisèrent et les premiers cris s'échappèrent des gorges, les témoins pressentant un sort<br />
identique. Le jet se déplaça à une vitesse fulgurante, absorbant les humains, un à un.<br />
Lorsqu'il fit face à Malika, il hésita. Les autres lui sortaient par les yeux ; ils ne représentaient<br />
rien que de sinistres personnages, des puissants le méprisant au plus haut point. Ils n'étaient<br />
que d'informes vers de terre !<br />
Pas Malika… La jeune et brillante formatrice l'estimait pour son intelligence, pour ses rares<br />
mais pertinentes questions. Elle ne lui voulait pas de mal. Elle était différente. Ses origines<br />
africaines l'avaient probablement amenée à côtoyer des phénomènes paranormaux. Il y avait<br />
bien un marabout dans sa famille, avec un peu de chance ! Elle comprendrait.<br />
Elle ne comprit point ! Au contraire, elle se rua vers le fond de la salle, direction la porte<br />
donnant sur une autre salle de formation. Totalement paniquée, elle ne songea qu'à une seule<br />
chose : mettre le plus de distance entre elle et lui. Elle traversa la salle annexe comme une<br />
fusée, malgré l'étroitesse de sa jupe entravant sa course. Jaillissant de la pièce, elle bifurqua<br />
vers le plateau des ascenseurs. Elle frappa le bouton d'appel à de nombreuses reprises.<br />
"Trop lent !" Pensa-t-elle.<br />
Le monstre paraîtrait bientôt et l'abattrait sans sommation. A moins qu'il s'en prenne aux<br />
autres employés du vingt-septième étage et qu'il les anéantisse tous, sans l'ombre d'une<br />
hésitation ! Elle devait vivre pour témoigner, pour dénoncer cet incroyable et destructeur<br />
pouvoir. L'escalier de service ! Même si sa descente était plus lente qu'avec l'ascenseur, elle<br />
serait en sécurité. Elle courut et tourna à droite, au hasard. Vingt-sept étages à dévaler ! Par<br />
chance, il s'agissait de descendre. De plus, elle avait été championne de demi-fond, un détail<br />
d'importance !<br />
Elle s'engouffra dans l'espace confiné et monotone. Elle fonça, sautant les marches quatre à<br />
quatre, risquant de se rompre le cou à chaque étage. Lorsqu'elle atteignit le dix-huitième<br />
niveau, elle stoppa sa course, décidant de semer son adversaire. Elle pénétra dans les bureaux<br />
d'une société dont elle ignorait tout. Un groupe d'hommes d'affaire patientait devant l'espace<br />
aboutissant aux quatre ascenseurs. Elle se mêla à eux, le cœur battant, le souffle haletant, des<br />
rigoles de sueur perlant sur ses tempes. Les cadres supérieurs, cravatés et costumés malgré la<br />
chaleur, notèrent son trouble. Ils ignoraient qu'elle était plongée dans la frayeur la plus<br />
complète, que seul son instinct la conduisait vers la voie de la survie.<br />
Les portes s'ouvrirent, l'assemblée s'enfonça dans la cabine. Une fois verrouillée, elle plongea<br />
dans le vide.<br />
* *<br />
*
LES K, TOME 2<br />
Tristan était ébahi par l’étendue de son don. Au cours de son existence, à de nombreuses<br />
reprises, il avait constaté des phénomènes surnaturels. Il haïssait la lumière, sans comprendre<br />
pourquoi. A l’inverse, il se délectait des virées nocturnes, effectuées en solitaire. La nuit<br />
l’enveloppait d’un manteau sécurisant, apaisant. De là à imaginer qu’il possédait ces dons !<br />
D’où les tirait-il ? Qui étaient ses parents dont il ignorait même l’apparence, lui, le fils de<br />
l’assistance publique ? Tant de questions et un embryon de réponse, face à la terreur, il y a<br />
quelques minutes.<br />
Son étonnement ne parvenait pas à masquer sa déception. L'attitude de Malika l'avait heurté.<br />
Il avait espéré qu'elle comprendrait sa situation, qu'elle ferait preuve de compassion. La<br />
noirceur de sa peau y était pour beaucoup, inconsciemment. Les femmes noires l’attiraient<br />
davantage, pour des questions génétiques, organiques ou autres. Sa nature le poussait vers<br />
elles. Il était déterminé à épargner la formatrice, voire à la prendre à ses côtés. La Sénégalaise,<br />
mère d'une petite fille et mariée à un diplomate, ne l'entendait certainement pas de cette<br />
oreille. Désormais, elle incarnait un témoin gênant, une source d’ennuis. L’amie s’était<br />
changée en ennemie.<br />
- Dommage pour toi, beauté sauvage ! Déclara l'homme aux poings d'ombre. Tu n'as rien<br />
compris ! Rien du tout ! Je ne savais pas ce que je pouvais faire… Il a fallu qu'un con joue au<br />
remake des tours infernales pour que je découvre ma force, ma puissance. L'ombre… est<br />
mon amie, ma confidente depuis toujours !<br />
Il ferma les yeux et se remémora les événements récents. Un détail le frappa aussitôt.<br />
L'ombre dégagée par chacun des participants avait une… saveur, une… odeur… L'ombre<br />
caractérisait chaque être. Y compris Malika ! Il la perçut instantanément.<br />
- Je sais où elle se trouve ! S'écria-t-il.<br />
Son regard se porta vers l'ombre de la porte, découpée par le soleil éclatant de ce mois de<br />
juillet. Il fit quelques pas et plongea dans la noirceur couvrant le sol.<br />
* *<br />
*<br />
Les cadres blonds comme les blés, originaires des déserts sibériens d’après la nature et le<br />
débit de leur langue, venaient de quitter la cabine d’ascenseur au troisième étage. Par peur de<br />
se retrouver une nouvelle fois seule, Malika emboîta leurs pas. Elle se dirigea vers l’accueil de<br />
la société et se rua soudainement vers l’escalier de service. Trois étages ! Seulement trois<br />
étages à parcourir et elle atteindrait le niveau zéro. Là, elle rejoindrait le métro, à quelques<br />
enjambées de la tour Elf. Elle se fondrait dans la foule, elle disparaîtrait. Et ensuite ?<br />
Comment exercer son métier ? Comment poursuivre son existence sans l’ombre de ce fou<br />
furieux la poursuivant à vie ? Déposer une plainte auprès des forces de l’ordre ? A quoi bon !<br />
Ils ne croiraient pas un mot de son récit et ce malade les étrillerait sans difficultés ! Il fallait<br />
une protection digne de ce nom.<br />
13
14<br />
LE LUTIN BLOND<br />
« Les K ! Ces mutants sont du bon côté ! Malheureusement, ils vivent loin ! Je n’ai pas le<br />
choix. Ce sont les seuls aptes à me comprendre et à me protéger ! »<br />
Elle reprit sa course infernale, sautant les marches quatre à quatre. Au dernier niveau, elle<br />
stoppa brusquement. L’éclairage venait de sauter, plongeant la cage d’escalier dans une<br />
relative obscurité, à peine rompue par les veilleuses de secours. Il lui fallut une bonne dizaine<br />
de secondes pour que ses yeux s’habituent à la pénombre. Tétanisée par la peur, elle sentit<br />
l’ombre s’animer. Une brume noire émergea du sol et s’éleva peu à peu, prenant forme<br />
humaine.<br />
Malika recula et trébucha. De Tristan, elle vit d’abord le dos, puis le visage, lorsqu’il consentit<br />
à lui faire face.<br />
- Qui êtes-vous ? Lâcha-t-elle, la voix mal assurée.<br />
- Si seulement je le savais ! Par contre, ce que je n’ignore pas, ce sont tes intentions ! Tu veux<br />
colporter ta découverte, parler de moi pour te protéger. Quel dommage ! J’espérais te<br />
conquérir, te choyer, faire de toi mon alliée. Tu me fuis comme si je n’étais qu’un monstre !<br />
Je ne suis pas que cela… J’ai un cœur, aussi ! Je peux aimer ! Mais personne ne s’en soucie…<br />
Personne… Tu as fait le mauvais choix, Malika ! Acheva-t-il en élevant sa voix avec force et<br />
rage.<br />
Il déchaîna l’enfer sur elle, l’engloutissant dans la nuit noire, la prenant sans pitié, avalant<br />
l’escalier, les murs au passage, incapable de stopper sa furie. Ce ne fut que lorsqu’il reçut des<br />
gravats à ses pieds qu’il prit conscience de l’ampleur des dégâts engendrés. La lumière du jour<br />
pénétrait dans l’anfractuosité creusée par le jet de lumière noire. Il avait percé la tour de part<br />
en part, avalé tous les matériaux, anéanti tout ce qui se trouvait dans le rayon de ses paumes.<br />
Il disparut dans l’ombre projeté par les pans de mur intacts, secoué par un ricanement<br />
démoniaque.<br />
* *<br />
*<br />
Le commissariat de police de Poitiers prenait des allures de foire aux bestiaux. Les flics en<br />
tenue, comme les inspecteurs en civil, s’agglutinaient en masse autour du bureau de Désiré<br />
Prosper, le sympathique commissaire d’origine martiniquaise. Le patron des lieux avait eu<br />
beau baisser les stores du bocal vitré, ses collègues plaquaient leurs yeux contre le verre,<br />
cherchant à découvrir les occupants à travers les maigres interstices des lames d’aluminium.<br />
Pourquoi ? Le boss recevait deux hôtes de marque : Martin Lemur, alias Minus, des K,<br />
accompagné de Gwendoline, dite Gitane, sa comparse aux dons de voyance si étonnants.<br />
Bien que Martin fût le brillant génie et le chef spirituel des K, les oiseaux de la basse-cour<br />
n’avaient d’yeux que pour la belle égérie des supers héros. Gwendoline arborait une jupe ultra<br />
moulante, rouge pompier, courte comme le programme politique du front national, et un<br />
bustier d’un blanc virginal entièrement occupé par sa généreuse poitrine, ne cachant rien de<br />
son ventre parfait et rond. Juchée sur des talons aiguilles noirs, elle ne cessait de déambuler<br />
dans le bureau, s’éventant avec une feuille de papier pliée en accordéon. De temps en temps,
LES K, TOME 2<br />
elle se posait sur un siège en tissu, croisant et décroisant les jambes, supportant mal la<br />
chaleur.<br />
Les mâles, en rut ou non, adoraient l’été et la canicule pour cette raison : l’occasion d’admirer<br />
une déesse réincarnée et descendue sur Terre. Dès qu’elle se déplaçait, ils suivaient ses<br />
mouvements ondulatoires, ses déhanchements involontairement suggestifs (la faute aux<br />
talons aiguilles). Ils se fichaient pas mal des propos de leur chef, nettement moins attractifs<br />
qu’un battement de cil de la jeune beauté. Pourtant, Désiré Prosper était la coqueluche des<br />
femmes, un traitement dû à son élégance naturelle, sa musculature à la Carl Lewis, ses<br />
fringues nickel et sa Ford Mustang entretenue avec maniaquerie.<br />
Minus souffrait des degrés Celsius. Engoncé dans un fauteuil, il suait à vue d’œil malgré<br />
l’économie de gestes et de paroles. Ses nombreux et encombrants gadgets le tenaient au<br />
chaud ; un avantage en hiver, un inconvénient en été. Il n’avait pas encore planché sur un<br />
système de climatisation embarquée mais il y songeait fermement depuis son entrée dans le<br />
bocal du commissaire Prosper, sans air frais. Cependant, l’heure n’était pas à la discussion du<br />
confort très relatif dont bénéficiait la police. Martin et Désiré débattaient des premiers<br />
résultats du système de coopération mis en place entre les supers héros et les forces de<br />
l’ordre unifiées comprenant la police nationale, la police municipale et la gendarmerie.<br />
Depuis six mois, les six comparses se relayaient jour et nuit, semaine et week-end, afin<br />
d’épauler les forces régulières grâce à leurs pouvoirs spécifiques. Cependant, ils n’étaient que<br />
des humains. Des mutants, certes, mais des humains limités. Les limites approchaient<br />
dangereusement. Dans un premier temps, ils avaient joué un effet dissuasif, faisant reculer la<br />
criminalité de manière spectaculaire. Puis, peu à peu, les voyous de tous poils avaient repris<br />
confiance et s’étaient déchaînés de plus belle, risquant une confrontation fatale avec l’un des<br />
héros. Le rythme les épuisait ; les échecs d’Hélène et d’Hubert à leurs examens de fin d’année<br />
attestaient du surcroît d’activité. Sébastien était passé en seconde année de justesse,<br />
Gwendoline n’avait pas particulièrement brillé. Viviane s’en était sortie honorablement.<br />
Quant à Martin, son génie naturel avait fait la différence, le portant en tête des élèves, toutes<br />
promotions confondues sur des décennies. C’était l’exception confirmant la règle.<br />
- Les résultats sont positifs ! S’enthousiasma le commissaire pour une énième fois. A part la<br />
bande des flambeurs, véritablement insaisissable, la collaboration est un véritable succès. Il<br />
faut poursuivre !<br />
- J’entends bien mais nous ne sommes pas assez nombreux. Les tours de garde sont trop<br />
répétitifs, nous n’avons pas suffisamment de temps pour récupérer. Hubert, la véritable force<br />
de la nature, ressemblera bientôt à une serpillière. Les mesures de sa force montrent une<br />
constante et inquiétante diminution. Gwendoline souffre de nombreuses migraines,<br />
l’incapacitant au plus haut point, annihilant même son pouvoir. Sans son pouvoir, elle est<br />
aussi démunie que vous-même.<br />
- Compensez avec vos gadgets !<br />
- Je n’ai plus le temps matériel de réfléchir, d’inventer, de créer. Nous vivons sur nos acquis,<br />
sans progression. Tôt ou tard, la stagnation nous sera fatale.<br />
15
16<br />
LE LUTIN BLOND<br />
Le commissaire se prit la tête entre les mains et s’affala sur le sous-main griffonné de son<br />
bureau. Il le heurta volontairement, à plusieurs reprises, en signe de désespoir. Poitiers était<br />
en passe de devenir une ville modèle en matière de sécurité, grâce à ses héros. Qu’ils<br />
craquent, qu’ils se sentent rejetés ou même seulement abandonnés, découragés, et ils<br />
lâcheraient leur boulot supplétif, rendant la cité du Poitou aux mains de la racaille. De plus, il<br />
avait cette insaisissable bande s’en prenant aux véhicules de tous types, les toastant avec des<br />
lance-flammes, des cocktails Molotov et des grenades défensives (les pires, comme ne<br />
l’indique leur nom). Ses hommes arrivaient systématiquement trop tard, les indicateurs<br />
n’arrivaient pas à récolter une miette d’informations sur ces rapaces fondant sur leurs<br />
objectifs à la vitesse de l’éclair. Quant aux K, ils échouaient tout pareil. Ils n’étaient pas plus<br />
véloces, malgré l’acquisition commune d’un vieil Espace Renault de la deuxième génération.<br />
Même motorisés, leurs déplacements n’en demeuraient pas moins poussifs. Martin avait<br />
pallié au plus pressé en dotant le groupe d’un véhicule. Malgré tout, il limitait leur rayon<br />
d’action. Et ça, les voyous le savaient : Châtellerault, Ruffec, Montmorillon, les plus grosses<br />
cités voisines de la préfecture connaissaient des attaques sans nom, causant une fuite de la<br />
population. Même les plus petits villages n’étaient pas à l’abri ; pour peu qu’il y ait une poste,<br />
une banque ou une station service sur la place du bourg, elle subissait des hold-up à<br />
répétition.<br />
- Commissaire… Je ne conteste pas l’efficacité de notre action commune sur Poitiers mais les<br />
alentours sont inaccessibles. Vos statistiques le démontrent, n’est-ce pas ?<br />
Le patron de la police opina du chef, en signe d’approbation.<br />
- Il faut changer notre façon de travailler, suggéra Gwendoline, étrangement silencieuse,<br />
jusqu’à présent.<br />
Sa voix sensuelle et chaude plongea le commissaire dans une relative torpeur où il s’imagina<br />
allongé sur une plage de sable blanc, sirotant un cocktail rafraîchissant, admirant derrière ses<br />
lunettes de soleil la superbe naïade émergeant de l’onde dans un ravissant deux pièces ne<br />
cachant rien de son anatomie.<br />
- Vous m’écoutez, commissaire ? Fit la jeune femme en haussant le ton.<br />
- Hein ? Oui ? Vous disiez ?<br />
- Ah ces hommes ! Ils ne cessent de penser que les femmes parlent pour ne rien dire !<br />
- Non, non ! Loin de moi cette idée ! Je réfléchissais… mentit-il à moitié.<br />
- Gwendoline a entièrement raison, reprit Martin. Il faut changer notre manière d’agir.<br />
Poursuivre dans cette voie ne nous mènera nulle part. Il faut bâtir solidement, utiliser une<br />
méthode réfléchie et éprouvée. Nous avons bricolé une collaboration à la va-vite,<br />
insatisfaisante pour tous. Je ne peux pas me résoudre à rompre notre collaboration mais un<br />
recul est indispensable pour trouver des solutions de longue durée. En même temps, j’ai<br />
peine à imaginer de remiser nos dons au placard.<br />
- Surtout pas ! Clama le commissaire. Vous jouissez d’une aura magique qu’il serait judicieux<br />
de préserver. En vous retirant, le sentiment d’abandon s’emparerait de la population et les
LES K, TOME 2<br />
criminels jugeraient votre retrait comme une victoire suprême. D’un autre côté, vous<br />
connaissez les moyens ridicules affectés à la police. Nous ne pouvons pas lutter avec des<br />
voleurs équipés de Mercedes ou de BMW. Nos pâles Peugeot diesel déclarent forfait avant<br />
même de combattre. Nous n’avons pas un centime à vous filer pour vous sponsoriser…<br />
Le match nul pointait à l’horizon. La présence d’Hubert, Hélène, Viviane et Sébastien<br />
n’aurait pas changé grand-chose à la teneur de la conversation. Leur lutte devenait chaque<br />
jour plus routinière, plus prévisible, plus stérile et donc, plus dangereuse. L’accident redouté<br />
n’était pas survenu, grâce à un entraînement régulier. L’entraînement ne faisait pas tout…<br />
* *<br />
*<br />
La mystérieuse et provocante Gwendoline avait interrompu la discussion en demandant, en<br />
quelque sorte, une suspension de séance. Elle souhaitait s’entretenir en particulier avec Désiré<br />
Prosper et hors de la vue libidineuse de ses collègues, si possible. Flatté, le Martiniquais<br />
demanda la confirmation à deux reprises, osant à peine croire que lui, adoré de la gent<br />
féminine, allait s’isoler avec une somptueuse créature. Il se prit à rêver d’une idylle naissante<br />
avec la gitane.<br />
Il jeta son dévolu sur la pièce réservée aux interrogatoires, un minuscule réduit dépourvu de<br />
fenêtres, de vitre sans tain comme dans les séries américaines et accessible par une porte<br />
unique, sérieusement blindée, protégée par une serrure cinq points.<br />
Elle lança un clin d’œil à Martin. A la mine ahurie dont il fit preuve, ce dernier éprouvait<br />
toutes les peines du monde à comprendre quel jeu jouait sa complice. Il demeura prostré<br />
dans le bureau du commissaire, assommé par la chaleur, les bras ballants.<br />
« Gwendoline a une idée en tête. Mais laquelle ? » Songea-t-il en silence.<br />
A peine la porte de la pièce grise et terne fut-elle fermée, la serrure se verrouilla<br />
instantanément.<br />
- Eh ! Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? S’exclama Désiré.<br />
- Rien d’inquiétant. Une serrure peut se bloquer.<br />
- Quoi ? Elle peut… Vous voulez dire que vous venez d’utiliser votre pouvoir de<br />
changement possible du futur ?<br />
- Exactement ! Fit la jeune femme, affichant un sourire éclatant de blancheur, souligné par un<br />
rouge à lèvres carmin.<br />
- Oh ! Fit le commissaire. Vous allez rendre jalouse des dizaines de femmes, des centaines<br />
d’admiratrices ! Poursuivit-il sans se vanter.<br />
- Vraiment ? Minauda Gwendoline en le forçant à s’asseoir sur l’unique chaise présente dans<br />
la pièce.<br />
Elle le maintint en place en posant un doigt sur son front. Puis, elle le fit glisser sur la joue du<br />
commissaire, tournant autour de lui comme un chat autour d’une souris, laissant l’index filer<br />
17
18<br />
LE LUTIN BLOND<br />
sur la nuque, titillant la libido du Martiniquais. Il était à cent lieues d’imaginer la teneur de son<br />
manège. Il ignorait tout simplement que le cœur de la jeune femme était pris, depuis quelques<br />
temps et qu’elle taisait son amour, par pudeur, par peur du rejet, paradoxalement peu sûre<br />
d’elle-même. Cependant, Gwendoline avait été gâtée par dame nature, cela renforçait son<br />
pouvoir mystique.<br />
- Je suis d’un naturel très jaloux, commissaire. Vous savez ?<br />
- Vous pourriez m’avoir pour vous toute seule !<br />
- Oh ! Petit coquin ! Nous pourrions faire de grandes choses, tous les deux. Nous pourrions<br />
créer un futur où vous nous donneriez de vrais moyens pour combattre le crime, où vous<br />
seriez un personnage important, essentiel, même !<br />
Insensiblement, elle utilisait son pouvoir de modification de l’avenir. Si Désiré Prosper<br />
possédait des financements cachés, des caisses noires pour les coups durs, des véhicules<br />
surpuissants pour une efficacité maximale des interventions, elle le saurait. Il était quasiment<br />
en état d’hypnose. Par ses questions, Gwendoline avait le pouvoir de lui faire avouer<br />
n’importe quoi.<br />
- Regardez-moi dans les yeux, beau commissaire, susurra-t-elle avec douceur, usant de sa voix<br />
suave. Dites-moi que vous pouvez m’aider !<br />
- Hélas, Gwendoline ! S’exclama-t-il au bord des larmes. Je voudrais pouvoir tout vous<br />
donner, tout ! Je rame pour faire survivre notre commissariat. Les hommes se payent leurs<br />
uniformes, les gilets pare-balles, leurs cours d’informatique. Je m’arrange avec les gendarmes<br />
pour toucher du carburant à meilleur prix, je négocie systématiquement tout, comme un<br />
marchand de tapis. Votre aide est… providentielle ! Ne nous abandonnez pas, je vous en<br />
prie ! Que deviendrions-nous sans vous ?<br />
Son regard évoquait plus la panique que le mensonge. Il disait la vérité et cela le bouleversait.<br />
Prenant brusquement conscience de l’état dans lequel elle avait plongé Désiré, elle constata<br />
qu’il avait glissé de sa chaise et s’était agenouillé, l’implorant les mains jointes, comme si elle<br />
était une déesse. Cela en était une !<br />
- Désiré… Relevez-vous ! Lâcha-t-elle plus sèchement, rompant l’envoûtement.<br />
Il s’éveilla peu à peu, comme s’il sortait d’un long coma. Son retour à la réalité fut précipité<br />
par le tambourinement d’un inspecteur à la porte blindée.<br />
- Commissaire ! Commissaire ! Sortez vite ! Il y a une prise d’otage à l’ANPE !<br />
Désiré se rua sur la poignée de porte, l’instinct lié à l’action reprenant le dessus. Il s’attendait<br />
à devoir lutter avec le mécanisme mais les mâchoires d’acier se desserrèrent, à sa grande<br />
surprise. Il jeta un regard mêlé d’étonnement et de sourire à Gwendoline. La jeune femme<br />
emboîta sa foulée. Une prise d’otage, un type surexcité à calmer, sa capacité à hypnotiser était<br />
la bienvenue.
