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choses parce que <strong>le</strong> processus politique<br />
est bloqué.<br />
LVR : Att<strong>en</strong>dez-vous quelque chose des conservateurs<br />
?<br />
HM : Non C'est un parti beaucoup plus à<br />
droite que <strong>le</strong>s libéraux, déjà pas mal à<br />
droite ! On connaît la position des ministres<br />
c<strong>le</strong>f : Mulroney est personnel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />
opposé à l'avortem<strong>en</strong>t, John Crosbie et<br />
Jack Epp aussi... Je m'att<strong>en</strong>ds à peu de<br />
changem<strong>en</strong>ts, malheureusem<strong>en</strong>t.<br />
Quand j'ai adopté cette stratégie, à<br />
l'automne 82, c'était la même chose. Les<br />
gouvernem<strong>en</strong>ts ne voulai<strong>en</strong>t pas toucher<br />
à cette question. Mais <strong>le</strong>s comités thérapeutiques<br />
disparaissai<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s uns après<br />
<strong>le</strong>s autres et l'accès à l'avortem<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>ait<br />
ardu dans tout <strong>le</strong> pays : il fallait réagir<br />
et, comme cela avait été acquis au Québec<br />
grâce à l'acquittem<strong>en</strong>t par jury, il me<br />
semblait que la seu<strong>le</strong> façon de débloquer<br />
<strong>le</strong> processus était de retourner devant <strong>le</strong><br />
peup<strong>le</strong>, c'est-à-dire d'offrir une clinique<br />
<strong>en</strong> disant : «Voilà, ma clinique offre de<br />
bons services médicaux. Si vous me traduisez<br />
<strong>en</strong> justice, je vais gagner».<br />
LVR : Effectivem<strong>en</strong>t, à Toronto, <strong>en</strong> novembre,<br />
un jury vous acquittait <strong>en</strong>core Pourquoi avezvous<br />
qualifié ce 4' acquittem<strong>en</strong>t de «victoire<br />
mora<strong>le</strong>» ? Victoire pour <strong>le</strong>s femmes ou pour <strong>le</strong><br />
système du jury ?<br />
HM : Pour <strong>le</strong>s deux. Pour <strong>le</strong>s femmes<br />
d'abord ; ça montre que <strong>le</strong>s jurés, <strong>le</strong>s<br />
représ<strong>en</strong>tants du peup<strong>le</strong>, croi<strong>en</strong>t que <strong>le</strong>s<br />
femmes ont droit au service médical qu'el<strong>le</strong>s<br />
désir<strong>en</strong>t C'est aussi une victoire mora<strong>le</strong><br />
pour la démocratie tel<strong>le</strong> que représ<strong>en</strong>tée<br />
par <strong>le</strong>s jurys. Le jury est une sorte de<br />
soupape de sécurité contre l'arbitraire :<br />
c'est vraim<strong>en</strong>t la sagesse col<strong>le</strong>ctive, <strong>le</strong><br />
gros bon s<strong>en</strong>s qui s'oppose souv<strong>en</strong>t à la<br />
classe dirigeante et à l'establishm<strong>en</strong>t, et<br />
surtout aux juges et avocats. Pour ces<br />
g<strong>en</strong>s-là, c'est la loi qui prime, même<br />
caduque, même désuète, même cause de<br />
souffrances pour des milliers de g<strong>en</strong>s...<br />
Quand <strong>le</strong>s jurés ne condamn<strong>en</strong>t pas. c'est<br />
que la loi n'est plus respectée, donc à<br />
changer.<br />
LVR : Vous dites qu une majorité croissante de<br />
Canadi<strong>en</strong>-ne-s favoris<strong>en</strong>t <strong>le</strong> libre choix Pourquoi<br />
cette opinion majoritaire n'aboutit-el<strong>le</strong><br />
pas à un plus gros lobbying politique, formel<br />
ou informel ?<br />
HM : C'est surtout, à mon avis, parce que<br />
<strong>le</strong> lobby anti-avortem<strong>en</strong>t est très bi<strong>en</strong><br />
organisé, farouche, fanatisé et très bi<strong>en</strong><br />
financé. Les politici<strong>en</strong>s ont peur de ces<br />
g<strong>en</strong>s-là, de se faire harce<strong>le</strong>r la nuit, de<br />
<strong>le</strong>urs millions de <strong>le</strong>ttres. L'Église catholique<br />
officiel<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s églises protestantes<br />
évangéliques sont aussi derrière tout ça.<br />
Les politici<strong>en</strong>s ont peur de ces institutions<br />
et de perdre là des votes.<br />
Les partisans du libre choix, eux, p<strong>en</strong>-<br />
