Cuisine et Politique: le plat national existe-t-il? - Revue des sciences ...

Annie Hubert Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ?
REVUE DES SCIENCES SOCIALES
DE LA FRANCE DE L’EST
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REVUE DES SCIENCES SOCIALES
REVUE DES SCIENCES SOCIALES
2001 - n°28
Révolution
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cuisines
Université
marc bloch
strasbourg
2000 - n°27
Ira KAHN
4312 Nineteenth street
San Francisco, California 94114
Rédaction
Directeur de la publication
Freddy Raphaël
Rédactrice en chef
Anny Bloch
Collaboratrice
Marie-Anne Fix
Iconographie
Anny Bloch
Comité de rédaction
Marie-Noële Denis, Brigitte Fichet,
Geneviève Herberich-Marx,
Pascal Hintermeyer, Stéphane Jonas,
David Le Breton, Jean-Baptiste Legavre,
Juan Matas, Isabelle Bianquis-Gasser,
Christian de Montlibert, Claude Régnier,
Patrick Watier, Patrick Schmoll.
Correspondants extérieurs
Christine Burckhardt-Seebass (Suisse)
Utz Jeggle (Allemagne)
Jean Rémy (Belgique)
Raymond Boudon (Paris)
Ce numéro a été coordonné par :
Anny Bloch, Patrick Schmoll.
Merci aux artistes
Ira Kahn (San Francisco), Jochen Gerz (Paris), Mark
Kostubi (USA), Maria Grazia Surace (Italie), Philip
Guston (USA), Isabelle Levy (Paris). Les Musées de
Strasbourg, Flash Art, l’Ecole d’Architecture de
Strasbourg, Service commun de documentation
Bibliothèque des Arts .
Administration, diffusion
Service des périodiques, Yvette Cunin (Tél. 03 88 41 73 17)
Revue des Sciences Sociales
Université Marc Bloch
Sociétés, cultures et représentatons sociales en Europe
22, rue Descartes 67084 Strasbourg Cedex
Site de la revue :
http://u2.u-strasbg.fr/upresa7043/revue
Réalisation : Andromaque.
Impression : L’Indépendant.
nouve@ux
mondes ?
Ira KAHN
Je construis mon travail sur
des sujets dont les caractères
essentiels sont souvent
cachés et obscurs. Pareil à
des masques de cérémonie
qui révèlent plutôt qu’ils ne
cachent, le photographe permet
de conduire vers ce qui
n’est pas exprimé.
MILLE BOLLE
« L’éclat de ces images, comme celui d’une pierre
précieuse est en réalité un phénomène naturel.
D’un point de vue scientifique, cette lumière par
interférence s’explique par le même phénomène
physique qui provoque l’arc-en-ciel, le reflet
des couches d’une lentille high-tech et l’irisation
de l’oeil d’un insecte.
Les images des bulles sur le rivage de la
Californie du nord sont mes photographies les
plus récentes. Créer ces images demande que je
travaille le long du bord de l’eau, que la marée
se soit retirée et que soit présente dans l’océan
la sécrétion d’un microorganisme qui mange les
algues. Cette myriade de conditions et d’obstacles
qui engendrent et influencent le sujet me donne
d’autant plus d’inspiration que celle-ci est
difficile à mettre en place et à surmonter. »
Ira Kahn
Revue publiée avec le concours
du Centre National du Livre
du Fonds d’Action Sociale (FAS)
de la Région Alsace
de l’Université Marc Bloch - Strasbourg

REVUE DES SCIENCES SOCIALES
nouve@ux
mondes?
Sommairedu n°28
INTRODUCTION
NOUVELLES TECHNOLOGIES:
QUELLE HUMANITÉ POUR
DEMAIN ?
ENTRE L’ÉTAT ET LE CITOYEN :
LES NOUVEAUX ESPACES DE
LA CITOYENNETÉ
UN NOUVEL ENVIRONNEMENT
URBAIN : VERS UNE CITÉ
UTOPIQUE ?
PENSER LA MUTATION : RÉELS
CHANGEMENTS OU CONTINUITÉS
INAPERÇUES ?
CHANTIERS
DE RECHERCHE
CARNETS DE VOYAGE
LU, À LIRE
4
ANNY BLOCH & PATRICK
SCHMOLL
Vers de nouveaux mondes ?
12
PATRICK SCHMOLL
Les Je on-line. L’identité du
sujet en question sur
Internet
20
DAVID LE BRETON
La délivrance du corps :
Internet et le monde
sans mal
27
PASCAL HINTERMEYER
La conquête de la fin de
vie
34
FRANCIS WEIDMANN
Nouvelles technologies de
communication, nouvelles
formes de contrôle social ?
40
ANDRÉ PETITAT
Tyrannie de la transparence
et transformations des
frontières privé-public
48
PATRICK TÉNOUDJI
Souveraineté et subsidiarité :
L’Europe fait-elle pâlir la
Nation ?
55
VIRGINIE WAECHTER
La relation usager / service
public :
D’un modèle à l’autre ou
vers la confusion des sphères
d’action privée et publique
63
76
GEORGES HEINTZ
Où va la ville ?
82
FLORENCE RUDOLF
La durabilité, deux
manières de célébrer la
ville
91
STÉPHANE JONAS
Des villes utopiques aux
villes idéales
97
GERGELY NAGY
Utopie et cités jardins :
l’exemple de la
colonie Weckerlé à
Budapest(Hongrie)
103
DENIS STEINMETZ
La coloration des façades :
l’individualisme triomphant
ou enjeu d’une
“solidarité esthétique” ?
112
HENRI-PIERRE JEUDY
Le futur giratoire
117
MARIE-NOËLE DENIS
La famille aujourd’hui et
demain
123
ALAIN BIHR & ROLAND
PFEFFERKORN
L’exclusion : les enjeux
idéologiques et théoriques
d’un “nouveau paradigme”
sociologique
129
PHILIPPE BRETON
Généalogie du paradigme
informationnel
138
JEAN-BAPTISTE LEGAVRE
Des journalistes au travail :
le portrait dans Libération
144
MOHAMED OUARDANI
De l’accomplissement individuel
et social.
Réflexions sur la “maturité
sociale” dans l’espace
privé tunisien
152
ANNY BLOCH
Nouvelle Orléans : une ville
aux rythmes multicolores
155
GILBERT GARDES
Bucarest 2000. Lettre d’un
voyageur
159
FRANÇOISE HEMMENDINGER
Sydney au bout des
mondes
163

ANNY BLOCH & PATRICK SCHMOLL
Anny Bloch & Patrick Schmoll Vers de nouveaux mondes ?
4
Vers de nouveaux mondes ?
ANNY BLOCH & PATRICK SCHMOLL
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
Fresque murale, 3 rd Street,
San-Francisco
Auteur anonyme,
© Anny Bloch
L
e monde change, de plus en
plus vite. Autrefois, les transformations
opéraient sur le
long terme, laissant à chaque
génération le sentiment que,
même au travers des crises et des
catastrophes, l’essentiel était
conservé. Aujourd’hui, chacun
peut se dire que tout, dans le
monde comme dans sa vie quotidienne,
a subi une révolution au
sens premier du mot : un « turnover
» complet. Et que ça va
continuer…
En ce début d’un nouveau millénaire,
nous avons souhaité nous
prêter à un certain nombre d’interrogations
sur le présent et
l’avenir. Elles font d’ailleurs écho
au thème d’un récent congrès de
l’Association Internationale des
Sociologues de Langue Française :
« Une société-monde ? ». 1
Il est rare qu’on apprécie le
changement pour lui-même. « Si
ça change », se dit-on, « c’est que
ça mène quelque part ». Le terme
fréquemment utilisé de « mutation
» évoque la métamorphose,
une transition entre deux états, un
ancien et un nouveau, le premier
contenant d’une certaine façon
déjà le second en programme.
Le besoin de repères, d’ancrages
stables, invite chacun à se construire
une représentation de ce que
sera demain, photographie ou scénario
dont la fixité, on le devine,
fait d’emblée du projet une fiction,
que celle-ci prenne le visage de
l’utopie ou de l’apocalypse. Tel est
le sens du prudent point d’interrogation
qui ponctue le titre de ce
numéro : le changement nous
conduit-il quelque part ?
Nouvelles technologies :
quelle humanité pour
demain ?
■
La question est évoquée tout
d’abord par la montée en puissance
des nouvelles technologies du
vivant et de l’information qui
marque ce tournant de millénaire.
Internet en est l’aspect le plus
médiatisé 2 , et aussi le plus sensible
puisque vecteur par lequel ces technologies
pénètrent jusque dans les
foyers, mettant l’intégrité de la cellule
familiale à l’épreuve des
voyages auxquels invite cette
fenêtre ouverte sur le monde : les
parents face aux enfants, les
membres du couple entre eux, ne
savent comment réagir quand leurs
proches s’isolent des heures durant
devant l’écran de l’ordinateur. La
présence ubiquitaire de l’être au
monde préfigure les possibilités
ouvertes par les biotechnologies,
l’intelligence artificielle, la robotique,
d’agir demain par clones
interposés, ou par l’intermédiaire de
prolongements bio-cybernétiques de
soi greffés sur le corps propre. La
question des « mutations » est posée
dans toutes les acceptions du terme.
La diffusion du Réseau, qui a
été rendue, en quelques années à
peine, accessible à un grand
nombre de personnes dans les pays
développés, s’est imposée comme
une donnée technologique dont les
effets sociaux et psychologiques
sont désormais saisissables mais
restent à analyser. Sur Internet, des
groupes aux contours flous se forment,
dont la majorité des participants
ne se sont jamais rencontrés
physiquement, mais qui
échangent des informations, collaborent
ensemble, et finissent par
nouer une gamme étendue de relations,
y compris affectives, qui peuvent
se prolonger sur plusieurs
années. Que sont des groupes ou
une société dont les acteurs ne peuvent
être identifiés autrement que
comme des adresses sur un serveur
informatique ?
Les notions traditionnelles d’appartenance
liées à la proximité et
au territoire sont bousculées. Les
« nouvelles frontières » de ces
mondes sont désormais les limites
de l’humain lui-même : son corps,
son « moi », et la mort elle-même.
La « virtualisation » de l’autre
dans la relation a inévitablement
un impact en retour sur le sujet,
invité sinon contraint à recomposer
ses identités. Les avancées convergentes
de la génétique et de l’intelligence
artificielle permettent
aujourd’hui d’envisager l’affranchissement
des contraintes physiques
qui inscrivent l’humain dans
son corps. Où mène l’utopie d’un
« homme nouveau » débarrassé de
son corps et de sa matérialité ?
Ce rêve d’immortalité contraste
avec la perspective de nouvelles
menaces : pollution et nouvelles
maladies sont les retombées des
mêmes techniques et donnent l’impression
que la nature et le vivant
sont imprudemment manipulés
par des apprentis démiurges. Les
biotechnologies suscitent l’espoir
de gagner cette course poursuite, de
vaincre la douleur et la maladie et
de reporter l’inéluctable échéance
de la mort. Mais comment, dans
ces conditions, la société de demain
traitera-t-elle la mort ? En faisant
reculer celle-ci, les hommes ont
délaissé les rites et les précautions
par lesquels ils avaient coutume de
l’apprivoiser. La fin de vie se présente
souvent comme un cauchemar
pour le mourant, abandonné
par ses proches aux mains de spécialistes,
son corps hérissé d’appareils
qui ne sont destinés qu’au
maintien de ses fonctions vitales.
De nouvelles approches, telles que
la médecine palliative, contribueront-elles
à lever le déni de la mort,
à réintroduire du sens aux limites
de la vie, ou n’auront-elles pour
résultat que de confier la mort à
davantage de spécialistes sur qui se
décharger de sa gestion ?
Les frontières publicprivé
: peur et
fascination de la
transparence
Sur le versant sociétal, le Réseau
impose l’idée d’une société transparente,
que les uns présentent
comme l’avènement d’une démocratie
directe enfin possible, alors
que les autres voient se profiler les
démons qu’annonçaient les classiques
de la politique-fiction, du
■
5

Anny Bloch & Patrick Schmoll Vers de nouveaux mondes ?
6
« Meilleur des mondes » de Huxley
au « Big Brother » d’Orwell. Les
techniques de communication peuvent
aussi bien favoriser les processus
démocratiques qu’être l’outil
d’une société sans réelle liberté :
la possibilité de réagir vite et massivement
à l’événement bouscule le
secret comme outil traditionnel du
pouvoir, mais favorise aussi les
réactions collectives peu réfléchies
et peu construites, qu’un bon marketing
politique est capable de
savamment orienter.
Sur quelles bases de réflexion
peut-on faire avancer ce débat ?
L’étude des frontières multiples et
mouvantes entre le privé et le
public nous rappelle que la société
n’est pas une machine mais un
art de l’autonomie et de la dépendance
entre des acteurs individuels
et collectifs enchâssés les uns
dans les autres, du sujet dans sa
famille, en passant par les différents
niveaux d’appartenance,
professionnelle, religieuse, culturelle,
etc. jusqu’aux institutions
publiques. L’État moderne a introduit
historiquement une rupture
en éliminant peu à peu les corps
intermédiaires, jusqu’à se substituer
à certains rôles, pédagogiques
et nourriciers, de la famille ellemême.
C’est alors dans le face à
face direct entre les grandes institutions
et l’individu que surgit la
peur de la transparence.
L’acteur résiste pourtant au système,
à sa façon, souvent surprenante.
Reléguée dans les cercles premiers
du privé, la famille, cocon
affectif du sujet, demeure l’ultime
protection contre les intrusions du
public. A contrario, dès lors que la
famille n’abrite plus qu’une part
restreinte des possibles de l’expérience
humaine, la subjectivité privée
investit massivement la scène
publique en s’y exprimant, parlant
au téléphone dans la rue, exhibant
les détails de sa vie domestique dans
les « reality shows ». Le sujet, menacé
dans le privé, ne s’est jamais
autant imposé en public. Cet investissement
annonce-t-il une nouvelle
implication du citoyen ?
La redistribution des
rôles entre l’État et le
citoyen
En Europe, la redistribution des
rôles du citoyen et de l’État s’opère
dans un cadre institutionnel au
regard duquel le passage du millénaire
se présente là aussi comme
l’une des échéances. Chaque destin
individuel revêt les manteaux
d’appartenances superposées : communauté
nationale, religion,
région, ethnie, quartier, famille,
qui n’ont pas les mêmes valeurs.
La construction de l’Europe institutionnelle,
pour ne pas entrer
dans le débat de la souveraineté
nationale, se poursuit sur la base
du principe de la subsidiarité : ce
principe souple de délégation, qui
permet au départ de ne pas empiéter
sur les prérogatives des États
nationaux, a aujourd’hui pour
effet paradoxal de précipiter leur
mise en cause. En effet, si les États
ne délèguent à l’Union que ce
qu’ils veulent bien, ils promeuvent
un modèle qui légitime les
échelons régionaux, voire les
groupes et les individus à ne déléguer
eux aussi à l’État que ce
qu’ils jugent nécessaire à la cohésion
nationale. Le principe discret
de la subsidiarité ne pose explicitement
aucune appartenance totalisante,
mais dans les faits, aucun
pouvoir n’échappe à son contrôle,
■
et les notions de frontière et de territoire
s’en trouvent mises en
question.
En France, les effets sur la
recomposition des rôles d’un État
traditionnellement jacobin seront
à terme les plus sensibles. L’État,
qui ne peut être partout dans une
société de plus en plus complexe et
ouverte sur le monde entier, tend à
se désengager des attributions qu’il
ne peut plus assumer et se limite à
celles qui lui permettent d’assurer
l’unité nationale. Pour pouvoir
légitimer son rôle par rapport à un
citoyen qui serait autrement porté
à se tourner vers le niveau régional
ou supranational en vertu du principe
de subsidiarité, l’État invite
ses administrations à se mettre à
l’écoute des usagers.
Le citoyen a ainsi davantage de
prise sur la vie sociale, via son
insertion dans des actions associatives
ou de quartier qui peuvent
faire pression sur l’action publique.
Pour autant, le processus démocratique
est ici ambigu. D’une part, la
démocratisation « par l’usager »
est aussi une manière insidieuse
pour les pouvoirs publics de le responsabiliser,
voire de le mettre à
contribution sur le mode du bénévolat
(tri volontaire des déchets,
médiateurs, surveillants d’immeubles).
D’autre part, la baisse de
la participation aux élections et de
l’implication militante dans les
organisations partisanes ou syndicales
n’est pas compensée par l’implication
momentanée dans des
actions locales ou sur des objectifs
ponctuels.
Cette désaffection n’exprime pas
une maturité plus grande du citoyen,
conforme à l’idée de certains politologues
d’un homo politicus plus individualiste,
plus autonome et plus
stratège dans ses choix électoraux. Les
élections montrent que les votes restent
déterminés par les appartenances
sociales, plutôt que par une
réflexion individuelle et collective
profonde. La désaffection du citoyen
traduit sans doute que ses actions
sont davantage tournées vers ses intérêts
personnels et ceux de ses proches,
et qu’il se sent plus utile en d’autres
lieux, son immeuble ou son quartier.
Développement
urbain : vers une ville
utopique ?
La ville, où habite dès à présent
la majorité des habitants des
mondes de demain, est donc le terrain
par excellence des enjeux politiques
et sociaux, où s’expriment
les visions de ce que sera la société
de demain au quotidien, et où se
manifestent déjà les conceptions
divergentes de sa gestion.
Les projets de villes utopiques,
très tôt dans la pensée occidentale,
ont exprimé l’idée qu’un projet de
société devait avoir une traduction
architecturale et urbanistique
à sa mesure : la manière dont sont
habités les nouveaux mondes n’est
pas indifférente. L’utopie condense
un projet politique et social en
même temps qu’une pensée esthétique
fondée sur des idéaux d’harmonie
soutenus par l’abstraction
géométrique (symbolisant la science).
La « ville idéale », elle, est une
invention plus typiquement moderne.
Expression d’une volonté politique
forte, elle rejoint dans certains
cas le projet utopique porté par son
concepteur : construire un monde
meilleur et promouvoir le progrès
scientifique et artistique qui conduira
la communauté urbaine à une
plus grande harmonie sociale. Mais
■
les réalisations effectives de villes
idéales par le passé sont indissociables
de l’apparition et de l’affirmation
de l’État dans le développement
d’une société : alors que les
cités utopiques sont souvent le
cadre d’une économie communautaire
et agraire, dans les villes
idéales la volonté du monarque
rencontre les efforts de la bourgeoisie
urbaine montante pour
créer une expression de prestige et
de pouvoir.
L’utopie montre cependant ses
limites puisque les plans des créateurs
sont sous-tendus par un projet
urbain et social dans lequel une élite
d’artistes, de scientifiques et de décideurs
prétend pouvoir élaborer les
cadres spatiaux et sociaux d’une
ville imposée à ses habitants comme
idéale. La recomposition des rôles de
l’État a donc aussi sa traduction
dans les débats sur la ville.
Des villes comparables sont
aujourd’hui l’enjeu d’approches
politiques et urbanistiques très différentes.
Telle approche cartésienne
et régalienne de l’urbanisation
récupère la parole des habitants
dans un discours d’experts, propose
un tableau de la ville idéale qui
rencontre l’accord de tout le
monde, mais où personne, finalement,
ne reconnaît son quotidien.
Telle autre, plus discrète, plus pragmatique,
marquée par les conflits
entre usagers et gestionnaires de la
ville, débouche pourtant sur une
réflexion sociologique et écologique
enrichie par la confrontation.
Les vitrines des
« nouveaux mondes » :
esthétique et modernité ■
Les débats sur la ville et les projets
de villes idéales illustrent un
7
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Anny Bloch & Patrick Schmoll Vers de nouveaux mondes ?
8
aspect particulier de la modernité
qui a une portée plus générale :
l’un des visages les plus remarquables
des nouveaux mondes,
c’est qu’ils se veulent beaux,
« clean ».
La société produit-elle de la misère
et de l’exclusion au point d’interroger
les bases symboliques qui
la fondent ? Qu’à cela ne tienne, ces
marques de rupture dans la continuité
du tableau, ces taches, sont
récupérées comme des signes d’originalité
et sont esthétisées : les sans
abri, comme les Indiens d’Amérique,
sont aujourd’hui exposés et
photographiés, intégrés au patrimoine
culturel des sociétés
modernes. Le culturel sert de soupape
de sécurité à la gestion du
social, les itinéraires individuels ou
communautaires sont mis en
mémoire par des anthropologues,
des artistes, des journalistes. La
société s’offre en miroir à elle-même
et ce principe de réflexivité culmine
en tirant d’une esthétique généralisée
jusqu’à la possibilité de restituer
la naturalité qu’il a détruit :
le naturel, le primitif, le sauvage,
catégories qui désignent par définition
ce qui ne devrait pouvoir être
réfléchi, sont réintroduits dans les
pratiques sociales comme recherche
de « l’authentique ».