LES K, TOME 2<br />
* *<br />
*<br />
Désiré déboula dans son bureau, suivi de près par la plus sexy des K. Martin nota<br />
immédiatement que le flic suait abondamment. Quelle était l’origine de cet excès de<br />
transpiration ? Un événement imprévu ? L’interrogatoire mené par Gwendoline ? La vision<br />
de Gwendoline ? Cette dernière possibilité retint toute son attention. La jeune femme était<br />
indéniablement attirante mais il ne se faisait pas d’illusion. L’ange brun aux yeux noirs, à la<br />
peau dorée à point, volait dans des cieux intouchables pour un être de sa condition.<br />
Conscient de son physique, il estimait être voué au célibat, ad vitam aeternam. Dans la bande,<br />
un être avait sa préférence mais l’amour était impossible entre eux deux, à vie. Le visage<br />
émacié et diaphane de Viviane s'imposa dans ses pensées, soulevant un soupir de plaisir. Il<br />
aurait donné sa vie pour lui tenir simplement la main, ressentir le contact de sa peau<br />
enfiévrée ; justement, il aurait donné sa vie s'il avait cédé à cette folie, succombant à un virus,<br />
une bactérie ou un poison involontairement libéré par la jeune femme.<br />
La promesse d'action à venir le força à abandonner ses songes romantiques. La responsabilité<br />
incombant au groupe qu'il avait créé, exigeait qu'il réintègre la réalité d'urgence. Il vérifia son<br />
attirail habituel : bottes télescopiques capables de le rehausser mais l'autorisant à effectuer des<br />
bonds surprenants, gants électrifiés parfaits pour amplifier la force des coups, besace<br />
contenant plusieurs projectiles contendants et explosifs ainsi qu'un détecteur de sons et de<br />
chaleur intégré dans un bracelet, particulièrement utile pour découvrir des survivants dans<br />
des décombres.<br />
- Tout le monde sur le pont ! Gueula Désiré en débarquant dans la salle principale du<br />
commissariat, surnommée "le poulailler".<br />
L'invective à la volée déclencha un mouvement uniforme tendant vers la porte de sortie. Le<br />
ton employé tranchait radicalement avec le style du commissaire, si classe et si smart. L'action<br />
le survoltait, le galvanisait, poussait ses neurones et ses réflexes dans leurs derniers<br />
retranchements. Flics en civil et en uniforme se ruèrent vers les portes battantes comme si la<br />
découverte d'un gisement d'or venait de leur être annoncée. Le commissaire fut aussi prompt<br />
à se jeter dans la Laguna de service, pauvre véhicule affichant cent soixante-dix mille<br />
kilomètres au compteur. Il enficha sa clef dans le Neimann, donna un quart de tour et<br />
martyrisa la boîte de vitesse et l'accélérateur dès que l'essence arriva dans la pompe à<br />
injection. Les pneus cirèrent et fumèrent. Derrière, c'était la course à l'échalote pour talonner<br />
le bouclier arrière du patron.<br />
Nettement plus calmes que leurs alliés de la police, les deux membres éminents des K<br />
franchirent le seuil de commissariat après le passage du gros des troupes. Avant d'intégrer<br />
leur propre véhicule, ils assistèrent à une scène navrante au comique involontaire : une<br />
Peugeot emboutit une Citroën en cherchant à passer à deux là où il n'y avait de place que<br />
pour une voiture. La quatre portes au double chevron se mua en bandonéon argentin, la<br />
tonalité agréable remplacée par un effroyable grincement de tôle froissée. Sa mort prochaine<br />
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20<br />
LE LUTIN BLOND<br />
ne faisait pas l'ombre d'un doute. La Peugeot s'en tira avec un pare-chocs brinquebalant que<br />
les quatre occupants ficelèrent en toute hâte. Une fois la réparation sommaire résolue, les<br />
adeptes de la firme au Lion poussèrent l'épave de leurs collègues sur le côté afin de dégager le<br />
passage. Les malheureux durent réintégrer le bercail après deux minutes d'action. Les autres<br />
se passeraient de leur présence.<br />
Martin se jucha sur son rehausseur personnel, directement importé d'un magasin spécialisé<br />
dans la puériculture (Aubert, pour ne pas les citer). Gwendoline se sangla à ses côtés et<br />
avança son siège, ce dernier étant reculé à fond par son précédent occupant, Hubert. L'assise<br />
était passablement avachie, inévitable conséquence des quintaux du Vosgien. Gwendoline<br />
s'enfonça de plusieurs centimètres, dominée par Martin, contre toute attente. D'ailleurs,<br />
lorsque son regard croisa celui de son acolyte, il eut un sourire amusé.<br />
- Ce n'est pas commun, comme vision ! Commenta-t-il en embrayant.<br />
- Oui ! Je te découvre sous un nouvel angle ! S’amusa-t-elle.<br />
- Et c'est parti ! Fit-il en s'engageant dans les rues de Poitiers.<br />
Gitane se cramponna à la main courante et au tableau de bord. Martin, sans être un pilote<br />
émérite, s'en sortait plutôt bien au volant et tirait la quintessence de leur monture à bout de<br />
course. Concentré sur la conduite, il ne remarqua pas la mine brusquement effondrée de<br />
Gwendoline, en pleine séance de voyance, victime de visions négatives.<br />
* *<br />
*<br />
L’obscurité de la salle sans fenêtre fut brusquement rompue par le scintillement d’un mur<br />
d’images. Avec une légère désynchronisation, due à la durée d’échauffement variable d’un<br />
tube cathodique à un autre, cent moniteurs délivrèrent des vues citadines. Alignés par vingt,<br />
les téléviseurs relayaient les prises de vue de Poitiers. La préfecture était quadrillée, espionnée,<br />
surveillée jusque dans sa moindre ruelle pavée, sa moindre impasse. Traquer l’étranger<br />
entrant dans la ville par la porte de Paris, suivre ses pas dans la cité poitevine et l’abandonner<br />
au centre équestre, après le campus universitaire, sans jamais perdre sa trace, était un jeu<br />
d’enfant avec les caméras mobiles pilotées depuis ce centre.<br />
Une forme se glissa dans la pièce et s’installa dans un fauteuil confortable, entièrement<br />
articulé. Le pupitre à sa disposition l’autorisait à réaliser les plus fantastiques combinaisons. Il<br />
possédait un outil formidable pour se livrer à son jeu favori : l’espionnage. La salle n’était pas<br />
le centre de surveillance officiel. Elle n’existait que pour ce mystérieux personnage.<br />
Tapotant sur un clavier, il obtint d’autres prises de vue, totalement inédites. Celles-ci, la<br />
municipalité friande de délire sécuritaire eut aimé les admirer, les exploiter. Des vues<br />
aériennes !<br />
Il sélectionna précisément l’une d’entre elles et zooma sur le quartier du commissariat de<br />
police. Après réglage et affinage, les fourmis blanches à tête bleue clignotante se muèrent en<br />
véhicules de police bien réels. La procession s’éloignait de la fourmilière.
LES K, TOME 2<br />
- Parfait ! S’exclama l’ombre. Combien reste-t-il d’individus dans l’antre des justiciers ?<br />
Le faisceau d’images glissa vers la cour du commissariat. Il ne restait que deux véhicules<br />
légers dont un hors d’état de nuire à ses machiavéliques projets. Le décompte des voitures<br />
effectué, il bascula la vision en infrarouge. Une demi-douzaine d'êtres humains se mouvait à<br />
l'intérieur du commissariat.<br />
Le personnage s'empara d'un talkie walkie et murmura à l'attention de ses sbires :<br />
- Feu vert pour l'opération Toduco.<br />
Au même instant, une dizaine de 4X4 noirs aux vitres fumées surgit d'une usine désaffectée<br />
située dans une zone industrielle en voie d'abandon. Le train d'enfer mené par les<br />
conducteurs et les crissements de pneus en disaient long sur la détermination des hommes de<br />
main.<br />
Derrière sa console géante, le grand ordonnateur de la cérémonie macabre se frottait les<br />
mains : cette opération, préparée avec soins, menée tambour battant, lui permettrait de<br />
marquer des points décisifs dans la lutte pour le contrôle de la région. Il reprit le contrôle de<br />
la vision diurne afin de suivre la progression de ses troupes.<br />
* *<br />
*<br />
L'ANPE de Poitiers avait pris l'allure d'une forteresse assiégée. La police et la gendarmerie<br />
avaient amassé tous les éléments disponibles à ce jour devant la vitrine constellée d'annonces<br />
farfelues (Genre : cherche BAC + 5 avec dix ans d'expérience, maximum 28 ans ! Ne vous<br />
marrez pas, votre auteur favori a déjà répondu à une telle annonce !). La petite rue étroite<br />
virait au noir et au bleu marine ; il n'en fallait pas moins pour tenir les inévitables badauds à<br />
distance.<br />
Lorsque les deux membres des K parvinrent à destination, ils durent tourner longuement<br />
dans le quartier afin de dénicher une place de parking. Cette inutile perte de temps eut la<br />
fâcheuse conséquence d'énerver Minus.<br />
- Quelle perte de temps, Gwendoline ! Il faut absolument que je prenne le temps de réfléchir<br />
à un moyen de transport rapide, collectif ou individuel.<br />
- Quelle sorte ? Fit-elle en refaisant son maquillage dans le miroir de courtoisie du vieux<br />
monospace.<br />
- Un sac à dos à réaction, un système de sustentation magnétique ou toute autre genre<br />
d'appareil léger et autonome.<br />
- Un sacré travail !<br />
- Oui… Que fais-tu ? Demanda Minus, intrigué par le comportement de la jeune femme.<br />
- Je me refais une beauté !<br />
- Est-ce vraiment nécessaire ?<br />
- Bien sûr ! Déclama la séduisante gitane. Je ne suis pas parfaite.<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
- Non… Je voulais dire : est-ce vraiment le moment opportun ?<br />
- Tout à fait ! Fais-moi confiance !<br />
- Oh… fit Martin, pressentant que sa comparse avait usé de la voyance pour adopter une telle<br />
attitude.<br />
Ils gagnèrent rapidement les lieux de l'action. Le commissaire Prosper s'engueulait avec un<br />
capitaine de gendarmerie et un commandant de compagnie républicaine de sécurité, tous<br />
deux favorables à une intervention rapide, musclée et sanglante pour le preneur d'otage.<br />
- Vous allez faire un carnage, bon sang ! Soyez raisonnables ! Laissez-moi tenter quelque<br />
chose avant d'agir !<br />
- Vous allez l'exciter et cela va se terminer en bain de sang. Laissez faire les professionnels !<br />
- OK ! Je ne discute pas avec vous, les gars ! Lâcha Désiré en leur tournant le dos.<br />
Il fonça comme un seul homme vers ses amis les K et leur déclara tout de go :<br />
- Ces cons veulent donner l'assaut ! Gitane, qu'est-ce que cela vous inspire ?<br />
L'intéressée ferma les yeux et fut secouée par la violence de l'explosion déchirant sa voyance.<br />
- Il va faire sauter une bombe.<br />
- Bordel ! Comment faites-vous ? Je ne vous ai pas encore avoué quoi que ce soit sur la prise<br />
d'otage et vous semblez en savoir autant que moi.<br />
- Commissaire… Etant donné la configuration des lieux, je ne vois pas trop ce que je<br />
pourrais faire, coupa Martin. Mes gadgets ne me seront pas d'une grande utilité dans le cas<br />
d'une prise d'otage.<br />
- Vous avez une idée, commissaire ? Sentit Gwendoline.<br />
- Oui mais il faut faire vite ! Avant que les autres demeurés ne jouent le remake de l'attaque<br />
de Fort Apache ! Bon… Il y aurait environ trente personnes dans l'agence, personnel et<br />
chercheurs d’emplois confondus. Le preneur d'otage a une bombe, des grenades, un fusilmitrailleur<br />
et des chargeurs. Il est enchaîné à un otage qu'il utilise comme bouclier. Il va<br />
falloir jouer serré.<br />
- Que veut-il ?<br />
- Du boulot.<br />
- Quoi ? Il agit de la sorte pour du travail ?! S’insurgea le leader des K. Mais qu'on lui donne<br />
un emploi !<br />
- Ce n'est pas si simple que ça.<br />
- Expliquez-lui ! Dit Martin. Il vous écoutera. Vous êtes un bonimenteur de classe<br />
internationale !<br />
- Vous dites cela par rapport à notre petite discussion au commissariat ? Sourit Désiré.<br />
- Exactement !<br />
- Ah ! Bon… Pour tout vous avouer, il ne faut pas que je mène les négociations car je me<br />
réserve pour un autre rôle ! Eh ! Tremblier ! Fit le commissaire à l'attention d'une jeune flic<br />
en jupe et en blouson de cuir.
