Cioran - Une Anthologie - Oeuvres ouvertes
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De l'inconvénient d'être né 71<br />
Un esprit sérieux, honnête, ne comprend rien, ne peut rien comprendre, à l'histoire. Elle est en<br />
échange merveilleusement apte à pourvoir en délices un érudit sardonique.<br />
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Extraordinaire douceur à la pensée qu'étant homme, on est né sous une mauvais étoile, et que tout<br />
ce qu'on a entrepris et tout ce qu'on va entreprendre sera choyé par la malchance.<br />
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Plotin s'était pris d'amitié pour un sénateur romain qui avait renvoyé ses esclaves, renoncé à ses<br />
biens, et qui mangeait et couchait avec ses amis, parce qu'il ne possédait plus rien. Ce sénateur, du<br />
point de vue « officiel », était un égaré, son cas devait paraître inquiétant, et il l'était du reste : un<br />
saint au Sénat... Sa présence, sa possibilité même, quel signe! Les hordes n'étaient pas loin...<br />
*<br />
L'homme qui a complètement vaincu l'égoïsme, qui n'en garde plus aucune trace, ne peut durer<br />
au-delà de vingt et un jours, est-il enseigné dans une école védantine moderne.<br />
Aucun moraliste occidental, même le plus noir, n'aurait osé avancer sur la nature humaine une<br />
précision aussi effrayante, aussi révélatrice.<br />
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On invoque de moins en moins le « progrès » et de plus en plus la « mutation », et tout ce qu'on<br />
allègue pour en illustrer les avantages n'est que symptôme sur symptôme d'une catastrophe hors<br />
pair.<br />
*<br />
On ne peut respirer — et gueuler — que dans un régime pourri. Mais on ne s'en avise qu'après<br />
avoir contribué à sa destruction, et lorsqu'on n'a plus que la faculté de le regretter.<br />
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Ce qu'on appelle instinct créateur n'est qu'une déviation, qu'une perversion de notre nature : nous<br />
n'avons pas été mis au monde pour innover, pour bouleverser mais pour jouir de notre semblant<br />
d'être, pour le liquider doucement et disparaître ensuite sans bruit.<br />
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Les Aztèques avaient raison de croire qu'il fallait apaiser les dieux, leur offrir tous les jours du<br />
sang humain pour empêcher l'univers de s'écrouler, de retomber dans le chaos.<br />
Depuis longtemps nous ne croyons plus aux dieux et ne leur offrons plus de sacrifices. Le monde<br />
est pourtant toujours là. Sans doute. Seulement nous n'avons plus la chance de savoir pourquoi il ne<br />
se défait pas sur-le-champ.