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Les sirènes de la glace - Je me livre ... Eric Vincent

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<strong>Les</strong> <strong>sirènes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />

Lorsqu'il déposa un bouquet <strong>de</strong> fleurs, une poignée <strong>de</strong> pétales <strong>de</strong> rose, un petit billet sur le<br />

marbre froid et noirci par l'humidité, il attendit un signe, un bruit, un chuchote<strong>me</strong>nt lui<br />

montrant enfin le chemin à suivre. Son <strong>de</strong>stin en for<strong>me</strong> <strong>de</strong> point d'interrogation était sa plus<br />

forte source d'angoisse.<br />

Une seule pierre tombale, simple, gravée <strong>de</strong> ces mots :<br />

"Corentin et Mylène Prévaud. 16 août 1979 - 8 octobre 1984."<br />

Et <strong>de</strong>s fleurs, <strong>de</strong> nombreuses fleurs malgré le temps qui s'était écoulé et qui aurait pu <strong>de</strong> ses<br />

outrages, les plonger dans l'oubli. Il ne pouvait pas oublier. Un fil, un lien invisible les unissait<br />

encore et l'attirait invariable<strong>me</strong>nt dans ce lieu triste, ba<strong>la</strong>yé par le vent malgré les cyprès un<br />

peu partout qui se courbaient sous le souffle. Un lieu où l'on rencontrait plus souvent <strong>de</strong>s<br />

veuves en noires, esseulées, n'ayant plus d'autre activité que celle d'entretenir <strong>la</strong> tombe du<br />

défunt, arrosant les p<strong>la</strong>ntes, binant, grattant, redressant, arrachant les p<strong>la</strong>nts grillés par les<br />

gelées <strong>de</strong> l'hiver. Alors qu'il fixait étrange<strong>me</strong>nt <strong>la</strong> photographie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux bambins, si<br />

semb<strong>la</strong>bles, insérée dans le marbre, il sentit une présence, non loin <strong>de</strong> là. Sans lever <strong>la</strong> tête, il<br />

sut qui elle était. Mada<strong>me</strong> Martinet. Elle avait perdu son mari pendant <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> guerre<br />

mondiale, à Mers El-Kébir. Depuis, elle conservait un détestable souvenir du prési<strong>de</strong>nt<br />

Pompidou, pour avoir <strong>la</strong>issé entrer les Ang<strong>la</strong>is au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> Communauté Européenne.<br />

Chaque jour, elle était là. Deux fois par jour. A dix heures, à seize heures. Invariable<strong>me</strong>nt<br />

malgré ses quatre-vingt-trois ans et ce, <strong>de</strong>puis cinquante-sept années. Pourquoi ? Sébastien<br />

venait aussi très souvent et il n'avait jamais osé <strong>la</strong> questionner sur ses motivations. Etait-ce <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> dévotion ? Priait-elle pour le salut <strong>de</strong> l'â<strong>me</strong> <strong>de</strong> son mari ? Lui par<strong>la</strong>it-il ? Ou était-ce tout<br />

simple<strong>me</strong>nt par amour ? Mais com<strong>me</strong>nt ce<strong>la</strong> pouvait-il être aussi fort après tant d'années ?<br />

Com<strong>me</strong>nt ? Com<strong>me</strong> il aurait aimé savoir... Juste pour savoir ! Hé<strong>la</strong>s ! A chaque fois, il se<br />

contentait d'un simple signe <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête. Juste un hoche<strong>me</strong>nt en signe <strong>de</strong> compréhension alors<br />

qu'il ne comprenait pas. Elle s'éloigna sans expression, son <strong>de</strong>voir, sa seule occupation<br />

quotidienne achevée. Il put leur parler seul à seul. Durant <strong>de</strong> longues minutes, tour à tour<br />

marmonnant, psalmodiant, il pria, il leur conta les nouvelles, mê<strong>me</strong> les plus banales, surtout<br />

les plus banales car, selon lui, il n'y avait pas grand-chose d'intéressant dans sa vie.<br />

Il s'agenouil<strong>la</strong>, déposa un bouquet <strong>de</strong> fleurs. Dieu savait pourtant qu'il haïssait cet endroit<br />

mais, rite ou force, une force mystérieuse le poussait sans cesse à y revenir <strong>de</strong> façon<br />

irrégulière.<br />

En quittant son frère et sa soeur, il ne put s'empêcher <strong>de</strong> penser à Catherine Binet, cette<br />

camara<strong>de</strong> <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse primaire, arrivée en cours d'année. Tous <strong>la</strong> trouvaient curieuse, instable,<br />

très (trop ?) excitée et réagissant au quart <strong>de</strong> tour, et cependant très fragile, très sensible. Il<br />

ressentait une drôle d'impression à ses côtés. Com<strong>me</strong> si elle cachait un secret au fond <strong>de</strong> son<br />

coeur âgé <strong>de</strong> sept ans. Il avait compris, <strong>de</strong>puis peu. Un jour, après d'innombrables allées et<br />

venues <strong>de</strong> <strong>la</strong> grille du ci<strong>me</strong>tière à <strong>la</strong> tombe <strong>de</strong> son frère et <strong>de</strong> sa soeur, il avait pris le temps <strong>de</strong><br />

déambuler <strong>de</strong>vant les tombes du petit ci<strong>me</strong>tière <strong>de</strong> campagne, regardant les noms. La plupart<br />

étaient d'illustres inconnus. Certains lui rappe<strong>la</strong>ient ceux <strong>de</strong> familles <strong>de</strong><strong>me</strong>urant encore au<br />

vil<strong>la</strong>ge. Tout à coup, il stoppa net. Un nom. Un nom familier surgi du passé. Elodie Binet.<br />

Suivi <strong>de</strong>s dates : 17 septembre 1979 - 25 décembre 1982. La soeur <strong>de</strong> Catherine. 17<br />

septembre 1979. Elle aurait dû avoir le mê<strong>me</strong> âge que lui. Le mê<strong>me</strong> âge que Catherine...<br />

C'était sa soeur ju<strong>me</strong>lle ! Il comprit pourquoi sa camara<strong>de</strong> supportait tant bien que mal <strong>la</strong> vie<br />

avec ce lien rompu. Il ne put s'empêcher <strong>de</strong> faire le parallèle avec sa propre situation.

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