LES K, TOME 2<br />
L'intéressée rappliqua derechef et se fit expliquer ce que le commissaire mijotait. Tous se<br />
firent toute ouïe car ils avaient tous leur rôle à jouer.<br />
Non loin de là, les troupes de CRS et les gendarmes s'affairaient nerveusement. Certains<br />
d'entre eux prenaient position au premier étage de l'immeuble faisant face à l'agence nationale<br />
pour l'emploi, armés de fusils à lunettes. D'autres s'installaient dans les rues avoisinantes afin<br />
de flinguer le terroriste s'il avait le malheur de passer entre les mailles du filet. L'assaut était<br />
imminent.<br />
* *<br />
*<br />
Le quarantenaire à la salopette maculée de traces de cambouis gueulait comme un putois. Son<br />
faciès à l'avenant ne trahissait pas la moindre once de raison en ces instants d'extrême<br />
tension. Ce mécanicien, père de quatre enfants dont le dernier marchait à peine, avait été<br />
licencié quinze jours plus tôt pour raison de compression de personnel, le tout après vingt<br />
années de bons et loyaux services chez un concessionnaire des alentours. Ulcéré par le<br />
chèque d'indemnisation d'un montant dérisoire de quatre mille et quelques euros, pourtant<br />
parfaitement légal, il avait pété un plomb après cinq entretiens échoués. A chaque fois,<br />
l'argument de l'âge avait été sous-entendu sans clairement avoir été prononcé. Il refusait<br />
d'admettre qu'à quarante-deux ans, les patrons estimaient qu'il était fichu, trop vieux, inapte à<br />
suivre les évolutions techniques de véhicules chaque jour plus complexes. Selon lui, la raison<br />
profonde de ce rejet provenait uniquement de la propension des dirigeants à considérer les<br />
jeunots comme de la matière malléable et corvéable à souhait tandis qu'ils ne manœuvraient<br />
pas les vieux briscards de son acabit à leur guise.<br />
Enchaîné à une beurette terrorisée, la poitrine bardée de bâtons de dynamite reliés à un<br />
détonateur, il pointait son arme sur le directeur de l'agence en l'intimant de contacter toutes<br />
les concessions automobiles de la région sous peine d'arroser tout ce qui se trouvait à portée<br />
de tir de son arme à feu.<br />
- Je veux du boulot ! T'entends, connard ? Tu appelles tous ces enculés de patron et tu leur<br />
dis texto qu'ils doivent me faire signer un contrat en béton, à vie, non annulable, pour<br />
quelque raison que ce soit s'ils ne veulent pas être responsables de la mort de trente<br />
personnes ! Et tu te magnes le cul parce que je n'ai pas la journée ! Hurla le petit brun au style<br />
méditerranéen.<br />
- Vous ne voulez pas qu'on prévienne votre femme ? Suggéra le bonhomme aux joues rosies<br />
par la peur, rehaussées par des lunettes cerclées d'or.<br />
- Fous la paix à ma femme ! Si tu l'avertis que j'ai été viré comme un malpropre, le premier<br />
pruneau est pour ta gueule ! Grouille-toi !<br />
- J'appelle aussi les réparateurs de camion ? Précisa le directeur de l'agence.<br />
Pour toute réponse, le mécanicien lâcha une salve de projectiles dans le faux plafond du<br />
bâtiment, explosant au passage une demi-douzaine de tubes à néon.<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
- Question conne, réponse conne ! T'as deux secondes pour arrêter de gagner du temps et<br />
pour téléphoner à un enculé de patron ! Un… Deux…<br />
- D'accord, d'accord ! Supplia l'autre en s'agenouillant, croyant sa dernière heure venue.<br />
Il ouvrit un bottin jaune de la Vienne et s'arrêta à la rubrique : garages, concessions<br />
automobiles. Fébrilement, il enfonça les touches du téléphone et porta le combiné à son<br />
visage.<br />
- T'as intérêt à te montrer persuasif ! Si l'entretien n'est pas à mon goût, tu seras renvoyé !<br />
Devant Dieu ! Ricana le mécano fou furieux en caressant l'interrupteur d'aspect rudimentaire,<br />
artisanal mais dont personne ne souhaitait vérifier l'authenticité.<br />
Du regard, la jeune femme brune prise en otage par le malade mental, au hasard, supplia le<br />
directeur d'arriver à convaincre un interlocuteur.<br />
Un téléphone sonna.<br />
- Toi ! Fit le mécanicien. Décroche ce truc et prends la communication ! C'est peut-être du<br />
travail pour moi.<br />
- C'est la police, murmura l'employé de peur de déclencher les foudres irréparables de leur<br />
geôlier.<br />
- Qu'est-ce qu'ils veulent ?<br />
- Savoir ce que vous voulez.<br />
- Je leur ai déjà dit tout à l'heure ! Ils se foutent de ma gueule ! Je veux du boulot jusqu'à ma<br />
retraite !<br />
Il ajusta un tir qui fit voler en éclats le téléphone, le bureau et l'écran d'ordinateur s'y<br />
trouvant. Miraculeusement, l'employée ne reçut pas le moindre projectile mais la fusillade lui<br />
fit perdre connaissance comme si elle avait été frappée de plein fouet. Que l'infortunée<br />
salariée avait été mortellement atteinte ou non, n'émut point l'homme à la salopette. Il<br />
continua de haranguer le directeur de l'agence, jusqu'à ce qu'il obtienne un accord du garage<br />
contacté.<br />
* *<br />
*<br />
L'inspecteur n'eut aucun mal à contourner les forces en présence et à s'engager sur le trottoir<br />
menant à l'entrée unique de l'ANPE. Alors même qu'elle passait devant la devanture en verre,<br />
suscitant le brusque intérêt du preneur d'otages et de ses victimes, elle fut précipitée contre la<br />
vitre par un individu de couleur noire, habillé chez les meilleurs couturiers. Le maniaque<br />
plaqua un énorme calibre, digne des meilleurs films de Clint Eastwood, sous la gorge de la<br />
malheureuse mais volontaire passante.
LES K, TOME 2<br />
Désiré Prosper fit une entrée fracassante en se projetant à l'intérieur, lui et sa compagne. Il<br />
hurla tout de suite avec sa voix de basse à la Barry White :<br />
- C'est une prise d'otages ! Si vous vous tenez tranquilles, il n'y aura pas de morts, pas de<br />
blessés ! Appelez-moi le directeur de l'agence ! Je veux du boulot et tout de suite ! Et pas<br />
n'importe quoi !<br />
Il ignorait volontairement la présence du preneur d'otages, planqué dans un recoin, quelque<br />
peu à l'abri des viseurs des tireurs d'élite des forces de l'ordre. L'espace d'une paire de<br />
secondes, il ne sut que faire face à cet événement imprévu.<br />
- C'est ma prise d'otages ! S'exclama-t-il enfin, rompant le silence en premier. Barre-toi de là,<br />
bouffon !<br />
- Quoi ? T'es qui, toi ? S’enquit le commissaire.<br />
- Félicien Hardy, mécanicien. J'ai été viré par mon patron, avec un chèque de quatre mille<br />
euros, après vingt années de dur labeur dans son garage à carambouille. Je me suis écrasé<br />
toute ma vie et aujourd'hui, je tiens ma revanche ! Ce n'est pas toi qui vas m'en empêcher !<br />
- Ta gueule, connard ! Moi aussi, j'ai été viré ! Il n'y a pas deux heures, t'entends ! Avec pas un<br />
rond ! Rien ! Il m'a enfilé à sec, ce pourri !<br />
- Et alors ? T'as vu tes fringues de mafiosi ? Tu portes des costumes et des pompes de riches,<br />
t'es pas en mal !<br />
Le dialogue prenait un ton surréaliste, les protagonistes s'invectivant copieusement, les otages<br />
assistant à la joute oratoire comme à un match de tennis, tournant la tête de l'un à l'autre sans<br />
cesse, suivant les évolutions de la situation et sa criticité.<br />
- C'est toi qui le dis, pauvre pomme ! Tu sais combien je largue de fric pour rembourser ma<br />
baraque, hein ? T'as même pas idée ! Deux mille cinq cents euros ! Rien que pour la baraque !<br />
- J'en ai rien à foutre ! T'as qu'à vendre ta bagnole pour payer, crétin !<br />
- Ma bagnole ? Ah ouais, c'est une idée brillante ! A qui je vais la fourguer, ma Ferrari, dans<br />
cette région de fauchés et de paysans ? Hein ? Il n’y aura personne pour l'acheter, ma caisse !<br />
Et puis pas question que je la vende, j'y tiens trop ! Bon ! Où il est, le directeur de l'agence ?<br />
Clama Désiré en se fichant pas mal de l'autre.<br />
- Il bosse pour moi ! Tu vas dégager et remonter dans ton cocotier si tu ne veux pas que je<br />
t'éclate la noix, railla le mécanicien, jouant les Français de base, au quotient intellectuel<br />
suffisamment bas pour adhérer à un parti d'extrême droite, ignorant que la Martinique faisait<br />
partie de la France au même titre que la Vienne ou les autres départements.<br />
- Cela va changer ! Parce qu'avec les traites énormes que je dois régler chaque mois, je suis<br />
prioritaire ! Répliqua le commissaire, inventant de toutes pièces. Si je reste sur le carreau, je<br />
mets des dizaines de personnes dans la merde. Je fais vivre du monde, moi ! Si on me trouve<br />
un boulot à quinze mille euros par mois, comme avant, je te filerai quelques billets chaque<br />
mois ! T'auras de quoi prendre ta retraite !<br />
- Je ne veux pas de ton fric puant, mafiosi ! S’énerva le mécano. Je veux bosser et gagner mon<br />
pain honnêtement !<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
"Merde !" songea Désiré. "Cet idiot ne veut pas de fric, il veut un travail ! Il veut trimer dur !"<br />
Fort heureusement, le policier avait songé à ce revirement. Dans sa musette du parfait<br />
intervenant dans les situations les plus critiques, il avait incorporé un plan B. Le plan B se<br />
manifesta soudainement en entrant dans l'agence.<br />
- Mais qu'est-ce que c'est… ? Marmonna le mécanicien avant de suspendre sa phrase.<br />
Une créature roulée comme une bouteille de Coca-Cola (la bouteille de verre, pas la canette<br />
en aluminium), arborant les couleurs rouges et blanches de la célèbre marque sous la forme<br />
d'une jupe écarlate et d'un bustier dentelé et virginal, fit son entrée extrêmement remarquée<br />
dans le supermarché du boulot pas cher payé.<br />
- Nom de Dieu ! S'exclama Désiré, ne freinant en rien ses désirs les plus secrets.<br />
Le mécanicien n'eut pas de mots à ajouter et resta bouche bée, suivant Gwendoline des yeux.<br />
La jeune femme, chargée de faire diversion en pénétrant dans l'immeuble et en attirant le<br />
regard sur elle, réussit sa mission au-delà de ses espoirs. Elle s'enfonça jusqu'aux comptoirs<br />
de réception sans que le preneur d'otages ne la quitte des yeux et ne lui intime l'ordre de<br />
stopper. Subjugué par la beauté incontestable de la gitane, il ne perçut point la nouvelle<br />
irruption, programmée à la seconde près par le policier en personne.<br />
Minus, des K, vêtu de son costume de héros, se glissa en douce et assaisonna Félicien Hardy<br />
d'une composition de son invention, par le biais d'une fléchette propulsée par son gantelet.<br />
La piqûre, à peine plus décelable que celle d'un moustique, agit à une vitesse foudroyante. Le<br />
produit tétanisa la cible, bloquant son système nerveux. Minus et Désiré foncèrent comme un<br />
seul homme sur la bombe humaine et l'immobilisèrent proprement, au cas où il aurait eu un<br />
sursaut d'énergie et de force suffisant pour enclencher le mécanisme infernal. Dans le même<br />
laps de temps, l'inspecteur Tremblier exhiba sa carte tricolore auprès de la vitrine de l'agence,<br />
indiquant aux forces en présence qu'ils avaient la situation en main.<br />
Rapidement, les CRS et gendarmes investirent la place. Deux artificiers furent chargés de<br />
neutraliser la bombe avant que l'individu ne soit menotté et incarcéré dans un panier à salade.<br />
Ils en profitèrent pour libérer l'otage enchaîné, la jeune beurette frisant l'hystérie, ayant cru à<br />
de nombreuses reprises, sa dernière heure arrivée. Elle courut se réfugier dans les bras de son<br />
fiancé, arrivé sur les lieux du drame entre-temps. Là, lasse, elle put pleurer toutes les larmes<br />
de son corps.<br />
Sous l'œil intrigué de Martin, Gwendoline s'approcha du couple et murmura quelque chose à<br />
l'oreille des deux tourtereaux. Le message sembla les ragaillardir et déclencha même une joie<br />
inattendue.<br />
"Mais comment fait-elle ?" Songea le leader des K, sans cesse étonné par la nature des<br />
pouvoirs de sa comparse.
LES K, TOME 2<br />
Il la suivit des yeux. Elle croisa le commissaire qui la remercia pour son angélique<br />
intervention. Le policier adressa un signe lointain à Martin. Ce dernier lui répondit<br />
chaleureusement. Gwendoline prit congés. Martin voulut en savoir davantage en l'invitant à<br />
quitter les lieux.<br />
- Je crois que nous pouvons quitter le théâtre des opérations.<br />
- En effet ! C'était une réussite !<br />
- C'est ce que tu crois !<br />
- Comment ? Je ne comprends pas.<br />
- Nous en parlerons ce soir. Réunion extraordinaire de tous les K. Dis-moi… Qu'as-tu dit<br />
pour réconforter l'otage et son copain ?<br />
- Qu'ils attendaient un heureux événement !<br />
- Vraiment ? Comment ? Ah ! Cela me sidèrera toujours ! Allez ! On rentre au quartier<br />
général !<br />
Gwendoline eut un sourire amusé. Voir l'avenir était un acte aussi naturel que la respiration<br />
chez les quidams normaux. Elle ne pouvait pas toujours s'empêcher d'avouer ses<br />
découvertes, bonnes ou mauvaises. Parfois, l'irrépressible envie de révéler se faisait trop<br />
forte. Alors ? Pourquoi était-elle incapable de dévoiler des sentiments la concernant ?<br />
Pourquoi était-ce si facile avec les autres et insurmontable dans son propre cas ? Pourquoi<br />
son pouvoir était-il frappé d'une implacable cécité lorsqu'elle l'interrogeait sur son avenir<br />
personnel ?<br />
Dès qu'elle en aurait le temps, elle retournerait dans sa famille et interrogerait sa marraine, la<br />
plus douée des cartomanciennes, sans toutefois égaler le talent de sa grand-mère.<br />
En pénétrant dans le monospace, elle eut l'impression de s'asseoir dans du coton. Sa grandmère<br />
était là, procurant une sensation bénéfique, protectrice, enveloppante.<br />
* *<br />
*<br />
Charles, Hubert et Gaston, respectivement plombier, tourneur fraiseur et facteur, avaient un<br />
point commun : ils étaient piliers de bar. Chaque soir, ils noyaient leur détresse, leur haine de<br />
la vie dans des tournées à n'en plus finir, refaisant le monde à leur façon, c'est à dire en<br />
éliminant les patrons, les syndicats, les étrangers, les femmes, les gosses, les voisins, bref tout<br />
ce qui ne leur ressemblait pas. Leurs discours sans queue ni tête, la faute à l'alcool, étaient<br />
dignes des brèves de comptoir. Il leur arrivait de changer de lieu de beuverie, étant en<br />
délicatesse avec certains tenanciers de bistrot, la faute à quelques menues dégradations dues à<br />
l'ivresse, la maladresse et la démarche chaloupée. Ils n'étaient pas bien méchants, ils se<br />
contentaient de délirer à trois devant du pinard bon marché ou de la lavasse mousseuse sans<br />
autre amertume que celle des trois compères aigris par la vie.<br />
Ce soir, comme de nombreux autres soirs, Charles chargea ses deux camarades dans la<br />
camionnette de son patron. Plein comme un fût, à peine plus conscient de ses gestes que ses<br />
deux acolytes, il mit près de vingt secondes pour enfiler la clef dans le Neimann. La raison<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
aurait voulu qu'ils rentrent tous à pied, sans commettre de bévue, sans risquer autre chose<br />
qu'un renversement de poubelle bien bénin. Mais non…<br />
Les deux kilomètres nécessaires pour rejoindre leurs domiciles, tous situés aux Couronneries,<br />
le quartier le plus glauque de Poitiers, seraient parcourus en camionnette. Charles connaissait<br />
le chemin par cœur ; comme tous les alcooliques du monde, il était persuadé de contrôler son<br />
véhicule, il était convaincu de respecter les limitations de vitesse, il était assuré de s'arrêter à<br />
temps en cas d'urgence.<br />
Lorsqu'il s'engagea dans la rue de la Cathédrale, étroite, à sens unique, bordée de véhicules en<br />
stationnement des deux côtés, il enfonça brusquement la pédale de droite, maîtrisant mal le<br />
dosage de l'accélération. Il manqua d'emboutir plusieurs véhicules, le cap devenant trop<br />
compliqué à garder.<br />
Tout à coup, un homme traversant la rue surgit dans la lumière des phares. Charles mit trop<br />
de temps à réagir ; le choc fut inévitable. Trois longs hurlements s'en suivirent durant deux<br />
secondes avant de cesser. La camionnette s'était évaporée dans un mur de lumière noire.<br />
L'obstacle avait surgi instantanément, presque par pur réflexe, de la main d'un inconnu.<br />
Haletant, le visage parcouru par des spasmes de frayeur, ce dernier releva la tête et admira le<br />
résultat de son geste. Il était prêt à tout.<br />
* *<br />
*<br />
Le quartier général n'était autre que les appartements de Martin Lemur. Des six compères, il<br />
était le plus aimé, le plus gâté par ses parents, y compris dans l'attribution d'un espace de vie<br />
estudiantine. Les réunions avaient lieu le plus souvent dans ces murs mais elles prenaient<br />
parfois le chemin de la bibliothèque du campus universitaire, voire l'adresse du restaurant<br />
universitaire. Leurs identités n'avaient rien de secret ; cependant, ils cachaient soigneusement<br />
l'existence de leur famille respective (lorsqu'ils en avaient une) à l'exception d'Hubert dont<br />
tous les membres du clan Tannenbaum étaient célèbres en France et au-delà des frontières<br />
pour leur force légendaire et leur appétit démesuré. Mais quel idiot costumé aurait pu avoir<br />
l'idée saugrenue de s'attaquer à cette famille massive et armée de poings capables d'assommer<br />
un bœuf ?<br />
Les mines étaient plutôt grises, les corps étaient sans force, le moral était en baisse. Dans la<br />
journée, les K avaient appris que le commissariat de police avait fait l'objet d'une attaque en<br />
règle d'un véritable commando. Les six policiers présents sur les lieux avaient subi un<br />
mitraillage nourri et avaient dû battre en retraite. Acculés au sous-sol, tenu en respect par les<br />
individus embusqués dans l'escalier, ils n'avaient pas pu entraver le pillage de l'armurerie, le<br />
vol de gilets pare-balles et l'incendie provoqué pour couvrir la fuite.<br />
Selon les dires de Désiré Prosper, le commissaire, la voix percluse d'émotion et de rage, les<br />
dégâts étaient considérables, malgré l'intervention rapide des pompiers. Le coup porté aux<br />
forces de l'ordre était important et portait la signature des "flambeurs", un groupuscule aux<br />
objectifs obscurs, agissant à la vitesse de l'éclair, flambant des voitures à tour de bras.