Promenons-nous dans une
« authentique » bourgade du
vignoble alsacien, dont les maisons
anciennes, décorées de géraniums,
arborent des couleurs vives qui
évoquent les images d’un conte
illustré. La polychromie de couleurs
soutenues est aujourd’hui
considérée comme indispensable
pour donner vigueur à l’entretien
des façades et embellir les villes.
Elle s’impose en se réclamant de
pratiques traditionnelles et
locales : nos ancêtres peignaient
leurs maisons de couleurs soutenues.
Entre propriétaires et urbanistes,
les références aux pratiques
locales traditionnelles s’avèrent
cependant incertaines quand on
interroge l’histoire. Le fond du
débat se situe bien moins dans
cette recherche d’une authenticité
difficile à établir, que dans l’affirmation
d’un discours communautaire
sur le terroir : il s’agit de définir,
sur le modèle de l’emblème, un
objet commun à tous qui permette
néanmoins à chacun de manifester
une différence. L’esthétique
est ce qui permet de réintroduire
un ordre visible du monde.
Penser la mutation 3
La mutation, la nouveauté, sontelles
des phénomènes objectifs ? Ces
« nouveaux mondes » sont-ils vraiment
« nouveaux » et y a-t-il vraiment
rupture entre la vision, souhaitée
par les uns ou redoutée par les
autres, utopique ou apocalyptique,
qu’ils nous proposent, et un monde
« ancien » que nous serions en train
de voir disparaître ?
Ou bien l’effet de nouveauté ne
réside-t-il pas simplement dans notre
difficulté à penser le changement
social, à retrouver dans le présent les
processus qui ont toujours été là par
le passé ? De sorte que le sentiment de
rupture et de nouveauté ne serait dû
qu’au fait qu’ils ne nous sont pas
intelligibles, que nous refusons d’y
reconnaître des processus présents, et
de manière continue, voire des
invariants.
Le mariage et la famille, par
exemple, dans leurs formes traditionnelles,
sont sérieusement remis
en question. Mais la baisse de la nuptialité
ne signifie pas la fin de la vie
■
à deux, car elle tient en partie à l’allongement
de la durée des relations
avant mariage et est compensée par
l’augmentation des unions libres. Le
mariage en tant qu’acte juridique et
social a perdu de sa pertinence, mais
son déclin est une donnée qui dissimule
que la vie en couple demeure la
forme de vie la plus répandue, que
même nombre de célibataires, s’ils
sont eux aussi plus nombreux dans
les statistiques, continuent à situer
comme un idéal. Le modèle familial
dont il est une base essentielle a donc
encore de beaux jours devant lui,
quoi qu’on dise.
Les faits sociaux seraient-ils donc
d’une constance têtue, que les paradigmes
modernes nous empêcheraient
simplement de reconnaître ? Considérons
le phénomène de l’exclusion,
présenté comme un des grands problèmes
sociaux d’aujourd’hui, nouveau
par son ampleur, porteur de
risques d’éclatement de la société. Ce
thème a connu un succès public
important depuis la fin des années
1980. La notion, fortement médiatisée,
et adoptée par nombre de sociologues
et de philosophes qui ont
contribué à sa diffusion, n’est pourtant
nouvelle qu’en apparence : elle
n’est qu’une manifestation de processus
sociaux qui sont et ont toujours
été un mixte d’identités et de différences,
d’unité et de division, de cohésion
et de conflits. Les enjeux qui
réunissent les hommes sont aussi ceux
qui les déchirent.
On se rend compte alors que les
sciences sociales ont une responsabilité
importante dans la restitution et
l’interprétation des faits de société.
Chez les auteurs qui ont assuré le succès
de la notion d’exclusion, celle-ci est
associée à un usage aussi immodéré
du concept de lien social, qui a tendu
à remplacer dans le vocabulaire des
sociologues le concept plus ancien de
rapport social, évacué en même temps
que l’ensemble du paradigme marxiste
en raison de l’effondrement des
modèles politiques et des mouvements
sociaux qui lui conféraient
une légitimité. Les théories sociologiques
qui mettent l’accent premier
sur ce qui fait lien dans la société ne
peuvent que s’étonner du phénomène
de l’exclusion, et le considérer comme
« nouveau » et problématique.
Pareillement, nous soulignons
dans cette publication les changements
en profondeur que la révolution
technologique annonce dans les
structures de nos sociétés et dans ce
qui définit notre humanité. Le paradigme
de la « société de l’information
» nous fait penser la révolution
de l’information comme un phénomène
entièrement nouveau, alors
que les rapports sociaux demeurent
ce qu’ils ont toujours été : des rapports
de force, qui définissent des
enjeux qui rassemblent et divisent à
la fois. Pertinent dans les domaines
les plus avancés de l’informatique, de
la robotique, de l’intelligence artificielle
ou de la génétique, le paradigme
est plus problématique dans ses
applications aux faits humains et de
société. Il s’exprime d’ailleurs dans
une alternance significative d’approches
pragmatiques et de théorisations
utopiques qui nourrissent les
courants d’une nouvelle idéologie de
« l’authenticité », de la « transparence
», de la « communication globale
», aux accents religieux mais
sans réelle consistance.
Le changement nous conduit-il
bien quelque part, et ces mondes
qu’il nous dessine comme son horizon
sont-ils vraiment nouveaux ?
Sans doute, l’évolution technologique
est une réalité, et certaines
transformations sociales et sociétales
sont déjà effectives. Mais on
peut aussi y repérer des processus
qui sont des invariants de l’observation
de l’homme et des sociétés
humaines : l’amour, la violence, la
recherche du pouvoir, certains schémas
de pensée. Il n’y a donc pas lieu
de se laisser submerger par une
nouveauté qui ne serait telle qu’en
raison de notre incapacité à l’inscrire
dans l’histoire et à discerner
l’avenir. Pour cela, il était dans
l’ambition de ce numéro, moins de
décrire exhaustivement les mutations
que nous traversons, que de
fournir matériaux et outils pour
les mieux penser.
Notes
■
1. Bulletin de l’AISLF, n° 16, 2000,
« Une société-monde ? »
2. Plusieurs ouvrages sont parus en
2000, qui ouvrent un débat
auquel le présent numéro contribue
à son tour. Citons notamment
P. Lévy, World philosophie. Le marché,
le cyberespace, la conscience,
Paris, Odile Jacob, 2000;
D. Wolton, Internet, et après ? Une
théorie critique des nouveaux
médias, Paris, Flammarion, 2000;
Ph. Breton, Le culte de l’Internet.
Une menace pour le lien social ?,
Paris, La Découverte, 2000.Voir le
compte rendu des ouvrages de
Philippe Breton et de Dominique
Wolton en fin de numéro.
3. Ce titre vient en écho au thème
du Congrès de Montpellier (2000)
dont nous recevons les actes au
moment de mettre sous presse:
A. Touati (ed.), Penser la mutation,
Antibes, Cultures en Mouvement,
2001.
9
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Nouvelles technologies
quelle humanité pour demain ?
10
OUVERTURE FERNAND LÉGER, ELÉMENT
MÉCANIQUE, PEINTURE, 1924,
146X197,PARIS, MUSÉE D’ART
MODERNE, AM
3717P,EXTR..UTOPIE,LA QUESTION DE
LA SOCIÉTÉ IDÉALE EN OCCIDENT,
BNF/FAYARD, 2000
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

PATRICK SCHMOLL
Patrick Schmoll
Les Je on-line
L’identité du sujet en question sur Internet
12
Les Je on-line
L’identité du sujet en
question sur Internet
PATRICK SCHMOLL
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
U
ne caractéristique majeure de la
communication sur Internet est
qu’elle favorise l’anonymat. Elle
s’établit en effet par l’intermédiaire de
textes écrits ou, dans les jeux vidéo online
et les mondes virtuels 3D, par un
jeu de simulacres infographiques. Or, un
des effets de ce type de communication
est qu’elle ne donne aucune certitude
au destinataire quant à l’identité de
l’émetteur : n’importe qui peut se trouver
derrière un texte signé d’un pseudonyme,
ou sous les traits factices d’un
«avatar».
Le succès d’Internet auprès du
grand public montre que cette incertitude,
non seulement n’empêche pas,
mais probablement stimule la communication.
Les messageries électroniques,
les forums et salons de discussion
sur Internet, les jeux de rôles en
réseau et les mondes virtuels attirent
un public qui les pratique de manière
largement anonyme. Des groupes aux
contours flous se forment, dont la majorité
des participants ne se sont jamais
rencontrés physiquement, mais qui
échangent des informations, collaborent
ensemble, et finissent par nouer
une gamme étendue de relations, y
compris affectives, qui peuvent durer
des mois, voire se prolonger sur plusieurs
années. Ces relations entre des
acteurs qui peuvent rester durablement
virtuels les uns pour les autres sont
ainsi à l’origine de communautés qui,
elles, sont bien réelles.
La notion d’identité, sociale aussi
bien que subjective, est clairement mise
a l’épreuve par l’émergence de ces relations
inter-individuelles et collectives
dans lesquelles l’identification d’autrui
demeure par essence incertaine. Il
serait trop ambitieux de reprendre ici
tous les aspects de cette notion qui sont
impliqués par ce qui se joue, tant entre
les participants des réseaux, qu’entre
eux et leur environnement quotidien,
familial et professionnel, ou entre les
réseaux et la société au sens large. Nous
nous proposons de traiter à l’occasion de
publications ultérieures nombre de ces
aspects, tels que les retombées de l’anonymat
des réseaux sur la définition des
identités au sein des communautés
« virtuelles ». La question que posent
ces dernières mérite un développement
spécifique car elle est fondamentalement
celle de la nature du lien social :
que sont des groupes ou une société
dont les acteurs ne peuvent être identifiés
autrement que comme des adresses
sur un serveur informatique ? C’est également
à un travail ultérieur que nous
devons renvoyer l’examen des incidences
politiques de l’anonymat des
réseaux, qui sont tout aussi prégnantes
dans nos approches : les débats sur la
transparence électronique engagent en
effet largement la question du contrôle
social 1 .
Dans le présent article, nous aborderons
la question essentiellement par
un autre versant, qui est celui des retombées
de ces relations anonymes sur
l’identité subjective. La « virtualisation
» de l’autre dans la relation a en
effet inévitablement un impact en
retour sur le sujet lui-même. L’approche
psychologique de ce jeu sur les identités
apporte ainsi un éclairage sur la
manière dont le lien social est profondément
retravaillé par le développement
des échanges en réseau.
Jochen Gerz, Installation mixed médias, mais les images les plus belles sont invisibles.
1975, Installation Musée d’art moderne, Strasbourg, 1994, détail, Catalogue,
Jochen Gerz. Les images, oeuvres depuis 1969, textes de Roland Recht, Friedemann
Malsch, ed. les Musées de la ville de Strasbourg.
La perte des repères
usuels de
l’identification
En se connectant sur un forum ou un
salon, l’internaute entre en contact, via
les textes qu’il y dépose, avec d’autres
internautes qu’il ne connaît au départ, et
souvent durablement, que par leurs
signatures, lesquelles peuvent n’être que
des pseudonymes. Même quand il dispose
(ce qui n’est pas systématique) de
l’adresse e-mail de son interlocuteur,
celle-ci ne lui fournit pas forcément d’indice,
s’il s’agit d’une boite aux lettres
hébergée sous un nom d’emprunt chez un
fournisseur d’accès Internet.
La question de l’identité se pose donc
à l’utilisateur du Réseau dès les premiers
échanges de messages, sous la forme
d’une interrogation sur l’identité de
l’autre, celui avec qui on communique.
Les deux repères les plus usuels de
l’identification mutuelle, le corps et le
nom, sont ici absents ou incertains. Le
pseudonyme est un nom d’emprunt, et il
préjuge tellement peu du statut social,
de l’âge, et même du genre de l’interlocuteur,
que son ambiguïté fait désormais
partie des « règles du jeu » de ce type de
communication. C’est au point que,
même si quelqu’un participe à un forum
ou un salon sous son prénom ou son nom
réels, ceux-ci seront considérés comme
n’ayant pas plus de valeur ontologique
qu’un pseudonyme.
De même, le corps de l’autre n’est
pas là, qui permet de situer d’emblée
son âge, son genre, son origine géographique
ou ethnique, et faire des hypothèses
sur son statut social, ses styles de
vie, etc. S’agit-il réellement d’un homme
ou d’une femme, est-ce un petit gros ou
un grand maigre, quelle est sa profession,
son âge, sa situation familiale ?
Dans la communication elle-même, à
prédominance écrite, les indices de la
présence sont absents, qui permettent
habituellement de moduler le contenu
de ce qui est dit : timbre de voix,
mimiques, gestuelle.
Dans les mondes virtuels, les techniques
de l’imagerie de synthèse permettent
aujourd’hui de se présenter à
ses interlocuteurs, et de les percevoir,
via un personnage en deux ou trois
dimensions, dont on peut choisir, voire
élaborer, les caractéristiques physiques
et vestimentaires, et qui est doté d’une
■
13
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Patrick Schmoll
Les Je on-line
L’identité du sujet en question sur Internet
14
gamme de mimiques et d’expressions
gestuelles : l’avatar. 2
L’avatar est au corps ce que le pseudonyme
est au nom propre : il réintroduit,
à l’endroit d’une absence, une
entité construite. Rigoureusement, les
interlocuteurs d’un monde virtuel n’ont
aucun moyen de s’assurer que, par
exemple, la splendide créature qu’ils
ont en face d’eux, aux mensurations
relookées numériquement, est effectivement
animée par une femme qui a
dans la réalité le même âge, les mêmes
caractéristiques physiques, ni d’ailleurs
qu’il s’agit réellement d’une femme. La
télévirtualité ne fait qu’introduire
l’écran d’un masque qui, même réaliste,
exprime un principe incontournable
(et d’ailleurs accepté, sinon recherché)
: l’autre peut être n’importe qui.
Communiquer avec d’autres sur Internet,
ce n’est pas les accepter tels qu’ils
sont, mais bien tels qu’ils prétendent
être.
Quand le miroir se
brise
Cette communication évoque un jeu
de miroirs, dans lequel les écrans d’ordinateurs
fonctionnent comme des
glaces sans tain : derrière, on suppose
l’existence d’une personne réelle, qui
nous observe et dont on essaye soi-même
de deviner l’identité. À ce jeu, chacun
devant son écran reste cependant cantonné
du côté de la face réfléchissante,
opacifiée, sur laquelle il projette ses
propres attentes, représentations et fantasmes.
Que se passe-t-il quand le miroir
se brise ? C’est une expérience que fait
également assez vite l’internaute à ses
débuts.
L’histoire de Julie, rapportée par
Ph. Quéau (1993), en est une illustration
désormais classique. Julie se présente
sur le Réseau comme une femme d’une
cinquantaine d’années au grand cœur,
paralysée et tapant sur son clavier avec
une tige fixée sur son front. Très chaleureuse,
elle se fait de nombreuses
amies sur le Réseau, des amitiés qui courent
sur plusieurs années d’échanges
électroniques. Un jour, l’une d’elles, qui
a fait de Julie sa confidente, cherche à
la retrouver dans la réalité et découvre
la vérité : Julie est un psychiatre
homme. Celui-ci, venu sur le Réseau par
hasard, avait pris l’identité d’une femme
■
pour pouvoir échanger avec les participantes.
Surpris par la relation qu’il avait
établie avec ces dernières, et souhaitant
la maintenir et l’approfondir, il avait
décidé de garder cette identité, et pour
éviter les rencontres gênantes, avait
créé l’image de la femme infirme.
Le psychiatre a menti, certes, et on
peut souligner l’élasticité morale permise
par l’anonymat et l’impunité de ce
genre de tromperie. Légitimement, certaines
des anciennes amies de Julie se
sont senties « violées ». L’implication
personnelle dans des relations qui
s’étayent sur du semblant peut déboucher,
quand le virtuel laisse se dévoiler
le réel, sur de telles surprises, avec le
cortège des émotions qui leur sont associées
: déception, inquiétude, colère. En
prenant connaissance d’histoires
comme celles de Julie, dont la presse se
fait parfois obligeamment l’écho sur le
mode «bien pensant», une partie de la
population (en majorité ceux qui n’ont
pas encore essayé Internet) juge ce
type de socialité artificiel, voire pathologique.
On s’inquiète des dérives, de la
perte des repères sociaux habituels,
des risques de détournement, par
exemple par des pédophiles utilisant le
Réseau pour entrer en contact avec des
internautes mineurs.
Chez les internautes eux-mêmes,
l’anonymat est très controversé. D’un
côté, il est revendiqué comme la condition
même de la liberté personnelle à
une époque où les moyens de surveillance
et de contrôle deviennent de
plus en plus sophistiqués. De l’autre, il
est contesté dans ses dévoiements, qui
autorisent anarchie, permissivité et
irresponsabilité. Les deux positions sont
antagoniques et pourtant défendues
parfois par les mêmes personnes, qui
admettent la plupart du temps qu’elles
ne voient pas comment on peut dépasser
la contradiction.
Le Réseau : un
analyseur de la notion
d’identité
L’analyse doit aller plus loin, pour
souligner la spécificité des communications
virtuelles et le manque d’adéquation
des catégories traditionnelles,
notamment morales, à en rendre compte.
On constate alors l’intérêt que présente
l’étude des identités sur le
■
Réseau : Internet est un analyseur qui
révèle, en les distinguant, les différents
niveaux (social, intime, inconscient) de
l’identité individuelle.
Au départ, le « semblant » est la
règle sur le Réseau. Chacun communique
avec des interlocuteurs qui avancent
masqués. Le fait même de communiquer
sur le Réseau implique
l’acceptation de prendre l’autre pour ce
qu’il paraît et non pour ce qu’il est. On
pourrait contester la bienséance d’un
principe social qui fonctionne sur la
base d’identités définies a priori comme
factices, mais le fait est que l’expérience
des espaces de conversation et
d’échanges sur Internet met en question
la pertinence même d’une distinction
entre vraie et fausse identité.
Reprenons l’exemple du cas Julie.
Pour les participantes du forum, la
méprise était totale, et n’a pourtant pas
empêché la poursuite et l’approfondissement
de leur relation avec Julie.
D’une certaine manière, leur relation
avec le personnage de Julie (qui cesse
du coup d’être simplement confondu
avec l’homme qui endossait ce personnage)
fut réelle. Or, ce fait, dont nous
pouvons tous faire l’expérience à des
degrés divers, sur Internet, mais aussi
dans nos relations avec des personnes
qui nous abusent ou sur lesquelles nous
nous trompons nous-mêmes, illustre
essentiellement que, quand nous
entrons en relation avec autrui, c’est toujours
à travers l’image qu’il nous donne
de lui. Le plus couramment, c’est même
avec ce personnage, ce rôle social, que
nous nous contentons de dialoguer : il
nous suffit, nous ne cherchons pas à
atteindre sa vérité au-delà de l’apparence
qu’il nous propose (ses désirs, ses
attentes à lui) parce que nous nous
accommodons très bien de cette image
sur laquelle nous pouvons projeter nos
propres représentations de ce qu’il est
et nos propres attentes.
On peut assimiler les réactions des
ex-amies de Julie à ce que sont nos
propres réactions quand l’autre nous
déçoit. La déception ne porte pas seulement
(et peut-être pas principalement)
sur l’écart entre l’image de l’autre
et la réalité découverte, mais aussi sur
l’écart entre cette image et nos propres
attentes que cette réalité rend subitement
vaines. Tel est le prix que nous
payons de notre propre aliénation aux
images. Apprendre à vivre dans les uni-
vers virtuels impliquera probablement
dans l’avenir, moins de légiférer pour
réduire l’anonymat, que de s’adapter à
une nouvelle culture dont le simulacre,
le jeu des masques, sont une composante
essentielle. Et cette adaptation aux
simulacres devrait principalement
consister à apprendre à ne pas s’y laisser
prendre.