s<strong>en</strong>t que c'est déjà acquis. Le mouvem<strong>en</strong>t<br />
féministe, d'après moi. n'est pas très bi<strong>en</strong><br />
organisé au Canada ; un mouvem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong><br />
organisé aurait déjà dû aboutir à un<br />
changem<strong>en</strong>t de loi. Pour ne pas la changer,<br />
cette loi mal faite, <strong>le</strong> gouvernem<strong>en</strong>t invoque<br />
l'abs<strong>en</strong>ce de cons<strong>en</strong>sus dans <strong>le</strong> pays.<br />
Mais <strong>le</strong> cons<strong>en</strong>sus n'est pas nécessaire<br />
pour une loi permissive. Aux États-Unis, il<br />
n'y a pas de cons<strong>en</strong>sus non plus et <strong>le</strong>s<br />
Américaines ont une loi bi<strong>en</strong> meil<strong>le</strong>ure<br />
que la nôtre : depuis 1973 et la légalisation<br />
par la Cour suprême, toutes <strong>le</strong>s femmes<br />
peuv<strong>en</strong>t al<strong>le</strong>r chez un médecin, dans une<br />
des 600 cliniques existantes ou dans un<br />
hôpital et réclamer un avortem<strong>en</strong>t dans de<br />
bonnes conditions.<br />
LVR : Entre <strong>le</strong>s politici<strong>en</strong>s, l opinion publique,<br />
<strong>le</strong>s médias, <strong>le</strong>s t<strong>en</strong>ants des deux clans, la question<br />
mora<strong>le</strong> est toujours v<strong>en</strong>ue fausser <strong>le</strong><br />
débat Nous, <strong>le</strong>s féministes, avons toujours<br />
traité l'avortem<strong>en</strong>t comme un service médical<br />
inaccessib<strong>le</strong> et non comme une question<br />
mora<strong>le</strong> Mais aujourd'hui, des féministes s'interrog<strong>en</strong>t<br />
et cherch<strong>en</strong>t une «éthique féministe<br />
de l'avortem<strong>en</strong>t' » On <strong>le</strong> sait. nous, quant on<br />
avorte, qu'on met fin à une vie possib<strong>le</strong>; on<br />
trouvait plus urg<strong>en</strong>t de résoudre <strong>le</strong> problème<br />
concret des femmes qui ne voulai<strong>en</strong>t pas de<br />
cette vie-là mais ça n'empêche pas de se poser<br />
individuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t la question quand on fait <strong>le</strong><br />
choix d'avorter Vous la posez-vous cette<br />
question ou lavez-vous résolue une fois pour<br />
toutes ?<br />
HM : Je l'ai résolue depuis longtemps.<br />
Évidemm<strong>en</strong>t, il faut questionner chaque<br />
geste qu'on pose : est-ce un geste moral et<br />
responsab<strong>le</strong>, ou non ~> 11 y a plusieurs<br />
vo<strong>le</strong>ts D'abord, quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s conséqu<strong>en</strong>ces<br />
de cet acte, donner la vie ? On<br />
sait que <strong>le</strong>s <strong>en</strong>fants désirés, voulus, ont<br />
plus de chances de recevoir amour et<br />
affection, plus de chances de dev<strong>en</strong>ir des<br />
adultes bi<strong>en</strong> dans <strong>le</strong>ur peau, capab<strong>le</strong>s<br />
d'<strong>en</strong>trer <strong>en</strong> relation avec autrui, plus<br />
coopératifs, moins frustrés. 11 y a un tel<br />
décalage <strong>en</strong>tre la biologie et la possibilité<br />
réel<strong>le</strong> de bi<strong>en</strong> soigner des <strong>en</strong>fants que ça<br />
me paraît irresponsab<strong>le</strong> - à moi. qui suis<br />
humaniste - de dire à une jeune fil<strong>le</strong> de 12<br />
ans : «Tu dois absolum<strong>en</strong>t continuer cette<br />
grossesse parce que c'est <strong>le</strong> bon Dieu qui<br />
donne la vie». C'est ce que dit la mora<strong>le</strong><br />
catholique, par exemp<strong>le</strong>. Et ce n'est pas<br />
VTai : la fécondation est souv<strong>en</strong>t un accid<strong>en</strong>t<br />
biologique. Forcer une femme, qu'el<strong>le</strong><br />
ait 12 ou 45 ans. si el<strong>le</strong> n'est pas prête, si<br />
el<strong>le</strong> a déjà rjop d'<strong>en</strong>fants, si el<strong>le</strong> est m<strong>en</strong>ta<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />
instab<strong>le</strong> ou malade, forcer une<br />
femme à dev<strong>en</strong>ir mère contre son gré sans<br />
t<strong>en</strong>ir compte des conséqu<strong>en</strong>ces, pour moi<br />