LES K, TOME 2<br />
Jusque là, ces "flambeurs" avaient limité leurs actions illégales à l'incendie de véhicules, de<br />
préférence de nuit. A présent, ils passaient à la vitesse supérieure. Ils volaient, de jour, un<br />
arsenal impressionnant (des armes de poing, des pistolets mitrailleurs, des fusils à pompe) ;<br />
nul doute qu'ils projetaient un coup spectaculaire dans les jours à venir.<br />
Viviane était allongée sur le lit de Martin, en proie à un nouveau virus extrêmement puissant,<br />
une variante mutante d'Ebola. La pauvre fille, plus blême que jamais, luttait de toutes ses<br />
maigres forces pour "digérer" sa nouvelle acquisition. Hélène, assise à l'écart, avait reposé son<br />
menton sur le dossier de sa chaise, visiblement affectée par une fatigue latente. La bouteille<br />
de whisky mise à sa disposition par Martin pour la soirée était intacte. Elle perdait l'appétit,<br />
incapable d'assurer ses gardes, les combats, les révisions et les examens sanctionnant une<br />
première année scolaire en dents de scie. En perdant l'appétit, elle privait son corps de<br />
l'inévitable dose d'alcool nécessaire à sa survie.<br />
Quant à Hubert, alias Hamburger, si son appétit était inchangé, étant donné son plaisir à<br />
plonger la main dans un saladier rempli de chips, son moral s'installait insidieusement au ras<br />
des pâquerettes. Sa scolarité, à l'instar de celle de Haleine, la femme au souffle brûlant, frisait<br />
la bérézina. Le redoublement avait frappé sans pitié ; c'était la rançon d'un absentéisme répété<br />
et d'un manque de travail personnel. La faculté avait beau avoir une réputation de facilité par<br />
rapport aux écoles privées, type écoles d'ingénieurs, elle réclamait néanmoins un<br />
investissement personnel à la mesure du numerus clausus appliqué dans le domaine public. Il<br />
fallait bosser pour rester dans le tiers d'élèves autorisé à atteindre le degré supérieur. Or,<br />
Hubert, comme Hélène, n'était point un surdoué comme Martin. D'ailleurs, ce dernier, même<br />
s'il demeurait major de sa promotion, n'atteignait pas son but avec tout le panache qu'on était<br />
en droit d'attendre de lui.<br />
Enfin, Sébastien, Gwendoline et Viviane s'en sortaient de façon honorable, pas plus. Aucun<br />
n'aurait reproché la situation à Martin, pourtant responsable de la fondation de leur confrérie.<br />
Ils se souvenaient tous qu'il n'avait forcé la main à personne, qu'il ne leur avait pas mis un<br />
pistolet sur la tempe pour les forcer à signer. Ils étaient là de leur plein gré et ils entendaient<br />
poursuivre leurs actions de justice. Mais pas à n'importe quel prix…<br />
- Martin… Nous ne pouvons plus continuer comme ça ! Entama Hubert. Nous ne sommes<br />
pas Dieu. Même Dieu, d'ailleurs, ne peut pas tout faire ! Il a du personnel sous ses ordres<br />
pour l'épauler. Des anges, des saints, des angelots, des engelures ! Ajouta le géant, adepte du<br />
calembour et du bon mot en toutes circonstances.<br />
Il dérida Gwendoline, pourtant plongée dans d'autres pensées. Le plus célèbre des Vosgiens<br />
poursuivit :<br />
- Il y a eu un hold-up, en fin de soirée, dans une banque. Au moment où les convoyeurs de<br />
fond venaient ravitailler deux distributeurs placés dans une agence de la Société Générale,<br />
quatre individus armés ont surgi d'une voiture puissante et les ont mis en joue. Ils ont piqué<br />
trois millions.<br />
- Vous étiez là ?<br />
29
30<br />
LE LUTIN BLOND<br />
- Non. Nous patrouillons vers Saint-Benoît. Le temps de se pointer à la banque, tout était<br />
terminé. Ce n'est pas avec le vieil Espace que nous allons courser une BMW M5.<br />
- Evidemment… concéda Martin.<br />
- Nous perdons du temps à patrouiller, nous arrivons en retard sur les lieux des crimes et<br />
nous sommes en retard à nos cours, compléta Hélène. Je n'en peux plus. J'ai dormi six heures<br />
en trois nuits. Il faudrait être plus nombreux pour que les tours reviennent moins souvent. A<br />
raison d'une journée consacrée aux K par semaine, par équipe de deux, nous devrions<br />
compter quatorze membres.<br />
- Je sais… admit Martin en baissant la tête. Les mutants ne sont pas si nombreux et certains<br />
ont basculé du mauvais côté de la justice.<br />
Tous notèrent l'allusion concernant Thierry, alias Terreur, l'homme au pouvoir de suggestion<br />
si réel qu'il effrayait ses ennemis au point de les paralyser, voire de les tuer. Le jeune homme<br />
au ton péremptoire, dédaigneux, purgeait une peine de prison pour homicide involontaire et<br />
complicité avec Saphira Malice. Il était la preuve vivante que tous les mutants n'avaient pas<br />
l'âme pure et le dévouement à fleur de peau.<br />
Un bruit de verre brisé rompit le recueillement. Il venait de Sébastien. Solitaire, à cran<br />
comme les autres, se tétanisait lorsqu'il était contrarié. Les muscles, la peau, les vaisseaux<br />
sanguins, toutes les particules de son corps devenaient alors aussi dures que du diamant. Le<br />
verre à moutarde rempli de jus d'orange n'avait pas résisté longtemps au traitement qu'il lui<br />
infligeait. Les morceaux tranchants et quelques gouttes de jus de fruit s'éparpillèrent sur le<br />
carrelage.<br />
- Désolé… murmura-t-il en se levant pour prendre de quoi effacer les traces de son<br />
énervement. Je… Je… Je n'arrive pas à… coincer ces fichus "flambeurs"… Cela fait… deux<br />
fois que nous arrivons trop tard avec Virus.<br />
- C'est de ma faute, avoua l'intéressée.<br />
- Pourquoi ? Fit Martin.<br />
- J'ai été si malade lors de la dernière intervention que nous ne sommes pas arrivés à temps,<br />
répondit la jeune femme alitée.<br />
- Ce n'est pas de ta faute ! S'exclama Sébastien, forçant sa protection auditive à réduire le<br />
volume au maximum.<br />
Son exclamation avait failli se transformer en cri de rage. Or, lorsqu'on connaissait l'étendue<br />
du pouvoir de Solitaire, notamment la capacité de destruction que comportait son cri, on<br />
pouvait craindre pour la vie de tous les membres des K présents dans l'assemblée.<br />
Gwendoline se leva et se plaça derrière lui alors qu'il cherchait une éponge et une pelle dans<br />
la cuisine. Elle posa ses mains sur les épaules de l'étudiant en acoustique et perçut à quel<br />
point il était tendu. Il était comme une bombe prête à exploser. Sa peau ressemblait à du<br />
béton, dure comme le matériau.<br />
- Sébastien… murmura la voix chaude et douce tandis que les mains fines s'activaient à<br />
détendre les muscles. Calme-toi… Nous sommes tous sous pression et personne n'est<br />
responsable de notre échec. Ni toi, ni moi, ni Viviane, ni aucune autre personne.
LES K, TOME 2<br />
L'être flirtant avec l'autisme se retourna et adressa ses humbles excuses à Viviane, ignorant la<br />
troublante présence de Gwendoline.<br />
- Je ne voulais pas… que… que… tu croies ça… balbutia Sébastien. Excuse-moi…<br />
- Ce n'est rien, souffla Viviane, visiblement très affectée par son nouveau virus.<br />
- Le problème numéro deux, à part notre faible nombre, reprit Hélène, c'est le moyen de<br />
locomotion. Notre pauvre véhicule nous fait plutôt passer pour des guignols en goguette, des<br />
babas cool en partance pour Katmandou ! Même si nous parvenions sur les lieux d'un crime<br />
en temps et heure, nos pouvoirs seraient insuffisants pour contrer une fuite rapide. Seule<br />
Gwendoline pourrait éventuellement changer le futur, si c'est plausible. Quant à Sébastien, en<br />
faisant usage de son cri, il risquerait d'arroser trop large. Nous ne volons pas dans les airs,<br />
que diable !<br />
- Justement ! Répliqua Martin. J'y songe.<br />
- Sans déconner ? S’exclama Hubert, ahuri qu'un engin personnel puisse emmener sa lourde<br />
carcasse dans les airs. Tu es assez futé pour m'envoyer en l'air sans catapulte ?<br />
- Il faut que j'y travaille mais je manque de temps. Il est impossible de passer mon tour pour<br />
réfléchir à notre organisation, à nos moyens de défense. Je manque de temps.<br />
- Nous manquons tous de temps, reprit Viviane en esquissant un geste amical vers Martin.<br />
Elle suspendit son mouvement, réalisant qu'elle était main nue. Une simple caresse aurait<br />
abattu le leader des K. Juste une caresse. Une erreur due au manque de concentration, à la<br />
fatigue. Martin lut la terreur dans les yeux de son amie. Malgré tout, il répondit par un large<br />
sourire compatissant, effaçant le trouble généré par la situation.<br />
Il exprima alors l'idée qu'il avait en tête. Il voulait augmenter les pouvoirs des K,<br />
artificiellement. Leurs combats notoires montraient leurs forces mais révélaient également<br />
leurs faiblesses. Tôt ou tard, un être mal intentionné relèverait leurs lacunes et les exploiterait<br />
pour les terrasser.<br />
Tandis que Martin se lançait dans l'exposition des idées les plus saugrenues lui traversant la<br />
cervelle, les griffonnant au passage sur une feuille de papier, Sébastien s'éloigna et se réfugia<br />
dans la cuisine. Il colla son nez à la fenêtre et observa silencieusement l'incessant balai des<br />
véhicules, en contrebas. Martin possédait une grande force créatrice, il trouverait bien le<br />
moment d'étudier et de réaliser quelques gadgets destinés à compenser leurs faiblesses à tous.<br />
"En attendant,", pensa-t-il, "je suis peut-être le plus puissant des K. Mon pouvoir<br />
représenterait l'ultime rempart, la dernière chance si nous étions confrontés à plus forte<br />
partie. C'est une immense responsabilité. Nous ne sommes pas comme les X-Men, nos héros<br />
de bandes dessinées préférés. Nous ne nous entraînons pas ensemble, nous usons de nos<br />
forces de manière individuelle. Nous devrions travailler des combinaisons de pouvoirs. Moi<br />
et Hélène, par exemple. Le cri et le feu. Ce serait bien. Viviane et Hubert ne seraient pas mal,<br />
non plus. Il rosserait l'ennemi tandis que Viviane surgirait par surprise et contaminerait<br />
l'adversaire. Comment le faire comprendre à Martin ? Je n'ose pas le contredire en lui disant<br />
que courir après les pilleurs de banque, ce n'est pas notre travail principal mais celui de la<br />
police. Il tient trop à son rôle de leader parce qu'il est le plus brillant inventeur. Ce n'est pas<br />
31
32<br />
LE LUTIN BLOND<br />
suffisant. Il faut de la tactique, de l'entraînement. Il faut se consacrer à notre domaine, pas à<br />
celui des flics. Comment lui dire ?"<br />
Il perçut une ondulation derrière lui. Quelqu'un s'approchait. Sans se retourner, il sut que<br />
c'était Gwendoline. Son eau de toilettes légère se mêlait à son envoûtant parfum personnel.<br />
Cette fille sentait le sable chaud, une odeur venant de sa peau dorée. Il n'osa pas se retourner,<br />
par peur de croiser son regard noir et magnétique, par peur de perdre la tête.<br />
A son tour, elle apposa sa tête contre la vitre et demeura silencieuse. Ses yeux allaient et<br />
venaient entre le pied de l'immeuble et le visage émacié de Sébastien. Ses traits durs<br />
contrastaient tant avec sa personnalité effacée, timide, voire timorée. Ils s'approchaient<br />
davantage de son côté fermé, replié sur lui-même, autiste. Gwendoline, étant donné ses<br />
attraits particulièrement affriolants, attirait tous les hommes et n'éprouvait aucun mal à ce<br />
qu'ils engagent la conversation. En règle générale, elle devait même élever de nombreuses<br />
barrières afin qu'ils ne se montrent pas trop entreprenants.<br />
Avec Sébastien, elle était aussi paralysée qu'un gamin faisant face au Père Noël pour la<br />
première fois de sa vie. Son comparse des K incarnait un labyrinthe dont elle ne possédait<br />
pas le plan. Comme le décoder ? Pourquoi son pouvoir demeurait-il quasiment inefficace<br />
avec lui ? Certes, elle était capable de l'apaiser en lui prodiguant des mots. Elle voyait<br />
également l'avenir du jeune homme mais uniquement la partie émergée de l'iceberg, la vie du<br />
héros dans l'action. Les pensées sombres de Sébastien lui échappaient sans cesse, à son grand<br />
dam. Il était essentiel qu'elle connaisse son état d'esprit.<br />
- C'est étrange, la vie d'une ville, la nuit… débuta-t-elle sans savoir où la conversation la<br />
mènerait.<br />
Sébastien demeura silencieux. Ses yeux tournaient, trahissant un comportement d'inquiétude,<br />
d'anxiété, ce qui n'avait rien d'étonnant pour ce garçon. Il perdait ses maigres moyens face à<br />
cette déesse vivante.<br />
- Tu es malade ? Demanda-t-elle en notant qu'il persistait dans le mutisme.<br />
- Non, murmura-t-il en croisant son regard, la tension abaissée d'un cran. Pourquoi ?<br />
- Tu as l'air inquiet, comme rongé par un problème dévorant.<br />
- Non… Non… bredouilla-t-il, visiblement troublé d'être à l'écart avec Gwendoline.<br />
Il s'apprêtait à battre en retraite en rejoignant les autres lorsqu'elle se mit en travers de son<br />
chemin. Ils se retrouvèrent quasiment nez à nez.<br />
- Hum… Euh… Excuse-moi… Je… Ah… C'est… idiot de faire… un même geste… au<br />
même moment ! Lâcha-t-il, traversé par la gêne et l'émotion.<br />
- Pas toujours… corrigea Gwendoline, le privant de toute fuite.<br />
- Ah ?<br />
- Oui ! Quand deux personnes désirent s'embrasser en même temps, c'est plutôt bien, non ?<br />
Avoua-t-elle en guise d'éclaircissement.
LES K, TOME 2<br />
- Ah… ça… Oui… murmura-t-il la voix empreinte de tristesse. Je… je… ne saurai…<br />
jamais…<br />
- Pourquoi ? S’insurgea Gwendoline en s'esquivant sur le côté et en invitant Sébastien à<br />
regagner la position près de la fenêtre.<br />
- Je… C'est impossible…<br />
- Tu n'es pas capable d'éprouver des sentiments ?<br />
- Oh si ! Fit-il bruyamment, trahissant un puissant aveu.<br />
- Et bien alors ? Où est le problème ?<br />
- Euh… Ben… Tu ne vois pas ?<br />
- Non.<br />
- Ben… Aucune fille… Enfin… Tu sais bien quelle image j'ai… Celle d'un demeuré…<br />
- Tu n'es pas un demeuré ! Répliqua la gitane. Tu es tout sauf ça !<br />
- C'est l'image du gars avec un… casque de moto… rentrant dans l'amphithéâtre… que les<br />
autres gardent de moi.<br />
- Pas tes amis. Pas Martin, ni Viviane, ni Hélène et ni Hubert. Et surtout pas moi. Je n'ai pas<br />
cette image en tête, vois-tu !<br />
- Ah ? A quoi… je te fais penser ?<br />
- A un être doux, tendre, rêveur, généreux, volontaire, serviable, intelligent, réfléchi, fragile.<br />
- Oh…<br />
- Tout ce que j'aime… acheva Gwendoline.<br />
Dans le feu de l'action, elle avait avoué ses sentiments. Elle, si sûre d'elle en toutes<br />
circonstances, lançait sa ligne au loin sans savoir si le poisson goûterait à l'appât. Pour la<br />
première fois de sa vie, elle tremblait en attendant une réponse.<br />
"Non… C'est impossible !" Songea Sébastien. "Je représente tout ce qu'elle aime ? C'est…<br />
impensable. Je ne suis rien à côté d'elle ! Rien !"<br />
- Je… Ce n'est pas possible… Je ne te crois pas… C'est cruel… s'affola Sébastien.<br />
Il la planta dans la cuisine, rejoignant les autres membres du groupe et écouta religieusement<br />
l'exposé d'Hélène sur la manière de coincer la bande des "flambeurs". Ce point l'intéressait<br />
particulièrement car cette satanée bande de jeunes aux corps et aux visages masqués par leurs<br />
combinaisons lui avait échappé à plusieurs reprises. Hélène proposait de compiler tous leurs<br />
déplacements afin de prévoir où ils frapperaient la prochaine fois.<br />
N'y tenant plus, Sébastien osa parler :<br />
- Peut-être que… Enfin…<br />
- Oui, fit Martin. Vas-y ! Ajouta-t-il en guise d'encouragement.<br />
- Quelqu'un les prévient peut-être…<br />
- A chacune de nos arrivées ? Précisa Hubert. Tu rigoles !<br />
- Non… C'est possible ! Confirma Martin. C'est vrai ! Après tout, nous sommes peut-être<br />
espionnés !<br />
33
34<br />
LE LUTIN BLOND<br />
La supposition de Sébastien fut accueillie avec intérêt, du moment qu'elle avait l'aval de<br />
Martin. Il s'ensuivit un débat à n'en plus finir sur les raisons qui pousseraient un mystérieux<br />
personnage à les espionner.<br />
- Pour mieux nous contrôler, pardi ! Avait achevé Hubert.<br />
* *<br />
*<br />
L’image d’étudiants attroupés autour d’une plâtrée copieuse de pâtes parvenait sur les écrans<br />
de contrôle. Toutes les autres vues avaient été abandonnées au profit de ces images des K.<br />
Une main s'avança vers le pupitre et enfonça une touche. Une série de prises de vue, montées<br />
à la manière d'un reportage ou d'un curriculum vitae, s'inscrivit sur le plus grand écran plat de<br />
la salle. Minus apparut en photographie. Tous ses gadgets, notamment ceux inclus dans ses<br />
gants, étaient recensés.<br />
- Ses forces : intelligence, agilité, souplesse, assez costaud pour sa corpulence, transforme<br />
n'importe quel projectile en arme. Ses faiblesses : sa taille, qu'il compense par des chaussures<br />
truquées avec de puissants ressorts, sa capacité respiratoire, il ne sait pas nager.<br />
Le commentaire provenait de l'homme visionnant la séquence. Martin était montré sur toutes<br />
les coutures, notamment lors d'interventions publiques. Il était analysé, disséqué, mis à nu.<br />
Les autres éléments des K subirent tour à tour le même sort. Le mystérieux personnage<br />
remarqua à quel point Hamburger possédait une force herculéenne, une résistance aux coups<br />
et aux balles proprement miraculeuse mais aussi combien il était balourd, peu tacticien, trop<br />
sûr de lui, lent, inefficace. Haleine possédait une chance insolente, propre aux alcooliques, un<br />
pouvoir cuisant mais à la portée et à l'autonomie très limitées. Sans carburant alcoolisé,<br />
Haleine s'essoufflait, voire s'affaiblissait. Virus était décrite comme une créature extrêmement<br />
dangereuse mais dont le rayon d'action était encore plus faible que celui d'Haleine. De plus,<br />
une simple pichenette suffisait pour l'envoyer au tapis. Encore fallait-il user de la pichenette<br />
avec des gants et éviter son souffle empoisonné, porteur de milliards de germes tous plus<br />
virulents les uns que les autres.<br />
