La chute dans le temps (extrait) 4 Si sûr qu'on soit de n'être pas libre, il est des certitudes auxquelles on se résigne difficilement. Comment agir en se sachant déterminé, comment vouloir en automate? Dans nos actes il existe par bonheur une marge d'indétermination, dans nos actes seulement : je peux différer de faire telle ou telle chose; il m'est en revanche impossible d'être autre que je suis. Si, en surface, j'ai une certaine latitude de manœuvrer, tout est, en profondeur, à jamais arrêté. De la liberté, le mirage seul est réel; sans lui, la vie ne serait guère praticable, ni même concevable. Ce qui nous incite à nous croire libres, c'est la conscience que nous avons de la nécessité en général et de nos entraves en particulier; conscience implique distance et toute distance suscite en nous un sentiment d'autonomie et de supériorité, lequel, il va sans dire, ne comporte qu'une valeur subjective. En quoi la conscience de la mort en adoucit l'idée ou en fait reculer l'avènement? Savoir qu'on est mortel, c'est en réalité mourir deux fois, non, toutes les fois que l'on sait qu'on doit mourir. Ce qui est beau dans la liberté, c'est qu'on s'y attache dans la mesure même où elle paraît impossible. Ce qui est plus beau encore, c'est qu'on ait pu la nier et que cette négation ait constitué le grand recours et le fond de plus d'une religion, de plus d'une civilisation. Nous ne saurions assez louer l'Antiquité d'avoir cru que nos destinées étaient inscrites dans les astres, qu'il n'y avait nulle trace d'improvisation ou de hasard dans nos bonheurs ni dans nos malheurs. Pour n'avoir su opposer à une si noble « superstition » que les « lois de l'hérédité », notre science s'est disqualifiée à jamais. Nous avions chacun notre « étoile », nous voilà esclaves d'une odieuse chimie. C'est l'ultime dégradation de l'idée de destin. Il n'est nullement improbable qu'une crise individuelle devienne un jour le fait de tous et qu'elle acquière ainsi, non plus une signification psychologique, mais historique. Il ne s'agit pas là d'une simple hypothèse; il est des signes qu'il faut s'habituer à lire. Après avoir gâché l'éternité vraie, l'homme est tombé dans le temps, où il a réussi, sinon à prospérer, du moins à vivre : ce qui est certain, c'est qu'il s'en est accommodé. Le processus de cette chute et de cet accommodement a nom Histoire. Mais voici que le menace une autre chute, dont il est encore malaisé d'apprécier l'ampleur. Cette fois-ci, il ne s'agira plus pour lui de tomber de l'éternité, mais du temps; et, tomber du temps, c'est tomber de l'histoire, c'est, le devenir suspendu, s'enliser dans l'inerte et le morne, dans l'absolu de la stagnation, où le verbe lui-même s'enlise, faute de pouvoir se hisser au blasphème ou à l'imploration. Imminente ou non, cette chute est possible, voire inévitable. Quand elle sera le partage de l'homme, il cessera d'être un animal historique. Et c'est alors qu'ayant perdu jusqu'au souvenir de la véritable éternité, de son premier bonheur, il tournera ses regards ailleurs, vers l'univers temporel, vers ce second paradis, dont il aura été banni. Tant que nous demeurons à l'intérieur du temps, nous avons des semblables, avec lesquels nous entendons rivaliser; dès que nous cessons d'y être, tout ce qu'ils font et tout ce qu'ils peuvent penser de nous, ne nous importe plus guère, parce que nous sommes si détachés d'eux et de nous-mêmes que produire une œuvre ou y songer seulement nous semble oiseux ou saugrenu. L'insensibilité à son propre destin est le fait de celui qui est déchu du temps, et qui, à mesure que cette déchéance s'accuse, devient incapable de se manifester ou de vouloir simplement laisser des traces. Le temps, il faut bien en convenir, constitue notre élément vital; quand nous en sommes dépossédés, nous nous trouvons sans appui, en pleine irréalité ou en plein enfer. Ou dans les deux à la fois, dans l'ennui, cette nostalgie inassouvie du temps, cette impossibilité de le rattraper et de nous y insérer, cette frustration de le voir couler là-haut, au-dessus de nos misères. Avoir perdu et l'éternité et le temps! L'ennui est la rumination de cette double perte. Autant dire l'état normal, le mode de sentir officiel d'une humanité éjectée enfin de l'histoire. L'homme se dresse contre les dieux et les renie, tout en leur reconnaissant une qualité de fantômes; quand il sera projeté au-dessous du temps, à tel point il se trouvera loin d'eux qu'il n'en conservera même pas l'idée. Et c'est en punition de cet oubli qu'il fera alors l'expérience de la déchéance complète. Celui qui veut être plus qu'il n'est, ne manquera pas d'être moins. Au déséquilibre de la tension succédera, à plus ou moins bref délai, celui du relâchement et de l'abandon. Cette symétrie une fois
La chute dans le temps (extrait) 5 posée, il faut aller plus avant et reconnaître qu'il y a du mystère dans la déchéance. Le déchu n'a rien à voir avec le raté; il évoque plutôt l'idée de quelqu'un frappé surnaturellement, comme si une puissance maléfique se fût acharnée contre lui et eût pris possession de ses facultés. Le spectacle de la déchéance l'emporte sur celui de la mort : tous les êtres meurent; l'homme seul est appelé à déchoir. Il est en porte-à-faux par rapport à la vie (comme la vie l'est du reste par rapport à la matière). Plus il s'écarte d'elle, soit en s'élevant, soit en tombant, plus il approche de sa ruine. Qu'il arrive à se transfigurer ou à se défigurer, dans les deux cas il se fourvoie. Encore faut-il ajouter que ce fourvoiement, il ne pourrait l'éviter, sans escamoter son destin. Vouloir signifie se maintenir à tout prix dans un état d'exaspération et de fièvre. L'effort est épuisant et il n'est pas dit que l'homme puisse le soutenir toujours. Croire qu'il lui appartient de dépasser sa condition et de s'orienter vers celle de surhomme, c'est oublier qu'il a du mal à tenir le coup en tant qu'homme, et qu'il n'y parvient qu'à force de tendre sa volonté, son ressort, au maximum. Or, la volonté, qui contient un principe suspect et même funeste, se retourne contre ceux qui en abusent. Il n'est pas naturel de vouloir, ou, plus exactement, il faudrait vouloir juste assez pour vivre; dès qu'on veut en deçà ou au-delà, on se détraque et on dégringole tôt ou tard. Si le manque de volonté est une maladie, la volonté elle-même en est une autre, pire encore : c'est d'elle, de ses excès, bien plus que de ses défaillances, que dérivent toutes les infortunes de l'homme. Mais s'il veut déjà trop dans l'état où il est, qu'adviendrait-il de lui s'il accédait au rang de surhomme? Il éclaterait sans doute et s'écroulerait sur lui-même. Et c'est par un détour grandiose qu'il serait amené alors à tomber du temps pour entrer dans l'éternité d'en bas, terme inéluctable où peu importe, en fin de compte, qu'il arrive par dépérissement ou par désastre.
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