Se prêter au Je :
exprimer toutes ses
personnalités
Pourquoi tant de personnes sont-elles
attirées par ce jeu sur les identités permis
par l’anonymat des réseaux ? Réduire
le problème à sa dimension ludique
n’offre pas de réponse satisfaisante. Il est
vrai que les jeux vidéo on-line et les
espaces de rencontre sont l’un des
principaux secteurs de fréquentation
du Réseau, celui aussi où le phénomène
s’observe le plus régulièrement. Mais
quand un jeu on-line tel que Mankind 3
réunit sur un même site persistant des
dizaines de milliers de joueurs permanents
qui y consacrent régulièrement
plusieurs heures par semaine de leur
temps, c’est la notion même de jeu qui
est interrogée.
L’adoption d’identités multiples n’a
pas pour seul enjeu une manipulation
des autres, mais aussi une manipulation
de soi : à partir du moment où nous nous
prêtons au jeu des permutations entre
des rôles différents, et que nous découvrons
que les autres les acceptent
comme tels, nous découvrons aussi le
plaisir de l’ubiquité, celui de pouvoir
être qui nous voulons, et non plus
seulement qui nous sommes tenus
d’être.
Un exemple : tel participant à un
forum a pris l’habitude d’intervenir sous
deux pseudonymes. Quand on le sait, on
s’en étonne, car les deux personnages
présentés sous ces deux signatures sont
différents, presque antinomiques. Sous
l’un des pseudonymes, il émet des
contributions construites, qui sont
appréciées par le forum pour leur contenu
informatif et la rigueur du raisonnement.
Ses critiques des contributions
des autres participants ne font pas de
concessions, sont souvent tranchées,
mais toujours argumentées. Sous l’autre
pseudonyme, il signe plus rarement des
contributions proposant des contenus, et
■
plus souvent des réactions négatives
aux contributions des autres, dans une
tonalité ironique et caricaturale. La plupart
des participants au forum pensent
qu’il s’agit de deux personnes différentes,
et d’ailleurs l’un des personnages
inspire un respect assez général
au sein de la communauté, tandis que
l’autre suscite régulièrement des réactions
hostiles et de rejet. L’intéressé
continue cependant à jouer les deux
personnages sur le forum, tirant manifestement
un bénéfice personnel du
maintien, aussi bien de l’image positive
de l’un que de l’image négative de
l’autre.
Autre exemple, sur le même forum :
un autre participant signe d’un pseudonyme
qui a été, à l’origine, partagé avec
deux autres personnes. En concertation,
ces trois participants (pratiquant le jeu
de rôle d’aventures par ailleurs) avaient
décidé d’adopter un personnage unique
dont la caractéristique devait précisément
intégrer une composante fortement
schizoïde, sujette à des sautes fantasques
d’humeur. On a donc vu
apparaître sous cette signature, tantôt
des contributions construites proposant
des hypothèses raisonnées de solutions
aux questions posées sur le forum, tantôt
des réactions à la limite de la flagornerie
félicitant d’autres participants
pour leurs contributions, tantôt, et parfois
le même jour, des agressions d’une
violence verbale disproportionnée
contre d’autres contributeurs. Seul l’usage
partagé du pseudonyme était convenu,
ainsi qu’une prédilection à parler de
soi à la troisième personne : les contributions
elles-mêmes n’étaient pas
concertées et étaient en fait pour le lecteur...
déconcertantes. Autant dire que
l’effet recherché, l’image d’un brillant
psychotique, fut atteint.
Il n’est pas indifférent que dans ces
deux exemples les personnes aient eu
antérieurement une expérience du jeu
de rôles d’aventures. C’est le cas
d’ailleurs de nombre d’internautes, qui
choisissent souvent des pseudonymes
évoquant les univers fantastiques des
livres de fiction ou des séries télévisées.
L’adoption d’identités multiples sur le
Réseau prolonge dans certains cas une
expérience antérieure de ce type de
jeu, ou bien d’une pratique du théâtre.
Pour ceux qui jouent intentionnellement
différents personnages sur Internet,
le jeu exprime parfois une
démarche personnelle explicite, voire
une position philosophique ou morale
plus ou moins élaborée, qu’on peut résumer
ainsi : le fait de jouer différents personnages
permet d’exprimer toutes les
facettes de sa personnalité, alors que la
vie quotidienne oblige à n’en retenir
qu’une seule et donc à se couper des
autres qui sont pourtant des parties
tout aussi légitimes de soi. Au lieu d’une
vie monotone et contrainte par les
cadres de la vie réelle, on vit ainsi
l’aventure d’expériences plus diversifiées,
et on est intérieurement plus riche
de cette diversité.
Les réseaux offrent la possibilité de
vivre quotidiennement, quand on le
peut ou quand on le veut, avec les premiers
venus rencontrés quand on se
connecte, une expérience personnelle
qui n’était permise jusque là que dans
les cadres contractuellement et temporellement
limités d’une pratique du
théâtre ou du jeu de rôles d’aventures,
ou d’une thérapie de groupe de type
psychodrame.
Tout le monde ne déguise pas systématiquement
et intentionnellement son
identité sur le Réseau. Par contre, nombreux
sont ceux qui, tout en s’exprimant
sans élaborer un personnage, ne peuvent
éviter d’être différents dans une
communication écrite de ce qu’ils sont
dans une communication directe, en raison
de la sélection que le mode de communication
les conduit à effectuer :
écrire implique d’utiliser une communication
à prédominance verbale, le
temps mis à rédiger oblige à faire des
choix, et l’écriture permet une expression
de soi plus construite que la communication
spontanée.
Même sans jouer de rôles, chacun
peut faire sur le Réseau cette expérience
particulière qui est d’obtenir des
autres des réactions individuelles et
mêmes collectives qui ne sont pas les
mêmes que celles que nous obtenons
dans notre environnement quotidien :
nous sommes reconnus à une toute autre
place, et ce faisant, nous découvrons que
pour d’autres gens, nous pouvons être
quelqu’un d’autre.
Le jeu de masques est donc plus ou
moins généralement accepté par tous,
que ce soit comme une contrainte inévitable
ou comme un des attraits, précisément,
du Réseau. De ce point de vue,
les mobiles sont extrêmement divers :
possibilité de surmonter sa timidité,
15
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Patrick Schmoll
Les Je on-line
L’identité du sujet en question sur Internet
16
préservation de l’intimité, plaisir de
jouer des versants habituellement
cachés de sa personnalité, plaisir de
tromper les représentations et les
attentes de l’autre. On se prête au jeu
parce qu’on admet partager ces mêmes
mobiles, ou pour partir à la recherche de
l’identité cachée de l’autre. Dans des cas
extrêmes, délictueux et/ou pathologiques,
l’identité peut être déguisée en
vue d’abuser autrui, mais dans la majorité
des cas, ces mobiles semblent bien
avoir en commun la passion inscrite
dans l’humain pour les jeux de miroirs
et de cache-cache qui impliquent la circulation
des regards croisés de l’autre et
de soi-même.
Les pièges de la
fascination
Ces jeux de regards conduisent à ce
que, du jeu délibéré et relativement distancié
avec de multiples personnages,
on obtienne un bénéfice tel dans le
retour du regard des autres qu’on puisse
en rester partiellement captif. Cette
capture dans l’imaginaire des réseaux,
dans le sentiment idyllique de faire partie
d’une communauté ou dans l’émotion
du jeu collectif, est à l’origine des phénomènes
de cyberdépendance, qui sont
eux aussi fréquemment évoqués à propos
d’Internet : l’internaute est «happé»
par son écran et ne compte pas le temps
qu’il passe à « surfer ». On compare
cette dépendance à celle expérimentée
devant la télévision ou les jeux vidéo.
Mais elle est aussi étroitement liée à la
possibilité qu’offre le Réseau de réaliser
rapidement des contacts aisés, nombreux,
peu impliquant, avec des personnes
situées à des distances importantes.
Cette forme de dépendance n’est
donc pas du même type que la dépendance
toxicomaniaque à un produit.
Elle est une dépendance à la relation, qui
est en fait consubstantielle à tout être
humain.
Une autre caractéristique dont
presque tout le monde fait l’expérience
dans la pratique de la messagerie électronique
ou des forums, est celle d’une
absence presque complète de contrainte
à s’exprimer. L’autre est abordé
comme un interlocuteur a priori disponible,
dans une relation de parité, voire
de proximité. Les conventions d’écriture
épistolaire n’ont pas cours dans les
■
messages e-mail : le « Cher Monsieur.. »
et le « Je vous prie d’agréer... » cèdent
d’emblée la place à un « Bonjour » et à
un « Cordialement ». Le tutoiement est
de règle dans les « chats » et les forums
ludiques.
Sur Internet « tout le monde il est
beau, tout le monde il est gentil ». Les
participants à un espace de discussion
sur le Réseau sont habituellement plus
généreux et disponibles en matière d’aide
et d’information qu’ils ne le sont
jamais dans leur vie courante. D’un
autre côté, ils peuvent être tout aussi
brutalement critiques et négatifs, dénigrer,
être insultants voire verbalement
violents à l’égard de participants individuellement
ou de l’ensemble du
groupe. La même personne (tous les
internautes ont fait un jour cette expérience
à leurs dépens) peut être encensée
un jour et traitée pis que pendre le
lendemain, et parfois par les mêmes
participants.
Robert M.Young, psychanalyste et luimême
internaute, voit dans ce phénomène
la mise en jeu de processus primitifs 4 ,et
détaille les paramètres de la communication
électronique qui contribuent à le
provoquer :
1. L’illusion d’une communication
directe. Plusieurs facteurs contribuent à
cette illusion :
- L’instantanéité des messages qui,
aussitôt écrits, sont aussitôt envoyés
et aussitôt lus, alors que le destinataire
peut être à des milliers de kilomètres.
Cette instantanéité crée
l’illusion de la proximité et fait
oublier qu’il s’agit d’une communication
écrite et à distance, par l’intermédiaire
de messages. L’échange
par messagerie électronique est ainsi
psychologiquement plus proche
d’une communication directe que
d’un échange épistolaire.
- La dématérialisation des messages
renforce cette impression : pas de
papier à lettre que l’on plie pour le
mettre dans une enveloppe, sur
laquelle on colle un timbre avant de
la porter à une boite aux lettres dans
laquelle on l’introduit.
- La disparition rapide de la plupart
des traces de l’écrit confirme les correspondants
dans l’illusion que cette
communication est plus proche de
l’échange verbal, qui ne laisse pas
d’autre trace que dans leur mémoire.
En effet, la plupart des interlocuteurs
effacent la très grande majorité
des messages qu’ils reçoivent pour
libérer leurs archives. Ils en infèrent
que les messages qu’eux-mêmes
envoient suivent statistiquement le
même destin chez leurs destinataires.
Ce faisant, ils oublient que, contrairement
à l’échange verbal courant,
leurs messages peuvent néanmoins
être archivés. De fait, eux-mêmes jettent
peut-être 99% des messages
reçus, mais s’ils n’en gardent qu’1%,
c’est que ce 1% représente 99% de
qui compte pour eux. Leurs interlocuteurs
en font autant.
2. Une communication directe mais
en l’absence des indices de la présence.
C’est selon Young le facteur principal
d’encouragement des processus primitifs.
La communication électronique
n’est qu’illusoirement une communication
directe car elle s’établit en l’absence
des réactions physiques de l’autre,
de son visage, des indices de sa présence.
Il ne s’agit pas d’une conversation en
face à face, même dans l’IRC en temps
réel, parce qu’il n’y pas de contact
visuel. Il n’y a même pas, comme au téléphone,
les indices de la voix, les nuances
de l’intonation qui permettent habituellement
de préciser le sens et de corriger
les ambiguïtés. Les interlocuteurs
compensent cette absence d’indices de
la présence en introduisant des « emoticons
» ou « smileys » (☺, ☹) pour
essayer de donner la tonalité d’une
phrase ou d’un message. Mais en réalité
la communication joue de cette
absence physique de l’autre réel et en
tire ses caractéristiques les plus
spécifiques.
Les interlocuteurs peuvent dire des
choses qu’il auraient certainement hésité
à dire au téléphone ou à écrire dans
une lettre, essentiellement, pense
Young, parce qu’ils le ressentent comme
si ça se passait dans leur tête. Le dialogue
avec l’autre est proche d’un dialogue
intérieur avec un autre figuré, virtuel.
La possibilité de préparer notre
message, de le corriger, de le peaufiner,
le rapproche des modes de dialogue
intérieur que nous pratiquons dans nos
rêveries diurnes, quand nous nous imaginons
avoir la conversation idéale avec
les partenaires objets de nos désirs et de
nos haines : celle dans laquelle nous
arrivons à dire les mots justes, et à tenir
les discours qui ne bégaient pas, ne
cherchent pas péniblement leur fil, ne
sont pas interrompus par l’autre. L’interlocuteur
est réel, ce qui donne sa
force à cet échange par rapport à un dialogue
simplement fantasmé, mais il est
désincarné, et sert ainsi de support aux
représentations projectives que nous
avons de l’autre idéal. D’autant plus
quand, cas d’un forum, nous ignorons
tout de lui et qu’étant nous mêmes anonymes
nous l’empêchons de répondre
adéquatement puisqu’il ignore tout de
nous.
Les participants d’un forum, d’un
salon ou d’un monde virtuel 3D font
donc l’expérience d’une réalité et d’une
intimité fragiles. On admet fréquemment
être davantage soi-même, moins
inhibé, faire l’expérience d’un retour
plus chaleureux des autres quand on
communique sur le Réseau que quand
on échange avec les autres par d’autres
moyens de communication, y compris
technologiquement élaborés. Même la
violence des réponses négatives est
acceptée comme un prix à payer et ne
décourage pas ceux qui en sont les destinataires
de poursuivre leur participation
à ce qui, du fait notamment de cette
constance, devient progressivement une
communauté.
Dissociation
des identités et
recomposition de soi
Quels sont les effets subjectifs, tant
du jeu que nous pouvons jouer de différents
personnages, que de ces processus
primitifs dont nous sommes à notre
tour les jouets ?
Sherry Turkle (1995), plus optimiste
que Young sur ce point, pense que l’implication
personnelle dans cette forme
de communication est l’objet d’une élaboration
contrôlée permise par le passage
par l’écrit et l’anonymat. Quand ils
estiment être « davantage eux-mêmes »,
les participants expriment en fait qu’ils
donnent d’eux-mêmes une image davantage
conforme à ce qu’ils pensent être. Ils
livrent ainsi une partie sélective de leur
moi, qui peut même être un moi plus ou
moins sciemment falsifié, déviant ou
idéalisé. L’authenticité à laquelle ils
prétendent, et qu’ils ressentent sans
doute, porte donc sur une partie seulement
d’eux-mêmes, qui n’est une expression
fidèle de ce qu’il sont que pour
autant qu’ils s’y impliquent de bonne
■
foi, et qui n’est de toutes façons que partiellement
« vraie » ou « authentique ».
L’identité présentée sur le réseau a en
quelque sorte, par rapport au moi du
sujet, la qualité, certes représentative,
mais partielle, d’un échantillon de soimême.
L’illusion est créée par le fait que
la partie étant prise pour le tout, le climat
intime de la relation fait penser que
cette version sélective et contrôlée du
moi est le moi réel et exprime la vérité
du sujet.
La fascination qu’exercent les
mondes virtuels vient de ce que nous
avons le sentiment de les habiter réellement.
Quelque chose s’y passe, les
événements qui s’y déroulent jouent
un rôle effectif dans la vie des gens qui
en font l’expérience. D’un autre côté, le
caractère fictif de ces univers ne leur
échappe pas. L’épreuve du miroir
débouche sur des questions paradoxales
: ces sentiments que j’éprouve,
sympathie, amitié, pour des interlocuteurs
virtuels que peut-être je ne rencontrerai
jamais, quelle consistance ontils
? Ne sont-ils pas que des projections
de ma part, ne sont-ils pas virtuels euxmêmes
? Et ne suis-je pas virtuel moimême
? Si j’ai la possibilité d’être plusieurs
personnes différentes pour des
interlocuteurs qui les acceptent comme
telles, qu’en est-il de la personne que,
dans la réalité quotidienne, mon entourage
habituel et moi-même considérons
comme la « vraie » ?
Reprenons une dernière fois le cas
Julie : le psychiatre lui-même n’est sans
doute pas sorti indemne de cette expérience.
Il a tenu ce rôle de Julie durablement
dans le temps, sans que le subterfuge
soit éventé. Il est exclu que cela
ait pu se faire sur plusieurs années si sa
relation à son personnage était complètement
distanciée et artificielle. Soit ce
jeu lui a permis d’exprimer une composante
féminine de sa personnalité, suffisamment
partie de lui-même pour
imposer cette expression au quotidien.
Soit, même si cette identité était artificielle
au départ, le jeu n’a pu avoir
comme effet sur une telle durée que de
la rendre progressivement naturelle,
d’en imprégner l’être du psychiatre.
Dans les deux cas de figure, peut-on
encore dire que l’homme n’a fait que se
déguiser et mentir sur son identité ? Ou
doit-on admettre la possibilité que ce
jeu aussi faisait partie de sa vérité, ou
tout au moins que cette identité
construite n’était pas plus feinte ou
simulée par rapport à sa vérité que ne
l’est son identité dite « réelle », en fait
son identité « de base », celle imposée
par son sexe biologique, son éducation
et sa trajectoire socio-professionnelle de
psychiatre mâle ? Il a sans doute glissé
dans cette identité sans vraiment évaluer
la portée morale du processus, les
réponses de ses interlocutrices lui renvoyant
une image de lui-même positive,
à laquelle se conformait sa propre attitude
d’une femme à l’écoute des autres,
respectueuse et discrète en tant que
confidente.
Le rapprochement avec la transexualité
ou le transformisme s’impose,
mais il est sans doute plus exact de dire
que le jeu de rôle permanent sur le
Réseau permet l’expression par un
même sujet de multiples identités
sociales qui ont sur lui-même un effet
opérant parce qu’elles expriment en
partie ce qu’il est effectivement. Ces
identités sont de ce point de vue toutes,
dans des proportions incertaines,
authentiques et factices, vraies et
fausses. L’éclatement de l’identité sociale
habituelle entre de multiples identités
partielles a donc un effet en retour
de recomposition de l’identité subjective.
Et la pertinence de l’idée « d’authenticité
», celle d’un sujet « vrai »,
paradigme de plusieurs courants en psychologie,
est ici clairement mise en
question.
Effets constructifs
et délétères
La pratique du Réseau introduit
subrepticement l’expérience subjective
d’une coupure à l’intérieur de soi,
entre la représentation que nous avons
de nous-même et le lieu étrange d’où
nous construisons et observons cette
représentation. Expérience inquiétante,
car elle conduit à se demander si notre
être profond n’est pas qu’un vide à l’intérieur
d’une coquille de personnages
que nous jouons aux autres pour nous
donner l’impression d’exister…
Pour certaines personnes, la pratique
d’Internet peut avoir un effet d’interprétation,
produire un travail de recomposition
de l’identité subjective comparable
à ce qui se passe dans les jeux de
rôles thérapeutiques ou ludiques, ou
dans la pratique du théâtre. Le ressort
■
17
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Patrick Schmoll
Les Je on-line
L’identité du sujet en question sur Internet
18
du processus nous semble résider dans
la découverte et l’acceptation de la coupure
existant en chacun d’entre nous
entre nos rôles sociaux, notre moi intime
dont l’accès nous est réservé, et une partie
obscure que nous-mêmes ne pouvons
atteindre, ni complètement, ni
directement, mais à laquelle ces jeux
donnent une occasion de s’exprimer. Le
fait de pouvoir en jouer est sans doute
un des indices que notre santé mentale
est préservée dans l’affaire.
Pour d’autres personnes, ces mêmes
processus peuvent avoir des effets au
contraire décompensateurs parce que la
fascination est telle que l’idéalisation
du moi et de l’autre empêche la remise
en cause de la fiction : le maintien de
celle-ci apporte davantage de bénéfices
psychologiques que la reconnaissance
de la réalité.
Parfois, le miroir brisé provoque une
souffrance, suivi d’un deuil qui permet
d’assumer le côté salutaire de l’expérience.