Quant à Gwendoline, il fallait résister à sa beauté magnétique, sa voix ensorceleuse et la<br />
surprendre en déjouant son pouvoir de voyance. Il fallait recourir à de nombreux subterfuges<br />
pour prévenir les changements plausibles qu'elle entreprendrait sur l'environnement. Pour<br />
cela, il suffisait de la placer dans un environnement stérile, un désert saharien, par exemple.<br />
Son pouvoir d'action se réduirait alors comme peau de chagrin.<br />
- Le plus intéressant et le plus puissant ! Commenta le voyeur d'images volées.<br />
Derrière lui, une nuée d'hommes en tenue métallisée s'avança. Les "flambeurs"…<br />
- Méfiez-vous de lui comme de la peste ! Solitaire… Il court le cent mètres en dix secondes<br />
soixante-dix, il est capable de briser n'importe quoi lorsqu'il est en colère. Son cri est mortel à
LES K, TOME 2<br />
moins de vingt mètres et incapacitant jusqu'à cent mètres. De plus, il possède un don<br />
d'imitation et de communication avec les animaux. Cependant, il est hypersensible des<br />
oreilles. En détruisant les gadgets assurant sa protection auditive, il est réduit à néant, prostré,<br />
tétanisé. Attention ! Tétanisé signifie qu'il est dur comme du béton, insensible aux coups, aux<br />
virus, aux gaz ! Il est alors très dangereux. Il faut saisir l'instant où il va se détendre<br />
légèrement pour l'anesthésier. Il faut quelque chose de puissant et radical parce qu'il est<br />
capable de tout bloquer en une fraction de seconde. Donc, celui-là, évitez-le comme la peste !<br />
Vous avez bien compris ?<br />
- Oui, patron ! Répliquèrent les sbires.<br />
- Alors, au travail ! Ecumez la ville !<br />
Les "flambeurs" ne se firent pas prier davantage pour récupérer leur attirail et du carburant<br />
afin de livrer la préfecture aux flammes de l'enfer.<br />
* *<br />
*<br />
La pièce ne mesurait guère plus de huit mètres carrés et contenait deux lits superposés ainsi<br />
qu'un matelas à même le sol. Huit mètres carrés pour trois personnes, une radio portative, un<br />
coin toilettes masqué par un muret haut d'un mètre à peine. Pas de douche, pas de baignoire,<br />
une vieille armoire métallique pour tout rangement.<br />
Thierry, allongé contre le mur, un œil sur la ville dont il percevait quelques toits dépassant de<br />
l'enceinte de la prison, se moquait éperdument de ses deux co-locataires. Dernier arrivé, il<br />
avait eu droit au matelas par terre, le moins confortable. Un dealer d'héroïne et un braqueur<br />
de banque, condamnés respectivement à quatre ans et huit ans de taule, l'avaient fraîchement<br />
accueilli, étant déjà passablement excédés de partager huit mètres carrés de béton gris et de<br />
barreaux d'acier. Jamel et Tony l'avaient mis au parfum rapidement : s'il désirait profiter d'une<br />
liberté probable, un jour, il devait se conformer à leurs ordres, se plier à tous leurs désirs,<br />
leurs caprices et se coltiner tous les travaux ménagers. En outre, il avait obligation de partager<br />
tous les envois qui lui seraient faits et de donner intégralement le fric.<br />
- OK pour le matelas ! Avait répondu Thierry. Pour le reste, allez-vous faire foutre !<br />
Les deux truands n'avaient pas pris la chose à la légère. Ils s'étaient concertés du regard et<br />
s'étaient décidés à le rouer de coups. Il ne leur en avait pas laissé le temps ; prenant<br />
l'apparence d'un tigre de Bengale, le plus puissant et le plus impressionnant des félins, il les<br />
avait terrorisés jusqu'à ce qu'ils pissent dans les frusques. Ensuite, il les avait contraints à<br />
passer la serpillière pour effacer les traces de leurs bêtises. Enfin, il leur avait promis de<br />
changer d'apparence et de les dévorer durant leur sommeil s'ils ne se tenaient pas à carreau. Il<br />
leur rappela qu'il adorait chasser la nuit.<br />
Pris de panique, les deux apprentis terreurs avaient supplié les matons de les transférer dans<br />
une autre cellule, quitte à vivre à dix dans le même espace vital que précédemment.<br />
L'administration pénitentiaire n'avait pas cédé à leurs suppliques ; ils étaient priés de<br />
35
36<br />
LE LUTIN BLOND<br />
composer avec le nouveau venu. Depuis dix mois, Thierry n'avait pas eu à faire usage de son<br />
terrifiant pouvoir.<br />
Figé contre le béton chauffé par les chaleurs de l'été, Thierry se perdait dans ses pensées de<br />
regret et de liberté. Regret de s'être laissé manipuler par Saphira Malice, envoûté par son<br />
charme vénéneux. Liberté qui l'attendait dehors, là, à portée de main. C'était si… facile ! Il<br />
suffisait de terroriser ses colocataires. Leurs cris attireraient l'attention des gardiens. Ils<br />
ouvriraient et tout s'enchaînerait très vite. Il userait de son pouvoir de terreur, obtiendrait les<br />
clefs, paralyseraient les gardiens. D'ailleurs, il n'était guère nécessaire de sonder leurs âmes<br />
pour découvrir leurs plus grandes frayeurs : les gardiens de prison mourraient tous de trouille<br />
à l'idée de se retrouver derrière les barreaux avec leurs anciens prisonniers. Pas besoin d'avoir<br />
fait Saint-Cyr pour deviner cela. Ensuite, il quitterait la ville, il fuirait.<br />
"Toujours…" songea-t-il avec amertume. "Pour l'éternité… Je serai traqué comme une bête<br />
mais je serai libre. Je pourrai me défendre. Ouais… Ce sera de la légitime défense !"<br />
Mais le peu de morale qu'il avait recouvré en aidant les K à vaincre Saphira Malice lui<br />
interdisait de franchir le pas. S'il fuyait, il aggraverait son cas, définitivement. S'il restait, il<br />
était sûr de perdre la tête. Il avait pris trois années de cabane pour meurtre et complicité. Une<br />
peine atténuée grâce au brio de son avocat, ce dernier ayant fait la démonstration que Thierry<br />
avait été manipulé par Saphira Malice. De plus, il avait échoué à la prison de la Pierre Levée, à<br />
Poitiers, un établissement carcéral vétuste, hors normes mais au demeurant, un pénitencier<br />
traditionnel. Il n'ignorait pas que celle qui fut sa maîtresse, puis son adversaire, avait hérité<br />
d'un traitement de faveur peu enviable. Il l'avait accompagné jusqu'à sa dernière demeure,<br />
celle où elle décéderait dans cinquante ou soixante années : un cube d'acier blindé et<br />
hermétique de deux mètres de côté, pourvu d'une double cloison, de deux trappes contiguës<br />
pour le passage du linge et de la nourriture. Impossible d'ouvrir les deux ouvertures en même<br />
temps. Le renouvellement de l'oxygène était assuré par une soufflerie d'aérodynamique<br />
déchaînant un courant d'air balayant le cube à plus de cent kilomètres à l'heure. Elle ne<br />
pouvait donc pas s'échapper par la ventilation, trop puissante, même et surtout en se<br />
transformant en fine particules de farine.<br />
Thierry se remémorait le bruit de la soufflerie qui s'était enclenchée peu après qu'il ait relâché<br />
sa terreur sur la jeune femme. Depuis dix mois, elle endurait un vacarme infernal, de quoi lui<br />
faire perdre la raison, sans doute. Il préférait ses conditions de vie, même si elles étaient<br />
réduites. Il n'avait pas le droit de s'échapper, pas le droit d'user de ses pouvoirs. Après tout, il<br />
aurait vingt-deux ans à sa sortie et tout ne serait pas perdu pour recommencer une nouvelle<br />
vie estudiantine. Il aurait un peu de retard, seulement. D'autant plus qu'il avait réussi à passer<br />
ses examens de DEUG de langues étrangères en prison, grâce à une dérogation et au prix<br />
d'un travail acharné. Il avait une chance de ne pas replonger. Il fallait tenir le coup.<br />
* *<br />
*
LES K, TOME 2<br />
Gwendoline sonna à l'immense porte d'entrée de la prison. Elle tremblait, parcourue par le<br />
trac. Rendre visite à Thierry Mizar était son idée, son initiative. Il était inutile de la soumettre<br />
à l'approbation des autres K. Elle aurait essuyé une désapprobation massive. Seulement, hier,<br />
elle avait ressenti la détresse du jeune homme, son hésitation à pencher d'un côté ou de<br />
l'autre de la balance. Les doutes l'assaillaient, le rongeaient. La liberté, à sa portée, le tentait.<br />
Elle devait en avoir le cœur net.<br />
Elle produisit ses papiers d'identité sous le nez des vigiles postés à l'entrée et demanda à<br />
parler à Thierry. L'un des hommes en uniforme manœuvra une porte de taille normale<br />
incluse dans le gigantesque portail blindé donnant sur le boulevard du Faubourg du Pont<br />
Neuf. Il l'accompagna jusqu'à l'entrée du pénitencier. Chemin faisant, la jeune femme ne put<br />
s'empêcher de songer aux événements de la veille, chez Martin. Elle avait ouvert une porte<br />
sur son cœur en présence de Sébastien, il avait cru à une moquerie. Cet être ultrasensible<br />
avait si peu de confiance en lui qu'il doutait même de l'existence de sentiments à son<br />
encontre. Pour lui, les autres éprouvaient soit du désintérêt, soit du mépris. Rien d'autre.<br />
Pour la première fois de sa vie, Gwendoline avait subi un échec. Elle en gardait un goût<br />
d'amertume profonde, de tristesse sincère et de malaise généralisé. Comment expliquer à<br />
Sébastien qu'elle n'éprouvait pas de la pitié, qu'elle ne désirait pas se moquer de lui mais<br />
qu'elle souhaitait simplement vivre une belle histoire avec lui, sans fin si possible ?<br />
Les murs de la prison, épousant les rues voisines à merveille, lui rappelèrent Sébastien.<br />
Infranchissables, épais, la cernant, sans issue, masquant la réalité et le futur. De la pierre<br />
indestructible, cette même pierre dont le jeune homme pouvait acquérir les pouvoirs de<br />
dureté.<br />
Toute la soirée, elle avait tenté de s'approcher de lui, de s'isoler en sa compagnie pour<br />
renouer le dialogue mais il avait fui, il l'avait consciencieusement évitée. Il avait peur. Son<br />
aveu l'avait muré dans le silence et ce comportement s'étendait également aux autres<br />
membres du groupe. Elle pensait incarner un remède à sa timidité ; elle était pire que le<br />
mal…<br />
* *<br />
*<br />
La lourde porte blindée se déverrouilla brusquement, tirant les trois hommes de leur léthargie<br />
partiellement due à la chaleur. Dix heures du matin et le thermomètre frisait déjà les vingt-six<br />
degrés. La journée promettait d'être insupportable.<br />
Le maton aboya :<br />
- Mizar ! Au parloir !<br />
- Au parloir ? Quelqu'un veut me voir ? S'étonna l'intéressé.<br />
Depuis son entrée en taule, il n'avait pas foutu les pieds au parloir. Les K l'ignoraient<br />
superbement, c'était un peu normal, selon lui. Ses camarades de classe le jalousaient<br />
d'ordinaire, ils devaient se réjouir de sa situation. Par contre, sa propre famille refusait de le<br />
voir et là, il avait les boules. Ses parents l'avaient rejeté comme un malpropre, malgré son<br />
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38<br />
LE LUTIN BLOND<br />
revirement de dernière minute. En fait, ils profitaient de la situation pour enfin montrer leurs<br />
vrais sentiments vis à vis du mutant qu'il incarnait. Il était rejeté. Qui venait le voir ? Son<br />
avocat ? Possible ! Après tout, il se conduisait correctement en prison. Une remise de peine<br />
pour bonne conduite n'était pas exclue. Son avocat, commis d'office, s'était avéré être un<br />
véritable as du barreau. Il sortirait peut-être un lapin du chapeau.<br />
- Magne-toi le train, on n'a pas la matinée ! Râla le gardien Meunier, d'humeur<br />
systématiquement massacrante propre aux cons finis et à tous ceux qui détestent leur boulot.<br />
- J'arrive ! Fit Thierry.<br />
Il suivit docilement le geôlier dans le dédale fait de pièces successives et d'escaliers. Un vrai<br />
labyrinthe, cette prison ! Pour s'échapper, il valait mieux se tirer directement par les<br />
extérieurs !<br />
- Vous savez qui c'est ? Demanda Thierry.<br />
- Aucune idée ! Répliqua Meunier. Tiens ! C'est là ! Tu entres et tu as cinq minutes, chrono en<br />
main.<br />
- Merci ! Répondit Thierry, tenant à la façade de politesse alors qu'il pensait clairement que le<br />
gardien Meunier était une peau de vache se livrant au marché noir pour arrondir ses fins de<br />
mois.<br />
Le cœur de Thierry fit un bond prodigieux et se mit à battre violemment à plus de cent<br />
soixante pulsations à la minute. Gwendoline. Il était figé, incapable de s'asseoir sur le siège<br />
disposé derrière la vitre le séparant de la divine créature. Elle n'avait pas changé. Ou plutôt,<br />
si ! Elle était encore plus belle à ses yeux que dans ses derniers souvenirs.<br />
- Bonjour Thierry, fit-elle simplement d'une voix qui l'ensorcela immédiatement. Assied-toi !<br />
Il obtempéra aussitôt et tomba en arrêt devant elle, comme un setter irlandais devant une<br />
poule d'eau. Il déglutit et avala sa salive. Tout à coup, son côté crâneur refit une apparition. Il<br />
démarra en trombe :<br />
- Gwendoline… Tu es toujours aussi sexy !<br />
- Merci.<br />
- Je savais que tu ne pourrais pas te passer de moi ! Il fallait que ce soit toi qui viennes me<br />
voir !<br />
- Tu n'as pas changé. Tu es toujours aussi présomptueux !<br />
- Ah ! Je sais que je te plais, poupée ! Je t'aurai un jour !<br />
- Même pas en rêve ! Décidément, tu es incorrigible. Dix mois de prison ne t'ont pas changé.<br />
- C'est ce que tu crois… L'homme a changé, les sentiments sont restés. Tant que tu restes<br />
libre comme l'air, j'ai mes chances.
LES K, TOME 2<br />
Gwendoline hésita une seconde à lui avouer que ses sentiments allaient à un autre que lui<br />
mais elle craignit que cela abatte son moral. Après tout, l'espoir d'une histoire à sa sortie le<br />
maintenait peut-être la tête hors de l'eau, l'empêchait de commettre des âneries.<br />
- Tu as l'air en forme ! Remarqua-t-elle.<br />
- Je m'entretiens.<br />
- Comment vas-tu ?<br />
- Comme un mec privé de liberté depuis dix mois !<br />
- Bien sûr… Je voulais dire : tu n'es pas maltraité ?<br />
- Non. J'ai terrorisé mes deux colocataires à mon arrivée. La nouvelle a fait le tour de la<br />
prison en cinq minutes. Depuis, je n'ai pas besoin de faire de démonstration de force. J'ai la<br />
paix et je me tiens tranquille. Ce n'est pas l'envie qui manque de…<br />
- De te déchaîner et de fuir ?<br />
- Oui.<br />
- C'est… compréhensible ! Fit Gwendoline en se mordant légèrement les lèvres, ce qui la<br />
rendait encore plus craquante aux yeux de Thierry.<br />
Le prisonnier hocha la tête à plusieurs reprises, comme s'il chassait les idées de fuite, la<br />
furieuse envie sexuelle de la sublime créature, pourtant vêtue d'un infâme pantalon large et<br />
d'un tee-shirt XXXL seyant parfaitement à la déambulation dans le milieu carcéral à la libido<br />
exacerbée.<br />
- Et les autres ? Comment vont-ils ? Les K existent toujours ?<br />
- Les K existent toujours. Nous sommes débordés de travail, nous collaborons avec les<br />
forces de l'ordre, nous patrouillons dans la ville et nous sommes épuisés. Hélène et Hubert se<br />
sont plantés à leurs examens. Les autres sont passés de justesse, sauf Martin qui a fini major<br />
de sa promotion.<br />
- J'ai eu ma première année, moi aussi, répliqua Thierry.<br />
- Quoi ? Ici ?<br />
- Oui.<br />
- Whaou ! Tu m'impressionnes ! C'est carrément génial ! Je te félicite, vraiment !<br />
- Merci… Euh… Les autres, c'est eux qui ont voulu que tu viennes ?<br />
- Ils ne sont pas au courant.<br />
Cet aveu flatta l'ego démesuré de Thierry mais il le tut, pour une fois. Charger à la manière<br />
des hussards n'avait aucun impact sur Gwendoline. Sa méthode de drague était à repenser<br />
entièrement avec la merveilleuse gitane.<br />
- Ah ? Fit-il sobrement. Tu leur parleras de ta visite ?<br />
- Pas sûr.<br />
- Remarque… A ta place, je ne me vanterais pas de rendre visite à un taulard ! Je<br />
comprends…<br />
- Tu n'y es pas du tout ! Disons qu'ils sont moins compréhensifs que moi…<br />
- Ah…<br />
39
40<br />
LE LUTIN BLOND<br />
Le gardien Meunier débarqua dans la pièce sans crier gare. L'entretien prenait fin<br />
immédiatement.<br />
- Il faut que j'y aille… Tu reviendras ? Demanda Thierry.<br />
- Je te le promets ! Répondit Gwendoline.<br />
- A bientôt, beauté ! Ne put s'empêcher de conclure le prisonnier, fidèle à son style.<br />
Il disparut derrière la porte, laissant la jeune femme seule avec ses questions.<br />
"Il est proche du désespoir, je le sens. Il a toujours flirté avec le désir de s'enfoncer<br />
définitivement, manquant paradoxalement de confiance en lui vis à vis de ses semblables. Il<br />
masque ses faiblesses internes, ses douleurs en utilisant son pouvoir de terreur. Il peut<br />
craquer. Il va craquer…"<br />
* *<br />
*<br />
Thierry réintégra sa cellule, le cœur lourd. Comment rester entre ces misérables murs gris<br />
quand la beauté irréelle de Gwendoline quittait la taule ? Le désir de fuir se faisait plus<br />
pressant que jamais.<br />
Tout à coup, alors qu'il venait de s'allonger sur sa couche disposée sur le sol, songeant au<br />
minois de rêve de celle qu'il aurait aimé coucher dans le foin, une clameur monta dans le<br />
pénitencier. Des coups de feu claquèrent.<br />
- Putain ! Il y a du grabuge ! S'exclama Tony.<br />
- Ouais ! De la baston ! Renchérit Jamel. Allez-y, les gars ! Pétez-leur la gueule à ces enfoirés !<br />
Sans prendre garde à leur compagnon de cellule, les deux truands foncèrent droit à la fenêtre,<br />
tentant de vérifier si des détenus étaient parvenus à sortir des geôles et à atteindre la toiture.<br />
- Ils sont où ?<br />
- Je ne sais pas !<br />
- Ouvrez-nous ! Hurla Tony, prêt à tout pour s'évader. Eh ! Johnny ! Lança-t-il à l'attention<br />
d'un voisin de cellule.<br />
Ce dernier passa la main par la fenêtre, indiquant qu'il recevait le message cinq sur cinq.<br />
Johnny était au courant de tout, dans l'établissement. On le surnommait "radio la taule". Ce<br />
mec avait une mémoire d'éléphant, prêtait du pognon à tout le monde et se faisait<br />
rembourser les sommes augmentées de confortables intérêts manu militari, grâce à quelques<br />
sbires plutôt balèzes.<br />
- Johnny ! Qu'est-ce qui se passe ? Reprit Tony.
