The Project Gutenberg EBook of Cheri, by Colette Copyright ... - Umnet
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Elle prit le parti de rire, avec une désinvolture qui cachait déjà une grande crainte.<br />
"Mais c'est la moitié de ton charme, petite bête, que cet enfantillage! Ce sera plus tard le<br />
secret de ta jeunesse sans fin. Et tu t'en plains!... Et tu as le toupet de venir t'en plaindre à<br />
moi!<br />
--Oui, Nounoune. A qui veux-tu que je m'en plaigne?"<br />
Il lui reprit la main qu'elle avait retirée.<br />
"Ma Nounoune chérie, ma grande Nounoune. Je ne fais pas que me plaindre, je t'accuse."<br />
Elle sentait sa main serrée dans une main ferme. Et les grands yeux sombres aux cils<br />
lustrés, au lieu de fuir les siens, s'attachaient à eux misérablement. Elle ne voulut pas<br />
trembler encore.<br />
"C'est peu de chose, peu de chose.... Il ne faut que deux ou trois paroles bien sèches<br />
auxquelles il répondra par quelque grosse injure, puis il boudera et je lui pardonnerai....<br />
Ce n'est que cela...." Mais elle ne trouva pas la semonce urgente, qui eût changé<br />
l'expression de ce regard.<br />
"Allons, allons, petit.... Tu sais qu'il y a certaines plaisanteries que je ne tolère pas<br />
longtemps."<br />
En même temps elle jugeait mou et faux le son de sa voix : "Que c'est mal dit.... C'est dit<br />
en mauvais théâtre...." Le soleil de dix heures et demie atteignit la table qui les séparait,<br />
et les ongles polis de Léa brillèrent. Mais le rayon éclaira aussi ses grandes mains bien<br />
faites et cisela dans la peau relâchée et douce, sur le dos de la main, autour du poignet,<br />
des lacis compliqués, des sillons concentriques, des parallélogrammes minuscules comme<br />
ceux que la sécheresse grave, après les pluies, dans la terre argileuse. Léa se frotta les<br />
mains d'un air distrait, en tournant la tête pour attirer vers la rue l'attention de Chéri; mais<br />
il persista dans sa contemplation canine et misérable. Brusquement il conquit les deux<br />
mains honteuses qui faisaient semblant de jouer avec un pan de ceinture, les baisa et les<br />
rebaisa, puis y coucha sa joue en murmurant :<br />
"Ma Nounoune... ô ma pauvre Nounoune....<br />
--Laisse-moi!" cria-t-elle avec une colère inexplicable, en lui arrachant ses mains.<br />
Elle mit un moment à se dompter, et s'épouvanta de sa faiblesse, car elle avait failli<br />
éclater en sanglots. Dès qu'elle le put, elle parla et sourit :<br />
"Alors, tu me plains, maintenant? Pourquoi m'accusais-tu tout à l'heure?<br />
--J'avais tort, dit-il humblement. Toi, tu as été pour moi...."<br />
Il fit un geste qui exprimait son impuissance à trouver des mots dignes d'elle.<br />
"TU AS ÉTÉ! souligna-t-elle d'un ton mordant.<br />
En voilà un style d'oraison funèbre, mon petit garçon!<br />
--Tu vois..." reprocha-t-il.<br />
Il secoua la tête, et elle vit bien qu'elle ne le fâcherait pas. Elle tendait tous ses muscles, et<br />
bridait ses pensées à l'aide de deux ou trois mots toujours les mêmes, répétés au fond<br />
d'elle : "Il est là, devant moi.... Voyons, il est toujours là.... Il n'est pas hors d'atteinte....<br />
Mais est-il encore là, devant moi, véritablement?..."<br />
Sa pensée échappa à cette discipline rythmique et une grande lamentation intérieure<br />
remplaça les mots conjuratoires : "Oh! que l'on me rende, que l'on me rende seulement<br />
l'instant où je lui ai dit : "Ta seconde tartine, Chéri?" Cet instant-là est encore si près de<br />
nous, il n'est pas perdu à jamais, il n'est pas encore dans le passé! Reprenons notre vie à<br />
cet instant-là, le peu qui a eu lieu depuis ne comptera pas, je l'efface, je l'efface.... Je vais<br />
lui parler tout à fait comme si nous étions quelques minutes plus tôt, je vais lui parler,