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L'île au trésor(pdf)

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Robert Louis Stevenson<br />

L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Traduction Jean-Jacques Greif<br />

jjgreif.com


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

À l’acheteur hésitant<br />

Si des histoires de marins sur des airs de marins<br />

Tempête et aventure, chaleur et froid,<br />

Si goélettes, îles et renégats<br />

Et flibustiers, or enfoui,<br />

Et toute la vieille aventure, redite<br />

À l’ancienne, exactement,<br />

Peuvent plaire, comme ils me plaisaient jadis,<br />

Aux enfants plus malins d’<strong>au</strong>jourd’hui :<br />

– Ainsi soit-il, et à l’attaque ! Sinon,<br />

Si la jeunesse studieuse n’a plus faim,<br />

Ayant oublié ses anciens appétits,<br />

De Kingston ou Ballantyne le valeureux,<br />

Ou de Cooper * des bois et des vagues :<br />

Ainsi soit-il <strong>au</strong>ssi ! Et que mes pirates<br />

Et moi-même partagions la tombe<br />

Où ils reposent avec leurs créations !<br />

* William Kingston (1814-1880) et Robert Ballantyne (1825-1894) étaient des <strong>au</strong>teurs célèbres de romans<br />

d’aventure pour les garçons. Seul James Fenimore Cooper (1789-1851), qui a écrit Le dernier des Mohicans, est<br />

encore connu <strong>au</strong>jourd’hui.<br />

2


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

À S. L. O., *<br />

Un gentleman américain,<br />

Ayant été conçu en accord avec son goût classique,<br />

Le récit qui suit est maintenant,<br />

En reconnaissance de maintes heures délicieuses,<br />

Et avec les vœux les plus affectueux,<br />

Dédié<br />

Par son ami dévoué,<br />

L’<strong>au</strong>teur.<br />

* Lloyd Osbourne, le fils de Fanny Stevenson. Voir postface.<br />

3


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Première partie<br />

Le vieux flibustier<br />

Chapitre 1<br />

Le vieux loup de mer à “L’Amiral Benbow” *<br />

Le sieur Trelawney, le docteur Livesey et le reste de ces messieurs m’ayant demandé de<br />

noter toute l’histoire de l’Île <strong>au</strong> Trésor, du début jusqu’à la fin, sans rien omettre si ce n’est<br />

l’emplacement exact de l’île, et cela seulement parce qu’il s’y trouve encore du <strong>trésor</strong>, je<br />

prends ma plume en cette année de grâce 17—, et je reviens <strong>au</strong> temps où mon père tenait<br />

l’<strong>au</strong>berge de “L’Amiral Benbow” et où le vieux marin balafré est venu loger sous notre toit.<br />

Je me souviens de lui comme si c’était hier, avançant à pas lourds vers la porte de l’<strong>au</strong>berge,<br />

suivi par une charrette à bras sur laquelle sa malle de marin était arrimée ; un homme grand,<br />

puissant, massif, <strong>au</strong> teint cuivré ; sa queue de cheval poisseuse tombant sur les ép<strong>au</strong>les de son<br />

mante<strong>au</strong> bleu pas très propre ; ses mains rugueuses et crevassées, <strong>au</strong>x ongles noirs ébréchés ;<br />

et le coup de sabre zébrant sa joue d’une balafre livide. Je le revois, examinant la crique tout en<br />

sifflotant, puis se mettant à chanter cette vieille rengaine de marin que j’ai si souvent entendue<br />

par la suite :<br />

“Quinz’ matelots sur la malle du mort—<br />

Yo–ho–ho, une bouteille de rhum !”<br />

de sa vieille voix h<strong>au</strong>t perchée et chevrotante, qui semblait avoir été accordée <strong>au</strong> grincement du<br />

cabestan. Il a frappé la porte avec un bout de canne qui ressemblait à un levier de marine.<br />

Quand mon père est apparu, il a commandé un verre de rhum d’une voix rude, mais ensuite il<br />

l’a bu lentement, comme un connaisseur, le savourant sans cesser d’observer les falaises et, en<br />

levant les yeux, notre enseigne.<br />

“Gentille ptite crique”, dit-il <strong>au</strong> bout d’un moment ; “l’coin édial pour un marchand de grog.<br />

Be<strong>au</strong>coup d’clients, l’ami ?”<br />

Mon père lui a répondu non, très peu de passage, et bien dommage.<br />

“Bon, dit-il, c’est le mouillage qui me f<strong>au</strong>t.” Puis, hélant l’homme qui tirait la charrette :<br />

“Hé toi, mon gars, accoste ici et monte le coffre.” Se tournant vers nous : “Je resterai un peu.<br />

Je suis un homme simple ; du rhum et des œufs <strong>au</strong> bacon, ça me va, et le promontoire là-h<strong>au</strong>t<br />

pour de voir les navires qui passent. Comment vous f<strong>au</strong>driez m’appeler ? Vous f<strong>au</strong>driez<br />

m’appeler Capitaine. Oh, je vois ce que vous attendez – voilà !” Il a jeté trois ou quatre pièces<br />

d’or sur le seuil. “N’avez qu’à me préviendre quand j’ai dépensé ça”, dit-il du ton sans appel<br />

d’un commandant de vaisse<strong>au</strong>.<br />

Et en vérité, malgré ses vêtements usés et son langage grossier, il ne ressemblait pas à un<br />

simple matelot ; mais plutôt à un maître d’équipage, ayant l’habitude de se faire obéir de gré<br />

ou de force. L’homme à la charrette nous dit que la diligence postale l’avait déposé la veille <strong>au</strong><br />

* L’amiral Benbow (1653-1702) commandait la flotte anglaise dans les Antilles. Voir postface.<br />

4


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Royal George” et qu’il s’était enquis des <strong>au</strong>berges côtières. Je suppose qu’il avait choisi la<br />

nôtre de préférence <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres après l’avoir entendu décrite comme bien tenue et isolée. C’est<br />

tout ce que nous avons appris sur notre hôte.<br />

Il n’était pas bavard. En général, quand on lui adressait la parole, il ne répondait pas mais<br />

vous jetait un regard féroce et soufflait du nez comme une corne de brume ; de sorte que nous<br />

avons vite appris à le laisser tranquille. Il se promenait toute la journée <strong>au</strong>tour de la crique, ou<br />

sur les falaises, avec une longue-vue de cuivre ; il passait ses soirées dans un coin du salon,<br />

près du feu, à siroter du rhum coupé d’un peu d’e<strong>au</strong>. Au retour de sa ballade quotidienne, il<br />

demandait toujours si des marins étaient passés sur la route. Nous avons d’abord cru que la<br />

compagnie des gens de mer lui manquait ; et puis nous avons compris qu’il désirait <strong>au</strong><br />

contraire les éviter. Quand un matelot passait la nuit à “L’Amiral Benbow” (ce qui pouvait<br />

arriver quand l’un d’eux allait à Bristol par la côte), il l’observait à travers le ride<strong>au</strong> de la porte<br />

avant d’entrer dans la salle ; et ne produisait pas plus de bruit qu’une souris en sa présence.<br />

Pour moi, <strong>au</strong> moins, cette attitude n’avait rien de mystérieux ; car je partageais, d’une certaine<br />

façon, son inquiétude. Il m’avait pris à l’écart, un jour, et m’avait promis une pièce d’argent de<br />

quatre pence le premier de chaque mois si “j’ouvrais l’œil et le bon” afin de l’avertir quand je<br />

verrais “un marin à une jambe”. Souvent, quand je réclamais mon salaire <strong>au</strong> début du mois, il<br />

soufflait du nez et me foudroyait du regard ; mais avant la fin de la semaine il ne manquait pas<br />

de se raviser, de me donner ma pièce de quatre pence et de répéter son instruction de guetter<br />

“le marin à une jambe”.<br />

Je vous laisse imaginer combien ce personnage a pu hanter mes rêves. Les nuits de tempête,<br />

quand le vent secouait les quatre coins de la maison, quand la houle s’élançait en grondant à<br />

l’ass<strong>au</strong>t des falaises, je le voyais sous mille formes différentes, plus diaboliques les unes que<br />

les <strong>au</strong>tres. Tantôt la jambe était coupée <strong>au</strong> genou, tantôt à la hanche ; ou bien c’était une<br />

créature monstrueuse qui n’avait jamais eu qu’une seule jambe, en plein milieu de son corps.<br />

Dans mes pires c<strong>au</strong>chemars, il me poursuivait en s<strong>au</strong>tant à cloche-pied par-dessus haies et<br />

fossés. Ma pièce d’argent mensuelle me coûtait cher, sous la forme de ces illusions<br />

abominables.<br />

Mais si l’idée du marin à une jambe me terrifiait, j’avais be<strong>au</strong>coup moins peur du capitaine<br />

lui-même que les diverses personnes qui l’approchaient. Certaines nuits, il absorbait tellement<br />

de rhum à l’e<strong>au</strong> que sa tête en était submergée ; il chantait alors parfois ses folles et féroces<br />

chansons de matelot sans s’occuper de quiconque ; mais il lui arrivait <strong>au</strong>ssi d’offrir une tournée<br />

générale et de forcer la compagnie à écouter ses histoires en tremblant, ou à reprendre ses<br />

chansons en chœur. J’ai souvent entendu la maison vaciller sur l’air de “Yo-ho-ho, une<br />

bouteille de rhum” ; toutes les personnes présentes donnant de la voix comme si la crainte<br />

d’une mort certaine les contraignait à chanter plus fort que leur voisin. Car ces crises le<br />

poussaient <strong>au</strong> comble du despotisme ; il frappait la table pour obtenir un silence absolu ; il se<br />

mettait en rage quand on lui posait une question, ou bien quand on ne lui en posait <strong>au</strong>cune –<br />

parce que, pensait-il, la compagnie ne suivait pas son récit. Personne ne devait quitter<br />

l’<strong>au</strong>berge tant que la boisson ne l’avait pas assommé et envoyé <strong>au</strong> lit.<br />

Ses histoires étaient pourtant ce qui effrayait le plus les gens. Des histoires affreuses. Il y<br />

était question de pendaisons, de captifs qui devaient marcher sur la planche, des îles Tortugas,<br />

d’embuscades féroces sur la route des galions espagnols. À l’entendre, il avait partagé la vie de<br />

certains des pires gredins que Dieu ait laissé sillonner les mers ; et les expressions qu’il glissait<br />

dans ses récits horrifiaient nos braves campagnards presque <strong>au</strong>tant que les crimes décrits. Mon<br />

père disait toujours qu’il ruinerait l’<strong>au</strong>berge, car les gens cesseraient bientôt d’y venir si c’était<br />

5


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

pour être tyrannisés et terrorisés. Je crois <strong>au</strong> contraire que sa présence était bonne pour nos<br />

affaires. Les gens tremblaient sur le moment, mais en y repensant ensuite ils ressentaient un<br />

certain plaisir ; c’était une distraction piquante dans une vie paisible à la campagne ; et il y<br />

avait même des hommes parmi les plus jeunes qui prétendaient l’admirer, le qualifiant de “vrai<br />

loup de mer”, de “vieux forban” et <strong>au</strong>tres noms de ce genre, et déclarant que l’Angleterre<br />

dominerait les océans tant qu’elle pourrait compter sur des gaillards de cette trempe.<br />

D’une certaine façon, il a bel et bien tenté de nous ruiner : les semaines succédaient <strong>au</strong>x<br />

semaines, puis les mois <strong>au</strong>x mois, mais mon père ne trouvait pas le courage de lui réclamer<br />

l’argent qu’il devait en sus des quelques pièces jetées sur le seuil le premier jour. S’il faisait<br />

mine d’aborder le sujet, le capitaine soufflait par son nez si fort qu’il paraissait rugir, et<br />

poussait mon père hors de la salle par la seule férocité de son regard. J’ai vu mon p<strong>au</strong>vre père<br />

se tordre les mains en ressortant, et je suis sûr que ce qu’il ressentait de terreur et de désespoir<br />

ont hâté grandement sa mort douloureuse et prématurée.<br />

Pendant tout le temps qu’il a vécu chez nous, le capitaine n’a jamais changé de tenue, si ce<br />

n’est qu’il achetait parfois des bas à un colporteur. Du jour où l’une des cornes de son<br />

chape<strong>au</strong> s’est cassée, il l’a laissée pendre alors que cela devait le gêner énormément quand le<br />

vent soufflait. Je me souviens de son habit, qu’il réparait lui-même dans sa chambre et qui,<br />

avant la fin, ne comportait pas un pouce carré qui ne fût rapiécé. Il n’écrivait ni ne recevait<br />

<strong>au</strong>cune lettre, ne conversait qu’avec les voisins – et avec eux, dans la plupart des cas,<br />

seulement quand il était ivre. Quant à sa grande malle de marin, personne parmi nous ne l’avait<br />

jamais vue ouverte.<br />

Une seule personne lui a tenu tête, et cela s’est produit vers la fin, alors que mon p<strong>au</strong>vre<br />

père, souffrant de la maladie qui devait l’emporter, avait déjà bien décliné. Le Dr Livesey est<br />

venu voir son patient un soir, a mangé un dîner léger que lui a servi ma mère et s’est installé<br />

dans la salle pour fumer une pipe en attendant son cheval, qui était rentré <strong>au</strong> hame<strong>au</strong> parce que<br />

nous n’avions pas d’écurie à l’<strong>au</strong>berge. Je l’ai suivi dans la salle et je me souviens que j’ai<br />

remarqué le contraste entre l’apparence propre et plaisante du docteur, avec ses yeux noirs<br />

lucides, sa perruque si bien poudrée qu’elle semblait enneigée, et celle de nos grossiers paysans<br />

– et surtout, celle de cet épouvantail délabré, de ce pirate répugnant, embrumé par le rhum, les<br />

coudes posés sur la table. Soudain, il s’est mis à hululer son éternel refrain :<br />

“Quinz’ matelots sur la malle du mort –<br />

Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !<br />

Le diable a j’té les <strong>au</strong>t’ par-dessus bord –<br />

Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !”<br />

Au début, j’avais cru que “la malle du mort” était ce même coffre qu’il gardait là-h<strong>au</strong>t, et je<br />

l’associais dans mes c<strong>au</strong>chemars <strong>au</strong> marin à une jambe. Mais après tout ce temps nous<br />

n’accordions plus <strong>au</strong>cune attention à la chanson ; le Dr Livesey était le seul à ne l’avoir jamais<br />

entendue, et j’ai remarqué qu’il ne la trouvait pas à son goût, car il a levé les yeux d’un air<br />

courroucé avant de continuer sa conversation avec le vieux Taylor, notre jardinier, à propos<br />

d’un nouve<strong>au</strong> remède pour soigner les rhumatismes. Cependant, le capitaine retrouvait son<br />

entrain en écoutant sa propre musique, et il a fini par frapper la table du plat de la main pour<br />

commander le silence. Les voix se sont tues <strong>au</strong>ssitôt, s<strong>au</strong>f celle du Dr Livesey ; il parlait<br />

toujours, de manière claire et plaisante, tout en tirant sur sa pipe tous les deux ou trois mots.<br />

Le capitaine l’a dévisagé un instant, a abattu sa main de nouve<strong>au</strong> sur la table, a durci son regard<br />

avant de proférer un juron ordurier et de crier : “Silence, là-bas sous le pont !”<br />

6


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Est-ce à moi que vous vous adressez, monsieur ?” demande le docteur. Quand le gredin lui<br />

déclare, avec un <strong>au</strong>tre juron, que c’est bien le cas : “Je n’ai qu’une chose à vous dire,<br />

monsieur”, répond le docteur, “c’est que si vous continuez à boire <strong>au</strong>tant de rhum, le monde<br />

sera bientôt débarrassé d’un bien vilain coquin.”<br />

La fureur du vieux bonhomme était affreuse à voir. Il s’est levé brusquement, a sorti de sa<br />

poche un coute<strong>au</strong> à cran d’arrêt, l’a ouvert et a menacé de clouer le docteur <strong>au</strong> mur.<br />

Le docteur n’a pas bronché. Il lui a parlé sur le même ton ; d’une voix forte, que chacun<br />

pouvait entendre, mais parfaitement calme et ferme :<br />

“Si vous ne remettez pas ce coute<strong>au</strong> à l’instant dans votre poche, je vous promets, sur mon<br />

honneur, que vous serez pendu <strong>au</strong>x prochaines assises.”<br />

Ils se sont affrontés du regard ; mais le capitaine a bientôt cédé et rangé son arme, puis il<br />

s’est rassis en grognant comme un chien battu.<br />

“Et maintenant, monsieur”, a poursuivi le docteur, “puisque je sais que mon district abrite<br />

un personnage tel que vous, je vous assure que je vous tiendrai à l’œil jour et nuit. Je ne suis<br />

pas seulement docteur, mais <strong>au</strong>ssi magistrat ; si j’entends ne serait-ce que l’écho d’une plainte<br />

contre vous, même s’il s’agit d’un simple esclandre comme celui de ce soir, je prendrai des<br />

mesures efficaces pour que vous soyez capturé et chassé d’ici. J’espère que vous m’avez<br />

compris.”<br />

Peu après, on a amené le cheval du Dr Livesey à la porte, et il est reparti ; mais le capitaine<br />

est resté tranquille le reste de la soirée, ainsi que les soirs suivants.<br />

Chapitre II<br />

Black Dog apparaît et disparaît<br />

Peu de temps après cette soirée s’est produit le premier d’une série d’événements<br />

mystérieux qui nous ont enfin débarrassés du capitaine, mais pas de ses affaires, ainsi que<br />

vous le verrez. L’hiver était terriblement froid, avec des gelées interminables et des tempêtes<br />

brutales ; il est vite apparu que mon père ne pouvait guère espérer revoir le printemps. Il<br />

s’affaiblissait chaque jour, et ma mère et moi avions toute l’<strong>au</strong>berge sur les bras ; nous avions<br />

bien <strong>au</strong>tre chose à faire que de nous occuper de notre pénible pensionnaire.<br />

C’était un matin de janvier, très tôt – un matin glacé, la crique estompée par le givre, des<br />

vaguelettes léchant doucement les galets. Le soleil émergeait à peine <strong>au</strong>-dessus des collines et<br />

lançait des rayons qui rougissaient la mer jusqu’à l’horizon. Le capitaine s’était levé plus tôt<br />

que d’habitude et parcourait la grève, son grand coutelas se balançant sous les basques de son<br />

vieil habit bleu, sa lunette de cuivre sous le bras, son chape<strong>au</strong> rabattu vers l’arrière. Je me<br />

souviens que son souffle flottait comme une fumée derrière lui. Le dernier son que j’aie<br />

entendu avant de le voir disparaître derrière le promontoire était un grognement d’indignation,<br />

comme s’il continuait de pester contre le Dr Livesey.<br />

Ma mère était dans la chambre <strong>au</strong>près de mon père, et je préparais la table du petit déjeuner<br />

pour le retour du capitaine, quand la porte s’est ouverte et un homme est entré que je n’avais<br />

jamais vu <strong>au</strong>paravant. Sa pe<strong>au</strong> était blême et luisante ; il lui manquait deux doigts à la main<br />

g<strong>au</strong>che et il portait un coutelas à la ceinture, mais il ne ressemblait pas à quelqu’un qui a<br />

l’habitude de se battre. Moi qui guettais les matelots, à une jambe ou deux, je ne savais que<br />

penser de celui-là. Il n’avait pas une tête de marin, pourtant on le devinait marqué par le sel de<br />

l’océan.<br />

7


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour son service, et il a répondu qu’il prendrait un<br />

rhum ; mais, alors que je sortais le chercher, il s’est assis sur une table et m’a fait signe de<br />

m’approcher. Je me suis arrêté, ma serviette sur le bras.<br />

“Viens ici, fiston”, dit-il. “Viens plus près.”<br />

J’ai fait un pas vers lui.<br />

“Cette table-ci serait-y pour mon ami Bill ?” a-t-il demandé, en me jetant une sorte de<br />

regard sournois.<br />

Je lui ai répondu que je ne connaissais pas son ami Bill ; et que cette table était celle d’une<br />

personne qui logeait chez nous, que nous appelions le capitaine.<br />

“Eh bien, mon ami Bill pourrait s’faire appeler le capitaine, pourquoi pas. L’a une belle<br />

estafilade sur une joue, mon ami Bill, et be<strong>au</strong>coup de charme, mon ami Bill, surtout quand il a<br />

bu. Supposons, pour l’plaisir de la discussion, que ton capitaine a une coupure sur la joue – et<br />

supposons, si tu veux, que cette joue soit la droite… Ah, tu vois ! J’te l’avais dit. Maintenant,<br />

mon ami Bill est-y dans cette maison-ci ?”<br />

Je lui ai dit qu’il était sorti se promener.<br />

“De quel côté, fiston ? De quel côté qu’il est parti ?”<br />

Je lui ai montré le promontoire et je lui ai dit par quel chemin et à quel heure le capitaine<br />

reviendrait, et j’ai répondu à quelques <strong>au</strong>tres questions. “Ah, dit-il, il sra <strong>au</strong>ssi content d’me<br />

voir que si j’étais une bouteille de rhum, mon ami Bill.”<br />

L’expression qui s’affichait sur son visage pour accompagner ces mots n’était pas plaisante<br />

à voir. Je doutais de la pertinence de sa supposition, en admettant qu’il croyait lui-même à ce<br />

qu’il disait. Mais ce n’était pas mon affaire ; de plus, je ne voyais pas ce que j’<strong>au</strong>rais pu faire.<br />

L’inconnu se tenait près de la porte, observant les alentours en douce comme un chat qui<br />

attend une souris. À un moment, je suis sorti moi-même sur la route. Il m’a immédiatement<br />

rappelé et, comme je n’obéissais pas assez vite à son goût, son visage s’est transformé de<br />

manière horrible et il m’a ordonné de rentrer avec un juron qui m’a fait surs<strong>au</strong>ter. Je lui ai obéi.<br />

Il a <strong>au</strong>ssitôt retrouvé son attitude doucereuse, m’a tapoté l’ép<strong>au</strong>le, m’a dit que j’étais un brave<br />

garçon et que je lui plaisais bien. “J’ai un fils à moi, dit-il, qui t’ressemble comme deux gouttes<br />

d’e<strong>au</strong> de mer, la fierté et la consolation d’mon vieux cœur. Mais les garçons ont besoin de<br />

discipline, fiston – de discipline. Tiens, si t’avais navigué avec Bill, on n’<strong>au</strong>rait pas eu à crier<br />

deux fois pour t’ramener – pas deux fois. C’était pas la coutume de Bill, ni pas la coutume de<br />

ceusses qui naviguaient avec lui. Eh bien le vlà, c’est sûr, mon ami Bill, avec sa longue-vue<br />

sous le bras, Dieu bénisse son vieux cœur, c’est sûr. Toi et moi, y’a qu’à rentrer dans la salle,<br />

fiston, et nous tenir derrière la porte, et ça fera une ptite surprise à Bill – Dieu bénisse son<br />

cœur, j’le redis.”<br />

En disant ces mots, l’inconnu m’a fait rentrer avec lui dans la salle et m’a emmené dans le<br />

coin, de sorte que la porte ouverte nous cachait tous les deux. Je me sentais mal à l’aise et<br />

inquiet, vous pouvez l’imaginer, et mes craintes n’ont pas diminué quand j’ai observé que<br />

l’inconnu était lui-même fort effrayé. Il a dégagé la garde de son coutelas et fait jouer la lame<br />

dans l’étui ; et pendant tout ce temps il ne cessait d’avaler sa salive comme s’il avait une boule<br />

dans la gorge.<br />

À la fin, le capitaine est entré. Il a claqué la porte derrière lui et a traversé la pièce à grands<br />

pas, sans regarder ni à droite ni à g<strong>au</strong>che, pour aller s’asseoir à la table où l’attendait son petit<br />

déjeuner.<br />

“Bill”, s’est écrié l’inconnu, d’une voix qu’il tentait – me semblait-il – de rendre <strong>au</strong>ssi<br />

imposante que possible.<br />

8


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Le capitaine s’est retourné et nous a fait face. Le sang s’était retiré de son visage et son nez<br />

avait pris une couleur bleuâtre. Il avait l’expression de quelqu’un qui voit un fantôme, ou le<br />

diable, ou pire, si cela existe ; ma parole, j’ai ressenti de la peine de le voir soudain si faible et<br />

si vieux.<br />

“Allons, Bill, tu m’reconnais ; tu reconnais un vieux compagnon, Bill, c’est sûr”, dit<br />

l’inconnu.<br />

Le capitaine avait du mal à reprendre son souffle.<br />

“Black Dog! dit-il.<br />

– Qui d’<strong>au</strong>tre ? répondit l’inconnu, retrouvant de l’assurance. Black Dog comme avant,<br />

venu pour de voir son vieux compagnon Billy, à l’<strong>au</strong>berge de ‘L’Amiral Benbow’. Ah, Bill,<br />

Bill, nous avons vu défiler du temps, tous les deux, depis que j’ai perdu mes deux griffes” –<br />

montrant sa main mutilée.<br />

– Bon, d’accord, a murmuré le capitaine. Tu m’as retrouvé ; me vlà. Dis ce que t’as à dire :<br />

alors quoi ?<br />

– C’est bien toi, Bill. Le même vieux Billy. Ce gentil garçon, que j’me suis entiché de lui, va<br />

m’apporter un verre de rhum ; et nous allons nous asseoir, si c’est pas trop te demander, et<br />

parler franc, comme deux vieux compagnons.”<br />

Quand je suis revenu avec le rhum, il étaient déjà assis des deux côtés de la table du petit<br />

déjeuner – Black Dog près de la porte, se tenant de travers comme s’il avait voulu surveiller<br />

son vieux compagnon d’un œil et préparer sa fuite de l’<strong>au</strong>tre.<br />

Il m’a prié de sortir et de laisser la porte grand ouverte. “Pas de trou de serrure entre nous,<br />

fiston”, dit-il. Je les ai laissés ensemble et suis parti dans le bar.<br />

Au début, j’avais be<strong>au</strong> tendre l’oreille, je n’entendais qu’un bavardage indistinct ; et puis,<br />

peu à peu, les voix ont pris de l’ampleur et j’arrivais à distinguer un mot ou deux, surtout des<br />

jurons, lancés par le capitaine.<br />

“Non, non, non, non ; ça suffit !” a-t-il crié à un moment. Et plus tard : “Si c’est pour<br />

s’balancer <strong>au</strong> bout d’une corde, tout l’monde s’balancera, j’dis.”<br />

Soudain, j’ai entendu une terrible explosion de jurons et un fracas de bruits divers – les<br />

chaises et la table renversés, le cliquetis de l’acier, puis un cri de douleur, et dans le même<br />

instant j’ai vu Black Dog s’enfuir, le capitaine lancé à sa poursuite, tous les deux le coutelas à<br />

la main, et l’ép<strong>au</strong>le g<strong>au</strong>che du premier ruisselant de sang. Arrivé à la porte, le capitaine a<br />

asséné <strong>au</strong> fugitif un dernier coup prodigieux, qui l’<strong>au</strong>rait certainement fendu jusqu’à l’échine si<br />

la grande enseigne de l’Amiral Benbow ne l’avait intercepté. Vous pouvez voir l’entaille, sur la<br />

partie inférieure du cadre, encore <strong>au</strong>jourd’hui.<br />

Ce coup avorté a mis fin à la bataille. Malgré sa blessure, Black Dog nous a montré ses<br />

talons et a disparu derrière la colline en trente secondes. Le capitaine, de son côté, restait à<br />

regarder l’enseigne, l’air hébété. Il s’est passé la main sur les yeux plusieurs fois, et enfin il est<br />

rentré dans la maison.<br />

“Jim, du rhum, dit-il en chancelant un peu et en s’appuyant d’une main sur le mur.<br />

– Êtes-vous blessé ? ai-je crié.<br />

– Du rhum, a-t-il répété. Je dois partir d’ici. Du rhum ! Du rhum !”<br />

J’ai couru jusqu’<strong>au</strong> bar ; mais ce qui venait de se passer m’avait si bien secoué que j’ai cassé<br />

un verre et f<strong>au</strong>ssé le robinet du tonnelet. Pendant que je continuais à me mettre en travers de<br />

mon propre chemin, j’ai entendu une lourde chute dans la salle. Revenant <strong>au</strong>ssitôt, j’ai vu le<br />

capitaine étendu sur le sol de tout son long. Au même instant, ma mère, alarmée par les cris et<br />

le combat, a dévalé l’escalier pour m’aider. À nous deux, nous avons soulevé sa tête. Il<br />

9


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

respirait bruyamment ; mais ses yeux étaient fermés et son visage avait pris une teinte<br />

horrible.<br />

“Mon Dieu, mon Dieu, a crié ma mère. Quel malheur pour notre maison ! Et ton p<strong>au</strong>vre<br />

père si malade !”<br />

Nous ne savions pas comment aider le capitaine, étant convaincus qu’il avait été frappé à<br />

mort dans la bagarre avec l’inconnu. J’ai apporté du rhum, bien sûr, et j’ai tenté de le verser<br />

dans sa gorge ; mais ses dents étaient serrées et ses mâchoires <strong>au</strong>ssi fortes que de l’acier. Nous<br />

avons été bien soulagés quand la porte s’est ouverte et le Dr Livesey est entré pour venir<br />

examiner mon père.<br />

“Oh, docteur, avons-nous crié, qu’allons-nous faire ? Où est-il blessé ?<br />

– Blessé ? Fadaises ! Pas plus blessé que vous ou moi. L’homme a subi une attaque. Je<br />

l’avais prévenu. Remontez vous occuper de votre mari, Mme Hawkins. Ne lui dites rien de<br />

tout cela. Quant à moi, je dois faire de mon mieux pour s<strong>au</strong>ver la misérable vie de ce<br />

bonhomme ; et pour commencer, Jim va m’apporter une cuvette.”<br />

Quand je suis revenu avec la cuvette, le docteur avait déjà déchiré la manche de chemise du<br />

capitaine et dénudé son grand bras noueux. Il portait plusieurs tatouages. “La chance tourne”,<br />

“Bon vent” et “Billy Bones s’en moque” étaient gravés avec soin sur son avant-bras. Près de<br />

l’ép<strong>au</strong>le, un dessin que j’ai trouvé très bien fait montrait la silhouette d’un homme se balançant<br />

sous une potence.<br />

“Prophétique, dit le docteur en posant son doigt sur le pendu. Et maintenant, Maître Billy<br />

Bones, si c’est là votre nom, nous allons regarder la couleur de votre sang. Jim, tu n’as pas<br />

peur du sang ?<br />

– Non, monsieur.<br />

– Bien. Dans ce cas, tiens la cuvette ici.” Disant ces mots, il a saisi sa lancette et incisé une<br />

veine.<br />

Alors que la cuvette était déjà bien remplie, le capitaine a ouvert les yeux et promené un<br />

regard mal assuré <strong>au</strong>tour de lui. Il a d’abord reconnu le docteur – sa grimace le prouvait de<br />

façon certaine. Puis il m’a aperçu et il a paru soulagé. Mais soudain, il a changé de couleur et,<br />

tentant de se relever, il a crié :<br />

“Où est Black Dog ?<br />

– Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit le docteur. Vous avez bu du rhum. Vous avez<br />

eu une attaque, tout comme je l’avais prédit ; et je viens de vous sortir de la tombe, bien à<br />

contre-cœur. Maintenant, M. Bones…<br />

– C’est pas mon nom.<br />

– Cela m’est égal. C’est le nom d’un flibustier que je connais ; je l’utilise pour me simplifier<br />

la vie, et je dois vous dire la chose suivante : un verre de rhum ne va pas vous tuer, mais<br />

ensuite vous en prendrez un <strong>au</strong>tre et encore un <strong>au</strong>tre, et je parie ma perruque que si vous<br />

n’arrêtez pas vous allez mourir – vous me comprenez ? Mourir et connaître le sort que vous<br />

méritez, ainsi qu’il est dit dans la Bible. Allons, faites un effort. Je vais vous aider à vous<br />

coucher, pour cette fois.”<br />

À nous deux, et non sans mal, nous avons réussi à le hisser à l’étage et à l’allonger sur son<br />

lit. Sa tête est tombée sur l’oreiller comme s’il allait perdre connaissance.<br />

“Écoutez-moi bien”, dit le docteur. “Je le répète pour avoir la conscience tranquille – Pour<br />

vous, le mot rhum signifie mort.”<br />

Là-dessus, il est parti examiner mon père, m’emmenant avec lui.<br />

10


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Ce n’est rien”, dit-il après avoir fermé la porte. “J’ai tiré assez de sang pour le tenir<br />

tranquille un moment ; il devrait rester couché une semaine – c’est ce qu’il y a de mieux pour<br />

lui et pour vous ; mais une <strong>au</strong>tre attaque lui réglerait son compte.”<br />

Chapitre III<br />

La marque noire.<br />

Vers midi, je suis entré chez le capitaine avec des boissons rafraîchissantes et des médicaments.<br />

Il était allongé à peu près comme nous l’avions laissé, sinon qu’il avait réussi à relever<br />

sa tête sur l’oreiller. Il paraissait à la fois affaibli et animé.<br />

“Jim, dit-il, tu es le seul ici qui v<strong>au</strong>t kekchose ; et tu sais que j’ai toujours été bon pour toi.<br />

Pas un mois que je t’aie pas donné tes quatre pence en argent. Et maintenant, tu vois,<br />

compagnon, je suis tombé bien bas, abandonné de tous ; dis, Jim, tu vas m’apporter un tit<br />

coup de rhum. Allez, mon gars…<br />

– Mais le docteur…”<br />

Il m’a interrompu en m<strong>au</strong>dissant le docteur, d’une voix faible mais rageuse. “Les docteurs<br />

c’est tous des crétins ; et ce docteur, là, non mais y connaît quoi sur les gens de mer ? J’suis<br />

été dans des endroits <strong>au</strong>ssi ch<strong>au</strong>ds que du goudron fondu, et les gars tombent comme des<br />

mouches de la fiève j<strong>au</strong>ne, et la terre s’prend pour la mer à monter et à descendre et à secouer<br />

les maisons – y connaît quoi sur ces pays-là, l’docteur ? – et j’ai vécu de rhum, j’te dis. C’était<br />

ma viande et ma boisson et nous étions mari et femme ; et si j’<strong>au</strong>rai pas mon rhum là tout<br />

d’suite je suis une p<strong>au</strong>vre vieille carcasse échouée, que mon sang rejaillisse sur toi, Jim, et sur<br />

ce crétin de docteur.” Il a lancé une nouvelle salve de jurons. Puis, prenant un ton plaintif :<br />

“Regarde, Jim, comme mes doigts dansent. J’peux pas les tenir tranquilles. J’ai pas eu une<br />

goutte de toute la sainte journée. Ce docteur est un idiot, j’te dis. Si j’bois pas une gorgée de<br />

rhum, Jim, j’<strong>au</strong>rai les lucinations. Ça a djà commencé. J’ai vu le vieux Flint dans l’coin, là,<br />

derrière toi ; comme si son portrait serait imprimé sur le mur, je l’ai vu. Et si j’ai les<br />

lucinations, j’ai vécu rude, Jim, j’deviendrai pire qu’un démon. Ton docteur soi-même a dit<br />

qu’un verre me ferait pas de mal. J’te donne une guinée d’or pour un doigt de rhum, Jim.”<br />

Il devenait de plus en plus nerveux. Je pensais avec inquiétude à mon père, qui était <strong>au</strong> plus<br />

bas ce jour-là et qui avait besoin de silence. Par ailleurs, les propos du docteur qu’il venait de<br />

citer me rassuraient, tandis que sa tentative de me corrompre m’offensait.<br />

“Je ne veux pas de votre argent, lui dis-je, si ce n’est ce que vous devez à mon père. Je vais<br />

aller chercher un verre et c’est tout.”<br />

Quand je le lui ai apporté, il l’a saisi avec avidité et l’a bu d’un seul coup.<br />

“Oh, oh, ça va mieux, sûr et certain. Et maintenant, mon gars, ce docteur il a dit combien de<br />

temps que j’dois rester couché dans c’te couchette ?<br />

– Une semaine <strong>au</strong> moins.<br />

– Tonnerre ! Une semaine ! J’peux pas : ils me mettreraient la marque noire avant la fin. Les<br />

marins d’e<strong>au</strong> douce se préparent djà à me couper le vent à cet instant béni ; des p<strong>au</strong>ves types<br />

que ça peut pas garder ce qu’ils ont et que ça veut piquer le bien d’un <strong>au</strong>tre. C’est une<br />

conduite de gens de mer, hein, dis-moi ? Tandis que moi, j’ai l’âme économe. J’ai jamais gâché<br />

mon bon argent, je l’ai pas non plus jamais perdu ; et j’leur ferai encore la nique. Me font pas<br />

peur. Je vais larguer un ris et les semer encore une fois de plus.”<br />

11


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Le contraste entre la vigueur de son propos et la faiblesse de sa voix était pathétique. Tout<br />

en parlant, il s’est soulevé à moitié, comme pour sortir du lit. Il s’est accroché à mon ép<strong>au</strong>le,<br />

me serrant si fort que j’ai réprimé un cri à grand peine, et a lancé ses jambes comme des poids<br />

morts. Ayant réussi à s’asseoir <strong>au</strong> bord du lit, il a cessé de bouger.<br />

“Le docteur m’a achevé, a-t-il murmuré. Mes oreilles bourdonnent. Recouche-moi.”<br />

Je n’ai même pas eu le temps de l’aider. Il est retombé tout seul à son ancienne position et<br />

il est resté étendu en silence un moment.<br />

“Jim, dit-il enfin, t’as vu ce matelot <strong>au</strong>jourd’hui ?<br />

– Black Dog ?<br />

– Ah, Black Dog. C’est un m<strong>au</strong>vais. Mais y’a pire qui l’a envoyé. Si j’peux pas filer d’une<br />

façon ou d’une <strong>au</strong>tre et y me collent la marque noire, écoute bien, ils sont après mon vieux<br />

coffre marin ; tu trouves un cheval –tu sais monter, oui ? Alors tu trouves un cheval et tu vas –<br />

ah, tant pis ! – chez cet âne bâté de docteur, et tu lui dis d’rameuter tout ses complices – les<br />

magistrats et tous ces gens-là, et d’venir à ‘L’Amiral Benbow’ pour leur mettre le grappin, à<br />

tout l’équipage du vieux Flint, hommes et moussaillons, ce qui en reste. J’étais son second,<br />

c’était moi, l’second du vieux Flint, et j’suis le seul qui sait l’endroit. Il me l’a confié à<br />

Savannah, l’était en train d’crever, pareil que ce serait comme moi maintenant, tu vois. Mais<br />

t’y vas que seulement s’ils me mettent la marque noire, ou si tu revois ce Black Dog, ou un<br />

homme de mer à une jambe, Jim – surtout lui.<br />

– La marque noire, capitaine, qu’est-ce que c’est ?<br />

– C’est pour de convoquer quequ’un, mon gars. J’te dirai si z’en viennent là. Mais ouvre<br />

l’œil, Jim, et je partagerai avec toi moitié-moitié, sur mon honneur.”<br />

Il a divagué encore un peu, d’une voix de plus en plus faible. Je lui ai donné sa potion, qu’il<br />

a prise comme un enfant, en remarquant que “si un marin a jamais eu besoin d’médicaments,<br />

c’est moi”. Peu après, il est tombé dans un sommeil si profond qu’il paraissait évanoui, et je<br />

l’ai laissé. Ce que j’<strong>au</strong>rais fait si tout s’était bien passé, je l’ignore. J’<strong>au</strong>rais sans doute raconté<br />

toute l’histoire <strong>au</strong> docteur, car j’étais mort de peur en pensant que le capitaine allait regretter<br />

de m’avoir révélé ses secrets et me liquiderait. Mais il se trouve que mon p<strong>au</strong>vre père est mort<br />

soudainement ce soir-là, ce qui a rejeté tous les <strong>au</strong>tres soucis dans l’ombre. Notre désarroi<br />

naturel, les visites des voisins, la préparation des obsèques, et tout le travail de l’<strong>au</strong>berge qu’il<br />

fallait poursuivre pendant ce temps, m’ont si bien occupé que je n’avais guère l’occasion de<br />

penser <strong>au</strong> capitaine, et encore moins d’avoir peur de lui.<br />

Il est descendu le lendemain matin, à vrai dire, et je lui ai servi son repas comme d’habitude,<br />

mais il n’a presque rien mangé et s’est rattrapé sur le rhum, je le crains, car il s’est servi tout<br />

seul dans le bar, en jurant et en soufflant par le nez, et personne n’osait intervenir. La veille de<br />

l’enterrement, il était plus saoul que jamais ; c’était choquant de l’entendre chanter son<br />

horrible chanson de marin dans cette maison endeuillée ; mais il était si faible que nous avions<br />

tous peur de le voir perdre la vie à son tour, et nous ne pouvions compter sur le docteur, qui<br />

avait été appelé <strong>au</strong> loin pour un cas urgent. J’ai dit que le capitaine était faible ; il est certain<br />

qu’il paraissait s’affaiblir encore plutôt que de reprendre des forces. Il montait et descendait<br />

l’escalier avec peine, marchait jusqu’<strong>au</strong> bar, mettait parfois le nez dehors pour humer la mer,<br />

se tenant toujours <strong>au</strong> mur et haletant comme un homme qui avance sur un chemin de montagne<br />

escarpé. Il ne s’adressait pas spécialement à moi et je pense qu’il avait à peu près oublié ses<br />

confidences ; mais son tempérament était plus changeant et, dans les limites que lui imposait<br />

sa faiblesse, plus violent que jamais. Il avait pris l’habitude inquiétante, quand il était ivre, de<br />

sortir son coutelas et de le poser devant lui sur la table. Avec tout cela, il se préoccupait moins<br />

12


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

des gens et semblait enfermé ou égaré dans ses propres pensées. Une fois, par exemple, il nous<br />

a étonnés en chantonnant un <strong>au</strong>tre air, une sorte de chanson d’amour campagnarde, qu’il avait<br />

dû apprendre dans sa jeunesse avant de partir en mer.<br />

Le lendemain de l’enterrement, vers trois heures d’un après-midi glacial et brumeux, je<br />

passais un moment à la porte, plein de pensées tristes <strong>au</strong> sujet de mon père, quand j’ai vu que<br />

quelqu’un s’approchait lentement sur la route. Il était sans doute aveugle, car il frappait le sol<br />

devant lui avec un bâton et cachait ses yeux et son nez sous une grande visière verte ; et il était<br />

courbé, comme par l’âge ou la fatigue ; et portait un immense mante<strong>au</strong> marin à capuche en<br />

loques, qui lui donnait une apparence vraiment difforme. Je n’ai jamais vu de toute ma vie une<br />

silhouette <strong>au</strong>ssi affreuse. Il s’est arrêté près de l’<strong>au</strong>berge et, élevant la voix de manière étrange,<br />

comme s’il avait voulu chanter, il s’est adressé à l’air devant lui :<br />

“Un ami généreux pourrait-il dire à un p<strong>au</strong>vre aveugle, qui a perdu le précieux usage de ses<br />

yeux en assurant la noble défense de sa patrie, l’Angleterre, et Dieu bénisse le roi George ! – en<br />

quel lieu il se trouve actuellement ?<br />

– Vous êtes devant ‘L’Amiral Benbow’, mon brave homme, dans la crique de Black Hill.<br />

– J’entends une voix – une voix jeune. Me donnerez-vous votre main, jeune et aimable ami,<br />

pour m’aider à entrer ?”<br />

Je lui ai tendu la main et l’horrible créature sans yeux l’a serrée à l’instant comme dans un<br />

ét<strong>au</strong>. J’étais tellement stupéfait que je me suis débattu pour lui échapper ; mais l’aveugle m’a<br />

attiré à lui d’un mouvement sec de son bras.<br />

“Maintenant, mon petit, conduis-moi <strong>au</strong> capitaine.<br />

– Monsieur, je vous jure que je n’ose pas.<br />

– Oh, dit-il en ricanant, c’est comme ça ? Allons-y tout droit, ou je te casse le bras.”<br />

Tout en parlant, il m’a tordu le bras si brutalement que j’ai poussé un cri.<br />

“Monsieur, je dis cela pour vous. Le capitaine a changé. Il reste assis avec son coutelas<br />

posé devant lui. Un <strong>au</strong>tre visiteur…<br />

– Allez, avance” dit-il en m’interrompant ; je n’ai jamais entendu une voix <strong>au</strong>ssi froide et<br />

cruelle que celle de cet aveugle. Elle me terrifiait encore plus que la douleur. Je lui ai obéi<br />

<strong>au</strong>ssitôt ; je suis entré et me suis dirigé vers la salle où notre vieux flibustier malade était assis,<br />

abruti par le rhum. L’aveugle s’agrippait à moi. Il me tenait dans sa poigne de fer et pesait si<br />

fort sur mon ép<strong>au</strong>le que je pouvais à peine supporter son poids. “Conduis-moi jusqu’à lui<br />

tout droit et quand il pourra me voir, crie, ‘Voici un de vos amis, Bill.’ Si tu rechignes, tu <strong>au</strong>ras<br />

droit à ceci.” Il a accentué la torsion de telle sorte que j’ai cru m’évanouir. Le misérable aveugle<br />

m’inspirait une frayeur si vive que j’en oubliais ma peur du capitaine, si bien que j’ai ouvert la<br />

porte de la salle et crié d’une voix mal assurée ce qu’il m’avait dit.<br />

Le p<strong>au</strong>vre capitaine a levé la tête. Un seul coup d’œil a suffi a dissiper les brumes du rhum ;<br />

un homme sobre nous regardait. L’expression de son visage traduisait moins la terreur qu’une<br />

lassitude mortelle. Il a tenté de se lever, mais je crois qu’il ne lui restait plus assez de force.<br />

“Reste donc assis, Bill, a ordonné l’aveugle. Si je ne vois pas, je peux entendre un doigt<br />

trembler. Les affaires sont les affaires. Tends-moi ta main g<strong>au</strong>che. Mon garçon, prends sa main<br />

g<strong>au</strong>che par le poignet et approche-la de ma droite.”<br />

Nous avons obéi tous les deux, et j’ai vu qu’il glissait quelque chose du creux de la main qui<br />

tenait sa canne jusqu’à celle du capitaine, qui s’est <strong>au</strong>ssitôt refermée dessus.<br />

“Et maintenant c’est fait”, dit l’aveugle. À peine avait-il prononcé ces mots qu’il m’a<br />

relâché et, avec une précision et une agilité incroyables, est sorti de la salle et de l’<strong>au</strong>berge.<br />

Sans quitter ma place, j’entendais le tap-tap-tap de sa canne s’éloigner sur la route.<br />

13


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Le capitaine et moi avons mis un certain temps à retrouver nos esprits ; mais à la fin, et à<br />

peu près <strong>au</strong> même moment, j’ai cessé de tenir le poignet du capitaine et il a ouvert sa main et<br />

regardé vivement dans sa p<strong>au</strong>me.<br />

“À dix heures ! s’est-il exclamé. Il nous reste six heures. Nous leur échapperons bien”, et il<br />

a bondi sur ses pieds.<br />

Dans le même mouvement, il a chancelé, a porté sa main à sa gorge, a vacillé un instant et<br />

ensuite, avec un bruit bizarre, est tombé de toute sa h<strong>au</strong>teur la face contre terre.<br />

Je me suis précipité vers lui, tout en appelant ma mère. C’était en vain. Une apoplexie<br />

foudroyante venait de terrasser le capitaine. Chose curieuse, alors que je n’avais jamais aimé<br />

cet homme, même si dans les derniers temps j’avais commencé à le prendre en pitié, dès que<br />

j’ai vu qu’il était mort j’ai éclaté en sanglots. C’était la seconde fois que la mort m’atteignait, et<br />

le chagrin de la première fois serrait encore mon cœur.<br />

Chapitre IV<br />

Le coffre marin.<br />

Sans perdre de temps, j’ai raconté à ma mère ce que je savais – j’<strong>au</strong>rais peut-être dû le faire<br />

depuis longtemps. Nous comprenions que notre situation était délicate et dangereuse.<br />

L’homme nous devait de l’argent, c’était certain. Mais les compagnons d’équipage du<br />

capitaine, à commencer par les deux spécimens que j’avais vus, Black Dog et l’horrible<br />

aveugle, étaient sans doute peu enclins à abandonner leur butin pour payer les dettes du mort.<br />

Devais-je suivre les instructions du capitaine et trouver un cheval pour aller chercher le Dr<br />

Livesey ? Je ne pouvais laisser ma mère seule et sans protection. En vérité, il nous semblait<br />

impossible, à l’un comme à l’<strong>au</strong>tre, de rester dans la maison. Les craquements du feu dans la<br />

cheminée de la cuisine, le tic-tac même de l’horloge, nous inspiraient une immense frayeur. Le<br />

voisinage paraissait à nos oreilles hanté par des bruits de pas ; et quand je pensais d’un côté <strong>au</strong><br />

corps du capitaine étendu sur le sol de la salle, de l’<strong>au</strong>tre à ce détestable aveugle rôdant dans<br />

les environs et prêt à revenir, j’avais l’impression par moments que j’allais bondir hors de ma<br />

pe<strong>au</strong> tellement j’avais peur. Il fallait prendre une décision le plus vite possible ; et il nous est<br />

enfin apparu judicieux d’aller chercher de l’aide dans le village. Aussitôt dit, <strong>au</strong>ssitôt fait. Nous<br />

sommes sortis tête nue et avons couru dans la brume glacée qui assombrissait encore la nuit<br />

tombante.<br />

Le village se trouvait à quelques centaines de mètres, mais caché de l’<strong>au</strong>tre côté de la crique<br />

suivante ; et, ce qui me rassurait, dans la direction opposée de celle par laquelle l’aveugle était<br />

arrivé et – on pouvait le supposer – reparti. Le trajet ne nous a pas pris be<strong>au</strong>coup de temps,<br />

même si nous nous arrêtions parfois pour nous serrer l’un contre l’<strong>au</strong>tre et tendre l’oreille. Il<br />

n’y avait <strong>au</strong>cun bruit inhabituel – rien que le murmure des vagues et le croassement des<br />

corbe<strong>au</strong>x dans le bois.<br />

Les bougies étaient déjà allumées quand nous avons atteint le village, et je n’oublierai jamais<br />

combien la vue de la lumière j<strong>au</strong>ne qui se glissait sous les portes et éclairait les fenêtres m’a<br />

redonné du courage ; mais il s’est avéré que c’était le seul encouragement que nous pouvions<br />

espérer en ces lieux. Car personne n’a accepté de retourner avec nous à “L’Amiral Benbow”.<br />

On penserait que des hommes <strong>au</strong>raient honte de se conduire ainsi. Plus nous leur parlions de<br />

nos malheurs, plus ils s’accrochaient tous – hommes, femmes et enfants – à la sécurité de leur<br />

foyer. Le nom du capitaine Flint, s’il m’était étranger, était bien connu de certains villageois et<br />

14


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

lesté d’une lourde charge de terreur. De plus, certains des hommes qui avaient travaillé dans les<br />

champs <strong>au</strong>-delà de “L’Amiral Benbow” se souvenaient d’avoir aperçu plusieurs inconnus sur<br />

la route. Les prenant pour des contrebandiers, ils s’étaient bien gardés de les approcher. Et<br />

l’un des villageois <strong>au</strong> moins avait vu une petite goélette à l’endroit que nous appelions Kitt’s<br />

Hole. De toute façon, quiconque était un compagnon du capitaine leur inspirait une crainte<br />

mortelle. En résumé, si plusieurs d’entre eux voulaient bien aller chercher le Dr Livesey, qui<br />

habitait dans la direction opposée, personne n’acceptait de nous aider à défendre l’<strong>au</strong>berge.<br />

On dit que la lâcheté est contagieuse ; d’un <strong>au</strong>tre côté, il n’existe rien de plus encourageant<br />

qu’un bon discours ; si bien que ma mère, après les avoir tous entendus, a pris la parole. Son<br />

garçon venait de perdre son père, a-t-elle déclaré. Elle n’allait pas le laisser perdre <strong>au</strong>ssi<br />

l’argent qui lui appartenait. “Si vous n’osez pas, tous <strong>au</strong>tant que vous êtes, Jim et moi<br />

oserons. Nous retournerons d’où nous venons, et je ne remercie pas les poules mouillées qui<br />

sont ici ce soir. Nous ouvrirons ce coffre, même si nous devons y laisser la vie. J’emprunte<br />

votre sac, Mrs. Crossley, pour rapporter l’argent qui nous est dû.”<br />

Bien entendu, j’ai dit que j’accompagnerais ma mère ; et bien entendu, ils ont poussé de<br />

h<strong>au</strong>ts cris en déplorant notre folie ; mais <strong>au</strong>cun homme ne s’est décidé à venir avec nous. Tout<br />

ce qu’ils ont accepté de faire, c’est de me donner un pistolet chargé, pour le cas où l’on nous<br />

attaquerait ; et de promettre que des chev<strong>au</strong>x sellés nous attendraient, pour nous permettre de<br />

fuir si nous étions poursuivis. Cependant, un garçon allait partir chez le docteur pour lui<br />

demander de venir avec des renforts armés.<br />

Mon cœur battait la chamade quand nous sommes sortis tous les deux dans la nuit glacée<br />

pour entreprendre cette dangereuse expédition. La pleine lune commençait à se lever et à<br />

rougeoyer à travers la brume. Raison de plus pour nous hâter : il était certain qu’il ferait <strong>au</strong>ssi<br />

clair qu’en plein jour quand nous ressortirions de l’<strong>au</strong>berge, ce qui nous exposerait <strong>au</strong> regard de<br />

guetteurs éventuels. Nous filions en silence le long des haies, mais nous n’avons rien entendu<br />

qui ait pu accroître notre terreur – jusqu’<strong>au</strong> moment où nous avons éprouvé un immense<br />

soulagement quand la porte de “L’Amiral Benbow” s’est refermée derrière nous.<br />

J’ai tiré le verrou <strong>au</strong>ssitôt et nous sommes restés un moment dans le noir à reprendre notre<br />

souffle, seuls dans la maison avec le cadavre du capitaine. Puis ma mère a pris une bougie dans<br />

le bar et, nous tenant par la main, nous sommes entrés dans la salle. Il reposait où nous<br />

l’avions laissé, les yeux grand ouverts et un bras tout raide à l’équerre de son corps.<br />

“Tire les ride<strong>au</strong>x, Jim, a chuchoté ma mère. Ils pourraient venir et nous voir. Et maintenant,<br />

nous devons trouver la clé du coffre sur ça ; et j’aimerais bien savoir qui <strong>au</strong>ra le courage de le<br />

toucher.” Elle a laissé échapper une sorte de sanglot en disant ces mots.<br />

Je me suis mis à genoux sans attendre. Sur le sol, près de sa main, il y avait un bout de<br />

papier noirci d’un côté. C’était sans doute la marque noire ; en le retournant, j’ai pu lire ces<br />

mots, tracés d’une belle écriture : “Tu as jusqu’à dix heures ce soir.”<br />

“Il avait jusqu’à dix heures, mère.” Je n’avais pas fini de parler que notre vieille horloge<br />

s’est mise à sonner. Ce bruit inattendu nous a fait surs<strong>au</strong>ter ; mais il annonçait une bonne<br />

nouvelle – il n’était que six heures.<br />

“Et maintenant, Jim, la clé.”<br />

Je fouillai ses poches l’une après l’<strong>au</strong>tre. Elles contenaient quelques piécettes, un dé à<br />

coudre, du fil et de grosses aiguilles, un morce<strong>au</strong> de tabac à chiquer tout mordillé, son coute<strong>au</strong> à<br />

manche recourbé, un compas de poche, un briquet à amadou. Je commençais à perdre espoir.<br />

“Elle est peut-être pendue à son cou”, a suggéré ma mère.<br />

15


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Surmontant une vive répugnance, j’ai ouvert son col de chemise et là, en effet, j’ai trouvé la<br />

clé pendue à une cordelette goudronnée, que j’ai coupée avec son propre coute<strong>au</strong>. Emplis<br />

d’espoir par ce succès, nous sommes montés en tout hâte jusqu’à la petite pièce où il avait<br />

dormi si longtemps et où sa malle était restée depuis le jour de son arrivée.<br />

Elle ressemblait à n’importe quelle malle de marin. Elle avait mené une vie longue et rude, à<br />

en juger par la manière dont ses coins étaient enfoncés et fendus. La lettre “B” était gravée <strong>au</strong><br />

fer rouge sur le couvercle.<br />

“Donne-moi la clé”, dit ma mère. La serrure était grippée, pourtant elle a réussi à tourner la<br />

clé et à ouvrir la malle en un tournemain.<br />

Une forte odeur de tabac et de goudron s’est répandue dans la chambre, mais on ne voyait<br />

rien d’<strong>au</strong>tre sur le dessus qu’un costume de qualité, brossé et plié avec soin. Il n’avait jamais<br />

été porté, selon ma mère. Le costume recouvrait tout un bric-à-brac – un quadrant, un gobelet<br />

d’étain, plusieurs morce<strong>au</strong>x de tabac à chiquer, deux paires de très be<strong>au</strong>x pistolets, un lingot<br />

d’argent, une vieille montre espagnole et quelques <strong>au</strong>tres babioles de peu de valeur et de<br />

facture étrangère, une paire de boussoles à monture de cuivre, et cinq ou six curieux coquillages<br />

des Caraïbes. Je me suis souvent demandé pourquoi il emportait ces coquillages dans ses<br />

errances d’homme traqué.<br />

Pour l’instant, nous n’avions rien trouvé de valeur si ce n’est le lingot et les babioles, qui ne<br />

faisaient pas notre affaire. En dessous, il y avait un vieux suroît, blanchi par le sel à force<br />

d’aller d’un port à l’<strong>au</strong>tre. Ma mère l’a tiré d’un geste brusque, découvrant les dernières choses<br />

que contenait le coffre, un paquet enveloppé de toilé cirée qui semblait contenir des papiers, et<br />

un sac de toile qui a émis un tintement de pièces d’or dès que nous l’avons touché.<br />

“Je montrerai à ces brigands que je suis une honnête femme, murmura ma mère. Je prendrai<br />

ce qui m’est dû, pas un sou de plus. Apporte le sac de Mrs. Crowley.” Et elle a commencé à<br />

transférer du sac de toile à celui que je portais le montant de la dette du capitaine.<br />

Ce n’était pas tâche facile, car il y avait un mélange de toutes sortes de pièces – des<br />

doublons, des louis d’or, des guinées, des pièces de huit et je ne sais quoi d’<strong>au</strong>tre. De plus, les<br />

guinées, qui étaient les seules que ma mère savait utiliser pour ses comptes, étaient très peu<br />

nombreuses.<br />

Alors que nous en étions à peu près à la moitié, je lui ai soudain saisi le bras ; car j’avais<br />

entendu dans le silence profond de la nuit un son qui m’a glacé le sang – le tap-tap du bâton de<br />

l’aveugle sur la route gelée. Il se rapprochait, alors que nous restions assis, retenant notre<br />

souffle. Puis il a frappé sèchement la porte de l’<strong>au</strong>berge, et nous avons entendu que le<br />

misérable tournait la poignée et secouait le verrou pour entrer. Pendant un moment, il n’y avait<br />

plus le moindre bruit, ni dedans ni dehors. Enfin le tap-tap a repris et, ce qui nous a soulagés<br />

d’une manière que je ne s<strong>au</strong>rais dire, s’est éloigné jusqu’à s’évanouir complètement.<br />

“Mère, prenons tout et partons”, ai-je dit, car j’étais sûr qu’il avait trouvé la porte<br />

verrouillée suspecte et ramènerait bientôt toute la troupe ; et en vérité, une personne qui n’a<br />

pas rencontré cet horrible aveugle ne peut imaginer combien je me félicitais d’avoir tiré le<br />

verrou.<br />

Mais ma mère avait be<strong>au</strong> trembler de peur, elle refusait d’emporter plus qu’il ne lui était dû,<br />

sans pour <strong>au</strong>tant se contenter d’en prendre moins. Il n’était pas encore sept heures, disait-elle,<br />

loin de là ; elle connaissait ses droits et ne céderait pas. Elle était encore en train de discuter<br />

avec moi quand nous avons entendu un coup de sifflet discret du côté de la colline. C’était<br />

suffisant, et même plus que suffisant, pour elle et pour moi.<br />

“Je prends ce que j’ai”, dit-elle en se relevant d’un bond.<br />

16


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Et moi j’emporte ça pour arrondir les comptes”, dis-je en saisissant le paquet entouré de<br />

toile cirée.<br />

À l’instant suivant, ayant laissé la bougie près du coffre, nous descendions l’escalier à<br />

tâtons tous les deux, avant d’ouvrir la porte et de battre en retraite. Il était grand temps. Le<br />

brouillard se dissipait rapidement ; la lune éclairait déjà les collines de tous côtés ; et c’était<br />

seulement <strong>au</strong> fond de la cuvette, et devant la porte de la taverne, qu’un ride<strong>au</strong> de brume intact<br />

pouvait encore cacher les premiers pas de notre fuite. Avant d’avoir parcouru le tiers du<br />

chemin nous menant <strong>au</strong> village, nous allions commencer à monter la colline et émergerions dans<br />

le clair de lune. Ce n’était pas tout ; car nous entendions déjà le bruit de plusieurs personnes<br />

avançant <strong>au</strong> pas de course et, en nous retournant pour regarder, nous avons vu une lumière qui<br />

se balançait et s’approchait, ce qui indiquait que l’un des assaillants portait une lanterne.<br />

“Mon chéri, dit soudain ma mère, prends l’argent et fuis. Je vais m’évanouir.”<br />

C’est la fin, ai-je pensé, pour elle et pour moi. Comme j’ai m<strong>au</strong>dit la lâcheté des voisins ;<br />

comme j’ai blâmé ma p<strong>au</strong>vre mère pour son honnêteté et sa cupidité, pour son inconscience<br />

passée et sa faiblesse présente ! Par chance, nous avions atteint le petit pont ; alors qu’elle<br />

tenait à peine debout, je l’ai aidée à atteindre le talus de la berge. Et voilà, elle a poussé un<br />

soupir et s’est effondrée sur mon ép<strong>au</strong>le. J’ignore comment j’ai trouvé assez de force, et je<br />

crains de m’être montré un peu rude, mais j’ai réussi à la descendre et à la tirer en partie sous<br />

l’arche du pont. Je ne pouvais en faire plus, car le pont était si bas que je suis tout juste<br />

parvenu à ramper dessous moi-même. Il nous fallait rester là – ma mère presque entièrement<br />

visible, et tous deux à portée de voix de l’<strong>au</strong>berge.<br />

Chapitre V<br />

La fin de l’aveugle<br />

En un sens, ma curiosité l’emportait sur ma peur ; incapable de rester sur place, je suis<br />

remonté jusqu’<strong>au</strong> talus et me suis caché derrière un buisson de genêts pour observer la route<br />

devant notre porte. À peine m’étais-je mis en position que mes ennemis ont commencé à<br />

arriver. Ils étaient sept ou huit et couraient <strong>au</strong>ssi vite que possible, dans le plus grand<br />

désordre, l’homme à la lanterne plusieurs pas devant les <strong>au</strong>tres. Trois hommes couraient<br />

ensemble en se tenant par la main ; et j’ai pu deviner, malgré la brume, que le personnage<br />

central de ce trio était l’aveugle. À l’instant suivant, sa voix m’a prouvé que je ne me trompais<br />

pas.<br />

“Enfoncez la porte! a-t-il crié.<br />

– À vos ordres, monsieur!” ont répondu deux ou trois voix. Ils se sont rués sur “L’Amiral<br />

