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Cioran - Une Anthologie - Oeuvres ouvertes

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La chute dans le temps (extrait) 3<br />

notre vide. Encore un coup, et, d'abstraction en abstraction, il s'amenuise par notre faute et se<br />

dissout en temporalité, en ombre de lui-même. Il nous revient maintenant de lui redonner vie et<br />

d'adopter à son égard une attitude nette, dépourvue d'ambiguïté. Comment y parvenir, quand il<br />

inspire des sentiments irréconciliables, un paroxysme de répulsion et de fascination?<br />

Les façons équivoques du temps se retrouvent chez tous ceux qui en font leur préoccupation<br />

majeure, et qui, tournant le dos à ce qu'il contient de positif, se pencheront sur ses côtés douteux,<br />

sur la confusion qu'il réalise en lui entre l'être et le non-être, sur son sans-gêne et sa versatilité, sur<br />

ses apparences louches, son double jeu, son insincérité foncière. Un faux jeton à l'échelle<br />

métaphysique. Plus on l'examine, plus on l'assimile à un personnage, qu'on ne cesse de suspecter et<br />

qu'on aimerait démasquer. Et dont on finit par subir l'ascendant et l'attrait. De là à l'idolâtrie et à<br />

l'esclavage, il n'y a qu'un pas.<br />

J'ai trop désiré le temps pour ne pas en fausser la nature, je l'ai isolé du monde, en ai fait une<br />

réalité indépendante de toute autre réalité, un univers solitaire, un succédané d'absolu : singulière<br />

opération qui le disjoint de tout ce qu'il suppose et de tout ce qu'il entraîne, métamorphose du<br />

figurant en protagoniste, promotion abusive et inévitable. Qu'il ait réussi à m'obnubiler, je ne saurais<br />

le nier. Il n'en demeure pas moins qu'il n'a pas prévu qu'un jour je passerais à son égard de<br />

l'obsession à la lucidité; avec tout ce que cela implique de menace pour lui.<br />

Il est ainsi constitué qu'il ne résiste pas à l'insistance que l'esprit met à le sonder. Son épaisseur y<br />

disparaît, sa trame s'effiloche, et il n'en reste que des lambeaux dont l'analyste doit se contenter.<br />

C'est qu'il n'est pas fait pour être connu, mais vécu; le scruter, le fouiller, c'est l'avilir, c'est le<br />

transformer en objet. Qui s'y applique en viendra à traiter de la sorte son propre moi. Toute forme<br />

d'analyse étant une profanation, il est indécent de s'y adonner. À mesure que, pour les remuer, nous<br />

descendons dans nos secrets, nous passons de l'embarras au malaise et du malaise à l'horreur. La<br />

connaissance de soi se paye toujours trop cher. Comme d'ailleurs la connaissance tout court. Quand<br />

l'homme en aura atteint le fond, il ne daignera plus vivre. Dans un univers expliqué, rien n'aurait<br />

encore un sens, si ce n'est la folie. <strong>Une</strong> chose dont on a fait le tour cesse de compter. De même,<br />

avons-nous pénétré quelqu'un? Le mieux pour lui est de disparaître. C'est moins par réaction de<br />

défense que par pudeur, par désir de cacher leur irréalité, que les vivants portent tous un masque. Le<br />

leur arracher, c'est les perdre et se perdre. Décidément, il ne fait pas bon s'attarder sous l'Arbre de la<br />

Science.<br />

Il y a quelque chose de sacré dans tout être qui ne sait pas qu'il existe, dans toute forme de vie<br />

indemne de conscience. Celui qui n'a jamais envié le végétal est passé à côté du drame humain.<br />

Pour avoir trop médit du temps, le temps se venge : il me met en position de quémandeur, il<br />

m'oblige à le regretter. Comment ai-je pu l'assimiler à l'enfer? L'enfer, c'est ce présent qui ne bouge<br />

pas, cette tension dans la monotonie, cette éternité renversée qui ne s'ouvre sur rien, même pas sur<br />

la mort, alors que le temps, qui coulait, qui se déroulait, offrait du moins la consolation d'une<br />

attente, fût-elle funèbre. Mais qu'attendre ici, à la limite inférieure de la chute, où il n'est nul moyen<br />

de choir davantage, où même l'espoir d'un autre abîme fait défaut? Et qu'attendre encore de ces<br />

maux qui nous guettent, se signalent sans arrêt, qui ont seuls l'air d'exister et qui seuls existent en<br />

effet? Si on peut tout recommencer à partir de la frénésie, qui représente un sursaut de vie, une<br />

virtualité de lumière, il n'en va pas de même de cette désolation sous-temporelle, annihilation à<br />

petite dose, enfoncement dans une répétition sans issue, démoralisante et opaque, dont on ne saurait<br />

émerger qu'à la faveur de la frénésie justement.<br />

Quand l'éternel présent cesse d'être le temps de Dieu pour devenir celui du Diable, tout se gâte,<br />

tout devient ressassement de l'intolérable, tout sombre dans ce gouffre où l'on escompte en vain le<br />

dénouement, où l'on pourrit dans l'immortalité. Celui qui y tombe se tourne et se retourne, s'agite<br />

sans profit et ne produit rien. C'est ainsi que toute forme de stérilité et d'impuissance participe de<br />

l'enfer.<br />

On ne peut se croire libre quand on se retrouve toujours avec soi, devant soi, devant le même.<br />

Cette identité, tout ensemble fatalité et hantise, nous enchaîne à nos tares, nous tire en arrière, et<br />

nous rejette hors du nouveau, hors du temps. Et quand on en est rejeté, on se souvient de l'avenir, on<br />

n'y court plus.

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