LES K, TOME 2<br />
- Une vingtaine de types en promenade a refusé de réintégrer les cages et se sont emparés des<br />
armes des mâtons. Les autres mâtons se sont rassemblés pour les déloger mais les mecs ont<br />
fait parler la poudre. Ils gagnent du terrain. Il faut qu'ils fassent vite avant que les flics ne se<br />
pointent. S'ils leur ratatinent leurs gueules, on sera les maîtres de la prison. Les flics pourront<br />
toujours essayer de nous déloger, on les flinguera comme des lapins dès qu'ils entreront !<br />
- Putain ! C'est qui, ces mecs ?<br />
- Des mecs à Basile, le marabout.<br />
- Ils ont de sacrées couilles, les blacks !<br />
- Ouais ! C'est sacrément gonflé ! Fit Johnny, admiratif.<br />
- Tiens-nous au courant, radio la taule !<br />
- S'ils réussissent, tu le sauras vite, mon pote ! Ta porte s'ouvrira comme par enchantement !<br />
Le bruit caractéristique de l'ouverture des cellules se manifesta une première fois. Les mutins<br />
étaient donc parvenus à atteindre le poste de contrôle et à déclencher le mécanisme. Plus<br />
nombreux, ils prenaient l'avantage.<br />
Thierry estima que la mutinerie se déroulait au niveau du rez-de-chaussée, soit la place<br />
stratégique pour réaliser une opération de ce type. Les types ne cherchaient pas l'évasion<br />
immédiate ; ils voulaient faire place nette avant d'imaginer un moyen de se tirer. Ce<br />
mouvement n'était pas préparé ; au contraire, il était totalement spontané. Une vraie évasion<br />
ne se jouait pas avec une vingtaine de mecs sur le coup : trop compliquée à organiser, trop<br />
risquée en termes de fuite d'informations.<br />
Brusquement, il se redressa et fonça à la porte. Il tambourina en hurlant à plusieurs reprises :<br />
- Gardien ! Gardien !<br />
Au bout de quelques instants, la trappe s'ouvrit. Les bruits de la fureur, de cris, de tirs de<br />
calibres légers devinrent plus nets, ce qui eut pour effet d'exciter ses deux compagnons de<br />
cellule. Meunier apparut dans l'encadrement, le visage rougi par une course effrénée.<br />
- Qu'est-ce que tu veux, bordel ? Demanda le gardien.<br />
- Vous aider ! Répondit Thierry, contre toute attente.<br />
- Quoi ? Fit Meunier.<br />
- Vous aider ! Laissez-moi sortir ! Je vous file un coup de main !<br />
- Sortir ? Tu es malade ! On se fait flinguer et tu voudrais que je libère l'étage pour qu'on soit<br />
pris en tenaille ? Tu me prends pour un con !<br />
- Je vous en prie ! Je vous jure que je veux vous aider ! Vous avez ma parole !<br />
- Tu sais ce que ça vaut, la parole d'un taulard ? La parole d'un criminel ! Allez ! Me fais pas<br />
chier, Mizar !<br />
Face à l'attitude compréhensible du gardien, Thierry n'eut pas le choix. Il fixa les yeux de<br />
Meunier et lui projeta mentalement la présence d'un détenu le menaçant d'une arme pointée<br />
sur sa nuque. Le détenu imaginaire intima l'ordre d'ouvrir la cellule manuellement, avec le<br />
passe. Le gardien Meunier, persuadé que sa vie était en danger, ne chercha pas à faire<br />
diversion. Il obtempéra immédiatement. La porte s'ouvrit et tout alla très vite. Thierry effaça<br />
41
42<br />
LE LUTIN BLOND<br />
le mirage psychique. Meunier, prenant conscience qu'il s'était fait avoir comme un bleu, porta<br />
la main à l'étui contenant son arme. La porte ouverte, Tony et Jamel en profitèrent pour<br />
tenter de forcer le passage. Thierry les calma rapidement en prenant l'apparence d'un cobra<br />
royal menaçant et sifflant. Les deux truands s'immobilisèrent instantanément, conscients que<br />
le moindre geste pourrait être fatal. Ce fut assez pour que Thierry referme la porte.<br />
A présent, Meunier le menaçait de son arme de service. Il tremblait visiblement, paniqué par<br />
la situation.<br />
- Nom de Dieu ! Bouge pas ou je te plombe !<br />
- Allons, Meunier. Faites-moi confiance ! Emmenez-moi sur le champ de bataille et je vous<br />
garantis que je règle votre problème !<br />
- Tu n'iras nulle part, racaille !<br />
- Bon sang ! Vous allez attendre longtemps, comme ça ? Vous êtes bouché ou quoi ? Vos<br />
potes se font flinguer, Meunier ! Réagissez ! Réfléchissez bien mais vite ! Je suis la seule<br />
chance de renverser la situation. Si vous laissez faire, vos collègues vont mourir, les uns après<br />
les autres. Les mecs en face n'ont rien à perdre. Ils ont déjà tout perdu. Vous comprenez ?<br />
Tuer ne les arrêtera pas. Après, la prison sera livrée à leurs mains. Les flics n'entreront pas.<br />
Moi, si. J'ai le pouvoir de les arrêter. Vous le savez, Meunier. Que vous ayez peur de moi,<br />
c'est normal. Tout le monde a peur de moi parce que c'est mon pouvoir qui est comme ça.<br />
J'effraye même mes amis… lâcha-t-il les larmes aux bords des yeux.<br />
Lentement, Meunier prit conscience qu'il n'avait pas d'autre choix. Il devait faire confiance à<br />
cet être malfaisant, horrifiant, aux dons effroyables. Il rengaina son arme, à regrets. Son<br />
instinct le poussait pourtant à éliminer cette abomination de la nature mais son cerveau lui<br />
commandait d'agir autrement. Thierry percevait ces troubles, ces puissants antagonismes<br />
bouleversant Meunier. Il les comprenait, sans les admettre.<br />
- Allez ! fit Thierry. Emmenez-moi !<br />
- Passe devant, répliqua Meunier, peu rassuré à l'idée que cet individu le talonne.<br />
* *<br />
*<br />
La nouvelle avait fait le tour de la prison à toute vitesse. Par précaution, le directeur avait<br />
placé Thierry dans une cellule isolée, sans compagnon. Il ne tenait pas à retrouver leur<br />
sauveur le corps lardé de coups de couteau, de morceaux de verre ou passé à tabac en<br />
respectant l'usage et les traditions. Thierry était une balance, sa tête était mise à prix. La cause<br />
était entendue. A cause de lui, selon les autres prisonniers, la tentative de mutinerie de la<br />
bande à Basile avait échoué. Il était le seul responsable de cet échec. C'était parfaitement<br />
déloyal car il avait usé de ses pouvoirs pour aider les gardiens.<br />
A peine arrivé dans la place où les gardiens et les mutins s'affrontaient, Thierry avait libéré<br />
ses pulsions. Elles s'étaient concrétisées sous la forme de millions d'insectes bourdonnants,
LES K, TOME 2<br />
d'araignées velues et galopantes, de serpents rampants et autres vers gluants. Terrorisés, les<br />
mutins avaient reculé et s'étaient dispersés.<br />
Thierry, alias Terreur, avait ensuite poursuivi chacun d'eux, traitant les cas un par un, les<br />
terrorisant jusqu'à ce qu'ils perdent conscience. Les crises cardiaques avaient été évitées de<br />
justesse, le jeune homme se contenant et se contentant de les effrayer, sans imaginer des<br />
chimères aptes à les tuer. Les criminels pourtant endurcis, clamant à qui voulait l'entendre<br />
que rien ne leur faisait peur, avaient tous leurs points faibles. Celui qui avait failli devenir un<br />
K avant de sombrer du mauvais côté de la loi, les avait traqués sans pitié. Il les avait humiliés,<br />
ravalés au rang de fourmis humaines.<br />
Le bilan était incroyablement léger pour un événement de cette ampleur car les gardiens ne<br />
comptaient qu'un blessé léger ayant reçu des éclats de verre tandis que les prisonniers avaient<br />
essuyé trois tirs dans le mil. Les blessures infligées par les projectiles se limitaient aux bras ;<br />
les mutins en seraient quittes pour un court séjour à l'hôpital sous bonne surveillance.<br />
Thierry était une balance, un vendu, une pourriture. Sa cause était entendue et un contrat<br />
avait été lancé sur l'ordre de Basile. D'ailleurs, ce dernier ne se cachait pas pour clamer haut et<br />
fort qu'il filerait dix mille euros au premier mec qui se débarrasserait du rebelle. A vrai dire,<br />
les candidats ne se bousculaient pas trop. Le pognon était une chose, la Terreur en était une<br />
autre.<br />
Finalement, Thierry avait récolté un régime d'isolement et de traitement de faveur, eu égard à<br />
son action. Solitaire dans l'âme, il se satisfaisait de cette mise à l'écart, régulièrement rompue<br />
par les gardiens qui lui témoignaient une reconnaissance éternelle. Désormais, sa peine lui<br />
semblait plus supportable.<br />
* *<br />
*<br />
Le bus de la ligne numéro un était quasiment plein. Il venait à peine de quitter la place du<br />
maréchal Leclerc, chargé d'étudiants logeant en centre ville. Il se dirigeait lentement vers le<br />
campus universitaire, pris dans le flot matinal de la circulation.<br />
Occupant les banquettes du fond, les K étaient exceptionnellement réunis pour entreprendre<br />
leurs préinscriptions de la prochaine rentrée. Les joyeuses formalités administratives de<br />
l'enseignement supérieur du domaine publique…<br />
L'ambiance était plutôt lourde depuis le soir précédent car Gwendoline avait révélé son<br />
emploi du temps de la journée : la visite auprès de Thierry. Elle avait eu beau expliquer qu'il<br />
était calmé, plus réfléchi, demandeur de nouvelles, elle avait eu droit à une volée de bois vert<br />
de la part de Martin. Les autres K avaient accueilli la nouvelle avec fraîcheur, à part Sébastien,<br />
toujours aussi fuyant et plongé dans le mutisme. Il n'en pensait certainement pas moins, étant<br />
donné que Thierry s'était particulièrement moqué de lui.<br />
Martin sortit une feuille de chou rassemblant l'information nationale et locale, fraîchement<br />
acquise dans un kiosque à journaux. Les autres n'avaient pas d'occupations particulières,<br />
incapables de consacrer leur énergie à d'autres activités que leurs actions héroïques. En le<br />
dépliant, le chef des K découvrit un titre qui attira immédiatement son attention : "mutinerie<br />
43
44<br />
LE LUTIN BLOND<br />
à la prison de Poitiers". Il lut l'article aussi vite que possible, de manière transversale, retenant<br />
l'essentiel. Il reposa le journal sur la banquette, abasourdi par la nouvelle.<br />
- Vous avez vu ? Lança-t-il à la cantonade.<br />
- Quoi ? Fit Hubert.<br />
- Ce gros titre ! Répondit-il en dépliant la première page devant tout le monde.<br />
Aux visages ahuris de ses camarades, il devina qu'ils pensaient tous à un certain prisonnier,<br />
Thierry, qui aurait été l'un d'eux s'il n'avait pas basculé du mauvais côté de la barrière.<br />
- Mince ! Fit Hélène.<br />
- Incroyable… souffla Viviane.<br />
- Je n'en crois pas mes yeux ! Rugit Hubert. Dis-nous que Thierry n'y est pour rien.<br />
- Non, lâcha Martin, rompant le suspense. Gwendoline… fit-il en s'adressant à la jeune<br />
femme en la fixant droit dans les yeux. Tu n'avais pas prévu ce genre d'événements ?<br />
- Pourquoi ?<br />
- Il t'arrive d'avoir des visions assez généralistes concernant des sujets qui ne sont pas<br />
directement liés à notre activité. Tu t'es rendue à la prison hier. La mutinerie est arrivée peu<br />
après ton départ. Il est surprenant que tu n'aies pas détecté des ondes négatives dans ces<br />
murs, des ondes laissant entendre que l'événement allait survenir.<br />
- C'est vrai. Cependant, les lieux sont extrêmement chargés en ondes négatives. De plus, une<br />
mutinerie peut toujours survenir.<br />
- Dans ta bouche, cette potentialité événementielle prend une autre signification.<br />
- Que veux-tu dire ?<br />
- Si une mutinerie peut survenir, tu l'as peut-être aidée… suggéra Martin, très perspicace.<br />
Gwendoline eut un rictus d'aveu. Martin était prodigieusement intelligent. Il avait compris<br />
qu'elle avait toujours un temps d'avance, qu'elle se projetait dans le futur pour veiller au<br />
destin des K. Si elle avait agi de la sorte, elle avait très certainement une bonne raison. Il<br />
voulait l'entendre. Il tendait la perche.<br />
- J'ai… déclenché la mutinerie.<br />
Les visages marquèrent l'interrogation, l'incompréhension.<br />
- Pourquoi ? Poursuivit Martin.<br />
- Thierry pouvait basculer dans la délinquance, définitivement. Il fallait que je le force à<br />
réagir, à espérer que le futur n'est pas mort. J'ai réussi puisqu'il a aidé les gardiens à mater la<br />
rébellion.<br />
- Mais à quel prix ! Un gardien blessé, trois détenus manipulés et également blessés. Il y aurait<br />
pu avoir des morts de part et d'autre.
LES K, TOME 2<br />
Martin désapprouvait la méthode. Gwendoline avait usé de son pouvoir sans penser aux<br />
conséquences. Après tout, le destin de Thierry était peut-être de basculer dans le banditisme,<br />
dans la criminalité. La nature de son pouvoir le laissait entendre.<br />
- Je sais… concéda Gwendoline en baissant la tête.<br />
- Tu partais d'un bon sentiment, nota Martin. Mais tu ne peux pas changer tout l'avenir, tu ne<br />
peux pas sauver la planète entière et c'est bien là notre problème à tous. Nous courrons après<br />
tous les lièvres, y compris ceux des forces de l'ordre traditionnelles. Je pense que c'est une<br />
erreur et je pense que cela te servira de leçon. Cela nous servira de leçon à tous. Nous ne<br />
pouvons pas forcer le destin, Gwendoline. Il faut parfois… patienter… longuement… et<br />
parfois sans jamais aboutir.<br />
En lisant dans les yeux de Martin, la jeune gitane eut presque l'intuition que le plus célèbre<br />
nain de France savait qu'elle avait exposé son cœur à Sébastien et qu'elle avait essuyé un<br />
échec cuisant. Les pupilles de leur chef glissèrent une brève seconde vers Solitaire, à l'écart du<br />
reste du groupe. Il savait. Mais comment ?<br />
Gwendoline demeurait persuadée que Martin ne disposait pas de don de voyance ou de<br />
faculté télépathique. Comment pouvait-il savoir ? Une confidence de Sébastien ? Quasiment<br />
impossible. Sébastien était trop… autiste. Une confidence auprès d'un autre membre des K ?<br />
Hubert ? Hélène ? Non. Viviane ? La jeune fille, à l'allure d'adolescente ayant oublié de<br />
grandir et de mûrir, possédait une voix douce que Sébastien appréciait. De plus, il était<br />
l'unique personnage ne craignant pas les pouvoirs de Viviane puisqu'il pouvait se figer au<br />
point d'éradiquer tout virus ou microbe dans son corps. Peut-être…<br />
Gwendoline se leva et se rendit à l'avant du bus. Elle enfonça le bouton d'appel,<br />
machinalement. Elle descendit à l'arrêt suivant, au niveau du pont neuf, à plus de deux<br />
kilomètres du campus universitaire. Elle éprouva un vif besoin de marcher, de réfléchir, de<br />
vider son esprit de ses pensées noires parasitant le bon fonctionnement de son cerveau.<br />
Deux larmes s'échappèrent involontairement et descendirent en rappel sur ses joues<br />
délicieusement rondes. Trop de pression en si peu de temps.<br />
* *<br />
*<br />
Minus et Virus s'étaient retrouvés une fois de plus dans la bibliothèque universitaire. Les<br />
"flambeurs" avaient réduit de nombreuses voitures en cendres, profitant de la<br />
désorganisation des forces de l'ordre et de l'absence des K, trop épuisés, inefficaces. Martin et<br />
Viviane ayant supposé qu'ils faisaient probablement l'objet d'une surveillance assidue, que le<br />
commissariat et les gendarmeries avoisinantes étaient également l'objet d'attentions<br />
particulières, les deux héros s'étaient rendus à la mairie de Poitiers. Ils avaient obtenu un<br />
entretien particulier avec le premier personnage de la ville. Ce dernier leur avait offert la<br />
possibilité de visiter le centre de surveillance de la ville. Le réseau de caméras, loin d'être<br />
négligeable, était insuffisant pour couvrir tous les quartiers. Il était surtout concentré sur le<br />
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46<br />
LE LUTIN BLOND<br />
centre-ville historique, sur les parkings publiques et sur les centres névralgiques tels que la<br />
mairie, la préfecture, la trésorerie principale des impôts.<br />
Revenus bredouilles, selon eux, ils étaient résolus à abandonner leur théorie de surveillance<br />
généralisée.<br />
- Nous faisons peut-être l'objet d'une surveillance personnalisée, suggéra Martin.<br />
- C'est à dire ?<br />
- Des criminels chargés de nous pister.<br />
- Des étudiants ?<br />
- Fatalement ! Seuls des étudiants peuvent suivre et se comporter comme des étudiants. Ils se<br />
rendent à la bibliothèque, au restaurant universitaire, au cinéma, dans les librairies.<br />
- Qui cela peut-il être ? Des camarades dans chaque promotion ? Murmura Viviane.<br />
- Pourquoi pas !<br />
- Nous pouvons éliminer les étudiants présents durant l'année et quittant la ville universitaire<br />
durant l'été.<br />
- Oui. Seulement, il y a une autre possibilité.<br />
- Laquelle ?<br />
- Un espion… en interne.<br />
- L'un de nous ? S'exclama Viviane avec autant de forces qu'elle le put.<br />
- C'est possible.<br />
- Non…<br />
- Tu n'y crois pas, c'est naturel. Mais l'option doit être envisagée.<br />
- Mais qui ?<br />
- Je ne sais pas. Non… C'est idiot.<br />
- Tu pensais à Gwendoline ? Suggéra Viviane. N'est-ce pas ?<br />
- A vrai dire… oui ! Elle est perturbée. Je le sens. En fait, elle est très fragile. J'ai crû déceler<br />
des tensions entre elle et Sébastien. Depuis notre soirée "pâtes", il la fuit comme une<br />
pestiférée. Je ne sais pas ce qu'elle a pu faire. Elle a dû l'aborder, elle a tenté de percer sa<br />
carapace en force et elle a échoué. Depuis, Sébastien se tient en retrait. Il l'évite et ne<br />
participe pas au groupe. J'ai peur que nous le perdions. A cause de Gwendoline.<br />
- C'est quasiment une dissolution annoncée des K ! S’insurgea Viviane.<br />
- Non… Rappelle-toi nos héros de bandes dessinées favoris, les X-Men ! Leur groupe évolue<br />
au fur et à mesure des départs et des arrivées. Les K ne sont pas finis mais… ils vont peutêtre<br />
changer.<br />
- Et si c'était Sébastien lui-même ? Il est si imprévisible !<br />
- Et puis pourquoi pas Hélène ou Hubert ! Non. Nous nageons en plein délire. Le groupe<br />
essuie un passage à vide et nous en venons à nous soupçonner les uns et les autres. Il faut<br />
repenser tout le problème, lâcha Martin en guise de conclusion.<br />
En tête-à-tête, Viviane et Martin reprirent toutes les données du problème des "flambeurs".<br />
Comment, quand et où intervenaient-ils ? Combien d'avance avaient-ils sur eux et sur les<br />
forces de l'ordre ? Agissaient-ils avec une logique particulière ?<br />
Absorbés par leur réflexion, ils ne prirent pas garde à l'arrivée de Sébastien. Solitaire il était,<br />
solitaire il restait, même dans ses investigations.