Benbow”, suivis par le porteur de lanterne ; j’ai vu alors qu’ils hésitaient, et j’ai entendu des<br />

murmures, comme s’ils étaient étonnés de trouver la porte ouverte. Mais la p<strong>au</strong>se n’a pas<br />

duré, car l’aveugle a de nouve<strong>au</strong> donné des ordres. Sa voix enflait, comme s’il brûlait<br />

d’impatience et de rage.<br />

“Dedans, dedans, dedans !” criait-il, et il leur reprochait leur timidité en les couvrant<br />

d’injures.<br />

Quatre ou cinq d’entre eux ont obéi <strong>au</strong>ssitôt, deux sont restés sur la route avec le redoutable<br />

aveugle. Après un moment de silence, j’ai entendu un cri de surprise, puis une voix hurlant<br />

depuis la maison.<br />

“Bill est mort !”<br />

17


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Mais l’aveugle les a insultés de plus belle.<br />

“Bougres d’ânes ! Qu’un gars le fouille. Les <strong>au</strong>tres, montez là-h<strong>au</strong>t et rapportez le coffre.”<br />

J’entendais leurs pas secouer notre vieil escalier, et je me disais que toute la maison devait<br />

trembler. Peu après, de nouve<strong>au</strong>x hurlements de stupéfaction se sont élevés ; la fenêtre de la<br />

chambre du capitaine s’est ouverte dans un grand fracas de verre brisé ; et un homme s’est<br />

penché, sa tête et ses ép<strong>au</strong>les brillant <strong>au</strong> clair de lune.<br />

“Pew, a-t-il crié à l’aveugle en contrebas, y sont djà venus. Quelqu’un a fourragé l’coffre de<br />

bas et de h<strong>au</strong>t.<br />

– Il y est ? a rugi Pew.<br />

– L’argent y est.<br />

– Que l’argent aille <strong>au</strong> diable ! Je parle du roule<strong>au</strong> de Flint.<br />

– Je l’ai pas vu nulle part, a répliqué l’homme.<br />

– Hé, vous en bas, l’est-il sur Bill ?” a demandé l’aveugle.<br />

Alors un <strong>au</strong>tre bonhomme, peut-être celui qui était resté en bas pour fouiller le capitaine,<br />

s’est montré à la porte de l’<strong>au</strong>berge.<br />

“L’a été inspecté comme y f<strong>au</strong>t. Y’a rien.<br />

– C’est les gens de l’<strong>au</strong>berge – c’est l’gamin, a crié Pew, l’aveugle. J’<strong>au</strong>rais dû lui arracher<br />

les yeux. Ils étaient là à l’instant – j’ai voulu ouvrir la porte mais ils l’avaient verrouillée.<br />

Dispersez-vous, les gars, et trouvez-les.<br />

– Même qu’ils ont laissé leur lumignon, a dit l’homme à la fenêtre.<br />

– Allez et trouvez-les ! a répété Pew en frappant le sol de son bâton. Fouillez la maison de<br />

fond en comble !”<br />

Un grand chambardement a suivi dans notre vieille <strong>au</strong>berge, une cavalcade de pas lourds de<br />

tous côtés, des meubles renversés, des portes fracturées, <strong>au</strong> point que les rochers alentour<br />

renvoyaient l’écho du vacarme. Les hommes sont ressortis un par un sur la route et ont déclaré<br />

que nous n’étions certes pas dedans. À ce moment-là, le même coup de sifflet qui nous avait<br />

inquiétés, ma mère et moi, quand nous comptions l’argent du capitaine, s’est fait entendre de<br />

nouve<strong>au</strong> dans la nuit, mais maintenant deux fois. Auparavant, j’avais cru que l’aveugle sifflait<br />

pour appeler son équipe et la mener à l’ass<strong>au</strong>t ; là, j’ai compris que le signal provenait de la<br />

colline qui nous séparait du village et, en voyant l’effet qu’il produisait sur les flibustiers, qu’il<br />

servait à les avertir de l’approche d’un danger.<br />

“Vlà encore Dirk, a dit l’un d’eux. Deux coups ! F<strong>au</strong>t filer, les gars.<br />

– Filer ? Vous défiler, oui ! a hurlé Pew. Dirk a toujours été un crétin et un trouillard – vous<br />

occupez pas d’lui. Peuvent pas être loin – sont tout près – vous les tenez. Cherchez-les,<br />

chiens que vous êtes ! Oh, douleur de mon âme, si seulement j’avais des yeux !”<br />

Cet appel a semblé produire de l’effet, car deux des gars se sont mis à chercher ici et là dans<br />

le bois de ch<strong>au</strong>ffage rangé sous l’appentis, sans be<strong>au</strong>coup de conviction me semblait-il, jetant<br />

un coup d’œil à chaque instant pour assurer leurs arrières, pendant que les <strong>au</strong>tres se tenaient<br />

indécis sur la route.<br />

“Vous avez des millions à portée d’la main, bande d’abrutis, et vous traînez la jambe ! Vous<br />

seriez <strong>au</strong>ssi riches que des rois si vous l’trouviez, vous savez qu’il est ici, et vous restez là à<br />

vous gratter l’nez. Y’a pas l’un de vous qu’a osé affronter Bill, et c’est moi que je l’ai fait – un<br />

aveugle ! Et j’vais perdre le gros lot à c<strong>au</strong>se de vous ! J’vais me retrouver p<strong>au</strong>vre mendiant, à<br />

réclamer du rhum en rampant, alors que j’pourrais rouler carrosse ! Si vous aviez que l’ardeur<br />

d’un charançon dans un biscuit de mer, vous pourriez encore les attraper.<br />

– Arrête, Pew, nous avons les doublons ! a grogné quelqu’un.<br />

18


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– Ils ont pu cacher le sacré machin, a ajouté un <strong>au</strong>tre. Prends les écus, Pew, <strong>au</strong> lieu de rester<br />

ici à tempêter.”<br />

Tempêter était le mot juste. La fureur de Pew a si bien gonflé à la suite de ces objections<br />

qu’elle a débordé et qu’il s’est mis à frapper de tous côtés sans voir. J’ai pu juger, <strong>au</strong> bruit,<br />

que ses coups en ont atteint plus d’un.<br />

Les gars de la troupe renvoyaient <strong>au</strong> diabolique aveugle ses injures, le menaçaient dans les<br />

termes les plus vils, et tentaient en vain de saisir le bâton pour le lui arracher.<br />

Cette querelle nous a s<strong>au</strong>vé la vie ; car pendant qu’elle faisait rage, un <strong>au</strong>tre son nous est<br />

parvenu depuis la colline qui nous séparait du village – les sabots de chev<strong>au</strong>x lancés <strong>au</strong> galop.<br />

Presque <strong>au</strong> même instant, j’ai vu un éclair du côté de la haie et entendu la détonation d’un coup<br />

de pistolet. C’en était trop, de toute évidence ; les flibustiers se sont mis <strong>au</strong>ssitôt à courir dans<br />

toutes les directions, l’un vers la mer, l’<strong>au</strong>tre obliquant à l’ass<strong>au</strong>t de la colline, et ainsi de suite,<br />

si bien qu’<strong>au</strong> bout d’une demi-minute il ne restait personne à part Pew. J’ignore s’ils l’avaient<br />

abandonné parce qu’ils avaient cédé à la panique ou parce qu’ils avaient voulu se venger des<br />

insultes et des coups reçus, mais il est resté là, frappant furieusement la route de ci de là,<br />

avançant à tâtons, appelant ses compagnons. Il a fini par tourner du m<strong>au</strong>vais côté et il a<br />

parcouru quelques pas en direction du village, passant tout près de moi et criant :<br />

“Johnny, Black Dog, Dirk – et d’<strong>au</strong>tres noms – vous n’allez pas laisser le vieux Pew, les<br />

gars… Pas le vieux Pew !”<br />

Le son des sabots a franchi la crête et quatre ou cinq cavaliers sont apparus dans le clair de<br />

lune, avant de dévaler la pente <strong>au</strong> triple galop.<br />

Pew a compris son erreur, a fait demi-tour en hurlant et a couru droit <strong>au</strong> fossé, dans lequel il<br />

a dégringolé. Il s’est relevé en une seconde et s’est précipité, dans l’affolement le plus<br />

complet, juste sur la trajectoire du premier cheval.<br />

Le cavalier a voulu l’éviter, mais en vain. Pew a culbuté en poussant un cri qui a résonné<br />

dans la nuit ; et les quatre sabots l’ont piétiné et martelé en passant. Il a roulé sur le flanc,<br />

puis s’est affaissé doucement, face contre terre, et n’a plus bougé.<br />

J’ai bondi et hélé les cavaliers. Ils étaient en train de s’arrêter, de toute façon, horrifiés par<br />

l’accident ; et j’ai pu voir qui ils étaient. L’un d’eux arrivait seulement. C’était le garçon du<br />

village qui était parti chercher le Dr Livesey ; les <strong>au</strong>tres étaient des officiers des douanes qu’il<br />

avait rencontrés en chemin, et qu’il avait eu l’intelligence de ramener <strong>au</strong>ssitôt. La présence de<br />

la goélette à Kitt’s Hole avait été signalée <strong>au</strong> Commandant Dance, qui avait décidé de faire une<br />

tournée d’inspection dans le coin ; ce qui a eu pour conséquence que nous avons échappé à la<br />

mort, ma mère et moi.<br />

Pew, lui, était mort et bien mort. Quant à ma mère, que nous avons portée <strong>au</strong> village, un<br />

peu d’e<strong>au</strong> froide et des sels l’ont vite ranimée. Elle semblait remise de sa frayeur, mais elle<br />

continuait à déplorer de n’avoir pas repris tout son argent. Pendant ce temps, le commandant a<br />

chev<strong>au</strong>ché <strong>au</strong>ssi vite que possible jusqu’à Kitt’s Hole ; mais ses hommes ont dû mettre pied à<br />

terre et descendre dans le ravin en menant leurs chev<strong>au</strong>x dans l’obscurité tant bien que mal, les<br />

retenant même, car ils craignaient une embuscade. Comme on pouvait s’y attendre, la goélette<br />

s’éloignait déjà quand ils sont arrivés sur la grève, mais elle restait à portée de voix. Le<br />

commandant l’a hêlée. Un homme a répondu, lui conseillant de se tenir en dehors du clair de<br />

lune s’il ne voulait pas qu’on le truffe de plomb. En même temps, une balle a sifflé tout près<br />

de son bras. Peu après, la goélette a doublé le cap et a disparu. Mr. Dance se tenait là, selon<br />

son expression, “comme un poisson hors de l’e<strong>au</strong>”, et tout ce qu’il a pu faire, c’est d’envoyer<br />

un cavalier à B— pour avertir le garde-côte. “Ça ou rien, nous a-t-il dit, c’est pareil. Ils ont filé<br />

19


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

et n’en parlons plus. Je suis quand même pas mécontent, a-t-il ajouté, d’avoir marché sur les<br />

cors de maître Pew.” Car entre-temps je lui avais raconté mon histoire.<br />

Je suis retourné avec lui à “L’Amiral Benbow”, et vous ne pouvez pas imaginer le saccage<br />

dans la maison. Ces gens avaient renversé jusqu’à l’horloge dans leur rage à nous retrouver, ma<br />

mère et moi ; et s’il ne manquait rien, en vérité, à part la bourse du capitaine et un peu d’argent<br />

dans notre caisse, j’ai vu immédiatement que nous étions ruinés. Mr. Dance ne comprenait pas<br />

ce qui avait pu se passer.<br />

“Ils ont emporté l’argent, dis-tu ? Dans ce cas, Hawkins, que diable recherchaient-ils ?<br />

Davantage d’argent, je suppose.<br />

– Non, monsieur ; pas de l’argent, je pense. En fait, monsieur, je crois que j’ai la chose dans<br />

ma poche ; et pour tout vous dire, j’aimerais bien la mettre en lieu sûr.<br />

– Bien sûr, mon garçon ; très bien. Je vais la prendre, si tu veux.<br />

– J’ai pensé que, peut-être, le Dr Livesey…”<br />

Il m’a interrompu, sur un ton enjoué.<br />

“Mais oui, c’est parfait. Parfait. Un gentleman et un magistrat. Et maintenant que j’y<br />

pense, je ferais mieux d’y aller moi-même et de lui adresser mon rapport, ou bien <strong>au</strong> sieur.<br />

Maître Pew est mort, en fin de compte ; ce n’est pas que je le regrette, mais il est mort, tu<br />

vois, et des gens pourraient critiquer les officiers des douanes de sa Majesté, s’ils ont envie de<br />

les critiquer. Je vais te dire, Hawkins ; si tu veux, je t’emmène.”<br />

Je l’ai remercié ch<strong>au</strong>dement pour son offre et nous sommes retournés <strong>au</strong> village, où les<br />

cavaliers étaient restés. Le temps que j’informe ma mère, ils étaient tous en selle.<br />

“Dogger, a dit Mr Dance, vous avez un bon cheval ; prenez ce gamin en croupe.”<br />

Je suis monté derrière Dogger et me suis accroché à sa ceinture. Le commandant a donné lz<br />

signal et la troupe s’est élancée <strong>au</strong> trot vers la maison du Dr Livesey.<br />

Chapitre VI<br />

Les papiers du capitaine<br />

Nous avons chev<strong>au</strong>ché sans ralentir jusqu’à la porte de Mr Livesey. La maison était<br />

plongée dans l’obscurité.<br />

Mr Dance m’a dit de s<strong>au</strong>ter à terre et de frapper à la porte. Dogger m’a tendu un étrier pour<br />

m’aider à descendre. Une servante a ouvert la porte tout de suite.<br />

“Mr Livesey est-il là ?” ai-je demandé.<br />

Elle a répondu que non. Il était revenu dans l’après-midi, mais il était reparti <strong>au</strong> manoir<br />

pour dîner et passer la soirée avec le sieur.<br />

“Allons-y, mes enfants”, a dit Mr Dance.<br />

Cette fois, comme la distance était courte, je ne suis pas monté en croupe, mais j’ai saisi la<br />

courroie de l’étrier de Dogger et j’ai couru à côté du cheval jusqu’à la grille du parc, puis le long<br />

de l’allée qui menait à la ligne blanche des bâtiments du manoir. Le clair de lune répandait sa<br />

lumière argentée sur les antiques jardins. Mr Dance a mis pied à terre et, m’emmenant avec lui,<br />

nous a fait entrer d’un mot.<br />

Le serviteur nous a conduits <strong>au</strong> bout d’un couloir et nous a introduits dans une grande<br />

bibliothèque. Il y avait de tous côtés des étagères pleines de livres, avec des bustes sur les<br />

planches les plus h<strong>au</strong>tes. Le sieur et le Dr Livesey étaient assis, pipe à la main, de part et<br />

d’<strong>au</strong>tre d’un bon feu.<br />

20


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Je n’avais jamais vu le sieur de si près. C’était un homme dont la taille dépassait six pieds,<br />

large en proportion, et il avait un visage rude et franc, rougi, tanné et ridé par ses longs<br />

voyages. Ses sourcils, très noirs et mobiles, donnaient l’impression qu’il avait un<br />

tempérament, je ne dirais pas m<strong>au</strong>vais, mais vif et h<strong>au</strong>tain.<br />

“Entrez, Mr Dance, dit-il sur un ton solennel et condescendant.<br />

– Bonsoir, Dance, dit le docteur avec un petit signe de tête. Et bonsoir à toi, l’ami Jim. Quel<br />

bon vent vous amène ?”<br />

Le commandant est resté debout, bien droit et bien raide, et il a raconté l’histoire comme on<br />

récite une leçon ; et vous <strong>au</strong>riez dû voir comment les deux messieurs tendaient le cou et<br />

échangeaient des regards et oubliaient de fumer, tellement ils étaient étonnés et intéressés.<br />

Quand ils ont entendu que ma mère était retournée à l’<strong>au</strong>berge, le Dr Livesey s’est donné une<br />

bonne claque sur la cuisse, et le seigneur a crié “Bravo !” et a cassé sa longue pipe sur la grille<br />

de la cheminée. Alors qu’il était loin d’en avoir terminé, Mr Trelawney (tel était, vous vous en<br />

souvenez, le nom du sieur) s’était levé et arpentait la pièce, et le docteur, comme pour mieux<br />

entendre, avait ôté sa perruque poudrée et offrait un curieux spectacle, assis là avec son crâne<br />

noirci par les picots de ses cheveux coupés ras.<br />

Mr Dance a enfin achevé son récit.<br />

“Mr Dance, dit le sieur, vous êtes un très brave homme. Quant à avoir foulé <strong>au</strong>x pieds cet<br />

horrible gredin, je tiens cela pour une bonne action, monsieur, comme d’écraser un cafard. Ce<br />

jeune Hawkins est un bon gars, à ce que je vois. Hawkins, voulez-vous sonner la cloche ? Il<br />

f<strong>au</strong>t un pot de bière pour Mr Dance.<br />

– Ainsi, Jim, dit le docteur, tu as la chose qu’ils recherchaient, vraiment ?<br />

– La voilà, monsieur”, ai-je dit en lui tendant le paquet de toile cirée.<br />

Le docteur l’a tourné et retourné, comme si ses doigts avaient brûlé du désir de l’ouvrir ;<br />

mais non : il l’a glissé calmement dans la poche de son habit.<br />

“Sieur, dit-il, quand Dance <strong>au</strong>ra bu sa bière, il devra repartir <strong>au</strong> service de sa Majesté, bien<br />

entendu ; mais j’aimerais inviter Jim Hawkins à dormir chez moi et, avec votre permission, je<br />

propose que nous fassions monter du pâté froid pour qu’il puisse souper.<br />

– Comme vous voulez, Livesey, dit le sieur, mais Hawkins mérite mieux qu’un pâté froid.”<br />

Un serviteur a donc apporté un pigeon en croûte et l’a posé sur une petite table. Je lui ai<br />

fait honneur, car j’avais une faim de loup, cependant qu’ils adressaient encore des<br />

compliments à Mr Dance avant de lui donner son congé.<br />

“Et maintenant, sieur, dit le docteur.<br />

– Et maintenant, Livesey, dit le sieur en même temps.<br />

– Chacun son tour, chacun son tour, s’est écrié le Dr Livesey en riant. Vous avez entendu<br />

parler de ce Flint, je suppose ?<br />

– Entendu parler de lui ! Entendu parler de lui, dites vous ! C’était le flibustier le plus<br />

sanguinaire qui ait jamais navigué. Barbe Noire n’était qu’un enfant de chœur à côté de Flint.<br />

Les Espagnols le craignaient de manière si prodigieuse que je vous assure, monsieur, je me<br />

sentais parfois fier de le savoir anglais. J’ai vu, de mes yeux vu, ses voiles d’artimon <strong>au</strong> large<br />

de Trinidad, et le fils d’ivrogne qui commandait notre navire a été pris d’une telle frousse qu’il<br />

a viré de bord – viré de bord, monsieur, pour se réfugier à Port of Spain.<br />

– Eh bien moi <strong>au</strong>ssi j’ai entendu parler de lui, ici en Angleterre, dit le docteur. Mais je me<br />

demande s’il avait de l’argent.<br />

21


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– De l’argent ! Vous venez d’entendre ce que Dance a raconté ? Que cherchaient ces<br />

canailles sinon l’argent ? À quoi s’intéressent-ils, sinon à l’argent ? Pourquoi risqueraient-ils<br />

leurs carcasses de coquins, sinon pour l’argent ?<br />

– Cela, nous le s<strong>au</strong>rons bientôt. Mais vous vous emportez et h<strong>au</strong>ssez si bien la voix que je<br />

ne peux placer un mot. Ce que je veux savoir est ceci : en supposant que je possède dans ma<br />

poche quelque indice quant à l’endroit où Flint a enterré son <strong>trésor</strong>, ce <strong>trésor</strong> se monte-t-il à<br />

une belle somme ?<br />

– S’il se monte à une belle somme, monsieur ? s’est écrié le sieur. Il se monte à ceci : si nous<br />

avons l’indice dont vous parlez, j’équipe un navire <strong>au</strong> port de Bristol, et je vous emmène avec<br />

Hawkins ici présent, et je trouve le <strong>trésor</strong>, si je dois le chercher pendant un an.<br />

– Très bien, dit le docteur. Dans ce cas, si Jim n’y voit pas d’objection, nous allons ouvrir<br />

le paquet”. Et il l’a posé devant lui sur la table.<br />

La toile cirée était cousue. Le docteur est allé chercher sa trousse et a sectionné le fil avec<br />

des cise<strong>au</strong>x de chirurgie. Il y avait un cahier et une feuille de papier cachetée.<br />

“Commençons par le cahier”, a proposé le docteur.<br />

Le sieur et moi regardions par-dessus son ép<strong>au</strong>le, car le Dr Livesey m’avait aimablement<br />

invité à quitter la petite table où je mangeais pour jouir du plaisir de la découverte. Sur la<br />

première page, il y avait des échantillons d’écriture, comme un homme tenant une plume à la<br />

main en tracerait par désœuvrement ou pour s’exercer. L’un d’eux était identique <strong>au</strong> tatouage,<br />

“Billy Bones s’en moque”; et puis “Mr W. Bones, second”, “Ya plus de rhum”, “Devant<br />

Palm Key il l’a ue”, et quelques <strong>au</strong>tres bribes de mots illisibles. Je ne pouvais m’empêcher de<br />

me demander qui était cet “il” et ce qu’il avait “ue”. Un coup de coute<strong>au</strong> dans le dos, sans<br />

doute.<br />

“Rien à tirer de cette page”, a remarqué le Dr Livesey, avant de passer à la suivante.<br />

Les dix ou douze premières pages étaient remplies d’une étrange suite d’inscriptions. À un<br />

bout de chaque ligne se trouvait une date et à l’<strong>au</strong>tre bout une somme d’argent, comme dans un<br />

livre de comptes ; mais <strong>au</strong> lieu d’une phrase d’explication <strong>au</strong> milieu, il y avait un nombre<br />

variable de croix. Le 12 juin 1745, par exemple, une dette de soixante-dix livres semblait être<br />

arrivée à échéance, mais la raison de la dette était remplacée par six croix. Dans certains cas,<br />

c’est vrai, un nom de lieu était indiqué, comme “Au larje de Caraccas” ; ou bien des chiffres de<br />

latitude et de longitude, comme 62° 17’ 20”, 19° 2’ 40”<br />

Le registre couvrait une période de près de vingt ans. Les sommes devenaient de plus en<br />

plus grosses <strong>au</strong> cours du temps. Un total avait été calculé à la fin, non sans mal car cinq ou six<br />

additions f<strong>au</strong>sses étaient rayées, et ces mots l’accompagnaient : “Bones, son magot.”<br />

“Cela n’a ni queue ni tête, a remarqué le Dr Livesey.<br />

– C’est clair comme le jour, a crié le sieur. Ceci est le livre de comptes de ce chien galeux.<br />

Ces croix représentent les navires coulés ou les villes pillées. Les sommes sont la part du<br />

gredin, et quand il craignait une équivoque vous voyez qu’il ajoutait une indication. “Au larje<br />

de Caraccas”, eh bien, ils ont abordé un malheureux vaisse<strong>au</strong> <strong>au</strong> large de cette côte. Dieu ait<br />

pitié des p<strong>au</strong>vres membres de l’équipage – devenus corail depuis longtemps.<br />

– Mais oui ! a dit le docteur. Voyez le bénéfice d’avoir voyagé. Mais oui ! Les sommes<br />

<strong>au</strong>gmentent, bien sûr, à mesure qu’il monte en grade.”<br />

Il n’y avait pas grand-chose d’<strong>au</strong>tre dans le cahier, si ce n’est quelques relevés de position<br />

notés sur les pages blanches vers la fin, et un table<strong>au</strong> de conversion des monnaies françaises,<br />

anglaises et espagnoles.<br />

“Un homme économe ! s’est écrié le docteur. On ne devait pas le tromper facilement.<br />

22


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– Et maintenant, dit le sieur, passons à l’<strong>au</strong>tre.”<br />

La feuille de papier avait été cachetée en plusieurs endroits. Un dé à coudre avait servi de<br />

sce<strong>au</strong> ; ce même dé, peut-être, que j’avais trouvé dans la poche du capitaine. Le docteur a brisé<br />

la cire avec grand soin et nous avons découvert la carte d’une île, avec latitude et longitude,<br />

sondage des fonds marins, noms des collines et baies, et tous les renseignements nécessaires<br />

pour y amener un navire à un mouillage sûr. L’île mesurait environ neuf milles de long sur cinq<br />

de large. On pourrait dire que sa forme était celle d’un gros dragon dressé, comportant deux<br />

ports bien abrités et une colline centrale baptisée “La Longue-vue”. Plusieurs indications<br />

avaient été ajoutées à une date postérieure ; et principalement trois croix à l’encre rouge – deux<br />

<strong>au</strong> nord de l’île et une <strong>au</strong> sud-ouest. À côté de cette dernière, on pouvait lire quelques mots<br />

tracés avec la même encre rouge, d’une écriture serrée et soigneuse, très différente des<br />

caractères tremblés du capitaine : “Ici le gros du <strong>trésor</strong>.”<br />

Au dos de la feuille, ces informations de la même main :<br />

“Grand arbre, flanc de la Longue-vue, direction <strong>au</strong> N. du N.N.E.<br />

Île du Squelette E.S.E et par E.<br />

Dix pieds.<br />

Les lingots d’argent dans la cache nord ; vous pouvez la trouver en vous dirigeant vers<br />

la bosse est, à dix brasses du rocher noir en forme de visage.<br />

Les armes faciles à trouver dans la dune, <strong>au</strong> N. du cap de la passe nord, direction E.<br />

quart N.<br />

J. F.”<br />

C’était tout ; succinct et, pour moi, incompréhensible, mais suffisant pour combler de joie<br />

le sieur et le Dr Livesey.<br />

“Livesey, dit le sieur, renoncez à votre misérable clientèle. Demain je pars à Bristol. Dans<br />

trois semaines – trois semaines ! – quinze jours – dix jours – nous <strong>au</strong>rons le meilleur navire<br />

d’Angleterre, monsieur, et un équipage de choix. Hawkins viendra comme mousse. Vous ferez<br />

un fameux mousse, Hawkins. Vous, Livesey, vous êtes le médecin de bord ; moi, l’amiral.<br />

Nous prendrons Redruth, Joyce et Hunter. Nous <strong>au</strong>rons des vents favorables, une traversée<br />

brève. Nous trouverons l’endroit sans <strong>au</strong>cun mal, et ensuite – de l’argent à s’en remplir la<br />

panse – à se v<strong>au</strong>trer dedans – à faire des cocotes en papier jusqu’à la fin de nos jours.<br />

– Trelawney, dit le docteur, j’irai avec vous ; et je me porte garant que Jim viendra <strong>au</strong>ssi, et<br />

fera honneur à l’entreprise. Un seul homme m’inspire des craintes.<br />

– Qui donc ? Nommez ce chien, monsieur !<br />

– Vous ; car vous ne savez pas tenir votre langue. Nous ne sommes pas les seuls à connaître<br />

ce document. Ces bandits qui ont attaqué l’<strong>au</strong>berge ce soir – des rufians intrépides, c’est sûr –<br />

et ceux qui sont restés à bord de la goélette, et d’<strong>au</strong>tres, je suppose, qui rôdent à proximité,<br />

sont tous décidés à aller <strong>au</strong> bout pour mettre la main sur cet argent. Aucun d’entre nous ne<br />

doit demeurer seul tant que nous n’<strong>au</strong>rons pas embarqué. Jim et moi, nous allons rester<br />

ensemble en attendant ; vous emmènerez Joyce et Hunter quand vous partirez à Bristol et,<br />

jusqu’<strong>au</strong> dernier moment, <strong>au</strong>cun d’entre nous ne doit souffler mot de notre découverte.<br />

– Livesey, a répliqué le sieur, vous avez toujours raison. Je serai muet comme la tombe.”<br />

23


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Deuxième partie<br />

Le cuisinier de bord<br />

Chapitre VII<br />

Je vais à Bristol<br />

Les préparatifs de notre départ en mer ont pris plus longtemps que le sieur ne l’avait<br />

imaginé, et <strong>au</strong>cun de nos plans initi<strong>au</strong>x – pas même celui du Dr Livesey de me garder <strong>au</strong>près de<br />

lui – n’a pu être réalisé comme prévu. Le docteur a dû aller à Londres pour trouver un<br />

remplaçant ; le sieur était fort occupé à Bristol ; et j’habitais <strong>au</strong> manoir sous la protection du<br />

vieux Redruth, le garde-chasse, comme un prisonnier, mais rêvant déjà d’aventures en mer et<br />

d’îles inconnues. Je ruminais pendant des heures sur la carte, dont je savais tous les détails par<br />

cœur. Assis <strong>au</strong> coin du feu dans la pièce du gardien, j’abordais l’île en pensée par tous les<br />

côtés possibles ; j’explorais chaque arpent de sa surface ; je grimpais un millier de fois sur<br />

cette h<strong>au</strong>te butte qu’ils appelaient la Longue-vue, et depuis son sommet j’admirais les<br />

paysages les plus divers et les plus merveilleux. Parfois l’île fourmillait de s<strong>au</strong>vages que nous<br />

combattions ; parfois elle était pleine de bêtes féroces lancées à nos trousses ; mais rien ne<br />

s’est jamais passé dans mes rêveries d’<strong>au</strong>ssi étrange et tragique que nos véritables aventures.<br />

Des semaines se sont passées ainsi, jusqu’<strong>au</strong> jour où est arrivée une lettre adressée <strong>au</strong> Dr<br />

Livesey, avec la mention : “À ouvrir par Tom Redruth ou le jeune Hawkins en cas d’absence.”<br />

Suivant cette instruction, nous avons découvert, ou plutôt, j’ai découvert – car le garde-chasse<br />

ne lisait pas volontiers ce qui n’était pas imprimé – les grandes nouvelles suivantes :<br />

Auberge de la Vieille Ancre, Bristol, 1er Mars 17–<br />

Mon cher Livesey : Comme j’ignore si vous êtes <strong>au</strong> manoir ou à Londres, j’envoie ceci en<br />

double <strong>au</strong>x deux endroits.<br />

Le navire est acheté et équipé. Il est à l’ancre, prêt à appareiller. Vous n’imaginez pas une<br />

goélette plus élégante – un enfant pourrait la manœuvrer – deux cents tonne<strong>au</strong>x ; son nom,<br />

Hispaniola.<br />

C’est mon vieil ami Blandly qui l’a trouvée. Il m’a aidé bien <strong>au</strong>-delà de ce que j’espérais.<br />

Cet homme admirable s’est démené pour mon service et de même, en vérité, tout le monde à<br />

Bristol, dès qu’ils ont su quelle était notre destination – je veux dire, le <strong>trésor</strong>.<br />

J’ai interrompu ma lecture.<br />

“Redruth, le Dr Livesey ne sera pas content. Le sieur a parlé, en fin de compte.<br />

– C’est son droit, ou alors quoi ? a grogné le garde-chasse. Ce serait la fin des haricots si<br />

sieur devrait s’taire à c<strong>au</strong>se du Dr Livesey, moi je dis.”<br />

Renonçant à toute tentative de commentaire, j’ai lu jusqu’<strong>au</strong> bout :<br />

Blandly s’est si bien débrouillé qu’il a obtenu l’Hispaniola pour une bouchée de pain. Il<br />

existe à Bristol une catégorie de gens qui répandent les bruits les plus monstrueux à propos de<br />

Blandly. Ils vont jusqu’à déclarer que cet honnête homme est prêt à tout pour de l’argent, que<br />

l’Hispaniola lui appartenait et qu’il me l’a vendu pour un prix absurde – des calomnies<br />

évidentes. Aucun d’entre eux n’ose nier les qualités du vaisse<strong>au</strong>, tout de même.<br />

24


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Jusqu’ici, je n’ai pas rencontré le moindre écueil. Certes, les artisans – les gréeurs et que<br />

sais-je – m’exaspéraient pas leur lenteur, mais le temps a effacé cet obstacle. Ma principale<br />

inquiétude tenait à l’équipage.<br />

Je voulais une vingtaine d’hommes – pour le cas où nous <strong>au</strong>rions à affronter des s<strong>au</strong>vages,<br />

des flibustiers, ou ces odieux Français – et j’ai eu un mal de tous les diables à en trouver ne<br />

serait-ce qu’une demi-douzaine, jusqu’<strong>au</strong> jour où un coup de chance remarquable m’a amené<br />

justement l’homme dont j’avais besoin.<br />

Je me tenais sur le quai quand, par le plus grand des hasards, j’ai engagé la conversation<br />

avec lui. Voici ce que j’ai appris : c’est un vieux matelot qui tient une taverne, connaît tous les<br />

marins de Bristol, s’est ruiné la santé en restant à terre et aimerait repartir en mer comme<br />

cuisinier. Il était descendu en boitant ce matin, m’a-t-il dit, pour respirer l’air du large.<br />

J’ai été monstrueusement ému – vous l’<strong>au</strong>riez été <strong>au</strong>ssi – et, cédant à la pitié, je l’ai engagé<br />

sur le champ comme cuisinier du vaisse<strong>au</strong>. On l’appelle Long John Silver, et il a perdu une<br />

jambe ; ce qui plaide en sa faveur, car il l’a perdue <strong>au</strong> service de son pays, sous les ordres de<br />

l’immortel Hawke. Il ne reçoit <strong>au</strong>cune pension, Livesey. Convenez que nous vivons une<br />

époque abominable !<br />

Eh bien, monsieur, je pensais que j’avais seulement trouvé un cuisinier, mais j’avais<br />

découvert tout un équipage. Silver et moi, nous avons assemblé en quelques jours une<br />

compagnie des loups de mer les plus coriaces que vous puissiez imaginer – pas be<strong>au</strong>x à voir,<br />

mais des gaillards assurément indomptables. Je vous assure que nous pourrions affronter une<br />

frégate.<br />

Long John s’est même débarrassé de deux des six ou sept hommes que j’avais déjà<br />

engagés. Il a vite fait de me démontrer que nous devions éviter d’emmener cette sorte de<br />

marins d’e<strong>au</strong> douce dans une aventure <strong>au</strong>ssi importante.<br />

Ma santé et mon humeur sont excellentes. Je mange comme un ogre et je dors comme une<br />

bûche, pourtant je ne serai satisfait que lorsque j’entendrai mon vieil équipage virer <strong>au</strong><br />

cabestan. Larguez les amarres ! Au diable le <strong>trésor</strong> ! C’est l’appel de la mer qui m’a tourné la<br />

tête. Venez donc <strong>au</strong> galop, Livesey ; ne perdez pas une heure si vous avez la moindre<br />

considération pour moi.<br />

Que Redruth emmène le jeune Hawkins prendre congé de sa mère, et qu’ils viennent ensuite<br />

<strong>au</strong>ssitôt à Bristol.<br />

John Trelawney.<br />

P.S. Je ne vous ai pas dit que Blandly qui, <strong>au</strong> fait, s’est engagé à envoyer un navire à notre<br />

recherche si nous ne sommes pas revenus fin août, a trouvé un homme admirable comme<br />

capitaine – un homme dur, ce que je regrette, mais par ailleurs une perle. Long John Silver a<br />

déniché un second fort compétent, nommé Arrow. J’ai un maître d’équipage qui siffle comme<br />

personne ; de sorte que les choses se passeront à la mode des vaisse<strong>au</strong>x de guerre sur notre<br />

bonne goélette Hispaniola.<br />

J’ai oublié de vous dire que Silver possède du bien ; je sais de façon certaine qu’il a un<br />

compte <strong>au</strong>près d’un banquier et qu’il n’a jamais eu de découvert. Il laisse la charge de la<br />

taverne à sa femme. Comme c’est une femme de couleur, de vieux célibataires comme vous et<br />

moi sont excusables s’ils supposent que c’est la femme, <strong>au</strong>tant que sa santé, qui l’incite à<br />

reprendre la mer.<br />

J.T.<br />

P.P.S. Hawkins peut rester une nuit entière <strong>au</strong>près de sa mère.<br />

J.T.<br />

25


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Vous pouvez imaginer l’agitation dans laquelle cette lettre m’a plongé. Je pouvais à peine<br />

contrôler ma liesse ; et si j’ai jamais méprisé un homme, c’est bien le vieux Tom Redruth, qui<br />

passait son temps à ronchonner et à se lamenter. N’importe lequel des gardes-chasse adjoints<br />

<strong>au</strong>rait volontiers pris sa place ; mais tel n’était pas le bon plaisir du sieur, et le bon plaisir du<br />

sieur avait force de loi parmi eux. À part le vieux Redruth, personne n’<strong>au</strong>rait même osé<br />

ronchonner.<br />

Le lendemain matin, je suis parti à pied avec lui jusqu’à “L’Amiral Benbow”, où j’ai trouvé<br />

ma mère bien portante et de bonne humeur. Le capitaine, qui avait provoqué tant de désagréments,<br />

était parti là où les méchants cessent de nuire. Le sieur avait fait réparer les dégâts,<br />

repeindre la salle et l’enseigne. Il avait offert quelques meubles – en particulier un magnifique<br />

f<strong>au</strong>teuil pour ma mère derrière le comptoir. Il lui avait trouvé un apprenti ; ainsi, elle ne<br />

manquerait pas d’aide une fois que je serais parti.<br />

C’est en voyant ce garçon que j’ai pris conscience, pour la première fois, de ma situation.<br />

Jusque là, j’avais pensé <strong>au</strong>x aventures qui m’attendaient, pas du tout <strong>au</strong> foyer que j’abandonnais<br />

; et maintenant, à la vue de cet inconnu maladroit, qui devait rester à ma place <strong>au</strong>près<br />

de ma mère, j’ai fondu en larmes pour la première fois. Je crains d’avoir traité ce garçon comme<br />

un chien ; comme il ne savait rien faire, j’avais cent occasions de le remettre à sa place et de<br />

l’humilier, et je m’empressais de les saisir.<br />

La nuit s’est écoulée et le lendemain, après le déjeuner, Redruth et moi avons repris la<br />

route. J’ai pris congé de ma mère, de la crique dans laquelle j’avais vécu depuis ma naissance et<br />

du cher vieil “Amiral Benbow” – un peu moins cher depuis qu’il avait été repeint. Une de mes<br />

dernières pensées est allée <strong>au</strong> capitaine, qui avait si souvent arpenté la plage avec son tricorne,<br />

sa joue balafrée et sa vieille lunette de cuivre. À l’instant suivant, nous avions passé le<br />

promontoire et ma maison avait disparu.<br />

La malle-poste nous a embarqués vers le crépuscule <strong>au</strong> “Royal George” sur la lande. J’étais<br />

coincé entre Redruth et un vieux gentleman bien en chair. Malgré les secousses et l’air glacé de<br />

la nuit, j’ai dû somnoler dès le début, puis dormir comme une souche par monts et par v<strong>au</strong>x et<br />

de relais en relais ; car lorsque je me suis enfin réveillé, ayant reçu un bon coup dans les côtes,<br />

j’ai ouvert les yeux et découvert que nous étions arrêtés devant un grand bâtiment dans une<br />

ville, et que le jour s’était levé depuis longtemps.<br />

“Où sommes-nous ? ai-je demandé.<br />

– Bristol, a répondu Tom. Descendez.”<br />

Mr Trelawney s’était installé dans une <strong>au</strong>berge tout en bas dans les docks, afin de surveiller<br />

les trav<strong>au</strong>x sur la goélette. Nous devions aller là-bas à pied. Notre chemin, à ma grande joie,<br />

nous emmenait le long des quais et <strong>au</strong>près de vaisse<strong>au</strong>x tous différents par la taille, le gréement<br />

ou la nationalité. Dans l’un, des marins chantaient en travaillant ; dans un <strong>au</strong>tre, des hommes<br />

étaient suspendus tout en h<strong>au</strong>t par des fils qui ne paraissaient pas plus épais que celui d’une<br />

araignée. J’avais be<strong>au</strong> avoir vécu sur la côte depuis toujours, il me semblait que je ne m’étais<br />

jamais approché de la mer <strong>au</strong>paravant. Je découvrais l’odeur du goudron et du sel. J’ai vu des<br />

figures de proue extravagantes qui avaient navigué sur des mers lointaines. J’ai vu, <strong>au</strong>ssi,<br />

maints vieux matelots, portant des anne<strong>au</strong>x <strong>au</strong>x oreilles, les favoris frisés en tire-bouchon, la<br />

queue de cheval enduite de poix, la démarche g<strong>au</strong>che mais fière ; je n’<strong>au</strong>rais pas été plus<br />

heureux si j’avais vu <strong>au</strong>tant de rois et d’archevêques.<br />

Et je partais en mer moi-même ; en mer sur une goélette avec un maître d’équipage siffleur<br />

et des matelots chanteurs ; en mer à destination d’une île inconnue, à la recherche d’un <strong>trésor</strong><br />

enfoui !<br />

26


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Pendant que je me laissais aller à ces rêveries délicieuses, nous sommes arrivés soudain<br />

devant une grande <strong>au</strong>berge et avons rencontré le Sieur Trelawney, vêtu de drap bleu comme un<br />

officier de marine, qui sortait en arborant un large sourire et en imitant à la perfection la<br />

démarche d’un matelot.<br />

“Vous voilà, s’est-il écrié, et le docteur est arrivé la nuit dernière de Londres. Bravo !<br />

L’équipage est <strong>au</strong> complet !<br />

– Oh, monsieur, ai-je demandé, quand levons-nous l’ancre ?<br />

– L’ancre ! dit-il. Nous levons l’ancre demain !”<br />

Chapitre VIII<br />

À l’enseigne de la “Longue-Vue”<br />

Après m’avoir laissé le temps de prendre mon petit déjeuner, le sieur m’a donné une note<br />

adressée à John Silver, à l’enseigne de la “Longue-vue”, et m’a dit que je trouverais facilement<br />

l’endroit. Si je suivais les quais et ouvrais l’œil, je ne pouvais manquer d’apercevoir une petite<br />

taverne surmontée d’une grande enseigne de cuivre en forme de longue-vue. Je me suis élancé,<br />

fou de joie à l’idée de voir encore des navires et des marins, et je me suis frayé un chemin dans<br />

une grande foule de gens et de charrettes et de ballots, car il y avait affluence à cette heure sur<br />

les quais, jusqu’à la taverne en question.<br />

C’était un endroit plutôt plaisant où se divertir. L’enseigne venait d’être repeinte ; de jolis<br />

ride<strong>au</strong>x rouges pendaient <strong>au</strong>x fenêtres ; le sol était sablé de frais. Deux portes ouvraient sur des<br />

rues différentes, si bien que la grande salle basse était bien claire, malgré des nuages de fumée<br />

de tabac.<br />

Les clients étaient surtout des matelots ; et ils parlaient si fort que je suis resté à la porte,<br />

craignant un peu d’entrer.<br />

Alors que j’attendais, un homme est sorti d’une pièce sur le côté et un seul coup d’œil m’a<br />

convaincu que ce devait être Long John. Sa jambe g<strong>au</strong>che était coupée <strong>au</strong> ras de la hanche et il<br />

coinçait sous son ép<strong>au</strong>le g<strong>au</strong>che une béquille qu’il maniait avec une dextérité merveilleuse,<br />

s<strong>au</strong>tillant partout comme un oise<strong>au</strong>. Il était grand et fort, avec un visage <strong>au</strong>ssi massif qu’un<br />

jambon – un teint pâle et des traits communs, mais un sourire intelligent. En vérité, il<br />

paraissait de la plus excellente humeur. Il se glissait entre les tables en sifflotant, et offrait un<br />

mot amical ou une tape sur l’ép<strong>au</strong>le à ses clients favoris.<br />

Or, pour tout vous dire, à la première mention de Long John dans la lettre du sieur<br />

Trelawney, une idée effrayante m’avait traversé l’esprit : il pouvait se révéler n’être <strong>au</strong>tre que<br />

ce marin à une jambe que j’avais guetté si longtemps à “L’Amiral Benbow”. Je n’ai pas eu<br />

besoin de regarder longtemps l’homme qui était devant moi pour être rassuré. J’avais vu le<br />

capitaine, et Black Dog, et l’aveugle Pew, et je croyais savoir à quoi ressemblait un flibustier –<br />

une créature bien différente, à mon avis, de cet aimable tavernier.<br />

Rassemblant mon courage, j’ai franchi le seuil et suis allé tout droit jusqu’à l’homme, qui<br />

parlait à un client, appuyé sur sa béquille.<br />

“Mr Silver ? ai-je demandé en lui tendant le mot.<br />

– Oui, mon gars, tel est bien mon nom. Et toi, qui es-tu donc ?” C’est alors qu’il a vu la<br />

lettre du sieur. Il m’a semblé qu’il surs<strong>au</strong>tait.<br />

27


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Oh ! dit-il en élevant nettement la voix et en m’offrant sa main. Je vois. Tu es notre<br />

nouve<strong>au</strong> mousse ; bien content de faire ta connaissance.” Et il a saisi ma main fermement dans<br />

sa grande poigne.<br />

À cet instant précis, l’un des clients à l’<strong>au</strong>tre bout de la salle s’est levé soudain et s’est<br />

précipité vers la porte toute proche. Il était déjà dans la rue, mais sa hâte avait attiré mon<br />

attention et je l’ai reconnu <strong>au</strong>ssitôt. C’était l’homme <strong>au</strong> visage cireux <strong>au</strong>quel il manquait deux<br />

doigts, le premier à être venu à “L’Amiral Benbow.”<br />

“Hé, arrêtez-le ! ai-je crié. C’est Black Dog !<br />

– Je me moque de son nom, s’est exclamé Silver, mais il a pas payé son dû. Harry, cours<br />

l’attraper.”<br />

Un <strong>au</strong>tre client installé près de la porte a bondi et s’est lancé à sa poursuite.<br />

“Même si c’était l’Amiral Hawke il doit payer”, a ajouté Silver ; puis, relâchant ma main –<br />

“Qui t’as dit que c’était ? Black quoi ?<br />

– Dog, monsieur. Mr Trelawney ne vous a pas parlé des flibustiers ? C’était l’un d’eux.<br />

– Vraiment ? Dans ma maison ! Ben, cours et donne un coup de main à Harry. L’un de ces<br />

bandits, hein ? Est-ce toi qui buvais avec lui, Morgan ? Viens donc ici.”<br />

L’homme qu’il appelait Morgan – un vieux marin <strong>au</strong>x cheveux gris et <strong>au</strong> visage rouge<strong>au</strong>d –<br />

s’est avancé, l’air gêné, en roulant sa chique dans sa joue.<br />

“Et alors, Morgan, dit Long John sur un ton sévère. T’avais jamais vu ce Black, hmm,<br />

Black Dog avant, c’est ça ?<br />

– Pas moi, monsieur, a répondu Morgan, en saluant.<br />

– Tu connaissais pas son nom, c’est ça ?<br />

– Non, monsieur.<br />

– Par tous les diables, Tom Morgan, ça v<strong>au</strong>t mieux pour toi ! Si tu fricotais avec ce genre de<br />

crapule, tu remettrais plus l’pied chez moi, tu peux miser là-dessus. Et il te disait quoi ?<br />

– J’sais pas trop, monsieur.<br />

– Ce que t’as sur les ép<strong>au</strong>les, t’appelles ça une tête ou une sacrée poulie ? “J’sais pas<br />

trop”, ah ouais ? Ptêt que tu sais pas trop à qui tu parlais, non plus ? Allez, d’quoi qu’y<br />

c<strong>au</strong>sait – de voyages, de captaines, de vaisse<strong>au</strong>x ? Accouche ! De quoi ?<br />

– Ce qu’on parlait, c’est de passer sous la quille * .<br />

– Sous la quille, c’est ça ? Un sujet qui te va bien, Tom, tu peux miser là-dessus. Retourne à<br />

ta place, espèce de paysan.”<br />

Pendant que Mogan retournait g<strong>au</strong>chement dans son coin, Silver s’est adressé à moi à voix<br />

basse, comme pour me prendre dans sa confidence – ce que j’ai trouvé plutôt flatteur :<br />

“Un honnête homme, ce Tom Morgan, seulment un peu stupide.” Puis, reprenant sa voix<br />

habituelle : “Voyons – Black Dog ? Non, j’connais pas ce nom, pas moi. Pourtant j’crois bien<br />

– oui, je l’ai djà vu – j’ai vu l’gredin. Avec un mendiant aveugle y venait. Oui, je l’ai vu.<br />

– C’est sûr et certain, ai-je dit. Je connaissais <strong>au</strong>ssi l’aveugle. Il s’appelait Pew.<br />

– Mais oui ! s’est écrié Silver, soudain très agité. Pew ! C’était son nom, y’a pas de doute.<br />

Ah, l’avait une tête de filou, celui-là ! Si nous rattrapons ce Black Dog, alors ce sera une bonne<br />

nouvelle pour Cap’n Trelawney ! Ben, y court vite ; pas des tas de marins courent plus vite<br />

que Ben. Il lui mettra la main dessus, par tous les diables ! Il parlait d’passer sous la quille,<br />

hein ? Moi je m’en vais l’passer sous la quille !”<br />

* Une punition qui consiste à faire passer un marin, accroché à une corde, sous le bate<strong>au</strong>, donc sous la quille.<br />

28


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Tout en lançant ces phrases par saccades, il s<strong>au</strong>tillait de long en large en s’appuyant sur sa<br />

béquille, frappait les tables du plat de la main, et manifestait une apparence de bouleversement<br />

qui n’<strong>au</strong>rait pas manqué de convaincre un juge du tribunal d’Old Bailey ou un policier du<br />

commissariat de Bow Street. Mes soupçons s’étaient réveillés quand j’avais trouvé Black Dog<br />

dans la taverne, et j’observais le cuisinier de près. Mais il était trop bien préparé et trop malin<br />

pour moi. Quand les deux hommes sont revenus essouflés et ont déclaré qu’ils avaient perdu la<br />

trace du fuyard dans la foule, quand il les a tancés comme des voleurs, je me serais porté garant<br />

de l’innocence de Long John Silver.<br />

“Tu vois, Hawkins, me dit-il, c’est un sacré sale pépin qui me tombe dessus, là, non ? Y’a<br />

le Cap’n Trelawney – y va penser quoi ? J’ai ce foutu fils de coquin assis dans ma propre<br />

baraque à boire mon propre rhum. Te vlà qui arrive et qui m’dit les choses recta ; et moi qui le<br />

laisse passer devant mes mirettes et nous tirer sa révérence ! Alors, Hawkins, f<strong>au</strong>t que tu me<br />

défendes devant le cap’n. T’es qu’un gamin, ça ouais, mais t’es malin. Je l’vois djà quand t’es<br />

entré. Alors voilà : Je fais quoi, avec cette vieille bûche sur laquelle je clopine ? Quand j’étais<br />

un maître d’équipage valide, j’te l’<strong>au</strong>rais rattrapé et mis la main dessus et pas question de le<br />

lâcher, ouais ; mais maintenant…”<br />

Et là, tout à coup, il s’est arrêté, bouche bée, comme s’il s’était souvenu de quelque chose,<br />

et il a éclaté de rire.<br />

“Mon compte ! Trois tournées de rhum ! Ah, casse ma carcasse, vlà que j’oubliais mon<br />

compte !”<br />

S’effondrant sur un banc, il a tant ri que les larmes dévalaient ses joues. Je ne pouvais pas<br />

m’empêcher de l’imiter ; et nous avons ri ensemble si longtemps que les murs de la taverne<br />

nous renvoyaient l’écho de notre gaieté.<br />

“Ah, quel vieux ve<strong>au</strong> de mer je fais ! dit-il en essuyant ses joues. Toi et moi ça ira bien,<br />

Hawkins, pasque j’mérite de revenir mousse, j’te jure. Bon, viens, pare à lever l’ancre. Assez<br />

plaisanté. L’devoir c’est l’devoir, les gars. J’mets mon vieux chape<strong>au</strong> et je t’accompagne chez<br />

le Cap’n Trelawney pour faire rapport d’cette affaire-là. Car tu vois, c’est sérieux, mon ptit<br />

Hawkins ; et j’dis que nous n’avons pas d’quoi nous vanter, ni toi ni moi. Ni toi non plus, tu<br />

dis ; pas futés – <strong>au</strong>cun de nous deux futé. Mais, nom d’un bouton, c’était une bonne blague,<br />

celle du compte !”<br />

Et il s’est remis à rire, et de si bon cœur que j’ai dû m’associer de nouve<strong>au</strong> à sa joie, même<br />

si je ne voyais pas vraiment ce qui était si drôle.<br />

Pendant notre petite marche le long des quais, il s’est révélé un excellent compagnon, me<br />

renseignant sur les vaisse<strong>au</strong>x que nous passions, leur gréement, leur tonnage, leur nationalité,<br />

m’expliquant le travail qui s’accomplissait – comment on débarquait la cargaison de l’un, on<br />

chargeait celle de l’<strong>au</strong>tre, cependant qu’un troisième s’apprêtait à partir ; glissant ici et là une<br />

petite anecdote à propos de navires ou de marins, ou répétant une expression n<strong>au</strong>tique pour<br />

me l’enseigner. Je commençais à me dire que j’avais trouvé en lui le meilleur des camarades de<br />

bord.<br />

Quand nous sommes arrivés à l’<strong>au</strong>berge, le sieur et le Dr Livesey étaient assis ensemble,<br />

achevant un pichet de bière et un toast, prêts à aller inspecter la goélette.<br />

Long John leur a raconté l’histoire du début à la fin, avec be<strong>au</strong>coup d’entrain et sans rien<br />

oublier. “C’est comme ça que c’était, hein, oui on non, Hawkins ?” répétait-il, et je ne pouvais<br />

que confirmer la véracité de ses dires.<br />

29


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Les deux messieurs ont regretté que Black Dog se soit enfui ; mais nous avons tous convenu<br />

que nous ne pouvions rien y faire et, après avoir été félicité, Long John a saisi sa béquille et a<br />

pris congé.<br />

“Tout le monde à bord à quatre heures cet après-midi, a crié le sieur alors qu’il s’éloignait.<br />

– À vos ordres, monsieur”, a répondu le cuisinier, depuis le couloir.<br />

“Eh bien, sieur, dit le Dr Livesey, je suis rarement convaincu par vos découvertes ; mais je<br />

vous le dis, John Silver me va.<br />

– Cet homme est un as, a déclaré le sieur.<br />

– Et maintenant, a ajouté le docteur, Jim peut nous accompagner à bord, non ?<br />

– Bien sûr qu’il peut, dit le sieur. Prenez votre chape<strong>au</strong>, Hawkins. Nous allons voir le<br />

vaisse<strong>au</strong>.”<br />

Chapitre IX<br />

La poudre et les armes.<br />

L’Hispaniola mouillait à une certaine distance du quai. Nous sommes passés sous la figure<br />

de proue ou derrière la poupe d’un grand nombre de navires, dont les amarres raclaient notre<br />

quille ou se balançaient <strong>au</strong>-dessus de nos têtes. Cependant, nous avons fini par atteindre notre<br />

vaisse<strong>au</strong>. Quand nous sommes montés à bord, le second, Mr Arrow, nous a accueillis et<br />

salués. C’était un vieux matelot bruni, qui avait des anne<strong>au</strong>x dans les oreilles et un œil mal<br />

ouvert. Le sieur et lui paraissaient les meilleurs amis du monde, mais j’ai bien vite remarqué<br />

qu’il n’en allait pas de même entre Mr Trelawney et le capitaine.<br />

Ce dernier était un homme <strong>au</strong> regard vif, qui semblait furieux à propos de ce qui se passait à<br />

bord et allait bientôt nous donner les raisons de sa colère : à peine étions-nous descendus dans<br />

la cabine qu’un matelot est entré.<br />

“Le capitaine Smollett socillite une entrevue, monsieur.<br />

– Je suis toujours à la disposition du capitaine, a répondu le sieur. Faites-le entrer.”<br />

Le capitaine, qui suivait son messager de près, est entré <strong>au</strong>ssitôt et a fermé la porte derrière<br />

lui.<br />

“Alors, capitaine Smollett, qu’avez-vous à dire ? Tout va bien à bord, j’espère ; les h<strong>au</strong>bans<br />

sont tendus et il ne manque <strong>au</strong>cune voile ?<br />

– Eh bien, monsieur, <strong>au</strong>tant que je parle franc, je crois, même si j’offense. Je n’aime pas ce<br />

voyage ; je n’aime pas l’équipage ; et je n’aime pas mon second. C’est clair et net.<br />

– Vous n’aimez pas la goélette, peut-être, monsieur ? a demandé le sieur, visiblement très<br />

irrité.<br />

– Là-dessus je me tais, monsieur, ne l’ayant pas mise à l’épreuve. Elle me semble<br />

dégourdie ; je ne peux rien dire de plus.<br />

– Il est possible que vous n’aimiez pas non plus votre employeur, monsieur ?” dit le sieur.<br />

Mais à ce moment, le Dr Livesey est intervenu.<br />

“Arrêtez, arrêtez. Évitons les sujets susceptibles de provoquer du ressentiment. Le<br />

capitaine en a trop dit, ou pas assez, et je me vois contraint de demander une explication de<br />

ses propos. Vous n’aimez pas ce voyage, dites-vous. Pourquoi donc ?<br />

– J’ai été engagé, monsieur, ayant reçu ce que nous appelons des instructions cachetées,<br />

pour mener ce vaisse<strong>au</strong> où ce gentleman m’ordonnera d’aller. Jusque-là, parfait. Mais<br />

30


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

maintenant je découvre que tous les hommes devant le mât * en savent plus que moi. Je ne<br />

trouve pas cela juste, quand même. Et vous ?<br />

– Non, a répondu le Dr Livesey, moi non plus.<br />

– Ensuite, j’apprends que nous partons chercher un <strong>trésor</strong> – je l’entends dire par mes<br />

propres matelots, remarquez-le bien. Or un <strong>trésor</strong>, c’est un travail délicat ; je n’aime pas les<br />

courses <strong>au</strong> <strong>trésor</strong>, en <strong>au</strong>cun cas ; et je les déteste tout particulièrement quand elles sont<br />

secrètes et (si vous permettez, Mr Trelawney) qu’on a révélé le secret <strong>au</strong> perroquet.<br />

– Le perroquet de Silver ? a demandé le sieur.<br />

– C’est une façon de parler. Je veux dire qu’on a jasé. Je crois que vous ignorez dans quelle<br />

aventure vous vous engagez, messieurs ; mais je vais vous dire mon opinion – la vie ou la mort,<br />

une chance sur deux.<br />

– C’est bien clair, et sans doute vrai, je suppose, a remarqué le Dr Livesey. Nous prenons<br />

le risque ; mais nous ne sommes pas <strong>au</strong>ssi ignorants que vous le pensez. Ensuite, vous dites<br />

que vous n’aimez pas l’équipage. Ce ne sont pas de bons marins ?<br />

– Je ne les aime pas, monsieur. Et je dis que vous <strong>au</strong>riez dû me laisser choisir mon propre<br />

équipage, si vous abordez cette question.<br />

– Sans doute, a déclaré le docteur. Mon ami <strong>au</strong>rait dû vous emmener avec lui, en effet ; mais<br />

l’offense, si c’en est une, n’était pas volontaire. Et vous n’aimez pas Mr. Arrow ?<br />

– Non, monsieur. Je crois que c’est un bon marin ; mais il est trop familier avec l’équipage<br />

pour faire un bon officier. Un second doit garder ses distances – ne doit pas boire avec les<br />

hommes devant le mât !<br />

– Voulez-vous dire qu’il boit ? s’est écrié le sieur.<br />

– Non, monsieur. Seulement qu’il est trop familier.<br />

– Bien, nous avons fait le tour de la question, capitaine ? a demandé le docteur. Dites-nous<br />

ce que vous voulez.<br />

– Voyons, messieurs, êtes-vous décidés à entreprendre ce voyage ?<br />

– Ne comptez pas nous fléchir, a répondu le sieur.<br />

– Très bien. Puisque vous avez eu l’amabilité de m’écouter dire des choses que je ne<br />

pouvais pas prouver, laissez-moi ajouter quelques mots. Ils rangent la poudre et les armes<br />

dans la cale avant. Or, vous avez un bon emplacement à l’arrière, sous la cabine. Pourquoi ne<br />

pas les mettre là ? – premier point. Ensuite, vous emmenez quatre de vos gens, et on me dit<br />

que certains d’entre eux seront logés à l’avant. Pourquoi ne pas leur trouver des couchettes ici,<br />

près de la cabine ? – deuxième point.<br />

– C’est tout ? a demandé Mr. Trelawney.<br />

– Encore un point. Il y a déjà eu trop de bavardage.<br />

– Be<strong>au</strong>coup trop, a reconnu le docteur.<br />

– Je vais vous dire ce que j’ai entendu moi-même, a poursuivi le Capitaine Smollett. Que<br />

vous possédez la carte d’une île ; que des croix sur la carte indiquent où se trouve le <strong>trésor</strong> ; et<br />

que l’île est située…” Et il a donné la latitude et la longitude exactes.<br />

“Je n’ai jamais dit cela, a crié le sieur, à âme qui vive !<br />

– Les hommes le savent, monsieur.<br />

– Livesey, c’est vous ou Hawkins, s’est exclamé le sieur.<br />

– Peu importe qui c’est”, a déclaré le docteur. Je voyais bien que ni lui, ni le capitaine ne<br />

prenaient <strong>au</strong> sérieux les protestations de Mr. Trelawney. Ni moi, c’est sûr, car il ne pouvait<br />

* Les simples matelots dormaient à l’avant du navire, les officiers à l’arrière.<br />