Les passions existent sur le
Réseau : on y tombe amoureux de personnes
dont on ne connaît même pas le
visage. Ce sont de belles histoires, parfois
des histoires tristes. Sont-elles
pathologiques ? C’est ce que pense le
plus souvent le public qui n’a pas encore
fait ses premier pas dans cet univers,
quand il en entend parler. Et les intéressés
eux-mêmes ne manquent pas de
se poser plus d’une fois la question :
« qu’est-ce qui m’arrive ? » Mais n’estce
pas de toutes façons le propre de la
passion que d’être vécue comme une
folie qui s’empare de nous là où nous ne
l’attendions pas et que nous ne maîtrisons
pas ? Quand on tombe amoureux,
même dans la réalité, on est bien embarrassé
de définir ce qui, dans la rencontre
avec l’autre, a allumé l’étincelle.
Il n’y a donc rien d’invraisemblable à
tomber amoureux sur le Réseau comme
dans la réalité. Au contraire, d’une certaine
façon, une passion qui naît d’un
échange au départ désincarné, fait de
messages où s’expriment par les mots
les aspirations, les valeurs, les problèmes
de chacun, se nourrit manifestement
à la source de ce qu’il y a de plus
spirituel dans l’humain.
Parfois aussi, dans des cas que la
presse se plaît à monter en épingle, on
ne revient pas de ce voyage aux confins.
Les caractéristiques du Réseau rendent
ce dernier particulièrement attractif
pour des personnes timides, voire schizoïdes,
avec des conséquences dont
Young souligne les risques en évoquant
un cas dont il a fait l’expérience, celui
du forum Netdynamics, au sein duquel
un débat sur la légitimité même du
forum avait conduit au suicide de son
coordinateur 5 .
Conclusion
La pratique des réseaux nous expose
à cette prise de conscience existentielle :
je ne suis pas là où l’autre me regarde.
Mais alors, où suis-je ? Ou que suis-je ?
Cette dernière question reste ouverte,
parce qu’elle se nourrit du paradoxe
qu’on n’y pourrait répondre que d’un
lieu où l’on ne serait plus. Ce n’est certainement
pas un hasard que la vision
que nous offrent de ce nouveau monde,
tant les auteurs de science-fiction que
ceux qui y participent déjà, fasse régulièrement
une place aux pratiques et aux
philosophies orientales qui se sont frottées
à la question du vide intérieur 6 :
répondre à la question de la vérité sur
son identité propre semble n’être possible
logiquement que dans la folie ou la
mort, ou bien dans l’expérience du sacré
et de la transcendance.
L’intérêt du monde nouveau
qu’ouvre le Réseau n’est pas tant dans
la réponse à cette question que dans le
fait de permettre à ses participants de
la poser. Nul doute que si la pratique
régulière d’Internet oblige l’internaute
à une remise en question personnelle, à
une interrogation sur soi et sur l’autre,
les effets d’une généralisation de l’accès
seront divers, négatifs ou positifs, mais
seront de toute façon ceux d’une profonde
révolution culturelle et morale.
Avec certains visionnaires, on doit
même admettre que c’est peut-être un
seuil qui est en train d’être franchi dans
l’évolution de l’humanité, ou plus précisément
dans ce qu’il faudra désormais
définir comme l’être humain.
■
Bibliographie
• BRETON Ph., Le culte de l’Internet.
Une menace pour le lien social ?, Paris,
La Découverte, 2000.
• CURTIS P. & NICHOLS D.A., MUDs
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Real World. Palo Alto, California,
Xerox PARC, 1993.
• LEVY P., Les technologies de l’intelligence.
L’avenir de la pensée à l’ère
informatique, Paris, La Découverte,
1990.
• LEVY P., L’intelligence collective. Vers
une anthropologie du cyberespace,
Paris, La Découverte, 1994.
• LEVY P., World philosophie. Le marché,
le cyberespace, la conscience, Paris,
Odile Jacob, 2000.
• McLUHAN M., Pour comprendre les
médias, Paris, Meme/Seuil, 1968.
• QUEAU Ph., Le virtuel, vertus et vertiges,
Paris, Champ Vallon, INA, 1993.
• ROSNAY (de) J., L’homme symbiotique,
Paris, Seuil, 1995.
Notes
1. Pour une approche de la question
de la transparence en tant que
telle, on se reportera cependant
utilement à l’article d’André
Petitat dans ce même numéro.
2. On doit le terme d’avatar pris dans
cette acception à l’auteur de science-fiction
Neal Stephenson (1992).
La communauté des infographistes
a repris et popularisé le terme, qui
est, il faut le dire, particulièrement
bien choisi, si on se réfère à sa
signification dans son contexte culturel
d’origine. Dans l’hindouisme,
l’avatar désigne l’une des multiples
incarnations de Vishnu
quand celui-ci se manifeste dans le
monde. Krishna est l’un des plus
connus de ces avatars de la divinité.
Appliqué aux mondes virtuels,
le terme est évocateur du sentiment
de puissance magique que
procure la possibilité de changer
indéfiniment d’enveloppe corporelle.
Il évoque également l’idée
que l’enveloppe corporelle choisie
par la divinité est forcément moins
parfaite que la divinité elle-même.
C’est une représentation partielle.
Porteuse d’une condensation des
■
■
• SCHMOLL P., Les espaces textuels
partagés. Nouvelles formes d’écriture,
nouvelles formes de communication,
in Buridant C., Kleiber G. & Pellat
J-Ch. (eds), Par monts et par vaux :
itinéraires linguistiques et grammaticaux.
Mélanges de linguistique générale
et française offerts à Martin Riegel,
Leuven-Paris, Peeters, 2000 (sous
presse).
• Sociétés, n° 51, « Technosocialités »,
Paris, Dunod, 1996.
• Sociétés, n° 59, « Technocommunautés
», Paris-Bruxelles, de Boeck Université,
1998.
• Sociétés, n° 68, « Technoliens », Paris-
Bruxelles, de Boeck Université, 2000.
• TURKLE S., Life on the Screen : Identity
in the Age of the Internet, New-
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• ULRICH Ph., La guerre entre l’ordinateur
et l’homme a commencé.
Entretien avec Philippe Ulrich, Transfert,
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théorie critique des nouveaux médias,
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• YOUNG R.M., Primitive Processes
on the Internet, unpubl. paper,
THERIP conference, April 1996
(http://www.shef.ac.uk/~psysc/staff/r
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• YOUNG R.M., NETDYNAM: Some
parameters of Virtual Reality, unpubl.
paper, annual conference of the
International Society for the Psychoanalytic
Study of Organizations
(ISPSO), New-York, 14 June 1996
(http://www.shef.ac.uk/~psysc/staff/r
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Romans
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trad fr. La cité des permutants, Paris,
Laffont, 1996.
• GIBSON W., Neuromancien, trad. fr.
1998, Paris, La Découverte.
• STEPHENSON N., Snow Crash, 1992.
Trad. fr. Le samouraï virtuel, Paris,
Laffont, 1996.
qualités de l’original, elle est un
ambassadeur représentatif. Mais
elle est insuffisante, on peut aussi,
au besoin, nier cette représentativité
et sacrifier l’avatar. Enfin,
l’avatar évoque également toute la
tromperie dont peuvent être porteuses
les images, ce qui est
d’ailleurs précisément un des paramètres
de la puissance magique de
Vishnu : la maya, énergie créatrice
qui donne vie et identité aux
choses, mais qui, ce faisant, jette
un voile d’illusion qui masque leur
nature réelle qui est d’éternité et
d’indifférence. Par cet aspect
d’énergie vitale, on pourrait aussi
rapprocher la maya de la virtus des
Romains, qui a donné le mot virtuel.
3. Jeu vidéo on-line développé par
Vibes (http://www.vibes.net/)
4. Ce que la psychanalyse désigne
plus rigoureusement par «processus
primaires», plutôt que «primitifs»
: qui caractérisent le système
inconscient, alors que les processus
secondaires caractérisent le
système préconscient-conscient.
L’opposition est corrélative de
celle entre principe de plaisir et
principe de réalité. Les processus
primaires sont marqués par une
recherche directe du plaisir, l’énergie
psychique passant sans entrave
d’une représentation à une autre
et investissant préférentiellement
les représentations attachées aux
expériences de satisfaction constitutives
du désir. Dans les processus
secondaires, l’énergie est «liée» et
s’écoule de façon contrôlée, les
représentations sont investies de
façon plus stable, la satisfaction
est ajournée. Cf. J. Laplanche et
J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
Paris, PUF, 1967.
5. On apprit par la suite que celui-ci
était une personne seule, que
d’ailleurs aucun des participants
ne connaissait personnellement : il
avait perdu son emploi quelques
temps auparavant, n’avait nulle
part où aller, était rejeté pas son
ex-femme et par son père, et était
confiné sur Internet, sans autre
cercle de connaissances. La coordination
du forum représentait
manifestement pour lui sa principale
ouverture au monde à ce
moment-là, et la remise en cause
du sens du forum, y compris par
lui-même (il avait participé au
débat) avait dû rompre cette équilibre
fragile.
6. Voir le livre de Ph. Breton, Le culte
de l’Internet (2000).
19
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

DAVID LE BRETON
David Le Breton
La délivrance du corps. Internet ou le monde sans mal
20
La délivrance du corps
Internet ou le monde
sans mal
DAVID LE BRETON
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
L
La fin du corps
e corps est perçu par certains
enthousiastes des nouvelles technologies
comme un indigne vestige
archéologique amené à disparaître
prochainement. 1 Il se mue en membre
surnuméraire, en entrave à l’émergence
d’une humanité (que certains appellent
déjà une posthumanité) enfin parvenue
à se défaire de toutes ses entraves,
dont la plus cuisante est le fardeau du
corps. Ces nouveaux gnostiques dissocient
le sujet de sa chair périssable et
veulent l’immatérialiser au bénéfice
de l’esprit, seule composante digne d’intérêt.
Anachronique, le corps doit disparaître
bientôt afin de permettre l’accès
à une humanité glorieuse enfin
délivrée de cette « viande » qui l’enracine
au monde. Dans Neuromancien,
livre culte de la cyberculture, Case,
coupable d’avoir dissimulé des données
à ses employeurs est expulsé de la
Matrice (le cyberspace) et condamné à
son corps. « Pour Case, qui n’avait vécu
que pour l’exultation désincarnée du
cyberspace, ce fut la Chute. Dans les
bars qu’il fréquentait du temps de sa
gloire, l’attitude élitiste exigeait un
certain mépris de la chair. Le corps,
c’était de la viande. Case était tombé
dans la prison de sa propre chair». 2 La
connexion retrouvée avec la Matrice
procure la félicité à Case redevenu pure
conscience. Ce dernier n’a d’existence
réelle que dans le cyberspace, là seulement
il est sujet à part entière. Sa
quête est favorisée par un ancien pirate
informatique mort, mais dont l’esprit
est toujours vivant, synthétisé au sein
de l’ordinateur.
■
Le corps n’est plus une frontière
identitaire, mais une trace laissée dans
l’espace. La réduction du corps à la
« viande » (meat) revient dans Mondo
2000 pour qui « cette expression communique
la frustration que les usagers
de l’indéfiniment extensible infosphère
éprouvent face aux limitations imposées
à leur esprit vagabond par les exigences
du corps ». Ce terme péjoratif
pour désigner le corps vient naturellement
sous la plume d’un théoricien
majeur de la pensée artificielle, Minsky,
mais appliquée cette fois au cerveau
(a meat machine). Branchés sur le
cyberspace les corps se dissolvent.
« Suspendu dans l’univers de l’ordinateur,
dit Heim, le cybernaute quitte la
prison du corps et entre dans un monde
de sensations digitales 3 ». Le voyageur
de l’infosphère ne se sent plus attaché
à un corps physique, il mène des explorations
successives sous des identités
souvent différentes dans un monde
immatériel. Quels que soient son âge,
son sexe, même s’il est malade ou handicapé,
il est libre de se mouvoir à sa
guise et selon sa compétence dans un
univers de données. Son corps physique
n’est, au regard de ses multiples corps
virtuels, qu’un port d’attache, une
nécessité anthropologique dont il se
passerait volontiers. Le corps électronique
atteint la perfection, loin de la
maladie, de la mort, du handicap. Il réalise
le paradis sur terre d’un monde
sans épaisseur de chair, virevoltant
dans l’espace et le temps de manière
angélique sans que la pesanteur de la
matière entrave son avancée. Comme
l’eau se mêle à l’eau, la chair électronique
se dissout dans un univers de don-
nées que rien n’arrête. Le Net est devenu
la chair et le système nerveux de
ceux qui ne peuvent plus s’en passer et
qui n’éprouvent que dépit face à leur
ancien corps qui ne cesse de leur coller
pourtant à la peau.
Une communauté virtuelle américaine,
les extropiens (ceux qui sont
hors de l’entropie) veulent prolonger à
l’infini leur existence grâce au perfectionnement
des techniques. S’ils meurent
malgré leurs efforts d’immortalité
leurs dépouilles sont placées en hibernation
en attendant que l’on découvre
une manière de soigner leurs maux et
de les ramener à la vie. Ils travaillent à
la possibilité de transférer leurs esprits
dans le réseau afin de s’affranchir définitivement
du corps et de mener une
vie virtuelle et éternelle. Pour son théoricien
D. Ross, il « suffit » de construire
dans un programme d’ordinateur
chaque neurone et chaque synapse d’un
cerveau particulier pour que le transfert
s’effectue entre l’esprit, avec toute
sa mémoire, et l’ordinateur, laissant le
corps à l’abandon. L’homme ne valant
que pour son cerveau la dissolution du
corps ne change rien à son identité,
mais elle délivre l’extropien de son
poids possible de maladies, d’accidents
ou de mort. S’il s’ennuie dans le cyberspace,
il a le loisir de revenir en arrière
en se faisant « simplement » reconstruire
un nouveau corps, à partir de son
ADN, ou d’un autre corps, mais également
par clonage et dans lequel on
rechargera son esprit.
G. J. Sussman, professeur au MIT, se
lamente de ne pas gagner d’emblée
l’immortalité qui lui parait techniquement
si proche. Il rêve de se débarrasser
de son corps et de s’affranchir ainsi
de la mort : « Si vous pouvez faire une
machine qui contienne votre esprit,
alors la machine est vous même. Que le
diable emporte le corps physique, il
est sans intérêt. Maintenant une machine
peut durer éternellement. Même si
elle s’arrête vous pouvez toujours vous
replier dans une disquette et vous
recharger dans une autre machine. Nous
voudrions tous être immortels. Je crains
malheureusement que nous ne soyons la
dernière génération à mourir ». 4 L’imaginaire
millénariste de délivrance du
corps grâce à l’ordinateur est largement
partagé. Nous n’en donnons ici
qu’une poignée d’exemples. R Jastrow,
chercheur dans le domaine spatial,
Mark Kostabi, Sanctuary 2000, Huile/toile, 40/30 inchesextr. Flash Art 33,
n 0 215, Nov-Dec.2000
pense que « le cerveau humain, intégré
à un ordinateur, est libéré de sa chair
mortelle. Connecté à des caméras, à des
instruments, le cerveau voit, sent et
répond à des stimuli. Il contrôle sa
propre destinée. La machine est son
corps; il est l’esprit de la machine.
L’union de l’esprit et de la machine crée
une nouvelle forme d’existence pour
l’homme à venir ». 5
Minsky pousse à son terme sa mystique
de l’Intelligence Artificielle et
son mépris du corps, il prend déjà date
pour le téléchargement de l’« esprit »
dans l’ordinateur : « L’idée de mourir
après avoir accumulé suffisamment
pour résoudre un problème est désolante.
Sans parler d’immortalité, même
cinq cents ans de vie supplémentaire,
pourquoi pas ? Et il n’y a pas de raison
que le système tombe en panne si vous
utilisez une bonne technologie car vous
pouvez remplacer chaque partie... En
outre vous pourriez faire deux copies
de vous-même si l’une ne marchait plus.
Peut-être même envoyer de multiples
copies de vous-mêmes vivre différentes
vie ». Minsky a d’ailleurs écrit en collaboration
avec H. Harrison un roman
d’anticipation The Turing option (1992)
où il imagine une société où les
hommes peuvent télécharger leur
esprit dans l’ordinateur, la « société des
esprits » à laquelle il rêve. Le plasticien
Stelarc considère le corps comme
obsolète au sein de l’environnement
technologique contemporain. A ses
yeux, le corps a perdu toute utilité,
relayé par des machines plus performantes
dans la plupart de ses fonc-
21

David Le Breton
La délivrance du corps. Internet ou le monde sans mal
22
tions. Il est désormais un obstacle à la
réception des myriades d’informations
qui s’imposent aujourd’hui à la
connaissance de l’homme : « Il est
temps de se demander si un bipède,
avec un corps respirant, battant, avec
une vision binoculaire et un cerveau de
1400 cm3 est encore une forme biologique
adéquate. L’espèce humaine a
créé un environnement technique et
informatif qu’il n’est plus en mesure de
suivre. D’un côté, il est écrasé par la
vitesse, la précision et le pouvoir de la
technologie, et, de l’autre, il est submergé
par la quantité et la complexité
d’informations accumulées ». 6 Un corps
plus à la hauteur, selon lui, des défis
contemporain ne peut être qu’une
structure bionique indifférente aux
anciennes formes humaines. Si
l’ordinateur est un lieu infiniment propice
pour abriter l’esprit, il est également
promu au rang de corps glorieux,
de délivrance d’un monde biologiquement
impur. Leary envisage une immersion
de l’homme, enfin dépourvu de
corps, à l’intérieur même de la machine.
Ils prennent congé des anciennes
formes d’humanité, dépassées selon
eux par les progrès techniques : « Dans
un avenir proche, l’homme tel que nous
le connaissons aujourd’hui, cette créature
périssable, ne sera plus qu’une
simple curiosité historique, une
relique, un point ridicule perdu au
milieu d’une inimaginable diversité de
formes. Si l’envie leur en prend, des
individus ou des groupes d’aventuriers
pourront ré-endosser cette prison de
chair et de sang que la science se fera
un plaisir de reconstruire à leur
attention » 7 .
Pour H. Moravec, spécialiste de la
robotique, l’obsolescence du corps
humain est un fait acquis, la tâche première
consiste à se débarrasser de la
chair superflue qui limite le déploiement
technologique d’une humanité en
pleine métamorphose. « Dans l’état
actuel des choses, écrit-il, nous sommes
d’infortunés hybrides, mi-biologiques
mi-culturels : beaucoup de traits naturels
ne correspondent pas aux inventions
de notre esprit. Notre esprit et nos
gènes partagent peut-être des objectifs
communs au cours de notre vie. Mais le
temps et l’énergie consacrés à l’acquisition,
au développement et à la diffusion
des idées contrastent avec les
efforts consacrés à l’entretien de nos
corps et à la production d’une nouvelle
génération 8 ». Le corps ruine une large
part des efforts de l’esprit. En outre la
mort survient un jour et anéantit en un
instant ces efforts. Nous entrons, selon
Moravec, dans une ère « postbiologique
», le monde verra bientôt le
triomphe de robots pensants, infiniment
complexes et efficaces qui ne se
distingueront plus de l’humanité courante
sinon par leur perfection technique
et leur abandon du corps. « C’est
un monde dans lequel le genre humain
sera balayé par une mutation culturelle
et détrôné par sa propre progéniture
artificielle » (p. 7). Certes, les machines
contemporaines sont encore en enfance,
élémentaires, elles exigent bien des
affinements avant d’atteindre ce niveau
ultime faisant de l’homme biologique
une créature définitivement obsolète.
« Mais, dit Moravec, dès le siècle
prochain elles deviendront des entités
aussi complexes que nous-mêmes, puis
bientôt elles transcenderont tout ce que
nous connaissons... Délivrés des pesantes
contraintes de l’évolution biologique,
ces enfants de notre esprit pourront se
mesurer aux grands défis de l’univers...
ils iront chercher fortune pour leur
propre compte, tandis que nous, leurs
vieux parents, nous nous éteindrons doucement
» (p. 8). Ces machines intelligentes
et autonomes sauront pourvoir à
leur entretien, à leur perfectionnement,
à leur reproduction, en toute indifférence
à une humanité vouée à la désuétude.
« Notre ADN se retrouvera au chômage
: il aura perdu la course à
l’évolution au profit d’une nouvelle
forme de compétition » (p. 9).
Le développement de la machine est
précisément pour Moravec le salut de
l’humanité. Il prend Descartes à la lettre
en dissociant de manière radicale le
corps et l’esprit et en vouant le premier
à n’être que la machine indifférente
recelant le second. De même que des
données informatisées passent sans difficultés
d’un ordinateur à l’autre, nous
arriverons bientôt avec la même aisance
à transférer l’esprit humain dans la
machine. La transplantation du cerveau
dans un corps robotique, mais constitué
de matériaux biologiques, libérerait
l’homme de ses entraves physiques.