LES K, TOME 2<br />
- Et si le système de surveillance venait du ciel ? Proposa Sébastien sans bafouiller, sans<br />
ponctuer sa phrase d'hésitations.<br />
Il les fit sursauter en même temps, ce qui était sans conséquence pour Martin mais pouvait<br />
être fatal pour Viviane, étant donné sa faible constitution.<br />
- Désolé de vous avoir fait peur ! S’excusa-t-il.<br />
- Ce n'est rien, rassura Viviane. Je vais bien. Que disais-tu à l'instant ?<br />
- Eh bien… euh… hésita-t-il de nouveau, comme si le naturel timide et angoissé revenait à la<br />
charge après un effort inimaginable consenti pour s'exprimer correctement. Euh… Nous et<br />
la police sommes peut-être… surveillés depuis le… ciel.<br />
- Vas-y ! Poursuis ton raisonnement ! Proposa Viviane.<br />
- Des drones automatiques.<br />
- Des drones ? Douta Martin. Il en faudrait beaucoup ! Un sacré paquet, même !<br />
- Oui… fit Sébastien en baissant la tête, convaincu que Martin ne le croirait pas.<br />
- J'ignore tout des drones, relança Viviane. Explique-moi ce que c'est !<br />
- C'est… un petit avion espion sans pilote… C'est difficile à repérer car il est… tout petit. Il<br />
peut voler longtemps et peut être équipé d'une caméra puissante.<br />
- Et le bruit ? Tu as pensé au bruit ? Contesta Martin.<br />
- Il existe des moteurs silencieux… même sans être électriques. Si le compartiment moteur<br />
est bien isolé, on n'entend pas grand-chose, surtout si l'engin vole à plus de deux mille<br />
mètres.<br />
- Ouais… concéda Martin. Seulement, c'est quand même visible, un engin de deux mètres en<br />
plein ciel. Il suffit que le soleil se reflète dans sa peinture pour être vu à l'œil nu.<br />
- Il ne vole que la nuit, répliqua Sébastien, tenant tête, sûr de sa théorie.<br />
- La nuit ? Mais des exactions ont eu lieu de jour !<br />
Viviane assistait à la joute oratoire comme à un match de tennis entre un vieux briscard et un<br />
jeune inconnu issu des qualifications. Le tout était de savoir si le patron sur le terrain serait<br />
encore le plus expérimenté. Elle sentait qu'un phénomène nouveau se produisait. Sébastien<br />
ne bégayait plus. Pourquoi ? Simulait-il en temps ordinaire ? Changeait-il ? Que passait-il ?<br />
- C'est vrai. Des attaques plus rares mais réalisables grâce aux caméras de la ville.<br />
- Comment le sais-tu ? Compléta Viviane.<br />
- J'ai rencontré le maire de la ville il y a deux jours. J'ai recoupé tout le réseau avec les<br />
attaques diurnes. Par contre, toutes les actions de nos ennemis les "flambeurs" sont<br />
irréalisables avec le concours des caméras municipales. La nuit, il faut des caméras à vision<br />
infrarouge. La nuit, les drones sont invisibles. Ils peuvent décoller d'un terrain éloigné, gagner<br />
leur altitude de croisière et espionner les rues.<br />
- J'en reviens à ma réflexion de départ : il faut beaucoup de drones pour couvrir le champ de<br />
vision. Il faut réguler le trafic aérien et ne pas percuter les avions qui ne peuvent pas les<br />
repérer.<br />
- C'est vrai. Qu'en déduis-tu ? Demanda Sébastien.<br />
47
48<br />
LE LUTIN BLOND<br />
Il provoquait Martin, carrément. Viviane était persuadée que leur compagnon, d'ordinaire<br />
étrangement muet et à l'écart, en savait déjà bien plus qu'eux. Il se révélait brillant.<br />
- Je ne sais pas !<br />
- Ah… fit Sébastien. Moi, j'irais voir du côté de l'aéroport de Biard.<br />
- Pourquoi ?<br />
- C'est un terrain d'aviation équipé d'un radar. Imagine que les "flambeurs" soient cachés làbas,<br />
ils peuvent se brancher sur le radar de Biard et ils ont alors l'occasion de superposer ces<br />
données avec celles de leur propre radar.<br />
- Oh ! Brillante supposition ! Railla Martin. Tu as un nom à nous donner, je suppose ?<br />
- Euh… bredouilla de nouveau Sébastien, comme s'il venait d'être séché par un placage de<br />
rugbyman. Eh bien… Oui…<br />
- Ah ? Firent les deux autres interlocuteurs.<br />
- Euh… Euh… J'ai… pris la liberté d'aller faire un tour là-bas, la nuit dernière.<br />
- Tout seul ? C'est imprudent ! Sermonna Martin, jouant à fond son rôle de chef.<br />
Penaud, Sébastien baissa la tête. Et puis, comme si à l'intérieur de lui-même, il se<br />
convainquait qu'il était temps de résister à Martin et ses décisions unilatérales, il releva le<br />
menton et déclara d'un trait :<br />
- Pas si imprudent que ça ! J'ai planqué toute la nuit et mes oreilles sensibles ont parfaitement<br />
détecté l'infime bruit d'engins bourdonnants. Je ne les ai pas vus mais je les ai entendus. Ils<br />
existent. Par contre, ils sont parfaitement camouflés. Je ne les ai pas vus décoller mais je les ai<br />
entendus !<br />
- Fort bien ! Et qui est à l'origine de tout ceci, d'après toi ?<br />
Viviane perçut de l'énervement dans la voix de Martin. Il n'appréciait pas que Solitaire joue<br />
en solo et lui signifiait vertement. Il allait provoquer un repli de l'étudiant en acoustique, voire<br />
un départ irrécupérable s'il poursuivait dans la réplique acide.<br />
- Une nouvelle société s'est installée il y a six mois dans la zone industrielle jouxtant<br />
l'aéroport. C'est la société Misansen. Il s'agit d'une usine fabriquant des pièces détachées<br />
destinées à l'avionique, à l'électronique de bord. J'ai vérifié ses statuts. Ils sont légaux mais la<br />
société marche vraiment très bien pour une jeune société. Peut-être trop bien. Elle est dirigée<br />
par un certain Marcus Ethylen, un homme d'origine finlandaise. La Finlande est productrice<br />
d'éléments électroniques manufacturés de haute précision.<br />
- Et ces drones viendraient de cette société ? Coupa Viviane.<br />
- C'est possible. C'est une piste.<br />
- Très bien, Sébastien ! S'exclama Martin. Prenons rendez-vous avec le directeur de cette<br />
société et vérifions si rien de louche ne se cache dans son usine !<br />
- Ce n'est pas une bonne idée, contredit Sébastien.<br />
- Et pourquoi ?<br />
- Qui sait ce que nous allons rencontrer ?
LES K, TOME 2<br />
- Tu as raison ! Nous irons tous ! Tous les six, sans exception ! Ainsi, nous serons capables de<br />
faire face !<br />
- Nous ne savons pas grand-chose de cet homme. C'est dangereux.<br />
- Allons ! Bon sang ! Le temps presse ! Tu veux arrêter ces flambeurs, oui ou non ?<br />
- Bien sûr.<br />
- Alors, prenons rendez-vous et nous verrons bien ! Je suis sûr que nous faisons fausse route,<br />
de toutes les manières.<br />
Ainsi, Martin ne croyait pas un mot de l'histoire de Sébastien. Dépité, Solitaire dut se ranger à<br />
la décision de leur chef. Cependant, il tremblait de rage et de colère. De colère parce que<br />
Martin avait négligé son avis. De rage parce qu'ils risquaient leurs vies si jamais il avait raison.<br />
Or, son instinct lui soufflait qu'il y avait un grand danger qui les guettait là-bas. Qui<br />
l'écouterait ? Viviane ? Non. Elle se rangeait systématiquement derrière Martin, le génial<br />
Martin. Le génie ne faisait pas tout. Hélène ? Hubert ? Bof… Ils suivraient également.<br />
Gwendoline ? Gwendoline… Il était paralysé à l'idée de lui parler. Sa beauté rayonnante était<br />
telle qu'il perdait ses moyens face à elle. Et puis… Il y avait eu cette histoire abracadabrante<br />
où elle s'était moquée de lui. Il était rigoureusement impossible qu'elle éprouve quoi que ce<br />
soit à son égard. Impossible. Impossible… Et pourtant… Non… Impossible…<br />
Pas de solution. A moins que… Oui. Mais oui ! Il n'avait plus qu'à attendre. Si l'irréparable<br />
survenait, il n'aurait pas le choix. Cela lui faisait mal au cœur mais il n'aurait pas le choix. Il les<br />
trahirait.<br />
* *<br />
*<br />
Le vieux monospace stoppa à une cinquantaine de mètres de l'unique entrée de la société<br />
Misansen. L'usine flambant neuve avait l'air d'une usine normale. Des bâtiments blancs<br />
réalisés avec du béton, des parpaings, du ciment, des toits en tôle ondulé, trois cheminées de<br />
briques larges comme celles du France (ou du Norway, pour ceux qui ne sont pas<br />
nostalgiques du passé), le tout cerné par de larges espaces de parking, des quais<br />
d'embarquement des marchandises finies et de débarquement des fournitures et autres<br />
matières premières. Quelques touches de verdure formées d'arbres, de pelouses et de massifs<br />
égayaient l'ensemble à l'empreinte fortement industrielle. Par contre, étant donné la nature<br />
sensible des équipements produits dans la manufacture, les lieux étaient cernés par des murs<br />
d'enceinte électrifiés, les accès étaient soumis à un filtrage serré et un réseau de détecteurs et<br />
de caméras sécurisait la société. Il n'en fallait pas moins pour impressionner les K.<br />
- C'est Fort Knox, ici ! Remarqua Martin.<br />
- Fort quoi ? Fit Hubert.<br />
- Fort Knox. C'est la place forte où les Etats-Unis entreposent leurs réserves en or.<br />
- Le seul fort que je connaisse, dit Hubert pour détendre l'atmosphère, c'est moi !<br />
Cela déclencha quelques sourires chez les K. Malgré les efforts de Hamburger, roi du<br />
calembour, l'ambiance demeurait glaciale. La faute à la tension maximale des derniers jours et<br />
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50<br />
LE LUTIN BLOND<br />
à la relative impuissance de Martin à livrer des mesures pour redresser la situation. La faute<br />
également à Sébastien et à Gwendoline, toujours aussi peu en phase depuis la fameuse soirée<br />
"pâtes". Désormais, il fallait être idiot ou aveugle pour ne pas s'apercevoir que des grains de<br />
sable grippaient la machine des K.<br />
En avançant, Sébastien demeurait sur le qui vive. Quelque chose l'inquiétait, le choquait dans<br />
ces lieux, sans qu'il soit en mesure de déterminer quoi. Malgré tout, il emboîta le pas de ses<br />
camarades.<br />
Le garde posté à l'entrée contacta le standard et se fit confirmer que le grand patron avait<br />
bien rendez-vous avec les K. La date rapprochée indiquait que le mystérieux Marcus Ethylen<br />
était pressé de rencontrer des personnages devenant peu à peu des légendes. Après avoir<br />
présenté leurs papiers d'identité comme le voulait le règlement intérieur de l'usine, les K<br />
durent se soumettre à une fouille en règle. Martin fut prié de laisser ses gadgets les plus<br />
explosifs dans le local et Hélène, pour d'évidentes normes anti-incendie, fut contrainte<br />
d'abandonner le brûleur accolé à son casque. Des badges de visiteurs furent confectionnés à<br />
leur attention en échange de leurs cartes d'identité.<br />
Ce ne fut qu'après l'accomplissement de ces indispensables formalités qu'ils furent autorisés à<br />
pénétrer dans l'enceinte, sous bonne garde.<br />
"Je n'aime pas ça !" songea Sébastien en constatant le déploiement de forces. "J'ai<br />
l'impression de me jeter dans la gueule du loup. Je sais bien que l'avionique, surtout militaire,<br />
est un domaine sensible mais… C'est curieux, comme sensation !"<br />
Les deux gardes armés les invitèrent à emprunter un ascenseur sitôt l'accueil franchi. Devant<br />
l'étonnement des K, l'un d'eux dut fournir une explication :<br />
- La production est située en surface mais la recherche est enterrée, pour des questions de<br />
sécurité. Monsieur Ethylen étant avant tout un inventeur de renom, son bureau est placé au<br />
plus près des bureaux d'étude.<br />
- Ah… fit Martin, se contentant de cette réponse logique.<br />
"Ben voyons !" remarqua Sébastien, toujours aussi suspicieux, agité par des tics gestuels<br />
dignes d'un syndrome Gilles de la Tourette. "Tout le monde sait bien qu'une entreprise<br />
fonctionne grâce aux ventes. Je ne suis pas étudiant en économie mais je sais que la direction<br />
n'est jamais loin du service commercial. Et Martin gobe le tout sans bouger ! Réveille-toi,<br />
Martin ! Seigneur ! Qui a encore un peu d'influence sur lui ? Personne… Et puis, cette usine a<br />
un je ne sais quoi de bizarre. Les cheminées… Pourquoi a-t-elle des cheminées ? Il n'y a pas<br />
de fonderie…"<br />
L'ascenseur s'enfonça dans le sol d'un étage. Les portes s'ouvrirent sur des bureaux d'étude<br />
gavés de matériels informatiques à la pointe du progrès, d'écrans plats et géants, de<br />
personnels en blouse blanche et d'une quiétude toute relative. Une atmosphère de sérieux et<br />
de bonne humeur se dégageait de l'endroit, tranchant avec le débordement et l'intensité de la<br />
production entrevue plus haut.
LES K, TOME 2<br />
Sur la gauche, ils découvrirent une pléiade de bureaux assez standards, sauf un, plus vaste et<br />
plus personnalisé. Ils furent rapidement introduits et prirent contact avec Marcus Ethylen<br />
avec une certaine stupéfaction.<br />
- Messieurs, mesdemoiselles ! Je suis ravi de faire votre connaissance ! Ce n'est pas tous les<br />
jours que l'on reçoit des héros ! Je me présente : Marcus Ethylen. Je suis le président de la<br />
société Misansen.<br />
Marcus Ethylen, blond comme les blés, un détail en rapport direct avec ses origines<br />
finlandaises, culminait à cent vingt centimètres au grand maximum. Il était nain, comme<br />
Martin. Cette perspective enchanta le leader des K qui s'empressa de poursuivre les<br />
présentations.<br />
- Je suis Minus. Et voici Hamburger, Haleine, Virus, Gitane et Solitaire.<br />
Les intéressés adressèrent des poignées de main au patron sans sourciller sauf Solitaire qui se<br />
contenta d'un hochement de tête. La dernière personne à serrer la main potelée du Finlandais<br />
fut Gwendoline. Elle fut agitée par un soubresaut léger qui n'échappa pas ni à Marcus<br />
Ethylen, ni à Sébastien. Son sourire se figea l'espace de quelques secondes. Il revint sur son<br />
visage peu de temps après mais il revêtait un aspect artificiel, crispé. Elle ne savait où<br />
regarder. Son regard croisa celui de Sébastien. Elle était paniquée. Le garçon solitaire se<br />
rapprocha d'elle, insensiblement.<br />
- Que puis-je faire pour vous ? Demanda Marcus Ethylen. A part embaucher certains d'entre<br />
vous ! Lâcha-t-il le plus sérieusement du monde.<br />
- Pardon ? Fit Martin, brusquement flatté.<br />
- Vous embaucher ! Je n'ignore pas vos qualités scientifiques, notamment les vôtres, Minus et<br />
celles de Solitaire dans le domaine acoustique. Ce sont des compétences rares, de nos jours !<br />
- Nous serions enchantés de donner suite mais le but de notre visite n'est pas la recherche<br />
d'un emploi. Pas encore.<br />
- Ah !<br />
- Nous enquêtons sur les "flambeurs".<br />
- Ah ? Fit Marcus en invitant les K à user des sièges disposés à leur attention.<br />
- Nous sommes parvenus à la conclusion qu'ils disposaient d'informations sur nos<br />
déplacements, sur ceux de la police.<br />
- Oh… Intéressant.<br />
- Notre ami Solitaire, ici présent, a pu repérer des drones volant la nuit grâce à son ouïe<br />
hypersensible. Ces machines espionnent la ville et détectent tous les mouvements<br />
intéressants. Nous ignorons d'où proviennent ces drones mais, en tant que spécialiste de<br />
l'avionique, vous saurez peut-être nous dire qui est susceptible d'en construire, quel est leur<br />
rayon d'action, leur altitude maximale, depuis quel terrain d'aviation ils peuvent décoller.<br />
- Ah ! Je vois ! La société Misansen ne fabrique pas ce type d'appareil mais je connais leurs<br />
caractéristiques. Je vous préviens : autant chercher une aiguille dans une botte de foin !<br />
- Ah bon ?<br />
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52<br />
LE LUTIN BLOND<br />
- Ils peuvent voler durant des heures, sur de nombreux kilomètres, ils grimpent jusqu'à cinq<br />
mille mètres, ils décollent sur cent mètres. Une simple ligne droite peut suffire pour les faire<br />
envoler.<br />
- Aïe ! Fit Martin. A part les traquer au radar, il n'y a rien d'autre à faire ?<br />
- Même pas ! Leur signature est infime et les revêtements appliqués sur leurs carlingues sont<br />
identiques à ceux utilisés pour le fameux bombardier furtif américain.<br />
- Il ne nous reste plus qu'à nous en remettre à l'ouïe de Solitaire, termina Martin.<br />
- C'est effectivement la seule solution ! Désolé de ne pas avoir pu en faire davantage, déclara<br />
Marcus Ethylen, estimant que la poursuite de l'entretien était inutile.<br />
- Mais non ! Répliqua Martin. Vous nous avez aidés à y voir plus clair. Merci pour votre<br />
accueil !<br />
- Le temps venu, songez à ma proposition !<br />
- C'est très aimable de votre part !<br />
Sur un signe du patron, les deux gardes investirent le bureau.<br />
- Raccompagnez ces messieurs et ces demoiselles ! Faites-leur visiter les installations secrètes<br />
s'ils le souhaitent !<br />
- Merci ! Répondirent les K simultanément, Solitaire et Gitane se distinguant des autres par<br />
leur mutisme forcené.<br />
Ils reprirent le chemin de l'ascenseur sans se retourner. Ils auraient dû. Ils auraient découvert<br />
que Marcus Ethylen venait de disparaître dans un ascenseur personnel parfaitement dissimulé<br />
derrière une cloison en bois précieux de son bureau. Juste avant, il avait tapoté des ordres sur<br />
son clavier d'ordinateur.<br />
* *<br />
*<br />
Les deux gardes les avaient abandonnés dans l'ascenseur en prétextant qu'ils seraient relayés<br />
par d'autres personnels au rez-de-chaussée. Les portes s'étaient refermées et Sébastien s'était<br />
exclamé :<br />
- C'est un piège ! Il ment !<br />
- Quoi ? Avaient répliqué Hubert et Hélène.<br />
- C'est vrai ! Confirma Gwendoline. J'ai vu le mal en lui ! C'est lui qui est à la tête du réseau<br />
d'espionnage. Il filme des personnalités et les fait chanter. Il lance les drones la nuit.<br />
- Mais comment… balbutia Martin.<br />
- Par les cheminées ! S'exclama Sébastien.<br />
- Qu'est-ce qui se passe ? S’inquiéta Hélène. C'est quoi ce cirque ?<br />
La cabine s'enfonçait plus profondément dans le sol au lieu de les conduire à la surface. Une<br />
explosion retentit à l'intérieur.