31


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

s’empêcher de bavarder ; pourtant, dans ce cas précis, je crois qu’il disait vrai, et que personne<br />

n’avait révélé la position de l’île.<br />

“Écoutez, messieurs, a repris le capitaine, j’ignore qui possède cette carte, mais je vous prie<br />

instamment de ne la montrer à personne, pas même à moi et à Mr. Arrow. Sinon, je serais<br />

contraint de vous présenter ma démission.<br />

– Je vois, dit le docteur. Vous voulez que nous gardions le secret sur ce sujet et que nous<br />

aménagions l’arrière du bate<strong>au</strong> en fortin, gardé par les propres serviteurs de mon ami et<br />

abritant toutes les armes et munitions se trouvant à bord. Autrement dit, vous redoutez une<br />

mutinerie.<br />

– Monsieur, dit le Capitaine Smollett, sans vouloir vous offenser, je ne vous <strong>au</strong>torise pas à<br />

me faire dire ce que je n’ai pas dit. Aucun capitaine, monsieur, ne pourrait justifier son départ<br />

en mer s’il avait de bonnes raisons d’affirmer cela. Quant à Mr. Arrow, je le crois parfaitement<br />

honnête ; de même certains des matelots ; tous peut-être, <strong>au</strong>tant que je sache. Mais je suis<br />

responsable de la sécurité du vaisse<strong>au</strong> et de tous les hommes présents à son bord. Je vois des<br />

choses qui ne me semblent pas très régulières. Je vous demande donc de me laisser prendre<br />

certaines préc<strong>au</strong>tions ou démissionner, c’est tout.<br />

– Capitaine Smollett, a demandé le docteur en souriant, connaissez-vous la fable de la<br />

montagne qui accouche d’une souris ? Excusez-moi, mais je dois dire que vous me rappelez<br />

cette fable. Quand vous êtes entré ici, je parierais ma perruque que vous étiez décidé à aller<br />

be<strong>au</strong>coup plus loin.<br />

– Docteur, vous êtes un homme avisé. Quand je suis entré ici, je voulais être renvoyé. Je<br />

pensais que Mr. Trelawney refuserait d’entendre le moindre mot.<br />

– Bien pensé, s’est exclamé le sieur. Si Livesey ne s’en était pas mêlé, je vous <strong>au</strong>rais envoyé<br />

<strong>au</strong> diable. Je vous ai donc entendu. Je ferai ce que vous désirez ; mais vous baissez dans mon<br />

estime.<br />

– Comme il vous plaira, monsieur. Vous verrez que j’accomplis mon devoir.”<br />

Sur ces mots, il a pris congé.<br />

“Trelawney, dit le docteur, contrairement à ce que je craignais, je crois que vous avez réussi<br />

à faire monter à bord deux hommes honnêtes – ce capitaine et John Silver.<br />

– Silver, si vous voulez, s’est écrié le sieur ; mais pour ce qui est de cet intolérable imbécile,<br />

je déclare que sa conduite n’est celle ni d’un vrai homme, ni d’un vrai marin, ni certainement<br />

d’un vrai Anglais.<br />

– Eh bien, dit le docteur. Nous verrons.”<br />

Quand nous sommes revenus sur le pont, les hommes avaient déjà commencé à transférer<br />

les armes et la poudre, avec forces “yo-ho-hos”, sous la surveillance du capitaine et de Mr.<br />

Arrow.<br />

La nouvelle disposition me plaisait bien. L’ensemble de la goélette avait été modifié ; six<br />

couchettes avaient été aménagées à l’arrière, dans ce qui avait été une annexe de la cale<br />

principale ; elles communiquaient avec la cuisine et le gaillard d’avant par une étroite coursive<br />

à bâbord. À l’origine, le capitaine, Mr. Arrow, Hunter, Joyce, le docteur et le sieur devaient<br />

occuper ces couchettes. Maintenant, Redruth et moi allions profiter de deux d’entre elles,<br />

cependant que Mr. Arrow et le capitaine dormiraient sur le pont, où le capot avait été si bien<br />

agrandi de chaque côté qu’on pouvait presque le qualifier de cabine. Il restait très bas de<br />

plafond, évidemment, mais il y avait la place de suspendre deux hamacs. Même le second<br />

paraissait satisfait de l’arrangement. Lui <strong>au</strong>ssi, peut-être, se méfiait de l’équipage, mais je ne<br />

32


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

peux l’affirmer ; car, ainsi que vous le verrez, nous n’avons pas bénéficié longtemps de ses<br />

avis.<br />

Nous étions en train de travailler dur, à déplacer la poudre et les couchettes, quand les<br />

derniers membres de l’équipage, et Long John avec eux, sont arrivés dans une chaloupe.<br />

Le cuisinier a escaladé le flanc du vaisse<strong>au</strong> comme un singe et, dès qu’il a vu ce qui se<br />

passait : “Eh oh, camarades, alors quoi ?<br />

– Nous bougeons la poudre, Jack * , a répondu l’un des marins.<br />

– Non, mais par tous les diables, s’est écrié Long John, nous allons manquer la marée du<br />

matin !<br />

– Mes instructions ! a déclaré le capitaine d’un ton sec. Vous pouvez descendre, mon<br />

brave. Les hommes attendent leur souper.<br />

– À vos ordres, monsieur,” a répondu le cuisinier en levant la main à son front, avant de<br />

disparaître <strong>au</strong>ssitôt vers la cuisine.<br />

– C’est un excellent homme, capitaine, a remarqué le docteur.<br />

– Sans doute, monsieur.” Puis, se tournant vers les hommes qui roulaient les barils de<br />

poudre : “Tout doux, les gars – tout doux.” Soudain, il a remarqué que j’examinais le canon sur<br />

pivot installé sur le pont, une pièce de neuf en bronze. “Hé, toi, l’mousse, a-t-il crié, ôte-toi<br />

d’là ! File donc chez l’cuistot et mets-toi <strong>au</strong> boulot.”<br />

Comme je me hâtais de lui obéir, je l’ai entendu s’adresser <strong>au</strong> docteur d’une voix forte.<br />

“Pas de privilégiés à mon bord.”<br />

Je vous assure que je partageais l’avis du sieur et détestais le capitaine de tout mon cœur.<br />

Chapitre X<br />

Le voyage<br />

Une grande agitation a régné toute la nuit. Nous devions ranger chaque chose à sa place,<br />

cependant que des amis du sieur, comme Mr. Blandly, venaient par barques entières lui<br />

souhaiter bon voyage. Je ne me souviens pas d’avoir travaillé moitié <strong>au</strong>tant <strong>au</strong> cours d’une nuit<br />

à “L’Amiral Benbow”; j’étais donc épuisé quand, un peu avant l’<strong>au</strong>be, le maître d’équipage a<br />

donné un coup de sifflet et l’équipage a commencé à saisir les barres du cabestan. Même si<br />

j’avais été deux fois plus las, je n’<strong>au</strong>rais pas quitté le pont ; tout était si neuf et passionnant<br />

pour moi – les commandements brefs, le son strident du sifflet, les hommes se précipitant à<br />

leur postes dans la lueur des lanternes de bord.<br />

“Hé, Barbecue ** , balance-nous un couplet, a crié une voix.<br />

– La vieille chanson,” a ajouté quelqu’un d’<strong>au</strong>tre.<br />

– C’est bon, les gars”, a acquiescé Long John, qui se tenait là, sa béquille sous le bras. Il a<br />

<strong>au</strong>ssitôt entonné l’air et les paroles que je connaissais si bien…<br />

“Quinz’ matelots sur la malle du mort—<br />

et tout l’équipage a repris en chœur :<br />

Yo–ho–ho, une bouteille de rhum !”<br />

* Jack est le diminutif de John.<br />

** Ce mot vient de la langue des Indiens Arawak, qui peuplaient les Antilles à l’arrivée de Christophe<br />

Colomb. Il désignait le feu de bois <strong>au</strong>-dessus duquel on rôtit la viande.<br />

33


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

et chaque “ho !” semblait <strong>au</strong>gmenter la vigueur avec laquelle ils poussaient les barres du<br />

cabestan.<br />

Alors même que l’exaltation du moment me tenait, le vieil air m’a ramené en une seconde à<br />

“L’Amiral Benbow” ; et j’ai cru entendre le capitaine reprendre le refrain de sa voix de f<strong>au</strong>sset.<br />

Mais bientôt on a relevé l’ancre ; bientôt elle était suspendue, ruisselante, à la proue ; bientôt<br />

les voiles se sont gonflées ; bientôt la côte et les navires <strong>au</strong> mouillage ont défilé à bâbord et à<br />

tribord ; et alors que je m’apprêtais à me coucher pour une petite sieste discrète, l’Hispaniola<br />

entamait son voyage vers l’Île du Trésor.<br />

Je ne vais pas raconter ce voyage en détail. Il s’est assez bien déroulé. Le vaisse<strong>au</strong> s’est<br />

révélé un bon vaisse<strong>au</strong>, l’équipage était formé de marins compétents, et le capitaine connaissait<br />

à fond son métier. Pourtant, avant notre arrivée à l’Île <strong>au</strong> Trésor, deux ou trois incidents<br />

notables se sont produits.<br />

Et d’abord, il est apparu que Mr. Arrow était encore pire que le capitaine ne l’avait craint.<br />

Il n’avait <strong>au</strong>cune <strong>au</strong>torité sur les hommes, qui se moquaient de lui. Et ce n’était pas le pire ; car<br />

<strong>au</strong> bout d’un jour ou deux en mer, il s’est mis a paraître sur le pont avec le regard vague, les<br />

joues rouges, la parole incertaine et <strong>au</strong>tres signes d’ivresse. À chaque fois, le capitaine lui<br />

ordonnait de redescendre et de cuver son alcool. Parfois il tombait et se blessait ; parfois il<br />

passait la journée affalé dans son hamac sur le côté du capot ; parfois il restait presque sobre<br />

un jour ou deux et s’occupait de son travail à peu près correctement.<br />

Cependant, nous ne parvenions pas à comprendre où il trouvait l’alcool. C’était l’énigme du<br />

vaisse<strong>au</strong>. Nous avions be<strong>au</strong> le surveiller, le mystère restait entier ; et quand nous lui posions la<br />

question directement, il nous riait <strong>au</strong> nez s’il était ivre, et prétendait, s’il était sobre, n’avoir<br />

jamais goûté <strong>au</strong>tre chose que de l’e<strong>au</strong>.<br />

Non seulement il ne servait à rien en tant qu’officier, et exerçait une m<strong>au</strong>vaise influence sur<br />

les hommes, mais il était évident qu’en continuant de la sorte il finirait tout bonnement par se<br />

tuer ; de sorte que personne n’a été très étonné, ni très peiné, quand par une nuit noire, avec<br />

une houle de face, il a disparu à tout jamais.<br />

“Par-dessus bord ! a déclaré le capitaine. Eh bien, messieurs, cela nous évitera d’avoir à le<br />

mettre <strong>au</strong>x fers.”<br />

Mais nous nous retrouvions sans second ; il fallait promouvoir un des marins. Le maître<br />

d’équipage, Job Anderson, semblait le choix le plus logique, et tout en conservant son ancien<br />

titre, il a tenu pour ainsi dire le rôle de second. Mr. Trelawney avait navigué, et son expérience<br />

lui permettait de rendre service ; ainsi, il prenait souvent un quart par temps calme. Et le chef<br />

de chaloupe, Israel Hands, était un vieux matelot prudent et rusé, capable de faire face à<br />

n’importe quel événement imprévu ou presque.<br />

C’était un proche compagnon de Long John Silver, et la mention de ce nom m’amène à<br />

parler de notre cuisinier, que les hommes surnommaient Barbecue.<br />

À bord du navire, il portait sa béquille suspendue par une lanière <strong>au</strong>tour de son cou, afin de<br />

garder les mains libres <strong>au</strong>tant que possible. C’était un curieux spectacle que de le voir coincer<br />

le bout de la béquille contre une cloison et s’appuyer dessus pour être solidaire avec le navire<br />

et s’affairer à sa cuisine comme s’il était sur la terre ferme. Le spectacle était encore plus<br />

étrange quand il traversait le pont par gros temps. Il avait fait tendre un ou deux filins pour<br />

l’aider à franchir les parties les plus exposées – on les appelait les boucles d’oreilles de Long<br />

John ; il passait de l’un à l’<strong>au</strong>tre, tantôt se servant de sa béquille, tantôt la traînant par sa<br />

lanière, <strong>au</strong>ssi vite qu’un <strong>au</strong>tre homme pouvait le faire en marchant. Pourtant, certains des<br />

hommes qui avaient navigué avec lui <strong>au</strong>paravant s’apitoyaient de le voir ainsi diminué.<br />

34


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“C’est pas un homme ordinaire, Barbecue, m’a dit le chef de chaloupe. Il est allé à l’école<br />

dans ses jeunes années et il peut parler comme un livre si ça lui chante, et courageux – un lion<br />

c’est rien à côté de Long John ! Je l’ai vu en prendre quatre – lui sans armes – et cogner leurs<br />

têtes les unes cont’ les <strong>au</strong>tres.”<br />

Tout l’équipage le respectait, lui obéissait même. Il avait une manière bien à lui de parler à<br />

chacun, de rendre des services à tout le monde. Il se montrait toujours aimable à mon égard ; et<br />

paraissait toujours heureux de me voir dans la cuisine, qu’il maintenait <strong>au</strong>ssi propre qu’un sou<br />

neuf ; les plats bien astiqués accrochés <strong>au</strong> mur et son perroquet en cage dans un coin.<br />

“Viens donc, Hawkins, disait-il ; viens faire un brin d’c<strong>au</strong>sette avec John. T’es l’bienvenu<br />

ici, fiston. Assois-toi et écoute les nouvelles. Vlà Cap’n Flint – j’appelle mon perroquet Cap’n<br />

Flint, comme le fameux flibustier – vlà Cap’n Flint qui prédit l’succès de not’ espédition. Pas<br />

vrai, cap’n ?”<br />

Et le perroquet répétait à toute allure : “Pièces de hut ! pièces de huit ! pièces de huit !”<br />

sans paraître s’essouffler, jusqu’<strong>au</strong> moment où John couvrait la cage de son mouchoir.<br />

“Alors cet oise<strong>au</strong>, disait-il, a ptêt deux cents ans d’âge, Hawkins – y vivent pour toujours<br />

ou presque, ces bêtes-là ; et si quelqu’un a vu plus d’horreurs, ça peut être que l’diab’ en<br />

personne. Il a navigué avec England, le fameux cap’n England, le pirate. Il est allé à<br />

Madagascar, et Malabar, et Surinam, et Providence, et Portobello. Il était présent quand on a<br />

renfloué les épaves des galions qu’apportaient les pièces d’argent. C’est là qu’il a appris<br />

“Pièces de huit”, et pas étonnant : on en a remonté trois cent cinquante mille, Hawkins ! Il a<br />

assisté à l’abordage du Vice-roi des Indes à la sortie de Goa, ah ouais ; et à l’voir, tu croirais<br />

que c’est un bébé. Mais t’as senti la poudre – hein, cap’n ?<br />

– Pare à virer ! hurlait le perroquet.<br />

– Ah, c’est un vaisse<strong>au</strong> bien dessiné, pas de doute”, concluait le cuisinier, en lui donnant un<br />

morce<strong>au</strong> de sucre qu’il tirait de sa poche. Sur ce, l’oise<strong>au</strong> becquetait les barre<strong>au</strong>x de sa cage et<br />

lançait une bordée de jurons dont la grossièreté défiait l’imagination. “Tu vois, mon gars,<br />

ajoutait John, on ne peut pas toucher à la poix sans se salir. Vlà ce p<strong>au</strong>vre vieux volatile qui<br />

jure comme un damné, mais l’innocent sait pas c’qui dit, tu peux miser là-dessus. Il jurerait<br />

pareil, façon d’parler, devant l’<strong>au</strong>mônier.” John portait la main à son front comme pour saluer,<br />

et quand je voyais son air solennel, j’étais convaincu que c’était le meilleur de hommes.<br />

Pendant ce temps, les relations entre le sieur et le Capitaine Smollett restaient fraîches. Le<br />

sieur ne cherchait pas à dissimuler ses sentiments ; il méprisait le capitaine. Le capitaine, de<br />

son côté, n’adressait pas la parole <strong>au</strong> sieur, sinon pour lui répondre, et alors sec et bref et pas<br />

un mot de trop. Il reconnaissait, quand on le poussait dans ses retranchements, qu’il semblait<br />

s’être trompé à propos de l’équipage, que certains étaient <strong>au</strong>ssi vif qu’on pouvait le souhaiter,<br />

et que tous se conduisaient plutôt bien. En ce qui concerne la goélette, il en était tout<br />

bonnement tombé amoureux. “Elle remonte <strong>au</strong> vent encore mieux qu’un homme ne peut<br />

l’espérer de sa propre femme * , monsieur. Mais, ajoutait-il, je dis que nous ne sommes pas<br />

près de rentrer à la maison, et je n’aime pas ce voyage.”<br />

Quand il entendait ce genre de discours, le sieur se détournait et arpentait le pont, le menton<br />

serré.<br />

“Une bêtise de plus de cet homme, disait-il, et j’explose.”<br />

* En anglais, les objets sont neutres, mais les navires sont féminins. Il est donc assez courant que l’on<br />

compare un bate<strong>au</strong> à une femme.<br />

35


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Nous avons traversé un peu de gros temps, ce qui n’a fait que prouver les excellentes<br />

qualités de l’Hispaniola. Tous les hommes de l’équipage semblaient satisfaits, et ils <strong>au</strong>raient<br />

été bien difficiles à contenter s’il en avait été <strong>au</strong>trement ; car je crois qu’on n’a jamais gâté un<br />

équipage <strong>au</strong>tant depuis que Noé a pris la mer. On doublait la ration de rhum sous le moindre<br />

prétexte ; on servait du pudding à n’importe quelle occasion, par exemple si le sieur apprenait<br />

que c’était l’anniversaire d’un matelot ; et il y avait toujours un tonne<strong>au</strong> de pommes ouvert,<br />

dans lequel chacun pouvait se servir.<br />

“Ça n’a jamais rien donné de bon, ça, a déclaré le capitaine <strong>au</strong> Dr. Livesey. Gâtez les<br />

hommes, z’avez des diables. Mon opinion.”<br />

Mais il est bien sorti quelque chose de bon du tonne<strong>au</strong> de pommes, ainsi que vous allez<br />

l’apprendre ; car s’il n’avait pas été là, nous n’<strong>au</strong>rions pas eu le moindre signal d’alerte et<br />

<strong>au</strong>rions peut-être tous péri par traîtrise.<br />

Voici ce qui s’est passé.<br />

Nous avions remonté les alizés pour trouver le vent qui devait nous mener à notre île – je<br />

n’ai pas le droit d’être plus précis – et maintenant nous filions à bonne allure, une vigie<br />

guettant jour et nuit. Même en comptant large, nous étions à peu près <strong>au</strong> dernier jour de notre<br />

traversée ; <strong>au</strong> cours de la nuit, ou <strong>au</strong> plus tard le lendemain avant midi, nous devions<br />

apercevoir l’Île <strong>au</strong> Trésor. Nous tenions le cap S-S-O, par une brise de travers bien ferme et<br />

une mer calme. Le roulis était régulier, l’Hispaniola enfonçait de temps en temps son be<strong>au</strong>pré<br />

en soulevant une gerbe d’embruns, toutes les voiles étaient gonflées en bas comme en h<strong>au</strong>t.<br />

Tout le monde se sentait de bonne humeur, car la première partie de notre aventure touchait à<br />

sa fin.<br />

Donc, juste après le coucher du soleil, alors que je venais d’achever mon travail et me<br />

dirigeais vers ma couchette, je me suis dit que je mangerais bien une pomme. J’ai couru sur le<br />

pont. Les hommes de quart se tenaient tous à l’avant à guetter l’île. L’homme de barre<br />

surveillait la tension des voiles en sifflotant doucement ; et on n’entendait pas d’<strong>au</strong>tre son, si<br />

ce n’est le frémissement du flot contre l’étrave et le long des flancs du navire.<br />

Je suis entré tout entier dans le tonne<strong>au</strong>, où il ne restait presque <strong>au</strong>cune pomme ; accroupi<br />

dans le noir pour en trouver une, bercé sans doute par le bruissement de l’e<strong>au</strong> et le<br />

balancement du bate<strong>au</strong>, je m’étais endormi, ou j’étais sur le point de le faire, quand un homme<br />

s’est assis lourdement tout à côté. Le tonne<strong>au</strong> a vibré quand il s’y est adossé, et je m’apprêtais<br />

à en sortir d’un bond quand l’homme s’est mis à parler. C’était la voix de Silver et, avant qu’il<br />

ait prononcé douze mots, j’avais perdu l’envie de me montrer. Je suis resté là, tremblant et<br />

l’oreille tendue, partagé entre une terreur et une curiosité extrêmes ; car ces douze mots m’ont<br />

suffi pour comprendre que les vies de tous les honnêtes gens à bord dépendaient de moi et de<br />

moi seul.<br />

Chapitre XI<br />

Ce que j’ai entendu dans le baril de pommes<br />

“Non, pas moi, disait Silver. Flint était cap’n ; j’étais quartier-maître, c<strong>au</strong>se ma jambe de<br />

bois. L’même abordage où que j’ai perdu ma jambe, l’vieux Pew a perdu ses loupiottes. C’était<br />

un maître chirurgien, çui qui m’a ampyté – diplômé d’la faculté et tout – du latin à la pelle, et<br />

quoi encore ; mais l’a été pendu comme un chien et l’a séché <strong>au</strong> soleil comme les <strong>au</strong>tres à<br />

Corso Castle. C’était les hommes de Roberts, que c’était, et c’est venu de ce qu’ils changeaient<br />

36


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

les noms d’leurs bate<strong>au</strong>x – le Royal Fortune et ainsi de suite. Ce que j’dis, l’nom qu’un navire a<br />

reçu en baptême, qu’il le garde. Regardez le Cassandra, qui nous a ramenés sains et s<strong>au</strong>fs de<br />

Malabar, quand England a eu capturé le Vice-Roi des Indes ; et <strong>au</strong>ssi l’vieux Walrus, le vieux<br />

navire de Flint, que j’ai vu ruisselant d’sang et si plein d’or qu’il était près d’couler.<br />

– Ah ! s’est écriée une <strong>au</strong>tre voix, celle du plus jeune matelot à bord, sur un ton admiratif,<br />

c’était la fine fleur des flibustiers, hein, Flint !<br />

– Davis était quelqu’un <strong>au</strong>ssi, à ce qu’on dit, a repris Silver. J’ai jamais navigué avec lui ;<br />

d’abord avec England, ensuite avec Flint, c’est mon histoire ; et <strong>au</strong>jourd’hui ici pour mon<br />

propre compte, façon d’parler. J’ai mis neuf cent livres en sécurité du temps d’England, et<br />

deux mille avec Flint. Pas mal pour un matelot devant le mât – bien à l’abri dans une banque.<br />

C’est pas c’qu’on gagne qui compte, c’est c’qu’on économise, vous pouvez miser là-dessus.<br />

Où ils sont tous, maintenant, les hommes d’England ? J’en sais rien. Et ceux de Flint ? Bah,<br />

tous ou presque ici à bord, et contents de manger du pudding – réduits à mendier, avant ça,<br />

y’en avait. Le vieux Pew, qu’avait perdu la vue, l’a pas eu honte de dépenser douze cents<br />

livres en une année, comme un lord. Où qu’il est maintenant ? Bein l’est mort, et dans la cale ;<br />

mais les deux dernières années, casse ma carcasse, l’homme crevait de faim. Il mendiait, et il<br />

volait, et il égorgeait, et il crevait de faim quand même, par tous les diables !<br />

– Alors ça v<strong>au</strong>t pas le coup, en fin de compte, dit le jeune matelot.<br />

– Ça v<strong>au</strong>t pas le coup pour des idiots, tu peux miser là-dessus – ça ni rien. Mais écoute-moi<br />

bien : T’es qu’un gamin, que t’es, mais t’es malin. Je l’vois djà quand je t’ai vu, et j’vais te<br />

parler d’homme à homme.”<br />

Vous pouvez imaginer ce que j’ai ressenti quand j’ai entendu cet abominable gredin<br />

employer pour s’adresser à un <strong>au</strong>tre les mêmes expressions flatteuses qu’il avait utilisées pour<br />

moi-même. Je pense que, si cela avait été possible, je l’<strong>au</strong>rais tué à travers mon tonne<strong>au</strong>.<br />

Cependant, il continuait à parler, loin de supposer que quelqu’un l’écoutait.<br />

“Les gentilshommes de fortune, j’vais te dire : y vivent à la rude, y risquent de s’balancer<br />

<strong>au</strong> bout d’une corde, mais y bouffent et y boivent comme des coqs de combat, et quand un<br />

voyage s’achève, bein c’est des centaines de livres qu’y z’ont en poche, pas des centaines de<br />

sous. Alors tout part en rhum et en bonnes bordées, et y retournent en mer sans rien que leur<br />

chemise. Mais pas moi. J’le mets de côté, un peu ici, un peu là, et pas trop quelque part, c<strong>au</strong>se<br />

les soupçons. J’ai cinquante ans, remarque ; j’reviens de ce voyage, j’deviens un monsieur<br />

pour de bon. Il est grand temps, tu m’dis. Hé, mais j’ai vécu à l’aise, n’empêche ; me suis<br />

jamais privé de rien que l’cœur désire, et j’ai dormi dans l’duvet et mangé du bon toute ma vie,<br />

s<strong>au</strong>f en mer. Et comment j’ai commencé ? Devant le mât, comme toi !<br />

– Ah oui, dit l’<strong>au</strong>tre, mais tout cet argent est perdu maintenant, non ? Vous ne pourrez pas<br />

vous montrer à Bristol après ce coup-ci.<br />

– Tiens, mais où tu crois qu’il est ? a demandé Silver d’un ton moqueur.<br />

– À Bristol, dans des banques et des endroits.<br />

– Y était. Quand nous avons levé l’ancre, y était encore. Mais ma vieille a tout récupéré à<br />

l’heure qu’il est. Et la “Longue-vue” est vendue, bail et clientèle et gréement ; et la vieille est<br />

partie pour m’rejoindre. J’te dirais où, j’te fais confiance ; mais ça ferait des jaloux parmi les<br />

gars.<br />

– Et vous faites confiance à votre vieille ?<br />

– Les gentilshommes de fortune se fient pas trop les uns <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, et à juste titre, tu peux<br />

miser là-dessus. Mais j’ai ma méthode, moi. Le gars qu’a envie d’me faire un sale coup – un<br />

gars qui m’connaît, j’veux dire – ben il attend d’être dans l’<strong>au</strong>tre monde pour le faire. Y’en a<br />

37


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

qui s’effroyaient de Pew, et y’en a qui s’effroyaient de Flint, mais Flint lui-même s’effroyait<br />

de moi. Effroyé, ouais, tout fier qu’il était. Y’avait pas équipage plus rude que çui de Flint ; le<br />

diable en personne se serait effroyé de prende la mer avec eux. Ben j’vais te dire, j’suis pas un<br />

vantard, t’as vu toi-même que j’suis d’bonne compagnie ; mais quand j’étais quartier-maître,<br />

personne <strong>au</strong>rait appelé les vieux flibustiers de Flint agne<strong>au</strong>x. Ah, tu crains rien sur le navire du<br />

vieux John.<br />

– Ben j’vous dis <strong>au</strong> vrai, John, cette affaire me plaisait pas plus que la moitié d’ça avant que<br />

nous c<strong>au</strong>sions ; mais maintenant, topez là !”<br />

Silver lui a secoué la main avec une telle vigueur que le tonne<strong>au</strong> en tremblait.<br />

“Que tu serais un bon petit, et pas bête non plus, et j’ai jamais vu <strong>au</strong>cun gars qui ferait une<br />

plus belle figure de proue pour un gentilhomme de fortune.”<br />

Je commençais à comprendre le sens de leurs paroles. Par “gentilhomme de fortune”, ils<br />

n’entendaient ni plus ni moins qu’un vulgaire pirate, et la petite scène que je venais de<br />

surprendre constituait le dernier acte de la corruption d’un matelot honnête – peut-être le<br />

dernier présent à bord. Mais j’ai bientôt été rassuré sur ce point, car Silver a siffloté et un<br />

troisième homme s’est approché et s’est assis avec eux.<br />

“Dick est de not’ côté, a déclaré Silver.<br />

– Oh, j’savais que Dick marcherait, a rétorqué la voix du chef de chaloupe, Israel Hands.<br />

L’est pas fêlé, Dick.” Il a changé sa chique de joue et craché. “Mais vise là, Barbecue, ce que<br />

j’veux savoir : combien de temps que nous allons navigotter comme un sacré caboteur ? J’en a<br />

presque plein l’dos du Cap’n Smollett ; il m’a assez engueulé, tonnerre ! J’veux aller dans c’te<br />

cabine, ouais. J’veux leurs conserves et leurs vins, tout ça.<br />

– Israel, dit Silver, ta tête v<strong>au</strong>t pas gros, et c’est pas d’hier. Mais t’es capabe d’entendre, je<br />

crois ; <strong>au</strong> moins, t’as des oreilles d’bonne taille. Alors vlà c’que je dis : tu couches à l’avant, tu<br />

bosses dur et tu parles doux, et tu restes sobre, jusqu’à ce que j’donne le signal ; et c’est<br />

comme ça, mon fils.<br />

– Hé, j’dis pas non, hein ? a grogné le chef de chaloupe. C’que je dis, c’est : quand ? C’est<br />

ça que j’dis.<br />

– Quand ! Par tous les diables ! Bein si tu veux savoir, je vais te dire quand. Le plus tard<br />

possibe ; vlà quand. Y’a un marin de première, le Cap’n Smollett, qui mène le navire pour<br />

nous. Y’a ce sieur et ce docteur qu’ont une carte et tout – j’sais pas où qu’elle est, hein ? Et toi<br />

non plus. Alors bein quoi, j’veux que ce sieur et ce docteur trouvent la marchandise et nous<br />

aident à la transporter à bord, par tous les diables. Ensuite, nous verrons. Si j’étais sûr de vous<br />

tous, fils de triples buses, j’laisserais le Cap’n Smollett parcourir la moitié du chemin de retour<br />

avant de frapper.<br />

– Eh, nous sommes quand même tous des marins, je pense, a déclaré le jeune Dick.<br />

– Nous sommes tous de simples mat’lots, tu veux dire, a répliqué Silver sèchement. Nous<br />

pouvons tenir un cap, mais qui va le calculer ? Chacun d’vous, messieurs, <strong>au</strong>rait un avis<br />

différent, du premier <strong>au</strong> dernier. Si j’faisais à mon idée, j’garderais le Cap’n Smollett <strong>au</strong> moins<br />

jusqu’<strong>au</strong>x Alizés ; nous ne risquerions pas d’sacrées erreurs de calcul et une cuillérée d’e<strong>au</strong> par<br />

jour. Mais j’vous connais. F<strong>au</strong>dra que j’les achève sur l’île, dès que l’magot est à bord, et bien<br />

dommage. Vous êtes pas contents tant que vous pouvez pas vous saouler. Nom d’un chien, ça<br />

me fait mal <strong>au</strong> cœur de naviguer avec des gars comme vous !<br />

– Tout doux, Long John, s’est écrié Israel. Qui te cherche des noises ?<br />

– Et alors, combien vous croyez que j’ai vu de trois-mâts pris à l’abordage ? Et combien de<br />

ptits gars en train d’rôtir <strong>au</strong> soleil sur le quai des exécutions ? Et tout ça c<strong>au</strong>se de cette envie<br />

38


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

d’se presser et d’se presser. M’entendez ? J’ai vu une chose ou deux en mer, ça ouais. Si<br />

seulement vous teniez vote cap et remontiez un poil <strong>au</strong> vent, vous rouleriez carrosse, c’est<br />

sûr. Mais pas vous ! J’vous connais. Demain la gueule pleine de rhum, et ensuite la potence.<br />

– Tout l’monde sait qu’tu prêches comme un pesteur, John, a remarqué Israel ; mais y’avait<br />

d’<strong>au</strong>tres qui pouvaient manœuvrer et barrer <strong>au</strong>ssi bien qu’toi. Il aimaient rigoler un peu, ils<br />

aimaient ça. Zétaient pas <strong>au</strong>cunement à nous regarder de h<strong>au</strong>t, mais y tiraient leur bordée<br />

comme de fameux compagnons tous.<br />

– Ah ouais ? a ricané Silver. Et où qu’y sont maintenant ? Pew était comme ça, et l’est mort<br />

mendiant. Flint l’était <strong>au</strong>ssi, et le rhum l’a tué à Savannah. Ouais, c’était un fameux équipage,<br />

rien à dire ! Mais où qu’y sont ?<br />

– Mais, a demandé Dick, une fois que nous les basculons sur le flanc, ensuite quoi ?<br />

– Ça, c’est un homme à mon goût ! s’est écrié Silver sur un ton admiratif. Droit <strong>au</strong> but. Et<br />

alors, à ton avis ? Les débarquer comme des punis ? Ce serait la façon d’England. Ou les<br />

égorger comme des pource<strong>au</strong>x ? C’est ce que Flint ou Billy Bones <strong>au</strong>rait fait.<br />

– Billy savait y faire, dit Israel. “Les morts ne mordent pas”, c’est c’qu’y disait. Bein<br />

n’empêche qu’il est mort maintenant ; y peut vérifier lui-même ; si un rude gaillard a jamais<br />

fréquenté les ports, c’est bien Billy.<br />

– Tu l’as dit, a approuvé Silver. Rude et prêt à tout. Tandis que moi, j’suis un homme<br />

aimable – le parfait gentleman, que vous dites ; s<strong>au</strong>f que cette fois, c’est sérieux. Le dvoir c’est<br />

le dvoir, les gars. Je donne mon verdict – la mort. Quand j’serai dépité <strong>au</strong> Porlement et j’roule<br />

dans ma calèche, j’veux pas qu’<strong>au</strong>cun d’ces messieurs dans la cabine rentre à la maison sans<br />

être invité, comme le diabe à l’église. Attendre, je dis ; mais l’jour venu, pas de quartiers !<br />

– John, s’est exclamé le chef de chaloupe, t’es un homme.<br />

– Attends d’me voir à l’œuvre pour le dire, Israel. Je n’réclame qu’une chose – je réclame<br />

Trelawney. Je lui arrachera sa tête de ve<strong>au</strong> avec ces mains-ci. Hé, Dick ! a-t-il ajouté en changeant<br />

de ton, lève-toi, comme un brave garçon, et va m’chercher une pomme pour me rafraîchir<br />

l’gosier.”<br />

Vous imaginez ma terreur ! J’<strong>au</strong>rais dû bondir et tenter ma chance, si j’en avais eu la force ;<br />

mais mes membres et mon cœur se dérobaient. J’ai entendu que Dick commençait à se relever,<br />

et puis quelqu’un l’a arrêté, sans doute, et la voix d’Israel Hands a retenti.<br />

“Mais non ! Tu vas pas sucer la pourritude du fond, John. Allons-y pour un ptit coup de<br />

rhum.<br />

– Dick, a dit Silver, j’te fais confiance. J’ai un repère sur l’tonnelet, remarque. Tiens, la clé ;<br />

tu remplis un gobelet et tu l’apportes.”<br />

Malgré ma panique, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que c’était sans doute ainsi<br />

que Mr. Arrow s’était procuré l’e<strong>au</strong>-de-vie qui l’avait mené à sa perte.<br />

Pendant l’absence de Dick, Israel a murmuré à l’oreille du cuisinier. Je n’ai pu saisir qu’un<br />

mot ou deux, pourtant j’ai recueilli des nouvelles importantes ; car, outre des bribes qui allaient<br />

dans le même sens, j’ai entendu cette phrase entière : “Aucun des <strong>au</strong>tres ne s’joindra.” J’en ai<br />

conclu qu’il restait encore des marins loy<strong>au</strong>x à bord.<br />

Quand Dick est revenu, les membres du trio ont pris le gobelet et bu tour à tour – l’un “À<br />

la chance” ; un <strong>au</strong>tre “Au vieux Flint” ; et Silver lui-même, comme en chantonnant, “À nous<br />

<strong>au</strong>tres du gaillard d’avant, remonte <strong>au</strong> vent, vive le magot et vive le gâte<strong>au</strong>”.<br />

À ce moment précis, une sorte de clarté m’est tombée dessus dans le tonne<strong>au</strong> et, levant les<br />

yeux, j’ai vu que la lune poudrait d’argent le mât et la voile de misaine ; et presque <strong>au</strong>ssitôt, la<br />

voix de l’homme de vigie a crié “Terre ! Terre !”<br />

39


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Chapitre XII<br />

Conseil de guerre<br />

J’ai entendu des pas se ruer sur le pont, des gens monter de la cabine et du gaillard d’avant ;<br />

me glissant en un instant hors du tonne<strong>au</strong>, j’ai plongé derrière la voile de misaine, fait le tour<br />

par l’arrière et suis arrivé <strong>au</strong> milieu du pont juste à temps pour me joindre à Hunter et <strong>au</strong> Dr<br />

Livesey qui se précipitaient vers l’avant.<br />

Tous les hommes se pressaient déjà là. Une bande de brume s’était dissipée <strong>au</strong> moment<br />

même où la lune était apparue. Nous apercevions deux collines basses <strong>au</strong> loin, dans la direction<br />

du sud-ouest, séparées l’une de l’<strong>au</strong>tre de deux milles environ. Derrière l’une d’elles s’élevait<br />

une troisième colline plus h<strong>au</strong>te, dont le sommet se cachait dans le brouillard. Toutes les trois<br />

avaient une forme conique bien pointue.<br />

J’ai vu tout cela comme en rêve, car je ne m’étais pas remis de la terreur affreuse qui me<br />

tenait encore une ou deux minutes plus tôt. Et puis j’ai entendu la voix du Capitaine Smollett<br />

qui donnait des ordres. L’Hispaniola a remonté <strong>au</strong> vent de quelques degrés et a pris un cap qui<br />

devait lui permettre de contourner l’île par l’est.<br />

“Et maintenant, messieurs, a dit le capitaine quand les voiles furent toutes bordées, l’un<br />

d’entre vous a-t-il jamais vu cette terre ?<br />

– Je l’ai vue, monsieur, a répondu Silver. Quand j’étais cuistot sur un navire marchand,<br />

nous avons mouillé ici pour nous réapprovisionner en e<strong>au</strong>.<br />

– Le mouillage est <strong>au</strong> sud, derrière un îlot, j’imagine ? a demandé le capitaine.<br />

– Oui, monsieur. L’Île du Squelette, qu’on l’appelle. C’était un repaire d’pirates, dans<br />

l’temps. Un gars que nous avions à bord sachait tous les noms qu’ils avaient donnés. Cette<br />

colline <strong>au</strong> nord ils l’appellent la Colline de Misaine. Y’a trois collines en rang du nord <strong>au</strong> sud –<br />

misaine, grand mât et artimon, monsieur. Mais le grand mât – c’est celle avec le nuage dessus –<br />

ils l’appellent <strong>au</strong>ssi la Longue-vue, pour ce qu’ils y maintenaient une vigie quand ils<br />

nettoyaient <strong>au</strong> mouillage ; pasqu’ils nettoyaient leurs bate<strong>au</strong>x ici, monsieur, s<strong>au</strong>f votre respect.<br />

– J’ai une carte ici, dit le Capitaine Smollett. Voyez si c’est bien l’endroit.”<br />

Les yeux de Long John se sont enflammés quand il a pris la carte ; mais, en voyant la<br />

blancheur du papier, j’ai su qu’il allait être déçu. Ce n’était pas la carte que nous avions<br />

trouvée dans le coffre de Billy Bones, mais une copie exacte, complète en tous ses détails –<br />

noms, altitudes, profondeurs – à la seule exception près des croix rouges et des notes<br />

manuscrites. Silver était sans doute fort mécontent, mais il avait assez de force de caractère<br />

pour le cacher.<br />

“Oui, monsieur, dit-il, c’est l’endroit, c’est sûr ; et joliment dessiné. Qui a pu faire ça, j’me<br />

demande ? Les pirates étaient trop ignorants, j”pense. Hé, voilà : ‘Le Mouillage du Cap’n<br />

Kidd’ – juste le nom que l’matelot disait. Y’a un fort courant qui court le long d’la côte sud,<br />

puis vers le nord le long d’la côte ouest. Bien vu, monsieur, de serrer l’vent et d’aller du côté<br />

de l’île protégé du m<strong>au</strong>vais temps. Tout cas, si vous vouliez échouer pour caréner, y’a pas<br />

meilleure place dans ces e<strong>au</strong>x.<br />

– Merci, mon brave, dit le Capitaine Smollett. Je vous demanderai, plus tard, de nous aider.<br />

Vous pouvez partir.”<br />

Le sang-froid avec lequel John a dévoilé sa connaissance de l’île m’a épaté ; et je dois dire<br />

que j’ai eu un peu peur quand je l’ai vu s’approcher de moi. Il ignorait, assurément, que j’avais<br />

entendu sa discussion depuis le tonne<strong>au</strong> de pommes, pourtant sa cru<strong>au</strong>té, son hypocrisie et sa<br />

40


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

tyrannie m’inspiraient à ce moment-là un tel dégoût que c’est à grand-peine que j’ai retenu un<br />

frisson quand il a posé sa main sur mon bras.<br />

“Ah, dit-il, c’est ici un be<strong>au</strong> coin, cette île – un be<strong>au</strong> coin pour un ptit gars qui descend à<br />

terre. Tu vas t’baigner, et tu vas grimper <strong>au</strong>x arbres, et tu vas chasser des chèvres, tu fras tout<br />

ça ; et t’escaladeras ces collines toi-même comme une chèvre. Tiens, ça m’rajeunit. J’allais<br />

oublier ma jambe en bois, vrai. C’est bien plaisant d’être jeune et d’avoir dix orteils, tu peux<br />

miser là-dessus. Quand tu veux aller explorer un coup, t’as qu’à demander <strong>au</strong> vieux John, il te<br />

préparera un casse-croûte à emporter.”<br />

Me donnant une tape des plus amicales sur l’ép<strong>au</strong>le, il est parti en s<strong>au</strong>tillant et a disparu<br />

sous le pont.<br />

La capitaine Smollett, le sieur et le Dr Livesey parlaient ensemble sur le gaillard d’arrière ;<br />

j’avais hâte de leur raconter mon histoire, mais je n’osais les interrompre <strong>au</strong> vu de tous. Alors<br />

que je me creusais la tête pour trouver un prétexte pl<strong>au</strong>sible, le Dr Livesey m’a appelé près de<br />

lui. Il avait oublié sa pipe en bas et, étant esclave du tabac, voulait me demander d’aller la<br />

chercher ; mais, à peine m’étais-je assez approché pour lui parler sans être entendu que j’ai<br />

lancé : “Docteur, je dois vous parler. Faites descendre le capitaine et le sieur dans la cabine,<br />

ensuite inventez une raison de me faire venir. J’ai des nouvelles affreuses.”<br />

Le docteur a paru un peu décontenancé, mais il a réussi à se maîtriser <strong>au</strong>ssitôt.<br />

“Merci, Jim, c’est ce que je voulais savoir”, dit-il d’une voix forte, comme s’il m’avait posé<br />

une question.<br />

Sur ce, il a tourné les talons et a rejoint les deux <strong>au</strong>tres. Ils ont bavardé un moment, et même<br />

si <strong>au</strong>cun d’eux n’a surs<strong>au</strong>té, ni élevé la voix, il était bien évident que le Dr Livesey leur avait<br />

transmis ma demande ; car j’ai bientôt entendu le capitaine donner un ordre à Job Anderson,<br />

qui a convoqué tous les hommes sur le pont d’un coup de sifflet.<br />

“Mes garçons, dit le Capitaine Smollett, j’ai un mot à vous dire. Cette terre que nous avons<br />

aperçue est celle que nous cherchions. Mr Trelawney, étant un gentleman généreux, ainsi que<br />

nous le savons tous, vient de m’interroger ; comme j’ai pu lui dire que tous les matelots<br />

avaient accompli leur devoir, de la cale jusqu’en h<strong>au</strong>t des mâts, comme je ne peux espérer voir<br />

meilleur travail, eh bien, le docteur, lui et moi allons descendre dans la cabine boire à votre<br />

santé, et on vous servira du rhum pour que vous buviez à notre santé. Je vous dis ce que je<br />

pense de ça : je pense que c’est un geste magnifique. Et si pensez la même chose, vous offrirez<br />

un bon hourra de marins <strong>au</strong> gentleman qui en est responsable.”<br />

Le hourra a suivi – cela allait de soi ; mais il a retenti avec une telle ampleur et tant de cœur<br />

que j’avais du mal à croire, je l’avoue, que ces mêmes hommes complotaient notre mort.<br />

“Et <strong>au</strong>ssi un hourra pour le Cap’n Smollett”, a crié Long John à la fin du premier.<br />

Les matelots ont recommencé, avec tout <strong>au</strong>tant d’ardeur.<br />

Là-dessus, les trois messieurs sont descendus. Peu après, quelqu’un est venu dire que l’on<br />

réclamait Jim Hawkins dans la cabine.<br />

Je les ai trouvés tous trois assis <strong>au</strong>tour de la table, devant une bouteille de vin espagnol et<br />

quelques raisins secs, le docteur fumant sa pipe avec sa perruque sur les genoux – ce qui était,<br />

je le savais, le signe d’une certaine agitation. La fenêtre de derrière était ouverte, car la nuit était<br />

ch<strong>au</strong>de, et on pouvait voir la lune briller <strong>au</strong>-dessus du sillage du navire.<br />

“Ainsi, Hawkins, dit le sieur, vous avez quelque chose à dire. Parlez.”<br />

J’ai répondu à cette invitation et leur ai détaillé, <strong>au</strong>ssi brièvement que possible, la conversation<br />

de Silver. Personne ne m’a interrompu ou n’a même esquissé le moindre geste. Ils ont<br />

gardé les yeux fixés sur mon visage du début à la fin.<br />

41


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Jim, a dit le Dr Livesey, prends un siège.”<br />

Il m’ont fait asseoir à la table à côté d’eux, m’ont versé un verre de vin, m’ont empli les<br />

mains de raisins secs, et tous les trois, l’un après l’<strong>au</strong>tre, m’ont salué avant de boire à ma<br />

santé, soulignant ce qu’ils devaient à ma chance et à mon courage.<br />

“Eh bien, capitaine, a déclaré le sieur, vous aviez raison et j’avais tort. Je reconnais que je<br />

suis un âne, et j’attends vos ordres.<br />

– Pas plus un âne que moi, monsieur. Je n’ai jamais entendu parler d’un équipage qui veut<br />

se mutiner sans que des signes avant-coureurs avertissent un homme ayant des yeux dans sa<br />

tête et lui laissent le temps de prendre les mesures nécessaires. Mais cet équipage me dépasse.<br />

– Capitaine, dit le docteur, si vous me permettez, c’est Silver. Un homme vraiment remarquable.<br />

– Il <strong>au</strong>rait une apparence remarquable pendu à la grand-vergue, a répliqué le capitaine. Mais<br />

trêve de bavardage ; cela ne mène à rien. Je vois trois ou quatre points que je vais vous<br />

exposer, si Mr Trelawney le permet.”<br />

Mr Trelawney a pris son ton grandiloquent.<br />

“Vous êtes le capitaine, monsieur. C’est à vous de parler.<br />

– Premier point, a commencé Mr Smollett. Nous devons continuer, parce que nous ne<br />

pouvons pas faire demi-tour. Si j’ordonnais de virer de bord, ils se soulèveraient <strong>au</strong>ssitôt.<br />

Second point, nous avons du temps devant nous – <strong>au</strong> moins jusqu’à ce que le <strong>trésor</strong> soit<br />

trouvé. Troisième point, il y a des matelots fidèles. Alors, monsieur, nous en viendrons <strong>au</strong>x<br />

mains tôt ou tard ; ce que je propose, c’est de saisir la fortune <strong>au</strong>x cheveux, comme on dit, et<br />

d’en venir <strong>au</strong>x mains un be<strong>au</strong> jour quand ils s’y attendent le moins. Je suppose que nous<br />

pouvons compter sur vos propres domestiques, Mr Trelawney ?<br />

– Comme sur moi-même, a déclaré le sieur.<br />

– Trois, a compté le capitaine. Avec nous, cela fait sept, y compris Hawkins. Venons-en<br />

<strong>au</strong>x matelots fidèles…<br />

– Probablement les hommes que Trelawney a choisis lui-même avant de tomber sur Silver, a<br />

avancé le docteur.<br />

– Non, a répondu le sieur. Hands était l’un des miens.<br />

– C’est vrai, a ajouté le capitaine. Je croyais que l’on pouvait avoir confiance en Hands.<br />

– Quand on pense que ce sont tous des Anglais ! s’est exclamé le sieur. Monsieur, il ne<br />

m’en f<strong>au</strong>drait pas be<strong>au</strong>coup plus pour que je fasse s<strong>au</strong>ter le navire.<br />

– Eh bien, messieurs, a dit le capitaine, ma conclusion se limite à peu de choses. Nous<br />

devons attendre, s’il vous plaît, et ouvrir l’œil. C’est éprouvant, je le sais. Ce serait plus<br />

plaisant de déclencher la bagarre. Mais c’est sans espoir tant que nous ne connaissons pas nos<br />

hommes. Attendre un vent favorable, c’est ce que je conseille.<br />

– Jim ici présent, dit le docteur, peut nous aider mieux que personne. Les hommes parlent<br />

sans crainte devant lui, et Jim a un bon sens de l’observation.<br />

– Hawkins, je place toute ma confiance en vous”, a ajouté le sieur.<br />

J’ai ressenti un véritable désespoir en entendant ces mots, car je ne voyais pas ce que je<br />

pouvais faire ; et pourtant, par un étrange concours de circonstances, c’est en effet grâce à moi<br />

que le salut est venu. En attendant, nous avions be<strong>au</strong> parler, le nombre d’hommes en lequels<br />

nous pouvions avoir confiance s’élevait à sept sur vingt-six ; et l’un de ces sept était un<br />

garçon, si bien que les adultes de notre côté n’étaient que six contre dix-neuf.<br />

42


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Troisième partie<br />

Mon aventure à terre<br />

Chapitre XIII<br />

Comment mon aventure à terre a commencé<br />

Quand je suis monté sur le pont le lendemain matin, l’apparence de l’île avait complètement<br />

changé. Le vent ne soufflait plus du tout, mais nous avions bien avancé pendant la nuit. Nous<br />

étions maintenant immobilisés à un demi-mille <strong>au</strong> sud-est de la côte orientale, une plaine<br />

couverte en grande partie par une forêt grise. Cette teinte unie était relevée ici et là par des<br />

coulées de sable j<strong>au</strong>ne et par de grands arbres ressemblant à des pins qui, isolés ou par petits<br />

groupes, dépassaient les <strong>au</strong>tres ; l’impression générale était tout de même monotone et triste.<br />

Les collines dressaient <strong>au</strong>-dessus de la végétation des flèches de roc dénudé. Elles avaient<br />

toutes des formes étranges et la Longue-Vue, qui dépassait les <strong>au</strong>tres de trois cents ou quatre<br />

cents pieds, était <strong>au</strong>ssi la plus bizarre, montant à pic de tous côtés jusqu’à un sommet tronqué<br />

semblable à un grand piédestal en attente d’une statue.<br />

La houle de l’océan balançait l’Hispaniola en un roulis continuel. Les bômes tiraient sur les<br />

poulies, le gouvernail battait à droite et à g<strong>au</strong>che, et le vaisse<strong>au</strong> tout entier craquait, gémissait<br />

et surs<strong>au</strong>tait comme un atelier plein de machines. Je devais m’agripper <strong>au</strong>x h<strong>au</strong>bans, car tout<br />

tournoyait et me donnait le vertige. Je n’étais pas un m<strong>au</strong>vais marin tant que le bate<strong>au</strong><br />

avançait, mais quand il restait sur place, ballotté comme une bouteille, j’échappais mal à la<br />

n<strong>au</strong>sée, surtout le matin sur un estomac vide.<br />

Peut-être pour cette raison – ou peut-être était-ce l’apparence de l’île, avec ses forêts grises<br />

et mélancoliques, ses farouches clochers de pierre, le ressac que nous pouvions voir et<br />

entendre, jetant son écume en grondant sur les rives escarpées – toujours est-il que le soleil<br />

avait be<strong>au</strong> briller clair et ch<strong>au</strong>d, les oise<strong>au</strong>x marins pêcher et crier <strong>au</strong>tour de nous, et on <strong>au</strong>rait<br />

pensé que n’importe qui se serait réjoui de toucher terre après une si longue traversée, mon<br />

cœur se serrait ; et dès ce premier coup d’œil, j’ai détesté l’idée même de l’Île <strong>au</strong> Trésor.<br />

Nous avions une pénible matinée de travail devant nous, car <strong>au</strong>cune brise ne s’annonçait ; il<br />

fallait donc mettre les chaloupes à la mer et ramer pour remorquer le navire trois ou quatre<br />

mille <strong>au</strong>tour de la pointe de l’île, puis le long de l’étroit chenal qui conduisait <strong>au</strong> mouillage<br />

derrière l’Île du Squelette. Je me suis porté volontaire pour embarquer sur l’une des chaloupes,<br />

où je n’avais <strong>au</strong>cune raison d’aller, en vérité. La chaleur était accablante et les matelots<br />

m<strong>au</strong>dissaient leur travail sans retenue. Anderson commandait mon canot ; <strong>au</strong> lieu de maintenir<br />

l’ordre parmi ses hommes, il pestait <strong>au</strong>ssi fort que les pires d’entre eux.<br />

“Bon, dit-il en jurant, ça ne durera pas toujours.”<br />

J’ai pensé que c’était m<strong>au</strong>vais signe ; car, jusqu’à ce jour, les matelots s’étaient montrés<br />

efficaces et plein d’entrain dans leur travail ; mais la vue de l’île avait suffi à relâcher les liens<br />

de la discipline.<br />

Pendant que le vaisse<strong>au</strong> s’approchait du mouillage, Long John se tenait à côté du timonier<br />

et dirigeait la manœuvre. Il connaissait le chenal comme sa poche ; alors même que l’homme<br />

qui descendait la sonde trouvait partout plus d’e<strong>au</strong> que ne l’indiquait la carte, John n’a pas<br />

hésité une seule fois.<br />

“La marée récure le fond, dit-il, et cette passe-ci a été creusée, pour ainsi dire, avec une<br />

pelle.”<br />

43


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Nous avons mouillé à l’endroit même où se trouvait l’ancre sur la carte, à un tiers de mille<br />

environ de chaque rive, la grande île d’un côté et l’île du Squelette de l’<strong>au</strong>tre. Le fond était de<br />

sable fin. Le plongeon de notre ancre a envoyé des nuages d’oise<strong>au</strong>x tourbillonner et crier <strong>au</strong>dessus<br />

des bois ; mais en moins d’une minute ils étaient revenus et le silence régnait à nouve<strong>au</strong>.<br />

L’emplacement était entouré de terres, enfoui dans les bois, les arbres descendant jusqu’à la<br />

limite de la marée h<strong>au</strong>te. La grève était à peu près plate et les collines s’élevaient en cercle à<br />

distance, l’une ici, l’<strong>au</strong>tre là, en une sorte d’amphithéâtre. Deux petites rivières, ou plutôt deux<br />

marigots, se jetaient dans ce qui ressemblait à un étang ; et le feuillage sur cette partie de la côte<br />

avait une sorte d’éclat vénéneux. Du navire, on ne pouvait voir ni maison ni palissade, car ils<br />

étaient cachés dans les arbres ; et si la carte n’avait pas été dépliée sur le capot, nous <strong>au</strong>rions<br />

pu nous croire les premiers à mouiller là depuis que l’île était sortie des flots.<br />

Il n’y avait pas le moindre souffle d’air, ni le moindre bruit s<strong>au</strong>f celui du ressac qui grondait<br />

à un demi mille le long des plages et à l’ass<strong>au</strong>t des récifs. Une odeur étrange stagnait <strong>au</strong>-dessus<br />

du mouillage – une odeur de feuilles détrempées et de troncs pourrissants. J’ai vu que le<br />

docteur reniflait longuement, comme quelqu’un qui flaire un œuf douteux.<br />

“Pour le <strong>trésor</strong>, je ne sais pas, mais je parierais ma perruque qu’il y a de la fièvre ici.”<br />

Si la conduite des matelots avait été inquiétante dans la chaloupe, elles est devenue vraiment<br />

menaçante quand ils sont remontés à bord. Ils s’aggloméraient sur le pont en petits groupes<br />

grogneurs. Ils accueillaient la moindre instruction avec un regard noir, obéissant à contrecœur<br />

et de manière négligente. Même les marins honnêtes cédaient à la contagion, car il n’y avait pas<br />

un homme à bord pour racheter l’<strong>au</strong>tre. La mutinerie, c’était certain, était suspendue <strong>au</strong>-dessus<br />

de nos têtes comme un lourd nuage avant un orage.<br />

Nous <strong>au</strong>tres de la cabine n’étions pas les seuls à percevoir le danger. Long John se démenait<br />

pour aller de groupe en groupe, prodiguait des conseils et montrait lui-même le meilleur<br />

exemple possible. Il débordait de bonne volonté et de politesse ; il souriait à tout le monde.<br />

Quand on donnait un ordre, John se dressait <strong>au</strong>ssitôt sur sa béquille avec un “Tout de suite,<br />

monsieur !” plein d’enthousiasme ; et s’il n’avait rien d’<strong>au</strong>tre à faire, il chantait sans discontinuer,<br />

comme pour masquer le ressentiment des matelots.<br />

De tous les aspects lugubres de cet après-midi lugubre, cette angoisse évidente de Long<br />

John nous a paru le pire.<br />

Nous avons tenu conseil dans la cabine.<br />

“Monsieur, a déclaré le capitaine, si je donne un ordre de plus, tout le navire nous tombe<br />

dessus dans la minute. Voici ce que je dis, monsieur. Ils vont m’envoyer paître, hein ? Alors si<br />

je me fâche, les coutelas se dressent <strong>au</strong>ssitôt ; sinon, Silver comprend qu’il y a anguille sous<br />

roche et les jeux sont faits. Eh bien, nous ne pouvons compter que sur un seul homme.<br />

– Et qui est-ce ? a demandé le sieur.<br />

– Silver, monsieur ; il est <strong>au</strong>ssi soucieux que vous et moi d’arranger les choses. Ceci est un<br />

moment de m<strong>au</strong>vaise humeur ; il les ramènerait à la raison sans peine s’il en avait la possibilité,<br />

et ce que je propose, c’est de lui donner cette possibilité. Offrons <strong>au</strong>x hommes un après-midi à<br />

terre. S’ils y vont tous, bien, nous <strong>au</strong>rons le vaisse<strong>au</strong> pour les combattre. Si <strong>au</strong>cun n’y va, bon,<br />

dans ce cas, nous tenons la cabine et Dieu défende le juste. Si quelques uns y vont, vous<br />

pouvez me croire, monsieur, Silver les ramène à bord <strong>au</strong>ssi doux que des agne<strong>au</strong>x.”<br />

Il en a été décidé ainsi. Des pistolets chargés ont été distribués à tous les hommes sûrs ;<br />

Hunter, Joyce et Redruth ont été mis dans la confidence, et ont accueilli les nouvelles avec<br />

moins d’étonnement et plus de courage que nous ne l’avions envisagé. Ensuite, le capitaine est<br />

allé sur le pont et s’est adressé à l’équipage.<br />

44


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Mes enfants, la journée a été ch<strong>au</strong>de, et nous sommes tous fatigués et énervés. Un petit<br />

tour à terre ne fera de mal à personne – les chaloupes sont restées à l’e<strong>au</strong> ; vous pouvez les<br />

prendre, et tous ceux qui le désirent peuvent passer l’après-midi sur l’île. Je tirerai un coup de<br />

fusil une demi-heure avant le coucher du soleil.”<br />

Je pense que ces lourd<strong>au</strong>ds étaient convaincus qu’ils se briseraient les tibias sur des coffres<br />

de bijoux dès qu’ils débarqueraient ; en effet, ils ont tous cessé de bouder en un instant, et ont<br />

lancé un hourra qui a éveillé l’écho d’une colline lointaine et dispersé les oise<strong>au</strong>x criards une<br />

fois de plus <strong>au</strong>-dessus du mouillage.<br />

Le capitaine était trop malin pour gêner leur départ. Il s’est vite éclipsé, laissant Silver<br />

arranger l’excursion ; et je pense qu’il a bien fait. S’il était resté sur le pont, il n’<strong>au</strong>rait pu<br />

prétendre plus longtemps qu’il ne comprenait pas la situation. C’était clair comme le jour.<br />

Silver était le capitaine et menait un équipage de mutins farouches. Les matelots honnêtes – et<br />

j’ai bientôt vu la preuve de leur existence – étaient sans doute bien bêtes. Ou plutôt, en vérité,<br />

tous étaient sensibles <strong>au</strong>x discours des meneurs – mais plus ou moins : certains, étant dans<br />

l’ensemble de braves gars, ne pouvaient pas être écartés très loin du droit chemin. C’est une<br />

chose de travailler de m<strong>au</strong>vaise grâce ; c’est tout <strong>au</strong>tre chose de saisir un vaisse<strong>au</strong> et de tuer un<br />

certain nombre d’innocents.<br />

En fin de compte, six marins sont restés à bord, et les treize <strong>au</strong>tres, y compris Silver, ont<br />

commencé à embarquer dans les chaloupes.<br />

C’est alors que m’est venue à l’esprit la première des idées folles qui ont tant contribué à<br />

s<strong>au</strong>ver nos vies. Si Silver avait laissé six hommes, il était certain que notre petit groupe ne<br />

pouvait capturer le vaisse<strong>au</strong> et l’utiliser pour combattre ; mais s’il n’étaient que six, il était<br />

également certain que les occupants de la cabine n’avaient pas besoin de moi pour se défendre.<br />

J’ai <strong>au</strong>ssitôt décidé de descendre à terre. En une seconde j’avais glissé le long de la coque et<br />

m’étais blotti dans des cordages à l’avant du canot le plus proche, qui s’est éloigné du navire<br />

presque <strong>au</strong> même moment.<br />

Personne n’a remarqué ma présence, à part le rameur de proue, qui a demandé : “C’est toi,<br />

Jim ? Baisse la tête.” Mais Silver, depuis l’<strong>au</strong>tre chaloupe, a tourné brusquement la tête et<br />

appelé pour savoir si c’était moi ; à partir de cet instant, j’ai commencé à regretter ce que<br />

j’avais fait.<br />

Les rameurs ont fait la course pour arriver sur la plage ; mais la chaloupe sur laquelle je me<br />

trouvais avait pris de l’avance. Étant à la fois plus légère et menée par un meilleur équipage,<br />

elle a distancé sa compagne, de sorte que la proue s’est échouée entre les arbres du rivage, et<br />

j’ai saisi une branche qui m’a permis de s<strong>au</strong>ter par-dessus bord, et j’ai plongé dans le fourré le<br />

plus proche, pendant que Silver et son équipe se trouvaient encore à une centaine de yards.<br />