Moravec ne doute guère que maintes
solutions seront bientôt disponibles. Un
scanner à haute résolution serait à ses
yeux l’idéal, transposant en une fraction
de seconde toutes les données intellectuelles
et affectives de l’individu dans
un nouvel habitacle plus approprié que
l’ancien corps.
Le cyberspace
■
Le cyberspace est aujourd’hui un
mode d’existence à part entière, porteur
de langages, de cultures, d’utopies.
Monde réel et imaginaire de sens et de
valeurs n’existant qu’à travers le croisement
de millions d’ordinateurs mettant
provisoirement en contact des individus
éloignés dans le temps et l’espace,
et qui ignorent parfois tout les uns des
autres. Un monde où les frontières se
brouillent et où le corps s’efface, où
l’Autre existe dans l’interface de la communication,
mais sans corps, sans visage,
sans autre toucher que celui du clavier
de l’ordinateur, sans autre regard que
celui de l’écran. Libéré des contraintes
corporelles habituelles face à un monde
simplifié dont les clés sont aisées à
manipuler, le voyageur virtuel connaît
réellement un monde factice, ressent
physiquement un monde sans chair.
Dans l’univers de synthèse le jeu avec la
situation délivre toutes les apparences
du vrai sans le risque de l’épreuve du
monde, et avec la faculté de vivre mille
activités inédites. Malgré sa mobilité
réduite, l’individu vit une plénitude
sensorielle que la société ne lui prodiguerait
pas avec tant de largesse. Il se
déplace concrètement dans un univers
reconstitué. En dissociant le corps et
l’expérience, en déréalisant le rapport
au monde et en le transformant en rapport
à des données, le virtuel légitime
aux yeux de maints internautes (ou des
tenants durs de l’Intelligence Artificielle)
l’opposition radicale entre esprit
et corps, aboutissant au fantasme d’une
toute puissance de l’esprit. La réalité
virtuelle est en deça et au delà du corps,
celui-ci est passif même s’il résonne des
innombrables effets de sensations et
d’émotions provoqués par l’image.
En restant dans sa chambre, fidèle à
l’injonction pascalienne, il est loisible de
marcher dans les gorges du Verdon, de surfer
sur les vagues déchaînées d’un spot du
Mexique, de chasser le lion dans une forêt
équatoriale, de déshabiller une femme de
rêve lors d’un jeu érotique avant de l’entraîner
dans une torride étreinte virtuelle,
de dialoguer des heures avec des cyberamis
du bout du monde dont on ne connaît
que le pseudonyme et les seules réactions
textuelles qu’ils donnent à voir, de participer
à un jeu de rôle avec des partenaires
invisibles, devenir un chevalier médiéval
avec une poignée de passionnés de la
même époque, etc. On peut vivre dans une
ville virtuelle où l’on possède un appartement,
un métier, des loisirs, des voisins,
des amis, se rendre dans une salle de spectacle,
demander son chemin à d’autres
internautes qui s’y promènent, etc. S’il est
possible d’assister à des accouchements
diffusés en direct, la mort elle-même
n’échappe plus au Net. Un site canadien
autorise à suivre des obsèques grâce à une
caméra branchée sur le réseau. Un autre
site a été créé par des malades et leurs
proches comme un lieu de sépulture virtuelle
où figurent les effigies de personnes
décédées et les épitaphes rédigées par
leur famille ou des internautes de passage.
La page consacrée à chaque disparu
contient des photos ou des textes. On
peut même déposer des fleurs virtuelles
sur leur tombe. Le congé du corps rend
même possible toutes les métamorphoses,
devenir une pierre qui roule, un violon, un
saumon remontant une rivière, un pilote
d’avion, etc.Tout est relié, toute séparation
abolie. Et ce monde aux allures de rêves
éveillés peut être partagé avec d’autres
simultanément ou par interaction. Si l’ordinateur
est une chance pour la personne
atteinte par un handicap moteur et réduite
dans ses mouvements, l’inertie motrice
qu’elle provoque chez les autres usagers
est source d’ambiguïté. Le corps s’y transforme
au fil du temps en une chose encombrante,
excroissance malencontreuse de
l’ordinateur.
Si le lointain se rapproche infiniment,
la communication hors corps
éloigne l’immédiat, elle s’inscrit dans la
distension du lien social, l’élargissement
de l’espace personnel de réserve.
Les communautés virtuelles dessinent
un univers abstrait souvent plus intime
que la famille ou le voisinage. Les
cyberamis sont parfois plus familiers
que les plus proches car on ne les rencontre
jamais. A la limite, on peut imaginer
que deux usagers d’un forum qui
se passionnent l’un pour l’autre sont des
voisins de palier qui ne se saluent
jamais et se trouvent mutuellement
antipathiques. La suppression du corps
favorise les « contacts » avec de nombreux
interlocuteurs. Tout a priori est en
effet supprimé, toute gêne, tout préjugé,
toute timidité à son égard et cela
d’autant plus que la communication est
simplifiée à la limite du phatique et que
nul ne sait qui est réellement à l’autre
bout de l’écran. L’obstacle géographique
ou temporel est levé mais aussi
plus radicalement celui du corps qui
permet l’échange immédiat sans l’effort
de l’entrée en matière. Symptomatique
à ce propos, l’amour fou qui naît entre
deux nerds dans le récit de Coupland. Ils
ne se sont jamais vus, mais correspondent
régulièrement par e-mail depuis
des mois. Ils ignorent même leur sexe
réciproque car ils usent l’un et l’autre
de pseudonymes. Quand le moment
s’impose de la rencontre, saisis par la
peur de ce premier « contact », l’un
d’eux envoie un ami au rendez-vous. 9 Le
corps est clairement vécu comme
l’épreuve pénible de vérité qui risque
de briser l’euphorie de l’échange hors
corps.
Suréquipé de moyens de communiquer
sans avoir à se déplacer (téléphone
cellulaire, e-mail, Internet, etc.), l’individu
n’a plus nécessairement besoin
de rencontrer physiquement les autres,
la conversation corps à corps dans la
tranquillité de la flânerie ou du silence
semble aujourd’hui battue en brèche
face au dialogue passionné du possesseur
de portable ou d’ordinateur avec
leurs interlocuteurs invisibles et
diserts. 10 Les innombrables conversations
virtuelles, fragiles et éphémères
sont aujourd’hui symptômes des
carences du lien social, elles renvoient
à une soif de contact en même temps
qu’à un souci de se préserver, de ne pas
s’engager outre mesure. Les communautés
virtuelles sont bien une « société
des esprits » dans une version différente
de celle de Minsky. La chair du
monde ou le contenu des choses se transforme
en kit d’informations. Dès lors la
frontière entre les mondes, les objets, et
les hommes s’efface, tout devient commutable
en puissance puisque tout est
régi en dernière instance par les mêmes
unités de base. Mais la confusion est
parfois mortelle. Certains individus ne
font plus la différence entre le virtuel et
le réel comme ces enfants qui tuent une
commerçante mais voulaient seulement
tirer et non provoquer la mort. Ces
brouillages sont fréquents. Le fait de
vivre dans un monde sans entraves où
les morts se relèvent et où les sauts dans
le vide ne font aucun mal risque d’amener
à l’oubli des conséquences réelles
de ses actions dans le monde réel.
Le cyberspace est libéré de toutes
contraintes physiques et de toute soumission
à l’attente. L’individu plonge
d’emblée dans un monde dont il n’a pas
à craindre les revers et qu’il s’approprie
en jouant, il n’a plus de contraintes spatiales
ou géographiques. Face à l’écran le
sujet est pareil à l’astronaute dans sa
capsule, son corps est une épaisseur
encombrante qui l’empêche de connaître
la perfection du réseau en devenant luimême
information pure sans plus vivre
de limites. Le sujet plonge dans une
autre dimension de la réalité. Etre hors
espace et hors temps implique la soustraction
du corps, tout en en maintenant
le frémissement sous la forme de sensations
fortes, de vertiges, de sensorialités
réduites mais prégnantes, d’envol, de
libération de la pesanteur, de la fatigue,
etc. « Notre destin, dit McKenna, est de
devenir ce que nous pensons, de voir nos
pensées devenir corps et nos corps devenir
pensées » 11 . Le cyberspace est « célébration
de l’esprit... C’est un royaume où
le mental est libéré des limites corporelles,
un lieu favorable à la toute puissance
de la pensée » 12 . Nous pourrions
accumuler ainsi une longue série de
définitions identiques. Le sentiment
d’émerveillement ressenti est bien celui
de la mise en apesanteur du corps, de la
prise de congé des impressions sensorielles
ordinaires avec ce qu’elles
impliquent d’imprévisibles.
Dans le cyberspace le sujet se libère
des contraintes de l’identité, il se métamorphose
provisoirement ou durablement
en ce qu’il veut sans craindre le
démenti du réel. Privé de visage il n’a
plus à craindre de ne plus pouvoir se
regarder en face, il est libre de toute responsabilité
n’ayant plus qu’une identité
volatile. Sur les channels, les caractères
sexuels, l’âge, sont purement effets de
texte, objets d’une description dont
l’origine est invérifiable et qui autorisent
toute licence. Immatériel, le sujet
incarne un cogito pur, il se réduit strictement
aux informations qu’il donne : il
est ce qu’il pense qu’il est quand il est
branché dans un univers où les autres ne
sont pas moins joueurs. Le corps ne
risque plus de le trahir ou de le faire
reconnaître. Le réseau favorise la pluralité
de soi, le jeu, il libère de l’assignation
à soi et favorise à tout moment
la possibilité de disparaître. L’identité
23
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

David Le Breton
La délivrance du corps. Internet ou le monde sans mal
24
sexualité. Le contact exige en effet de
sortir de sa réserve personnelle, de se
soumettre à l’épreuve du corps et d’être
confronté à une difficile altérité, éventuellement
porteuse de danger physique
ou moral. Le seul risque du cybersex
est celui d’un court-circuit dans le
dispositif ou d’un fil dénudé dans les
vibreurs.
Dans le cybersexe, l’Autre est écarté
au profit des signes de sa présence,
pure image, relayée par une banque de
données qui procure le sentiment du
réel, la sexualité télématique invente
une dimension élégante et post-moderne
de l’onanisme en faisant de l’image
mentale un résidu archaïque au profit
de la simulation, c’est-à-dire d’un hors
lieu ni mental ni réel tout en étant l’un
et l’autre. Relation autiste à la sexualité,
effacement du corps et de l’Autre
désirable au profit d’un jeu de signes
puissamment investis. On peut imaginer
dans l’avenir que nombre d’individus
possèdent des logiciels sexuels personnalisés
afin de vivre une sexualité sans
risque de contamination avec l’Autre en
ces temps de sida et d’hygiène.
Pour A. C. Clarke, l ’écrivain de
science-fiction, « le sexe tel que nous le
pratiquons aujourd’hui n’existera plus
dans soixante-dix ans » (Le Courrier
International, 16-12-1993). Ballard renchérit
: « Je crois que la sexualité organique,
corps à corps, peau contre peau,
n’est plus possible, tout simplement
parce que rien ne peut avoir la moindre
signification pour nous en dehors des
valeurs et des expériences du paysage
techno-médiatique » 19 . Le sida a renforcé
le mépris à l’encontre du corps en
en faisant un lieu dangereux et de toute
façon suspect. L’Amérique contemporaine
renoue avec le puritanisme et
affiche parfois ouvertement un dégoût
ou une gêne profonde devant la sexualité.
« On a peur d’attraper le sida, on a
peur aussi d’attraper le sexe tout simplement,
on a peur d’attraper quoi que
ce soit qui ressemblerait à une passion,
à une séduction, à une responsabilité
» 20 . La hantise du harcèlement sexuel
qui s’y greffe amène à un formidable
recul de la « libération » sexuelle des
années soixante. La sexualité est perçue
comme un comportement bestial.
« Ce sont les singes qui font l’amour.
C’est un comportement animal », dit
L. Sfez, citant un propos qu’il a souvent
entendu aux Etats-Unis) 21 . Même Timoest
une succession de « Moi » provisoires,
un disque dur contenant une
série de fichiers à activer au gré des circonstances.
Monde de surcroît relativement
anonyme et en ce sens propice à
un exercice sans contrainte de la liberté
pour le meilleur ou pour le pire. Il est
un masque formidable, c’est-à-dire un
motif de relâchement de toute civilité. 13
Toute responsabilité s’évanouit. Un
crime virtuel ne laisse pas de trace. Le
cyberspace est un outil de multiplication
de soi, une prothèse d’existence.
Comme le dit un étudiant rencontré par
S. Turkle, « Pourquoi accorder plus
d’importance au Moi ayant un corps,
qu’aux multiples autres n’en ayant pas,
si ces derniers permettent de vivre
d’autres types d’expériences » 14 . Le
cyberspace est à cet égard une sorte de
rêve éveillé pour ceux qui entendent
jouer plus en profondeur avec leur identité
sans craindre un choc en retour du
réel, il permet la construction d’innombrables
mondes et des formes multiples
d’incarnation virtuelle, non plus soumis
au principe de réalité, mais toute
entière sous l’égide du plaisir et de
l’imaginaire.
Le cyberspace enveloppe le rapport
au monde en donnant au sujet qui l’investit
avec passion le sentiment que la
« vraie vie » est au bout de ses doigts et
qu’il lui appartient de se construire une
existence virtuelle à sa guise puisque les
limites de la souveraineté personnelle
que le corps incarne avec constance
dans la vie ordinaire sont ici radicalement
supprimées. Le temps du branchement
ouvre à un monde décorporé,
sans intériorité et de pure surface. Le
corps ne s’y impose même plus comme
injonction d’identité puisque tous les
jeux à ce propos sont possibles. Une
chance est donnée aux personnes handicapées
ou gravement malades de se
mouvoir à leur guise sans crainte des
obstacles physiques ou de nouer des
communications sans craindre la stigmatisation.
La pesanteur du corps est
effacée quels que soient l’âge, la santé,
la conformation physique, les internautes
sont sur un plan d’égalité du fait
justement de la mise entre parenthèse
du corps.
Le cyberspace, même s’il est une
simulation du monde n’en donne pas
moins pour les passionnés le sentiment
de la réalité physique de son univers.
Les perceptions sont réellement ressenties
même si le corps de la réalité virtuelle
est incorporel. Le cinéma procure
lui aussi émotion et « oubli » du
corps, mais le virtuel propose de passer
derrière l’écran et d’être au cœur de
l’action.Timothy Leary se réjouit que le
cyberspace délivre l’homme de « l’esclavage
du corps ». Selon lui les années
à venir vont lentement éloigner physiquement
l’Autre en le rendant pourtant
bien plus proche : « Les échanges
directs, face à face, seront réservés aux
grandes occasions, aux événements
intimes et précieux, quasi sacramentels.
Les rencontres physiques seront
rares, exaltantes. Dans un proche avenir,
nous nous trouverons impliqués dans
nombre de cyberrelations avec des gens
que nous ne verrons sans doute jamais
en personne... Demain nous volerons
par la grâce de nos cerveaux, sur les
ailes des électrons pour travailler à
Tokyo, ou pour déguster un délicieux
repas en charmante compagnie dans un
restaurant parisien avant de rendre une
petite visite à des parents de Seattle,
tout cela sans quitter physiquement
notre salon » 15 .
Étreintes virtuelles
La sexualité devient textualité et
fait l’économie du corps, l’excitation
verbale se communique au corps entier
comme terminal de plaisir. Echange de
bons procédés dont le plaisir est à la clé.
Certains de ceux qui vivent une expérience
sexuelle télématique disent leur
enthousiasme, « ils insistent sur la véracité
de l’adage selon lequel l’essentiel
du sexe est mental » 16 . Les forums de
discussions abondent où il est loisible
pour l’internaute de draguer un(e) partenaire
virtuel(le) dans sa « chambre »
et de l’emporter ailleurs pour échapper
au contrôle des « guides ». Une fois parvenus
dans la « chambre à coucher » virtuelle,
chaque partenaire décrit textuellement
ses actions et traduit par des
exclamations le plaisir éprouvé. Les ballades
amoureuses sur le Net ne sont pas
sans risque. Des viols virtuels sont parfois
répertoriés quand un internaute
contrôle son interlocuteur en le contraignant
à une relation sexuelle (ou plutôt
textuelle).
Sur le réseau nombre d’internautes
changent de sexe et s’esclaffent à l’idée
de jouer un bon tour à l’Autre. Piment
■
supplémentaire au plaisir, des hommes
se font passer pour des femmes afin de
vivre une expérience de net-sexe avec
des hommes, des femmes endossent une
identité d’hommes pour rencontrer
d’autres femmes sur les chat-rooms ou
les IRC. La motivation tient à l’expérimentation
de rôles que la vie réelle
interdit du fait de l’injonction d’identité
qui préside aux interactions. « Savoir
si l’autre est réellement un homme ou
une femme est devenu une forme d’art »,
dit S. Turkle 17 . L’internaute, à l’image de
S. Turkle évoquant sa propre démarche,
assume parfois des traits de personnalités
multiples et s’abandonne « à différentes
routines, différents amis, différents
noms » faisant de l’écran un terrain
de jeu. Certains MUD s’autorisent un
choix de sexe entre homme, femme et
neutre. D’autres élargissent encore le
champ des genres : homme, femme, pluriel,
neutre, hermaphrodite, etc. La traversée
du miroir qu’autorise l’absence du
visage de l’autre dans l’interaction libère
les fantaisies sexuelles et les jeux
d’identité.
Bientôt à travers les combinaisons de
stimulations sensorielles (data suits)
dotées de capteurs pouvant envoyer des
décharges électriques différemment
modulées sur l’ensemble du corps
(notamment les zones érogènes) et les
data gloves (gants de retour tactile) l’internaute
sentira physiquement les stimulations
prodiguées par son partenaire
à partir de l’écran. Le contact virtuel,
données contre données, prenant le pas
sur le contact corps à corps. Les procédures
de branchement s’annoncent déjà
multiples. Les partenaires délèguent leur
personne sous la figure d’un avatar dont
ils choisissent la forme selon les propriétés
physiques désirées. Les caresses
sont alors prodiguées par les mouvements
de la souris. Celle-ci autorise les
zooms ou modifie la position de corps de
l’avatar de l’autre. Un stock d’images de
torses et de bassins féminins et masculins
scannerisés simulent une construction
télématique du corps du partenaire. La
peau est un écran. Une connexion vocale
est même possible via internet pour
créer « l’atmosphère alchimique de stimulation
cérébrale et d’excitation sensorielle
provoquant une situation sexuelle
plutôt que mécanique » 18 . Il suffira de
cliquer sur une partie du corps, de définir
la qualité, la durée de la caresse ou de
l’action et de valider. La combinaison de
données revêtues par les deux partenaires
ne laisse rien au hasard : « ses parties
les plus évidentes représentent des
protubérances noires phalliformes dans
l’entrejambe. Il s’agit en fait d’un élément
phallique pénétrant et vibrant dans
le cas où la combinaison est mise par une
créature ayant des organes génitaux
féminin, et un phallus en creux si elle est
endossée par une créature aux organes
génitaux masculins. Un second vibreur,
dans ce cas anal, est situé dans la partie
postérieure de la combinaison » (p. 195
et 150). Le tactile se convertit en digital,
le clavier remplace la peau, la souris se
substitue à la main. Et l’interactif supplante
le dialogique. Même si techniquement
il reste bien des progrès à faire.
La sexualité sans corps est surtout
visuelle, elle hypertrophie le regard, la
tactilité est simulée par des capteurs,
elle est éventuellement auditive par
l’enregistrement antérieur de sons ou
une programmation associant gestes et
émissions sonores; elle n’est pas olfactive.
Il lui manque cette dimension du
corps qui accompagne étroitement l’érotisme.
Elle est digitale et virtuelle, réelle
dans un sens métaphorique, car elle
procure en effet des sensations, mais
sans contact avec l’Autre. H. Velena
évoque un autre système. Le corps
recouvert d’une combinaison de données,
l’internaute, en se caressant une
partie du corps, stimule la partie correspondante
de son partenaire. Il se
touche les seins ou le sexe et l’autre a la
sensation d’être touché au même
endroit. « On apprend à aimer le corps
de son partenaire en connaissant sensuellement
le nôtre. Et par la force des
choses le corps même acquiert de l’importance
devenant le moment central du
sexe, déracinant l’idée de l’égoïsme
solipsiste. Plus je me touche, disons
même plus je me masturbe, plus j’aime
mon partenaire, qui reçoit les stimulations
que je me donne, plus j’aime et me
transfigure en lui ou en elle et vice
versa » (p. 157).