LES K, TOME 2<br />
- Du gaz ! Bouchez-vous le nez et les yeux ! Cria Martin.<br />
La chute de l'ascenseur stoppa brutalement. Lorsque les portes s'ouvrirent, les K<br />
distinguèrent avec peine une forme humaine flottant devant eux. Les yeux irrités par le gaz<br />
lacrymogène, les muqueuses passablement mises à mal, ils éprouvèrent les pires difficultés à<br />
reprendre le dessus.<br />
- Désolé ! Je ne pouvais pas vous laisser repartir comme ça ! Tôt ou tard, vous auriez<br />
découvert la vérité ! Clama une voix venue de la forme. Surtout mademoiselle Gitane qui<br />
semble avoir eu une prémonition me concernant !<br />
- Qui êtes-vous ? Questionna Martin en deux quintes de toux.<br />
- Le Lutin ! Annonça Marcus Ethylen.<br />
Les dernières volutes de gaz se dispersèrent. Ils purent découvrir un nain déguisé en Père<br />
Noël, juché sur un traîneau à réaction générant un bruit infernal. Derrière lui, une vaste salle,<br />
grande comme le stade de France. Sous terre ! Ils n'en croyaient pas leurs yeux. La<br />
gigantesque place possédait une forme ovoïde, métallique, de couleur grise, impersonnelle.<br />
Gitane frissonna. Elle perçut un danger omniprésent.<br />
- On dirait… commença Virus.<br />
- La salle des dangers de vos héros favoris, les X-Men ! Poursuivit le Lutin. Je l'ai créée !<br />
Défendez-vous !<br />
Il accompagna ses mots d'un lancement de boules de Noël qui explosèrent non loin<br />
d'Haleine. La pauvre femme, dépourvue de son brûleur, ne pouvait guère répliquer.<br />
Cependant, sa démarche chaloupée lui permit de s'en tirer fort honorablement. Hubert<br />
enragea de ne point pouvoir user de sa légendaire force, ce damné Lutin flottant à cinq ou six<br />
mètres du sol, hors d'atteinte. Il n'y avait rien qui puisse servir de projectile dans cette<br />
gigantesque salle parfaitement vide. Gitane ne pouvait user de son pouvoir de modification<br />
du futur sauf sur le traîneau à réaction. Elle supposa qu'il pouvait tomber en panne, ce qui<br />
survint aussitôt.<br />
Dès que le Lutin fut à terre, Hamburger et Minus se ruèrent sur lui. Les bottes du faux Père<br />
Noël étaient truquées. Il déclencha un bond qui le mit hors d'atteinte. Avec ces bottes, il<br />
pouvait bondir comme une puce. Il était chaussé des légendaires bottes de sept lieues.<br />
Gwendoline pensa qu'elles pouvaient également tomber en panne mais elle reçut une<br />
décharge électrique provenant des gants du Lutin. L'éclair l'abattit sans qu'elle puisse l'éviter.<br />
Elle perdit connaissance.<br />
- Eh oui ! Mon chapeau permet de lire dans vos pensées ! Cela vaut bien un don de voyance !<br />
A présent, il n'y a plus de raison pour que mon traîneau ne fonctionne plus !<br />
Le traîneau reprit de l'altitude et le Lutin sauta à son bord d'un seul coup. Il plongea la main<br />
dans son sac à malices et balança une kyrielle de bombes sur Haleine. Il avait peut-être privé<br />
cette dernière de son indispensable brûleur mais il ne l'avait pas privée d'intelligence. Elle<br />
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54<br />
LE LUTIN BLOND<br />
profita des flammes dégagées par les explosions successives pour souffler de son haleine à<br />
forte teneur en alcool. Elle improvisa un véritable lance-flammes qui passa au ras de la barbe<br />
du Lutin. Il répliqua en l'arrosant copieusement de gaz lacrymogènes et la heurta avec son<br />
traîneau. Elle chut lourdement. A l'aide de son chapeau rouge à pompon blanc, il commanda<br />
par télépathie le déclenchement de liens solides éjectés du sol. Haleine et Gwendoline furent<br />
ligotées comme des saucissons.<br />
- Amène-toi, l'avorton ! Supplia Hubert, prêt à l'écrabouiller comme un moustique après ce<br />
que le Finlandais avait fait au membre des K qu'il préférait.<br />
- Comme il te plaira ! Répondit le Lutin.<br />
Il fonça droit sur l'énorme masse du Vosgien avec la ferme intention de lui faire mettre<br />
genoux à terre. Il nota la proximité immédiate de Virus. Elle avait découvert ses mains, prête<br />
à faire usage de son pouvoir de contamination.<br />
"Parfait !" songea le Lutin.<br />
Il dévia brusquement sa course et percuta la jeune fille. Il la précipita sur Hamburger. Le<br />
contact fut inévitable, Hubert Tannenbaum n'étant pas connu pour sa rapidité de<br />
déplacement. Elle lui communiqua un Tétanos plus pétrifiant que nature. Hubert s'affala,<br />
totalement paralysé, raide comme un morceau de bois. Le Lutin libéra son fardeau à quelques<br />
mètres du sol, assommant Virus, de trop faible constitution pour résister à une telle chute. Il<br />
ne restait plus que Minus et Solitaire en course. A vrai dire, il ne restait que Minus. Solitaire<br />
était prostré prêt de l'entrée de la salle, complètement tétanisé à la vue du désastre, incapable<br />
d'utiliser son pouvoir criant sans blesser ses camarades, incapable d'user de ses muscles durs<br />
comme du diamant contre un ennemi hors de sa portée.<br />
Minus tomba rapidement après l'explosion de boules de Noël aux pouvoirs semblables à<br />
ceux des grenades offensives (moins dangereuses que les défensives, elles provoquent du<br />
bruit et du souffle).<br />
- Il ne reste plus que toi, Solitaire ! Le dernier ! Le plus puissant, aussi ! Avec toi, pas question<br />
de bombes ou de gaz ! Ta structure moléculaire te protège.<br />
Ne laissant pas le temps au Lutin d'élaborer une attaque, Solitaire déclencha son cri dans sa<br />
direction. Ses amis étant à terre, ils ne risquaient pas d'entrer dans la ligne de mire du cri<br />
destructeur. Le chapeau lecteur de pensées du Finlandais l'avertit à temps des intentions de<br />
Solitaire. Le traîneau à réaction l'entraîna au loin dans la salle, suffisamment pour que<br />
l'inefficacité du hurlement soit totale. L'attitude fut celle qu'espérait secrètement Solitaire. Il<br />
n'avait pas trahi cette pensée, juste celle qu'il fallait. Le Lutin était à bonne distance. Solitaire<br />
se révolta intérieurement et acquit la dureté du diamant. Il se redressa et envoya un<br />
formidable coup de poing dans la porte de l'ascenseur. Le blindage vola en éclats.<br />
Gwendoline reprenait doucement conscience. Dans le brouillard dansant devant ses yeux,<br />
logique conséquence de sa précédente électrocution, elle vit Sébastien les abandonner. Il<br />
fuyait, défonçant le toit de la cabine de l'ascenseur et s'échappant en grimpant au câble. Elle
LES K, TOME 2<br />
s'évanouit de nouveau, restant sur l'image de l'unique K encore debout, préférant la fuite au<br />
combat.<br />
- Non ! Hurla le Lutin. Satané Solitaire ! Poltron !<br />
Il communiqua aux gardes d'arrêter le fuyard, à la surface. Cependant, il ne se faisait guère<br />
d'illusion. Ses commandos armés de pistolets ne pèseraient pas lourd face aux pouvoirs de<br />
Solitaire. Il s'échappait. Cela contrecarrait quelque peu ses plans. Mais peu importait ! Privé<br />
de leur chef naturel, les K étaient réduits à néant. Il pourrait enfin poursuivre ses objectifs<br />
sans être entravé par leur action. A savoir : asservir la ville, la région, la France et pourquoi<br />
pas, la Terre entière.<br />
* *<br />
*<br />
Le premier à reprendre connaissance fut Hubert. Sa solide constitution lui conférait cet<br />
avantage. Un avantage… A voir ! Ce qu'il découvrit tout autour de lui fut loin de provoquer<br />
une joie délirante. Ses camarades, à l'exception de Sébastien, étaient réunis auprès de lui, tous<br />
aussi prisonniers que lui. Les lieux exigus ne lui disaient rien que ne vaille. Ils étaient<br />
constellés de câbles électriques, de gaines, de tubes métalliques, de caisses scellées. A vrai<br />
dire, ils étaient sérieusement encombrés, comme un container transporté à bord d'un bateau.<br />
C'était trop petit pour être la soute d'un avion, bien qu'il n'ait jamais voyagé dans le ventre<br />
d'un jumbo jet.<br />
Sentant ses mains entravées, son premier réflexe fut de bander les muscles pour arracher ses<br />
liens. Mauvaise idée ! Une douleur intense accompagna le geste. Les liens ultra résistants<br />
s'enfonçaient dans sa chair et une tétanie profonde paralysait ses muscles. Il se souvint des<br />
circonstances de sa défaite : Virus l'avait contaminé. Il était ficelé à ses camarades, ce qui<br />
interdisait tout déplacement sans les traîner comme des fardeaux. De toutes les façons, il n'en<br />
avait plus pour longtemps. Les cocktails foudroyants de Viviane mettraient du temps à<br />
abattre un homme de sa trempe mais ils vaincraient.<br />
- Eh ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! Beugla-t-il de sa puissante voix de baryton.<br />
Ses voisins d'infortune, Martin et Hélène, émergèrent en premier. Hélène avait été bâillonnée<br />
avec soin avec une muselière digne d'Hannibal Lecter, le maniaque cannibale du "Silence des<br />
agneaux". L'étanchéité parfaite l'empêchait de souffler la moindre vapeur d'alcool. Martin et<br />
Viviane étaient sérieusement entravés. Quant à Gwendoline, un casque spécial masquait son<br />
adorable visage.<br />
- Hubert… fit Martin. Bon sang ! Où sommes-nous ?<br />
- J'en sais rien, mon pote ! Foi de Tannenbaum, tout ceci n'augure rien de bon !<br />
- Tu peux briser nos liens ? Demanda Martin.<br />
- Impossible ! Je suis tétanisé. Un cadeau de Viviane.<br />
- Désolé, Hubert ! S’excusa l'intéressée.<br />
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56<br />
LE LUTIN BLOND<br />
- Cela aurait pu être pire, admit Hubert.<br />
- Si nous ne t'emmenons pas à l'hôpital dans les meilleurs délais, Hubert, tu vas mourir,<br />
comprit Martin.<br />
- Hélène et Gwendoline ont eu droit à un traitement spécial, apparemment, nota Viviane.<br />
- Ce casque curieux doit bloquer ses facultés de changer l'avenir. Par contre, je ne comprends<br />
pas pourquoi notre ravisseur tient à empêcher Haleine d'émettre des vapeurs d'alcool ! Sans<br />
son brûleur, elle ne peut enflammer quoi que ce soit ! Où est Sébastien ? Demanda Martin.<br />
- Il a pu fuir, dit Gwendoline, totalement aveuglée. Où sommes-nous ? Je ne vois rien.<br />
- D'après ce que nous voyons, dans une sorte de soute ou de container, répondit Hubert. Tu<br />
vas bien ?<br />
- Oui.<br />
- Sébastien a fui ? Tu es sûre ?<br />
- Oui. Il a réussi à s'échapper par l'ascenseur. Je l'ai vu grimper et passer par le toit de la<br />
cabine.<br />
- Il a peut-être été tué, supposa Hubert.<br />
- S'il était terrorisé, je doute qu'une balle ait pu traverser sa peau. Il a défoncé la porte d'acier<br />
comme j'ouvrirais une boîte de sardines. Je suis sûre qu'il s'en ait sorti.<br />
- Pourquoi n'a-t-il pas combattu ? Dit Hélène.<br />
- C'est vrai, confirma Viviane. Il s'est terré dans un coin, observant la bataille sans y prendre<br />
part.<br />
- Je crois qu'il nous a trahis, déclara Martin.<br />
- Non ! S’exclama Gwendoline. Non ! Pas lui !<br />
- Désolé, Gwendoline, mais c'est le plus fragile d'entre nous. Il a craqué. Il nous a trahis en<br />
prenant la fuite.<br />
- Arrête, Martin ! Cela suffit ! Tu as pris la grosse tête en prenant la tête des K. Tu n'es peutêtre<br />
pas le plus qualifié pour ce poste. Tu nous as entraînés dans ce piège, malgré<br />
l'avertissement de Sébastien. Ne l'oublie pas ! Et s'il possède la capacité de communiquer<br />
avec les animaux, il est apparemment doué d'un instinct similaire à certains d'entre eux. De<br />
plus, le fait que tu n'écoutes que toi, nous coûte très cher. Je pense que Sébastien est bourré<br />
de bonnes idées. Nous avons tous de bonnes idées. Il faut être ouvert et écouter les autres.<br />
- Gwendoline… Je veux bien endosser la responsabilité du piège et de la défaite qui a suivi.<br />
Mais concernant ton attitude récente, notamment avec Thierry Mizar, je doute que tu aies<br />
toujours raison.<br />
- Qu'en sais-tu ? Vois-tu l'avenir ? Non.<br />
- Il semble que tu n'aies pas vu grand-chose sur ce coup-là !<br />
- Arrêtez de vous disputer ! S'exclama Viviane, avec une force surprenante pour sa faiblesse.<br />
Bon sang ! On dirait des chiffonniers. Nous avons d'autres urgences. Ma température interne<br />
grimpe doucement, j'ai du mal à respirer. L'oxygène se raréfie. Alors, calmez-vous !<br />
- L'oxygène ? Fit Hubert.<br />
- Nous sommes en vase clos. C'est étanche. J'entends des ronronnements lointains, des<br />
grésillements électriques.<br />
- Et ?
LES K, TOME 2<br />
- Une soute d'avion ou un container de bateau, ce n'est pas étanche. Nous sommes dans la<br />
coiffe d'une fusée. Regardez autour de vous ! Tous ces éléments servent à monter une station<br />
spatiale, nota Viviane.<br />
- Quoi ? Firent ceux qui pouvaient parler.<br />
Une voix raisonna dans un haut-parleur. Ils étaient écoutés.<br />
- Bravo, Virus ! Tu es très perspicace !<br />
- Qui êtes-vous ? Demanda Martin.<br />
- Tu m'as déjà oublié ? Le Lutin ! Souviens-toi, je t'ai défait ! Je vous ai tous défaits !<br />
- Pas Solitaire ! Répliqua Gwendoline.<br />
- Mais si, Gitane ! Mes mercenaires ont eu sa peau avant qu'il ne quitte l'usine ! Il est mort<br />
dans un bain de sang.<br />
- Non, supplia-t-elle. Non…<br />
Elle tenta de visionner la scène, usant de ses dons de voyance. Rien ne se passa. Sa coiffe la<br />
bloquait complètement.<br />
- Pas de chance pour lui, n'est-ce pas ? Détrompez-vous ! Il est mort rapidement, sans<br />
souffrance. Ce ne sera pas votre cas, hélas ! Comme cinq cadavres m'auraient sérieusement<br />
encombré, j'ai choisi de vous expédier dans l'espace. Vous avez pris place dans un nouveau<br />
lanceur transportant du matériel destiné à construire une station spatiale. Personne n'ira<br />
chercher vos dépouilles là-haut. Je suis à l'abri des enquêtes de police, notamment celles de<br />
ce commissaire Prosper que vous appréciez. Désormais, j'aurai les mains libres. Dans<br />
quelques minutes, vous serez privés d'oxygène, vous errerez dans l'espace, abandonnés en<br />
orbite, gelés par le vide intersidéral. A moins que vous ne mourriez avant ! Cette fusée est un<br />
prototype. Eh oui ! Je mets du matériel dans un prototype. Je manque un peu de liquidités,<br />
ces derniers temps. Vos actions ont entravé ma progression. Pourtant, avec mon réseau de<br />
drones, je réalisais des attentats sur commande, je photographiais des personnalités dans des<br />
situations compromettantes et je les faisais chanter, je provoquais des diversions pour que<br />
mon équipe de "flambeurs" sème la zizanie et vous fasse courir, vous et les flics. Enfin !<br />
Vous ne me manquerez pas, d'autant plus que vous n'étiez vraiment pas à la hauteur de votre<br />
réputation. Six individualités faciles à cerner, incapables de travailler en équipe. Lamentable !<br />
Finalement, le plus malin, c'est encore Solitaire ! Au moins, il a compris que battre en retraite<br />
était la meilleure solution… Enfin ! C'était avant de périr sous les balles ! Dommage…<br />
J'aurais aimé le vaincre. Il était le seul à se méfier, le seul à me soupçonner avant votre<br />
arrivée. Je suis sûr qu'il avait compris que je piratais les systèmes de vidéosurveillance de la<br />
ville de Poitiers ainsi que le radar de l'aéroport de Biard. Brillant ! Il aurait incarné une recrue<br />
de choix ! Bien… Mes chers ennemis, je ne vous dis pas au revoir mais adieu. Il est temps<br />
pour vous de prendre un nouveau et dernier départ dans la vie. Adieu !<br />
Les K ne purent protester. Le Lutin avait interrompu la communication. Les ronronnements<br />
se firent plus bruyants. Le lancement allait avoir lieu sous peu. La fusée se cachait<br />
vraisemblablement dans les cheminées factices de l'usine.<br />
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LE LUTIN BLOND<br />
- Ce n'est pas vrai ! Cela ne peut pas se finir comme ça ! Se lamenta Hubert.<br />
- Si… fit Gwendoline. En serrant la main de Marcus Ethylen, j'ai… ressenti l'étouffement…<br />
l'obscurité absolue… La mort…<br />
- J'étouffe… fit Hubert, incapable d'alimenter son énorme cage thoracique, de plus en plus<br />
tétanisé.<br />
- L'oxygène… souffla Viviane avant de perdre connaissance.<br />
Peu à peu, les têtes dodelinèrent et s'affalèrent sur les épaules. Les vibrations envahirent la<br />
capsule où ils étaient détenus. L'édifice s'ébranla.<br />
- Zéro ! Acheva le directeur de tir.<br />
* *<br />
*<br />
Sur les écrans de contrôle, les caméras retransmirent l'élévation de la fusée dans l'atmosphère.<br />
La propulsion ne s'effectuait plus au propergol, ni aux fusées à poudre mais à l'aide d'un jet<br />
continu de lumière solide concentrée. L'ascension fut extrêmement rapide jusqu'à l'altitude de<br />
cinq cents mètres environ. Là, brusquement, l'engin disparut des écrans de contrôle.<br />
- Disparition du Marcus 1 ! Annonça le directeur de vol.<br />
- Quoi ? S'exclama le Lutin. Vérifications ! Radar !<br />
- Rien au radar, monsieur ! Fit le préposé au radar.<br />
- Télémétrie ! Hurla le Lutin.<br />
- Je n'ai plus de données, lâcha l'homme dévoué au recueil des informations de vol.<br />
- Nous n'avons plus la fusée, monsieur.<br />
- C'est impossible ! Envoyez deux équipes de commandos dans le secteur de Gençay et<br />
qu'elles fouillent jusqu'à temps qu'elles découvrent les débris de la fusée ! Ordonna Ethylen,<br />
fou de rage. Je veux les corps de mes ennemis ! Et que les autres équipes fouillent Poitiers de<br />
fond en comble ! Il me faut Solitaire !<br />
Il était sûr de son génie, sûr de ses équipes d'ingénieurs. Même un prototype aurait dû<br />
fonctionner. Cette disparition cachait un grand mystère. Les hommes s'exécutèrent aussitôt<br />
mais ils doutaient tous que les commandos retrouvent la moindre trace de la fusée. Elle<br />
n'avait pas explosé, elle s'était volatilisée sous leurs yeux.<br />
* *<br />
*<br />
A suivre…