“Jim, Jim!” l’ai-je entendu crier.<br />

Mais je n’en ai pas tenu compte, vous pouvez l’imaginer ; bondissant, esquivant les<br />

branches, me frayant un passage dans les buissons, j’ai couru droit devant moi, <strong>au</strong>ssi<br />

longtemps que mes forces l’ont permis.<br />

Chapitre XIV<br />

Le premier coup<br />

J’étais si content d’avoir f<strong>au</strong>ssé compagnie à Long John que j’ai commencé à me sentir<br />

joyeux et à observer avec une certaine curiosité le pays étrange que je découvrais.<br />

45


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

J’avais traversé un coin marécageux plein de s<strong>au</strong>les, de joncs, et d’arbres exotiques bizarres ;<br />

et j’étais arrivé à l’entrée d’un clairière bosselée et sablonneuse, longue d’un mille environ. Des<br />

pins se dressaient par endroits, ainsi que des arbres noueux ressemblant à des chênes, si ce<br />

n’est que leur feuillage pâle rappelait celui du s<strong>au</strong>le. À l’<strong>au</strong>tre bout de la clairière s’élevait l’une<br />

des collines, avec deux pics escarpés qui brillaient vivement <strong>au</strong> soleil.<br />

J’ai éprouvé alors, pour la première fois de ma vie, le plaisir de l’exploration. L’île était<br />

inhabitée, j’avais laissé mes camarades derrière moi, et je ne pouvais rencontrer que des<br />

anim<strong>au</strong>x privés d’entendement. Je zigzaguais entre les arbres. Des plantes inconnues fleurissaient<br />

ici et là ; j’ai vu des serpents, et l’un d’eux, installé sur une corniche rocheuse, a dressé<br />

la tête et a sifflé dans ma direction avec un bruit semblable <strong>au</strong> ronflement d’une toupie. J’étais<br />

loin de me douter que c’était un ennemi mortel et que le ronflement était celui du fameux<br />

serpent à sonnette.<br />

Je suis arrivé ensuite à un bosquet de ces arbres noueux – des chênes-verts, ai-je appris plus<br />

tard – qui ne s’élevaient guère plus h<strong>au</strong>t <strong>au</strong>-dessus du sable que des ronces, leurs branches<br />

curieusement tordues, leur feuillage <strong>au</strong>ssi dense que du ch<strong>au</strong>me. Le bosquet descendait depuis<br />

l’un des monticules sablonneux de la clairière ; les arbres devenaient plus nombreux et plus<br />

h<strong>au</strong>ts en approchant d’un grand marais planté de rose<strong>au</strong>x, à travers lequel la plus proche des<br />

petites rivières gargouillait jusqu’<strong>au</strong> mouillage. Le marécage fumait dans le soleil brûlant, et la<br />

silhouette de la Longue-Vue tremblotait à travers la vapeur.<br />

Soudain, une sorte d’effervescence a agité les joncs ; un canard s<strong>au</strong>vage s’est envolé avec un<br />

couac, puis un <strong>au</strong>tre, et bientôt une grande nuée d’oise<strong>au</strong>x survolait le marais en criant. J’ai<br />

pensé <strong>au</strong>ssitôt que certains de mes compagnons devaient s’approcher. Je ne me trompais pas ;<br />

bientôt, j’ai entendu le son faible et lointain d’une voix d’homme qui, comme je continuais de<br />

tendre l’oreille, devenait peu à peu plus forte et plus proche.<br />

Saisi d’une grande frayeur, j’ai rampé sous les branches basses du chêne-vert le plus proche<br />

et suis resté accroupi, à l’affût, <strong>au</strong>ssi silencieux qu’une souris.<br />

Une <strong>au</strong>tre voix a répondu ; puis la première, que je reconnaissais maintenant comme celle de<br />

Silver, s’est lancée dans une longue histoire, en un flot que l’<strong>au</strong>tre n’interrompait que de temps<br />

en temps. Leur ton était celui d’une conversation passionnée, et presque féroce ; mais je ne<br />

suis pas arrivé à distinguer le moindre mot.<br />

À la fin, j’ai eu l’impression que les deux hommes s’arrêtaient, s’asseyaient peut-être ; non<br />

seulement ils ont cessé de se rapprocher, mais les oise<strong>au</strong>x eux-mêmes se sont calmés et sont<br />

revenus se poser.<br />

Je commençais à penser que négligeais mon affaire ; puisque j’avais été assez téméraire<br />

pour venir à terre avec ces bandits, je ne pouvais faire moins que de surprendre leurs<br />

conciliabules. Mon devoir évident était de m’approcher <strong>au</strong>tant que possible, sous le couvert<br />

propice des arbres rabougris.<br />

Je savais dans quelle direction ils se trouvaient, non seulement par le son de leur voix, mais<br />

<strong>au</strong>ssi par l’attitude des rares oise<strong>au</strong>x qui, inquiets, continuaient de survoler les intrus.<br />

Avançant à quatre pattes, j’ai rampé vers eux lentement mais sûrement ; <strong>au</strong> bout d’un<br />

moment, levant ma tête jusqu’à une trouée du feuillage, j’ai vu clairement, dans un petit vallon<br />

boisé <strong>au</strong> bord du marais, Silver en grande conversation avec un <strong>au</strong>tre membre de l’équipage.<br />

Ils se tenaient debout en plein soleil. Silver avait jeté son chape<strong>au</strong> à côté de lui sur le sol et<br />

levait vers l’<strong>au</strong>tre homme son grand visage rasé et blond, brillant de sueur, comme pour le<br />

supplier.<br />

46


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Camarade, disait-il, c’est que je t’estime ton pesant d’or – ton pesant d’or, tu peux miser<br />

là-dessus ! Si tu m’attirais pas comme l’aiguille de la boussole, tu crois que j’serais là à te<br />

préviendre ? C’est fichu – tu peux plus rien changer ; j’te parle pour s<strong>au</strong>ver ta pe<strong>au</strong>, et si l’un<br />

des <strong>au</strong>t’ s<strong>au</strong>vages l’apprenait, keski m’arriverait, Tom – hein, dis-moi, keski m’arriverait ?<br />

– Silver”, a répondu l’<strong>au</strong>tre – et j’ai remarqué que non seulement son visage était écarlate,<br />

mais que sa voix était <strong>au</strong>ssi r<strong>au</strong>que que celle d’un corbe<strong>au</strong> et vibrait, de plus, comme une corde<br />

tendue – “Silver, vous êtes vieux, et vous êtes honnête, à ce qu’on dit ; et vous avez de<br />

l’argent, <strong>au</strong>ssi, que des tas de p<strong>au</strong>v’ marins en ont pas ; et vous êtes courageux, si j’me trompe<br />

pas. Et vous voulez m’dire que vous allez vous laisser entraîner par ce ramassis d’minables ?<br />

Pas vous ! Aussi sûr que Dieu m’voit, si j’me détourne de mon dovoir, qu’on m’coupe plutôt<br />

la main…”<br />

Un bruit l’a interrompu tout à coup. J’avais trouvé l’un des marins honnêtes – eh bien, <strong>au</strong><br />

même instant, j’en ai entendu un <strong>au</strong>tre. Un son ressemblant à un cri de colère s’est élevé <strong>au</strong><br />

loin dans le marais, suivi par un second ; et enfin un hurlement affreux et prolongé. Les rochers<br />

de la Longue-vue en ont renvoyé l’écho une vingtaine de fois ; toute la troupe des oise<strong>au</strong>x du<br />

marais s’est envolée de nouve<strong>au</strong> dans un bruissement simultané, assombrissant les cieux ; alors<br />

que ce cri d’agonie résonnait encore dans ma tête, le silence a rétabli son règne, et seuls le<br />

froissement des oise<strong>au</strong>x qui redescendaient et le fracas du lointain ressac troublaient la langueur<br />

de l’après-midi.<br />

Tom avait surs<strong>au</strong>té <strong>au</strong> bruit, comme un cheval que l’on éperonne ; mais Silver n’avait pas<br />

sourcillé. Il restait sur place, appuyé de manière nonchalante sur sa béquille, observant son<br />

compagnon comme un serpent prêt à frapper.<br />

“John ! dit le marin, tendant la main.<br />

– Bas les pattes !” s’est écrié Silver, bondissant en arrière de trois pieds, m’a-t-il semblé,<br />

avec l’agilité et la sureté d’un gymnaste exercé.<br />

“Bas les pattes si vous voulez, John Silver. C’est une conscience bien noire qui peut vous<br />

inspirer d’la crainte de moi. Mais, <strong>au</strong> nom du ciel, dites-moi c’que c’était.<br />

– Ça ?” a répliqué Silver, souriant mais toujours méfiant, son œil semblable à une tête<br />

d’épingle dans son large visage, mais brillant comme un éclat de verre. “Ça ? Oh, j’dis que ce<br />

serait Alan.”<br />

À ces mots, ce p<strong>au</strong>vre Tom a réagi en héros.<br />

“Alan ! Que l’âme d’ce vrai marin repose en paix ! Et vous, John Silver, j’vous ai eu<br />

longtemps pour compagnon, mais j’veux plus de vous. Si j’meurs comme un chien, j’mourirai<br />

sans faillir à mon dovoir. Vous avez tué Alan, vrai ? Tuez-moi <strong>au</strong>ssi, si vous pouvez. Mais<br />

j’vous y défie.”<br />

Ayant ainsi parlé, ce matelot courageux a tourné le dos <strong>au</strong> cuisinier sans hésiter, et s’est mis<br />

à marcher vers la plage. Mais il ne devait pas aller bien loin. Poussant un cri, Lohn s’est<br />

agrippé à la branche d’un arbre, a dégagé la béquille de son aisselle et a lancé ce projectile<br />

insolite de toutes ses forces. La pointe a frappé le p<strong>au</strong>vre Tom dans le dos, entre les ép<strong>au</strong>les,<br />

avec une violence stupéfiante. Il a levé les bras, a exhalé une sorte de gémissement et s’est<br />

écroulé.<br />

Personne ne s<strong>au</strong>ra jamais s’il était blessé légèrement ou gravement. Il est possible, à en juger<br />

par le bruit, que le choc lui ait brisé le dos. Mais il n’a pas eu le temps de reprendre ses<br />

esprits. Silver, agile comme un singe, même sans jambe ni béquille, était déjà <strong>au</strong>-dessus de lui et<br />

enfonçait par deux fois son coutelas jusqu’à la garde dans le corps sans défense. De ma<br />

cachette, je l’entendais haleter en assénant ses coups.<br />

47


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

J’ignore ce que c’est vraiment que de s’évanouir, mais je sais que pendant quelques instants<br />

le monde s’est dissous en un tourbillon de brume ; Silver et les oise<strong>au</strong>x, et le sommet de la<br />

Longue-vue, tout dansait la farandole et se mettait sens dessus-dessous devant mes yeux,<br />

cependant que des cloches sonnaient et des voix indistinctes hurlaient dans mes oreilles.<br />

Quand je suis revenu à moi, le monstre s’était ressaisi, sa béquille sous le bras et son<br />

chape<strong>au</strong> sur la tête. Tom était étendu sans vie à ses pieds, mais l’assassin, ne prêtant <strong>au</strong>cune<br />

attention à lui, nettoyait son coute<strong>au</strong> ensanglanté avec une touffe d’herbe. Rien d’<strong>au</strong>tre n’avait<br />

changé. Le soleil dardait ses rayons impitoyables sur le marais fumant et sur la h<strong>au</strong>te cime de<br />

la montagne, et j’avais peine à me convaincre qu’un meurtre avait bel et bien été commis et que<br />

je venais d’assister à la cruelle suppression d’une vie humaine.<br />

C’est alors que John a plongé sa main dans sa poche, en a ressorti un sifflet, et a émis<br />

plusieurs modulations stridentes, que l’air surch<strong>au</strong>ffé portait <strong>au</strong> loin. Je ne connaissais pas le<br />

sens de ce signal, bien sûr ; mais il a éveillé <strong>au</strong>ssitôt mes craintes. D’<strong>au</strong>tres hommes allaient<br />

venir. Ils pouvaient me découvrir. Ils avaient déjà tué deux des marins honnêtes ; après Tom et<br />

Alan, ne risquais-je pas d’être le suivant ?<br />

J’ai commencé sur le champ à me dégager et à ramper de nouve<strong>au</strong>, vers la partie moins<br />

touffue de la forêt, en m’efforçant d’aller vite sans faire <strong>au</strong>cun bruit. Ce faisant, j’entendais que<br />

le vieux pirate échangeait des appels avec ses camarades. Le son du danger me donnait des<br />

ailes. Dès que je suis sorti du bosquet, j’ai couru comme jamais, m’occupant à peine de la<br />

direction de ma fuite, du moment qu’elle m’éloignait des assassins ; plus je courais, plus la<br />

peur montait en moi, jusqu’à se transformer en une sorte de panique.<br />

En vérité, pouvait-on imaginer personne plus totalement perdue que moi ? Quand le<br />

capitaine tirerait son coup de fusil, comment oserais-je reprendre ma place sur le canot entre<br />

ces démons encore fumant du sang qu’ils venaient de répandre ? Le premier qui me verrait ne<br />

me tordrait-il pas le cou comme à une bécasse ? Mon absence elle-même ne prouvait-elle pas<br />

que je les craignais, et donc que je savais ? J’ai pensé que c’était sans espoir. Adieu,<br />

Hispaniola ; adieu sieur, docteur et capitaine ! Je n’avais plus qu’à mourir de faim, ou de la<br />

main des mutins.<br />

Pendant tout ce temps, ainsi que je l’ai dit, je continuais de courir et, sans y prendre garde,<br />

j’avais atteint le pied de la petite colline <strong>au</strong>x deux pics, une région de l’île où les chênes-verts<br />

étaient moins enchevêtrés et ressemblaient plus <strong>au</strong>x arbres d’une forêt par leur aspect et leur<br />

taille. Des pins commençaient à apparaître, h<strong>au</strong>ts de cinquante à soixante-dix pieds. L’air<br />

semblait plus pur et plus frais qu’en bas près du marécage.<br />

Et voici qu’une nouvelle alerte m’a arrêté net, le cœur battant la chamade.<br />

Chapitre XV<br />

L’homme de l’île<br />

Du flanc de la colline, qui était ici escarpée et rocheuse, une poignée de gravier s’est<br />

détachée et a dégringolé en crépitant à travers les arbres. Tournant les yeux instinctivement<br />

dans cette direction, j’ai vu une silhouette bondir avec une grande vivacité pour se cacher<br />

derrière un pin. Je n’<strong>au</strong>rais pas pu dire ce que c’était. Un ours, un homme, un singe ? Cela<br />

paraissait sombre et hirsute ; je n’en savais pas plus. Mais la terreur de cette nouvelle<br />

apparition m’a figé sur place.<br />

48


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

J’étais pris entre deux feux, me semblait-il ; derrière moi les assassins, devant moi cet être<br />

indéfini en embuscade. J’ai vite décidé que je préférais les dangers connus <strong>au</strong>x inconnus. Silver<br />

lui-même m’apparaissait moins inquiétant quand je l’opposais à cette créature des bois. J’ai<br />

donc tourné les talons et, surveillant mes arrières en regardant par-dessus mon ép<strong>au</strong>le, j’ai<br />

commencé à retourner sur mes pas en direction des canots.<br />

Aussitôt la silhouette est réapparue et, décrivant un large cercle, a entrepris de me couper la<br />

route. J’étais fatigué, de toute façon ; même si j’avais été <strong>au</strong>ssi vigoureux qu’à mon lever, je<br />

pouvais voir que toute tentative de vaincre cet adversaire à la course était vaine. La créature<br />

filait d’arbre en arbre comme un chevreuil, courant sur deux jambes à la manière d’un homme,<br />

si ce n’est que je n’avais jamais vu un homme courir en restant plié en deux. C’était bien un<br />

homme, pourtant, je ne pouvais plus en douter.<br />

Me souvenant de ce que j’avais entendu dire des cannibales, j’étais à deux doigts d’appeler<br />

<strong>au</strong> secours. Mais le simple fait de le savoir un homme, même s<strong>au</strong>vage, m’avait un peu rassuré,<br />

ce qui ravivait par contrecoup ma peur de Silver. Je me suis donc arrêté et me suis demandé<br />

comment m’échapper ; alors que je réfléchissais, le souvenir de mon pistolet m’est soudain<br />

venu à l’esprit. En pensant que je n’étais pas sans défense, j’ai repris courage ; faisant face<br />

résolument à cet homme de l’île, j’ai marché d’un pas vif vers lui.<br />

Entre-temps, il s’était caché derrière un <strong>au</strong>tre tronc d’arbre ; mais il devait m’observer de<br />

près, car dès qu’il m’a vu marcher vers lui, il est venu lui-même à ma rencontre. Puis il a hésité,<br />

a reculé, s’est avancé de nouve<strong>au</strong> et enfin, provoquant mon étonnement et mon trouble, il s’est<br />

mis à genoux et a joint les mains en un geste de supplication.<br />

Voyant cela, je me suis arrêté une fois de plus.<br />

“Qui êtes-vous ? lui ai-je demandé.<br />

– Ben Gunn, a-t-il répondu, et sa voix r<strong>au</strong>que, mal assurée, grinçait comme une serrure<br />

rouillée. J’suis le p<strong>au</strong>v’ Ben Gunn, c’est moi ; et j’ai pas parlé à <strong>au</strong>cun Chrétien ça fait trois<br />

ans.”<br />

Je pouvais voir maintenant que c’était un homme blanc comme moi, et que ses traits étaient<br />

même agréables. Là où sa pe<strong>au</strong> était visible, elle était brûlée par le soleil ; même ses lèvres<br />

étaient noires ; et ses yeux clairs ressortaient de manière étonnante dans un visage si sombre.<br />

De tous les mendiants que j’avais vus ou imaginés, c’était le plus dépenaillé. Il était vêtu de<br />

lambe<strong>au</strong>x de toile à voile et de drap marin ; et ce patchwork extraordinaire tenait ensemble par<br />

un système d’attaches <strong>au</strong>ssi diverses qu’incongrues, des boutons de cuivre, des bouts de bois,<br />

des lacets de ch<strong>au</strong>sse goudronnés. Il portait <strong>au</strong>tour de la taille une vieille ceinture de cuir à<br />

boucle de cuivre, qui était la seule pièce intacte de son accoutrement.<br />

“Trois ans ! me suis-je exclamé. Avez-vous fait n<strong>au</strong>frage ?<br />

– Nan, camarade, j’ai été marronné.”<br />

J’avais déjà entendu ce mot. Je savais qu’il désignait une horrible punition, courante chez<br />

les flibustiers, qui consistait à abandonner le coupable sur quelque île isolée et désolée avec un<br />

peu de poudre et de plomb.<br />

“Marronné trois ans d’ça, a-t-il poursuivi, et mangé tout c’temps des chèvres, des baies<br />

s<strong>au</strong>vages et des huîtres. Où qu’un homme il soit, je dis, un homme peut s’en sortir. Mais,<br />

camarade, mon cœur s’languit d’un régime chrétien. T’<strong>au</strong>rais donc pas un bout d’fromage sur<br />

toi, par chance ? Non ? Ah, maintes longues nuits j’ai rêvé d’fromage – grillé plutôt – et j’me<br />

réveille et j’suis ici.<br />

– Si jamais je remonte à bord, vous <strong>au</strong>rez des livres de fromage.”<br />

49


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Pendant tout ce temps il palpait l’étoffe de ma vareuse, caressait mes mains, regardait mes<br />

bottes et, de manière générale, dans les silences de son discours, manifestait un plaisir enfantin<br />

en présence d’un compagnon humain. Mais à mes derniers mots, il a redressé la tête avec une<br />

sorte d’expression étonnée et rouée.<br />

“Si jamais tu rmontes à bord, tu dis ? Et alors, qui t’en empêchera ?<br />

– Pas vous, je le sais.<br />

– T’as vu juste. Mais dis donc, comment t’appelles-tu, camarade ?<br />

– Jim.<br />

– Jim, Jim, répète-t-il, apparemment très satisfait. Ben t’sais, Jim, j’ai vécu si rude que<br />

t’<strong>au</strong>rais honte que j’te dise. Tiens, par exempe, tu penserais pas que j’ai eu une mère pieuse, à<br />

m’voir ?<br />

– Eh bien, non, pas spécialement.<br />

– Ah, ben pourtant, elle l’était, <strong>au</strong>ssi pieuse qu’on peut. Et moi que j’étais un ptit gas poli<br />

et pieux, et j’pouvais crachouiller mon catéchisse si vite que t’<strong>au</strong>rais pas reconnu un mot d’un<br />

<strong>au</strong>tre. Et vlà où j’en suis arrivé, Jim, et tout a commencé par jouer à la puce avec des sous sur<br />

les pierres tombales bénies ! Ça a commencé comme ça, mais ça s’est pas arrêté là ; et ma mère<br />

m’a averti, et a tout prédite, la pieuse femme ! Mais que j’dois à la Providence d’être ici. J’ai<br />

tout réfléchi sur cette île solitaire, et j’suis revenu à la piété. Tu m’verras pas tant goûter<br />

l’rhum ; ou juste un ptit dé à coud’ qui porte chance, sûr, si j’ai l’occasion. C’est certain que<br />

j’ferai l’bien, j’ai décidé comment. Et, Jim – regardant <strong>au</strong>tour de lui et abaissant sa voix<br />

jusqu’<strong>au</strong> murmure – j’suis riche.”<br />

J’étais maintenant convaincu que la solitude avait rendu fou ce p<strong>au</strong>vre homme. Je suppose<br />

que mon sentiment se lisait sur mon visage, car il a repris en s’emportant :<br />

“Rich! riche! j’te dis. Et t’sais quoi ? J’ferai un homme de toi, Jim. Ah, Jim, tu remercieras<br />

ta bonne étoile, sûr, que t’es l’premier qui m’as trouvé !”<br />

Soudain, une ombre a voilé son visage ; et il a serré ma main plus fort et levé un index<br />

menaçant devant mes yeux.<br />

“Écoute, Jim, dis-moi vrai : c’est pas le bate<strong>au</strong> de Flint ?”<br />

C’est alors qu’une heureuse inspiration m’est venue. Je commençais à penser que j’avais<br />

trouvé un allié, et je lui ai répondu <strong>au</strong>ssitôt.<br />

“Ce n’est pas le bate<strong>au</strong> de Flint, et Flint est mort ; mais je vais vous dire la vérité, comme<br />

vous me l’avez demandé – il y a des matelots de Flint à bord ; une terrible malchance pour<br />

nous <strong>au</strong>tres.<br />

– Pas un homme – avec une – jambe ? a-t-il hoqueté.<br />

– Silver ?” ai-je demandé.<br />

– Ah, Silver ! Ce srait bien son nom.<br />

– C’est le cuisinier ; et le meneur, <strong>au</strong>ssi.”<br />

Il tenait toujours mon poignet. En entendant ces mots, il l’a tordu plutôt brutalement.<br />

“Si c’est que t’es envoyé par Long John, j’suis cuit, et j’le sais. Mais toi, y t’arrive quoi, là,<br />

tu crois ?”<br />

J’avais pris ma décision en un instant, et en guise de réponse je lui ai dit toute l’histoire de<br />

notre voyage, et dans quelle m<strong>au</strong>vaise passe nous nous trouvions. Il m’a écouté avec le plus<br />

vif intérêt, puis m’a tapoté la tête.<br />

“T’es un bon garçon, Jim, et vous êtes tous dans un sale sac de nœuds, hein ? Ben faites<br />

juste confiance à Ben Gunn – Ben Gunn c’est çui qui peut l’faire. Mais dis, tu croirais possibe<br />

50


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

que ton sieur pourrait s’montrer généreux, en cas qu’on l’aide – vu qu’y s’trouve dans un sale<br />

sac de nœuds, comme t’as remarqué ?”<br />

Je lui ai dit que le sieur était un homme très généreux.<br />

“Hé, mais dis, j’parle pas qu’y m’donne une loge à garder, ou un costume de livrée, ou<br />

c’genre ; c’est pas pour moi, Jim. C’que j’parle, y srait prêt à m’laisser je dis mettons mille<br />

livres sur de l’argent qu’est djà à moi pour ainsi dire ?<br />

– Il accepterait certainement. Nous étions décidés à tout partager, de toute façon.<br />

– Et y m’ramènerait <strong>au</strong> pays ?” a-t-il ajouté, l’air fin<strong>au</strong>d.<br />

– Voyons, le sieur est un gentleman. De plus, si nous nous débarrassons des <strong>au</strong>tres, nous<br />

<strong>au</strong>rons besoin de vous pour nous aider à manœuvrer le vaisse<strong>au</strong>.<br />

– Ah, c’est sûr.” Il a paru soulagé. “Alors j’vais te dire. C’que j’ai à te dire, et rien d’plus.<br />

J’étais dans l’bate<strong>au</strong> de Flint quand il a enterré l’<strong>trésor</strong> ; lui et six avec – six marins solides. Y<br />

sont restés à terre pas loin d’une semaine, et nous qu’on attend sur l’vieux Walrus. Un be<strong>au</strong><br />

jour y’a l’signal et vlà Flint qui rvient seul dans une ptite chaloupe, et sa tête était bandée dans<br />

un foulard bleu. Le soleil s’levait et il était debout sur l’étrave, <strong>au</strong>ssi pâle qu’un cadave. Il était<br />

là, tu vois, et les six tous morts – morts et enterrés. Comment qu’il a fait, personne à bord<br />

<strong>au</strong>rait pu dire. C’était bataille, meurtre et mort subite, tout cas – lui contre six. Billy Bones<br />

était note second, Long John note quartier-maître ; et ils lui ont dmandé où qu’était l’<strong>trésor</strong>.<br />

‘Ah, qu’il dit, vous pouvez descendre à terre et rester, si vous voulez, mais le navire, y va<br />

rpartir en chercher encore bien plus, tonnerre !’ C’est c’qu’il a dit. Alors trois ans après,<br />

j’étais dans un <strong>au</strong>te bate<strong>au</strong> et cette île est en vue. ‘Les gars, que j’leur dis, c’est là qu’est<br />

l’<strong>trésor</strong> de Flint ; y’a qu’à débarquer et l’chercher.’ Le cap’n, ça lui a pas plu ; mais mes<br />

camarades voulaient tous, donc ils ont débarqué. Douze jours ils ont cherché, et chaque jour y<br />

trouvaient des mots pires pour m’désigner, et à la fin y sont rmontés à bord. ‘Alors toi,<br />

Benjamin Gunn, qu’ils disent, vlà un fusil, une pelle et une pioche. Tu peux rester et te trouver<br />

l’argent de Flint pour ton compte, qu’ils disent’. Ça fait trois ans que j’suis là, Jim, et pas une<br />

bouchée d’régime chrétien tout c’temps. Mais dis-moi, r’garde ; r’garde-moi, Jim. J’ai l’air<br />

d’un gars devant le mât ? Non, tu dis. Et que j’en suis pas un non plus, j’te dis.”<br />

Là-dessus, il a cligné de l’œil et m’a pincé très fort.<br />

“T’as qu’à dire ces mots à ton sieur, Jim, a-t-il poursuivi. Qu’il en est pas un non plus – tu<br />

lui dis ces mots-là. Trois ans qu’il est l’homme de cette île, jour et nuit, be<strong>au</strong> temps et pluie ;<br />

et kekfois il <strong>au</strong>rait ptêt pensé à prier (tu lui dis), et kekfois il <strong>au</strong>rait ptêt pensé à sa vieille<br />

mère, si c’est qu’elle est en vie (tu lui diras) ; mais presque tout l’temps de Gunn (c’est c’que<br />

tu lui diras) – presque tout son temps était pris par <strong>au</strong>t’ chose. Et alors tu l’pinceras, comme<br />

ça.”<br />

Il m’a pincé de nouve<strong>au</strong> avec un air de grande complicité.<br />

“Et puis, a-t-il ajouté, tu t’mettras bien en face et tu diras ça : Gunn est un brave homme<br />

(tu diras), et il fait sacrément plus confiance – sacrément plus, remarque bien – à un gentleman<br />

né qu’à ces gentilshommes de fortune, qu’il en a été un lui-même.<br />

– Bon, je ne comprends pas un mot de ce que vous m’avez dit, mais cela n’a pas<br />

d’importance, puisque je ne vois pas comment je vais retourner à bord.<br />

– Ah, c’est un ostacle, sûr. Bein j’ai mon canot, que je l’ai fait de mes deux mains. Je l’garde<br />

sous le roc blanc. Au pire du pire, y’a qu’à essayer cette nuit. Hé ! s’est-il écrié. Quoi<br />

encore ?”<br />

À cet instant, alors qu’il restait une heure ou deux avant le coucher du soleil, tous les échos<br />

de l’île se sont réveillés et ont retenti du tonnerre d’un coup de canon.<br />

51


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Ils ont commencé le combat, ai-je crié. Suivez-moi.”<br />

Oubliant mes craintes, je me suis mis à courir vers le mouillage ; cependant que, tout près<br />

de moi, l’homme marronné trottait sans effort.<br />

“À g<strong>au</strong>che, à g<strong>au</strong>che, dit-il. Reste à main g<strong>au</strong>che, ami Jim ! Ouste, sous les arbres ! Regarde,<br />

c’est là que j’ai tué ma première chève. Elles descendent plus, maint’nant ; elles s’planquent en<br />

h<strong>au</strong>t du mât sur ces montailles par peur de Benjamin Gunn. Ah ! Et vlà le citemière (Il voulait<br />

sans doute dire cimetière). Tu vois les monticules ? J’viendais là et j’priais, temps en temps,<br />

quand j’pensais qu’on en s’rait ptêt <strong>au</strong> dimanche. C’est pas xactement une chapelle, mais ce<br />

srait quand même solennel ; et puis, tu m’dis, Ben Gunn y manque d’personnel – pas<br />

d’chaplin, pas même une Bibe ou un drape<strong>au</strong>, tu m’dis.”<br />

Il ne cessait de parlait en courant, sans espérer ni recevoir une réponse.<br />

Une salve de mousqueterie a suivi le coup de canon, après un long intervalle.<br />

Pendant un nouve<strong>au</strong> silence, j’ai aperçu, à un quart de mille, le drape<strong>au</strong> anglais flottant dans<br />

l’air <strong>au</strong>-dessus d’un bois.<br />

52


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Quatrième partie<br />

Le fortin<br />

Chapitre XVI<br />

Récit continué par le docteur : comment le navire a été abandonné<br />

Il était environ une heure et demie – trois cloches, en langage de marin – quand les deux<br />

chaloupes ont quitté l’Hispaniola pour aller à terre. Le capitaine, le sieur et moi discutions<br />

dans la cabine. S’il y avait eu le moindre souffle de vent, nous <strong>au</strong>rions maîtrisé les six mutins<br />

restés à bord, levé l’ancre et gagné la h<strong>au</strong>te mer. Mais le vent manquait ; et, pour accroître<br />

notre désarroi, Hunter est venu nous annoncer que Jim Hawkins s’était f<strong>au</strong>filé sur une des<br />

chaloupes pour aller à terre avec les <strong>au</strong>tres.<br />

Nous n’avons jamais douté de Jim Hawkins ; mais son sort nous inspirait de l’inquiétude.<br />

Considérant l’état d’esprit des hommes, il nous semblait que nous avions une chance sur deux<br />

de revoir le garçon. Nous avons couru sur le pont. La chaleur faisait fondre la poix dans les<br />

interstices ; la puanteur était telle que je me sentais mal ; si jamais une odeur de fièvre et de<br />

dysenterie a régné quelque part, c’était dans cet abominable mouillage. Les six gredins étaient<br />

assis à grommeler sous une voile du gaillard d’avant. À terre, nous pouvions voir les chaloupes<br />

amarrées, gardées chacune par un homme, tout près de l’embouchure de la rivière. L’un des<br />

homme sifflait la ballade “Lillibullero”.<br />

Attendre nous tourmentait ; nous avons décidé que Hunter et moi irions à terre avec le petit<br />

canot pour recueillir des informations. Les chaloupes avaient dévié sur leur droite ; Hunter et<br />

moi avons tiré tout droit, en direction du fortin indiqué sur la carte. Les deux gardiens des<br />

chaloupes ont paru s’agiter en nous voyant passer ; “Lillibullero” s’est arrêté, et j’ai vu qu’ils<br />

discutaient de la marche à suivre. S’ils avaient prévenu Silver, toute l’affaire <strong>au</strong>rait pu tourner<br />

<strong>au</strong>trement ; mais ils avaient leurs instructions, je suppose ; ils ont résolu de rester sagement<br />

assis où ils étaient et de reprendre “Lillibullero”.<br />

Une petite saillie déformait la côte, et je l’ai contournée pour la mettre entre eux et nous ;<br />

ainsi, avant même de débarquer, nous avions perdu les chaloupes de vue. J’ai s<strong>au</strong>té et j’ai<br />

avancé <strong>au</strong>ssi vite que je le pouvais sans courir, un grand mouchoir de soie sous mon chape<strong>au</strong><br />

pour me tenir la tête <strong>au</strong> frais et une paire de pistolets amorcés pour nous défendre.<br />

À peine avais-je parcouru une centaine de yards que j’ai atteint le fortin.<br />

Voici à quoi ça ressemblait : une source d’e<strong>au</strong> limpide jaillissait <strong>au</strong> sommet d’une butte. Sur<br />

cette butte, entourant la source, ils avaient édifié un solide bâtiment de rondins, capable<br />

d’abriter quarante personnes s’il le fallait, et percé de meurtrières pour des mousquets de tous<br />

les côtés. Tout <strong>au</strong>tour ils avaient dégagé un grand terre-plein et complété le tout par une<br />

palissade de six pieds de h<strong>au</strong>t, sans porte ni ouverture. Les pieux étaient si bien plantés qu’on<br />

ne pouvait les abattre sans be<strong>au</strong>coup de temps ni d’efforts, mais trop espacés pour protéger<br />

les assaillants. Les occupants du bâtiment étaient sûrs d’avoir l’avantage ; ils restaient<br />

tranquillement à l’abri et tiraient les <strong>au</strong>tres comme des perdrix. Ils n’avaient besoin que de<br />

bonnes sentinelles et de vivres ; car, à moins d’être vraiment pris par surprise, ils pouvaient<br />

tenir la place contre un régiment.<br />

La source m’a plu tout spécialement. Si nous pouvions tenir un siège dans la cabine de<br />

l’Hispaniola, qui contenait des armes et des munitions, de quoi manger, des vins excellents,<br />

une chose avait été négligée – nous n’avions pas d’e<strong>au</strong>. Je réfléchissais à cette question, quand<br />

53


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

le cri d’agonie d’un homme a retenti <strong>au</strong>-dessus de l’île. La mort violente ne m’était pas<br />

étrangère – j’avais servi son Altesse Royale le Duc de Cumberland, j’avais été blessé moimême<br />

à la bataille de Fontenoy – mais j’ai senti que le rythme de mon pouls s<strong>au</strong>tait d’un cran.<br />

“Jim Hawkins est parti” ai-je pensé.<br />

C’est bien d’avoir été soldat, mais encore mieux d’avoir été médecin. On n’a pas le temps<br />

de tergiverser dans notre travail. Je me suis donc décidé à l’instant, et sans perdre une seconde<br />

je suis retourné <strong>au</strong> rivage et j’ai s<strong>au</strong>té dans le petit canot.<br />

Par chance, Hunter était bon rameur. L’e<strong>au</strong> volait <strong>au</strong>tour de nous ; bientôt le canot était<br />

rangé le long de la goélette et moi sur le pont.<br />

Je les ai trouvés tout secoués, ce qui paraissait naturel. Le sieur était assis, blanc comme un<br />

linge, pensant <strong>au</strong> guêpier dans lequel il nous avait fourrés, la bonne âme ! L’un des six matelots<br />

du gaillard d’avant ne faisait pas meilleure figure. Le capitaine Smollett l’a désigné d’un<br />

mouvement de tête.<br />

“Voici un homme qui n’a pas l’habitude de ce travail. Il a failli s’évanouir, docteur, quand il<br />

a entendu le cri. Un petit coup de barre et il se joindrait à nous.”<br />

J’ai exposé mon plan <strong>au</strong> capitaine, et nous avons mis <strong>au</strong> point ensemble les détails de son<br />

exécution.<br />

Nous avons posté le vieux Redruth dans la coursive entre la cabine et le gaillard d’avant,<br />

avec trois ou quatre mousquets chargés et un matelas pour se protéger. Hunter a amené le<br />

canot sous le hublot de poupe, et Joyce et moi avons entrepris de le charger de barils de<br />

poudre, de mousquets, de sacs de biscuits, de conserves de porc, d’un tonnelet de cognac, sans<br />

oublier ma précieuse armoire à pharmacie.<br />

Pendant ce temps, le sieur et le capitaine sont restés sur le pont et ce dernier a hélé le chef<br />

de chaloupe, qui était le principal matelot à bord.<br />

“Monsieur Hands, nous sommes deux, avec une paire de pistolets chacun. Si l’un de vous<br />

six lance le moindre signal, cet homme est mort.”<br />

Visiblement décontenancés, ils ont échangé quelques mots et ont tous dégringolé dans le<br />

capot avant, comptant sans doute nous prendre à revers. Mais quand ils ont vu que Redruth<br />

les attendait dans la coursive, ils ont viré de bord <strong>au</strong>ssitôt et une tête a émergé de nouve<strong>au</strong> sur<br />

le pont.<br />

“Couché, chien !” a crié le capitaine.<br />

La tête a disparu ; et ces six froussards ne se sont plus manifestés pour l’instant.<br />

Cependant, jetant pêle-mêle tout ce qui nous tombait sous la main, nous avions chargé le<br />

canot <strong>au</strong>tant qu’il nous paraissait possible de le faire. Joyce et moi sommes descendus par le<br />

hublot de poupe et Hunter a de nouve<strong>au</strong> exercé son talent de rameur jusqu’à la côte.<br />

Ce second voyage n’a pas manqué d’inquiéter les guetteurs des chaloupes et d’interrompre<br />

de nouve<strong>au</strong> “Lillibullero”. Alors que nous allions les perdre de vue derrière la saillie de la côte,<br />

l’un d’eux a s<strong>au</strong>té à terre et disparu. J’ai envisagé de changer mon plan et de détruire leurs<br />

chaloupes, mais j’ai pensé que Silver et les <strong>au</strong>tres se trouvaient peut-être tout près. À vouloir<br />

trop gagner, nous risquions de tout perdre.<br />

Nous avons touché terre <strong>au</strong> même endroit qu’<strong>au</strong>paravant et avons entrepris<br />

d’approvisionner le fortin. Nous avons effectué le premier voyage tous les trois, lourdement<br />

chargés, et avons jeté nos provisions par-dessus la palissade. Puis, laissant Joyce monter la<br />

garde – un seul homme, c’est certain, mais possédant une demi-douzaine de mousquets –<br />

Hunter et moi sommes retournés <strong>au</strong> petit canot pour emporter d’<strong>au</strong>tres paquets. Ainsi avonsnous<br />

procédé, sans nous arrêter pour reprendre notre souffle, afin de mettre à l’abri toute la<br />

54


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

cargaison. Ce travail accompli, les deux serviteurs ont pris position dans le bâtiment, et moi<br />

j’ai souqué ferme jusqu’à l’Hispaniola.<br />

Transporter une seconde cargaison n’était pas <strong>au</strong>ssi téméraire qu’on pourrait le penser. Ils<br />

avaient l’avantage du nombre, bien sûr, mais nous avions l’avantage des armes. Pas un des<br />

hommes à terre n’avait un mousquet ; avant qu’ils aient pu s’approcher pour nous avoir à<br />

portée de pistolet, nous nous flattions de pouvoir régler le compte d’une bonne demi-douzaine<br />

d’entre eux.<br />

Le sieur nous attendait <strong>au</strong> hublot de poupe, ayant retrouvé tous ses esprits. Il a saisi et<br />

assuré l’amarre. Nous nous sommes mis à charger le canot avec l’ardeur de gens dont la vie est<br />

en jeu. Au porc, à la poudre et <strong>au</strong> biscuit, qui constituaient l’essentiel de la cargaison, nous<br />

avons ajouté un mousquet et un coutelas par personne pour le sieur, Redruth, le capitaine et<br />

moi. Le reste des armes et de la poudre, nous les avons jetés par-dessus bord dans deux<br />

brasses et demie d’e<strong>au</strong>, de sorte que tout <strong>au</strong> fond, sur le sable fin, nous pouvions voir l’acier<br />

briller <strong>au</strong> soleil.<br />

La marée commençait à se retirer et le vaisse<strong>au</strong> tournait <strong>au</strong>tour de son ancre. On entendait<br />

vaguement des voix qui appelaient du côté des chaloupes ; si cela nous rassurait <strong>au</strong> sujet de<br />

Joyce et Hunter, qui se trouvaient bien plus à l’est, cela nous incitait <strong>au</strong>ssi à partir sans tarder.<br />

Redruth a abandonné son poste dans la coursive pour descendre dans le canot. Nous avons<br />

ensuite contourné le navire pour faciliter la tâche <strong>au</strong> Capitaine Smollett.<br />

“Alors, les gars, vous m’entendez ?” a-t-il demandé.<br />

Aucune réponse n’est venue du gaillard d’avant.<br />

“C’est à toi, Abraham Gray – c’est à toi que je parle.”<br />

Toujours pas de réponse.<br />

“Gray, a repris M. Smollett, un peu plus fort. Je quitte le vaisse<strong>au</strong> et je t’ordonne de suivre<br />

ton capitaine. Je sais que tu es bon gars, <strong>au</strong> fond, et j’ose affirmer que pas un d’entre vous<br />

n’est <strong>au</strong>ssi m<strong>au</strong>vais qu’il le prétend. J’ai ma montre en main ; je te donne trente secondes pour<br />

me rejoindre.”<br />

Silence.<br />

“Viens, mon brave” a continué le capitaine, ne reste pas à hésiter face <strong>au</strong> vent. Je risque ma<br />

vie, et celle de ces messieurs, à t’attendre.”<br />

Nous avons entendu un bruit de lutte, de coups échangés. Abraham Gray a jailli soudain, la<br />

joue entaillée par un coup de coute<strong>au</strong>. Il s’est précipité vers le capitaine comme un chien que<br />

l’on siffle.<br />

“Je suis avec vous, monsieur”, a-t-il dit.<br />

L’instant d’après, le capitaine et lui avaient s<strong>au</strong>té dans le canot, et nous prenions le large.<br />

Nous avions réussi à quitter le navire, mais nous n’étions pas encore à terre dans notre<br />

fortin.<br />

Chapitre XVII<br />

Suite du récit du docteur : le dernier voyage du petit canot.<br />

Ce dernier voyage n’a pas ressemblé <strong>au</strong>x précéents. En premier lieu, la coquille de noix qui<br />

nous emmenait était lourdement surchargée. Cinq hommes, dont trois – Trelawney, Redruth et<br />

le capitaine – mesuraient plus de six pieds de taille, c’était déjà trop. Ajoutez à cela la poudre,<br />

le porc et les sacs de pain. L’e<strong>au</strong> venait lécher le plat-bord arrière. Nous avons embarqué<br />

55


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

plusieurs petits paquets de mer, si bien que mes culottes et les basques de mon habit étaient<br />

déjà trempés alors que nous n’avions pas encore parcouru cent yards.<br />

Le capitaine nous a fait équilibrer la cargaison pour rétablir l’assiette du canot. Tout de<br />

même, nous avions peur de respirer.<br />

En second lieu, la marée baissait maintenant franchement. Un fort courant, hérissé de<br />

vaguelettes, courait vers l’ouest dans le mouillage, puis vers le sud et la h<strong>au</strong>te mer à travers le<br />

détroit par lequel nous étions entrés le matin même. Le clapotis mettait en danger notre esquif<br />

surchargé ; mais le pire était que nous nous écartions de notre trajet. Le courant nous<br />

empêchait de débarquer à notre endroit habituel <strong>au</strong>-delà de la saillie de la côte ; il nous<br />

entraînait du côté des chaloupes, où les pirates pouvaient apparaître d’un instant à l’<strong>au</strong>tre.<br />

“Je ne peux pas maintenir le cap vers le fortin”, ai-je annoncé <strong>au</strong> capitaine. Je tenais la<br />

barre, pendant que Redruth et lui, deux hommes frais et dispos, maniaient les avirons. “La<br />

marée nous fait dériver. Pourriez-vous souquer plus ferme ?<br />

– Nous risquerions que le bate<strong>au</strong> soit inondé, dit-il. Vous devez tenir le coup, monsieur, s’il<br />

vous plaît ; tenir jusqu’à ce vous arriviez à regagner du terrain.”<br />

J’ai essayé, et j’ai découvert comment empêcher le courant de nous entraîner vers l’ouest :<br />

il fallait mettre le cap à l’est, c’est-à-dire à peu près à angle droit de la direction que nous<br />

<strong>au</strong>rions dû viser.<br />

“À ce rythme, nous n’atteindrons jamais la côte, ai-je remarqué.<br />

– Si c’est le seul cap que nous arrivons à tenir, monsieur, alors tenons-le. Nous devons<br />

ramer contre le courant. Vous voyez, monsieur, a-t-il ajouté, si nous nous laissons déporter de<br />

l’<strong>au</strong>tre côté de notre lieu de débarquement, il est difficile de dire où nous toucherions terre,<br />

outre le risque d’être attaqués par les chaloupes ; tandis que de cette manière, le courant va<br />

finir par s’affaiblir et nous pourrons revenir à notre débarcadère.<br />

– Le courant diminue djà, msieur, a déclaré le matelot Gray, qui était assis à l’avant ; vous<br />

pouvez laisser filer un peu.<br />

– Merci, mon brave”, ai-je dit, comme s’il ne s’était rien passé <strong>au</strong>paravant ; car nous avions<br />

tous conclu, sans nous concerter, que nous devions le traiter comme l’un des nôtres.<br />

Soudain le capitaine a repris la parole, et il m’a semblé que son intonation avait changé.<br />

“Le canon ! dit-il.<br />

– J’y ai pensé.” J’étais sûr qu’il voulait parler d’un bombardement du fortin. “Ils<br />

n’arriveront jamais à descendre le canon à terre, et encore moins à le porter à travers les bois.<br />

– Regardez donc derrière, docteur.”<br />

Nous avions complètement oublié la pièce de neuf ; et voilà que les cinq gredins, à notre<br />

grande horreur, s’agitaient <strong>au</strong>tour d’elle, retirant sa veste, ainsi que l’on nommait la bâche<br />

goudronnée qui la protégeait en mer. De plus, il m’est venu à l’esprit à cet instant que nous<br />

avions laissé à bord les boulets et la poudre pour la pièce, et que ces fripouilles n’avaient qu’à<br />

donner un coup de hache pour s’en emparer.<br />

“Israel Hands était le canonnier de Flint”, a dit Gray d’une voix r<strong>au</strong>que.<br />

Sans plus penser <strong>au</strong> risque, nous avons mis le cap directement sur le débarcadère. Nous<br />

commencions à échapper à l’emprise du courant, si bien que nous pouvions manœuvrer le<br />

canot, sans même avoir besoin de ramer plus vite. J’arrivais à avancer droit vers notre but.<br />

Cependant, notre changement de cap entraînait un inconvénient : nous ne présentions plus à<br />

l’Hispaniola notre poupe, mais notre flanc, qui constituait une cible <strong>au</strong>ssi large qu’un portail<br />

de grange.<br />

56


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Je pouvais entendre, et voir, cette canaille <strong>au</strong> visage bouffi par l’e<strong>au</strong>-de-vie, Israel Hands,<br />

rouler un boulet sur le pont.<br />

“Qui est le meilleur tireur ? a demandé le capitaine.<br />

– Mr. Trelawney, de loin, ai-je répondu.<br />

– Mr. Trelawney, <strong>au</strong>riez-vous l’obligeance de me descendre l’un de ces hommes ? a dit le<br />

capitaine. Hands, si possible.”<br />

Ne montrant pas plus de nervosité que s’il était construit en acier trempé, Trelawney s’est<br />

occupé d’amorcer son fusil.<br />

“Doucement, monsieur, avec votre mousquet, s’est écrié le capitaine, sinon vous allez<br />

inonder le canot. Soyez tous prêts à rétablir l’équilibre quand le coup partira.”<br />

Le sieur a ép<strong>au</strong>lé, les rames sont restées suspendues en l’air, et nous nous sommes préparés<br />

à nous pencher de l’<strong>au</strong>tre côté pour maintenir l’équilibre. Tout cela était si bien exécuté que<br />

nous n’avons pas embarqué une goutte d’e<strong>au</strong>.<br />

Pendant ce temps, ils avaient fait tourner le canon sur son pivot, et Hands, qui se tenait à la<br />

gueule avec le refouloir pour tasser la poudre, était par conséquent le plus exposé. Cependant,<br />

la chance ne nous a pas souri ; car <strong>au</strong> moment précis où Trelawney a tiré, Hands s’est baissé,<br />

la balle a sifflé <strong>au</strong>-dessus de lui et c’est l’un des quatre <strong>au</strong>tres qui est tombé.<br />

Son cri a été repris en écho non seulement par ses compagnons présents à bord, mais <strong>au</strong>ssi<br />

par un grand nombre de voix sur le rivage. En regardant dans cette direction, j’ai vu que les<br />

pirates déboulaient de la forêt et se précipitaient dans les chaloupes.<br />

“Voilà les chaloupes, monsieur”, ai-je dit.<br />

– Souquez plus ferme, s’est écrié le capitaine. Tant pis si nous prenons l’e<strong>au</strong> maintenant. Si<br />

nous n’arrivons pas à terre, c’est la fin.<br />

– Ils n’embarquent que sur une des chaloupes, monsieur, ai-je ajouté. L’équipage de l’<strong>au</strong>tre<br />

suit sans doute la côte à pied pour nous intercepter.<br />

– Ils vont en baver, monsieur. Matelot à terre perd ses repères, vous savez. Je ne me soucie<br />

pas <strong>au</strong>tant d’eux que du boulet. Jeu de quilles ! La femme de chambre de mon épouse ne nous<br />

raterait pas. Dites-moi quand vous verrez l’allumette, sieur, et nous ramerons à l’envers pour<br />

déjouer leurs prévisions.”<br />

Pendant ce temps, nous avions bien avancé pour un canot tellement surchargé, et nous<br />

avions embarqué très peu d’e<strong>au</strong>. Nous nous approchions ; encore trente ou quarante coups de<br />

rame et nous pourrions nous échouer ; car le reflux avait déjà découvert une étroite langue de<br />

sable <strong>au</strong> pied des arbres. La chaloupe ne nous inquiétait plus ; la petite saillie nous la cachait.<br />

La marée descendante, qui nous avait si cruellement retardés, se rachetait en retardant nos<br />

adversaires. Il restait le danger du canon.<br />

“Si j’osais, dit le capitaine, je m’arrêterais pour que nous en abattions un <strong>au</strong>tre.”<br />

Mais il était évident qu’ils n’avaient pas l’intention de se laisser distraire. Ils n’avaient pas<br />

même jeté un coup d’œil à leur camarade tombé sur le pont ; pourtant, il n’était pas mort, et je<br />

le voyais tenter de ramper pour se mettre à l’abri.<br />

“Mèche allumée ! a crié le sieur.<br />

– Halte !” a ordonné <strong>au</strong>ssitôt le capitaine.<br />

Redruth et lui ont inversé le mouvement du canot si brusquement que l’arrière a plongé tout<br />

entier dans l’e<strong>au</strong>. La détonation a retenti <strong>au</strong> même instant. C’est le premier coup que Jim a<br />

entendu, le son du tir du sieur n’étant pas parvenu jusqu’à lui. Où le boulet est passé, <strong>au</strong>cun<br />

d’entre nous n’<strong>au</strong>rait pu le dire ; mais je suppose qu’il est passé <strong>au</strong>-dessus de nos têtes, et que<br />

son vent a pu contribuer à notre malheur.<br />

57


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Quoi qu’il en soit, le canot s’est enfoncé par la poupe, doucement, dans trois pieds d’e<strong>au</strong>,<br />

laissant le capitaine et moi face à face sur nos pieds. Les trois <strong>au</strong>tres ont plongé la tête la<br />

première et sont ressortis trempés et crachouillant.<br />

Jusque là, il n’y avait pas grand dommage. Aucun vie n’était perdue, et nous pouvions<br />

pat<strong>au</strong>ger jusqu’<strong>au</strong> rivage. Mais nos provisions reposaient par le fond et, pire, deux mousquets<br />

sur cinq étaient en état de marche. Mû par une sorte d’instinct, j’avais soulevé le mien, qui<br />

était sur mes genoux, et l’avais tenu <strong>au</strong>-dessus de ma tête. Le capitaine portait le sien en<br />

bandoulière sur l’ép<strong>au</strong>le et, en homme avisé, le chien vers le h<strong>au</strong>t. Les trois <strong>au</strong>tres avaient coulé<br />

avec le canot.<br />

Pour ajouter à notre inquiétude, nous entendions déjà des voix dans le bois qui bordait la<br />

côte ; nous ne courions pas seulement le danger d’être coupés du fortin dans notre état de<br />

faiblesse, mais nous ignorions comment Hunter et Joyce résisteraient à une demi-douzaine<br />

d’assaillants. Hunter était un gaillard solide, nous le savions ; Joyce nous inspirait des doutes<br />

– un homme agréable et poli, qui faisait le valet et brossait les habits à la perfection, mais qui<br />

n’avait pas vraiment une personnalité d’homme de guerre.<br />

Tout en ruminant ces pensées, nous avons gagné le rivage le plus vite possible,<br />

abandonnant derrière nous le p<strong>au</strong>vre petit canot et une bonne moitié de notre poudre et de nos<br />

provisions.<br />

Chapitre XVIII<br />

Suite du récit du docteur : fin de la première journée de combat<br />

Nous avons traversé <strong>au</strong>ssi vite que possible la bande de forêt qui nous séparait du fortin ; à<br />

ch<strong>au</strong>cn de nos pas, la voix des flibustiers se rapprochait. Bientôt nous entendions le bruit de<br />

leur course, et le craquement des branches quand ils franchissaient un fourré.<br />

Je commençais à penser que nous devions nous préparer à un affrontement direct, et j’ai<br />

vérifié mon amorce.<br />

“Capitaine”, ai-je dit. “Trelawney ne manque jamais sa cible. Donnez-lui votre fusil ; le sien<br />

est hors d’usage.”<br />

Ils ont échangé leurs fusils et Trelawney, <strong>au</strong>ssi calme et silencieux qu’il l’avait été depuis le<br />

début des hostilités, s’est arrêté un moment pour s’assurer que l’arme était prête à servir.<br />

Cependant, j’ai remarqué que Gray était sans défense et lui ai tendu mon coutelas. Cela nous a<br />

réch<strong>au</strong>ffé le cœur de le voir cracher dans ses mains, froncer les sourcils et fendre l’air avec sa<br />

lame. Il suffisait d’observer les muscles tendus de notre nouvelle recrue pour voir qu’il valait<br />

son pesant de sel.<br />

Ayant parcouru quarante pas de plus, nous sommes arrivés à la lisière du bois et avons vu<br />

le fortin devant nous. Nous avons atteint la palissade vers le milieu de son côté sud à l’instant<br />

même où sept mutins – menés par Job Anderson, le maître d’équipage – sont apparus en<br />

hurlant <strong>au</strong> coin sud-ouest.<br />

Ils ont hésité, comme pris de court ; avant qu’ils se soient ressaisis, non seulement le sieur<br />

et moi, mais Hunter et Joyce depuis le fortin, avions eu le temps de faire feu. Les quatre coups<br />

étaient un peu éparpillés, mais ils ont fait l’affaire : l’un des ennemis est tombé et les <strong>au</strong>tres,<br />

repartant d’où ils étaient venus, se sont précipités dans les bois.<br />

Après avoir rechargé, nous avons marché le long de la palissade pour voir l’assaillant<br />

abattu. Il était raide mort – le cœur transpercé par une balle.<br />

58


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Nous nous apprêtions à nous réjouir de ce be<strong>au</strong> succès quand un coup de pistolet a claqué<br />

dans un buisson, une balle a sifflé <strong>au</strong> ras de mon oreille et le p<strong>au</strong>vre Tom Redruth a chancelé et<br />

s’est étalé de tout son long sur le sol. Le sieur et moi avons riposté, mais comme <strong>au</strong>cune cible<br />

n’était visible, nous avons sans doute gâché notre poudre. Puis nous avons rechargé et avons<br />

accordé notre attention à ce malheureux Tom.<br />

Le capitaine et Gray l’examinaient déjà ; un coup d’œil m’a suffi pour constater que sa fin<br />

était proche.<br />

Je pense que la promptitude de notre riposte avait dispersé les mutins une fois de plus, car<br />

nous avons pu hisser le p<strong>au</strong>vre garde-chasse par-dessus la palissade sans être dérangés, puis le<br />

porter, ensanglanté et gémissant, jusqu’à la maison de rondins.<br />

Le p<strong>au</strong>vre homme n’avait pas prononcé une seule parole exprimant l’étonnement, la protestation,<br />

la peur, ni même l’assentiment, depuis le début de nos ennuis jusqu’à ce moment où<br />

nous l’avons allongé sur le sol du fortin pour y mourir. Il était resté fidèle <strong>au</strong> poste, tel un<br />

guerrier troyen, derrière son matelas dans la coursive ; il avait exécuté tous les ordres en<br />

silence, résolument et sans jamais commettre d’erreur ; c’était notre aîné d’une bonne vingtaine<br />

d’années ; et maintenant c’était lui, le vieux serviteur bourru et efficace, qui allait mourir.<br />

Le sieur s’est agenouillé à côté de lui et lui a baisé la main, pleurant comme un enfant.<br />

“M’en vais, docteur ?” a-t-il demandé.<br />

– Tom, mon brave, ai-je dit, “u rentres à la maison.<br />

– J’<strong>au</strong>rais bien voulu leur mette un coup d’fusil d’abord.<br />

– Tom, a déclaré le sieur, dites que vous me pardonnez, je vous en prie.<br />

– Ce serait pas manquer d’respect, de moi à vous, sieur ? Enfin bon, ainsi soit-il, amen !”<br />

Après un petit moment de silence, il a dit qu’il pensait que quelqu’un pourrait lire une<br />

prière. “C’est la coutume, monsieur”, a-t-il ajouté comme pour s’excuser. Peu après, sans une<br />

parole de plus, il a rendu l’âme.<br />

Cependant le capitaine, dont la poitrine et les poches m’avaient paru remarquablement<br />

gonflées, en avait sorti toutes sortes d’objets – le drape<strong>au</strong> britannique, une bible, une torsade<br />

de corde solide, une plume, de l’encre, le livre de bord et des livres de tabac. Il avait trouvé un<br />

tronc de pin, scié et ébranché, couché sur le sol à l’intérieur de la palissade. Avec l’aide de<br />

Hunter, il l’avait dressé à un coin du bâtiment, le coinçant sur les poutres entrecroisées. Puis,<br />

montant sur le toit, il avait déployé et hissé les couleurs <strong>au</strong> sommet de ce mât.<br />

Ce geste a semblé le soulager grandement. De retour dans la maison, il s’est mis à faire<br />

l’inventaire de nos provisions, comme si rien d’<strong>au</strong>tre n’existait. Mais il surveillait néanmoins<br />

l’évolution de Tom ; quand il a vu que tout était fini, il a déployé un <strong>au</strong>tre drape<strong>au</strong> et l’a<br />

étendu respectueusement sur le corps.<br />

“Ne vous tourmentez pas pour lui, monsieur, dit-il en serrant la main du sieur. Il n’y a rien<br />

à craindre pour un matelot abattu alors qu’il accomplissait son devoir envers son capitaine et<br />

son armateur. C’est ptêt pas de la bonne théologie, mais c’est un fait.”<br />

Il m’a tiré à l’écart.<br />

“Dr. Livesey, dans combien de semaines attendez-vous le vaisse<strong>au</strong> de secours ?”<br />

Je lui ai dit que ce n’était pas une question de semaines, mais de mois ; que si nous n’étions<br />

pas rentrés à la fin du mois d’août, Blandly devait envoyer une expédition à notre recherche ;<br />

ni plus tôt, ni plus tard. “Calculez vous-même”, ai-je ajouté.<br />

“Ah oui, a répliqué le capitaine en se grattant la tête. Même en espérant que la Providence<br />

se montre généreuse, je dirais que nous sommes bien déventés.<br />

– Que voulez-vous dire ? ai-je demandé.<br />

59


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– Il est bien dommage, monsieur, que nous ayons perdu cette deuxième cargaison. Voilà ce<br />

que je veux dire. Pour la poudre et les munitions, ça ira. mais les rations sont justes, très<br />

justes ; si justes, Dr. Livesey, que nous nous en sortirons peut-être mieux sans cette bouche de<br />

plus à nourrir.”<br />

Et il a montré le cadavre sous le drape<strong>au</strong>.<br />

À ce moment, un boulet a survolé le toit de la maison de rondins en grondant et en sifflant,<br />

avant de se perdre <strong>au</strong> loin dans les bois.<br />

“Oh, oh ! s’est exclamé le capitaine. Tirez n’importe comment ! Vous n’avez déjà pas tant<br />

de poudre, mes enfants !”<br />

Au deuxième essai, ils ont mieux visé et la boulet est tombé à l’intérieur de l’enceinte, en<br />

soulevant un nuage de sable, mais sans produire plus de dégâts.<br />

“Capitaine, a remarqué le sieur, ils ne peuvent pas voir la maison depuis le navire. Ils visent<br />

sans doute le drape<strong>au</strong>. Ne serait-il pas plus sage de le descendre ?<br />

– Amener mes couleurs ? Non, monsieur, ça non.” Je crois que nous avons tous compris, en<br />

entendant ces mots, que nous étions de son avis. Car ce n’était pas seulement le sentiment<br />

d’un marin courageux ; c’était <strong>au</strong>ssi une bonne tactique, puisque cela montrait à nos ennemis<br />

que nous méprisions leur canonnade.<br />

Les coups de canon ont retenti toute la soirée. Les boulets se succédaient, passant trop<br />

h<strong>au</strong>t ou tombant trop court, ou soulevant des gerbes de sable dans l’enceinte ; leur angle de<br />

visée était si proche de la verticale que le boulet s’enfonçait dans le sable mou. Nous n’avions<br />

pas à craindre de ricochet ; même si un boulet est entré par le toit de la maison et ressorti en<br />

traversant le plancher, nous nous sommes bientôt habitués à ce raffut, que nous trouvions<br />

<strong>au</strong>ssi peu dérangeant qu’une partie de cricket.<br />

“Cette affaire présente <strong>au</strong> moins un avantage, a observé le capitaine, c’est que personne ne<br />

s’aventure plus dans le bois devant nous. La marée a bien baissé ; nos provisions devraient<br />