L’internaute pourra « inventer »
un(e) partenaire de son choix dans la
réalité virtuelle, remodeler son corps à
sa guise grâce aux logiciels appropriés,
le mettre en mémoire et le garder à disposition
ou en remanier la forme et les
apparences selon son humeur. Dans
quelques années, il suffira sans doute
de se brancher dans le cyberspace muni
de la combinaison de stimulation sensorielle,
en donnant à l’Autre les informations
souhaitées sur une identité
éternellement remaniable en puisant
dans un vaste vestiaire à fantasmes. Il
suffira de cliquer telle ou telle partie de
l’icône symbolisant le partenaire pour
que la stimulation virtuelle soit ressentie.
A la limite la créature peut parfaitement
être un programme déterminé,
la sensation sera la même. Des
logiciels enregistreront les expériences
sexuelles vécues par d’autres, éventuellement
des stars, des personnalités
publiques, et proposeront aux usagers
une sexualité propre et pleine de curiosités
en se mettant dans la peau de
l’autre. Les identités sexuelles se dissolvent
puisque nul n’est plus assuré du
sexe ou de l’apparence de son partenaire
en interface et que chacun est susceptible
d’endosser de nombreuses
définitions provisoires de soi selon les
circonstances. L’identité est à modulation
variable, le cyberspace permet un
carnaval permanent, il pousse la
logique du masque à son terme. Une
fois le visage dissimulé tout est possible.
Nulle crainte de ne plus pouvoir
se regarder en face ou de rendre compte
de ses actes puisque l’Autre est également
immatériel. L’interlocuteur invisible
est sans possibilité de regard, au
delà de toute morale, et donc sans pouvoir
de jugement. La présence mutuelle
n’est jamais qu’un faisceau d’information
dénuée de chair. Le cybersexe
est un lieu privilégié d’expérimentation
sans risque de maladies sexuellement
transmissibles, une recherche pour certains
de leurs goûts, de soi dans le
miroir télématique qui en sait plus que
lui. Sa vérité intérieure est contenue
dans le bon branchement qui le révèle
soudain à lui-même. Le cybersex est,
selon Helèna Velena, une « psychanalyse
alternative, horizontale et démocrate
où les usagers peuvent se
dépouiller de leur cuirasse caractérielle
sans craindre le jugement des autres,
sans que personne ne s’avise plus de
rire de leur sexe trop court, menu ou
tordu, ou qui ne se dresse pas au
moment voulu, leur épargnant ainsi
d’évoquer les excuses classiques du
stress, de la femme à la maison, les
traites de la voiture à payer ou du fils
qui a eu de mauvais résultats à l’école »
(p. 197). Eliminer concrètement le corps
de la sexualité est le meilleur moyen
qu’il soit mis hors d’état de nuire à la
25
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Pascal Hintermeyer
26
thy Leary, autrefois très impliqué dans
le mouvement américain de libération
sexuelle, pense que « pour de nombreuses
personnes, le cybersexe -le fait
d’utiliser un téléphone ou un PC pour
stimuler le cerveau- est bien plus pratique
que de courir dans tous les sens
comme un robot excité, de se dépêtrer
des vêtements qu’il faut enlever et
remettre, de partager son lit avec des
étrangers » (p. 170). Le puritanisme se
conjugue au mythe de la santé parfaite.
La sexualité sans corps du cyberspace
coupe tout risque de contamination et
n’ôte en rien au confort de la vie personnelle
: plus besoin de sortir de chez
soi et de se heurter aux aléas de la
séduction et de la rencontre. Le corps de
l’Autre sera désormais une disquette, un
fichier du disque dur, un site internet ou
un CD-rom interactif.
Ironie du corps
Le discours sur la fin du corps est un
discours religieux qui croit déjà à l’avènement
du Royaume. Dans le monde
gnostique de la haine du corps que préfigure
une part de la culture virtuelle, le
paradis est nécessairement un monde
sans corps rempli de puces électroniques
et de modifications génétiques ou morphologiques.
22 Certes, nous sommes toujours
de chair. Nous avons parcouru dans
ce texte des discours des représentations,
des utopies, et parfois l’amorce de
réalisations d’un monde enfin délivré du
mal qu’est le corps pour nombre de ces
chercheurs. Mais l’entêtement du sensible
demeure. Cette vision du monde
qui isole le corps hypostasie l’esprit et
suspend l’homme comme une hypothèse
secondaire et sans doute négligeable, est
confrontée aujourd’hui à une résistance
sociale et à un questionnement éthique
généralisé. Si l’homme n’existe qu’à travers
les formes corporelles qui le mettent
au monde, toute modification de sa
forme engage une autre définition de
son humanité. Si les frontières de l’homme
sont tracées par la chair qui le compose,
retrancher ou ajouter en lui
d’autres composantes métamorphose
l’identité personnelle qui est la sienne et
les repères qui le concerne aux yeux des
autres. En un mot, si le corps est un symbole
de la société, comme le suggère
Mary Douglas, 23 tout jeu sur sa forme
affecte symboliquement le lien social.
■
Les limites du corps dessinent à leur
échelle l’ordre moral et signifiant du
monde. Penser le corps est une autre
manière de penser le monde et le lien
social: un trouble introduit dans la configuration
du corps est un trouble introduit
dans la cohérence du monde. Si le
corps n’est plus la personne, s’il est tenu
à l’écart d’un individu au statut de plus
en plus indécidable, si le dualisme ne
s’inscrit plus dans la métaphysique, mais
décide du concret de l’existence et fonctionne
comme un modèle de courants
multiples de la technoscience ou de la
cyberculture, c’est toute l’anthropologie
occidentale, et tout l’humanisme implicite
et explicite, qu’elle soutenait qui est
mise en question.
Notes
1. Je reprends dans cet article la thématique
qui alimente mon ouvrage
L’adieu au corps, Paris, Métailié,
1999.Voir également Anthropologie
du corps et modernité, Paris, PUF,
5 e éd. 2000.
2. W. Gibson, Neuromancien, Paris,
J’ai lu, 1985, p. 7.
3. M. Heim, The erotic ontology of
cyberspace, in Benedikt M.,
Cyberspace : the first steps,The MIT
Press, 1991, p. 64.
4. M. Morse, What do cyborgs eat ?,
in Bender G., Druckrey T., Culture
on the brink. Ideologies and technology,
Seattle, Bay Press, 1994,
p. 162.
5. B. Mazlich, The fourth discontinuity.
The co-evolution of humans and
machines, New Haven, Yale
University Press, 1993, p. 220.
6. Les témoignages de Minsky et de
Stelarc sont extraits d’un passionnant
dossier de la revue Whole
Earth Review, n°63, 1985 : Is the
body obsolete ?
7. T. Leary, Chaos et cyberculture,
Paris, Editions du Lézard, 1996,
p. 218.
8. H. Moravec, Une vie après la vie,
Paris, Jacob, 1992, p. 11.
■
9. D. Coupland, Microserfs, Paris, 10-18,
1996, p. 364 sq.
10. Cf D. Le Breton, Du silence, Paris,
Métailié, 1997.
11. M. Dery M., Vitesse virtuelle. La
cyberculture aujourd’hui, Paris,
Abbeville, 1997, p. 312.
12. S. Bukatman, Terminal identity. The
virtual subject in post-modern science-fiction,
Durham, Duke University
Press, 1993, p. 208-209.
13. D. Le Breton, Des visages. Essai
d’anthropologie, Paris, Métailié,
1992.
14. S.Turkle, Life on the Screen.
Identity in the Age of the Internet,
New York, Touchstone Edition,
1997, p. 14.
15. T. Leary, op. cit, p. 22-23.
16. S. Turkle, op. cit., p. 21.
17. Idem, p. 211.
18. H. Velena, Dal cybersex al transgender.
Tecnologie, identità, e politiche
di liberazione, Roma, Castelvecchi,
1995, p149.
19. M. Dery, op. cit, p. 204.
20. J. Baudrillard, Le paroxyste indifférent,
Paris, Grasset, 1997, 133.
21. L. Sfez, La santé parfaite, Paris,
Seuil, 1995, p. 66 et 312.
22. D. Le Breton, L’adieu au corps, op.
cit. ; sur les aspects religieux du
net voir P. Breton, Le culte d’internet,
Paris, La Découverte, 2000.
23. M. Douglas, De la souillure, Paris,
Maspero, 1984.
La conquête
de la fin de vie
PASCAL HINTERMEYER
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
Faculté des sciences sociales
S
i l’homme du XXI e siècle commençant
peut se flatter d’être
favorisé par rapport à ses
ancêtres ayant connu le début des précédents
millénaires, c’est notamment
parce que les indices démographiques
lui sourient. Ils le font plus ou moins
selon le pays considéré, et plus nettement
pour qui a la chance d’habiter
dans un pays développé. L’espérance de
vie y est en effet élevée, elle a sensiblement
augmenté au cours des derniers
siècles et des dernières décennies.
Les recherches en cours devraient
encore majorer notre crédit d’années,
par exemple en mettant au point de
nouvelles thérapies, notamment
géniques, ou en élucidant les mécanismes
du vieillissement pour en retarder
l’occurrence.
Ces avancées liées à la science et à la
technique ne sont pas sans contrepartie.
Sans doute est-ce précisément parce que
les hommes sont parvenus à faire reculer
la mort qu’ils ont délaissé les précautions
et les rites par lesquels ils
avaient traditionnellement coutume de
l’apprivoiser. Aussi, lorsqu’elle s’annonce
tout de même, se trouvent-ils passablement
démunis. Ils confient le problème
à l’institution médicale qui va faire
tout ce qui est en son pouvoir pour éviter
ou au moins retarder l’issue fatale.
Le corps devient alors l’objet d’investigations
et d’interventions multiples. Il se
hérisse des instruments et des appareillages
qui assurent la préservation des
fonctions vitales. Les techniques mises
en œuvre sont tellement efficaces que le
combat peut se prolonger longtemps. Jusqu’à
quel point est-il raisonnable de le
mener ? À partir de quand verse-t-il dans
un acharnement sans perspective ? Face
à ces questions en suspens, la fin de vie
apparaît souvent aujourd’hui comme un
cauchemar pour le mourant et ses
proches. Les chemins qu’elle emprunte
sont longs et chaotiques, les abords de la
mort sont devenus particulièrement
inhospitaliers, fréquentés presque
exclusivement par les spécialistes
concernés et désertés par la plupart des
autres hommes. Certes l’existence dure
aujourd’hui plus longtemps que dans le
passé, mais, si son ultime pan se trouve
ainsi laissé en friche, cela ne revient-il
pas à réduire la portée de cette
progression ?
Pour répondre aux problèmes que
pose le rapport à la mort dans le monde
contemporain, les hommes de la fin du
2 e millénaire ont élaboré une réponse
inédite, les soins palliatifs. Ceux-ci vont
à contre-courant d’une évolution de la
rationalité médicale qui cherche toujours
davantage à anticiper les maux.
Les soins palliatifs correspondent au
contraire à une situation où c’est la
maladie qui a le dessus et qui va provoquer
la mort du malade. Que faire en
attendant cette échéance et en prenant
en compte l’impuissance à guérir ? Vat-on
se désintéresser d’un patient qu’on
ne peut ramener à la santé ? Faut-il tout
mettre en œuvre pour le maintenir en
vie le plus longtemps possible ? Ne
vaut-il pas mieux abréger cette phase
sans issue ? Les soins palliatifs s’insurgent
contre ces différentes orientations.
Ils se développent notamment sur la
base du double refus de l’acharnement
thérapeutique et de l’euthanasie. Ils
visent à aider celui qui doit bientôt
mourir à affronter cette ultime épreuve
dans les meilleures ou les moins mauvaises
conditions possibles. Ils engagent
donc des interrogations fondamentales
sur le sens de la vie, le sens de
la mort, le sens de la relation et du soin.
En assumant ces questions décisives, les
27
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Pascal Hintermeyer
La conquête de la fin de vie
28
soins palliatifs deviennent davantage
qu’une médecine par défaut. Peut-être
indiquent-ils même les voies d’un ressourcement
et d’un renouvellement de
l’approche médicale.
Après avoir brièvement retracé l’origine
du projet palliatif et son implantation
dans le système de soin français de
la fin du XX e siècle, nous montrerons
qu’il correspond à une évolution du rapport
social à la mort et qu’il présente
une pluralité de significations à prendre
en compte pour en évaluer la portée.
L’institutionnalisation
des soins palliatifs
Conquérir la fin de vie suppose la
possibilité de lutter contre ce que la
souffrance a de dégradant et d’obnubilant
afin de préserver une certaine qualité
de vie jusqu’à la mort. Les soins palliatifs
et les techniques qui leur sont
associées se sont d’abord imposés en
Angleterre. L’hospice de Saint Christopher
a été créé en 1967 dans la banlieue
de Londres par Cicely Saunders. Il fut
le premier hôpital exclusivement voué
aux soins palliatifs. Il appréhendait la
douleur comme un tout et se préoccupait
de la soulager à la fois dans ses
dimensions physiques, psychiques et
sociales. Aujourd’hui encore l’Angleterre
reste très en avance par rapport à
la France du point de vue des soins palliatifs
et des moyens qui leur sont
consacrés.
En 1987 s’est ouverte la première
unité française de soins palliatifs sous la
direction du Dr Abiven à l’hôpital international
de l’université de Paris. Ce
médecin, qui s’est assuré le concours
d’une association de bénévoles, défend
l’idée que les soins palliatifs sont appelés
à devenir une véritable discipline
médicale. Les services de ce type qui se
sont créés depuis sont de petites structures
prenant en charge des patients
incurables jusqu’à leur mort. Ceux-ci
sont pour la plupart des cancéreux en
phase avancée ou terminale. Cela a été
confirmé par une enquête « un jour
donné », menée le 17 Septembre 1998
pour la première fois en France par les
Docteurs Larrouture, De la Tour, Gomas
et Baulon. Elle portait sur les 15 unités
de soins palliatifs de la région Ile-de-
France qui détiennent la moitié des lits
disponibles dans le pays. Elle a montré
■
que 88% des patients qui les occupaient
ce jour-là étaient cancéreux. 1
La petite taille des unités de soins
palliatifs fait qu’elles ne concernent
qu’une faible proportion des mourants.
D’où la création depuis 1989 d’équipes
mobiles de soins palliatifs qui se mettent
à la disposition des services qui font
appel à elles. Ces équipes ont vocation
d’assurer par leurs activités de sensibilisation,
de formation, de conseil et de
traitement la diffusion de l’approche
palliative dans l’ensemble du système
de soins. L’importance de ces initiatives
a été reconnue par la loi hospitalière du
31 Juillet 1991, qui a fait des soins palliatifs
une mission des hôpitaux publics
et un droit pour les malades.
Le début des années 1990 a ainsi été
un moment d’accélération de l’institutionnalisation
des soins palliatifs en
France. Ceux-ci devraient être de plus
en plus proposés aux personnes qui vont
mourir, que ce soit à l’hôpital, en institution
ou à domicile. La philosophie et
les procédés liés à la démarche palliative
devraient ainsi se diffuser à la plupart
des contextes de mort prochaine.
Mais les moyens disponibles ne sont
pas à la hauteur d’une telle ambition.
Même à l’hôpital, la majorité des
malades en fin de vie ne bénéficient toujours
pas de l’intervention d’une équipe
de soins palliatifs. On peut ainsi estimer
qu’une part significative des patients
hospitalisés relèvent des soins palliatifs
mais que les trois quarts d’entre eux
sont en fait suivis uniquement par leur
service d’hospitalisation.
Pourtant la puissance publique s’est
employée à la promotion des soins palliatifs.
Les derniers présidents de la
République ont pris position en leur
faveur, dévoilant un consensus qui transcende
les clivages politiques. Des plans
de lutte contre la douleur ont été adoptés.
En 1998 le Secrétariat d’État à la
santé et à l’action humanitaire a lancé
un plan triennal de développement des
soins palliatifs « pour que chacun ait
droit à une mort décente » En 2000 il y
a en France à peu près 700 lits dans les
unités de soins palliatifs, environ 200
équipes mobiles de soins palliatifs et
quelque 200 associations qui leur sont
consacrées. La loi du 9 juin 1999 relative
aux soins palliatifs et à l’accompagnement
en fin de vie a notamment
créé un congé sans solde d’accompagnement
pour une durée de trois mois.
Toutes ces dispositions et initiatives
attestent que les soins palliatifs sont
depuis une douzaine d’années en cours
d’institutionnalisation accélérée. À la
fin du 2 e millénaire les questions liées
à la mort, aux conditions du mourir, au
processus qui y conduit, aux soins et à
l’accompagnement qu’il requiert, sont
donc devenues une préoccupation,
assumée au moins partiellement par
l’État et le système de santé, introduite
dans la législation et renvoyée à
l’ensemble de la société. Cela contraste
avec le non-dit, voire le tabou, qui
prévalait encore récemment au sujet
de la mort.
L’évolution des
attitudes par rapport à
la mort
■
La prise en compte des soins palliatifs
est étroitement liée aux attitudes
par rapport à la mort et à leurs transformations
dans la société contemporaine.
De nombreux travaux historiques,
anthropologiques, sociologiques,
ont attiré l’attention sur la marginalisation
de la mort dans la seconde moitié
du XX e siècle et sur les processus de
désocialisation, déformalisation, déritualisation
de la mort. Celle-ci est
certes susceptible de raviver les solidarités
entre les survivants, mais cela
suppose qu’elle soit reconnue collectivement,
qu’elle donne lieu à des expressions,
à des réactions, à des manifestations
publiques, qu’elle soit recouverte
de signes susceptibles de lui donner du
sens et d’inscrire la rupture qu’elle provoque
dans une continuité à visage
humain. Toute cette élaboration autour
de la mort est largement délaissée dans
les sociétés urbanisées d’aujourd’hui,
entraînées dans un mouvement perpétuel
qui accorde peu de temps à cette
immobilité que représente la mort.
Celle-ci est alors communément vécue
en catimini, furtivement et presque
honteusement.
Le déni de la mort est d’autant plus
enraciné qu’il résulte de tendances fondamentales
de la modernité. Cette dernière
se caractérise notamment par une
volonté de minorer la place de la mort
dans la vie sociale. Au début du siècle
déjà, Max Weber se demandait si, pour
l’homme civilisé, la mort avait encore un
sens. Il répondait à cette question par la
Jochen Gerz, Tableaux d’une exposition, 1973, Catalogue Jochen Gerz...
négative et il ajoutait : « Parce que la
mort n’a pas de sens, la vie du civilisé
comme telle n’en a pas non plus. » 2
De ce que la mort n’a plus de sens ou
de ce qu’elle ne présente plus à nos
yeux qu’un sens exclusivement négatif
découlent les principales caractéristiques
des attitudes contemporaines
face à la mort. Nous avons tendance à la
considérer comme quelque chose d’inessentiel,
qui résulte moins d’une
nécessité de la condition humaine que
d’une imperfection provisoire de nos
techniques ou d’un accident. En feignant
d’être surpris lorsque la mort
arrive, nous justifions notre réticence à
nous y préparer : dans le tourbillon de
la vie moderne, il est toujours trop tôt
pour penser à notre mort future, il est
toujours trop tôt aussi pour parler de
celle des autres, même lorsqu’ils vont
mourir.
Ainsi, au seuil de la mort, la communication
est souvent faussée : le mourant
ne parle pas de sa mort prochaine pour
éviter d’attrister ses proches et ceux-ci
ne lui en parlent pas pour ne pas lui
saper le moral, si bien que l’interaction
peut être caractérisée par ce que les
sociologues américains Glaser et Strauss
appellent la conscience feinte mutuelle. 3
Ces relations biaisées et plus généralement
le malaise que provoque la mort
dans la société contemporaine, le trouble
qu’elle crée dans les services où elle se
produit, ont pour conséquence ce qu’un
autre sociologue, Norbert Elias, appelle
« la solitude des mourants ». 4 Face à une
perspective désagréable, voire inconvenante,
nous avons tendance à nous
décharger de la difficulté sur des spécialistes
et sur les techniques susceptibles
de la gérer dans la discrétion. Se
dessine ainsi une conception substitutive
du traitement des mourants.