c'est hautem<strong>en</strong>t immoral<br />
LVR : Vous s<strong>en</strong>tez-vous sout<strong>en</strong>u par un mouvem<strong>en</strong>t<br />
organisé, par beaucoup de g<strong>en</strong>s et de<br />
ressources ?<br />
HM : Le mouvem<strong>en</strong>t féministe a essayé de<br />
ramasser des fonds à Toronto et à travers<br />
tout <strong>le</strong> pays... mais sans beaucoup de<br />
succès. Les fonds recueillis étai<strong>en</strong>t insuffisants<br />
: <strong>le</strong>s frais d'avocats sont énormes !<br />
Mais je me s<strong>en</strong>s très sout<strong>en</strong>u par l'opinion<br />
publique...<br />
Récemm<strong>en</strong>t, j'ai fait un petit essai : par<br />
une petite annonce dans la Gazette, j'ai<br />
demandé des fonds directem<strong>en</strong>t à la<br />
population. En une semaine, on a recueilli<br />
15 000$ ! Je prépare d'autres annonces<br />
pour <strong>le</strong>s journaux francophones du Québec.<br />
Jusque-là, c'était bizarre : au Québec, il<br />
semblait y avoir une apathie généra<strong>le</strong>,<br />
même chez <strong>le</strong>s féministes. J'ai demandé à<br />
quelques-unes d'organiser un fonds de<br />
souti<strong>en</strong> et il n'y a eu aucune réponse.<br />
L'énergie n'était pas là. Comme si <strong>le</strong>s g<strong>en</strong>s<br />
disai<strong>en</strong>t : «Que <strong>le</strong>s femmes des autres<br />
provinces se débrouil<strong>le</strong>nt, nous, on a<br />
réglé notre problème.» C'était un peu<br />
décevant pour moi.<br />
LVR : Vous croyez que cest un manque de<br />
solidarité ?<br />
HM : Oui. pour moi c'est un manque de<br />
solidarité.<br />
LVR : Le film de Paul Cowan, La Justice<br />
<strong>en</strong> procès : l'affaire Morg<strong>en</strong>ta<strong>le</strong>r, vous<br />
prés<strong>en</strong>te comme «un dissid<strong>en</strong>t qui remplit un<br />
devoir moral <strong>en</strong> bravant une loi quil trouve<br />
injuste 2 » Êtes-vous vraim<strong>en</strong>t cet homme-là ?<br />
HM : Un peu, oui. Je ne suis pas un<br />
dissid<strong>en</strong>t au point d'être une minorité<br />
d'une personne, mais dans <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s où j'ai<br />
reconnu qu'il y avait une loi injuste, qu'il y<br />
avait des victir. es à cette loi et que j'étais<br />
dans une position c<strong>le</strong>f, comme médecin,<br />
pour v<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> aide à ces femmes-là. C'était<br />
un devoir moral. C'était comme de voir<br />
des g<strong>en</strong>s se noyer dans une rivière ; il<br />
suffisait d'ét<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> bras pour <strong>le</strong>s aider.<br />
Mais s'il y avait un écriteau disant que<br />
c'est contre la loi dét<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> bras et<br />
d'aider une personne qui se noie, est-ce<br />
que je <strong>le</strong> ferais, oui ou non ? Cette image<br />
m'avait aidé à pr<strong>en</strong>dre la décision.<br />
LVR : En plus d'avoir survécu aux camps<br />
nazis, <strong>le</strong> fait d'être Juif at-il pu jouer dans<br />
votre choix de lutter pour l'avortem<strong>en</strong>t ? Vous<br />
s<strong>en</strong>tiez-vous l'homme élu du peup<strong>le</strong> élu. choisi<br />
pour remplir une mission ?<br />
HM : Mes par<strong>en</strong>ts avai<strong>en</strong>t laissé <strong>le</strong> judaïsme<br />
et la religion réel<strong>le</strong> de la famil<strong>le</strong> était <strong>le</strong><br />
socialisme. Mon père était <strong>le</strong>ader syndical,<br />
èchevin et l'un des chefs du mouvem<strong>en</strong>t<br />
socialiste de notre vil<strong>le</strong> nata<strong>le</strong>. Lodz.<br />
<strong>en</strong> Pologne.<br />
LVR : Votre mère aussi militait ?<br />
HM : Oui, et el<strong>le</strong> était une des premières<br />
féministes car <strong>le</strong> mouvem<strong>en</strong>t socialiste<br />
reconnaissait l'égalité des hommes et des<br />
femmes. C'était illégal : on <strong>en</strong>voyait <strong>le</strong>s<br />
socialistes <strong>en</strong> Sibérie. De mes par<strong>en</strong>ts,<br />
j'ai gardé ces notions de dignité per-<br />
mars 1985 13 LA VIE EN ROSE