être à découvert. Des volontaires pour y aller et rapporter du porc ?”<br />

Gray et Hunter se sont proposés les premiers. Ils sont sortis de l’enceinte discrètement,<br />

bien armés, mais cela n’a servi à rien. Les mutins étaient plus <strong>au</strong>dacieux que nous ne le<br />

supposions, ou le talent de canonnier d’Israel leur inspirait une plus grande confiance.<br />

Toujours est-il que quatre ou cinq d’entre eux étaient occupés à récupérer nos provisions. Ils<br />

les emportaient en marchant dans l’e<strong>au</strong> jusqu’à l’une des chaloupes, que leurs camarades<br />

maintenaient en place dans le courant en ramant un peu. Silver, installé à l’arrière, commandait<br />

l’opération. Chaque homme était maintenant armé d’un mousquet, provenant de quelque<br />

cachette connue d’eux seuls.<br />

Le capitaine a ouvert son journal de bord pour le mettre à jour, et voici ce qu’il a écrit.<br />

“Alexander Smollett, maître ; David Livesey, médecin du bord ; Abraham Gray, charpentier<br />

en second ; John Trelawney, armateur ; John Hunter et Richard Joyce, ses serviteurs, nonmarins<br />

– soit six hommes restés fidèles de l’équipage du navire – avec des provisions pour dix<br />

jours à rations réduites, ont débarqué ce jour et hissé les couleurs britanniques sur le fortin de<br />

l’Île <strong>au</strong> Trésor. Thomas Redruth, domestique de l’armateur, non-marin, abattu par les mutins ;<br />

James Hawkins, mousse –”<br />

J’étais justement en train de m’interroger sur le sort du p<strong>au</strong>vre Jim Hawkins.<br />

Un appel depuis l’intérieur de l’île.<br />

“Quelqu’un nous hèle, s’est écrié Hunter, qui était de garde.<br />

– Docteur ! Sieur ! Capitaine ! Hello, Hunter, c’est vous ?”<br />

60


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Je me suis précipité à la porte juste à temps pour voir Jim Hawkins, sain et s<strong>au</strong>f, escalader<br />

la palissade.<br />

Chapitre XIX<br />

Récit repris par Jim Hawkins : la garnison dans le fortin<br />

Dès que Ben Gunn a vu le drape<strong>au</strong>, il s’est arrêté, m’a retenu par le bras, et s’est assis.<br />

“Alors vlà tes amis, c’est sûr, a-t-il dit.<br />

– Bien plus de chances que ce soient les mutins.<br />

– Quoi ? Eh, dans un endroit comme ici, où personne mouille que des gentilshommes de<br />

fortune, Silver hisserait la tête de mort, ça tu peux pas en douter. Non, c’est tes amis. Y’a eu<br />

d’la bagarre, <strong>au</strong>ssi, et j’pense que tes amis ont eu l’dessus ; et les vlà à terre dans l’vieux fortin,<br />

que Flint l’a construit y’a des années et des années de ça. Ah, l’avait une sacrée tête sur ses<br />

ép<strong>au</strong>les, Flint. On a jamais vu un adversaire à sa h<strong>au</strong>teur, s<strong>au</strong>f le rhum. Il craindait personne,<br />

non ; juste Silver – Silver, qu’était tellement raffiné.<br />

– Bon, c’est possible, et tant mieux ; raison de plus pour que je me dépêche de rejoindre<br />

mes amis.<br />

– Non, mon gars, pas toi. T’es un bon garçon, ou que j’me trompe ; mais t’es qu’un gamin,<br />

n’empêche. Tandis que Ben Gunn est fûté. Même pas pour du rhum j’irais pas, là où tu vas –<br />

même pas pour du rhum, jusque j’ai vu ton gentleman né et qu’il me donne sa parole<br />

d’honneur. Et t’oublieras pas mes mots : ‘Sacrément plus (c’est ça qu’tu diras), sacrément<br />

plus confiance’ – et puis tu l’pinces.”<br />

Et il m’a pincé pour la troisième fois, avec le même air complice.<br />

“Et quand y <strong>au</strong>ra b’soin de Ben Gunn, tu sais où l’trouver, Jim. Juste où qu’tu l’as trouvé<br />

jourd’hui. Et çui qui vient doit avoir kekchose de blanc à la main ; et doit venir seul. Oh ! Et tu<br />

diras <strong>au</strong>ssi : ‘Ben Gunn a ses propres raisons.’ Tu diras ça.<br />

– Bien. Je crois que je comprends. Vous avez quelque chose à proposer, et vous désirez<br />

voir le sieur ou le docteur ; et on peut vous trouver là où je vous ai trouvé. C’est tout ?<br />

– Et quand ? que tu m’dis. Eh, entre le relevé de midi et la sixième cloche.<br />

– Parfait. Puis-je y aller maintenant ?<br />

– T’oublieras pas ? a-t-il demandé, inquiet. Sacrément plus, et ses propres raisons, que tu<br />

diras. Ses propres raisons ; c’est l’principal ; d’homme à homme. Bon alors – il me tenait<br />

toujours – je r’connais que tu peux y aller, Jim. Et, Jim, si que tu voyais Silver, tu irais pas de<br />

vendre Ben Gunn ? Y pourraient t’écarteler qu’tu dirais rien ? Non, que tu dis. Et si que ces<br />

pirates campaient sur le rivage, Jim, tu dirais quoi qu’il y ait des veuves <strong>au</strong> matin ?”<br />

Une détonation l’a interrompu à cet instant. Un boulet de canon a déchiré les feuillages et<br />

s’est enfoncé dans le sable à moins de cent yards de l’endroit où nous bavardions. Aussitôt<br />

nous sommes partis en courant, chacun dans sa direction.<br />

Pendant une bonne heure, de fréquentes déflagrations ont secoué l’île et des boulets ont<br />

troué la forêt. Je me déplaçais de cachette en cachette, toujours poursuivi, me semblait-il, par<br />

ces projectiles terrifiants. Mais vers la fin des bombardements, si je n’osais pas encore<br />

m’aventurer du côté du fortin, où les boulets tombaient le plus souvent, j’avais commencé de<br />

reprendre courage, plus ou moins ; et après un long détour vers l’est, je me suis f<strong>au</strong>filé sous les<br />

arbres qui bordaient le rivage.<br />

61


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Le soleil venait de se coucher, la brise marine frissonnait dans les bois et ridait la surface<br />

grise du mouillage ; la mer s’était retirée très loin, découvrant de grandes étendues de sable ;<br />

après la chaleur de la journée, je commençais à avoir froid malgré ma veste.<br />

L’Hispaniola était à l’ancre <strong>au</strong> même endroit ; mais, évidemment, c’était le pavillon noir à<br />

tête de mort des pirates qui flottait à la proue. Alors même que je le regardais, j’ai vu un éclair<br />

rouge et entendu une <strong>au</strong>tre détonation, suivie de la protestation de tous les échos de l’île. Un<br />

dernier boulet a fendu les airs. C’était la fin de la canonnade.<br />

Je suis resté un moment à plat ventre, à observer l’agitation qui succédait à l’attaque. Des<br />

hommes démolissaient quelque chose avec des haches sur la plage en-dessous du fortin ; le<br />

p<strong>au</strong>vre petit canot, je l’ai compris plus tard. Un grand feu brillait plus loin, près de l’embouchure<br />

de la rivière. L’une des chaloupes allait et venait entre cet endroit et le navire. Les<br />

matelots, que j’avais vus si renfrognés, criaient en ramant comme des gamins. Il y avait une<br />

tonalité dans leurs voix qui suggérait le rhum.<br />

À la fin, j’ai pensé que je pouvais repartir vers le fortin. Je m’étais avancé sur la péninsule<br />

basse et sablonneuse qui borde le mouillage à l’est, et qui va jusqu’à l’île du squelette à marée<br />

basse. Quand je me suis relevé, j’ai vu, plus loin sur la péninsule, s’élevant <strong>au</strong> milieu de<br />

buissons bas, un rocher isolé, de bonne taille et d’un blanc singulier. Il m’est venu à l’idée que<br />

c’était peut-être le rocher blanc dont Ben Gunn avait parlé, et que si un jour ou l’<strong>au</strong>tre j’avais<br />

besoin d’un bate<strong>au</strong>, je s<strong>au</strong>rais où en chercher un.<br />

Puis j’ai longé les bois jusqu’à la partie arrière de l’enceinte, celle qui se trouve du côté de la<br />

côte, où j’ai été ch<strong>au</strong>dement accueilli par le groupe des fidèles.<br />

Après avoir raconté mes aventures, j’ai commencé à regarder <strong>au</strong>tour de moi. Le bâtiment<br />

était fait de troncs de pins non équarris – toit, murs et plancher. Ce dernier s’élevait par<br />

endroits à un pied ou un pied et demi <strong>au</strong>-dessus du sable. Il y avait un porche devant la porte,<br />

et sous ce porche la petite source jaillissait dans un bassin artificiel plutôt étrange – le grand<br />

ch<strong>au</strong>dron de fer d’un navire, dont on avait retiré le fond avant de l’enterrer dans le sable<br />

“jusqu’à la ligne de flottaison”, comme disait le capitaine.<br />

Les derniers occupants de la maison n’avaient pas laissé grand-chose dedans en dehors de la<br />

charpente. Il y avait juste une dalle de pierre dans un coin qui servait de foyer, avec un vieux<br />

panier de fer rouillé pour contenir le feu.<br />

Les pentes de la butte et tout l’intérieur de l’enceinte avaient été déboisés pour fournir les<br />

troncs. On pouvait imaginer, en voyant les souches, quelle belle et h<strong>au</strong>te fûtaie avait été<br />

détruite. Le sol avait été emporté par les pluies ou par le vent après la suppression des arbres.<br />

Il ne restait un peu de verdure que le long du ruisse<strong>au</strong> qui coulait depuis le ch<strong>au</strong>dron : un épais<br />

tapis de mousse, quelques fougères et des petits buissons rampants. Tout <strong>au</strong>tour de la<br />

palissade – si près que cela affaiblissait notre défense, disaient-ils – la forêt prospérait encore,<br />

h<strong>au</strong>te et serrée, toute de pins du côté de la terre mais mélangée de chênes-verts du côté de la<br />

mer.<br />

La brise fraîche du soir, que j’ai mentionnée, sifflait à travers chaque fissure du grossier<br />

bâtiment, et arrosait le plancher d’une pluie continuelle de sable fin. Il y avait du sable dans<br />

nos yeux, du sable dans nos dents, du sable dans nos soupers, du sable qui dansait dans la<br />

source <strong>au</strong> fond du ch<strong>au</strong>dron, ressemblant à du porridge sur le point de bouillir. Un trou carré<br />

dans le toit nous tenait lieu de cheminée. Seule une petite partie de la fumée trouvait le chemin<br />

de la sortie ; le reste refluait dans la maison et nous faisait tousser et pleurer sans discontinuer.<br />

62


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Ajoutez à cela que Gray, le nouve<strong>au</strong>, avait le visage bandé à la suite d’une coupure qu’il<br />

avait reçue en échappant <strong>au</strong>x mutins ; et que le p<strong>au</strong>vre vieux Tom Redruth, que l’on n’avait<br />

pas encore enterré, était étendu le long du mur, raide et sévère, sous le drape<strong>au</strong> britannique.<br />

Si on nous avait <strong>au</strong>torisés à rester oisifs, nous <strong>au</strong>rions tous cédé <strong>au</strong> désespoir, mais ce<br />

n’était pas le genre du Capitaine Smollett. Il nous a tous convoqués devant lui et a réparti les<br />

tours de garde. Le docteur, Gray et moi pour le premier ; le sieur, Hunter et Joyce pour le<br />

second. Alors que nous étions bien fatigués, deux d’entre nous ont été envoyés chercher du<br />

bois pour le feu ; deux ont été chargés de creuser la tombe de Redruth ; le docteur a été nommé<br />

cuisinier ; j’ai été placé à la porte comme sentinelle ; et le capitaine lui-même allait de l’un à<br />

l’<strong>au</strong>tre, soutenant notre moral et donnant un coup de main quand c’était nécessaire.<br />

De temps en temps, le docteur venait à la porte pour respirer un peu d’air et reposer ses<br />

yeux, qui lui sortaient presque de la tête à force d’être enfumés ; à chaque fois, il trouvait un<br />

mot à me dire.<br />

“Cet homme Smollett, dit-il une fois, v<strong>au</strong>t mieux que moi. Et je ne dis pas souvent ce genre<br />

de chose, Jim.”<br />

Une <strong>au</strong>tre fois, il est venu et n’a pas parlé tout de suite. Puis il a incliné sa tête sur le côté et<br />

m’a regardé.<br />

“Ce Ben Gunn, est-ce un homme ? a-t-il demandé.<br />

– Je ne sais pas, monsieur. Je ne suis pas sûr qu’il ait toute sa tête.<br />

– Que l’on en doute prouve justement qu’il est sain d’esprit. Tu vois, Jim, on ne peut pas<br />

espérer qu’un homme qui s’est rongé les ongles pendant trois ans sur une île déserte paraisse<br />

<strong>au</strong>ssi sain d’esprit que toi et moi. Cela n’est pas conforme à la nature humaine. Tu m’as bien<br />

dit qu’il aimait le fromage ?<br />

– Oui, monsieur, le fromage.<br />

– Mon cher Jim, observe l’utilité d’un certain raffinement quant à la nourriture. Tu as vu<br />

ma tabatière, n’est-ce pas ? Mais tu ne m’as jamais vu en sortir une prise ; la raison en est que<br />

dans ma tabatière, je conserve un morce<strong>au</strong> de Parmesan – un fromage italien très nourrissant.<br />

Eh bien, c’est pour Ben Gunn !”<br />

Avant de souper, nous avons enterré le vieux Tom dans le sable, et sommes restés un<br />

moment <strong>au</strong>tour de lui, tête nue dans la brise. Nous avions apporté une bonne quantité de bois<br />

pour le feu, mais pas assez <strong>au</strong> gré du capitaine ; il a hoché de la tête et nous a dit que “nous<br />

devrions y retourner demain un peu plus vivement”. Ensuite, quand nous avons fini de manger<br />

notre porc et bu un grand verre de grog à l’e<strong>au</strong>-de-vie, les trois chefs se sont installés dans un<br />

coin pour examiner nos perspectives d’avenir.<br />

Ils n’avaient <strong>au</strong>cune idée, apparemment. Nos provisions étaient si réduites que la faim ne<br />

pouvait manquer de provoquer notre reddition bien avant l’arrivée des secours. Notre meilleur<br />

espoir, ont-ils décidé, était de tuer les flibustiers les uns après les <strong>au</strong>tres jusqu’<strong>au</strong> moment où<br />

ils baisseraient leur pavillon ou s’enfuiraient avec l’Hispaniola. Leur nombre était déjà réduit<br />

de dix-neuf à quinze ; deux d’entre eux étaient blessés et l’un d’eux, <strong>au</strong> moins – l’homme<br />

atteint d’une balle derrière le canon – gravement blessé, sinon mort. Chaque fois qu’une<br />

occasion de faire feu se présentait, nous devions en profiter, en protégeant nos propres vies<br />

avec grand soin. De plus, nous pouvions compter sur deux alliés solides – le rhum et le climat.<br />

En ce qui concerne le premier allié, malgré le demi mille qui nous séparait d’eux, nous les<br />

entendions hurler et chanter tard dans la nuit ; quant <strong>au</strong> second, le docteur a parié sa perruque<br />

qu’à camper dans les marais sans remèdes à leur portée, la moitié d’entre eux seraient sur le<br />

flanc avant une semaine.<br />

63


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Ainsi, a-t-il ajouté, s’ils ne nous abattent pas tous d’abord, ils seront contents de se<br />

réfugier dans la goélette. C’est un navire, <strong>au</strong> moins, et ils peuvent se remettre à la flibuste, je<br />

suppose.<br />

– Premier vaisse<strong>au</strong> que j’aie jamais perdu”, a remarqué le Capitaine Smollett.<br />

J’étais mort de fatigue, vous pouvez l’imaginer ; et quand je me suis endormi, non sans<br />

m’être be<strong>au</strong>coup tourné et retourné sur ma couche, j’ai dormi comme une bûche.<br />

Les <strong>au</strong>tres s’étaient levés depuis longtemps; avaient déjà pris leur petit déjeuner et doublé<br />

la taille de la pile de bois, quand un remue-ménage et un bruit de voix m’ont réveillé.<br />

J’ai entendu que quelqu’un disait : “Drape<strong>au</strong> blanc !” Et <strong>au</strong>ssitôt après, avec un cri de<br />

surprise : “Silver lui-même !”<br />

À ces mots, j’ai bondi et, me frottant les yeux, j’ai couru jusqu’à une meurtrière creusée<br />

dans le mur.<br />

Chapitre XX<br />

L’ambassade de Silver.<br />

Et en effet, il y avait deux hommes juste derrière la palissade, l’un agitant un bout de toile<br />

blanche ; l’<strong>au</strong>tre, Silver en personne, se tenant placidement à côté.<br />

Il était encore tôt, et je crois que je n’avais jamais connu une matinée <strong>au</strong>ssi fraîche ; le froid<br />

vous transperçait jusqu’à la moelle. Le ciel était lumineux et sans nuage, et la cime des arbres<br />

avait des reflets roses dans le soleil . Mais là où Silver se tenait avec son adjoint tout était<br />

encore dans l’ombre, et ils étaient enfoncés jusqu’<strong>au</strong>x genoux dans une couche de vapeur<br />

blanche qui avait rampé depuis le marais pendant la nuit. La combinaison du froid et de la<br />

vapeur ne disait rien de bon de l’île. C’était de toute évidence un endroit humide, fiévreux,<br />

malsain.<br />

“Restez dedans, les gars”, a ordonné le capitaine. “Neuf chances sur dix que ce soit une<br />

ruse.”<br />

Il a hélé le flibustier.<br />

“Qui va là ? Halte, ou nous tirons.<br />

– Drape<strong>au</strong> blanc”, s’est écrié Silver.<br />

Le capitaine restait sous le porche, se maintenant prudemment hors de la trajectoire d’une<br />

balle perfide éventuelle. Il s’est tourné vers nous :<br />

“L’équipe de garde du docteur, en place. Dr Livesey <strong>au</strong> nord, s’il vous plaît ; Jim, à l’est ;<br />

Gray, à l’ouest. L’<strong>au</strong>tre équipe, tous à charger les fusils. Vivement, les gras, et prudence.”<br />

Puis il a fait face <strong>au</strong>x mutins.<br />

“Et que voulez-vous avec votre drape<strong>au</strong> d’armistice ?” a-t-il crié.<br />

Cette fois, c’est l’<strong>au</strong>tre homme qui a répondu.<br />

“Cap’n Silver, msieu, de venir à bord et discuter.<br />

– Cap’n Silver ! Connais pas. Qui c’est ?” a crié le capitaine. Et nous l’entendions se parler<br />

à lui même : “Cap’n, hein ? Nom d’un chien, j’appelle ça de l’avancement !”<br />

Long John a répondu lui-même.<br />

“Moi, monsieur. Ces p<strong>au</strong>vres garçons m’ont choisi comme cap’n, après votre désertion,<br />

monsieur – soulignant le mot ‘désertion’. Nous sommes prêts à nous soumettre, si nous<br />

pouvons nous entendre, sans en faire toute une histoire. Tout ce que j’demande, c’est votre<br />

64


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

parole, Cap’n Smollett, de m’laisser ressortir sain et s<strong>au</strong>f d’cette enceinte-ci, et une minute<br />

pour me mettre hors d’portée avant qu’un coup soit tiré.<br />

– Mon gars, dit le Capitaine Smollett, je n’ai pas le moindre désir de parler avec vous. Si<br />

vous voulez me parler, vous pouvez entrer, c’est tout. S’il se produit quelque traîtrise, ce sera<br />

de votre part, et alors, que Dieu vous garde.<br />

– Ça me va, cap’n, s’est écrié Long John, joyeusement. Votre parole m’suffit. Je sais<br />

reconnaître un gentleman, vous pouvez miser là-dessus.”<br />

Nous pouvions voir que l’homme <strong>au</strong> drape<strong>au</strong> blanc tentait de retenir Silver. Cela n’avait<br />

rien d’étonnant, vu la réponse cavalière du capitaine. Mais Silver lui a ri <strong>au</strong> nez et l’a tapé dans<br />

le dos, comme si toute méfiance avait été absurde. Puis il s’est avancé jusqu’à l’enceinte, a<br />

lancé sa béquille, levé sa jambe et, avec une vigueur et une agilité remarquables, a réussi à<br />

franchir la palissade et à retomber sans mal de l’<strong>au</strong>tre côté.<br />

Je dois avouer que j’étais bien trop absorbé par ce qui se passait pour être de la moindre<br />

utilité comme sentinelle ; en vérité, j’avais déjà quitté ma meurtrière à l’est et m’étais glissé<br />

derrière le capitaine, qui s’était maintenant assis sur le seuil, avec ses coudes sur ses genoux, sa<br />

tête dans ses mains et ses yeux fixés sur l’e<strong>au</strong> qui débordait en bouillonnant du vieux ch<strong>au</strong>dron.<br />

Il sifflotait pour lui-même, “Venez, Filles et Garçons”.<br />

Silver avait be<strong>au</strong>coup de mal à escalader la butte. La pente était si raide, les souches si<br />

nombreuses et le sable si mou, qu’avec sa béquille il se trouvait <strong>au</strong>ssi désemparé qu’un<br />

vaisse<strong>au</strong> vent debout. Mais il a persévéré sans rien dire, comme un homme, et a fini par arriver<br />

devant le capitaine, qu’il a salué de la plus belle manière. Il s’était mis sur son trente et un : un<br />

immense habit bleu, constellé de boutons de cuivre, lui descendait jusqu’<strong>au</strong>x genoux et il<br />

portait, incliné sur la nuque, un magnifique chape<strong>au</strong> à rubans de dentelle.<br />

“Vous voici, mon gaillard, dit le capitaine en levant la tête. Vous feriez mieux de vous<br />

asseoir.<br />

– Vous allez pas m’laisser entrer, cap’n ? a protesté Long John. C’est un matin d’grand<br />

froid, sûr, monsieur, pour rester assis dehors sur le sable.<br />

– Voyons, Silver, s’il vous avait plu d’être un honnête homme, vous pourriez être assis<br />

dans votre cuisine. C’est votre f<strong>au</strong>te. Soit vous êtes le cuisinier de mon navire – et alors, vous<br />

avez été traité comme il f<strong>au</strong>t – soit Cap’n Silver, un vulgaire mutin et pirate, et dans ce cas,<br />

allez vous faire pendre !<br />

– Bon, bon, cap’n, a répliqué le cuisinier, en s’asseyant sur le sable comme on le lui<br />

demandait, vous devrez me donner un coup d’main pour me relever, c’est tout. Un bien joli<br />

coin que vous avez là. Ah, mais c’est Jim ! Bien le bonjour à toi, Jim. Docteur, à votre service.<br />

Ma foi, vous êtes tous réunis ici comme une famille heureuse, façon d’parler.<br />

– Si vous avez quelque chose à dire, mon bonhomme, vous feriez mieux de le dire.<br />

– Vous <strong>au</strong>riez raison, Cap’n Smollett. L’devoir c’est l’devoir, sûr. Alors dites voir, c’était<br />

un be<strong>au</strong> coup que vous avez réussi la nuit dernière. Un be<strong>au</strong> coup, j’dis pas l’contraire. Y’en a<br />

chez vous qui manient joliment la pointe d’une canne ferrée. Et y’en a chez nous qu’ont été<br />

secoués, j’dis pas l’contraire non plus – ptêt tous secoués ; ptêt secoué moi-même ; ptêt c’est<br />

c’qui m’amène pour discuter. Mais ’coutez-moi bien, cap’n, ça s’fera pas deux fois, tonnerre !<br />

Nous mettrons des sentinelles, et nous abattrons d’un degré ou deux pour le rhum. Vous<br />

croyez ptêt que nous étions tous saouls comme des barriques. Mais j’vous dis, j’étais sobre ;<br />

seulement crevé comme un chien ; si j’me serais réveillé une seconde plus tôt, j’vous <strong>au</strong>rais<br />

pris sur le fait, sûr. Il était pas mort quand j’suis arrivé à lui, ça non.<br />

– Et alors ?” dit le Capitaine Smollett, toujours impassible.<br />

65


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Le discours de Silver était une énigme pour lui, mais on ne l’<strong>au</strong>rait jamais deviné <strong>au</strong> ton de<br />

sa voix. Quand à moi, je commençais à comprendre. Les derniers mots de Ben Gunn me sont<br />

revenus à l’esprit. Je me suis douté qu’il avait rendu visite <strong>au</strong>x flibustiers pendant qu’ils<br />

étaient tous étendus ivres <strong>au</strong>tour de leur feu, et j’ai calculé avec joie que nous n’avions plus<br />

que quatorze ennemis à affronter.<br />

“Eh bien voilà, dit Silver. De notre côté, nous voulons ce <strong>trésor</strong>, et nous l’<strong>au</strong>rons ! De votre<br />

côté, vous aimeriez <strong>au</strong>tant s<strong>au</strong>ver vos vies, je suppose. Vous avez une carte, non ?<br />

– Peut-être”, a répondu le capitaine.<br />

– Oh, vous l’avez, je le sais, a poursuivi Long John. Pas la peine de l’prendre de h<strong>au</strong>t avec<br />

moi ; y’a pas une particule d’avantage à en retirer, vous pouvez miser là-dessus. J’veux dire,<br />

nous voulons votre carte. Et j’vous ai jamais voulu de mal, moi-même.<br />

– Ça ne prend pas avec moi, mon bonhomme, a interrompu le capitaine. Nous savons<br />

exactement ce que vous aviez l’intention de faire, et cela nous est égal ; car maintenant, vous<br />

voyez, vous ne pouvez pas le faire.”<br />

Et le capitaine l’a regardé calmement, et s’est mis à bourrer sa pipe.<br />

“Si Abe Gray… s’est exclamé Silver.<br />

– Halte-là ! Gray ne m’a rien dit, et je ne lui ai rien demandé. Et de plus, je préférerais vous<br />

voir exploser et disparaître avec lui et toute cette île. Et voilà mon opinion sur ce sujet, mon<br />

bonhomme.”<br />

Ce petit accès de colère a paru refroidir Silver. Auparavant, son irritation ne faisait<br />

qu’<strong>au</strong>gmenter ; maintenant, il s’est ressaisi.<br />

“Possible, dit-il. J’irais pas délimiter ce que des gentlemen considèrent juste, ou pas, selon<br />

le cas. Et, vu que vous vous préparez à prendre une pipe, cap’n, j’me permettrai d’faire<br />

pareil.”<br />

Il a bourré sa pipe et l’a allumée ; les deux hommes ont fumé en silence pendant pas mal de<br />

temps, tantôt se dévisageant, tantôt tassant leur tabac, tantôt se penchant pour cracher.<br />

C’était <strong>au</strong>ssi bien de les regarder que d’aller <strong>au</strong> théâtre.<br />

“Bon, voilà, a repris Silver. Vous nous donnez la carte pour aller <strong>au</strong> <strong>trésor</strong>, vous cessez de<br />

tirer sur de p<strong>au</strong>vres marins et de leur défoncer la tête pendant qu’ils dorment. Vous faites ça,<br />

et nous vous offrons un choix. Soit vous venez à bord avec nous, une fois le <strong>trésor</strong> embarqué,<br />

et alors j’vous donne ma garanterie, sur mon honneur, d’vous déposer kèke part à terre sains et<br />

s<strong>au</strong>fs. Ou bien, si ça serait pas à votre goût, certains de mes matelots étant rudes, et ayant des<br />

comptes à régler, rapport à des brimades, alors vous pouvez rester ici. Vous pouvez. Nous<br />

répartirons les provisions, à chaque homme sa part ; et j’vous donne ma garanterie, comme<br />

avant, de parler <strong>au</strong> premier navire que j’vois, et j’les envoie ici pour vous prendre. Ça c’est<br />

parler, vous conviendrez. Pourriez pas voir à espérer mieux, non. Et j’espère (élevant sa voix)<br />

que tous les matelots dans c’fortin prêteront attention à mes paroles, car c’que je dis à l’un,<br />

j’le dis pour tous.”<br />

Le Capitaine Smollett s’est levé et a tapoté sa pipe dans la p<strong>au</strong>me de sa main g<strong>au</strong>che pour<br />

en vider les cendres.<br />

“C’est tout ?<br />

– Mon dernier mot, tonnerre ! Refusez ça, vous verrez plus rien d’moi que des balles de<br />

fusil.<br />

– Très bien. Maintenant, écoutez-moi. Si vous venez un par un, sans armes, je m’engage à<br />

vous coller tous <strong>au</strong>x fers et à vous ramener en Angleterre où vous <strong>au</strong>rez droit à un procès<br />

équitable. Sinon, je m’appelle Alexandre Smollett, j’ai défendu les couleurs de mon souverain,<br />

66


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

et je vous enverrai tous par le fond. Vous ne pouvez pas trouver le <strong>trésor</strong>. Vous ne pouvez<br />

pas manœuvrer le navire – il n’y a pas un homme parmi vous capable de manœuvrer le navire.<br />

Vous ne pouvez pas nous combattre – Gray, ici présent, a échappé à cinq d’entre vous. Votre<br />

vaisse<strong>au</strong> est coincé, Maître Silver ; vous êtes sur une côte sous le vent, ainsi que vous le<br />

constaterez. Je me tiens devant vous et je vous le dis ; et ce sont les dernières bonnes paroles<br />

que vous entendrez de moi ; car, <strong>au</strong> nom du ciel, je vous mettrai une balle dans le dos la<br />

prochaine fois que je vous verrai. En avant, marche, mon gars. Filez d’ici, s’il vous plaît, en<br />

vitesse, et ouste !”<br />

Le visage de Silver était à voir ; les yeux lui sortaient de la tête de rage. Il a secoué sa pipe<br />

pour en jeter les braises.<br />

“Un coup de main pour m’aider à me lever ! s’est-il écrié.<br />

– Pas moi, a rétorqué le capitaine.<br />

– Qui me donnera un coup de main ?” a-t-il hurlé.<br />

Pas un homme n’a bougé parmi nous. Grommelant les pires imprécations, il a rampé sur le<br />

sable jusqu’<strong>au</strong> moment où il a pu s’appuyer sur le porche et se hisser sur sa béquille. Puis il a<br />

craché dans la source.<br />

“Là ! a-t-il crié, vlà ce que j’pense de vous. Avant qu’une heure soit achevée, j’<strong>au</strong>rai<br />

enflammé votre vieille baraque comme un punch <strong>au</strong> rhum. Riez, tonnerre, riez ! Avant qu’une<br />

heure soit achevée, vous rirez dans l’<strong>au</strong>tre monde. Ceux qui crèveront seront les moins à<br />

plaindre.”<br />

Et avec un épouvantable juron, il est parti clopin-clopant en labourant le sable. Après<br />

quatre ou cinq échecs, l’homme <strong>au</strong> drape<strong>au</strong> blanc l’a aidé a franchir la palissade, et il a disparu<br />

<strong>au</strong>ssitôt entre les arbres.<br />

Chapitre XXI<br />

L’attaque<br />

Dès le départ de Silver, le capitaine, qui l’avait observé attentivement, s’est tourné vers<br />

l’intérieur de la maison et a trouvé qu’<strong>au</strong>cun d’entre nous n’était à son poste, s<strong>au</strong>f Gray. Pour<br />

la première fois, nous l’avons vu en colère.<br />

“À vos postes !” a-t-il rugi. Puis, comme nous étions tous revenus, pen<strong>au</strong>ds, à nos places :<br />

“Gray, je vais inscrire votre nom dans le livre de bord ; en vrai marin, vous n’avez pas failli à<br />

votre devoir. Mr Trelawney, vous m’étonnez, monsieur. Docteur, je pensais que vous aviez<br />

porté l’uniforme du roi ! Si c’est ainsi que vous avez servi à Fontenoy, monsieur, vous <strong>au</strong>riez<br />

mieux fait de rester dans votre couchette.”<br />

Les équipiers du docteur étaient retournés à leurs meurtrières, les <strong>au</strong>tres s’occupaient de<br />

charger les mousquets de rechange. Je vous assure que tous étaient bien rouges après qu’on<br />

leur ait secoué les puces, comme on dit.<br />

Le capitaine a regardé <strong>au</strong>tour de lui pendant un moment sans rien dire. Puis il a parlé.<br />

“Mes enfants, j’ai lâché une bordée sur Silver. C’est exprès que j’ai tiré à boulets rouges ;<br />

avant que l’heure soit achevée, comme il l’a dit, ils vont monter à l’abordage. Ils ont l’avantage<br />

du nombre, je n’ai pas besoin de vous le dire, mais nous combattons à couvert ; il y a encore<br />

une minute, je vous <strong>au</strong>rais dit que nous combattions avec discipline. Je ne doute <strong>au</strong>cunement<br />

que nous pouvons les rosser, si vous le décidez.”<br />

Il a effectué une ronde et a vu, ainsi qu’il l’a dit, que tout allait bien.<br />

67


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Sur les deux petits côtés de la maison, à l’est et à l’ouest, il y avait seulement deux<br />

meurtrières ; sur le côté sud, où se trouvait le porche, deux de plus ; et <strong>au</strong> nord, cinq. Nous<br />

disposions de vingt mousquets pour sept personnes. Le bois de ch<strong>au</strong>ffage avait été empilé de<br />

manière a constituer quatre tables, une <strong>au</strong> milieu de chaque côté, et sur chacune de ces tables<br />

on avait mis à portée de main des défenseurs des munitions et quatre mousquets chargés. Les<br />

coutelas étaient rangés <strong>au</strong> milieu.<br />

“Éteignez le feu, dit le capitaine ; il fait moins froid, et nous ne devons pas avoir de fumée<br />

dans les yeux.”<br />

Mr Trelawney a emporté le panier de fer <strong>au</strong> dehors et a étouffé les braises dans le sable.<br />

“Hawkins n’a pas pris son petit déjeuner, a poursuivi le capitaine. Hawkins, servez-vous<br />

et retournez manger à votre poste. Vivement, mon garçon ; vous <strong>au</strong>rez besoin de toutes vos<br />

forces avant longtemps. Hunter, servez une tournée d’e<strong>au</strong>-de-vie à tous les hommes.”<br />

Pendant que nous suivions ses instructions, le capitaine achevait de réfléchir à son plan de<br />

défense.<br />

“Docteur, vous vous occuperez de la porte. Ouvrez l’œil, mais veillez à ne pas vous<br />

exposer ; restez à l’intérieur et tirez à travers le porche. Hunter, prenez le côté est, ici. Joyce,<br />

vous vous tenez à l’ouest, mon gars. Mr Trelawney, vous êtes le meilleur tireur – vous et<br />

Gray, vous prendrez tout le côté nord, avec les cinq meurtrières ; c’est là qu’il y a danger. S’ils<br />

arrivent jusque là et tirent sur nous à travers nos propres hublots, les choses commenceraient à<br />

sentir le roussi. Hawkins, on ne peut compter ni sur vous, ni sur moi pour le tir ; nous<br />

resterons dans le coin pour recharger et donner un coup de main.”<br />

Comme le capitaine l’avait dit, le froid était passé. Dès que le soleil s’est élevé <strong>au</strong>-dessus de<br />

notre ceinture d’arbres, il a projeté ses rayons de toute sa force sur la clairière et bu d’un trait<br />

les vapeurs de l’<strong>au</strong>be. Bientôt le sable s’est mis à cuire et la résine des rondins à fondre. Nous<br />

avons tombé vestes et vareuses, ouvert le col de nos chemises, roulé nos manches jusqu’à nos<br />

ép<strong>au</strong>les ; et nous attendions là, chacun à son poste, enfiévrés par la chaleur et l’angoisse.<br />

Une heure s’est écoulée.<br />

“Qu’ils aillent se faire pendre ! dit le capitaine. C’est <strong>au</strong>ssi ennuyeux qu’un calme plat.<br />

Gray, sifflez pour appeler le vent.”<br />

À ce moment précis, l’attaque s’est annoncée.<br />

“S’il vous plaît, monsieur, dit Joyce. Si je vois quelqu’un, dois-je tirer ?<br />

– Je vous ai dit que oui ! s’est écrié le capitaine.<br />

– Merci, monsieur”, a répondu Joyce, toujours <strong>au</strong>ssi calme et poli.<br />

Rien ne s’est passé pendant un moment ; mais la remarque de Joyce nous avait mis en<br />

alerte, ouvrant l’œil et tendant l’oreille – les tireurs en position avec leurs armes à la main, le<br />

capitaine <strong>au</strong> milieu de la pièce, la mâchoire serrée et les sourcils froncés.<br />

Encore quelques secondes, et soudain Gray a levé son mousquet et tiré. La détonation<br />

résonnait encore que nous avons entendu sa répétition, arrivant de tous les côtés de l’enceinte<br />

en salve éparpillée, coup après coup, comme un vol d’oies s<strong>au</strong>vages. Plusieurs balles ont<br />

frappé la maison, mais <strong>au</strong>cune n’est entrée. La fumée s’étant dissipée, l’enceinte et les bois<br />

tout <strong>au</strong>tour nous ont paru <strong>au</strong>ssi tranquilles et vides qu’<strong>au</strong>paravant. Aucune branche ne<br />

bougeait, <strong>au</strong>cun reflet de canon de fusil ne trahissait la présence de nos ennemis.<br />

“Avez-vous touché votre homme ? a demandé le capitaine.<br />

– Non, monsieur, a répondu Joyce. Je crois que non, monsieur.<br />

68


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– Réussir son coup, c’est le mieux, a marmonné le Capitaine Smollett, mais dire la vérité,<br />

c’est déjà pas mal. Rechargez son fusil, Hawkins. Combien diriez-vous qu’ils étaient de votre<br />

côté, docteur ?”<br />

– Je peux vous répondre avec précision. Trois coups ont été tirés de ce côté. J’ai vu les<br />

trois éclairs – deux très proches – un plus à l’ouest.<br />

– Trois ! Et combien chez vous, Mr Trelawney ?”<br />

Il était plus difficile de répondre à cette question. De nombreux coups de feu étaient venus<br />

du nord – sept, selon les calculs du sieur ; huit ou neuf, selon Gray. À l’est et à l’ouest un seul<br />

coup avait été tiré. Il était donc évident que l’attaque se concentrerait <strong>au</strong> nord, et que sur les<br />

trois <strong>au</strong>tres côtés nous ne serions gênés que par des semblants d’hostilité. Mais le Capitaine<br />

Smollett n’a rien changé à son dispositif. Si les mutins parvenaient à franchir la palissade,<br />

disait-il, il s’empareraient de n’importe quelle meurtrière non défendue et nous tireraient<br />

comme des rats dans notre propre place-forte.<br />

D’ailleurs nous n’avons pas eu be<strong>au</strong>coup de temps pour réfléchir. Soudain, une nuée de<br />

pirates vociférants a bondi depuis les bois du côté nord et a couru droit à la palissade. Au<br />

même moment, la fusillade a repris ; une balle de fusil a sifflé à travers la porte et brisé le<br />

mousquet du docteur en mille morce<strong>au</strong>x.<br />

Les assaillants ont escaladé la palissade comme des singes. Le sieur et Gray n’arrêtaient pas<br />

de tirer ; trois hommes sont tombés, l’un en avant dans l’enclos, deux à l’extérieur. Mais de<br />

ceux-là, l’un était de toute évidence plus effrayé que blessé, car il s’est relevé en un clin d’œil<br />

et a disparu à l’instant entre les arbres.<br />

Deux avaient mordu la poussière, un s’était enfui, quatre avaient pris pied à l’intérieur de<br />

nos retranchements ; tandis que depuis l’abri des bois sept ou huit hommes, chacun ayant sans<br />

doute plusieurs mousquets à sa disposition, concentraient un feu nourri, bien que vain, sur le<br />

fortin.<br />

Les quatre qui avaient réussi l’abordage ont foncé droit sur le bâtiment ; ils hurlaient en<br />

courant, et les hommes cachés dans les arbres criaient en écho pour les encourager. Plusieurs<br />

coups ont été tirés, mais avec trop de hâte, si bien qu’<strong>au</strong>cun n’a paru faire mouche. En un<br />

moment, les quatre pirates s’étaient rués à l’ass<strong>au</strong>t de la butte et arrivaient sur nous.<br />

La tête de Job Anderson, le maître d’équipage, est apparue à la meurtrière centrale.<br />

“À l’attaque, tout l’monde – tout l’monde !” rugissait-il d’une voix de tonnerre.<br />

À cet instant, un <strong>au</strong>tre pirate a empoigné le mousquet de Hunter par le canon, le lui a<br />

arraché des mains et, lui portant un violent coup de crosse à travers la meurtrière, a étendu le<br />

p<strong>au</strong>vre homme sans connaissance sur le sol. Cependant, un troisième mutin, ayant fait le tour<br />

de la maison sans être inquiété, est apparu brusquement sur le seuil et s’est jeté sur le docteur<br />

en brandissant son coutelas.<br />

Les positions étaient radicalement renversées. Un moment plus tôt, nous étions à l’abri et<br />

tirions sur un ennemi exposé ; maintenant, nous étions nous-mêmes à découvert, incapables de<br />

rendre les coups.<br />

La fumée qui envahissait la maison nous protégeait un peu. Ce n’était que cris et confusion,<br />

éclairs et détonations. Un affreux gémissement a résonné dans mes oreilles.<br />

“Dehors, mes enfants, dehors, a crié le capitaine. Combattons-les à l’extérieur ! Aux<br />

coutelas !”<br />

J’ai saisi un coutelas sur la pile et l’un des nôtres, qui en saisissait un <strong>au</strong> même moment, a<br />

tracé sur mes phalanges une estafilade que j’ai à peine sentie. Je me suis précipité à la porte et<br />

suis sorti dans la clarté du soleil. Quelqu’un me suivait, j’ignorais qui. Devant moi, le docteur<br />

69


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

descendait la butte à la poursuite de son adversaire et, sous mes yeux, a rabattu sa garde et l’a<br />

envoyé <strong>au</strong> sol avec une grande entaille en travers du visage.<br />

“Contournez la maison, les gars ! Contournez la maison !” s’est écrié le capitaine ; et malgré<br />

le tumulte, je percevais que sa voix avait changé.<br />

J’ai obéi machinalement. Je suis parti vers l’est et, mon coutelas levé, j’ai passé le coin du<br />

bâtiment. Là, je me suis retrouvé nez à nez avec Anderson. Il a rugi et brandi son arme <strong>au</strong>dessus<br />

de sa tête. La lame étincelait <strong>au</strong> soleil. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. Alors que le<br />

coup était encore en suspens, j’ai bondi de côté en une fraction de seconde et, trébuchant dans<br />

le sable mou, j’ai roulé la tête la première en bas de la pente.<br />

Quand je m’étais rué hors de la maison, les <strong>au</strong>tres mutins escaladaient la palissade pour en<br />

finir avec nous. Un homme, coiffé d’un bonnet rouge, son coutelas entre les dents, avait déjà<br />

atteint le h<strong>au</strong>t et lancé une jambe de l’<strong>au</strong>tre côté. Eh bien, tout s’est passé si vite qu’en me<br />

relevant j’ai vu la même scène, l’homme <strong>au</strong> bonnet rouge toujours à cheval sur la palissade, un<br />

<strong>au</strong>tre montrant juste sa tête <strong>au</strong>-dessus des pieux. Pendant cet infime intervalle de temps,<br />

pourtant, le combat s’était achevé et la victoire était à nous.<br />

Gray, qui me suivait de près, avait abattu le grand maître d’équipage avant qu’il se soit<br />

remis de son coup manqué. Un <strong>au</strong>tre avait reçu une balle à une meurtrière, alors même qu’il<br />

tirait dans la maison, et maintenant il agonisait, le pistolet encore fumant à la main. Le docteur,<br />

je l’avais vu, en avait mis un troisième hors de combat. Des quatre mutins qui avaient franchi<br />

la palissade, un seul nous avait échappé et celui-là, mort de peur, avait abandonné son coutelas<br />

sur le champ de bataille et tentait d’escalader l’enceinte dans l’<strong>au</strong>tre sens.<br />

“Feu ! Feu depuis la maison ! a crié le docteur. Et vous, mes amis, rentrez vous mettre à<br />

couvert.”<br />

Personne n’a tenu compte de ses paroles. Aucun coup n’a été tiré, et le dernier assaillant a<br />

réussi à s’enfuir et à disparaître dans la forêt avec les <strong>au</strong>tres. En trois secondes, il ne restait<br />

plus un seul ennemi, s<strong>au</strong>f les cinq qui étaient tombés, quatre à l’intérieur de l’enceinte et un à<br />

l’extérieur.<br />

Le docteur, Gray et moi avons couru à toute vitesse pour nous mettre à l’abri. Les survivants<br />

allaient bientôt revenir là où ils avaient laissé leurs mousquets et la fusillade pouvait<br />

recommencer d’un moment à l’<strong>au</strong>tre.<br />

La maison était déjà moins enfumée, et un coup d’œil nous a suffi pour voir le prix de notre<br />

victoire. Hunter était étendu sans connaissance près de sa meurtrière ; Joyce près de la sienne,<br />

une balle dans la tête, immobile à tout jamais. Cependant, <strong>au</strong> milieu de la pièce, le sieur<br />

soutenait le capitaine ; ils étaient <strong>au</strong>ssi pâles l’un que l’<strong>au</strong>tre.<br />

“Le capitaine est blessé, dit Mr Trelawney.<br />

– Ont-ils filé ?” a demandé Mr Smollett.<br />

– Tous ceux qui pouvaient courir, assurément, a répondu le docteur ; mais il y en a cinq qui<br />

ne courront plus jamais.<br />

– Cinq ! s’est exclamé le capitaine. Ah, voilà qui est mieux. Cinq contre trois, ça nous laisse<br />

à quatre contre neuf. Nos chances sont meilleures qu’<strong>au</strong> début. Nous étions sept contre dixneuf<br />

alors, ou nous le pensions, ce qui est <strong>au</strong>ssi déplaisant à supporter.”*<br />

*Le nombre des mutins a bientôt été réduit à huit, car l’homme atteint par Mr Telawney à<br />

bord de la goélette est mort ce même soir de ses blessures. Mais nous ne l’avons appris que<br />

plus tard, bien sûr.<br />

70


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Cinquième partie<br />

Mon aventure en mer<br />

Chapitre XXII<br />

Début de mon aventure en mer<br />

Les mutins ne sont pas revenus. Pas un coup de feu n’a été tiré depuis les bois. Ils avaient<br />

“reçu leur ration pour la journée”, comme l’a dit le capitaine, et nous avons pu tranquillement<br />

examiner les blessés et préparer le déjeuner. Le sieur et moi avons cuisiné dehors, malgré le<br />

danger. Même dehors, c’est tout juste si nous savions ce que nous faisions, tellement les<br />

affreux gémissements des patients du docteur nous glaçaient d’horreur.<br />

Sur les huit hommes qui étaient tombés <strong>au</strong> combat, seuls trois respiraient encore – le pirate<br />

abattu à la meurtrière, Hunter et le Capitaine Smollett ; et sur les trois, les deux premiers<br />

avaient déjà un pied dans la tombe. Le mutin, de fait, est mort sous le bistouri du docteur. Et<br />

nous avons eu be<strong>au</strong> faire, Hunter n’a jamais repris connaissance en ce monde. Il a tenu<br />

jusqu’<strong>au</strong> soir, respirant bruyamment comme le vieux flibustier chez nous après son attaque<br />

d’apoplexie ; mais le coup lui avait enfoncé les côtes et il s’était fracturé le crâne en tombant,<br />

de sorte que pendant la nuit, sans un geste ni un bruit, il a rejoint son Créateur.<br />

Quant <strong>au</strong> capitaine, ses blessures étaient graves, mais pas mortelles. Aucun organe vital<br />

n’était atteint. La balle d’Anderson – car c’était Job qui l’avait touché le premier – avait brisé<br />

son omoplate et effleuré le poumon ; la seconde avait seulement déchiré des muscles de son<br />

mollet. Il était sûr de guérir, selon le docteur, mais en attendant et pendant plusieurs semaines,<br />

il ne devait ni marcher ni bouger son bras, ni même parler quand ce n’était pas indispensable.<br />

Ma coupure accidentelle en travers des phalanges n’était qu’une piqûre de moustique. Le<br />

docteur Livesey l’a pansée, et m’a tiré les oreilles pour le même prix.<br />

Après le déjeuner, le sieur et le docteur se sont assis <strong>au</strong>près du capitaine pour tenir conseil ;<br />

ils ont parlé <strong>au</strong>tant qu’ils le désiraient et, un peu après midi, le docteur a pris son chape<strong>au</strong> et<br />

ses pistolets, glissé un coutelas dans sa ceinture, plié la carte dans sa poche et, un mousquet<br />

sur l’ép<strong>au</strong>le, a franchi la palissade sur le côté nord avant de s’enfoncer dans la forêt d’un pas<br />

vif.<br />

Gray et moi étions assis à l’<strong>au</strong>tre bout de la salle, afin de ne pas gêner nos officiers pendant<br />

leur discussion. Gray a sorti sa pipe de sa bouche et a bel et bien oublié de l’y remettre,<br />

tellement ce qu’il voyait le stupéfiait.<br />

“Ça, <strong>au</strong> nom du diable, le Dr Livesey est-il fou ?<br />

– Mais non, lui dis-je. De cet équipage, il est celui qui mérite le moins d’être qualifié ainsi,<br />

je pense.<br />

– Eh bien, camarade, il est ptêt pas fou ; mais si lui l’est pas, j’te dis, moi je le suis.<br />

– Je suppose que le docteur a son idée ; et si je ne me trompe pas, il est parti voir Ben<br />

Gunn.”<br />

J’avais raison, ainsi qu’il est apparu plus tard ; mais, en attendant, alors qu’une chaleur<br />

étouffante régnait dans la maison, et que le soleil de midi embrasait le sable de l’enceinte, une<br />

idée m’est venue en tête, qui n’était pas du tout judicieuse. Je me suis mis à envier le docteur<br />

qui marchait à l’ombre fraîche des bois, entouré d’oise<strong>au</strong>x, respirant le parfum plaisant des<br />

pins, tandis que je grillais, avec mes vêtements collés à la résine ch<strong>au</strong>de de mon siège, et<br />

71


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

tellement de sang <strong>au</strong>tour de moi, et tant de p<strong>au</strong>vres cadavres étendus partout, que l’endroit<br />

m’inspirait un dégoût presque <strong>au</strong>ssi fort que de la terreur.<br />

Pendant tout le temps que j’ai passé à nettoyer la maison, puis à laver la vaisselle du déjeuner,<br />

ce dégoût et ce désir n’ont fait qu’<strong>au</strong>gmenter, jusqu’<strong>au</strong> moment où, comme je passais près<br />

d’un sac à pain et que personne ne me regardait, j’ai accompli le premier pas en vue de mon<br />

escapade en bourrant de biscuits les deux poches de mon habit.<br />

J’étais stupide, si vous voulez, et je m’apprêtais sans doute à me lancer dans une aventure<br />

téméraire et insensée ; mais j’étais déterminé à prendre toutes les préc<strong>au</strong>tions possibles. Si<br />

quelque chose m’arrivait, ces biscuits m’empêcheraient <strong>au</strong> moins de mourir de faim jusqu’<strong>au</strong><br />

lendemain soir.<br />

Je me suis ensuite emparé d’une paire de pistolets ; comme je possédais déjà une poire à<br />

poudre et des balles, je me sentais bien armé.<br />

Quant <strong>au</strong> plan que j’avais en tête, il n’était pas m<strong>au</strong>vais en soi. Je pensais descendre à la<br />

péninsule sablonneuse qui séparait à l’est le mouillage de la pleine mer, trouver le rocher blanc<br />

que j’avais vu le soir précédent, et vérifier si c’était bien là que Ben Gunn avait caché son<br />

bate<strong>au</strong> ; cela valait la peine d’essayer, j’en suis encore convaincu <strong>au</strong>jourd’hui. Il était certain<br />

qu’on ne m’<strong>au</strong>toriserait pas à quitter l’enceinte ; je devais donc filer à la française quand<br />

personne ne m’observerait ; et cette manière de procéder était si vilaine que cela rendait tout le<br />

projet condamnable. Mais je n’étais qu’un enfant, et j’avais pris ma décision.<br />

En fin de compte, une excellente occasion s’est présentée. Le sieur et Gray étaient occupés<br />

à changer les bandages du capitaine ; le champ était libre ; j’ai bondi <strong>au</strong>-dessus de la palissade<br />

et me suis précipité <strong>au</strong> plus épais des arbres. Avant que mes compagnons aient pu remarquer<br />

mon absence, je m’étais mis hors de portée de leurs appels.<br />

C’était ma seconde folie, bien pire que la première, puisque je ne laissais que deux hommes<br />

valides pour garder la maison ; mais comme la première, elle a contribué à nous s<strong>au</strong>ver tous.<br />

Je me suis dirigé droit vers la côte est de l’île, car j’avais décidé de longer la péninsule du<br />

côté de la mer, afin d’éviter le risque d’être vu depuis le mouillage. La fin de l’après-midi était<br />

ch<strong>au</strong>de et ensoleillée. Alors que je marchais sous les h<strong>au</strong>tes futaies, j’entendais loin devant moi<br />

non seulement le grondement continuel du ressac, mais <strong>au</strong>ssi un certain froissement de<br />

feuillages et frottement de branchages qui m’indiquait que la brise du large soufflait plus fort<br />

que d’habitude. Bientôt, j’ai senti des courants d’air frais ; et <strong>au</strong> bout de quelques pas je suis<br />

arrivé à la lisière des bois et j’ai vu la mer bleue éclaboussée de soleil jusqu’à l’horizon, et les<br />

vagues roulant et fracassant leur écume sur la grève.<br />

Je n’ai jamais vu la mer calme <strong>au</strong>tour de l’ïle <strong>au</strong> Trésor. Même quand le soleil flamboyait<br />

dans l’azur, quand <strong>au</strong>cun souffle n’agitait l’air, quand la surface de la mer était lisse et bleue,<br />

ces grands roule<strong>au</strong>x déferlaient le long de la côte, grondant sans cesse jour et nuit ; et je doute<br />

qu’il y ait un endroit sur l’île où l’on n’entende pas leur clameur.<br />

J’ai marché <strong>au</strong> bord de l’e<strong>au</strong> avec grand plaisir. Quand j’ai pensé que j’étais allé assez loin<br />

<strong>au</strong> sud, j’ai profité de la protection de fourrés épais pour m’avancer très prudemment jusqu’à<br />

la crête de la péninsule.<br />

La mer était derrière moi, le mouillage devant. La brise du large, comme si son intensité<br />

inhabituelle l’avait épuisée, était déjà retombée ; des courants d’air légers et variables lui<br />

avaient succédé, apportant de grandes bandes de brouillard du sud et du sud-est ; et le<br />

mouillage, protégé du vent par l’île du Squelette, ressemblait à un lac couleur de plomb comme<br />

<strong>au</strong> jour de notre arrivée. Posé sur ce parfait miroir, l’Hispaniola surmontait son portrait exact,<br />

de la pointe des mâts à la ligne de flottaison, le drape<strong>au</strong> noir pendant à la proue.<br />

72


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

L’une des chaloupes se tenait le long de sa coque. J’ai reconnu sans mal Silver, assis à<br />

l’arrière de la chaloupe, qui conversait en riant avec deux hommes penchés par-dessus le<br />

bastingage de la goélette. L’un d’eux portait un bonnet rouge – ce même brigand que j’avais vu<br />

à cheval sur la palissade quelques heures plus tôt. À cette distance – plus d’un mille – je ne<br />

pouvais pas distinguer leurs paroles, bien sûr. Soudain, un hurlement épouvantable et<br />

inhumlain a retenti. J’ai d’abord surs<strong>au</strong>té d’effroi, mais j’ai vite pensé à la voix de Capitaine<br />

Flint, et j’ai même cru reconnaître, à ses couleurs vives, l’oise<strong>au</strong> perché sur le poignet de son<br />

maître.<br />

Peu après, la chaloupe s’est éloignée du vaisse<strong>au</strong> pour aller à terre ; l’homme <strong>au</strong> bonnet<br />

rouge et son camarade sont descendus en passant par le capot de la cabine.<br />

Cependant, le soleil venait de se coucher derrière la Longue-vue et, comme le brouillard<br />

s’épaississait rapidement, il commençait à faire vraiment sombre. J’ai vu que je ne devais pas<br />

predre de temps si je voulais trouver la barque ce soir-là.<br />

Le rocher blanc, bien visible <strong>au</strong>-dessus des fourrés, se trouvait à plusieurs centaines de<br />

yards vers la pointe de la péninsule, et j’ai mis un bon bout de temps à l’atteindre en<br />

progressant comme je pouvais dans les taillis, souvent à quatre pattes. La nuit était à peu près<br />

tombée quand j’ai touché ses parois rugueuses. Juste à son pied se trouvait un minuscule creux<br />

tapissé d’herbe verte, caché par des talus et par des buissons épais qui poussaient là en<br />

abondance et m’arrivaient <strong>au</strong>x genoux ; <strong>au</strong> centre du renfoncement s’élevait bel et bien une<br />

petite tente de pe<strong>au</strong>x de chèvres semblable à celles que les bohémiens transportent avec eux en<br />

Angleterre.<br />

J’ai s<strong>au</strong>té dans le creux, soulevé un pan de la tente et découvert le bate<strong>au</strong> de Ben Gunn –<br />

bricolé si jamais un objet a été bricolé : une charpente de bois dur grossière et de guingois<br />

tendue de pe<strong>au</strong>x de chèvre, la fourrure en dedans. La chose était vraiment toute petite, même<br />

pour moi, et j’imagine mal qu’elle ait pu flotter en portant un homme de taille normale. Il y<br />

avait un banc de nage très bas, une sorte de barre de pieds à l’avant, et une double pagaie pour<br />

la propulsion.<br />

Je n’avais jamais vu ce que nos ancêtres appelaient un “coracle”, mais j’en ai vu un depuis,<br />

et je ne peux pas mieux décrire le bate<strong>au</strong> de Ben Gunn qu’en le comparant <strong>au</strong> premier et <strong>au</strong><br />

pire coracle jamais fabriqué par l’homme. Il possédait pourtant le premier avantage du coracle,<br />

car il était extrêmement léger et facile à porter.<br />

Bon, maintenant que j’avais trouvé le bate<strong>au</strong>, vous penseriez que mon envie d’école buissonnière<br />

était assouvi ; mais entre-temps, j’avais conçu une <strong>au</strong>tre idée, dont je m’étais si bien<br />

entiché que je l’<strong>au</strong>rais même exécutée, je crois, <strong>au</strong> nez et à la barbe du Capitaine Smollett luimême.<br />

Il s’agissait de m’approcher à la faveur de la nuit, de couper l’amarre de la goélette, et<br />

de la laisser s’échouer où elle voulait. J’étais convaincu que les mutins, après leur échec du<br />

matin, ne désiraient rien <strong>au</strong>tant que de lever l’ancre et de prendre le large ; ce serait excellent de<br />

les en empêcher, me disais-je, et puisque je les avais vu laisser leurs hommes de garde sans<br />

chaloupe, je pensais que je pouvais y arriver sans grand risque.<br />

Je me suis assis pour attendre l’obscurité complète, et me suis offert un bon repas de<br />

biscuits. Si une nuit sur dix mille convenait à mon entreprise, c’était celle-là. Le brouillard avait<br />

maintenant supprimé le firmament. Alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient, une<br />

noirceur absolue a enveloppé l’Île <strong>au</strong> Trésor. Quand j’ai enfin chargé le coracle sur mes ép<strong>au</strong>les<br />

et tâtonné tant bien que mal pour sortir du creux dans lequel j’avais soupé, seuls deux points<br />

étaient visibles dans tout le mouillage. L’un était le grand feu sur la grève, <strong>au</strong>tour duquel les<br />

pirates vaincus festoyaient. L’<strong>au</strong>tre, faible tache de lumière dans les ténèbres, marquait la<br />

73


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

position du vaisse<strong>au</strong> à l’ancre. Il avait tourné avec la marée descendante et me présentait<br />

maintenant sa proue. Les seules lumières à bord se trouvaient dans la cabine, et ce que je<br />

voyais n’était que le reflet dans le brouillard des rayons qui sortaient de la fenêtre arrière.<br />

Cela faisait un moment que la marée baissait et il m’a fallu pat<strong>au</strong>ger à travers une large<br />

bande de vase, dans laquelle je me suis enfoncé plusieurs fois <strong>au</strong>-dessus des chevilles, avant<br />

d’arriver <strong>au</strong> flot qui se retirait. J’ai avancé de quelques pas dans l’e<strong>au</strong> et, avec un peu de force<br />

et d’adresse, j’ai posé mon coracle quille en bas sur la surface de la mer.<br />