29
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Pascal Hintermeyer
La conquête de la fin de vie
30
Mais les choses ne sont pas aussi
simples. Les sociétés contemporaines
ne sont ni uniformes ni univoques. Elles
sont en outre douées d’une certaine
réflexivité par rapport à elles-mêmes.
Les recherches sur la mort qui se sont
développées dans les différents
domaines des sciences humaines dans
le dernier quart du XX e siècle ne sont
pas restées sans effet. Elles ont conduit
à une prise de conscience du déni de la
mort, de ce qu’il a de singulier dans l’expérience
millénaire des groupes
humains, des impasses auxquelles il
mène. Ces réflexions, cultivées de
concert dans des ouvrages scientifiques,
se sont ensuite vulgarisées et
répandues dans des cercles plus larges.
En même temps sont apparues de nouvelles
maladies et de nouvelles causes
de mortalité. Avec le sida notamment,
nos contemporains se sont rendus compte
que la mort pouvait frapper à l’improviste,
qu’elle pouvait s’attaquer à
des êtres jeunes et que les personnes
qui se savaient contaminées étaient
condamnées à vivre longtemps avec
cette épée de Damoclès dans la perspective
d’une mort annoncée.
Du point de vue du rapport à la mort,
le sida peut être considéré comme un
analyseur et un catalyseur social. 5 Les
associations qu’il a suscitées ont été
amenées à se préoccuper de la question
de la mort et à prendre des initiatives
pour l’assumer. Le sida a ainsi mis en
évidence et accéléré des changements
dans le rapport à la mort qui étaient
déjà à l’œuvre auparavant mais restaient
moins affirmés et moins visibles.
Et il représente sans doute ce que le professeur
Montagnier appelle « une anticipation
des maladies du troisième millénaire
», le premier exemple d’un
nouveau type de maladie à évolution
très lente et à pronostic létal. Plus généralement,
dans de nombreuses pathologies
sévères, au fur et à mesure que les
interventions médicales deviennent
plus efficaces, le processus conduisant à
la mort se relève moins ponctuel, ce qui
impose une confrontation prolongée
avec la mort.
Cela signifie-t-il que la prise de
conscience du déni et de ses impasses
conduit à un retour en arrière, à une
acceptation de la mort qui aurait prévalu
dans les sociétés traditionnelles ? Certainement
pas. La mort est peu familière
à la plupart de nos contemporains, son
incidence n’est pas comparable à celle
qui caractérise les sociétés n’ayant pas
atteint le stade de la maturité démographique.
L’expérience que nous faisons de
la mort aujourd’hui est principalement
indirecte, elle s’effectue surtout par le
truchement des médias et des écrans, ce
qui induit une dématérialisation et une
virtualisation de notre perception de la
mort. Cette dernière reste toujours aussi
étrangère aux conditions de la vie actuelle,
difficilement compatible avec l’habitat,
le travail et les loisirs, en décalage
surtout avec l’accélération du rythme de
la vie moderne.
La mort apparaît ainsi avant tout
comme un problème social embarrassant
et aussi comme un problème posé
à la médecine. Celle-ci tire une grande
part de sa légitimité et de son prestige
de sa capacité à lutter contre la mort.
Lorsque la mort s’avère inéluctable,
cela est aisément interprété comme un
échec de la médecine. Cette dernière
tend par ailleurs à se porter davantage
en amont de la maladie. Cette anticipation
l’entraîne à un déplacement du
curatif au préventif et même de plus en
plus au prédictif.
Que faire lorsqu’il est trop tard pour
prévenir, impossible de guérir et que le
pronostic engage la vie du patient à
court ou moyen terme ? L’euthanasie se
heurte à des obstacles éthiques et
déontologiques majeurs. Lui donner
droit de cité reviendrait sans doute à
ouvrir une boîte de Pandore. L’acharnement
thérapeutique est critiqué
comme absurde, coûteux, voire mutilant
pour celui auquel il s’applique.
Entre ces deux écueils, les soins palliatifs
apparaissent comme une voie
susceptible de lever quelques-unes des
difficultés que la mort pose à la société
et à la médecine contemporaines.
C’est la raison pour laquelle ils bénéficient
aujourd’hui d’un large consensus.
Mais ce dernier recouvre des significations
et des attentes multiples qu’il
serait utile de distinguer pour introduire
davantage de clarté dans les
débats actuels.
Polysémie des soins
palliatifs
■
Les enquêtes récentes que nous
avons pu conduire auprès de personnels
de santé et de proches de patients souffrant
de pathologies sévères ou qui en
sont morts montrent que les soins palliatifs
sont généralement l’objet d’une
appréciation très positive. Cela confirme
qu’ils correspondent aujourd’hui à
une attente largement partagée. Mais
cette quasi-unanimité de réaction
recouvre une diversité de représentations
qui renvoient à différents niveaux
de significations dont nous allons
dégager les principaux.
Couvrir d’un manteau
Une première conception des soins
palliatifs s’inscrit en creux par rapport
aux performances de la médecine
moderne. Elle les envisage comme une
prise en charge adaptée aux situations
désespérées. Face à ce que celles-ci ont
d’insupportable, d’anxiogène et de culpabilisant,
le cadre médicalisé rassure.
Les références liées à la science et à la
technique représentent aujourd’hui un
mode privilégié d’euphémisation de
la mort. Cela est aussi suggéré par
l’étymologie latine puisque palliare
veut dire «couvrir d’un manteau». Ce
geste signifie que l’on protège le corps,
qu’on le réchauffe en lui procurant un
peu de confort ou de réconfort. Par de
telles attentions, la médecine contemporaine
perd de sa superbe et retrouve
une chaleur d’autant plus appréciée
que ses techniques de guérison s’avèrent
limitées. Malgré cette impuissance,
elle bénéficie, auprès des familles
de mourants, grâce à sa conversion
palliative, d’une image de soin et non
d’abandon. 6 Palliare, «couvrir d’un
manteau», c’est aussi cacher le corps
ou du moins en soustraire la plus grande
partie aux regards. Cette dimension
d’occultation imprègne les soins palliatifs.
Elle les assimile à une tentative
visant à recouvrir pudiquement ce
que le processus mortifère a de corrosif,
de choquant ou d’insoutenable par
la préservation ou la restauration
d’apparences pacifiées.
Cette conception des soins palliatifs
n’est nullement négligeable, elle oriente
en partie leur perception actuelle,
mais elle peut aboutir à les appréhender
seulement d’un point de vue négatif.
Elle reste en effet avant tout substitutive.
Elle risque donc d’enfermer
les soins palliatifs dans l’image d’un pisaller,
d’une médecine de second ordre,
par défaut.
Lutter contre la souffrance
S’il est vrai que le projet palliatif
prescrit d’éviter les investigations et
les interventions inutiles, ce parti pris
de mesure n’est pas d’ordre minimaliste
ou misérabiliste. Il répond à une
intention positive et vise à assurer la
quiétude des personnes en fin de vie, à
les préserver des perturbations, de l’agitation
et de l’incertitude. Il prend en
compte leurs plaintes et recourt aux
moyens susceptibles de les soulager. En
particulier il cherche à remédier à leurs
douleurs.
Il s’agit là d’un élément essentiel de
la démarche palliative, en phase avec
l’évolution des sensibilités collectives,
qui sont particulièrement choquées par
la souffrance. A mesure que celle-ci a
perdu ses justifications religieuses, son
refus est devenu un impératif de notre
temps. Même la Croix Rouge de l’an
2000 prétend, dans le slogan qu’elle a
choisi pour faire sa promotion, œuvrer à
la disparition de toutes les souffrances.
Cet objectif est devenu essentiel dans
une société tendue vers l’euphorie perpétuelle,
selon l’expression d’un essayiste
d’aujourd’hui. 7 L’idéal de la mort
contemporaine est avant tout celui
d’une disparition sans souffrance. Beaucoup
préfèrent mourir soudainement et
même sans s’en rendre compte, pendant
le sommeil par exemple. La
conscience de soi n’est appréciée que
pour autant qu’elle est préservée de la
souffrance. Aussi les demandes d’euthanasie
sont-elles interprétées comme
une volonté de ne plus souffrir et les
soins palliatifs se présentent-ils comme
une alternative positive. La tâche de
rendre possible une fin de vie sans souffrance
est prioritaire dans la perception
des soins palliatifs. Elle se décline selon
plusieurs degrés en fonction de l’accent
mis sur la souffrance physique,
psychologique, morale, voire sociale et
sur les relations entre ces différents
types.
Promouvoir les droits
de l’homme
La lutte contre la souffrance revêt
une portée encore élargie lorsqu’elle est
envisagée comme une défense et illustration
de la dignité humaine, comme
une revendication portant sur la qualité
de la vie jusqu’au seuil de la mort,
comme une sauvegarde de l’intégrité de
la personne. Le droit de mourir dans la
dignité a longtemps justifié les prises de
position en faveur du suicide et de l’euthanasie.
Il est aujourd’hui revendiqué
par le mouvement palliatif qui peut se
concevoir comme à l’avant-garde du
combat pour l’émancipation humaine.
Ainsi entendu, il complèterait et parachèverait
le processus de reconnaissance
des droits de l’homme. Après la
proclamation des droits civils et politiques
sous la Révolution française,
après leur extension aux droits économiques
et sociaux au lendemain de la
seconde guerre mondiale et de la victoire
sur la barbarie, serait enfin venu le
temps d’affirmer le droit de chacun à
être préservé de la déchéance, voire de
la dégradation jusqu’au moment de la
mort.
Cette perspective donne aux soins
palliatifs une signification philosophique
et politique fondamentale. Liée
à une exigence d’approfondissement de
la démocratie, elle bénéficie aussi du
resserrement des liens sociaux provoqué
par l’expérience de la mort. 8 Elle suscite
donc aujourd’hui un large consensus
social ainsi que le développement d’un
militantisme particulier à l’intérieur et
aux franges de l’institution médicale.
Celle-ci s’assure ainsi un supplément de
légitimité qui s’avère précieux dans un
contexte marqué par la technicisation et
la spécialisation, ainsi que par une
volonté politique de maîtrise des
dépenses.
Les soins palliatifs, en tant qu’actualisation
des droits de l’homme à l’approche
de la mort, peuvent aussi faire
valoir qu’ils anticipent un problème
social qui va prendre de l’ampleur, celui
de la gestion des personnes en fin de
vie. Déjà nombre de services hospitaliers
sont en grande partie occupés par
des malades âgés ou très âgés présentant
des pathologies multiples. Il est dès
lors avisé de prévoir comment faire face
à l’évolution prévisible de beaucoup de
ces situations. Même si les soins palliatifs
ne créent pas encore beaucoup
d’emplois à proprement parler, ils représentent
une réorientation partielle de
l’intervention médicale ainsi que la
création d’une activité sociale spécifique,
susceptible de prendre davantage
d’ampleur dans l’avenir.
La promotion des soins palliatifs
modifie aussi les relations au sein du
système de soin. Elle peut participer de
la reconnaissance accrue dont bénéficient
aujourd’hui des personnels qui,
pour ne pas être placés en haut de la
hiérarchie, n’en remplissent pas moins
des tâches essentielles au maintien de la
qualité de la vie à l’approche de la
mort. L’attention accordée à la dignité
de la personne en fin de vie s’avère ainsi
compatible avec la reconnaissance de
compétences et d’activités nouvelles.
De ce point de vue, les soins palliatifs
apparaissent comparables au développement
de l’humanitaire qui, lui aussi,
ménage la possibilité d’un ressourcement
et d’une réorientation de l’initiative
médicale, la prise en compte de
différents personnels et bénévoles et
l’instauration de collaborations sur des
bases consolidées par la priorité accordée
à la vie et à la dignité humaine.
Donner du sens
Cet approfondissement et ce renouvellement
de l’humanisme peuvent
déboucher sur une volonté de redonner
ou d’inventer un sens à la fin de vie.
Celle-ci doit être entourée de soins et de
sollicitude, elle doit être compatible
avec le respect qu’une société développée
doit à tout être humain, voilà en
tout cas la position défendue par les
adeptes des soins palliatifs. Mais est-elle
pour autant susceptible de revêtir une
signification propre et d’être vécue
comme un moment essentiel de l’expérience
humaine ? L’espoir d’une réponse
positive, au moins en partie et dans
certains cas, à de telles questions guide,
parfois nettement, souvent de manière
implicite et hésitante, les initiatives en
vue d’une conquête de la fin de vie.
Le manque d’assurance tient ici à ce
que se posent des problèmes existentiels
qui sont appréhendés différemment
selon les options philosophiques et religieuses
et aussi selon la personnalité de
chacun. L’expérience des soignants et
des proches montre que les différentes
étapes dégagées par Elisabeth Kübler-
Ross pour rendre compte du vécu des
mourants n’aboutissent pas toujours à la
phase d’acceptation qui permettrait de
vivre sereinement les derniers instants
de la vie. 9 Ceux-ci sont marqués par un
face à face avec la mort d’autant plus difficile
à soutenir que la tendance à la
dénégation reste psychiquement et
socialement enracinée.
31
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Pascal Hintermeyer
La conquête de la fin de vie
32
C’est donc une modification fondamentale
des attitudes par rapport à la
mort qui est ici requise. Même si les
résistances ne sauraient être sous-estimées,
certaines tendances actuelles
induisent une évolution. Certes l’homme
d’aujourd’hui subit la nécessité de
la mort, mais en même temps il se
résigne mal à la passivité. Il refuse
d’être un simple agent assumant une
fonction qui le dépasse, il entend être
actif dans toutes les dimensions de son
existence, si bien qu’il est de plus en
plus communément désigné par le
terme d’acteur.
L’idée qu’il lui revient d’être acteur
de sa vie et de sa mort se répand. On se
souvient que dans la société traditionnelle,
la bonne mort est celle où le
mourant, sentant sa fin prochaine,
prend les dispositions appropriées et
convoque ceux auxquels il souhaite
faire ses adieux. Il est ensuite devenu,
à mesure du développement de la médicalisation,
un patient soumis à une discipline
et à des décisions imposées par
des experts. L’un des enjeux majeurs
des débats actuels sur la fin de vie
consiste à replacer le mourant au centre
des dispositifs et des processus qui le
concernent, de manière à ce qu’il puisse
prendre les initiatives propices à
donner du sens et de l’importance à la
dernière partie de son existence. L’occasion
lui est ainsi apportée de régler
des affaires en suspens, d’achever des
entreprises qui lui importent, de redéfinir
des relations, de rectifier des
approximations ou des erreurs.
En ménageant de telles opportunités
actives, la démarche palliative manifeste
sa croyance en un accomplissement
« qu’il s’agisse de régler les fautes
reconnues (réconciliation) ou d’accomplir
ici et maintenant, dans ce temps
ultime de la vie, ce qui n’a pas encore
été fait.» 10 La conviction que la dernière
étape de la vie ne doit pas rester en
friche mais qu’elle peut contribuer à la
réalisation de soi marque les
représentations des soins palliatifs.
S’ouvrir à l’essentiel
Certains vont encore plus loin dans la
recherche de sens : ils envisagent, plus
ou moins clairement, la mort comme une
source de sagesse, une ouverture sur de
nouveaux horizons ou une sublimation
de la vie. Les soins palliatifs peuvent
alors aboutir à des révélations ontologiques,
spirituelles et esthétiques.
Par exemple, les expériences
menées aujourd’hui par des fondations
ou des associations qui se proposent
d’introduire des activités artistiques
auprès de personnes en fin de vie donnent
lieu à des échanges bouleversants
d’intensité. La proximité de la mort
semble accroître la réceptivité et la
faculté de communiquer pleinement.
Elle est aussi propice au retour sur soi
et à la stylisation de l’existence. Si le
rêve de tout acteur est de devenir un
véritable auteur, celui de l’acteur social
est au moins de devenir l’auteur de sa
propre vie et d’ « en faire une œuvre
d’art personnelle. » 11 L’approche de la
mort incite à consacrer le peu de temps
qui reste à cette ambition intime. Elle
passe aussi pour un moment privilégié
de dévoilement de la vérité.
Si nos contemporains, tout en redoutant
la mort, s’intéressent tant à elle
qu’ils en font un des sujets principaux
des actualités qu’ils suivent régulièrement
et des fictions pour lesquelles ils
se passionnent, si certains d’entre eux
sont fascinés par les expériences de
mort imminente c’est, entre autres raisons,
qu’aujourd’hui encore subsiste
dans les consciences une association
ancienne, celle de la mort et de la vérité.
En vertu de ce rapprochement, nous
pressentons que la mort a quelque chose
d’essentiel à nous apprendre à propos de
la vie.
C’est pourquoi la proximité de la
mort métamorphose ceux qui vont mourir
et ceux qui les accompagnent dans
ce passage. Sans doute est-ce aussi
dans l’espoir d’une telle révélation que
de nombreux volontaires consacrent
beaucoup de leur temps et de leur
attention à des personnes en fin de vie.
Pour les proches également, l’accompagnement
d’un mourant peut s’avérer
riche d’enseignements. « Voir le grandpère
mourir m’a aidé à vivre » 12 , déclare
un Alsacien d’aujourd’hui. La proximité
de la mort accroît la valeur de
l’existence et elle transforme celui qui
en fait l’expérience. Elle rend le rapport
à la vie plus immédiat et plus
intense, elle donne accès à une dimension
essentielle, d’ordinaire recouverte
par la multiplicité des conventions, des
convenances, des préoccupations et des
sollicitations auxquelles nous sommes
soumis au quotidien. Ainsi envisagés,
les soins palliatifs s’adressent non seulement
aux personnes en fin de vie
mais aussi à leurs proches. En améliorant
les relations entre le mourant et
son entourage, ils réduisent les regains
ultérieurs de culpabilité et les deuils
pathologiques. C’est pourquoi « une
bonne fin de vie est favorable aux
survivants. » 13
De nos jours, la perception des soins
palliatifs n’est pas univoque. Elle se distribue
selon une succession de paliers.
Nos contemporains peuvent s’arrêter à
l’un d’entre eux, ils peuvent aussi les
franchir tour à tour ou les mêler dans
leurs discours. Évaluer la proportion de
ces différentes attitudes nécessiterait
des enquêtes plus approfondies auprès
de personnes appartenant à divers
milieux sociaux, orientations culturelles
et classes d’âge. Mais une telle recherche
devrait se garder des simplifications
abusives, des généralisations commodes,
des oppositions tranchées. Les soins palliatifs
représentent une référence polysémique
dont nous avons distingué plusieurs
niveaux : celui de la perception
minimale, substitutive ; celui de la lutte
contre la souffrance sous ses différents
aspects ; celui de la promotion de la
dignité humaine jusque dans la mort ;
celui de la réalisation de soi ; celui de la
réceptivité à une autre dimension de
l’existence. Nous avons pu vérifier que
ces différents niveaux sont étroitement
liés aux attitudes par rapport à la mort
et qu’ils contribuent à une recherche de
sens essentielle à la définition des soins
palliatifs. Ceux-ci représentent une
ambition dont les significations ne peuvent
être circonscrites à un domaine
particulier. Dans l’ensemble du système
de soin, il s’agit d’envisager l’être
humain comme un sujet à part entière.
Cette exigence s’avère particulièrement
difficile et décisive à l’approche de la
mort. Elle correspond à une volonté
d’optimisation de la vie, qui constitue
une revendication plus pressante aujourd’hui,
mais dont Jean-Jacques Rousseau
avait déjà tracé la perspective. Dans La
nouvelle Héloïse, il fait dire à son héroïne,
Julie, sur son lit de mort : « J’existe, j’aime,
je suis aimée, je vis jusqu’à mon dernier
soupir. L’instant de la mort n’est
rien. »
Cette proclamation pourrait servir
d’exergue à un manifeste pour la conquête
de la fin de vie, mais elle n’est pas
dépourvue d’ambiguïté. L’affirmation et
l’exaltation de la vie requièrent-elles
d’envisager la mort comme un événement
qui n’a pas de sens ou qui n’a
qu’un sens négatif ? Cette position, héritée
des Lumières et cultivée par une
modernité fascinée par la maîtrise scientifique
et technique, a abouti aux
impasses de la dénégation de la mort, de
l’allongement et de l’inhumanisation de
la fin de vie. Les soins palliatifs, inspirés
à la fois par les valeurs des Lumières et
par la critique de certaines de leurs
limites, laissent eux aussi bien des questions
en suspens. On peut notamment se
demander s’ils ne véhiculent pas un idéal
du bien mourir dans la transparence, la
conscience de soi et la sérénité, qui est
proprement insupportable à certains
malades en phase terminale. L’enfer peut
être pavé des meilleures intentions du
palliativement correct. 14
Dans le même ordre d’idée, les soins
palliatifs ne servent-ils pas aussi à masquer
le problème de l’euthanasie qui, au
moins dans sa version passive d’une abstention
d’interventions susceptibles de
préserver la vie, ne manque pas de se
poser tôt ou tard ? On peut aussi soupçonner
les soins palliatifs de couvrir et de
légitimer une réintroduction subreptice
du religieux dans un système de soin qui
s’en était affranchi. 15 Et comment ne pas
s’étonner qu’ils envisagent la fin de vie
sous l’angle d’un projet, voire d’un
contrat, appliquant par là même une
méthode aujourd’hui dominante pour
régler les rapports sociaux, mais dont la
pertinence reste à établir lorsqu’il s’agit
de faire face à la mort.