Chapitre XXIII<br />

La marée descend<br />

Le coracle – j’ai eu maintes occasions de le vérifier – était une embarcation très sûre pour<br />

une personne de ma taille et de mon poids, flottant bien et sachant affronter les vagues ; mais<br />

elle se révélait capricieuse et bancale quand on voulait la diriger. On avait be<strong>au</strong> faire, elle partait<br />

toujours à la dérive plus que toute <strong>au</strong>tre chose, et la manœuvre qu’elle réussissait le mieux,<br />

c’était de tourner en rond. Ben Gunn lui-même avait admis que sa barque était “bizarre à<br />

manier tant qu’on connaissait pas ses façons”.<br />

Je ne connaissais pas ses façons, c’est certain. Elle tournait dans toutes les directions s<strong>au</strong>f<br />

celle où je devais aller ; nous avancions en général de travers, et je suis sûr que nous n’<strong>au</strong>rions<br />

jamais atteint le vaisse<strong>au</strong> sans la marée. Par chance, mes coups de pagaie n’avaient <strong>au</strong>cune<br />

influence, la marée m’entraînait de toute façon ; et la goélette se tenait là, en plein milieu du<br />

chenal, impossible à manquer.<br />

Elle a d’abord surgi devant moi comme un bloc plus noir encore que l’obscurité ; puis ses<br />

mâts et sa coque ont commencé à prendre forme, et l’instant d’après, m’a-t-il semblé (car, plus<br />

j’avançais, plus le courant de la marée devenait vif), j’étais à côté du câble d’ancre et l’avais<br />

agrippé.<br />

Entraînée par le courant, l’Hispaniola tirait sur son ancre, de sorte que le câble était <strong>au</strong>ssi<br />

tendu qu’une corde d’arc. Tout <strong>au</strong>tour de la coque, dans l’obscurité, les remous du courant<br />

bouillonnaient et babillaient comme un torrent montagnard. Un coup de mon coute<strong>au</strong> de marin,<br />

et la goélette suivrait la marée en chantonnant.<br />

Jusque là, tout allait bien ; mais il m’est alors revenu en mémoire qu’un câble tendu, si on le<br />

coupait soudain, était <strong>au</strong>ssi dangereux qu’une ruade de cheval. Si j’étais assez imprudent pour<br />

libérer l’Hispaniola de son ancre, j’avais neuf chances sur dix d’être projeté en l’air avec le<br />

coracle.<br />

Cette idée m’a arrêté net, et si la chance ne m’avait pas souri une fois de plus, j’<strong>au</strong>rais dû<br />

abandonner mon projet. Mais les légers courants d’air qui s’étaient mis à souffler du sud-est et<br />

du sud avaient tourné <strong>au</strong> sud-ouest après la tombée de la nuit. Au moment où je réfléchissais,<br />

une bouffée est arrivée et a poussé l’Hispaniola à contre-courant ; à ma grande joie, j’ai senti le<br />

câble se relâcher sous mon étreinte, et la main avec laquelle je le tenais plonger une seconde<br />

dans l’e<strong>au</strong>.<br />

Du coup, j’ai pris ma décision. J’ai sorti mon coute<strong>au</strong> et l’ai ouvert avec les dents, puis j’ai<br />

coupé les brins du câble un par un, jusqu’<strong>au</strong> moment où le vaisse<strong>au</strong> ne tenait plus que par deux<br />

brins. Ensuite, je suis resté tranquille, prêt à couper ces derniers quand un souffle de vent<br />

relâcherait de nouve<strong>au</strong> la tension du câble.<br />

74


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Pendant tout ce temps, j’avais entendu des voix bruyantes dans la cabine ; mais à vrai dire,<br />

d’<strong>au</strong>tres pensées avaient si bien occupé mon esprit que je n’avais guère tendu l’oreille.<br />

Maintenant que je n’avais rien d’<strong>au</strong>tre à faire, j’ai commencer à y prêter attention.<br />

J’ai reconnu une voix, celle du chef de chaloupe, Israel Hands, qui avait été jadis le<br />

canonnier de Flint. L’<strong>au</strong>tre était celle de mon ami <strong>au</strong> bonnet rouge, bien sûr. Les deux hommes<br />

avaient trop bu, de toute évidence, et buvaient encore ; car, alors même que je les écoutais, l’un<br />

d’eux, poussant un cri d’ivrogne, a ouvert la fenêtre arrière et jeté un objet dont j’ai deviné que<br />

c’était une bouteille vide. Mais ils n’étaient pas seulement ivres ; on entendait clairement le<br />

son d’une violente querelle. Des jurons volaient dru comme grêle et de temps en temps se<br />

produisait une explosion telle qu’ils allaient bientôt, pensais-je, en venir <strong>au</strong>x mains. Mais à<br />

chaque fois la crise s’apaisait, les voix grognaient moins fort pendant un moment, jusqu’à<br />

l’orage suivant, qui passait à son tour sans résultat.<br />

Sur le rivage, je pouvais voir la lueur du grand feu de camp qui brûlait entre les arbres.<br />

Quelqu’un chantait une vieille chanson de marin, monotone et bourdonnante, avec un trémolo<br />

à la fin de chaque couplet, qui pouvait durer, apparemment, <strong>au</strong>tant que la patience du<br />

chanteur. Je l’avais entendue plus d’une fois pendant le voyage, et me souvenais de ces mots :<br />

“S<strong>au</strong>f un mat’lot tous étaient morts<br />

Sur soixant’-quinz’ montés à bord.”<br />

Et je trouvais cette ballade un peu trop tristement appropriée pour une compagnie qui avait<br />

subi des pertes si cruelles le matin même. Mais sans doute, d’après ce que j’avais vu, tous ces<br />

flibustiers étaient-ils <strong>au</strong>ssi insensibles que la mer sur laquelle ils naviguaient.<br />

La brise est enfin venue ; la goélette a glissé et s’est rapprochée dans le noir ; j’ai senti le<br />

câble se détendre de nouve<strong>au</strong> et, <strong>au</strong> prix d’un sérieux effort, j’ai coupé les dernières fibres.<br />

La brise produisait peu d’effet sur le coracle, et j’ai été presque instantanément plaqué<br />

contre l’avant de l’Hispaniola. En même temps, la goélette s’est mise à tourner sur sa quille,<br />

pivotant lentement en travers du courant.<br />

Je me suis démené comme un be<strong>au</strong> diable, car je craignais d’être submergé à chaque instant ;<br />

constatant que je ne pouvais éloigner le coracle directement, j’ai poussé des deux mains droit<br />

vers l’arrière. Juste <strong>au</strong> moment où, ayant donné une dernière impulsion, je m’étais dégagé de<br />

mon dangereux voisin, mes mains ont rencontré une corde légère qui pendait <strong>au</strong> bastingage de<br />

poupe et traînait dans l’e<strong>au</strong>. Aussitôt, je l’ai saisie.<br />

Je serais bien en peine de dire pourquoi j’ai agi ainsi. Au début, c’était par instinct ; mais<br />

puisque je la tenais dans mes mains et sentais qu’elle était bien accrochée, j’ai cédé à la<br />

curiosité et décidé de regarder une dernière fois par la fenêtre de la cabine. J’ai tiré sur la corde<br />

à mains alternées pour me rapprocher du navire et, quand je me suis jugé assez proche, j’ai<br />

pris le risque de me relever à moitié, ce qui me permettait de voir le plafond et une tranche de<br />

l’intérieur de la cabine.<br />

À ce moment, la goélette et son petit conjoint glissaient si vivement sur l’e<strong>au</strong> que nous<br />

arrivions déjà à la h<strong>au</strong>teur du feu de camp. Le navire parlait, comme disent les marins, à h<strong>au</strong>te<br />

voix, piétinant les remous avec un clapotis incessant ; et, avant d’avoir amené mon visage à la<br />

h<strong>au</strong>teur de la fenêtre, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les gardiens ne s’étaient pas<br />

inquiétés. Un coup d’œil m’a suffi ; et je n’ai pas osé regarder plus longtemps depuis mon<br />

instable esquif. J’ai vu Hands et son compagnon s’étreignant dans une lutte à mort, chacun<br />

serrant l’<strong>au</strong>tre à la gorge.<br />

Je suis retombé sur le banc de nage juste à temps, car j’étais prêt à passer par-dessus bord.<br />

Pendant un moment, je ne voyais rien d’<strong>au</strong>tre que ces deux visages furieux, cramoisis, allant et<br />

75


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

venant ensemble sous la lampe fumeuse, et j’ai fermé les yeux pour les laisser s’accoutumer de<br />

nouve<strong>au</strong> à l’obscurité.<br />

La ballade interminable s’achevait enfin, et la troupe amoindrie qui entourait le feu de camp<br />

entonnait le refrain que j’avais entendu si souvent :<br />

“Quinz’ matelots sur la malle du mort –<br />

Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !<br />

Le diable a j’té les <strong>au</strong>tr’ par-dessus bord –<br />

Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !”<br />

J’étais en train de penser que le rhum et le diable étaient à l’œuvre en ce moment même<br />

dans la cabine de l’Hispaniola, quand j’ai été surpris par une soudaine embardée du coracle. Au<br />

même instant, il s’est écarté brusquement et a semblé changer de direction, cependant que sa<br />

vitesse <strong>au</strong>gmentait de façon surprenante.<br />

J’ai ouvert les yeux <strong>au</strong>ssitôt. Tout <strong>au</strong>tour de moi, des vaguelettes légèrement phosphorescentes<br />

déferlaient avec un bruit de froissement sec. J’étais encore entraîné et secoué dans le<br />

sillage de l’Hispaniola. À quelques yards devant moi, la goélette paraissait tituber et hésiter<br />

dans sa course, et je voyais sa mâture tanguer un peu par rapport <strong>au</strong> noir de la nuit ; de plus,<br />

en prolongeant mon observation, j’ai vérifié qu’elle virait <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong> sud.<br />

J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon ép<strong>au</strong>le, et mon cœur a bondi dans ma poitrine. Là,<br />

juste derrière moi, rougeoyait le feu de camp. Le courant avait tourné à angle droit, emportant<br />

avec lui la h<strong>au</strong>te goélette et le petit coracle s<strong>au</strong>tillant ; accélérant toujours, écumant et<br />

murmurant de plus en plus fort, il filait en tourbillonnant vers la passe pour accéder à la h<strong>au</strong>te<br />

mer.<br />

Soudain, la goélette devant moi a dévié brutalement, tournant peut-être de vingt degrés ; et<br />

presque <strong>au</strong> même moment deux cris se sont succédés à bord ; je pouvais entendre des pas<br />

martelant l’échelle du capot ; et j’ai compris que les deux ivrognes avaient été contraints<br />

d’interrompre leur bagarre et mesuraient enfin l’étendue du désastre.<br />

Je me suis aplati sur le fond de ma misérable barque et j’ai recommandé pieusement mon<br />

âme à mon Créateur. J’étais sûr qu’<strong>au</strong> bout de la passe nous tomberions sur quelque barrière<br />

de brisants enragés, où tous mes ennuis prendraient fin promptement ; alors que je pouvais à<br />

la rigueur accepter l’idée de la mort, je me sentais incapable de regarder ma propre mort qui<br />

s’approchait.<br />

Je suis donc resté étendu pendant des heures, balloté ça et là sur les roule<strong>au</strong>x, trempé de<br />

façon répétée par les embruns, ne cessant jamais d’attendre la mort <strong>au</strong> prochain plongeon. Peu<br />

à peu, la lassitude m’a gagné ; un engourdissement, une torpeur intermittente se sont emparés<br />

de mon esprit malgré ma terreur ; jusqu’<strong>au</strong> moment où le sommeil a enfin pris le dessus et où,<br />

gisant dans mon coracle que secouaient les flots, j’ai rêvé à mon village natal et <strong>au</strong> vieil “Amiral<br />

Benbow”.<br />

Chapitre XXIV<br />

La croisière du coracle<br />

Il faisait grand jour quand je me suis réveillé, ballotté par les vagues à l’extrémité sud-ouest<br />

de l’île <strong>au</strong> Trésor. Le soleil s’était levé, mais restait caché derrière la silhouette massive de la<br />

Longue-vue, qui de ce côté descendait presque jusqu’à la mer en formidables falaises.<br />

76


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Le Cap de Tirebouline et la Colline du Mât d’Artimon se trouvaient à portée de main : la<br />

colline nue et sombre, le cap bordé de falaises de quarante ou cinquante pieds de h<strong>au</strong>t et frangé<br />

d’énormes éboulis rocheux. Je n’étais pas à un quart de mille de la côte et j’ai d’abord pensé<br />

pagayer et débarquer.<br />

J’ai vite renoncé à cette idée. Les vagues déferlaient en mugissant entre les rocs éboulés ;<br />

grondements de tonnerre, h<strong>au</strong>tes gerbes volant et retombant, se succédaient à chaque seconde ;<br />

et je me suis vu, si je m’approchais, me fracassant sur la côte déchiquetée, ou dépensant en<br />

vain mes forces pour escalader les éperons surplombants.<br />

Ce n’était pas tout ; car j’ai aperçu, rampant ensemble sur des rochers plats, ou se laissant<br />

tomber bruyamment dans la mer, une cinquantaine de monstres gigantesques et gluants – des<br />

limaces d’une taille incroyable, en quelque sorte – dont les rochers renvoyaient les aboiements<br />

en écho.<br />

J’ai compris depuis qu’il s’agissait de lions de mer, des anim<strong>au</strong>x parfaitement inoffensifs.<br />

Mais leur aspect, s’ajoutant à la s<strong>au</strong>vagerie de la côte et à la h<strong>au</strong>teur des vagues, a suffi<br />

largement à m’ôter l’envie d’aborder à cet endroit. Je préférais mourir de faim <strong>au</strong> large que<br />

d’affronter de tels périls.<br />

D’ailleurs, j’espérais trouver une occasion plus favorable devant moi. Au nord du Cap de<br />

Tirebouline, la côte s’étend sur une grande distance, laissant à marée basse un long ruban de<br />

sable j<strong>au</strong>ne. Plus <strong>au</strong> nord se trouve un <strong>au</strong>tre promontoire – nommé Cap des Bois sur la carte –<br />

couvert d’une h<strong>au</strong>te pinède qui descendait jusqu’à la mer.<br />

Je me suis souvenu que Silver avait parlé d’un courant orienté <strong>au</strong> nord tout le long de la côte<br />

ouest de l’Île <strong>au</strong> Trésor. Constatant d’après ma position que je subissais déjà son influence,<br />

j’ai préféré laisser le Cap de Tirebouline derrière moi et réserver mes forces pour une tentative<br />

de débarquement <strong>au</strong> Cap des Bois, qui semblait plus accueillant.<br />

Une grande houle tranquille parcourait la mer. Comme le vent soufflait doucement et<br />

régulièrement du sud, il ne contrariait pas le courant, et les vagues montaient et descendaient<br />

sans se briser.<br />

S’il en avait été <strong>au</strong>trement, j’<strong>au</strong>rais péri depuis longtemps ; en l’occurrence, la facilité et la<br />

sûreté avec lesquelles naviguait une embarcation si petite et si légère avaient de quoi<br />

surprendre. Souvent, alors que j’étais toujours étendu <strong>au</strong> fond et n’osais pas amener plus<br />

qu’un œil à h<strong>au</strong>teur du bord, j’observais qu’une grande montagne bleue se soulevait <strong>au</strong>-dessus<br />

de moi, tout près ; pourtant le coracle se contentait de rebondir un peu, de danser comme sur<br />

des ressorts, et de se poser dans le creux de l’<strong>au</strong>tre côté <strong>au</strong>ssi légèrement qu’un oise<strong>au</strong>.<br />

Au bout d’un moment, j’ai commencé à m’enhardir, et me suis assis pour tenter de pagayer.<br />

Mais même une petite modification de l’équilibre des poids produit de violents changements<br />

dans le comportement d’un coracle. À peine avais-je bougé que le bate<strong>au</strong>, renonçant à son<br />

aimable mouvement de danse, a dévalé une pente liquide si raide que je me suis senti tout<br />

étourdi, avant de planter son nez, avec un grand jaillissement d’écume, dans le flanc de la vague<br />

suivante.<br />

Trempé et terrifié, je suis retombé à l’instant dans mon ancienne position, sur quoi le<br />

coracle a paru retrouver sa raison et m’a mené <strong>au</strong>ssi calmement qu’<strong>au</strong>paravant sur les vagues.<br />

De toute évidence, il fallait le laisser tranquille, et dans ces conditions, puisque je ne pouvais<br />

en rien modifier sa course, quel espoir me restait-il de toucher terre ?<br />

Je commençais à avoir affreusement peur, mais j’ai tout de même gardé toute ma tête.<br />

D’abord, bougeant très prudemment, j’ai écopé peu à peu le coracle avec mon bonnet de<br />

77


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

marin. Ensuite, risquant de nouve<strong>au</strong> un œil par-dessus bord, j’ai entrepris d’étudier comment il<br />

arrivait à glisser si sagement entre les vagues.<br />

J’ai découvert que chaque vague, <strong>au</strong> lieu de la montagne lisse et luisante à laquelle elle<br />

ressemble depuis la côte ou depuis le pont d’un vaisse<strong>au</strong>, doit être comparée en réalité à une<br />

chaîne de collines sur terre, avec ses pics, ses plate<strong>au</strong>x et ses vallées. Le coracle, laissé à luimême,<br />

virant d’un bord à l’<strong>au</strong>tre, se f<strong>au</strong>filait pour ainsi dire le long des vallées et évitait les<br />

pentes raides et les sommet déferlants de la vague.<br />

“Bon, alors, ai-je pensé, il est évident que je dois rester allongé sans troubler l’équilibre ;<br />

mais il est certain <strong>au</strong>ssi que je peux sortir la pagaie et, de temps en temps, dans les endroits<br />

calmes, donner un coup ou deux en direction du rivage.” Aussitôt pensé, <strong>au</strong>ssitôt fait. Appuyé<br />

sur les coudes, dans la position la plus inconfortable, je donnais un ou deux petits coups de<br />

temps à <strong>au</strong>tre pour orienter l’avant vers la côte.<br />

C’était un travail pénible et lent, pourtant je gagnais visiblement du terrain ; alors que je<br />

m’approchais du Cap des Bois, même si je voyais que j’allais le manquer à coup sûr, j’avais<br />

néanmoins progressé de plusieurs centaines de yards vers l’est. J’étais certes tout près. Je<br />

pouvais voir les cimes fraîches et verdoyantes des arbres se balancer ensemble dans la brise, et<br />

je me sentais sûr et certain de pouvoir débarquer sur le prochain promontoire.<br />

Il était grand temps, car la soif commençait à me torturer. L’éclat du soleil <strong>au</strong>-dessus de<br />

moi, ses mille reflets sur les vagues, l’e<strong>au</strong> de mer qui m’aspergeait et s’évaporait, déposant sur<br />

mes lèvres une croûte de sel, tout cela contribuait à me brûler la gorge et à m’éch<strong>au</strong>ffer le<br />

cerve<strong>au</strong>. La vue des arbres si proches m’avait presque rendu malade de désir, mais le courant<br />

m’a vite emporté plus loin ; et quand une nouvelle étendue de mer est apparue, ce que j’ai<br />

découvert a changé la nature de mes pensées.<br />

Droit devant moi, à moins d’un demi-mille, j’ai aperçu l’Hispaniola sous voiles. J’allais être<br />

capturé, c’était certain, mais j’étais tellement perturbé par le manque d’e<strong>au</strong> que je ne savais<br />

pas si je devais m’en réjouir ou le déplorer ; et, bien avant que je me sois décidé sur ce point, la<br />

surprise s’était emparée de mon esprit et je regardais sans comprendre, les yeux écarquillés.<br />

La goélette voguait sous sa grand-voile et deux focs, et la belle toile blanche brillait <strong>au</strong> soleil<br />

comme de la neige ou de l’argent. Quand je l’avais d’abord aperçue, ses voiles étaient gonflées ;<br />

elle se dirigeait <strong>au</strong> nord-ouest ; et j’ai supposé que les matelots à bord faisaient le tour de l’île<br />

pour regagner leur mouillage. Ensuite, elle s’est mise à tirer vers l’ouest ; j’ai pensé qu’ils<br />

m’avaient vu et se préparaient à me prendre en chasse. En fin de compte, cependant, elle s’est<br />

retrouvée en panne face <strong>au</strong> vent, a cessé d’avancer, est restée là un moment sans savoir que<br />

faire, avec ses voiles frissonnantes.<br />

“Les maladroits, me dis-je. Encore saouls comme des hiboux.” Et j’ai pensé à la façon dont<br />

le Capitaine Smollett les <strong>au</strong>rait fait danser.<br />

Pendant ce temps, le vaisse<strong>au</strong> a dévié peu à peu, a empli ses voiles de nouve<strong>au</strong> sous un<br />

<strong>au</strong>tre bord, a navigué vivement pendant une minute ou deux, avant de périr à nouve<strong>au</strong> face <strong>au</strong><br />

vent. Ce manège ne cessait de se répéter. Ici et là, en avant et en arrière, <strong>au</strong> nord et <strong>au</strong> sud, à<br />

l’est et à l’ouest, l’Hispaniola naviguait par à-coups, et chaque répétition s’achevait comme<br />

elle avait commencé, par de la toile battant pour rien. Il m’a paru évident que personne ne<br />

tenait la barre. Et si c’était le cas, où étaient les hommes ? Soit ils étaient ivres-morts, soit ils<br />

avaient déserté le navire. J’ai pensé que si je montais à bord, je parviendrais peut-être à rendre<br />

le vaisse<strong>au</strong> à son capitaine.<br />

Le courant emportait le coracle et la goélette vers le nord à la même allure. Or, cette dernière<br />

naviguait d’une manière si folle et intermittente, et elle restait si longtemps en panne à chaque<br />

78


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

fois, qu’elle était loin de me distancer, mais perdait plutôt du terrain sur moi. Si seulement<br />

j’osais m’asseoir et pagayer, j’étais sûr de pouvoir la rattraper. Ce projet avait un parfum<br />

d’aventure qui m’inspirait, et la pensée du tonnelet d’e<strong>au</strong> douce près du capot avant redoublait<br />

mon courage naissant.<br />

Je me suis relevé, ai été accueilli presque <strong>au</strong> même instant par une <strong>au</strong>tre gerbe d’embruns,<br />

mais cette fois j’ai tenu bon et ai entrepris, <strong>au</strong>ssi vigoureusement que prudemment, de pagayer<br />

à la poursuite de l’Hispaniola privée de pilote. À un moment, j’ai embarqué un si gros paquet<br />

de mer que j’ai dû m’arrêter et écoper, mon cœur battant la chamade ; mais j’ai pris le pli<br />

progressivement et j’ai réussi à guider mon coracle parmi les vagues, avec seulement de temps<br />

en temps un choc sur sa proue et un jet d’écume sur mon visage.<br />

Maintenant, je gagnais rapidement sur la goélette ; je pouvais voir le cuivre luisant de la<br />

barre, qui battait librement ; et toujours pas un chat sur le pont. J’étais forcé de la supposer<br />

abandonnée. Sinon, les hommes étaient étendus ivres dans la cabine, où je pouvais espérer les<br />

enfermer pour mener l’Hispaniola à ma guise.<br />

Depuis un moment, la goélette se comportait de la pire façon pour moi – elle restait immobile.<br />

Elle était orientée presque plein sud, sans renoncer bien sûr à ses continuelles embardées.<br />

À chaque embardée, ses voiles enflaient un peu, ce qui la ramenait bientôt dans l’axe du vent.<br />

J’ai dit que c’était la pire chose possible pour moi, car elle avait be<strong>au</strong> sembler désemparée,<br />

avec la toile claquant comme le canon et les poulies roulant et se cognant sur le pont, elle<br />

continuait néanmoins de s’éloigner de moi, non seulement avec la vitesse du courant, mais du<br />

fait de sa dérive, qui était considérable.<br />

Et puis, enfin, la chance m’a souri. La brise est tombée pendant quelques secondes ; le<br />

courant a repris peu à peu la goélette, qui a pivoté lentement et a fini par me présenter sa<br />

poupe, avec la fenêtre de la cabine encore béante et la lampe sur la table brûlant en plein jour.<br />

La grand-voile pendait mollement comme une bannière. Si l’on oubliait le courant, la goélette<br />

était immobile.<br />

Pendant un moment, j’avais perdu du terrain ; mais maintenant, redoublant mes efforts, je<br />

commençais de nouve<strong>au</strong> à la rattraper.<br />

Je n’étais pas à cent yards d’elle quand le vent est revenu brusquement, comme une gifle.<br />

Les voiles se sont gonflées à babord amure et elle est repartie, prenant du gîte et rasant les<br />

flots comme une hirondelle.<br />

Mon premier sentiment a été de désespoir, mais mon second d’allégresse. La goélette virait<br />

jusqu’à se présenter de travers – virait encore jusqu’à couvrir la moitié, puis les deux-tiers et<br />

les trois-quarts de la distance qui nous séparait. Je pouvais voir l’écume blanche des vagues<br />

bouillonner sous son étrave. Depuis ma position <strong>au</strong> ras des vagues dans le coracle, elle me<br />

paraissait gigantesque.<br />

À cet instant, soudain, j’ai commencé à comprendre. J’ai à peine eu le temps de penser – à<br />

peine eu le temps d’agir et de s<strong>au</strong>ver ma pe<strong>au</strong>. Je me trouvais <strong>au</strong> sommet d’une vague quand la<br />

goélette est arrivée en bondissant par-dessus la suivante. L’étrave était <strong>au</strong>-dessus de ma tête.<br />

Je me suis mis debout et j’ai s<strong>au</strong>té, repoussant le coracle sous l’e<strong>au</strong>. D’une main j’ai agrippé le<br />

bout-dehors du foc, pendant que mon pied se coinçait entre l’étai et le bras de vergue ; alors<br />

que je me cramponnais, haletant, un choc sourd m’a fait comprendre que la goélette avait foncé<br />

sur le coracle et l’avait détruit, si bien que je n’avais <strong>au</strong>cun moyen de repartir de l’Hispaniola.<br />

79


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Chapitre XXV<br />

J’amène le pavillon noir<br />

Je venais de réussir à m’installer sur le be<strong>au</strong>pré quand le petit foc s’est dégonflé, puis<br />

rempli de l’<strong>au</strong>tre côté en claquant comme un coup de feu. La goélette a tremblé jusqu’à la quille<br />

sous le choc ; à l’instant suivant, comme les <strong>au</strong>tres voiles portaient toujours, le foc s’est<br />

dégonflé de nouve<strong>au</strong> pour finir par pendre mollement.<br />

La secousse m’avait presque jeté à la mer ; du coup, je me suis hâté de ramper vers l’arrière<br />

du be<strong>au</strong>pré et de rouler la tête la première sur le pont.<br />

Je me trouvais du côté sous le vent du gaillard d’avant et la grand-voile, qui portait encore,<br />

me cachait une partie du pont arrière. Je ne voyais pas âme qui vive. Le plancher, qui n’avait<br />

pas été frotté depuis la mutinerie, portait de nombreuses traces de pas ; et une bouteille vide,<br />

le goulot brisé, roulait deci-delà comme un être vivant.<br />

Soudain, l’Hispaniola s’est remis vent debout. Les focs ont claqué bruyamment derrière<br />

moi ; le gouvernail s’est rabattu ; le bate<strong>au</strong> tout entier s’est soulevé en frémissant de manière<br />

effrayante, et <strong>au</strong> même moment la bôme de grand-voile a basculé, les écoutes grognant dans les<br />

poulies, ce qui m’a découvert le pont arrière sous le vent.<br />

Les deux gardiens étaient là, pas de doute : bonnet-rouge sur le dos, <strong>au</strong>ssi raide qu’un levier<br />

de marine, les bras étendus comme ceux d’un crucifix, ses lèvres écartées découvrant ses<br />

dents ; Israel Hands adossé <strong>au</strong> bastingage, le menton sur la poitrine, les mains ouvertes devant<br />

lui sur le pont, le visage <strong>au</strong>ssi blanc, sous son hâle, qu’une chandelle de suif.<br />

Pendant un moment la goélette a rué et fait des écarts comme un cheval vicieux, les voiles se<br />

gonflant tantôt sur un bord, tantôt sur l’<strong>au</strong>tre, la bôme se balançant sans cesse <strong>au</strong> point que le<br />

mât gémissait sous la contrainte. De manière répétée, des volées d’embruns bondissaient pardessus<br />

le bastingage, et l’étrave heurtait lourdement une vague : ce grand vaisse<strong>au</strong> gréé avait<br />

be<strong>au</strong>coup plus de mal à tenir la mer que mon coracle bricolé et bancal, parti maintenant <strong>au</strong> fond<br />

de l’océan.<br />

À chaque soubres<strong>au</strong>t de la goélette, bonnet-rouge glissait d’un côté à l’<strong>au</strong>tre, mais –<br />

spectacle affreux – ce traitement brutal ne modifiait ni son attitude, ni le sourire figé qui<br />

révélait ses dents. À chaque s<strong>au</strong>t, de même, Hands semblait s’enfoncer encore plus en luimême<br />

et s’affaisser sur le pont, ses pieds glissant plus loin et tout son corps s’inclinant vers la<br />

poupe, de sorte que son visage disparaissait peu à peu et qu’à la fin, je ne voyais plus que ses<br />

oreilles et le bout effiloché d’une de ses moustaches.<br />

En même temps, j’observais <strong>au</strong>tour d’eux des flaques de sang noir sur les planches, et<br />

j’étais de plus en plus convaincu qu’ils s’étaient entre-tués dans leur fureur d’ivrognes.<br />

Tandis que je regardais et m’interrogeais ainsi, le navire étant immobile pendant une<br />

accalmie, Israel s’est retourné en partie et, avec un gémissement sourd, s’est tortillé pour se<br />

remettre dans la position qu’il occupait quand je l’avais découvert. Le gémissement, qui disait<br />

la douleur et une faiblesse mortelle, et la manière dont sa mâchoire pendait ouverte sur sa<br />

poitrine, me sont allés droit <strong>au</strong> cœur. mais quand je me suis rappelé la conversation que j’avais<br />

entendue depuis le tonne<strong>au</strong> de pommes, toute pitié m’a abandonné.<br />

J’ai marché vers l’arrière jusqu’<strong>au</strong> pied du grand-mât.<br />

“Monté à bord, Mr Hands”, ai-je déclaré ironiquement.<br />

Il a roulé ses yeux dans ma direction, non sans mal ; mais il était trop diminué pour<br />

exprimer la surprise. Il a seulement réussi à prononcer “E<strong>au</strong>-de-vie”.<br />

80


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

J’ai pensé que je n’avais pas de temps à perdre et, esquivant la bôme <strong>au</strong> moment où elle<br />

balayait le pont une fois de plus, je me suis précipité à l’arrière et en bas de l’escalier menant à<br />

la cabine.<br />

Vous ne s<strong>au</strong>riez imaginer le désordre qui y régnait. Tous les meubles fermant à clé avaient<br />

été forcés à la recherche de la carte. Une épaisse couche de boue couvrait le parquet, sur lequel<br />

les bandits s’étaient assis pour boire ou discuter après avoir pat<strong>au</strong>gé dans les marais. Des<br />

traces de mains sales maculaient les cloisons blanches <strong>au</strong>x moulures dorées. Des douzaines de<br />

bouteilles vides s’entrechoquaient dans les coins <strong>au</strong> rythme du roulis. Un livre de médecine du<br />

docteur était ouvert sur la table, la moitié des pages ayant été arrachées, sans doute pour<br />

allumer les pipes. Au milieu de tout cela, la lampe diffusait encore une lueur fumeuse, <strong>au</strong>ssi<br />

sombre et brune que l’acajou.<br />

Je suis descendu dans la cale ; tous les tonne<strong>au</strong>x avaient disparu, et une proportion étonnante<br />

des bouteilles avait été bue ou jetée. Il est certain que, depuis la mutinerie, pas un des<br />

hommes n’avait jamais été sobre.<br />

En fouillant partout, j’ai trouvé une bouteille contenant un fond d’e<strong>au</strong>-de-vie pour Hands ;<br />

et pour moi-même, j’ai déniché quelques biscuits, des fruits en conserve, une grande quantité<br />

de raisins secs et un morce<strong>au</strong> de fromage. Je suis remonté sur le pont, ai entreposé mes<br />

propres provisions derrière la barre et, passant <strong>au</strong> large du chef de chaloupe, suis allé à l’avant<br />

jusqu’<strong>au</strong> tonnelet d’e<strong>au</strong>, ai bu une bonne rasade d’e<strong>au</strong> et alors, seulement alors, ai donné à<br />

Hands l’e<strong>au</strong>-de-vie.<br />

Il en a bien bu un quart de pinte avant de retirer la bouteille de sa bouche.<br />

“Ah, tonnerre, dit-il, bein que j’avais besoin d’ça !”<br />

J’étais déjà assis dans mon coin et avais commencé à manger.<br />

“Gravement blessé ?” lui ai-je demandé.<br />

Il a grogné ou, dirais-je plutôt, aboyé.<br />

“Si ce docteur était à bord, j’irais mieux en moins de deux ; mais j’ai pas jamais de chance,<br />

tu vois, c’est c’qui me pourrit la vie. Quant à c’balai de pont, a-t-il poursuivi en montrant<br />

l’homme <strong>au</strong> bonnet rouge, l’est mort pour de bon, ça ouais. C’était pas un marin, toute façon.<br />

Et d’où c’que tu pouvrais sortir, toi ?<br />

– Eh bien, je suis monté à bord pour prendre possession de ce navire, Mr Hands, et je vous<br />

prie de me considérer comme votre capitaine jusqu’à nouvel ordre.”<br />

Il m’a jeté un regard peu aimable, mais n’a rien dit. Si ses joues avaient repis un peu de<br />

couleur, il paraissait toujours très malade et continuait de glisser et de s’affaisser à chaque<br />

embardée.<br />

“Au fait, ai-je continué, je ne peux pas naviguer sous ces couleurs, Mr Hands ; et, avec<br />

votre permission, je vais les amener. Mieux v<strong>au</strong>t pas de pavillon du tout que celui-là.”<br />

Esquivant de nouve<strong>au</strong> la bôme, j’ai couru <strong>au</strong>x étais de pavillons, ai amené leur m<strong>au</strong>dit<br />

drape<strong>au</strong> noir et l’ai jeté par-dessus bord.<br />

“God save the king ! dis-je en agitant mon bonnet ; et c’en est fini du capitaine Silver !”<br />

Il posait sur moi un regard attentif et rusé, son menton tombant toujours sur sa poitrine.<br />

“Je suppose, dit-il enfin, je suppose, Cap’n Hawkins, que vous voudrez ptêt aller à terre,<br />

maintenant. Si que nous parlerions ?<br />

– Mais comment, très volontiers, Mr Hands. Dites !” Et j’ai repris mon repas de fort bon<br />

appétit.<br />

“Cet homme”, a-t-il commencé, désignant le cadavre d’un faible mouvement de tête,<br />

“O’Brien s’rait son nom, un Irlandien pourri – cet homme et moi qu’on a mis la toile, pour de<br />

81


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

ramener l’navire <strong>au</strong> mouillage. Alors l’est mort maintenant, c’est sûr – <strong>au</strong>ssi mort que l’e<strong>au</strong> de<br />

fond de cale ; et qui va barrer c’te goilette, j’vois pas. Si que j’te refile pas des tuy<strong>au</strong>x, t’es pas<br />

l’homme pour, j’dirais. Alors écoute, tu m’donnes à boire et à manger, et un vieux foulard ou<br />

mochoir pour embander ma coupure, tu fais ça ; et moi, j’te dis comment la barrer ; c’est<br />

honnête, comme marché, moi j’trouve.<br />

– Je dois préciser une chose. Je ne retourne pas <strong>au</strong> mouillage du Capitaine Kidd. J’ai<br />

l’intention d’entrer dans la Crique du Nord et de l’échouer là en douceur.<br />

– Sûr que tu f’rais ça. Que j’suis pas un satané marin d’e<strong>au</strong> douce, quand même. J’peux voir<br />

les choses, non ? J’ai tenté mon coup, j’lai tenté, et j’ai perdu, et j’suis sous ton vent. Crique<br />

du Nord ? Que j’ai pas le choisse, moi, non ! Je t’aiderais à la barrer jusqu’<strong>au</strong> Quai des<br />

Potences, tonnerre ! Oui, j’le ferais.”<br />

Eh bien, tout cela m’a semblé plutôt raisonnable. Nous avons conclu notre accord sur le<br />

champ. En trois minutes, je menais l’Hispaniola vent arrière le long de la côe de l’ïle <strong>au</strong> Trésor,<br />

ayant bon espoir de passer la pointe nord avant midi et de louvoyer jusqu’à la Crique du Nord<br />

avant la marée h<strong>au</strong>te, afin de l’échouer en toute sécurité et d’attendre que la marée redescende<br />

pour débarquer.<br />

J’ai alors attaché la barre et suis redescendu prendre dans mon propre coffre un mouchoir<br />

de soie que ma mère m’avait donné. Hands l’a utilisé, avec mon aide, pour bander la grande<br />

plaie sanglante qu’il avait à la cuisse. Après avoir mangé un peu et avalé une ou deux gorgées<br />

de plus d’e<strong>au</strong>-de-vie, il a commencé à se remettre visiblement, s’est assis plus droit, a parlé<br />

plus fort et plus clairement, et a paru devenir en toutes choses un <strong>au</strong>tre homme.<br />

La brise nous servait admirablement. Elle nous poussait si bien que nous volions <strong>au</strong> ras de<br />

l’e<strong>au</strong> comme un oise<strong>au</strong>, la côte de l’île défilant à la vitesse de l’éclair et le paysage changeant à<br />

chaque minute. Bientôt nous avons dépassé les h<strong>au</strong>tes terres et avons filé le long d’un pays<br />

bas et sablonneux, parsemé de pins rabougris, que nous avons dépassé à son tour pour doubler<br />

la colline rocheuse qui marque l’extrémité nord de l’île.<br />

Mon nouve<strong>au</strong> commandement me comblait de joie. Le temps clair et ensoleillé, les perspectives<br />

variées de la côte, ajoutaient à mon plaisir. Je possédais maintenant de l’e<strong>au</strong> douce en<br />

abondance et de bonnes choses à manger. Ma conscience, qui m’avait reproché vivement ma<br />

désertion, était apaisée par la merveilleuse conquête que j’avais effectuée. Mon bonheur <strong>au</strong>rait<br />

été parfait, je pense, s’il n’avait pas été troublé par le regard ironique avec lequel le chef de<br />

chaloupe suivait mes mouvements sur le pont, et par le sourire étrange figé sur son visage.<br />

C’était un sourire empreint de douleur et de faiblesse – un sourire de vieillard hagard ; mais il y<br />

avait, en outre, un grain de dérision, une ombre de traîtrise, dans son expression alors qu’il<br />

m’observait sournoisement, et m’observait encore, et m’observait toujours à mon travail.<br />

Chapitre XXVI<br />

Israel Hand<br />

Le vent, obéissant à nos désirs, soufflait maintenant vers l’ouest. Nous pouvions ainsi<br />

be<strong>au</strong>coup plus facilement descendre du coin nord-est de l’île à l’embouchure de la Crique<br />

Nord. Néanmoins, comme nous n’avions plus d’ancre, et n’osions pas nous échouer tant que<br />

la marée n’avait pas monté be<strong>au</strong>coup plus h<strong>au</strong>t, nous avions du temps devant nous. Le chef de<br />

chaloupe m’a dit comment mettre le navire à la cape ; après un bon nombre d’essais, j’ai<br />

réussi, et nous avons partagé un <strong>au</strong>tre repas en silence.<br />

82


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Cap’n”, a-t-il dit enfin, avec ce même sourire inquiétant, “vlà mon vieux camarade,<br />

O’Brien ; si que vous l’jetiez par-dessus bord. J’suis pas regardant en général, et j’me reproche<br />

pas de lui avoir réglé son compte ; mais j’le trouve pas très décoratif, hein, qu’en dites-vous ?<br />

– Je ne suis pas assez fort, et ce travail ne me plaît pas ; pour moi, il reste là.<br />

– Ça c’est un navire de malheur – cet Hispaniola, Jim, a-t-il poursuivi, en clignant des yeux.<br />

Y’en a des hommes qu’ont été tués sur cet Hispaniola – un tas d’p<strong>au</strong>ves matelots morts et<br />

disparus depis qu’on a embarqué à Bristol, toi et moi. Jamais vu une telle sale poisse, moi.<br />

Y’avait cet O’Brien, là, bon – il est mort, non ? Bein alors j’suis pas savant, et toi t’es un gars<br />

que tu sais lire et calculer ; donc, pour dire les choses franchement, tu crois qu’un homme l’est<br />

mort pour de bon, ou qu’il revit de nouve<strong>au</strong> ?<br />

– Vous pouvez tuer le corps, Mr Hands, mais pas l’esprit ; vous devez savoir ça. O’Brien<br />

est dans un <strong>au</strong>tre monde, d’où il nous observe peut-être.<br />

– Ah. Bein c’est malheureux – ce srait comme si qu’on perdrait son temps à tuer les gens.<br />

N’empêche, les asprits comptent pas lourd, à c’que j’en ai vu. J’tente ma chance avec les<br />

asprits, Jim. Et maintenant, t’as parlé c’que tu voulais, que j’trouverais aimabe si tu descendais<br />

dans c’te cabine-là et m’ramènerais un – ah bein, un – casse ma carcasse, le nom m’revient<br />

pas ! Bon, tu m’ramènes une bouteille de vin, Jim – cette e<strong>au</strong>-de-vie est trop forte pour ma<br />

fiole.”<br />

À vrai dire, l’hésitation du chef de chaloupe ne m’a paru naturelle ; quant à l’idée qu’il ait<br />

préféré le vin à l’e<strong>au</strong>-de-vie, je n’y ai pas cru un seul instant. Toute l’histoire n’était qu’un<br />

prétexte. Il voulait me voir quitter le pont – c’était évident ; mais dans quel but, je n’arrivais<br />

pas à l’imaginer. Son regard évitait le mien ; il s’égarait ici et là, en h<strong>au</strong>t et en bas, tantôt se<br />

perdant dans le ciel, tantôt se posant brièvement sur le défunt O’Brien. Pendant tout ce<br />

temps, il continuait de sourire, et tirait la langue d’un air si gêné et coupable qu’un enfant<br />

<strong>au</strong>rait pu dire qu’il préparait quelque perfidie. Je lui ai répondu promptement, pourtant, car je<br />

voyais que je s<strong>au</strong>rais tirer avantage de la situation, et qu’avec un bonhomme si profondément<br />

stupide je pouvais facilement cacher mes soupçons jusqu’<strong>au</strong> bout.<br />

“Un peu de vin ? ai-je dit. C’est bien mieux. Voulez-vous du rouge ou du blanc ?<br />

– Bein j’dis que c’est peu près sacrément pareil pour moi, camarade. Pourvu qu’y en ait<br />

be<strong>au</strong>coup, et du fort, quelle différence ?<br />

– Très bien. Je vais vous apporter du porto, Mr Hands. Mais je vais devoir le dénicher.”<br />

Là-dessus, je suis descendu dans la cabine le plus bruyamment possible, ai ôté mes souliers,<br />

ai couru en silence le long de la coursive, suis remonté par l’échelle du gaillard d’avant pour<br />

sortir ma tête par le capot de proue. Je savais qu’il ne s’attendait pas à me voir là ; pourtant<br />

j’ai pris toues les préc<strong>au</strong>tions que je pouvais ; et il est certain que mes pires soupçons se sont<br />

vus confirmés.<br />

Il avait réussi à se mettre à quatre pattes ; et, si sa jambe lui faisait visiblement très mal<br />

quand il bougeait – car je l’ai entendu réprimer un cri de douleur – c’est tout de même à bonne<br />

allure qu’il s’est traîné de l’<strong>au</strong>tre côté du pont. En une demi-minute il avait atteint les dalots de<br />

bâbord et tiré d’un roule<strong>au</strong> de corde un long coute<strong>au</strong>, ou plutôt un court poignard, teinté de<br />

sang jusqu’à la garde. Il l’a examiné un moment, avançant sa mâchoire inférieure, a essayé la<br />

pointe sur sa main, puis, se hâtant de le dissimuler dans sa veste, a rampé de nouve<strong>au</strong> jusqu’à<br />

sa place contre le bastingage.<br />

C’était tout ce que je voulais savoir. Israel pouvait se déplacer ; il était maintenant armé ; et<br />

s’il s’était donné tant de peine pour m’éloigner, c’est que j’étais destiné à être sa victime. Ce<br />

qu’il ferait ensuite – s’il tenterait de traverser l’île en rampant, de la Crique Nord <strong>au</strong> camp dans<br />

83


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

les marais, ou bien s’il tirerait un coup de canon, en espérant que ses camarades viendraient les<br />

premiers à son secours – c’est plus que je ne pouvais dire, bien sûr.<br />

Pourtant, j’étais sûr de pouvoir lui faire confiance sur un point, car nos intérêts se<br />

rejoignaient à ce sujet : c’était le sort de la goélette. Nous désirions tous deux la voir échouée<br />

en bon état, dans un endroit abrité, de manière que, le jour venu, on puisse la remettre à flot<br />

avec <strong>au</strong>ssi peu d’effort et de risque que possible ; en attendant, je considérais qu’il épargnerait<br />

certainement ma vie.<br />

Pendant que mon esprit examinait ainsi la situation sous tous ses angles, mon corps n’était<br />

pas resté inactif. J’étais revenu dans la cabine, avais remis mes souliers et saisi une bouteille de<br />

vin <strong>au</strong> hasard, avant de revenir sur le pont.<br />

Hands se trouvait là où je l’avais laissé, affalé comme un paquet de chiffons, et les<br />

p<strong>au</strong>pières closes, comme s’il était trop faible pour supporter la lumière. Il a quand même levé<br />

les yeux quand je suis arrivé, a brisé le goulot de la bouteille comme un homme qui l’avait fait<br />

souvent, et a avalé une bonne rasade, en portant son toast favori, “À la chance”. Il est resté<br />

tranquille un moment puis, sortant une carotte de tabac, m’a demandé de lui en couper une<br />

chique.<br />

“Coupe-moi un bout d’ça, que j’ai pas d’coute<strong>au</strong>, et pas non plus la force, si que j’en avais<br />

un. Ah, Jim, Jim, je crois que j’ai pas viré de bord quand j’<strong>au</strong>rais dû ! Que j’ai des étais qui<br />

manquent ! Coupe-moi une chique, que ce sra sûrement la dernière, mon garçon ; que j’pars<br />

pour le grand voyage, pas d’erreur.<br />

– Eh bien, je vais vous couper un peu de tabac, mais à votre place, si je me sentais si mal, je<br />

réciterais mes prières, comme un bon Chrétien.<br />

– Pourquoi ? Bein dis-moi pourquoi.<br />

– Pourquoi ? me suis-je écrié. Vous venez de m’interroger sur les morts. Vous avez renié<br />

votre parole ; vous avez vécu dans le péché et le mensonge et le sang ; un homme que vous<br />

avez tué est étendu à vos pieds à cet instant même ; et vous me demandez pourquoi ! Pour que<br />

Dieu vous pardonne, Mr Hands, voilà pourquoi.”<br />

J’ai parlé avec une certaine véhémence, en pensant <strong>au</strong> poignard ensanglanté qu’il avait caché<br />

à l’intérieur de sa poche dans l’intention coupable de me supprimer. De son côté, il a repris<br />

une grande lampée de vin et s’est exprimé avec une solennité singulière.<br />

“Pendant trente ans, j’ai parcouru les mers. J’ai vu du bon et du m<strong>au</strong>vais, du mieux et du<br />

pire, du be<strong>au</strong> temps et du gros, des provisions épuisées, des coute<strong>au</strong>x tirés, et quoi encore.<br />

Bein j’te dis, j’ai jamais rien vu d’bon venir d’la bonté. Çui qui frappe le premier, ça me botte ;<br />

un homme mort, ça mord pas ; vlà c’que j’pense – amen, ainsi soit-il. Et pis écoute-moi, a-t-il<br />

ajouté, changeant soudain de ton, ça suffit ces blagues. La marée a assez monté. Tu suis mes<br />

ordres, Cap’n Hawkins, nous allons entrer direct et en finir.”<br />

Nous n’avions plus que deux milles à parcourir, mais la navigation était délicate. L’entrée de<br />

ce mouillage nord n’était pas seulement étroite et peu profonde, mais elle était orientée d’ouest<br />

en est, de sorte qu’il fallait manœuvrer la goélette avec exactitude pour y pénétrer. Je pense<br />

que j’étais un exécutant vif et efficace, et je suis sûr et certain que Hands était un excellent<br />

pilote ; car nous avons louvoyé, esquivant et rasant les bancs de sable, avec une sûreté et une<br />

précision qui faisaient plaisir à voir.<br />

À peine avions-nous franchi la passe d’entrée que les terres se sont refermées sur nous. Les<br />

rives de la Crique Nord étaient boisées de manière <strong>au</strong>ssi dense que celles du mouillage sud ;<br />

mais l’espace était plus allongé et plus étroit, ressemblant à ce qu’il était en réalité, l’estuaire<br />

d’une rivière. Droit devant nous, à l’extrémité sud, nous avons vu l’épave d’un navire <strong>au</strong><br />

84


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

dernier stade du délabrement. Cela avait été un glorieux vaisse<strong>au</strong> à trois mâts, mais il avait été<br />

exposé si longtemps <strong>au</strong>x intempéries qu’il portait de grandes dentelles d’algues ruisselantes et<br />

que des buissons terrestres avaient pris racine et fleuri sur son pont. C’était un triste<br />

spectacle, mais cela nous prouvait que le mouillage était tranquille.<br />

“Bein regarde, dit Hand ; que c’est l’bon coin pour d’échouer un navire. Une plage de sable<br />

fin, pas une risée, des arbres tout <strong>au</strong>tour, et des fleurs sur c’vieux rafiot qu’on dirait un jardien.<br />

– Et une fois échoué, comment le remettrons-nous à flot ?<br />

– Eh, comme ça : t’amènes une amarre sur la rive de l’<strong>au</strong>te côté à marée basse, tu la passes<br />

<strong>au</strong>tour d’un de ces grands pins ; tu la ramènes, tu l’enroules sur l’cabestan, et t’attends la<br />

marée. Quand elle est h<strong>au</strong>te, tous les matlots tirent l’amarre, et l’navire se dégage <strong>au</strong>ssi doux<br />

qu’un mouton. Et maintenant, mon garçon, attention. Nous approchons du coin, et nous allons<br />

trop vite. À tribord un peu – oui – droit dvant – tribord – bâbord un peu – droit dvant – droit<br />

dvant !”<br />

Ainsi donnait-il ses ordres, que je suivais en retenant mon souffle ; jusqu’<strong>au</strong> moment où,<br />

soudain, il a crié : “Maintenant, mon bon, lofe !” J’ai mis la barre <strong>au</strong> vent toute ; l’Hispaniola a<br />

pivoté rapidement et filé droit vers la plage boisée.<br />

Dans la fièvre de l’action, tout à ces dernières manœuvres, j’avais négligé la surveillance<br />

serrée que j’exerçais jusque là sur le chef de chaloupe. Je restais encore tellement absorbé,<br />

attendant le moment où la goélette toucherait terre, que j’avais oublié le péril qui me menaçait<br />

et me tenais penché <strong>au</strong>-dessus du bastingage tribord, à regarder les rides s’élargir sur l’e<strong>au</strong><br />

devant l’étrave. J’<strong>au</strong>rais pu tomber sans même lutter pour ma vie si une soudaine inquiétude<br />

ne m’avait saisi et poussé à tourner la tête. Peut-être avais-je entendu un craquement, ou vu du<br />

coin de l’œil son ombre bouger ; peut-être était-ce un instinct semblable à celui d’un chat ; en<br />

tout cas, quand je me suis retourné, Hands était bel et bien là, ayant déjà parcouru la moitié du<br />

chemin vers moi, le poignard dans la main droite.<br />

Nous avons dû crier tous les deux quand nos regards se sont croisés ; mais alors que mon cri<br />

était un hurlement de terreur, le sien était le rugissement furieux d’un t<strong>au</strong>re<strong>au</strong> chargeant. Au<br />

même instant, il a bondi en avant et j’ai s<strong>au</strong>té de côté vers le bossoir. Ce faisant, j’ai lâché la<br />

barre, qui s’est rabattue brutalement sous le vent ; je pense que cela m’a s<strong>au</strong>vé la vie, car elle a<br />

frappé Hands en travers de la poitrine, ce qui l’a arrêté net, le souffle coupé.<br />

Avant qu’il ait eu le temps de se remettre, je m’étais échappé du coin où il m’avait pris <strong>au</strong><br />

piège et j’avais tout le pont à ma disposition. Je suis allé jusqu’<strong>au</strong> grand-mât et j’ai sorti un<br />

pistolet de ma poche ; alors même qu’il avait déjà fait volte-face et avançait de nouve<strong>au</strong> droit<br />

sur moi, j’ai visé froidement et pressé la détente. Le chien s’est abattu, mais il ne s’est ensuivi<br />

ni éclair ni détonation ; l’amorce était gâtée par l’e<strong>au</strong> de mer. Je me suis m<strong>au</strong>dit pour ma négligence.<br />

Pourquoi n’avais-je pas depuis longtemps réamorcé et rechargé mes seules armes ?<br />

Alors je n’<strong>au</strong>rais pas été réduit à fuir devant ce boucher comme un p<strong>au</strong>vre mouton.<br />

Il avait be<strong>au</strong> être blessé, il se déplaçait avec une rapidité merveilleuse, sa chevelure grisonnante<br />

retombant sur son visage, et son visage lui-même rendu <strong>au</strong>ssi rouge qu’un pavillon rouge<br />

par sa hâte et sa fureur. Je n’avais pas eu le temps d’essayer mon <strong>au</strong>tre pistolet, ni l’envie, en<br />

vérité, car j’étais sûr qu’il était hors d’usage. Une chose me paraissait certaine : je ne devais<br />

pas simplement battre en retraite devant lui, car il <strong>au</strong>rait vite fait de m’acculer à la proue<br />

comme il avait failli m’acculer à la poupe. Si je me laissais coincer de la sorte, neuf ou dix<br />

pouces du poignard ensanglanté constitueraient ma dernière perception de ce côté-ci de<br />

l’éternité. J’ai posé mes p<strong>au</strong>mes sur le grand-mât, qui était d’une belle grosseur, et j’ai attendu,<br />

tous mes nerfs tendus.<br />

85


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Voyant que j’avais l’intention d’esquiver, il s’est arrêté <strong>au</strong>ssi ; un moment ou deux se sont<br />

passés en feintes de sa part et parades appropriées de la mienne. J’avais souvent joué à ce<br />

genre de jeu chez moi, <strong>au</strong> milieu des rochers dans la crique de Black Hill ; mais jamais, vous<br />

pouvez me croire, mon cœur n’avait alors battu de manière <strong>au</strong>ssi folle. C’était néanmoins,<br />

comme je l’ai dit, un jeu de gamins, et je pensais parvenir à tenir bon contre un vieux marin à la<br />

cuisse blessée. En vérité, mon courage était si bien revenu que je me suis <strong>au</strong>torisé quelques<br />

brèves pensées quant à l’issue de l’affaire ; et si je voyais que je pouvais sans doute prolonger<br />

le jeu longtemps, je n’avais <strong>au</strong>cun espoir de m’en sortir en fin de compte.<br />

Alors que les choses en étaient là, l’Hispaniola a soudain touché le fond, vacillé, labouré le<br />

sable un instant et puis, d’un seul coup, s’est couchée à bâbord ; le pont était incliné à<br />

quarante-cinq degrés et un paquet d’e<strong>au</strong> a jailli par les dalots, formant une mare entre le pont<br />

et le bastingage.<br />

Nous avons tous les deux culbuté en une seconde et roulé, presque ensemble, jusqu’<strong>au</strong><br />

bastingage ; le corps de bonnet-rouge, les bras toujours étendus, dégringolant tout raide après<br />

nous. Nous étions si proches l’un de l’<strong>au</strong>tre, en fait, que ma tête a cogné le pied du chef de<br />

chaloupe avec un craquement qui m’a fait grincer des dents. Malgré le choc, je me suis remis<br />

sur pied le premier, car Hands avait maille à partir avec le cadavre. En raison du brusque<br />

basculement de la goélette, on ne pouvait plus courir sur le pont ; je devais trouver un <strong>au</strong>tre<br />

moyen de m’échapper, et cela tout de suite, puisque mon ennemi me touchait presque. Vif<br />

comme l’éclair, j’ai bondi dans les h<strong>au</strong>bans d’artimon, ai grimpé à mains alternées, et n’ai pas<br />

repris mon souffle avant d’être assis sur la barre de flèche.<br />

Ma rapidité m’a s<strong>au</strong>vé ; le poignard s’est planté à moins d’un demi pied <strong>au</strong>-dessous de moi<br />

pendant que je montais ; et Israel Hands se tenait là, bouche bée, le visage levé vers moi,<br />

parfaite statue de la surprise et de la déception.<br />

Maintenant que j’avais un moment à moi, je me suis hâté de changer l’amorce de mon<br />

pistolet, puis, ayant une arme prête à servir et désirant doubler mes chances, j’ai retiré la<br />

charge de l’<strong>au</strong>tre et l’ai rechargé entièrement depuis le début.<br />

Ma nouvelle occupation a frappé Hands de stupeur ; il commençait à voir que la chance<br />

tournait contre lui ; et après avoir hésité de manière évidente, il s’est hissé lui <strong>au</strong>ssi dans les<br />

h<strong>au</strong>bans, lourdement, et a commencé une lente et douloureuse ascension, le poignard entre les<br />

dents. Il lui fallait be<strong>au</strong>coup de temps et de grognements pour monter derrière lui sa jambe<br />

blessée ; et tandis que, tranquille, j’avais terminé mes préparatifs, il n’avait guère dépassé le<br />

tiers du chemin. C’est alors que je me suis adressé à lui, un pistolet dans chaque main.<br />

“Un pas de plus, Mr Hands, et je vous fais s<strong>au</strong>ter la cervelle ! Un homme mort ne mord<br />

pas, vous savez”, ai-je ajouté en ricanant.<br />

Il s’est arrêté <strong>au</strong>ssitôt. Je voyais, <strong>au</strong>x crispations de son visage, qu’il tentait de réfléchir.<br />

L’exercice était si lent et laborieux que, fort de ma sécurité retrouvée, j’ai éclaté de rire. Après<br />

avoir dégluti une ou deux fois, il a enfin parlé, son visage portant toujours la même expression<br />

d’extrême perplexité. Pour parler, il devait retirer la dague de sa bouche, mais à part cela il<br />

n’avait pas bougé.<br />

“Jim, j’dis que nous sommes embrouillés, toi et moi, et que nous f<strong>au</strong>drons signer un traité.<br />

Je t’<strong>au</strong>rais eu sans cette embardée : mais j’ai pas jamais de chance, moi ; et j’dis que j’vais<br />

devoir baisser pavillon, c’qui est dur, tu vois, d’un maître marin à un mouscaillon comme toi,<br />

Jim.”<br />

Je buvais ses paroles et souriais d’aise, <strong>au</strong>ssi vaniteux qu’un coq sur un mur, quand, en<br />

moins de temps qu’il n’en f<strong>au</strong>t pour souffler, sa main droite est partie en arrière et quelque<br />

86


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

chose a fendu l’air en chantant comme une flèche ; j’ai ressenti un choc et une douleur aiguë, et<br />

voilà que j’étais cloué <strong>au</strong> mât par l’ép<strong>au</strong>le. Sous l’effet de l’affreuse souffrance et de la surprise<br />

– je ne peux pas vraiment dire que ma volonté y était pour quelque chose, et je suis sûr que je<br />

n’ai pas visé consciemment – mes pistolets sont partis tous les deux, et m’ont échappé des<br />

mains tous les deux. Ils ne sont pas tombés seuls ; avec un cri étouffé, le chef de chaloupe a<br />

lâché les h<strong>au</strong>bans et plongé dans l’e<strong>au</strong> la tête la première.<br />

Chapitre XXVII<br />

Pièces de huit<br />

En raison de l’inclinaison du vaisse<strong>au</strong>, les mâts surplombaient l’e<strong>au</strong> ; perché sur les barres<br />

de flèche, je n’avais <strong>au</strong>-dessous de moi que la surface de la crique. Hands, qui n’avait pas<br />

grimpé si h<strong>au</strong>t, se trouvait par conséquent plus près du bate<strong>au</strong> et était tombé entre le<br />

bastingage et moi. Il est remonté une fois à la surface dans un bouillonnement d’écume et de<br />

sang, et puis il a coulé de nouve<strong>au</strong> pour de bon. Quand l’e<strong>au</strong> a retrouvé son calme, j’ai pu voir<br />

son corps recroquevillé, posé sur le sable brillant et propre à l’ombre du flanc de la goélette.<br />

Quelques poissons frétillaient le long de son cadavre. Parfois, l’e<strong>au</strong> frémissant, il semblait<br />

bouger un peu, comme s’il tentait de se lever. Mais il était bien mort, malgré tout, à la fois<br />

percé de balles et noyé, devenu festin pour poissons à l’endroit même où il avait prévu de<br />

m’assassiner.<br />

À peine avais-je acquis cette certitude que j’ai commencé à me sentir mal, prêt à défaillir, et<br />

terrifié. Le sang ch<strong>au</strong>d coulait sur mon dos et ma poitrine. Là où le poignard avait cloué mon<br />

ép<strong>au</strong>le <strong>au</strong> mât, j’avais l’impression d’être brûlé <strong>au</strong> fer rouge ; pourtant c’était moins cette<br />

souffrance réelle qui m’affligeait, car je pensais pouvoir la supporter sans me plaindre, que la<br />

perspective horrible de tomber de la barre de flèche dans cette paisible e<strong>au</strong> verte, à côté du<br />

cadavre du chef de chaloupe.<br />

Je m’agrippais des deux mains jusqu’à en avoir mal <strong>au</strong>x ongles, et je fermais les yeux comme<br />

pour dissimuler le danger. Peu à peu, j’ai recouvré mes esprits, mon pouls a ralenti et retrouvé<br />

un rythme plus naturel, et je me suis senti de nouve<strong>au</strong> maître de moi.<br />

J’ai d’abord pensé arracher le poignard ; mais soit il était trop bien planté, soit mes nerfs<br />

m’ont lâché ; j’ai donc renoncé, secoué par un violent frisson. Chose curieuse, c’est ce frisson<br />

qui m’a tiré d’affaire. En vérité, le coute<strong>au</strong> avait été à deux doigts de me manquer ; il ne me<br />

tenait que par un petit bout de pe<strong>au</strong>, qui s’est déchiré sous l’effet du frisson. Le sang n’en a<br />

coulé que plus vite, bien sûr ; mais j’étais libre, n’étant encore accroché <strong>au</strong> mât que par ma<br />

veste et ma chemise.<br />

Je me suis dégagé de ces dernières d’une brusque secousse, puis ai regagné le pont par les<br />

h<strong>au</strong>bans de tribord. Pour rien <strong>au</strong> monde, secoué comme je l’étais, je ne me serais aventuré de<br />

nouve<strong>au</strong> sur les h<strong>au</strong>bans surplombants de bâbord, d’où Israel était tombé si récemment.<br />

Je suis descendu dans la cabine et j’ai fait ce que j’ai pu pour ma blessure ; elle me faisait<br />

bien souffrir et saignait encore ; mais elle n’était ni profonde ni dangereuse, et ne me gênait pas<br />

be<strong>au</strong>coup quand je me servais de mon bras. Puis j’ai regardé <strong>au</strong>tour de moi. Comme maintenant<br />

le navire m’appartenait, en quelque sorte, j’ai envisagé de le débarrasser de son dernier<br />

passager – le mort, O’Brien.<br />

Il avait dégringolé, comme je l’ai dit, contre le bastingage, où il gisait comme une sorte de<br />

marionnette difforme, horrible ; de taille humaine, certes, mais sans la couleur ni la grâce de la<br />

87


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

vie. Sa position me permettait de m’occuper de lui à ma guise ; vu que mes aventures tragiques<br />

avaient presque entièrement estompé la terreur que m’inspiraient les morts, je l’ai pris par la<br />

taille comme si c’était un sac de son et, d’une bonne poussée, je l’ai expédié par-dessus bord.<br />

Il a plongé bruyamment ; le bonnet rouge est resté à la surface ; dès que les remous se sont<br />

calmés, j’ai pu le voir couché à côté d’Israel, ondulant comme lui avec l’agitation de l’e<strong>au</strong>.<br />

O’Brien, bien que jeune encore, était très ch<strong>au</strong>ve. Il était étendu là, cette tête ch<strong>au</strong>ve posée sur<br />

les genoux de l’homme qui l’avait tué, les poissons pressés zigzaguant <strong>au</strong>-dessus des deux<br />

corps.<br />

J’étais maintenant seul à bord ; la marée venait de changer. Le soleil était si près de se<br />

coucher que les ombres des pins de la rive ouest traversaient tout le mouillage et traçaient des<br />

motifs sur le pont. La brise du soir s’était levée. La colline <strong>au</strong>x deux sommets de la rive est<br />

nous en protégeait, pourtant le gréement commençait à chantonner doucement et les voiles<br />

inertes à battre ça et là.<br />

J’ai compris que le navire était en danger. J’ai vite affalé les focs, les laissant tomber sur le<br />

pont ; mais la grand-voile était une affaire plus ardue. Bien sûr, quand la goélette s’était<br />

inclinée, la bôme avait basculé par-dessus bord, et son extrémité et un pied ou deux de voile<br />

trempaient même dans l’e<strong>au</strong>. J’ai pensé que cela <strong>au</strong>gmenterait le danger ; pourtant la tension de<br />

la toile était si forte que je craignais presque d’intervenir. J’ai fini par prendre mon coute<strong>au</strong> et<br />

par sectionner les drisses. Le h<strong>au</strong>t de la voile est descendu <strong>au</strong>ssitôt, et un grand bouillonnement<br />

de voile s’est mis à flotter mollement sur l’e<strong>au</strong>. J’avais be<strong>au</strong> tirer <strong>au</strong>tant que je pouvais,<br />

je n’arrivais pas à ramener la voile. C’était tout ce que je pouvais accomplir. Pour le reste,<br />

l’Hispaniola devait s’en remettre à la chance, comme moi.<br />

Entre-temps, l’ombre avait envahi tout le mouillage. Je me souviens que les derniers rayons,<br />

traversant une trouée dans les bois, faisaient scintiller des joy<strong>au</strong>x sur le tapis de fleurs de<br />

l’épave. La fraîcheur gagnait ; la marée refluait rapidement vers le large ; la goélette reposait de<br />

plus en plus sur sa coque.<br />

J’ai rampé vers l’avant pour jeter un coup d’œil. La mer ne paraissait pas très profonde.<br />

Agrippant le câble coupé de l’ancre pour plus de sécurité, je me suis laissé glisser doucement à<br />

l’extérieur. L’e<strong>au</strong> n’atteignait pas ma taille ; le sable était fermé et cannelé. J’ai marché avec<br />

entrain jusqu’à la rive, laissant l’Hispaniola sur le flanc, sa grand-voile étalée à la surface de la<br />

crique. Vers ce moment, le soleil a disparu complètement ; la brise sifflait dans le crépuscule<br />

parmi les pins qui se balançaient.<br />

Au moins, et enfin, je n’étais plus en mer ; je ne revenais pas non plus les mains vides. La<br />

goélette reposait là, débarrassée des flibustiers et attendant le moment où nos hommes monteraient<br />

à bord et la remettraient à flot. Je ne désirais rien tant que rentrer <strong>au</strong> fortin et me<br />

vanter de mes exploits. On me blâmerait peut-être un peu pour ma fugue, mais la reconquête<br />

de l’Hispaniola constituait une réponse décisive, et j’espérais que le Capitaine Smollett luimême<br />

reconnaîtrait que je n’avais pas perdu mon temps.<br />

Tout à ces pensées, et d’excellente humeur, je me suis mis en route pour rejoindre le fortin<br />

et mes compagnons. Je me souvenais que la plus orientale des rivières qui se jettent dans le<br />

mouillage du Capitaine Kidd descendait de la colline <strong>au</strong>x deux sommets sur ma g<strong>au</strong>che ; je me<br />

suis dirigé de ce côté afin de franchir la rivière alors qu’elle était encore jeune. La forêt était<br />

assez claisemée et, en suivant les contreforts les plus bas, j’ai vite contourné la colline et<br />

traversé le ruisse<strong>au</strong> avec de l’e<strong>au</strong> à mi-mollet.<br />

Cela m’a amené près de l’endroit où j’avais rencontré Ben Gunn, le marron ; et je me suis<br />

mis à marcher avec circonspection, l’œil <strong>au</strong>x aguets. Le crépuscule était bien avancé et, quand<br />

88


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

j’ai débouché de la faille entre les deux pics, j’ai eu l’impression d’apercevoir une lueur<br />

vacillante se détachant sur le ciel à l’endroit où, supposais-je, l’homme de l’île rôtissait son<br />

souper sur un feu ronflant. Je me demandais quand même comment il pouvait se montrer <strong>au</strong>ssi<br />

imprudent. Car si je pouvais voir cette lumière, ne risquait-elle pas d’arriver <strong>au</strong>x yeux de Silver<br />

lui-même dans son campement sur la rive <strong>au</strong> milieu des marécages ?<br />

Peu à peu, la nuit est devenue plus noire ; c’est tout juste si je pouvais me diriger même<br />

grossièrement vers ma destination ; la double colline derrière moi et la Longue-vue à ma droite<br />

se fondaient dans l’obscurité ; les étoiles étaient rares et ternes ; et dans les basses terres où je<br />

progressais, il m’arrivait souvent de trébucher dans les fourrés et de rouler dans des trous de<br />

sable.<br />

Une sorte de clarté s’est soudain diffusée <strong>au</strong>tour de moi. J’ai levé les yeux ; un pâle faisce<strong>au</strong><br />

de rayons de lune caressait le sommet de la Longue-vue. Peu après, j’ai vu quelque chose de<br />

large et d’argenté se déplacer près du sol derrière les arbres, et j’ai su que la lune s’était levée.<br />

Avec son aide, j’ai pu achever rapidement mon voyage. Tantôt marchant, tantôt courant,<br />

poussé par l’impatience, je me suis approché du fortin. Pourtant, <strong>au</strong> moment de traverser le<br />

bosquet qui m’en séparait encore, j’ai retrouvé assez de bon sens pour ralentir et avancer avec<br />

une certaine prudence. J’<strong>au</strong>rais bien mal achevé mes aventures si mon propre camp m’avait<br />

abattu par erreur.<br />

La lune montait de plus en plus h<strong>au</strong>t ; sa lumière commençait à tomber en flaques ici et là, à<br />

travers les parties les plus ouvertes du bois. Juste devant moi, une lueur d’une couleur différente<br />

est apparue entre les arbres. Elle était rouge et ch<strong>au</strong>de, et s’assombrissait par moments –<br />

comme s’il s’agissait des braises d’un feu de camp finissant.<br />

Sur ma vie, je n’arrivais pas à imaginer ce que cela pouvait être.<br />

Je suis enfin parvenu à l’enceinte. Le clair de lune baignait déjà son extrémité ouest ; le reste<br />

et le fortin lui-même reposaient encore dans une ombre noire, striée de longs pince<strong>au</strong>x argentés<br />

de lumière. De l’<strong>au</strong>tre côté de la maison, un feu immense s’était consumé ; ses braises projetaient<br />

des reflets rouges intenses qui contrastaient fortement avec la douce pâleur de la lune. Je<br />

ne voyais pas une âme, je n’entendais pas un bruit en dehors du murmure de la brise.<br />

Je me suis arrêté, saisi par l’étonnement et peut-être un peu par la crainte. Cela n’avait<br />

jamais été notre habitude d’allumer de grands feux ; en vérité, suivant les ordres du capitaine,<br />

nous nous montrions quelque peu avares en ce qui concerne le bois à brûler ; et je commençais<br />

à redouter que les choses aient pu mal tourner en mon absence.<br />

J’ai contourné l’enceinte jusqu’à sa partie orientale, en restant bien dans l’ombre. À un<br />

endroit commode, là où l’obscurité était la plus profonde, j’ai franchi la palissade.<br />

Pour ajouter la sûreté à la sécurité, je me suis mis à quatre pattes et j’ai rampé, sans un<br />

bruit, jusqu’<strong>au</strong> coin de la maison. Alors que je m’approchais, je me suis senti soudain<br />

grandement soulagé. Un bruit déplaisant, dont je me suis souvent plaint en d’<strong>au</strong>tres circonstances,<br />

résonnait comme une musique : mes amis ronflant paisiblement en chœur dans leur<br />

sommeil. Le cri de la vigie en mer, ce be<strong>au</strong> “Tout va bien”, n’a jamais frappé mes oreilles de<br />

manière plus rassurante.<br />

Une chose était cependant indubitable : ils montaient affreusement mal la garde. Si Silver et<br />

ses acolytes avaient rampé vers le fortin à ma place, pas une âme n’<strong>au</strong>rait vu le lever du jour.<br />

Voilà ce qui arrivait, ai-je pensé, quand le capitaine était blessé ; et une fois de plus, je me suis<br />

reproché vivement de les avoir abandonnés face <strong>au</strong> danger avec si peu de gens pour monter la<br />

garde.<br />

89


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Entre-temps, j’avais atteint la porte et m’étais mis debout. Il faisait noir à l’intérieur, de<br />

sorte que je ne distinguais rien à l’œil. Quant <strong>au</strong>x sons, il y avait le bourdon régulier des<br />

ronfleurs, et un petit bruit intermittent, un froissement ou un cliquetis que je ne pouvais en<br />

<strong>au</strong>cune façon m’expliquer.<br />

Je suis entré d’un pas assuré, les bras en avant. J’allais m’étendre à ma place habituelle (aije<br />

pensé, en riant silencieusement) et m’amuser de leurs têtes quand ils me trouveraient <strong>au</strong><br />

matin.<br />

Mon pied a heurté quelque chose de mou – la jambe d’un dormeur ; il s’est retourné en<br />

grognant, mais sans se réveiller.<br />

Et puis, soudain, une voix suraiguë s’est élevée dans l’obscurité.<br />

“Pièces de huit ! Pièces de huit ! Pièces de huit ! Pièces de huit ! Pièces de huit !” et ainsi de<br />

suite, sans p<strong>au</strong>se ni changement, comme le cliquet d’un jouet mécanique.<br />

Capitaine Flint, le perroquet vert de Silver ! C’était lui que j’avais entendu becqueter un<br />

bout d’écorce ; c’était lui qui, montant mieux la garde qu’<strong>au</strong>cun être humain, annonçait mon<br />

arrivée par sa fastidieuse rengaine.<br />

Je n’avais pas le temps de me ressaisir. Au branle-bas vigoureux du perroquet, les dormeurs<br />

de sont réveillés et dressés d’un bond et, avec un formidable juron, la voix de Silver s’est<br />

écriée :<br />

“Qui va là ?”<br />

Je me suis retourné pour fuir, me suis cogné violemment contre un homme, ai reculé et me<br />

suis précipité dans les bras d’un <strong>au</strong>tre qui, lui, les a refermés et m’a maintenu solidement.<br />

“Apporte une torche, Dick”, a dit Silver quand ma capture a ainsi été assurée.<br />

L’un des hommes est sorti de la maison, puis est revenu en portant un brandon enflammé.<br />

90


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Sixième partie<br />

Le Capitaine Silver<br />

Chapitre XXVII<br />

Dans le camp ennemi<br />

La lueur rouge de la torche, éclairant l’intérieur du fortin, m’a montré que mes pires craintes<br />

s’étaient réalisées. Les pirates avaient capturé la maison et les provisions : il y avait le tonnelet<br />

de cognac, le porc, le pain, comme <strong>au</strong>paravant ; et, ce qui a décuplé mon épouvante, pas trace<br />

d’un prisonnier. Je pouvais seulement supposer qu’ils avaient tous péri, et j’étais profondément<br />

malheureux de ne pas être resté pour périr avec eux.<br />

Il y avait six flibustiers en tout ; pas un de plus n’avait survécu. Cinq d’entre eux étaient<br />

debout, rouges et bouffis d’avoir été tirés brusquement du premier sommeil de l’ivresse. Le<br />

sixième s’était seulement soulevé sur un coude ; il était mortellement pâle, et le pansement<br />

ensanglanté qui entourait sa tête m’indiquait qu’il avait été récemment blessé, et encore plus<br />

récemment pansé. Je me suis souvenu de l’homme qui avait été touché et s’était enfui dans les<br />

bois <strong>au</strong> cours de la grande attaque, et j’ai pensé que c’était sans doute lui.<br />

Le perroquet se lissait les plumes, perché sur l’ép<strong>au</strong>le de Long John. Lui-même, ai-je pensé,<br />

paraissait un peu plus pâle et plus grave que dans mes souvenirs. Il portait toujours le bel<br />

habit de drap qu’il avait revêtu pour parlementer, mais il était en bien piteux état, maculé de<br />

boue et déchiré par les ronces des sous-bois.<br />

“Alors, dit-il, vlà Jim Hawkins, casse ma carcasse ! Une ptite visite comme ça, hein ?<br />

Approche-toi donc, en toute amitié.”<br />

Là-dessus, il s’est assis sur le tonnelet d’e<strong>au</strong>-de-vie et s’est mis à bourrer sa pipe.<br />

“Prête-moi la torche, Dick”, dit-il ; puis, ayant allumé sa pipe, “ça va, mon gars ; plante la<br />

loupiotte dans le tas de bois ; et vous, messieurs, reprenez vos esprits ! – pas besoin d’rester<br />

debout pour Mr Hawkins ; il vous excusera, pouvez miser là-dessus. Et ainsi, Jim” – bourrant<br />

le tabac – “tu srais là, et c’est une bonne surprise pour l’p<strong>au</strong>ve vieux John. Je vois que tu srais<br />

malin la première fois que je t’aperçois ; mais ça, que ça m’dépasse proprement, ah dis donc.”<br />

À tout cela, ainsi qu’on peut le supposer, je n’ai rien répondu. Ils m’avaient poussé le dos<br />

<strong>au</strong> mur ; et je me tenais là, regardant Silver bien en face, assez crânement, j’espère, en apparence,<br />

mais avec le désespoir le plus noir <strong>au</strong> fond de mon cœur.<br />

Silver a tiré une bouffée ou deux de sa pipe sans se départir de son calme, puis il a continué.<br />

“Bein tu vois, Jim, pisqu’il se trouve que t’es ici, j’vais te dire c’que j’pense. Je t’ai<br />

toujours bien aimé, sûr, que t’es un gars qu’a du cœur, et tout le potrait craché de moi-même<br />

quand j’étais jeune et be<strong>au</strong>. J’ai toujours voulu que tu nous joignes et prendes ta part et<br />

meures en brave, et maintenant, mon ptit coq, t’es obligé. Cap’n Smollett est un bon marin,<br />

j’suis prêt à l’reconnaître, mais rude question discipline. “L’devoir c’est l’devoir”, qu’il dit, et<br />

l’a pas tort. V<strong>au</strong>t mieux pas t’approcher du cap’n. Le docteur lui-même t’en veut à mort –<br />

“ingrat galopin”, c’est ce qu’il a dit ; et l’fin mot de l’histoire, le vlà : tu peux pas retourner <strong>au</strong>x<br />

tiens, qu’ils veulent plus d’toi ; et s<strong>au</strong>f que si tu lances un troisième équipage toi-même, où tu<br />

risques de t’sentir seul, tu devras joindre Cap’n Silver.”<br />

Jusque là, ça allait. Mes amis étaient donc encore en vie, et même si je croyais en partie<br />

Silver quand il disait que le groupe de la cabine m’en voulait pour ma désertion, j’étais plus<br />

soulagé que peiné par ce que je venais d’entendre.<br />

91


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Je dis pas rien sur le fait que t’es entre nos mains”, a-t-il poursuivi, “pourtant t’y es bien,<br />

tu peux miser là-dssus. J’suis à fond pour la discute ; j’ai jamais vu rien sortir de bon de la<br />

menace. Si t’aimes le service, bein tu nous joins ; et sinon, Jim, bein t’es libre de dire non –<br />

libre comme l’air, mon gars ; si qu’un marin mortel pourrait t’parler plus loyal, casse ma<br />

carcasse !<br />

– Dois-je donc répondre ?” ai-je demandé d’une voix frémissante. Pendant tout ce discours<br />

moqueur, je sentais la menace de mort suspendue <strong>au</strong>-dessus de moi, et mes joues brûlaient et<br />

mon cœur battait douloureusement dans ma poitrine.<br />

“Garçon, dit Silver, personne te presse. Mesure ta position. Aucun d’nous va pas<br />

t’bousculer, camarade ; c’est si plaisant d’passer l’temps en ta compagnie, tu vois.<br />

– Eh bien, dis-je, m’enhardissant un peu, si je dois choisir, je déclare que j’ai le droit de<br />

savoir ce qui se passe, pourquoi vous êtes ici, et où sont mes amis.<br />

– C’qui s’passe ? a répété l’un des flibustiers en grognant, ah, ce srait un veinard çui qui<br />

s<strong>au</strong>rait ça !<br />

– Tu fermerais ptêt tes écoutilles tant qu’on t’demande rien, mon ami”, a hurlé Silver en<br />

direction du matelot. Puis, revenant à son amabilité antérieure, il m’a répondu : “Hier matin,<br />

pendant le premier quart, le Dr Livesey est venu avec un drape<strong>au</strong> blanc. ‘Cap’n Silver, qu’il<br />

dit, vous êtes trahi. L’navire est parti.’ Bon, ce srait ptêt que nous <strong>au</strong>rions pris un verre et<br />

chanté un peu pour l’aider à descendre. J’dis pas non. Tout cas, pas un d’nous surveillait.<br />

Nous avons regardé et, tonnerre, y’avait plus d’bate<strong>au</strong> ! J’ai jamais vu une bande d’idiots faire<br />

de pires têtes de merlans frits ; et le plus frit, tu l’as devant toi, tu peux miser là-dssus. ‘Bien,<br />

dit le docteur, négocions.’ Nous avons négocié, lui et moi, et vlà l’résultat : les provisions,<br />

l’e<strong>au</strong> de vie, le fortin, l’bois que vous avez eu la bonne idée de couper, et façon d’parler, tout le<br />

sacré bâtiment, des vergues à la quille. Quant à eux, z’ont déguerpi ; j’sais pas où qu’y sont.”<br />

Il a tiré une nouvelle bouffée de sa pipe, calmement, avant de continuer.<br />

“Et des fois qu’y t’viendrait en tête que t’es inclus dans l’traité, vlà comment ça s’est fini :<br />

‘Combien que vous êtes à partir ?’, que j’lui demande. ‘Quatre, qu’y dit – quatre, et l’un<br />

d’nous est blessé. Pour ce qui est du gamin, je sais pas où il est, le diabe l’emporte, qu’y dit, et<br />

je m’en moque. Nous en avons assez d’lui.’ C’est ça qu’il a dit.<br />

– C’est tout ?<br />

– Bein c’est tout ce que tu s<strong>au</strong>ras, mon fils.<br />

– Et maintenant je dois choisir ?<br />

– Et maintenant tu dois choisir, tu peux miser là-dessus.<br />

– Bien. Je ne suis pas si bête que je ne devine pas ce qui m’attend. Si je dois me résigner <strong>au</strong><br />

pire, cela m’est bien égal. J’ai vu trop de morts depuis que je vous ai rencontré. Mais je dois<br />

vous dire une chose ou deux.” Peu à peu, la fureur me gagnait. “La première chose, c’est que<br />

vous êtes dans une m<strong>au</strong>vaise passe : navire perdu, <strong>trésor</strong> perdu, matelots perdus ; toute votre<br />

entreprise n<strong>au</strong>fragée ; et si vous voulez savoir qui l’a fait – c’est moi ! J’étais dans le tonne<strong>au</strong><br />

de pommes le soir où nous avons vu la terre et je vous ai entendus, vous, John, et vous, Dick<br />

Johnson, et Hands, qui est maintenant <strong>au</strong> fond de la mer, et j’ai répété chacune de vos paroles<br />

avant la fin de l’heure. Quant à la goélette, c’est moi qui ai coupé son câble, c’est moi qui ai tué<br />

les hommes que vous aviez à son bord, et c’est moi qui l’ai emmenée là où vous ne la reverrez<br />

jamais, pas un d’entre vous. Le rire est pour moi ; j’ai eu le dessus dans cette affaire depuis le<br />

début ; je ne vous crains pas plus que je ne crains une mouche. Tuez-moi si vous voulez, ou<br />

épargnez-moi. Mais je vais dire encore une chose, et ce sera tout : si vous m’épargnez, nous<br />

oublierons le passé, et quand on vous amènera devant le tribunal pour piraterie, je ferai tout ce<br />

92


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

que je pourrai pour vous s<strong>au</strong>ver. C’est à vous de choisir. Tuez un homme de plus et cela ne<br />

vous servira à rien, ou bien épargnez-moi et conservez un témoin pour vous s<strong>au</strong>ver de la<br />

potence.”<br />

Je me suis arrêté, car j’étais à bout de souffle, je dois dire ; à mon grand étonnement, pas un<br />

homme n’a bougé, mais ils sont tous restés assis à me fixer comme <strong>au</strong>tant de moutons. Et<br />

pendant qu’ils me regardaient, j’ai poursuivi.<br />

“Eh bien, Mr Silver, je crois que vous êtes l’homme le plus respectable ici, et si les choses<br />

tournent <strong>au</strong> pire, j’espère que vous serez assez aimable pour dire <strong>au</strong> docteur comment je me<br />

suis comporté.<br />

– J’y penserai”, a dit Silver, sur un ton si étrange que je n’<strong>au</strong>rais pas pu, sur ma vie, décider<br />

s’il riait de ma demande, ou s’il admirait mon courage.<br />

“Si je peux miser mon jeton”, a crié le vieux marin <strong>au</strong> visage rouge<strong>au</strong>d – le nommé Morgan –<br />

que j’avais vu dans l’<strong>au</strong>berge de Long John sur les quais de Bristol. “Que c’est lui qu’a<br />

reconnu Black Dog.<br />

– Ouais, et dites donc, a ajouté le cuisinier, je relance à mon tour, tonnerre ! C’est ce même<br />

gamin qu’a chouravé la carte à Billy Bones. Du début à la fin, Jim Hawkins nous mène <strong>au</strong><br />

n<strong>au</strong>frage !<br />

– Alors vlà pour lui !” s’est exclamé Morgan, avec un juron.<br />

Et il a bondi, brandissant son coute<strong>au</strong>, comme s’il avait eu vingt ans.<br />

“Pas de ça ! a crié Silver. Qui es-tu, Tom Morgan ? Que tu t’croirais ptêt le cap’n ici. Par<br />

tous les diables, mais j’vais t’apprendre ! Tu m’provoques, et tu r’joindras tous les bons gars<br />

qui l’ont fait avant toi, du premier <strong>au</strong> dernier, depuis trente ans – ceux qu’ont été pendus à une<br />

vergue, casse ma carcasse, ceux qu’ont marché sur la planche, et tous qu’ont nourri les<br />

poissons. Y’a pas jamais eu un homme qui m’a regardé entre les yeux et qu’a revu la lumière<br />

du jour le lendemain, Tom Morgan, tu peux miser là-dessus.”<br />

Morgan s’est tu, mais les <strong>au</strong>tres ont commencé à murmurer.<br />

“Tom a raison, a dit l’un d’eux.<br />

– Le cap’n nous a assez humiliés, a ajouté un <strong>au</strong>tre. Que j’sois pendu si j’me laisse humilier<br />

par toi, John Silver.<br />

– Y’a quelqu’un parmi vous, messieurs, qui veut s’esspliquer avec moi ?” a rugi Silver, se<br />

penchant loin devant depuis sa position sur le tonne<strong>au</strong>, la pipe rougeoyant toujours dans sa<br />

main droite. “Précisez c’que vous voulez ; zêtes pas muets, j’pense. Qui m’cherche me trouve.<br />

J’ai vécu toutes ces années pour qu’un fils de tonne<strong>au</strong> de rhum vienne me chatouiller l’ancre ?<br />

Vous connaissez la manière ; zêtes tous gentilshommes de fortune, à c’que vous dites. Bein<br />

j’suis prêt. Qu’il prenne un coutelas, çui qu’a pas froid <strong>au</strong>x yeux, et j’verrai la couleur de ses<br />

tripes, béquille ou pas, avant que cette pipe soit finie.”<br />

Pas un homme n’a bougé ; pas un n’a répondu.<br />

“C’est comme ça que vous êtes, hein ? a-t-il ajouté, remettant sa pipe dans sa bouche. Bein<br />

zêtes une belle bande à regarder, tout cas. Pour s’battre, c’est moins reluisant. Vous comprenez<br />

l’anglais, ptêt. J’suis cap’n ici par élection. J’suis cap’n ici parce que j’suis le meilleur, un<br />

bon mille devant vous. Vous voulez pas vous battre comme des gentilshommes de fortune ;<br />

alors, tonnerre, zallez obéir, et vous pouvez miser là-dessus ! J’aime bien c’gamin, bon ; jamais<br />

vu un meilleur gamin que çui-là. Un homme, que c’est, et pas une paire de rats parmi vous<br />

dans c’te maison l’est <strong>au</strong>tant que lui, et voilà c’que je dis : que j’en voye un porter la main sur<br />

lui – c’est c’que j’dis, et vous pouvez miser là-dessus.”<br />

93


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Un long silence a suivi. Je me tenais debout bien droit, mon cœur battant toujours comme<br />

un marte<strong>au</strong> de forgeron, mais je voyais maintenant une lueur d’espoir. Silver s’est adossé <strong>au</strong><br />

mur, les bras croisés, la pipe <strong>au</strong> coin de la bouche, <strong>au</strong>ssi calme que s’il avait été à l’église ;<br />

pourtant il regardait <strong>au</strong>tour de lui en douce, et observait du coin de l’œil ses turbulents<br />

hommes de troupe. Eux, de leur côté, se sont rassemblés peu à peu à l’<strong>au</strong>tre bout de la pièce,<br />

et leur chuchotement chuintait sans discontinuer comme le son d’un ruisse<strong>au</strong>. L’un après<br />

l’<strong>au</strong>tre, ils levaient les yeux, et la lueur rouge de la torche éclairait pendant une seconde leur<br />

visage nerveux ; mais ce n’était pas moi qu’ils regardaient, c’était Silver.<br />

“Zavez be<strong>au</strong>coup à dire, ma parole, a remarqué Silver, crachant loin devant lui. H<strong>au</strong>ssez<br />

l’ton, que j’entende, ou laissez tomber.<br />

– S<strong>au</strong>f vot’ rexpet, msieu, a répliqué l’un des hommes, vous prenez vote aise avec certaines<br />

règues ; vous srez ptêt aimabe d’observer les <strong>au</strong>tes. Ce quipage est pas satisfait ; ce quipage<br />

précie pas la tyrannie ; ce quipage a ses droits <strong>au</strong>tant qu’un <strong>au</strong>te quipage, j’me permets. Et par<br />

vos propes règues, j’pense que nous avons l’droit d’c<strong>au</strong>ser entre nous. S<strong>au</strong>f vot’ rexpet,<br />

msieu, j’vous r’connais comme capt’n présentement ; mais j’réclame mon droit, et j’sors<br />

dehors pour tenir conseil.”<br />

Et avec un salut de marin élaboré, ce gaillard, un vilain grand bonhomme maigre <strong>au</strong>x yeux<br />

j<strong>au</strong>nes, de trente-cinq ans, s’est dirigé calmement vers la porte et a disparu. Un par un, les<br />

<strong>au</strong>tres ont suivi son exemple ; chacun saluant en passant ; chacun ajoutant une excuse.<br />

“Suivant les règles”, dit l’un. “Conseil d’gaillard d’avant”, dit Morgan. Ainsi, avec une<br />

remarque ou une <strong>au</strong>tre, ils sont tous sortis, nous laissant seuls avec la torche, Silver et moi.<br />

Le cuisinier a <strong>au</strong>ssitôt retiré sa pipe de sa bouche.<br />

“Bon, écoute-moi bien, Jim Hawkins, a-t-il dit en un murmure tout juste <strong>au</strong>dible, t’es à une<br />

demi-planche d’la mort et, encore pire et de loin, d’la torture. Ils vont m’jeter. Mais, remarque<br />

bien, j’te défends quoi qu’il arrive. J’avais pas l’intention ; non, pas avant que t’aies parlé.<br />

J’étais peu près désespéré de perdre tout ce magot, et d’être pendu par-dessus le marché.<br />

Mais j’vois que t’es l’bon gars. J’me dis : Tu soutiens Hawkins, John, et Hawkins te<br />

soutiendra. T’es sa dernière carte et, tonnerre, John, lui c’est la tienne ! Adossés l’un à l’<strong>au</strong>tre,<br />

je dis. Tu s<strong>au</strong>ves ton témoin, et il s<strong>au</strong>vera ta tête !”<br />

Je commençais vaguement à comprendre.<br />

“Vous voulez dire que tout est perdu ?<br />

– Hé, parbleu, que j’le dis ! Plus d’bate<strong>au</strong>, plus d’tête – ça s’ramène à ça. Quand j’ai regardé<br />

dans cette baie, Jim Hawkins, et vu plus d’goélette – bein j’suis dur à cuire, mais j’ai lâché<br />

prise. Quant à ceux-là et à leur conseil, écoute-moi, ce sont des idiots finis et des poltrons. Je<br />

s<strong>au</strong>verai ta vie – si que j’peux – face à eux. Mais, bon, Jim – un prêté pour un rendu – tu<br />

s<strong>au</strong>ves Long John de la potence.”<br />

J’étais stupéfait ; ce qu’il demandait paraissait impossible – lui, le vieux flibustier, le chef<br />

de la bande depuis le début.<br />

“Ce que je peux faire, je le ferai, dis-je.<br />

– Marché conclu ! s’est écrié Long John. Si tu parles bravement, tonnerre de tonnerre, j’ai<br />

mes chances !”<br />

Il est allé en boitant jusqu’à la torche, plantée dans le bois de ch<strong>au</strong>ffage, et a rallumé sa<br />

pipe.<br />

“F<strong>au</strong>t m’comprendre, Jim, dit-il en revenant. J’ai une tête sur les ép<strong>au</strong>les, ça ouais. J’suis<br />

avec le sieur, maintenant. Je sais que t’as mis c’navire à l’abri quelque part. Comment que t’as<br />

fait, je l’ignore, mais l’est à l’abri. J’suppose que Hands et O’Brien ont viré d’bord. J’ai pas<br />

94


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

jamais cru à <strong>au</strong>cun d’entre eux. Alors tu m’écoutes. J’pose pas de questions, et j’laisse pas les<br />

<strong>au</strong>tres m’en poser. J’sais quand l’jeu est perdu, j’le sais ; et je sais reconnaître un gars qu’a du<br />

cran. Ah, toi qu’es jeune – toi et moi, on <strong>au</strong>rait pu faire d’belles choses ensemble !”<br />

Il a versé un peu de cognac du tonnelet dans un gobelet d’étain.<br />

“Tu goûtes, camarade ?” a-t-il demandé ; et, devant mon refus : “Bon, je vais en prendre un<br />

coup moi-même, Jim. J’ai besoin d’un remontant, vu les ennuis à l’horizon. Tiens, à propos<br />

d’ennuis, pourquoi ce docteur m’a donné la carte, Jim ?”<br />

Mon visage a exprimé un étonnement si spontané qu’il a jugé inutile de poser d’<strong>au</strong>tres<br />

questions.<br />

“Ah bein, il l’a fait, n’empêche. Et y a quelque chose là-dessous, c’est sûr – quelque chose,<br />

c’est sûr, là-dessous, Jim – du bon ou du m<strong>au</strong>vais.”<br />

Il a bu une <strong>au</strong>tre gorgée de cognac, secouant sa grosse tête blonde comme un homme qui<br />

s’attend <strong>au</strong> pire.<br />

Chapitre XIX<br />

Retour de la marque noire<br />

Le conseil des flibustiers durait depuis un moment quand l’un d’eux est rentré dans la<br />

maison et, après avoir répété le même salut, qui me paraissait un peu ironique, a demandé s’il<br />

pouvait emprunter la torche. Silver a accepté et l’émissaire est reparti, nous laissant ensemble<br />

dans le noir.<br />

“Je sens l’arrivée d’une brise, Jim”, a dit Silver. Il me parlait maintenant de manière amicale<br />

et familière.<br />

Je me suis approché de la meurtrière la plus proche et j’ai regardé dehors. Les braises du<br />

grand feu s’étaient si bien consumées, et luisaient si faiblement, que je comprenais pourquoi<br />

ces conspirateurs réclamaient une torche. Ils s’étaient regroupés vers le milieu de la pente qui<br />

menait à l’enceinte ; l’un tenait le flambe<strong>au</strong> ; un <strong>au</strong>tre était à genoux, et avait en main un<br />

coute<strong>au</strong> ouvert dont la lame brillait de diverses couleurs à la lumière de la lune et de la torche.<br />

Les <strong>au</strong>tres étaient tous penchés <strong>au</strong>tour de lui, comme pour observer ses manœuvres. Je<br />

pouvais tout juste deviner qu’il avait un livre dans sa main en plus du coute<strong>au</strong> ; et je me<br />

demandais comment ils avaient pu acquérir un objet <strong>au</strong>ssi incongru, quand la silhouette<br />

agenouillée s’est relevée, et tout le groupe s’est mis à revenir vers la maison.<br />

“Les voilà”, ai-je dit ; et j’ai regagné ma place antérieure, car il me semblait indigne de moi<br />

d’être surpris en train de les surveiller.<br />

“Bein qu’ils viennent, mon garçon – qu’ils viennent, dit Silver d’un ton enjoué. J’ai plus<br />

d’un tour dans mon sac.”<br />

La porte s’est ouverte et les cinq hommes, s’arrêtant tous ensemble à peine le seuil franchi,<br />

ont poussé l’un des leurs en avant. En d’<strong>au</strong>tres circonstances, il <strong>au</strong>rait été comique de le voir<br />

avancer lentement, hésiter avant de poser un pied par terre, tenant sa main droite fermée<br />

devant lui.<br />

“Avance, mon gars, s’est écrié Silver. J’vais pas te manger. Donne, marin d’e<strong>au</strong> douce.<br />

J’connais les règles, j’les connais. J’ferai pas de mal à un délégué.”<br />

Ainsi encouragé, le flibustier s’est avancé plus vivement et, après avoir donné quelque<br />

chose à Silver de la main à la main, est retourné encore plus vite <strong>au</strong>près de ses compagnons.<br />

Le cuisiner a regardé ce qu’on lui avait donné.<br />

95


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“La marque noire ! C’que j’pensais. Et où que vous <strong>au</strong>riez pris le papier ? Eh, ouh là ! Non,<br />

regardez ça : pas d’chance ! Zêtes allés couper un morce<strong>au</strong> de Bible. Quel idiot a coupé une<br />

Bible ?<br />

– Ah, vlà bein ! dit Morgan. Vlà bein ! J’lavais pas dit ? L’en sortira rein d’bon, j’ai dit.<br />

– Alors zavez réglé l’affaire, vous <strong>au</strong>t’, a continué Silver. Avec ça, finirez tous <strong>au</strong> bout<br />

d’une corde, j’dis. Quel ramolli d’e<strong>au</strong> douce avait une Bible ?<br />

– C’est Dick, a déclaré l’un d’eux.<br />

– Dick que c’était ? Alors Dick peut dire ses prières. L’a vu sa tranche de veine, Dick, et<br />

vous pouvez miser là-dessus.”<br />

Mais à ce moment, le grand maigre <strong>au</strong>x yeux j<strong>au</strong>nes est intervenu.<br />

“Assez parlé, John Silver. Ce quipage t’a rfilé la marque noire en conseil plein selon les<br />

règues ; t’as qu’à la rtourner, selon les règues, et voir ce qu’est écrit. Après, tu peux parler.<br />

– Merci, George. T’as toujours été vif en affaires, et tu connais les règles par cœur, George,<br />

que ça m’fait plaisir. Bon, c’est quoi, toute façon ? Ah ! ‘Destittué’ – C’est ça, hein ? Écrit<br />

très joli, c’est sûr ; imprimé, qu’on dirait, j’le jure. Écrit de ta main, George ? Bein que tu<br />

deviendrais un vrai chef dans cet équipage-ci. Tu seras cap’n bientôt, ça m’étonnerait pas. Tu<br />

m’prêtes encore cette torche, tu veux ? Cette pipe tire pas.<br />

– Ça va bien, dit George. T’as fini d’tromper ce quipage. Tu t’crois drôle, mais c’est fini<br />

pour toi, et ptêt que tu descendras d’ce tonne<strong>au</strong> pour aider l’vote.<br />

– Vous avez dit que vous connaissez les règles, a répliqué Silver, méprisant. Au moins, si<br />

vous les savez pas, moi oui ; et j’attends ici, j’suis toujours votre cap’n, attention, que vous<br />

sortiez vos griefs, et j’réponds. Pendant c’temps, votre marque noire v<strong>au</strong>t pas un biscuit.<br />

Après, nous verrons.<br />

– Oh, a répondu George, t’as pas à craindre quoi que ce soit ; nous sommes réguliers, nous<br />

<strong>au</strong>tres. Et d’un, t’as fait d’la bouillasse de cette spédition, que t’oserais pas dire le contraire.<br />

Et de deux, t’as laissé l’ennemi sortir d’ce piège sans rien obtiendre en échange. Pourquoi qu’y<br />

voulaient sortir ? J’sais pas ; mais c’est sûr qu’y voulaient. De trois, tu nous a empêchés d’les<br />

poursuive dans la forêt. Oh, nous t’avons percé à jour, John Silver ; tu veux jouer double jeu,<br />

c’est ça qui cloche. Et de quatre, y’a ce garçon que vlà.<br />

– C’est tout ? a demandé Silver calmement.<br />

– Ça suffit, ouais. Que nous allons tous nous balancer <strong>au</strong> bout d’une corde et sécher <strong>au</strong><br />

soleil avec tes bourderies.<br />

– Bon, alors écoutez, j’vais répondre ces quatre points ; l’un après l’<strong>au</strong>te j’vais les<br />

répondre. J’ai fait d’la bouillasse de cette expédition, hein ? Eh, vous savez tous ce que<br />

j’voulais ; et vous savez tous, si ça s’était fait, nous serions ce soir à bord de l’Hispaniola<br />

comme avant, tous les gars vivants, tous en bonne santé, et pleins d’pudding <strong>au</strong>x prunes, et<br />

l’<strong>trésor</strong> dans la cale, tonnerre ! Bein qui s’est mis en travers ? Qui m’a forcé la main, que j’étais<br />

cap’n légitime ? Qui m’a rfilé la marque noire le jour que nous avons touché terre, et lancé cette<br />

danse ? Ah, c’est une belle danse, j’suis de votre avis là-dessus, qu’elle ressemble drôlement à<br />

une gigue <strong>au</strong> bout d’une corde sur l’Quai des Potences dans le ville de Londres, je dis. Mais qui<br />

l’a fait ? Tiens, c’est Anderson, et Hands, et toi, George Merry ! Et t’es l’dernier qui surnage<br />

de cette équipe d’empêcheurs ; et t’as l’insolence de tous les diables d’prétende me remplacer<br />

comme cap’n, toi, qui nous a tous coulés ! Par l’enfer ! Que la blague la plus raide c’est rien à<br />

côté d’ça.”<br />

Silver a marqué une p<strong>au</strong>se, et je pouvais lire sur le visage de George et de ses anciens<br />

compagnons que ces mots n’avaient pas été prononcés en vain.<br />

96


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“C’était pour le numéro un”, s’est écrié l’accusé, essuyant la sueur de son front, car il avait<br />

parlé avec une véhémence qui ébranlait la maison. “Non, ma parole, ça m’rend malade de<br />

discuter avec vous. Vous avez pas d’jugeotte et pas plus d’mémoire et j’peux pas imaginer<br />

comment vos mères vous ont laissé prendre la mer. La mer ! gentilshommes de fortune !<br />

J’vous vois plutôt tailleurs, comme métier.<br />

– La suite, John, dit Morgan. Parle des <strong>au</strong>t’ points.<br />

– Ah, les <strong>au</strong>tres ! Une belle fournée, non ? Vous dites que c’voyage est gâché. Parbleu ! Si<br />

vous pouviez comprendre à quel point il est gâché, que vous verriez ! Nous sommes si près du<br />

gibet, ma nuque est raide rien que d’y penser. Vous les avez vus, ptêt, enchaînés et pendus, les<br />

oise<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tour, que les matlots qui descendent la Tamise avec la marée les montrent du doigt.<br />

‘Qui c’est ça ?’ dmande l’un. ‘Ça ! Hé c’est John Silver. Je l’a bien connu’, répond l’<strong>au</strong>tre. Et<br />

vous pouvez entendre les chaînes qui clic-claquent pendant qu’vous virez à la prochaine<br />

bouée. Bein c’est peu près là que nous vlà arrivés, nous <strong>au</strong>tes fils de nos mères, grâce à lui, et<br />

Hands et Anderson, et <strong>au</strong>x idiots de malheur que vous êtes. Et si vous voulez savoir le numéro<br />

quatre : ce garçon, quoi, casse ma carcasse, est-il pas notre otage ? Que nous allons gaspiller un<br />

otage ? Non, pas nous ; qu’y serait ptêt notre dernière chance, ça m’étonnerait pas. Tuer ce<br />

gamin ? Pas moi, camarades ! Et l’numéro trois ? Ah, bein y’a plein à dire sur l’numéro trois.<br />

Vous comptez ptêt pour rien d’avoir un vrai docteur d’la faculté qui vient vous voir tous les<br />

jours. Toi, John, avec ta tête cassée, ou toi, George Merry, que la fiève t’secouait y’a pas six<br />

heures de ça, et que tes yeux ont la couleur d’une pe<strong>au</strong> d’citron à cte moment même ? Et ptêt,<br />

hein, vous savez pas qu’un navire d’secours doit venir, non ? Bein si ; et l’temps passe vite ;<br />

et nous verrons qui s’réjouira d’avoir un otage l’jour venu. Et pour l’numéro deux, et pourquoi<br />

j’ai passé un marché, bein zêtes venus me le réclamer à genoux. À genoux que vous êtes venus,<br />

tellement que vous étiez écœurés ; et vous <strong>au</strong>riez crevé d’faim, en plus, si je l’avais pas fait ;<br />

mais ça compte pas, tout ça ; regardez : vlà pourquoi !”<br />

Et il a jeté sur le parquet un papier que j’ai reconnu <strong>au</strong>ssitôt – la carte sur papier j<strong>au</strong>ni, avec<br />

les trois croix rouges, que j’avais trouvée dans la toile cirée <strong>au</strong> fond de la malle du capitaine.<br />

Pourquoi le docteur la lui avait-il donnée ? Je n’arrivais pas à le concevoir.<br />

Mais si l’apparition de la carte me paraissait inexplicable, les mutins survivants l’ont<br />

trouvée incroyable. Ils ont s<strong>au</strong>té dessus comme des chats sur une souris. Elle a passé de main<br />

en main, chacun l’arrachant à l’<strong>au</strong>tre ; à entendre les jurons et les cris et le rire puéril qui<br />

accompagnaient leur examen, on <strong>au</strong>rait pensé qu’ils n’étaient pas seulement en train de palper<br />

l’or lui-même, mais qu’ils l’emportaient déjà sur la mer en toute sécurité.<br />

“Ouais, dit l’un, c’est Flint, sûr. J. F., et une encoche dessous avec un nœud en demi-clé ; y<br />

ferait toujours ça.<br />

– Bien be<strong>au</strong>, dit George. Mais comment qu’on va partir avec, et nous sans bate<strong>au</strong> ?”<br />

Silver a soudain bondi et, s’appuyant d’une main sur le mur : “Maintenant je t’avertis,<br />

George. Un mot d’plus de ta s<strong>au</strong>ce et nous nous battons, j’le dis. Comment qu’on part ? Estce<br />

que j’sais, moi ? C’est toi qu’<strong>au</strong>rais devoir m’le dire – toi et les <strong>au</strong>tres, qui m’ont perdu ma<br />

goélette, avec vos embrouillages, brûlez en enfer ! Mais tu peux pas m’dire, tu peux pas ; t’as<br />

pas plus d’invention qu’un cafard. Mais tu peux parler poli, et tu l’fras, George Merry, tu<br />

peux miser là-dessus.<br />

– C’est assez honnête, dit le vieux Morgan.<br />

– Honnête ! J’pense que oui. T’as perdu l’navire, j’ai trouvé l’<strong>trésor</strong>. Qui de nous deux est<br />

l’meilleur, fin de compte ? Et maintenant, je démissionne, tonnerre ! Élisez qui vous voulez<br />

comme cap’n. Ça m’suffit.<br />

97


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– Silver ! ont-ils crié. Barbecue jusqu’<strong>au</strong> bout ! Barbecue comme cap’n !<br />

– Ainsi c’est le rofrain, c’est ça ? s’est écrié le cuisinier. George, j’crois que tu dvras<br />

attendre l’prochain tour, mon ami ; estime-toi heureux que j’sois pas revancheux. Mais ça a<br />

jamais été mon genre. Et alors, camarades, cette marque noire ? L’est plus bonne à rien,<br />

maintenant, hein ? Dick a gâché sa chance et sa Bible, c’est peu près tout.<br />

– On peut toujours embrasser l’bouquin pour prêter serment, non ?” a grogné Dick, que la<br />

malédiction qu’il avait attirée sur sa propre tête rendait visiblement mal à l’aise.<br />

“Une Bible avec un morce<strong>au</strong> découpé ! a ricané Silver. Rien du tout. Ça engage pas plus<br />

qu’un r’cueil de chansons.<br />

– Pas plus, vrai ? s’est exclamé Dick, avec une espèce de joie. Bein j’pense que ça v<strong>au</strong>t la<br />

peine d’la garder, quand même.<br />

– Tiens, Jim, vlà une curiosité pour toi”, dit Silver ; et il m’a lancé le papier.<br />

C’était une rondelle de la même taille qu’une pièce d’une couronne. Un côté était vierge, car<br />

cela avait été la dernière page ; l’<strong>au</strong>tre contenait un verset ou deux de l’Apocalypse – ces mots<br />

parmi les <strong>au</strong>tres, qui se sont gravés dans mon esprit : “Dehors sont les chiens et les assassins.”<br />

Le côté imprimé avait été noirci avec du charbon de bois, qui commençait à s’effacer et à me<br />

salir les doigts ; sur le côté vierge, on avait écrit avec le même matéri<strong>au</strong> le seul mot “Destittué”.<br />

J’ai cette curiosité devant moi en ce moment même ; mais il ne reste <strong>au</strong>cune trace d’écriture si<br />

ce n’est une éraflure, telle qu’un homme pourrait en faire avec l’ongle de son pouce.<br />

C’est tout ce qui s’est passé cette nuit-là. Peu après, chacun ayant bu un dernier verre,<br />

nous nous sommes couchés, et la seule vengeance de Silver a consisté à mettre George Merry<br />

dehors comme sentinelle, en le menaçant de mort s’il tentait de nous tromper.<br />

J’ai mis longtemps à trouver le sommeil, et Dieu sait que les sujets de réflexion ne manquaient<br />

pas : l’homme que j’avais tué ce jour-là, ma situation périlleuse et, par-dessus tout, le<br />

jeu remarquable dans lequel Silver s’était lancé – tenant les mutins d’une main et tentant de<br />

saisir, de l’<strong>au</strong>tre, tous les moyens possibles et impossibles de conclure la paix et de s<strong>au</strong>ver sa<br />

misérable vie. Il dormait lui-même paisiblement, et ronflait bruyamment ; cependant il me<br />

faisait pitié, malgré sa méchanceté, quand je pensais <strong>au</strong>x sombres périls qui l’entouraient et à<br />

l’infâme gibet qui l’attendait.<br />

Chapitre XXX<br />

Libéré sur parole<br />

J’ai été réveillé – nous avons tous été réveillés en vérité, car je pouvais voir jusqu’à la<br />

sentinelle se relever de l’endroit où il s’était assoupi contre un montant de la porte – par une<br />

voix claire et chaleureuse, qui nous hélait depuis la lisère du bois :<br />

“Ohé, du fortin ! C’est le docteur.”<br />

Et c’était bien le docteur. Si j’étais content d’entendre sa voix, ma joie n’était pas sans<br />

mélange. Le souvenir de ma conduite indisciplinée et secrète me troublait ; et quand je voyais<br />

où elle m’avait amené – parmi quels compagnons et entouré de quels dangers – j’avais honte de<br />

le regarder en face.<br />

Il avait dû se lever dans le noir, car il faisait à peine jour ; et quand j’ai couru à une<br />

meurtrière, je l’ai vu qui se tenait, comme Silver <strong>au</strong>trefois, avec de la brume à mi-jambe.<br />

“Vous, docteur ! Bien le bonjour à vous, monsieur !” s’est écrié Silver, tout de suite parfaitement<br />

réveillé et rayonnant de bienveillance. “En train d’bon matin, sûr ; c’est l’oise<strong>au</strong> tôt<br />

98


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

levé qui attrape les vers, comme on dit. George, remue ta carcasse, fiston, et aide le Dr Livesey<br />

à franchir le bastingage. Tous s’porteraient bien, vos patients, tous pleins d’joie et d’santé.”<br />

Ainsi bavardait-il, se tenant <strong>au</strong> sommet de la colline, sa béquille sous le coude et une main<br />

contre le mur de la maison – semblable <strong>au</strong> bon vieux John d’antan par la voix, la manière et<br />

l’expression.<br />

“Nous avons <strong>au</strong>ssi une bonne surprise pour vous, monsieur, a-t-il poursuivi. Nous avons<br />

un ptit visiteur ici – hé, hé ! Un nouvel hôte et pensionneur, monsieur, qui paraît en excellente<br />

forme ; l’a dormi comme un loir, ouais, à côté de John – proue contre proue que nous étions<br />

toute la nuit.”<br />

Pendant ce temps, le Dr Livesey avait traversé l’enceinte et se trouvait près du cuisinier ; je<br />

pouvais entendre l’altération de sa voix quand il a demandé :<br />

“Pas Jim ?<br />

– Tout juste l’même Jim qu’avant.”<br />

Le docteur s’est arrêté net, mais n’a rien dit ; pendant quelques secondes, il a semblé incapable<br />

de bouger.<br />

“Bien, bien, a-t-il enfin dit, le devoir avant le plaisir, comme vous <strong>au</strong>riez pu le dire vousmême,<br />

Silver. Examinons vos patients.”<br />

Peu après, il est entré dans le fortin et, m’ayant salué sèchement de la tête, a entrepris de<br />

s’occuper des malades. Il ne paraissait pas inquiet. Pourtant, il devait savoir que sa vie ne<br />

tenait qu’à un fil, <strong>au</strong> milieu de ces dangereux démons. Il parlait à ses patients comme un médecin<br />

effectuant une visite professionnelle ordinaire dans une brave famille anglaise. Les hommes<br />

étaient sensibles à son attitude, je suppose ; car ils se conduisaient avec lui comme si rien ne<br />

s’était passé – comme s’il avait toujours été le médecin de bord, et eux de fidèles matelots du<br />

gaillard d’avant.<br />

“Vous allez mieux, mon ami, dit-il à l’homme qui avait la tête bandée, et si jamais quelqu’un<br />

a frôlé la mort de près, c’est vous ; votre tête doit être dure comme l’acier. Et alors, George,<br />

comment va ? Vous êtes d’une belle couleur, c’est certain ; eh quoi, mon gaillard, votre foie est<br />

à l’envers. Avez-vous pris votre potion ? A-t-il pris sa potion, les gars ?<br />

– Ah ouais, msieur, l’a pris, c’est sûr, a répondu Morgan.<br />

– Parce que, voyez-vous, puisque je suis médecin des mutins, ou médecin de la prison,<br />

comme j’aime mieux dire, a remarqué le Dr Livesey de la manière la plus aimable possible, je<br />

mets un point d’honneur à conserver tous mes hommes pour le Roi George (Dieu le bénisse !)<br />

et pour la potence.”<br />

Se contentant d’échanger des regards, les gredins ont encaissé l’estocade en silence.<br />

“Dick se sent pas bien, dit l’un.<br />

– Pas bien ? Allons, venez ici, Dick, et laissez-moi voir votre langue. Non, ça m’<strong>au</strong>rait<br />

étonné qu’il se sente bien ! L’homme a une langue à faire peur <strong>au</strong>x Français. Encore une fièvre.<br />

– Ah, dit Morgan, vlà c’qui arriverait de c’qu’on gâche des Bibles.<br />

– Voilà ce qui arriverait, comme vous dites, de se conduire comme des ânes bâtés, et de ne<br />

pas avoir assez de bon sens pour distinguer l’air pur de l’air empoisonné, et la terre sèche d’un<br />

bourbier pestilentiel. Je considère fort probable, même si ce n’est qu’une opinion, bien sûr,<br />

que vous <strong>au</strong>rez tous un mal du diable à chasser cette malaria de vos organismes. Camper dans<br />

un marécage, vraiment ? Silver, cela m’étonne de vous. Vous êtes moins stupide que d’<strong>au</strong>tres,<br />

dans l’ensemble ; mais vous ne me semblez pas posséder les rudiments d’une notion à propos<br />

des règles de l’hygiène.”<br />

99


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Après leur avoir administré leurs doses, qu’ils prenaient avec une humilité risible, plutôt<br />

comme des écoliers dans une institution charitable que comme des mutins et pirates sanguinaires,<br />

le docteur a ajouté : “Bon, c’est fini pour <strong>au</strong>jourd’hui. Et maintenant, je souhaiterais<br />

échanger quelques mots avec ce garçon, s’il vous plaît.”<br />

Et il a hoché la tête négligemment dans ma direction.<br />

George Merry se tenait à la porte, crachant et postillonnant pour faire passer une potion<br />

amère ; mais <strong>au</strong> premier mot de la proposition du docteur, il s’est retourné, cramoisi, et a crié :<br />

“Non !” en jurant.<br />

Silver a frappé le tonnelet du plat de la main.<br />

“Silence !”, a-t-il rugi, et il a jeté des regards à la ronde comme un véritable f<strong>au</strong>ve. Puis,<br />

revenant à son ton habituel : “Docteur, je pensais à ça, sachant comment que vous aimez<br />

l’gamin. Nous sommes tous humblement reconnaissants pour votre bonté et, voyez, vous<br />

accordons note confiance, et avalons les drogues comme si ce serait du rhum. Et j’dis que j’ai<br />

trouvé un moyen qui nous conviendra tous. Hawkins, me donneras-tu ta parole de jeune<br />

gentleman, car t’es un jeune gentleman, même si t’es né p<strong>au</strong>vre, ta parole d’honneur que tu<br />

prendras pas le large ?”<br />

J’ai pris très volontiers l’engagement requis.<br />

“Alors, docteur, dit Silver, n’avez qu’à sortir de cette enceinte, et quand vous êtes là-bas,<br />

j’amène le garçon à l’intérieur d’la palissade, et y m’semble que vous pouvez discutailler à<br />

travers les pieux. Bonjour à vous, monsieur, et tous mes respects <strong>au</strong> sieur et <strong>au</strong> Cap’n<br />

Smollett.”<br />

Une explosion de critiques, que seuls les regards noirs de Silver avaient retenues, a éclaté<br />

dès le moment où le docteur a quitté la maison. Tous accusaient Silver de jouer double jeu – de<br />

tenter d’obtenir une paix séparée pour lui-même – de sacrifier les intérêts de ses complices et<br />

victimes ; en bref, ce qu’il était précisément en train de faire. Cela me semblait si évident, cette<br />

fois, que je n’imaginais pas comment il allait détourner leur colère. Mais il était deux fois plus<br />

fort que tous les <strong>au</strong>tres réunis ; et sa victoire de la veille lui avait donné un ascendant<br />

considérable sur leurs esprits. Il les a traités d’imbéciles et de lourd<strong>au</strong>ds et de tout ce que vous<br />

pouvez imaginer, a dit que je devais vraiment parler <strong>au</strong> docteur, a agité la carte sous leurs nez,<br />

leur a demandé s’ils pouvaient prendre le risque de rompre le traité le jour même où ils<br />

partaient chasser le <strong>trésor</strong>.<br />

“Non, tonnerre ! s’est-il écrié, c’est nous qu’on doit rompre le traité le moment venu ; en<br />

attendant, je vais enfumer ce docteur, même s’il f<strong>au</strong>t que j’lui cire les bottes avec de l’e<strong>au</strong>-devie.”<br />

Il leur a ordonné d’allumer le feu, puis il est sorti sans se retourner, appuyé sur sa béquille,<br />

une main sur mon ép<strong>au</strong>le, les laissant dans le désarroi, réduits <strong>au</strong> silence par sa volubilité<br />

plutôt que convaincus.<br />

“Doucement, gamin, doucement, dit-il. Pourraient nous tomber dessus en un clin d’œil si<br />

nous donnons l’impression d’être pressés.”<br />

C’est donc très posément que nous avons avancé sur le sable jusqu’à l’endroit où le docteur<br />

nous attendait de l’<strong>au</strong>tre côté de la palissade. Dès que nous avons été à portée de voix, Silver<br />

s’est arrêté.<br />

“Vous noterez ça <strong>au</strong>ssi, docteur, dit-il, et le garçon vous l’dira, comment que j’lui ai s<strong>au</strong>vé la<br />

vie, et en plus ils m’ont destitué pour ça, et vous pouvez miser là-dessus. Docteur, quand un<br />

homme barre <strong>au</strong>ssi près du vent que moi, jouant à pile ou face avec son dernier souffle,<br />

quelque sorte, vous trouveriez pas exagéré, ptêt, d’lui adresser un mot aimabe ? Considérez,<br />

100


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

j’vous prie, que c’est pas seulement ma vie maintenant, c’est celle de c’garçon par-dessus<br />

l’marché ; et vous voudrez bien me parler poli, docteur, et me donner un peu d’espoir pour la<br />

suite, par pitié.”<br />

Silver était un <strong>au</strong>tre homme, une fois qu’il était sorti et tournait le dos à ses amis et <strong>au</strong><br />

fortin ; ses joues semblaient s’être creusées, sa voix tremblait ; jamais une âme n’a été plus<br />

sincère.<br />

“Voyons, John, vous n’avez pas peur ?” a demandé le Dr Livesey.<br />

“Docteur, j’suis pas un froussard ; non, pas moi – pas ça !” et il a claqué ses doigts. “Si je<br />

l’étais, j’le dirais pas. Mais j’reconnais franchement, l’idée d’la potence me file la tremblote.<br />

Vous êtes un homme honnête et bon ; que j’en ai jamais vu d’meilleur ! Et vous n’oublierez<br />

pas c’que j’ai fait d’bien, ni pas plus que vous oublierez l’m<strong>au</strong>vais, j’le sais. Et je m’retire,<br />

voyez, pour vous laisser seul avec Jim. Et ça <strong>au</strong>ssi, mettez-le à mon compte, parce que j’ai du<br />

chemin à parcourir, c’est sûr !”<br />

À ces mots, il a reculé un peu. Arrivé là où il ne pouvait plus nous entendre, il s’est assis<br />

sur une souche et s’est mis à siffler ; pivotant de temps en temps sur son siège pour changer<br />

son secteur d’observation. Tantôt, il nous regardait, le docteur et moi, tantôt ses rufians<br />

indisciplinés qui allaient et venaient sur le sable entre le feu – qu’ils s’affairaient à rallumer – et<br />

la maison, d’où ils apportaient du porc et du pain pour préparer le petit déjeuner.<br />

“Ainsi, Jim, dit le docteur tristement, te voilà. Tu récoltes ce que tu as semé, mon garçon.<br />

Dieu sait que je n’ai pas le cœur de te blâmer ; mais je dirai ceci, que cela te plaise ou non :<br />

quand le Capitaine Smollett allait bien, tu n’<strong>au</strong>rais pas osé t’enfuir ; mais quand il était malade<br />

et ne pouvait t’en empêcher, parbleu, c’était véritablement lâche !”<br />

J’avoue qu’à ce moment-là, je me suis mis à pleurer. “Docteur, dis-je, vous pourriez<br />

m’épargner. Je me suis assez blâmé moi-même ; ma vie est fichue de toute façon, et je serais<br />

déjà mort si Silver ne m’avait pas défendu ; et croyez-moi, docteur, je suis prêt à mourir, et<br />

j’ose dire que je le mérite, mais ce que je crains, c’est la torture. S’ils en viennent à me<br />

torturer…”<br />

Le docteur m’a interrompu, et sa voix était altérée.<br />

“Jim, Jim, je ne peux supporter cela. S<strong>au</strong>te par-dessus et filons.<br />

– Docteur, j’ai donné ma parole.<br />

– Je le sais, je le sais. Nous ne pouvons rien y changer, Jim. J’en prendrai la responsabilité,<br />

le blâme et la honte et tutti quanti, mon garçon ; mais je ne peux pas te laisser rester ici. S<strong>au</strong>te !<br />

Un s<strong>au</strong>t et tu es dehors, et nous filerons comme des antilopes.<br />

– Non. Vous savez bien que vous ne le feriez pas à ma place ; ni vous, ni le sieur, ni le<br />

capitaine ; et moi non plus. Silver m’a fait confiance ; j’ai donné ma parole, et j’y retourne.<br />

Mais, docteur, vous ne m’avez pas laisser finir. S’ils en viennent à me torturer, je risque de<br />

laisser échapper un mot qui révèle l’emplacement du navire ; c’est que j’ai repris la goélette,<br />

avec be<strong>au</strong>coup de chance et un peu d’<strong>au</strong>dace, et elle est échouée dans la Crique Nord, sur la<br />

rive sud, juste sous le nive<strong>au</strong> de la marée h<strong>au</strong>te. A mi-marée, elle doit être à sec.<br />

– La goélette !” s’est exclamé le docteur.<br />

Je lui ai rapidement raconté mes aventures, et il m’a écouté jusqu’<strong>au</strong> bout en silence.<br />

“Il y a une sorte de fatalité là-dedans, a-t-il alors remarqué. À chaque étape, c’est toi qui<br />

s<strong>au</strong>ves nos vies ; et tu crois par hasard que nous allons te laisser perdre la tienne ? Ce serait<br />

une piètre récompense, mon garçon. Tu as découvert le complot ; tu as trouvé Ben Gunn : la<br />

meilleure action que tu aies jamais accomplie, ou que tu accomplisses, même si tu vis jusqu’à<br />

101


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

cent ans. Oh, par Jupiter, à propos de Ben Gunn ! C’est une drôle de comédie, en vérité.<br />

Silver !”<br />

Silver est revenu <strong>au</strong>près de nous.<br />

“Silver ! a poursuivi le docteur, je vais vous donner un conseil ; ne vous pressez pas de<br />

vous occuper du <strong>trésor</strong>.<br />

– Bein monsieur, je fais c’qui est possible, mais ça, que ça l’est pas. Si je veux s<strong>au</strong>ver la vie<br />

du garçon et la mienne, s<strong>au</strong>f vote respect, je dois chercher ce <strong>trésor</strong> ; et vous pouvez miser làdessus.<br />

– Alors, Silver, s’il en est ainsi, je fais un pas de plus : attendez-vous à du grabuge quand<br />

vous le trouverez.<br />

– Monsieur, j’vous parle d’homme à homme, c’est trop et trop peu. C’que vous voulez,<br />

pourquoi z’avez quitté le fortin, pourquoi m’avez donné c’te carte, j’le sais pas, hein, non ?<br />

Pourtant j’vous ai obéi les yeux fermés et vous m’avez pas laissé espérer ni quoi que ce soit !<br />

Mais non, ça c’en est trop. Si vous voulez pas m’expliquer franchement votre affaire, dites-le,<br />

et j’lâche la barre.<br />

– Non, dit le docteur, pensif. Je n’ai pas le droit d’en dire plus ; voyez-vous, Silver, le<br />

secret ne m’appartient pas, sinon je vous le confierais, je vous en donne ma parole. Mais je<br />

vais aller <strong>au</strong>ssi loin que possible, et même un peu plus ; car le capitaine va m’arranger la<br />

perruque, je le crains ! Et d’abord, je vous donnerai un peu d’espoir : Silver, si nous sortons<br />

tous les deux vivants de ce piège à loups, je ferai de mon mieux pour vous s<strong>au</strong>ver, sans aller<br />

jusqu’<strong>au</strong> f<strong>au</strong>x témoignage.”<br />

Le visage de Silver rayonnait. “Vous pourriez pas en dire plus, monsieur, sûr, même si vous<br />

seriez ma mère, s’est-il exclamé.<br />

– Bon, c’est ma première concession. Ma seconde est un conseil : gardez le garçon tout près<br />

de vous, et appelez si vous avez besoin d’aide. Je pars en chercher pour vous, et cela vous<br />

montrera que je ne parle pas en l’air. Au revoir, Jim.”<br />

Le Dr Livesey m’a serré la main à travers la palissade, a adressé un signe de tête à Silver, et<br />

s’est enfoncé d’un pas vif dans le bois.<br />

Chapitre XXXI<br />

La chasse <strong>au</strong> <strong>trésor</strong> – la flèche de Flint<br />

Nous étions seuls. “Jim, a déclaré Silver, si j’ai s<strong>au</strong>vé ta vie, tu as s<strong>au</strong>vé la mienne ; et je<br />

l’oublierai pas. J’ai vu l’docteur qui t’fait signe de t’enfuir ; du coin de l’œil, je l’ai vu. Et que<br />

tu dis non, je l’ai vu <strong>au</strong>ssi, comme si que je l’avais entendu. Jim, tu marques un point. C’est<br />

l’premier rayon d’espoir que j’ai depuis que l’attaque a échoué, et j’te l’dois. Et maintenant,<br />

Jim, nous devons partir pour cette chasse <strong>au</strong> <strong>trésor</strong>, et avec des instructions secrètes en plus,<br />

que j’aime pas ça ; et toi et moi devons rester ensemble, comme qui dit dos à dos, et nous<br />

s<strong>au</strong>verons note pe<strong>au</strong> sans crainde les coups du sort.”<br />

À ce moment, un homme nous a appelés depuis le feu : le petit déjeuner était prêt. Nous<br />

étions bientôt assis ici et là sur le sable à manger du biscuit et du lard frit. Ils avaient allumé un<br />

feu à rôtir un bœuf ; et il était devenu si ch<strong>au</strong>d qu’ils ne pouvaient l’approcher que du côté <strong>au</strong><br />

vent, et même là non sans préc<strong>au</strong>tions. Indifférents <strong>au</strong> gaspillage, ils avaient cuit trois fois plus<br />

de viande que nous ne pouvions en manger ; et l’un d’eux, riant sans raison, jetait les restes<br />

dans le feu, qui flambait et ronflait de plus belle en avalant ce combustible insolite. De toute<br />

102


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

ma vie, je n’ai jamais vu des gens <strong>au</strong>ssi insouciants du lendemain ; la seule expression qui<br />

puisse décrire leur attitude est “<strong>au</strong> jour le jour” ; avec leur nourriture gâchée et leurs sentinelles<br />

endormies, même s’ils étaient assez hardis pour une escarmouche sans suite, je pouvais voir<br />

qu’ils étaient incapables de soutenir une campagne prolongée.<br />

Même Silver, mangeant de bon appétit avec Capitaine Flint sur l’ép<strong>au</strong>le, ne leur adressait<br />

<strong>au</strong>cun reproche pour leur insouciance. Cela m’étonnait d’<strong>au</strong>tant plus qu’il ne s’était jamais<br />

montré <strong>au</strong>ssi habile, me semblait-il, qu’à ce moment-là.<br />

“Hé, les gars, dit-il, vous avez d’la chance que Barbecue pense à vote place avec cette tête<br />

que vlà. J’ai eu c’que j’voulais, ouais. Ils ont la goélette, c’est vrai. Où qu’ils l’ont, j’sais pas<br />

encore ; mais dès que nous avons l’<strong>trésor</strong>, nous irons partout et nous la trouverons. Et alors,<br />

camarades, nous qu’on a les chaloupes, je dis qu’nous avons l’avantage.”<br />

Ainsi discourait-il, la bouche pleine de bacon brûlant : ainsi leur redonnait-il espoir et<br />

confiance et, je le soupçonne, se rassurait-il lui-même.<br />

“Quant à l’otage, a-t-il poursuivi, c’était la dernière fois, j’pense, qu’il parlait avec ceux-là<br />

qu’il aime tant. J’ai eu mes renseignements, et je l’remercie pour ça ; mais c’est terminé et fini.<br />

Je l’tiendrai en laisse quand nous partons chasser l’<strong>trésor</strong>, que nous l’garderons comme s’il<br />

était en or massif, en cas d’accident, notez, et en attendant. Une fois que nous avons l’navire<br />

et l’<strong>trésor</strong> à la fois, et en mer comme d’joyeux compagnons, bein alors nous allons convaincre<br />

Mr Hawkins de nous joindre, nous ferons ça, et nous lui donnerons sa part, c’est sûr, pour<br />

toutes ses bontés.”<br />

Les hommes avaient retrouvé leur bonne humeur, cela n’a rien d’étonnant. Pour ma part,<br />

j’étais affreusement abattu. Si le projet qu’il venait d’esquisser se révélait réalisable, Silver,<br />

déjà deux fois traître, n’hésiterait pas à l’adopter. Il avait toujours un pied dans chaque camp,<br />

et il préférerait sans doute rester libre et devenir riche avec les pirates, plutôt que d’échapper<br />

de justesse à la potence, ce qu’il pouvait espérer de mieux de notre côté.<br />

Ah, et même si les événements le contraignaient de respecter la parole donnée <strong>au</strong> Dr<br />

Livesey, même dans ce cas, que de dangers nous attendaient ! Quel moment ce serait quand les<br />

soupçons de ses partisans se changeraient en certitude, et lui et moi <strong>au</strong>rions à lutter pour notre<br />

vie – lui un infirme, et moi un enfant – contre cinq marins vigoureux et décidés !<br />

Ajoutez à cette double crainte le mystère qui entourait toujours la conduite de mes amis ;<br />

leur abandon inexpliqué du fortin ; leur don inexplicable de la carte ; ou, encore plus difficile à<br />

comprendre, le dernier avertissement du docteur à Silver, “attendez-vous à du grabuge quand<br />

vous le trouverez” ; et vous comprendrez sans peine le peu de goût que je trouvais à mon petit<br />

déjeuner, et l’angoisse qui serrait mon cœur quand je suis parti derrière mes gardiens à la<br />

recherche du <strong>trésor</strong>.<br />

Nous offrions un curieux spectacle, si quelqu’un avait pu nous voir ; tous vêtus d’habits de<br />

marins crasseux, et tous s<strong>au</strong>f moi armés jusqu’<strong>au</strong>x dents. Silver portait deux fusils en<br />

bandoulière – un devant et un derrière – en plus du grand coutelas passé à sa ceinture et d’un<br />

pistolet dans chaque poche de son habit à pans carrés. Pour compléter son étrange apparence,<br />

Captain Flint était perché sur son ép<strong>au</strong>le et débitait des bribes de propos de matelots sans<br />

queue ni tête. J’avais un filin <strong>au</strong>tour de la taille, et suivais docilement le cuisinier, qui tenant le<br />

bout de la corde tantôt dans sa main libre, tantôt dans sa mâchoire puissante. On <strong>au</strong>rait dit<br />

qu’il me menait comme un ours de foire.<br />

Les <strong>au</strong>tres hommes portaient des charges diverses : les uns des pelles et des pioches – car<br />

c’était ce qu’ils avaient débarqué de l’Hispaniola avant toute chose – les <strong>au</strong>tres du porc, du<br />

pain et de l’e<strong>au</strong>-de-vie pour le repas de midi. J’ai remarqué que toutes les provisions venaient<br />

103


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

de nos réserves, et je voyais la justesse de ce que Silver avait dit la nuit précédente. S’il n’avait<br />

pas conclu un marché avec le docteur, ses mutins et lui, ayant perdu le navire, <strong>au</strong>raient été<br />

amenés à survivre d’e<strong>au</strong> fraîche et du produit de leur chasse. Ils n’étaient pas grands amateurs<br />

d’e<strong>au</strong> ; un marin est rarement bon tireur ; et, par ailleurs, s’ils avaient si peu de vivres, ils ne<br />

possédaient sans doute pas de la poudre en abondance.<br />

Bon, ainsi équipés, nous nous sommes tous mis en route – y compris l’homme à la tête<br />

cassée, qui <strong>au</strong>rait certainement mieux fait de rester à l’ombre – et avons marché en file indienne<br />

jusqu’à la plage, où nous attendaient les deux chaloupes. Même ces barques portaient la trace<br />

de l’ivresse stupide des pirates, l’une ayant un banc de nage cassé, l’une et l’<strong>au</strong>tre étant<br />

pleines de boue et d’e<strong>au</strong> de mer. Nous devions les emporter toutes les deux, par mesure de<br />

sécurité ; nous nous sommes donc divisés en deux groupes pour nous élancer sur les e<strong>au</strong>x<br />

lisses du mouillage.<br />

Tout en ramant, les hommes discutaient <strong>au</strong> sujet de la carte. La croix rouge était bien trop<br />

grosse, évidemment, pour nous servir de repère ; et la note figurant <strong>au</strong> dos de la carte<br />

présentait une certaine ambiguïté, ainsi que je vais vous l’expliquer. Le lecteur se souvient<br />

peut-être de sa teneur :<br />

“Grand arbre, flanc de la Longue-vue, direction <strong>au</strong> N. du N.N.E.<br />

“Île du Squelette E.S.E et par E.<br />

“Dix pieds.”<br />

Ainsi, un grand arbre constituait le principal repère. Juste devant nous, un plate<strong>au</strong> de deux à<br />

trois cents pieds de h<strong>au</strong>t bordait le mouillage, rejoignant <strong>au</strong> nord la pente méridionale de la<br />

Longue-vue et s’élevant <strong>au</strong> sud vers les falaises abruptes de l’éminence appelée Colline du<br />

Mât de misaine. Des pins de taille diverse se serraient <strong>au</strong> sommet du plate<strong>au</strong>. Ici et là, un<br />

membre d’une espèce différente s’élevait à quarante ou cinquante pieds <strong>au</strong>-dessus de ses<br />

voisins. Pour décider lequel était le “grand arbre” du Capitaine Flint, il fallait aller sur place et<br />

consulter la boussole.<br />

Cela n’empêchait pas chaque homme à bord des chaloupes de choisir son favori alors que<br />

nous n’avions pas encore parcouru la moitié du chemin. Seul Long John h<strong>au</strong>ssait les ép<strong>au</strong>les et<br />

les invitait à attendre le moment où ils y seraient.<br />

Nous ramions sans hâte, suivant les instructions de Silver, afin de ne pas fatiguer les<br />

hommes prématurément ; et, après une traversée assez longue, avons débarqué à l’embouchure<br />

de la seconde rivière – celle qui dévale un ravin boisé de la Longue-vue. À partir de là, obliquant<br />

à g<strong>au</strong>che, nous avons commencé à monter la pente vers le plate<strong>au</strong>.<br />

Au début, un terrain lourd et bourbeux, une végétation enchevêtrée et marécageuse, ont<br />

grandement ralenti notre progression ; mais peu à peu la pente est devenue plus raide et plus<br />

rocailleuse, et le bois, changeant d’aspect, moins touffu. À vrai dire, nous nous approchions<br />

d’une partie fort agréable de l’île. Des genêts très parfumés et des buissons en fleurs remplaçaient<br />

plus ou moins les h<strong>au</strong>tes herbes. On remarquait le tronc rouge et l’ombre large des pins<br />

<strong>au</strong> milieu des bouquets de muscadiers <strong>au</strong> feuillage vert, l’arôme des uns se mêlant à l’odeur<br />

épicée des <strong>au</strong>tres. De plus, l’air était pur et vivifiant, ce qui, sous un soleil <strong>au</strong> zénith, nous<br />

procurait une merveilleuse sensation de fraîcheur.<br />

La troupe s’est déployée en éventail, criant et bondissant de tous côtés. Vers le centre, et<br />

loin derrière les <strong>au</strong>tres, Silver et moi suivions. À bout de souffle, il labourait le gravier instable ;<br />

moi, amarré par ma corde, je devais lui prêter main-forte de temps en temps, sinon il <strong>au</strong>rait<br />

trébuché et dégringolé jusqu’en bas de la colline.<br />

104


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Nous avions ainsi parcouru environ un demi-mille, et approchions le bord du plate<strong>au</strong>,<br />

quand l’homme le plus à g<strong>au</strong>che a commencé à hurler, comme sous l’effet de la terreur. Il ne<br />

cessait de crier, et les <strong>au</strong>tres se sont mis à courir vers lui.<br />

“A pas pu trouver l’<strong>trésor</strong>”, dit le vieux Morgan, passant devant nous en venant de la<br />

droite, “que l’est tout en h<strong>au</strong>t.”<br />

En effet, quand nous avons atteint l’endroit à notre tour, nous avons découvert quelque<br />

chose de bien différent. Au pied d’un pin de bonne taille, et enroulé dans une plante grimpante<br />

verte qui avait soulevé en partie certains des os les plus petits, un squelette humain portant<br />

quelques lambe<strong>au</strong>x de vêtements était étendu sur le sol. Je crois que tous les cœurs se sont<br />

glacés pendant un instant.<br />

“C’était un marin”, dit George Merry qui, plus brave que les <strong>au</strong>tres, s’était approché et<br />

examinait les guenilles. “Tout cas, c’est du bon drap de mer.<br />

– Ouais, dit Silver, assez probable ; tu t’attendrais pas à trouver un évêque ici, j’pense.<br />

Mais comment qu’y sont arrangés ces os ? C’est pas naturel.”<br />

En vérité, en y regardant de plus près, il paraissait impossible de croire la position du corps<br />

naturelle. À part un peu de désordre (dû peut-être <strong>au</strong>x oise<strong>au</strong>x qui l’avaient becqueté, ou à la<br />

liane qui avait lentement enveloppé sa dépouille), l’homme était allongé tout droit – ses pieds<br />

indiquant une direction, ses mains, levées <strong>au</strong>-dessus de sa tête comme celles d’un plongeur, la<br />

direction opposée.<br />

“Y m’vient une idée dans ma vieille caboche, a remarqué Silver. Là-bas, y’a le point l’plus<br />

h<strong>au</strong>t de l’Île du Squelette, qui dépasse comme une dent. Vlà la boussole, faites donc un<br />

relèvement dans l’alignement d’ce squelette, allez-y.”<br />

Ils l’ont fait. Le corps indiquait exactement la direction de l’île, et la boussole disait bien<br />

E.S.E. et par E.<br />

“C’est c’que j’pensais, s’est exclamé le cuisinier. C’est une flèche. Elle pointe vers notre<br />

bonne étoile et nos bons dollars. Mais, tonnerre, si ça m’fait pas froid dans l’dos d’penser à<br />

Flint ! C’est une de ses blagues, pas d’erreur. Lui et ses six hommes seraient seuls ici ; il les<br />

tue tous <strong>au</strong>tant qu’y sont ; et çui-là, il le traîne ici et l’oriente à la boussole, casse ma carcasse !<br />

C’est des os bien longs, et des cheveux qu’étaient j<strong>au</strong>nes. Ouais, ce serait Allardyce. Tu<br />

t’rappelles Allardyce, Tom Morgan ?<br />

– Ouais, j’me l’rappelle. Y m’devait de l’argent, ouais, et l’a pris mon coute<strong>au</strong> quand l’est<br />

allé à terre.<br />

– Parlant de coute<strong>au</strong>x, a remarqué un <strong>au</strong>tre, pourquoi qu’il est pas dans l’coin, son<br />

coute<strong>au</strong> ? Flint était pas homme à faire les poches d’un matlot ; et les oise<strong>au</strong>x le laisseraient là,<br />

j’pense.<br />

– Par tous les diables, que c’est vrai ! s’est écrié Silver.<br />

– Y reste rien du tout, a annoncé Merry, qui continuait de fouiller parmi les ossements, ni<br />

un sou d’cuivre ni une boîte à tabaque. Ça m’a pas l’air net.<br />

– Non, parbleu, a acquiescé Silver ; pas net, que tu dis, ni pas joli. Nom d’un chien, camarades,<br />

si Flint était vivant, ça ch<strong>au</strong>fferait ici pour vous et moi. Six qu’ils étaient, et six qu’on<br />

est ; et eux, il en reste que des os.<br />

– J’lai vu mort avec ces lanternes-là, dit Morgan. Billy m’a fait entrer. L’était étendu avec<br />

des pièces d’un penny sur les yeux.<br />

– Mort ; ouais, sûr qu’il est mort et parti en enfer, dit l’homme <strong>au</strong> pansement. Mais si<br />

jamais un asprit rôderait, ce srait çui de Flint. Bon sang, une sale mort qu’il a eue, Flint !<br />

105


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– Bein ça c’est sûr, a remarqué un <strong>au</strong>tre. Là qu’il était fou d’rage, pis là qu’il hurlait après<br />

l’rhum, pis qu’il chantait. ‘Quinze Mat’lots’, ce srait sa seule chanson, les gars ; et j’dis vrai,<br />

j’ai jamais aimé l’entendre depuis. Faisait sacrément ch<strong>au</strong>d, et la fnête était ouverte, et<br />

j’entends cte vieille chanson qui sort de là-dedans <strong>au</strong>ssi clair que clair – et l’homme djà en<br />

partance pour l’dernier voyage.<br />

– Allons, allons, dit Silver, larguez c’boniment. L’est mort, et y rôde pas, <strong>au</strong>tant que<br />

j’sache ; tout cas, pas en plein jour, et vous pouvez miser là-dessus. Les soucis tuent les sots.<br />

Cap sur les doublons.”<br />

Nous nous sommes remis en marche, assurément ; mais malgré le soleil brûlant et la vive<br />

clarté du jour, les pirates ne couraient plus chacun pour soi en criant à travers les bois, mais<br />

restaient ensemble et parlaient à voix basse. La terreur du flibustier mort s’était emparée de<br />

leurs esprits.<br />

Chapitre XXXII<br />

La chasse <strong>au</strong> <strong>trésor</strong> – la voix dans les arbres<br />

En partie à c<strong>au</strong>se de l’effet déprimant de cette alerte, en partie pour permettre à Silver et<br />

<strong>au</strong>x malades de se reposer, tout le groupe s’est assis dès qu’il est arrivé en h<strong>au</strong>t de la pente.<br />

Le plate<strong>au</strong> étant un peu incliné vers l’ouest, l’endroit où nous avions fait halte offrait une<br />

vue panoramique de chaque côté. Devant nous, derrière de la cime des arbres, nous apercevions<br />

le Cap des Bois frangé d’écume ; en nous retournant, nous pouvions voir non seulement<br />

le mouillage et l’ïle du Squelette, mais <strong>au</strong>ssi – <strong>au</strong>-delà de la péninsule et des basses terres de<br />

l’est – une vaste étendue de pleine mer. Juste <strong>au</strong>-dessus de nous s’élevait la Longue-vue, ici<br />

parsemée de pins isolés, là striée de sombres précipices. On n’entendait <strong>au</strong>cun bruit, si ce<br />

n’est celui des vagues lointaines montant de toutes parts et le crissement d’innombrables<br />

insectes dans les broussailles. Pas un homme, pas une voile sur la mer ; l’étendue même du<br />

panorama accentuait l’impression de solitude.<br />

Une fois assis, Silver a effectué certains relevés avec sa boussole.<br />

“Y a trois ‘grand arbres’ à peu près dans l’bon alignement de l’Île du Squelette. ‘Le Flanc de<br />

la Longue-vue’, j’pense que ça signifie ce point plus bas, là. C’est un jeu d’enfant d’trouver<br />

l’magot, maintenant. J’ai presque envie de déjeuner d’abord.<br />

– J’me sens pas solide, a grogné Morgan. D’penser à Flint, j’crois que ce serait ça, m’a<br />

démoli.<br />

– Ah bein, mon fils, remercie tes étoiles qu’il soye mort, dit Silver.<br />

– Un diable, qu’il était, s’est exclamé un troisième pirate en frissonnant ; pas be<strong>au</strong>, en plus,<br />

son visage tout bleu !<br />

– C’est comme ça qu’le rhum l’a emporté, a ajouté Merry. Bleu ! Ouais, j’pense qu’il était<br />

bleu. C’est l’vrai mot.”<br />

Depuis qu’ils avaient trouvé le squelette et s’étaient embarqués sur ce sujet, ils avient parlé<br />

de plus en plus bas et en étaient arrivés à chuchoter, de sorte que le son de leur conversation<br />

dérangeait à peine le silence de la forêt. Soudain, du milieu des arbres devant nous, une voix<br />

aiguë, fluette et tremblotante a entonné l’air et les paroles familières :<br />

“Quinze mat’lots sur la malle du mort—<br />

Yo–ho–ho, une bouteille de rhum !”<br />

106


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Je n’ai jamais vu des hommes plus affreusement affectés que les pirates. Leurs six visages<br />

ont perdu leurs couleurs comme par enchantement ; certains se sont dressés d’un bond,<br />

d’<strong>au</strong>tres se sont agrippés à leurs voisins ; Morgan rampait en gémissant.<br />

“C’est Flint, par – !” a crié Merry.<br />

La chanson s’est arrêtée <strong>au</strong>ssi brutalement qu’elle avait commencé – coupée, <strong>au</strong>rait-on dit,<br />

<strong>au</strong> milieu d’une note, comme si quelqu’un avait mis la main sur la bouche du chanteur. Je<br />

trouvais que la mélodie, venant de si loin à travers l’atmosphère claire et ensoleillée dans<br />

laquelle baignait la cîme verdoyante des arbres, résonnait de manière aérienne et tendre ; l’effet<br />

produit sur mes compagnons n’en était que plus étrange.<br />

“Allons”, dit Silver, écartant à grand-peine ses lèvres décolorées pour sortir ce mot, “ça ne<br />

prend pas. Préparez-vous à la manœuvre. Drôle de début, et j’peux pas dire qui a chanté ; mais<br />

c’est quelqu’un qui veut rigoler – quelqu’un qu’est en chair et en os, et vous pouvez miser làdessus.”<br />

À mesure qu’il parlait, son courage revenait, ainsi que la couleur de son visage. Les <strong>au</strong>tres<br />

commençaient déjà à prêter l’oreille à ses encouragements et se ressaisissaient un peu, quand la<br />

même voix s’est élevée – sans chanter cette fois, mais en un appel faible et lointain, renvoyé en<br />

un écho atténué par les ravins de la Longue-vue.<br />

“Darby M’Graw”, geignait-elle – car c’est le mot qui décrit le mieux son intonation –<br />

“Darby M’Graw ! Darby M’Graw !” encore et encore et encore ; puis, un peu plus fort, et<br />

avec un juron que je ne reproduis pas, “Amène du rhum à l’arrière, Darby !”<br />

Les flibustiers restaient cloués sur place, les yeux leur sortant de la tête. Alors que la voix<br />

s’était tue depuis longtemps, ils regardaient encore droit devant eux en silence, terrifiés.<br />

“Ça règle l’affaire ! a haleté l’un d’eux. Filons.<br />

– C’était ses derniers mots, a gémi Morgan, ses derniers mots avant le grand n<strong>au</strong>frage.”<br />

Dick avait sorti sa Bible et priait en avalant les mots. Il avait été bien élevé, Dick, avant de<br />

prendre la mer et de tomber en m<strong>au</strong>vaise compagnie.<br />

Cependant, Silver ne cédait pas. J’entendais ses dents claquer, mais il n’avait pas encore<br />

capitulé.<br />

“Personne sur cette île-ci a entendu parler de Darby, murmurait-il ; que nous qu’on est là.”.<br />

Puis, <strong>au</strong> prix d’un grand effort, il s’est écrié : “Camarades, j’suis ici pour trouver c’magot, et<br />

<strong>au</strong>cun homme ni diable m’en empêchera. Flint m’a jamais effroyé d’son vivant et, enfer et<br />

damnation, je l’affronterai mort. Y’a sept cent mille livres à pas un quart d’mille d’ici. Quand<br />

c’est-y qu’un gentilhomme de fortune a montré sa poupe à <strong>au</strong>tant de dollars, pour un vieil<br />

ivrogne à la gueule bleue – et mort, avec ça ?”<br />

Mais le courage de ses compagnons ne semblait pas renaître ; l’insolence de ses mots<br />

aggravait plutôt leur terreur, en vérité.<br />

“Laisse tomber, John ! dit Merry. Tu vas pas contrarier un asprit.”<br />

Les <strong>au</strong>tres étaient trop épouvantés pour parler. Ils se seraient enfuis chacun de son côté<br />

s’ils avaient osé, mais la peur les tenait ensemble, et les tenait <strong>au</strong>près de John, comme si son<br />

<strong>au</strong>dace les avait protégés. Lui, pour sa part, avait à peu près réussi à surmonter son accès de<br />

faiblesse.<br />

“Asprit ? Ah ptêt, dit-il. Mais que j’trouve une chose pas claire. Y’avait un écho. Alors<br />

personne a jamais vu un asprit qu’a une ombre ; bein qu’est-ce qu’y fait avec un écho à lui,<br />

c’est c’que j’aimerais savoir. C’est pas dans la nature, hein ?”<br />

Cet argument m’a paru plutôt faible. Mais on ne peut pas prévoir ce qui touchera les gens<br />

superstitieux ; à mon grand étonnement, George Merry a paru grandement soulagé.<br />

107


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Ah bein ouais, dit-il. T’as une tête sur les ép<strong>au</strong>les, John, pas d’erreur. Pare à virer, les<br />

gars ! Cte quipage est sul’m<strong>au</strong>vais bord, j’crois bien. Et maintenant que j’y pense, c’était<br />

comme la voix d’Flint, j’vous l’accorde, mais quand même pas xactement comme elle, après<br />

tout. Plus comme la voix de quelqu’un d’<strong>au</strong>te, ouais – plus comme…<br />

– Par tous les diables, Ben Gunn ! rugit Silver.<br />

– Mais ouais, ce srait lui, a crié Morgan, se relevant d’un bond. Ce srait Ben Gunn !<br />

– Ça change pas la donne, non, ou quoi ? a demandé Dick. Ben Gunn est pas plus là en<br />

chair et en os que Flint.”<br />

Mais les anciens ont accueilli cette remarque avec dérision.<br />

“Hé, personne se soucie de Ben Gunn, s’est exclamé Merry ; mort ou vif, personne se<br />

soucie de lui.”<br />

C’était extraordinaire de voir comment ils avaient retrouvé leurs esprits et leurs couleurs.<br />

Bientôt ils se sont remis à bavarder, s’interrompant de temps à <strong>au</strong>tre pour écouter ; et peu<br />

après, n’entendant <strong>au</strong>cun nouve<strong>au</strong> bruit, ils ont repris leurs outils et sont repartis. Merry<br />

marchait en tête, la boussole de Silver à la main pour rester dans l’alignement de l’Île du<br />

Squelette. Il avait dit vrai : mort ou vif, personne ne se souciait de Ben Gunn.<br />

Seul Dick tenait encore sa Bible et jetait des regards effrayés <strong>au</strong>tour de lui en avançant ;<br />

mais personne ne lui accordait la moindre sympathie et Silver se moquait même de ses<br />

préc<strong>au</strong>tions.<br />

“Je t’ai dit que tu l’as gâchée, ta Bible. Si elle est plus bonne ni pour jurer, elle v<strong>au</strong>t quoi<br />

pour un asprit, tu penses ? Pas ça !” et il a claqué ses gros doigts, s’arrêtant un instant sur sa<br />

béquille.<br />

On ne pouvait pas réconforter Dick ; en vérité, il m’est vite apparu que le garçon était en<br />

train de tomber malade ; favorisée par la chaleur, l’épuisement et le choc de sa frayeur, la fièvre<br />

annoncée par le Dr Livesey montait rapidement, c’était visible.<br />

Nous étions arrivés en h<strong>au</strong>t et avions un bel espace bien dégagé pour marcher ; nous<br />

descendions un peu car, comme je l’ai dit, le plate<strong>au</strong> était incliné vers l’ouest. Les pins, grands<br />

et petits, poussaient à l’écart les uns des <strong>au</strong>tres ; et entre les bosquets de muscadiers et<br />

d’azalées, de grandes étendues découvertes rôtissaient sous le soleil brûlant. Nous dirigeant à<br />

peu près en direction du nord-ouest de l’île, nous nous rapprochions d’un côté des flancs de la<br />

Longue-vue et, de l’<strong>au</strong>tre, apercevions une portion de plus en plus large de cette baie occidentale<br />

où j’avais <strong>au</strong>trefois été secoué en tremblant dans le coracle.<br />

Nous avons atteint le premier des grands arbres, mais la boussole a révélé que ce n’était pas<br />

le bon. De même pour le second. Le troisième s’élevait à près de deux cents pieds dans les airs<br />

<strong>au</strong>-dessus d’un massif de broussailles ; le tronc rouge de ce géant était <strong>au</strong>ssi large qu’une<br />

maisonnette, et une compagnie <strong>au</strong>rait pu manœuvrer dans l’ombre immense de son feuillage.<br />

On le voyait de loin en mer, <strong>au</strong>ssi bien à l’est qu’à l’ouest, et on <strong>au</strong>rait pu l’inscrire sur la carte<br />

comme repère pour la navigation.<br />

Mais ce n’était pas sa taille qui impressionnait mes compagnons ; c’était de savoir que sept<br />

cent mille livres en or étaient enterrées quelque part sous son ombre. À mesure qu’ils s’approchaient,<br />

la pensée de l’argent effaçait leurs frayeurs récentes. Leurs yeux flamboyaient, leur<br />

pas devenait plus léger et plus vif ; toute leur âme était attachée à cette fortune, à cette vie<br />

d’extravagance et de plaisir qui attendait chacun d’entre eux.<br />

Silver s<strong>au</strong>tillait en grognant sur sa béquille ; ses narines dilatées frémissaient ; il jurait<br />

comme un dément quand les mouches se posaient sur sa pe<strong>au</strong> brûlante et luisante ; il tirait<br />

furieusement la corde qui m’accrochait à lui et, de temps en temps, se retournait pour me<br />

108


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

lancer un regard assassin. Il est certain qu’il ne cherchait pas à dissimuler ses pensées ; et il est<br />

certain que je les lisais à livre ouvert. La proximité immédiate de l’or avait aboli tout le reste ;<br />

sa promesse et l’avertissement du docteur étaient oubliés ; et je ne doutais pas qu’il espérait<br />

s’emparer du <strong>trésor</strong>, trouver et aborder l’Hispaniola à la faveur de la nuit, égorger tous les<br />

honnêtes gens sur cette île, et reprendre le large selon son intention première, chargé de crimes<br />

et de butin.<br />

Troublé par ces craintes, j’avais du mal à soutenir l’allure rapide des chasseurs de <strong>trésor</strong>. Je<br />

trébuchais de manière répétée ; c’est ce qui amenait Silver à tirer la longe si brutalement et à me<br />

lancer ses regards meurtriers. Dick s’était laissé distancer et fermait maintenant la marche ; sa<br />

fièvre montant, il balbutiait à la fois des prières et des imprécations. Cela <strong>au</strong>ssi contribuait à<br />

ma détresse. Pour couronner le tout, j’étais hanté par la pensée de la tragédie qui s’était<br />

déroulée jadis sur ce plate<strong>au</strong>, quand ce flibustier diabolique <strong>au</strong> visage bleu – celui qui était mort<br />

à Savannah en chantant et en réclamant du rhum – avait exécuté ses six complices ici même de<br />

ses propres mains. Ce bosquet, maintenant si paisible, avait dû retentir de leurs hurlements,<br />

pensais-je ; dans mon imagination, je croyais les entendre encore.<br />

Nous arrivions à la lisière des broussailles.<br />

“Hourrah, les gars, tous ensemble !” s’est écrié Merry ; et les premiers se sont mis à courir.<br />

Soudain, moins de dix yards plus loin, nous les avons vu s’arrêter. Un cri sourd s’est élevé.<br />

Silver a avancé deux fois plus vite, creusant la terre du bout de sa béquille comme un possédé ;<br />

et l’instant d’après, lui et moi nous arrêtions net à notre tour.<br />

Devant nous s’ouvrait une grande excavation, pas très récente, car ses parois s’étaient<br />

éboulées et de l’herbe poussait <strong>au</strong> fond. Dans l’herbe reposaient le manche cassé d’une pioche<br />

et les planches éparpillées de plusieurs caisses. J’ai vu sur l’une de ces planches, gravé <strong>au</strong> fer<br />

rouge, le mot Walrus – le nom du navire de Flint.<br />

Tout était parfaitement clair. La cachette avait été découverte et pillée : les sept cent mille<br />

livres avaient disparu !<br />

Chapitre XXXIII<br />

La chute d’un chef<br />

On n’a jamais vu pareil bouleversement en ce monde. Chacun de ces six hommes était<br />

comme assommé. Mais Silver a surmonté le choc presque <strong>au</strong>ssitôt. Toutes les fibres de son<br />

âme avaient été tendues vers un but : cet argent. Arrêté net par un obstacle, il est resté lucide, a<br />

retrouvé son calme, et a changé son plan alors que les <strong>au</strong>tres n’avaient pas encore pris<br />

conscience de leur déception.<br />

“Jim, a-t-il murmuré, prends ça, et prépare-toi à du vilain.”<br />

Et il m’a tendu un pistolet à double canon.<br />

En même temps, il a commencé à se déplacer discrètement vers le nord. Quelques pas nous<br />

ont suffi pour mettre le trou entre les cinq <strong>au</strong>tres et nous. Puis il m’a regardé et a hoché la tête<br />

comme pour dire : “Nous voici dans un sale pétrin”, ce qui était en effet mon avis. Son expression<br />

était maintenant très amicale ; et ces revirements continuels me révoltaient tellement que<br />

je n’ai pas pu m’empêcher de chuchoter : “Ainsi, vous avez changé de camp de nouve<strong>au</strong>.”<br />

Il n’a pas eu le temps de me répondre. Les flibustiers s<strong>au</strong>taient les uns après les <strong>au</strong>tres dans<br />

la fosse, avec forces cris et jurons, et se sont mis à creuser de leurs mains après avoir jeté les<br />

planches de côté. Morgan a trouvé une pièce d’or. Il l’a brandie <strong>au</strong>-dessus de sa tête avec un<br />

109


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

parfait geyser de jurons. C’était une pièce de deux guinées, et elle a circulé de main en main<br />

pendant un quart de minute.<br />

“Deux guinées ! a rugi Merry, la secouant en direction de Silver. C’est tes sept cent mille<br />

livres, hein ? T’es l’homme des bonnes affaires, non ? T’es çui qu’a jamais raté un coup,<br />

espèce de tête de bois de marin d’e<strong>au</strong> douce !<br />

– Continuez à creuser, mes enfants, a déclaré Silver, avec l’insolence la plus froide ; vous<br />

trouveriez des truffes que ça m’étonnerait pas.<br />

– Des truffes ! a hurlé Merry. Vous entendez ça, les gars ? J’vous dis, cet homme-là l’savait<br />

tout du long. Reluquez son visage, que vous l’voyez écrit dessus.<br />

– Ah, Merry, a remarqué Silver, encore candidat cap’n ? T’es un gars qu’en veut, c’est sûr.”<br />

Mais cette fois, tout le monde soutenait Merry. Ils ont commencé à grimper hors de<br />

l’excavation, jetant des regards furieux derrière eux. J’ai observé une chose, qui était rassurante<br />

pour nous : ils sortaient tous du côté opposé à Silver.<br />

Nous nous tenions donc là, deux d’un côté et cinq de l’<strong>au</strong>tre, la fosse entre nous, et<br />

personne assez fou pour porter le premier coup. Silver ne bougeait pas ; il les regardait, dressé<br />

droit sur sa béquille, et paraissait <strong>au</strong>ssi impassible que d’habitude. Il était courageux, pas<br />

d’erreur.<br />

À la fin, Merry a semblé penser qu’un discours pourrait faire avancer les choses.<br />

“Les gars, ils sont que deux ; l’un, c’est c’vieil estropié qui nous a tous amenés ici et foutus<br />

dedans ; l’<strong>au</strong>tre c’est c’petit morveux que j’vais lui arracher l’cœur. Allez, les gars –”<br />

Il élevait son bras et sa voix, et s’apprêtait manifestement à lancer l’ass<strong>au</strong>t. Mais à ce<br />

moment – crac ! crac ! crac ! – trois coups de mousquet ont éclaté dans les fourrés. Merry a<br />

dégringolé tête la première dans le trou ; l’homme <strong>au</strong> pansement a tournoyé comme une toupie<br />

avant de tomber de tout son long sur le flanc, mort, mais tressaillant encore et les trois <strong>au</strong>tres<br />

ont fait demi-tour et se sont enfuis à toutes jambes.<br />

En un clin d’œil, Long John avait tiré les deux coups d’un pistolet sur Merry, qui se<br />

débattait encore ; et, alors que l’homme, agonisant, roulait ses yeux vers lui :<br />

“George, j’pense que je t’ai réglé ton compte.”<br />

Au même instant, le docteur, Gray et Ben Gunn sont sortis des muscadiers, leurs<br />

mousquets encore fumants, et nous ont rejoints.<br />

“En avant ! s’est écrié le docteur. Au pas de course, mes enfants. Nous devons les<br />

empêcher d’atteindre les chaloupes.”<br />

Et nous sommes partis à vive allure, plongeant parfois dans les buissons jusqu’à la poitrine.<br />

Je vous le dis, Silver voulait à tout prix éviter de se laisser distancer. Les efforts que cet<br />

homme a fournis, bondissant sur sa béquille à en faire éclater ses muscles pector<strong>au</strong>x, dépassent<br />

ce qu’un homme valide pourrait accomplir, de l’avis du docteur. Toujours est-il qu’il avait pris<br />

une trentaine de yards de retard et se trouvait <strong>au</strong> bord de l’asphyxie quand nous avons atteint<br />

le h<strong>au</strong>t de la pente.<br />

“Docteur, a-t-il appelé, voyez là ! Rien ne presse !”<br />

En effet, nous n’avions pas besoin de nous presser. Nous pouvions voir les trois survivants<br />

sur une portion dégagée du plate<strong>au</strong>, en train de courir dans la même direction qu’<strong>au</strong> début, vers<br />

la colline du Mât d’Artimon. Nous nous trouvions déjà entre les chaloupes et eux ; et nous<br />

nous sommes donc assis tous les quatre pour souffler, pendant que Long John, épongeant son<br />

visage, montait lentement vers nous.<br />

110


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

“Merci du fond du cœur, docteur, dit-il. Vous êtes arrivé à la dernière seconde, j’crois, pour<br />

Hawkins et moi. C’est donc toi, Ben Gunn ! a-t-il ajouté. Ah, t’es un drôle de numéro, c’est<br />

sûr.<br />

– J’suis Ben Gunn, c’est moi”, a répondu le marron. Il était gêné et se tortillait comme une<br />

anguille. Après un long silence : “Et comment va, Mr Silver ? Pas mal, j’te remercie, qu’vous<br />

dites.”<br />

“Ben, Ben, a murmuré Silver, quand j’pense que c’est toi qui m’as eu !”<br />

Le docteur a renvoyé Gray chercher une des pioches abandonnées par les mutins dans leur<br />

fuite ; puis, pendant que nous descendions tranquillement vers l’endroit où se trouvaient les<br />

chaloupes, nous a raconté, en quelques mots, ce qui s’était passé. Cette histoire intéressait<br />

Silver <strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t point. Et Ben Gunn, le marron à moitié stupide, en était le héros du début à<br />

la fin.<br />

Ben, <strong>au</strong> cours de ses longues pérégrinations solitaires sur l’île, avait trouvé le squelette –<br />

c’est lui qui l’avait dépouillé ; il avait trouvé le <strong>trésor</strong> ; il l’avait déterré (c’était le manche cassé<br />

de sa pioche que nous avions vu dans la fosse) ; il l’avait porté sur son dos, en maints voyages<br />

épuisants, du pied du pin géant à une grotte qu’il avait sur la colline <strong>au</strong>x deux pics, à l’angle<br />

nord-est de l’île ; il avait achevé de le mettre en sécurité deux mois avant l’arrivée de<br />

l’Hispaniola.<br />

Quand le docteur lui avait arraché ce secret, l’après-midi de l’attaque, et quand, le lendemian<br />

matin, il avait trouvé le mouillage vide, il était allé voir Silver ; il lui avait donné la carte,<br />

désormais inutile – lui avait donné les vivres, car la caverne de Ben était bien approvisionnée<br />

en viande de chèvre salée par ses soins – lui avait donné tout et n’importe quoi pour pouvoir<br />

déménager sans crainte du fortin à la colline <strong>au</strong>x deux pics, à l’abri de la malaria et <strong>au</strong>près du<br />

<strong>trésor</strong>.<br />

“Quant à toi, Jim, dit-il, j’ai agi à contre-cœur, mais <strong>au</strong> mieux des intérêts de ceux qui<br />

étaient restés à leur poste ; et si tu n’étais pas l’un d’eux, à qui la f<strong>au</strong>te ?”<br />

Ce matin même, apprenant que je serais présent lors de l’horrible désillusion qu’il avait<br />

préparée pour les mutins, il était rentré à la caverne en courant et, laissant le sieur <strong>au</strong> chevet du<br />

capitaine, avait pris Gray et le marron et traversé l’île en diagonale pour être prêt à intervenir<br />

sous le pin. Bientôt, cependant, il avait constaté que notre groupe prenait de l’avance sur lui ;<br />

et il avait envoyé Ben Gunn devant, connaissant sa foulée véloce, afin qu’il se débrouille tout<br />

seul. C’est alors que Ben Gunn avait eu l’idée d’exploiter les superstitions de ses anciens<br />

compagnons ; et il avait si bien réussi à les retarder que Gray et le docteur étaient venus et<br />

avaient préparé leur embuscade avant l’arrivée des chasseurs de <strong>trésor</strong>.<br />

“Ah, dit Silver, j’étais chanceux d’avoir Hawkins avec moi. Vous <strong>au</strong>riez laissé l’vieux John<br />

être taillé en pièces sans même y penser, docteur.<br />

– Sans y penser”, a répondu le Docteur Livesey, jovial.<br />

Pendant ce temps, nous avions atteint les chaloupes. Le docteur a démoli l’une d’elles avec<br />

la pioche, et nous avons embarqué sur l’<strong>au</strong>tre pour faire le tour de l’île jusqu’à la Crique Nord.<br />

C’était une course de huit ou neuf milles. Silver, bien que déjà presque mort de fatigue, a<br />

pris un aviron comme les <strong>au</strong>tres, et nous avons bientôt glissé rapidement sur une mer d’huile.<br />

Nous sommes sortis de la passe et avons doublé la pointe sud-est de l’île, <strong>au</strong>tour de laquelle<br />

nous avions remorqué l’Hispaniola quatre jours plus tôt.<br />

En passant devant la colline <strong>au</strong>x deux pics, nous avons aperçu l’entrée noire de la grotte de<br />

Ben Gunn, et une silhoutte se tenant à côté, appuyée sur un mousquet. C’était le sieur ; nous<br />

111


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

avons agité un mouchoir et lancé trois hourras, <strong>au</strong>xquels la voix de Silver contribuait <strong>au</strong>ssi<br />

cordialement que les <strong>au</strong>tres.<br />

Trois milles plus loin, juste à l’embouchure de la Crique Nord, que rencontrons-nous sinon<br />

la goélette, naviguant toute seule ? La dernière marée l’avait remise à flot ; et s’il y avait eu<br />

be<strong>au</strong>coup de vent, ou un fort courant de marée, comme dans le mouillage sud, nous ne l’<strong>au</strong>rions<br />

jamais retrouvée, ou bien échouée de manière irrémédiable. En l’occurence, il y avait peu<br />

de dégâts, en dehors de la perte de la grand-voile. Nous avons accroché une <strong>au</strong>tre ancre, que<br />

nous avons jetée dans une brasse et demie d’e<strong>au</strong>. Nous sommes repartis en ramant à la Crique<br />

du Rhum, le point le plus proche de la grotte <strong>au</strong> <strong>trésor</strong> de Ben Gunn ; puis Gray est retourné<br />

tout seul dans la chaloupe jusqu’à l’Hispaniola, afin d’y passer la nuit en faction.<br />

Un chemin montait en pente douce de la plage à l’entrée de la grotte. Le sieur nous a<br />

accueillis en h<strong>au</strong>t. Il s’est montré cordial et bienveillant à mon égard, ne mentionnant mon<br />

escapade ni pour la blâmer ni pour la louer. Au salut poli de Silver, il s’est empourpré.<br />

“John Silver, dit-il, vous êtes un prodigieux gredin et un imposteur – un monstrueux<br />

imposteur, monsieur. On me dit que je ne dois pas vous traîner en justice. Eh bien, je ne le<br />

ferai pas. Mais les morts, monsieur, sont <strong>au</strong>tant de boulets accrochés à votre cou.<br />

– Merci de tout cœur, monsieur”, a répondu Long John en saluant de nouve<strong>au</strong>.<br />

– Je ne veux pas de vos remerciements ! Je manque gravement à mon devoir. Reculez.”<br />

Là-dessus, nous sommes tous entrés dans la grotte. C’était un lieu vaste et aéré, <strong>au</strong> sol<br />

sablonneux, avec une petite source et un bassin d’e<strong>au</strong> claire surmonté de fougères. Le<br />

Capitaine Smollett était étendu devant un grand feu ; et j’ai aperçu dans un coin éloigné,<br />

éclairés dans la pénombre par des reflets intermittents du feu, de grands tas de pièces de<br />

monnaie et des empilements carrés de lingots d’or. C’était le <strong>trésor</strong> de Flint, que nous étions<br />

venu chercher de si loin et qui avait déjà coûté la vie à dix-sept hommes de l’Hispaniola.<br />

Combien de vies avaient été sacrifiées pour l’amasser, combien de bons vaisse<strong>au</strong>x envoyés par<br />

le fond, combien d’hommes valeureux poussés les yeux bandés sur la planche, et ce qu’il avait<br />

coûté de sang et de malheur, de coups de canon, de honte et de mensonges et de cru<strong>au</strong>té, nul<br />

homme <strong>au</strong> monde ne pouvait sans doute le dire. Pourtant il y avait encore trois personnes sur<br />

cette île – Silver, le vieux Morgan et Ben Gunn – qui avaient pris leur part de ces crimes, de<br />

même qu’ils avaient espéré en vain prendre leur part du butin.<br />

“Entre, Jim, dit le capitaine. Tu es un bon garçon dans ton genre, Jim ; mais je ne crois pas<br />

que nous reprendrons la mer ensemble, toi et moi. La nature t’a trop favorisé. C’est vous,<br />

John Silver ? Qu’est-ce qui vous amène ici, mon brave ?<br />

– Revenu complir mon devoir, monsieur.<br />

– Ah !” dit le capitaine ; et c’est tout ce qu’il a dit.<br />

Quel souper j’ai dégusté ce soir-là, entouré de tous mes amis ; et quel bon repas c’était,<br />

avec la chèvre salée de Ben Gunn et des friandises et une bouteille de vin vieux venant de<br />

l’Hispaniola. Jamais, j’en suis sûr, convives n’ont été plus joyeux ni plus heureux. Et Silver<br />

était là, assis presque en dehors de la lumière du foyer, mais mangeant de bon appétit, prompt<br />

à s’élancer dès que quelqu’un avait besoin de quelque chose, se joignant même discrètement à<br />

notre rire – le même marin falot, poli, obséquieux qu’<strong>au</strong> voyage aller.<br />

112


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

Chapitre XXXIV<br />

Et dernier<br />

Le lendemain, nous nous sommes mis à l’œuvre de bonne heure, car le transport de cette<br />

grande masse d’or sur près d’un mille à dos d’homme jusqu’à la plage, puis sur trois milles en<br />

chaloupe jusqu’à l’Hispaniola, représentait une tâche considérable pour un nombre <strong>au</strong>ssi<br />

réduit de travailleurs. Les trois mutins encore en liberté sur l’île ne nous inquiétaient guère ;<br />

une sentinelle unique sur la crête de la colline suffisait à nous protéger d’une attaque soudaine ;<br />

d’<strong>au</strong>tre part, nous pensions qu’ils en avaient plus qu’assez de se battre.<br />

Le travail a donc avancé rondement. Gray et Ben Gunn allaient et venaient dans la<br />

chaloupe, pendant que les <strong>au</strong>tres empilaient le <strong>trésor</strong> sur la plage pendant leur absence. Deux<br />

des lingots, accrochés <strong>au</strong> bout d’une corde, constituaient une bonne charge pour un homme<br />

adulte – et encore devait-il marcher lentement. Pour ma part, comme on ne pouvait pas<br />

m’employer <strong>au</strong> transport, j’étais occupé toute la journée dans la grotte à entasser des pièces de<br />

monnaie dans des sacs à pain.<br />

C’était une étrange collection, comparable à celle de Billy Bones pour la diversité des<br />

monnaies, mais tellement plus grande et plus variée que j’ai éprouvé un immense plaisir à la<br />

trier. Presque toutes les sortes de monnaies du monde devaient figurer dans cette collection, je<br />

pense : anglaises, françaises, espagnoles, portugaises ; des louis et des georges, des doublons et<br />

des doubles guinées, des sequins et des moïdores brésiliens, les effigies de tous les rois<br />

d’Europe depuis un siècle, de curieuses pièces orientales frappées de signes ressemblant à des<br />

bouts de ficelle ou à des morce<strong>au</strong>x de toile d’araignée, des pièces rondes et des pièces carrées,<br />

et des pièces trouées comme si elles devaient être portées <strong>au</strong>tour du cou ; et quant à leur<br />

nombre, il y en avait <strong>au</strong>tant que de feuilles à l’<strong>au</strong>tomne, de sorte que j’avais mal <strong>au</strong> dos et <strong>au</strong>x<br />

doigts à force de me baisser et de les trier.<br />

Ce travail a continué jour après jour ; chaque soir une fortune avait été emportée à bord,<br />

mais une <strong>au</strong>tre fortune attendait pour le lendemain ; et pendant tout ce temps nous n’avons eu<br />

<strong>au</strong>cune nouvelle des trois mutins survivants.<br />

Enfin – je crois que c’était la troisième nuit – le docteur et moi nous promenions sur la crête<br />

de la colline, là où elle surplombe les terres basses de l’île, quand le vent a fait remonter depuis<br />

les ténèbres épaisses un bruit indistinct, hurlement ou chant. Un fragment est arrivé à nos<br />

oreilles, puis le silence est revenu.<br />

“Le Ciel leur pardonne, dit le docteur; ce sont les mutins !<br />

– Tous ivres, monsieur”, a ajouté la voix de Silver, derrière nous.<br />

Silver, je dois dire, jouissait d’une entière liberté et, en dépit de rebuffades quotidiennes,<br />

semblait se considérer de nouve<strong>au</strong> comme un subalterne aimable et privilégié. En vérité, il était<br />

remarquable de voir avec quelle courtoisie inlassable il supportait ces affronts et tentait de se<br />

concilier nos grâces. Pourtant, je crois que tout le monde le traitait comme un chien ; s<strong>au</strong>f Ben<br />

Gunn, qui avait encore très peur de son ancien quartier-maître, et moi-même, qui avais<br />

vraiment de quoi lui être reconnaissant ; bien que, par ailleurs, je pouvais avoir une pire<br />

opinion de lui que n’importe qui, je suppose, puisque je l’avais vu envisager une nouvelle<br />

trahison sur le plate<strong>au</strong>. Par conséquent, c’est sur un ton plutôt bourru que le docteur lui a<br />

répondu.<br />

“Ivres ou délirants de fièvre.<br />

– Vous avez raison, monsieur, a répliqué Silver ; et ça fait pas be<strong>au</strong>coup de différence lequel<br />

des deux, pour vous et moi.<br />

113


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

– Vous ne pouvez guère espérer, je pense, que je vous considère comme un homme compatissant,<br />

a déclaré le docteur d’un ton ironique, <strong>au</strong>ssi mes sentiments vous surprendront peutêtre,<br />

Maître Silver. Mais si j’étais sûr qu’ils délirent, et je suis certain que l’un d’eux, <strong>au</strong><br />

moins, souffre de la fièvre, je quitterais ce camp et, quel que soit le risque pour ma propre<br />

carcasse, je leur porterais l’assistance de mon art.<br />

– Scusez-moi, monsieur, vous <strong>au</strong>riez très tort. Vous perderiez votre précieuse vie, et vous<br />

pouvez miser là-dessus. J’suis d’vote côté, maintenant, cul et chemise ; et je souhaiterais pas<br />

pour de voir note camp affaibli, et pas non plus vous, vu que j’sais ce que j’vous dois. Mais<br />

ces hommes en bas, y pourraient pas tenir parole – non, ni même en supposant qu’y<br />

voudraient ; et en plus, y pourraient pas croire que vous tienderiez la vôte.<br />

– Non, dit le docteur. Si quelqu’un tient sa parole, c’est vous, nous le savons.”<br />

Bon, ce sont à peu près les dernières nouvelles que nous avons eues des trois pirates. Une<br />

fois seulement, nous avons entendu un coup de feu <strong>au</strong> loin, et avons supposé qu’ils<br />

chassaient. Nous avons tenu conseil et avons décidé de les abandonner sur l’île – à la grande<br />

joie, je dois dire, de Ben Gunn, et avec l’entière approbation de Gray. Nous avons laissé un<br />

bon stock de poudre et de plomb, l’essentiel de la viande de chèvre salée, quelques médicaments,<br />

et d’<strong>au</strong>tres produits de première nécessité : des outils, des vêtements, une voile de<br />

secours, une brasse ou deux de corde et, selon le désir particulier du docteur, une belle<br />

provision de tabac.<br />

Nous n’avions plus rien à faire sur l’île. Le <strong>trésor</strong> était arrimé dans la cale, nous avions<br />

embarqué de l’e<strong>au</strong> en quantité suffisante et le reste de la viande de chèvre, afin de parer à toute<br />

éventualité ; et enfin, un be<strong>au</strong> matin, nous avons levé l’ancre – à grand-peine, car nous n’étions<br />

pas nombreux – et sommes sortis de la Crique du Nord, arborant les mêmes couleurs que le<br />

capitaine avait hissées et défendues à la palissade.<br />

Les trois gaillards avaient dû nous surveiller de plus près que nous ne le pensions, ainsi que<br />

nous l’avons vite constaté. En effet, en sortant du détroit, nous devions passer tout près de la<br />

pointe sud, et là nous les avons vus tous les trois agenouillés sur une langue de sable, nous<br />

suppliant de leurs bras levés. Nous avions tous le cœur serré, je pense, de les laisser dans cette<br />

situation misérable ; mais nous ne pouvions courir le risque d’une <strong>au</strong>tre mutinerie ; et puis,<br />

nous leur <strong>au</strong>rions offert une faveur bien cruelle en les rapatriant jusqu’à la potence. Le docteur<br />

les a hêlés et leur a parlé des provisions que nous avions laissées, précisant l’endroit où ils<br />

pourraient les trouver. Mais ils ont continué à nous appeler par nos noms, et à nous prier,<br />

pour l’amour de Dieu, d’avoir pitié et de ne pas les laisser mourir en un tel lieu.<br />

À la fin, voyant que le navire maintenait son cap et serait bientôt hors de portée de voix,<br />

l’un d’eux – j’ignore lequel – s’est redressé avec un cri r<strong>au</strong>que, a ép<strong>au</strong>lé vivement son mousquet<br />

et envoyé une balle qui a sifflé <strong>au</strong>-dessus de la tête de Silver et traversé la grand-voile.<br />

Après cela, nous nous sommes abrités derrière le bastingage ; quand j’ai regardé de nouve<strong>au</strong>,<br />

ils avaient disparu de la langue de sable, qui s’évanouissait elle-même dans le lointain. C’était,<br />

<strong>au</strong> moins, la fin de cette affaire ; et, avant midi, à mon indicible joie, le plus h<strong>au</strong>t sommet de<br />

l’Île <strong>au</strong> Trésor avait sombré dans la circonférence bleue de la mer.<br />

Nous manquions tellement d’hommes que chacun à bord devait s’y mettre – à l’exception<br />

du capitaine, étendu sur un matelas à l’arrière, qui donnait ses ordres ; car, bien qu’en voie de<br />

guérison, il avait encore besoin de repos. Nous avons mis le cap sur le port le plus proche de<br />

l’Amérique espagnole. Nous ne pouvions risquer le voyage de retour sans avoir engagé de<br />

nouve<strong>au</strong>x matelots ; en l’occurrence, deux grains s’étant ajoutés à des vents déroutants, nous<br />

étions tous épuisés avant d’arriver à destination.<br />

114


L’Île <strong>au</strong> Trésor<br />

C’est <strong>au</strong> coucher du soleil que nous avons jeté l’ancre dans une rade magnifique, et avons<br />

été <strong>au</strong>ssitôt entourés par des pirogues pleines de nègres, d’Indiens du Mexique et de mulâtres<br />

qui vendaient des fruits et des légumes et offraient de plonger pour aller chercher des pièces de<br />

monnaie. La vue de tant de visages joyeux (surtout les noirs), la saveur des fruits tropic<strong>au</strong>x et,<br />

surtout, les lumières qui commençaient à briller dans la ville, offraient un contraste plein de<br />

charme avec notre séjour sombre et sanglant sur l’île. Le docteur et le sieur, m’emmenant avec<br />

eux, sont allés à terre pour y passer le début de la nuit. Là ils ont rencontré le capitaine d’un<br />

vaisse<strong>au</strong> de guerre anglais, se sont mis à bavarder avec lui, sont montés à bord de son bate<strong>au</strong> et,<br />

en bref, ont passé le temps de manière si agréable que le jour se levait quand nous avons<br />

regagné l’Hispaniola.<br />

Ben Gunn se trouvait seul sur le pont et, dès que nous sommes montés à bord, il a<br />

commencé à se livrer à des aveux, en se tortillant de manière merveilleuse. Silver était parti. Le<br />

marron l’avait aidé à s’échapper dans une pirogue quelques heures plus tôt. Il nous a assuré<br />

que s’il avait agi ainsi, c’était seulement pour s<strong>au</strong>ver nos vies, que nous <strong>au</strong>rions certainement<br />

perdues si “cet homme avec une jambe serait resté à bord”. Mais ce n’était pas tout. Le<br />

cuisinier n’était pas parti les mains vides. Il avait découpé une cloison sans être vu et avait<br />

emporté l’un des sacs de pièces, valant peut-être trois ou quatre cents guinées, afin de mieux<br />

commencer ses nouvelles aventures.<br />

Je pense que nous étions tous contents d’être débarrassés de lui à si bon compte.<br />

Bon, sans entrer dans les détails, nous avons engagé quelques matelots et, après une bonne<br />

traversée, l’Hispaniola a atteint Bristol juste <strong>au</strong> moment où Mr Blandly envisageait d’équiper<br />

le navire de secours. Seuls cinq des hommes qui avaient embarqué sur la goélette sont revenus.<br />

“Le diable a j’té les <strong>au</strong>tr’ par-dessus bord” sans ménagements ; même si nous n’étions pas<br />

<strong>au</strong>ssi mal lotis, c’est certain, que le navire de la chanson :<br />

“S<strong>au</strong>f un mat’lot tous étaient morts<br />

Sur soixant’-quinz’ montés à bord.”<br />

Nous avons tous reçu une bonne part du <strong>trésor</strong>, et l’avons utilisée sagement ou stupidement,<br />

selon notre nature. Le Capitaine Smollett a pris sa retraite. Non seulement Gray a<br />

économisé son argent, mais, saisi soudain du désir de s’élever, il a étudié sa profession et il est<br />

maintenant second d’un be<strong>au</strong> navire bien gréé, dont il possède des parts ; marié et père de<br />

famille par ailleurs. Quant à Ben Gunn, il a reçu mille livres, qu’il a dépensées ou perdues en<br />

trois semaines ou, pour être précis, en dix-neuf jours, car il revenu mendier de l’argent dès le<br />

vingtième. On lui a donné une loge de gardien, exactement ce qu’il m’avait dit craindre sur l’île ;<br />

il est toujours en vie, un grand favori des petits campagnards, bien qu’ils se moquent un peu<br />

de lui, et un chanteur apprécié à l’église les dimanches et jours de fête.<br />

De Silver nous n’avons plus jamais entendu parler. Ce redoutable marin à une jambe est<br />

enfin sorti pour de bon de ma vie ; mais je me dis qu’il a retrouvé sa vieille négresse et coule<br />

peut-être des jours heureux avec elle et Capitaine Flint. Il f<strong>au</strong>t l’espérer, je suppose, car ses<br />

chances de bonheur dans l’<strong>au</strong>tre monde sont très faibles.<br />

Les lingots d’argent et les armes reposent encore, <strong>au</strong>tant que je le sache, là où Flint les a<br />

enterrés ; ils continueront certainement d’y reposer, en ce qui me concerne. Des bœufs et des<br />

câbles d’attelage ne me ramèneraient pas sur cette île m<strong>au</strong>dite. Et mes pires c<strong>au</strong>chemars sont<br />

ceux où j’entends le ressac marteler ses côtes, ou bien ceux où je me dresse dans mon lit, la<br />

voix stridente de Captaine Flint résonnant encore dans mes oreilles : “Pièces de huit ! Pièces<br />

de huit !”<br />

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