Les problèmes d’interprétations portent
donc sur des questions fondamentales.
Ils incitent à se demander si le succès
des soins palliatifs ne dérive pas aussi
de leur capacité à concilier des options
différentes, voire opposées. Expriment-ils
avant tout la volonté de lever le déni de
la mort en la faisant assumer par les intéressés
eux-mêmes, d’abord par le mourant
et ses proches, ensuite par les volontaires
et les associations qui se sentent concernés,
enfin par la société dans son
ensemble, appelée à soutenir ceux de ses
membres qui se trouvent confrontés à
cette épreuve ? S’agit-il au contraire de
confier la mort à davantage de spécialistes
et à se décharger sur eux du soin
d’en gérer les multiples aspects ?
La force de la démarche palliative
tient à ce que, loin de s’arrêter à de telles
oppositions, elle indique les voies susceptibles
de les dépasser, au moins en
partie. Face à la mort, elle propose de
faire appel à l’ensemble des ressources
mobilisables. Elle suggère de revenir, non
à une hypothétique et illusoire « mort
naturelle », mais au souci, attesté dans
toutes les sociétés, d’humaniser la mort et
de lui donner du sens. Notre époque dispose
pour cela de moyens techniques
sans précédents. Les soins palliatifs
visent à les mettre au service de l’humanisation
de la mort. Apprivoiser la technique
pour apprivoiser la mort, telle est
l’orientation susceptible de guider et
d’étayer la conquête de la fin de vie
Notes
1. Larrouture, A., De la Tour, A.,
Gomas J.M., Baulon, A., 2000.
« Enquête, « un jour donné »,
auprès des patients hospitalisés
dans les 15 unités de soins palliatifs
d’Île-de-France. », Soins palliatifs,
médecine et société, Actes du
7 e congrès national de la société
française d’accompagnement et
de soins palliatifs, Strasbourg.
2. Weber, Max. (1919) 1958. Le
savant et le politique. Paris, Plon.
3. Glaser, Barney, STRAUSS
Anselm. 1965. Awareness of
dying. Chicago, Aldine.
4. Élias, Norbert. 1987. La solitude
des mourants. Pais, Christian
Bourgeois.
5. Hintermeyer, Pascal. 1997. « Le
sida comme analyseur et catalyseur
social », JALMALV, Septembre
1997.
6. Lacave, Béatrice. 2000. « Vécu des
familles lors du transfert d’un
proche en unité de soins palliatifs
: enquête », Soins palliatifs,
médecine et société, op. cit., pp.
371-379.
7. Bruckner Pascal,. 2000. L’euphorie
perpétuelle, essai sur le devoir de
bonheur. Paris, Grasset.
8. Durkheim, Émile. 1912. Les formes
élémentaires de la vie religieuse.
Paris, F. Alcan.
9. Kûbler-Ross, Elisabeth. 1975. Les
derniers instants de la vie. Genève,
Labor et fides
10. Blet, Dominique. 2000. « Philosophie
et mythe des soins
palliatifs », Soins palliatifs, médecine
et société, po. Cit., pp. 431-436.
11. Lalive d’Épinay, Christian. 1991.
Vieillir ou la vie à inventer. Paris,
L’Harmattan.
12. Sarg, Freddy. 1999. En Alsace traditions
et soins aux grandes étapes
de la vie. Strasbourg, Oberbin.
13. Blet, Dominique. 2000. Op. cit.
14. Derzelle, Martine. 2000. « Palliativement
correct », Soins palliatifs
médecine et société, op. cit. pp. 99-
108.
15. Moulin, Pierre. 2000. « Les soins
palliatifs en France : un mouvement
paradoxal de médicalisation
du mourir contemporain. »,
Cahiers internationaux de sociologie,
Vol. CVIII, pp. 125-159.
■
33
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

34
Francis Weidmann
Nouvelles technologies
de communication,
nouvelles formes
de contrôle social ?
L’
ensemble des techniques
(réseaux de transmissions, équipements
individuels et autonomes)
qui permettent de mettre à la
disposition d’un vaste public toutes
sortes de messages, quelles qu’en
soient la forme et la finalité, et appelées
communément «technologies de
communication»), connaît depuis plus
de deux décennies un profond bouleversement.
D’un côté, les nouvelles
technologies font évoluer très rapidement
les possibilités et suppriment de
plus en plus de barrières physiques et
matérielles. De l’autre, les mentalités,
les attentes, la perception des usagers
ont changé et ces derniers, non seulement
en demandent toujours plus, mais
pensent la communication d’une façon
totalement différente. Liée depuis le
début du siècle à l’expansion des
moyens de communication traditionnels,
la presse ou la lettre, pour passer
ensuite à la radio ou à la télévision, la
communication actuelle a changé de
registre pour devenir moins institutionnalisée
et permettre à chaque individu,
par le biais des progrès technologiques,
d’être à la fois sujets de
communication, émetteurs et récepteurs.
La « troisième révolution industrielle
» est en cours : celle des nouvelles
technologies de communication.
La sociologie s’est intéressée très
tôt à ce lien social que constitue la
communication. Après les années vingt
et la considération positive que la communication
véhiculait dans les cercles
d’initiés, qui considéraient comme un
progrès le fait de pouvoir transmettre
à d’autres des idées par l’intermédiaire
des livres ou des journaux, la période
de l’entre-deux-guerres voit en la
communication une forme d’avilissement
de la culture et de la société,
notamment par le développement de la
radio et de la télévision. En 1944, les
études américaines de Lazarsfeld infléchissent
radicalement cette théorie et
les années soixante s’interrogent sur
les médias eux-mêmes. A l’aube du
XXI e siècle, le bouleversement technologique
remet en cause ces études. Les
interactions des divers moyens de communication,
des multiples réseaux
sociaux, économiques et professionnels,
modifient la perception des informations
par les individus et également
leur pensée.
L’accès progressif aux outils informatiques,
télématiques et téléphoniques
dans les années quatre-vingt, la
rapidité des flux d’informations véhiculés
par les réseaux vont profondément
remettre en cause notre système
d’information basé sur une forme de
pouvoir exercé par « un journalisme de
révérence, par des groupes industriels
et financiers, par une pensée de marché,
par des réseaux de connivence ». 1 Tout
se passe comme si la déchirure sociale
a fait que les individus ne se satisfont
plus d’une information filtrée, d’une
Francis Weidmann
montages d’images sélectionnées ne
reflétant qu’une part de la vérité. Celleci
est ailleurs, pas toujours bonne à
dire, et les contacts directs, rapides par
les portables téléphoniques ou la transmission
d’informations – et de contre
informations – écrites ou imagées, permet
de plus en plus de sortir de ce système
ronronnant dont l’un des membres
les plus influents a dit : « Nous sommes
là pour donner une image lisse du
monde » 2 .
Le journalisme a été un des premiers
métiers à s’adapter aux nouveaux
concepts de la communication. Celle-ci
s’est développée grâce à une conjonction
favorable d’évènements politiques,
économiques, sociaux et technologiques.
La notion d’ « image » devient
primordiale : les politiciens ont des
conseillers spécialisés, les entreprises
créent des postes de directeur de la
communication, les cadres suivent des
formations particulières faisant appel
aux techniques audiovisuelles et à la
psychologie. La communication devient
le remède à tous les maux de la société
et l’acteur principal en est le médiateur.
Il est le lien « communiquant »
dans les conflits. L’université forme à
ces nouveaux métiers : les sciences de
l’information et de la communication
contribuent à alimenter, à asseoir et à
rendre obligatoire l’usage de la communication
à tous les niveaux. Mais
déjà des oppositions se manifestent
pour démontrer l’idéologie ou l’utopie
de la communication.
Les nouveaux concepts
de la communication ■
FRANCIS WEIDMANN
Université Marc Bloch & École
drale gothique d’une nouvelle « cathédrale
navant sur l’écran ou le papier dale) vers une structure de type hori-
d’Architecture, Strasbourg communication triée et minutée, de
» des technologies de la commu-
imprimé.
zontale groupée en réseaux qui
35
nication. La ferveur des fidèles est identique
à celle des fidèles du Moyen Age
et l’on s’arrache aujourd’hui les « indulgences
» des opérateurs pour accéder à
une parcelle de paradis représentée par
un abonnement permettant de
communiquer.
Il suffit de se laisser gagner par ces
quantités impressionnantes de publicités,
offrant des tarifs défiant toute
concurrence et donnant l’illusion d’un
véritable contact. N’est-elle pas belle,
l’image de cet homme sortant de la
foule d’une grande ville indienne, l’index
droit levé, prenant l’avion pour
arriver par le métro dans un quartier
parisien, l’index toujours levé, pour le
poser finalement sur le lacet de chaussure
d’un parisien surpris ? Le commentaire
dit que cela se passe toujours
comme cela pour ceux qui se
connectent sur Wanadoo ® ! Ou encore
cet enfant dans son lit, la vieille dame
avec son parapluie et deux ou trois
autres personnages apparaissant de
nulle part sur une plage et discutant du
même livre qu’ils lisent sur Internet : là
encore, la publicité donne une image
de présence physique, alors que tout le
fonctionnement du réseau Internet est
virtuel. Que dire alors des incitations à
l’achat de portables téléphoniques, les
unes plus romanesques ou chevaleresques
que les autres, où l’essentiel,
jusque il y a quelques mois, était de
téléphoner à son ou sa partenaire dans
n’importe quel endroit et dans n’importe
quelle situation.
Le domaine du langage oral n’est
pas le seul concerné. En effet, l’usage
de l’ « e-mail », des « chat-rooms » et
autres « ICQ » vise à supprimer progressivement
les anciennes techniques
d’écriture. L’outil moderne de l’écriture
est désormais le clavier de l’ordinateur.
Celui-ci uniformise l’écrit, ne laissant
plus transparaître la moindre
expression graphique individuelle.
L’écriture informatique n’est plus le
support de nos émotions ou de nos
convictions : plus de trait affirmé pour
exprimer la certitude, plus d’hésitations
pour manifester notre incertitude
ou notre désarroi ; plus de ratures,
mais des correcteurs, des standards de
lettres où tout est préparé d’avance.
Seules les polices de caractères, froides
et impersonnelles apparaissent doré-
Nouvelles technologies de communication,
nouvelles formes de contrôle social ?
La communication
et ses outils
Que ce soit Internet ou le téléphone
portable, les nouvelles technologies
appliquées à la communication connaissent
un succès incontestable. Selon une
récente enquête de l’INSEE, 28 % des
ménages français étaient équipés en
juin 1999, d’un téléphone portable et
23% d’un ordinateur. 4 Cela place la
France parmi les pays à plus fort taux
d’équipement, comme le Canada ou les
États-Unis pour le téléphone, mais le
retard avec les connexions Internet est
considérable (un ménage sur dix). Ce
retard diminue cependant d’année en
année (+5 % en 1999), grâce notamment
aux médias et aux établissements financiers
qui proposent de plus en plus de
facilités pour l’acquisition du matériel
et les branchements aux différents
réseaux. On pourrait donc logiquement
croire, et avec les promoteurs des divers
réseaux de télécommunications, que
d’ici à 2005, plus de la moitié des
ménages seraient connectés à Internet
et près de 75 % de la population serait
en possession d’au moins un téléphone
portable.
Ainsi, le réseau téléphonique filaire
à poste fixe qui équipe les 99,9 % de la
population se verrait disparaître au profit
d’un réseau hertzien, physiquement
non identifiable, non visible aux yeux du
profane, permettant de « communiquer
» quel que soit l’endroit, l’heure ou
l’envie. Le réseau Internet quant à lui,
s’il est toujours matérialisé par une
connexion physique (câble téléphonique
ou à fibre optique) permet toutefois
une connexion virtuelle et des échanges
rapides d’informations, d’images et
même d’argent, eux aussi virtuels, car
les données informatiques restent soumises
aux risques de piratage ou de
détournements. Mais au-delà de ces
aspects, la communication est basée sur
des réseaux dont l’aspect matériel ne
sert que de support. L’essentiel se situe
dans les réseaux traditionnels déjà
connus de la sociologie : réseaux amicaux,
de voisinage, de pouvoirs, réseaux
commerciaux, industriels, d’intérêts
divers (drogue, terrorisme, etc.). La
société entière a basculé d’une structure
de type verticale (hiérarchie pyrami-
A l’heure où « …voici venu le temps
des cathédrales, le monde est entré dans
un nouveau millénaire… » 3 , on ne parle
certes plus des mêmes cathédrales. La
religion a évolué et on n’adore plus les
mêmes idoles. Les nouvelles cathédrales
qui dressent leurs « clochers » d’antennes,
de paraboles, sont les nouveaux
temples de la communication. La métaphore
est également valable pour le
réseau souterrain, dense, seul connu
des initiés, labyrinthique au possible
comme pour symboliser un difficile chemin
vers la vérité.Vu sous cet angle, rien
ne distingue foncièrement une cathé-
■
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Francis Weidmann
Nouvelles technologies de communication,
nouvelles formes de contrôle social ?
36
interagissent entre eux. Les nouvelles
technologies en constituent les liens.
La communication, un
enjeu économique
En l’espace de très peu de temps, le
message s’est transformé : désormais,
l’accent n’est plus mis sur les proches,
mais sur les intérêts financiers des possesseurs
de portable : accès Internet,
cours de la bourse, gains d’argent sur les
forfaits, etc. Lors de l’émission « Der
Presse Club » (le Club de la Presse) du 21
août 2000 sur la chaîne de télévision allemande
ARD1, les journalistes de divers
quotidiens débattaient de l’usage du
téléphone portable en Allemagne. Le
journaliste du quotidien Der Spiegel s’interrogeait
sur la capacité de transmission
des nouveaux modèles qui avait été augmentée
de plus de 200 fois. Le portable
« Handi » devenait un terminal informatique
avec possibilité de connexion à
Internet et semble désormais devoir remplacer
l’ensemble des technologies de
communication qui sont actuellement
fixes ou liées à un support (télévision,
journal écrit, téléphone, ordinateur personnel,
cinéma, etc.). Pour permettre
cette transmission, les opérateurs ont
investi plusieurs dizaines de milliards de
Marks. L’incertitude est grande sur l’usage
réel que font et vont faire les abonnés.
Il semble que seul 30 % des abonnés,
essentiellement des hommes d’affaires,
vont utiliser intégralement le potentiel
nouveau du portable du XXIe siècle ; les
70 % restants utilisent le portable
comme moyen de recevoir un appel et de
pouvoir y répondre, sans plus.
La question qui se pose est celle de la
rentabilité de cet investissement technologique
et de la construction des
réseaux. Dans quel délai ces installations
et ces emprunts seront-ils rentabilisés
et remboursés ? Est-ce que ce « portable
à tout faire » n’est pas uniquement
une étape, en attendant d’autres développements
technologiques ? La crainte
d’une non rentabilité est grande et l’ensemble
de ces opérations liées aux nouvelles
technologies ressemble à un gigantesque
pari sur l’avenir dont nul ne
connaît l’issue. En France, le débat est
identique et le dossier des licences
UMTS, la troisième génération de téléphones
mobiles, suscite bien des
convoitises. Seuls quatre opérateurs
■
seront retenus par le gouvernement qui
empochera la modique somme de 130
milliards de francs. Il faut dire que l’enjeu
est de taille : 32,5 milliards de francs
sur quinze ans à investir pour chaque
opérateur et quelques centaines de milliards
de bénéfices à la clé ; 130 milliards
pour l’Etat qui ne sait pas encore quoi en
faire. 5 Mais derrière cet aspect financier
se cache un autre aspect plus profond,
plus sournois : celui de la maîtrise des
communications et donc de l’information,
accès indispensable vers le pouvoir.
La communication,
espoirs et limites
■
La communication est un outil essentiel
dans le fonctionnement de la « nouvelle
» société du troisième millénaire.
Les outils modernes de télécommunication
permettent de s’affranchir de l’espace,
du moins en apparence et dans les
discours économiques, politiques et culturels
la communication a été mise au
rang des activités primordiales depuis
plus d’une décennie. La rapidité de diffusion
des informations, de réception
des données, la baisse très sensible du
coût de transmission ont fait apparaître
les nouvelles technologies comme étant
les voies de l’avenir. C’était sans prendre
en compte les contraintes physiques
imposées par les marchandises qui, bien
que virtuelles dans leur présentation,
n’en demeurent pas moins physiques
dans leur expédition et destination. Les
télécommunications ignorent l’espace,
la notion de distance et tendent à accélérer
de plus en plus les rythmes quotidiens.
La réalité cependant tempère la virtualité.
Les déplacements physiques
entre proches, des marchandises vers
leurs commanditaires, restent tributaires
des moyens classiques de transports de
personnes ou de biens. Si la commande
peut se faire de façon instantanée, la
livraison nécessite des délais beaucoup
plus longs. De ce fait, les prédictions optimistes
des spécialistes du travail et de
l’emploi, misant sur le travail à distance
comme solution aux problèmes de l’emploi,
sont revues à la baisse. Les nouvelles
technologies de communication
seraient limitées dans leur effet positif
aux flux d’informations.Toutes les autres
activités centrées sur l’économie restent
tributaires des déplacements de personnes
ou de marchandises. De même, les
espoirs de certains responsables administratifs
rêvant du tout informatique,
avec une suppression totale du support
papier, relèvent également de l’utopie, ne
serait-ce qu’en raison des limites technologiques
concernant les supports d’archivage
des informations ou plus simplement
des contraintes juridiques où
l’écrit constitue encore la seule
référence.
Dans cette optique, l’utopie progressive
engendrée par les fabricants et
entretenue par les politiques, en vue
d’un avenir se déclinant sur un changement
social valorisé, utilisant la technique
au service d’un projet humaniste
dont la communication serait la pièce
maîtresse, s’effrite de plus en plus rapidement
et tend même à basculer vers
une utopie rétrogressive où le changement
social vise à un asservissement de
l’être par la technologie. Dans le même
esprit, la culture de masse véhiculée
désormais par les nouvelles technologies
de communication lamine et uniformise
culturellement et socialement.
La communication,
nouveau contrôle
social ?
On peut dès lors extrapoler en considérant
que les nouvelles technologies
de communication peuvent devenir des
instruments très perfectionnés permettant
l’émergence d’une nouvelle
forme de contrôle social. Ce « panoptisme
électronique » n’est plus basé sur
un lieu, un espace spécifique délimité
par une architecture particulière 6
comme l’a décrit Michel Foucault, mais
sur un ensemble de réseaux complexes,
technologiques, où l’individu est sous
contrôle permanent, facilement localisable.
La technologie asservissante sert
alors à enregistrer l’ensemble des communications
entre les divers réseaux
sociaux et leurs constituants, permettant
une surveillance totale de l’individu
et une éventuelle répression lors
d’activités considérées comme illicites.
De récents exemples d’utilisation des
télécommunications à terminaux portables
à des fins d’enquêtes criminelles
et sous contrôle des magistrats, ont permis
de saisir l’ampleur et les possibilités
infinies offertes par ces nouvelles
technologies pour suivre, espionner,
■
localiser et arrêter un ou plusieurs
individus.
De tous temps, les communications
(télécommunications, télévision et plus
récemment Internet) ont constitué un
élément déterminant dans le contrôle
sociétal et étatique. Elles sont, en
dehors des installations militaires qui
disposent de leurs propres réseaux, l’un
des objectifs stratégiques importants
lors de prises de pouvoir ou de coup
d’état. L’utilisation ponctuelle, à des
fins militaires, des moyens de communication
à l’échelle d’un pays, laisse à
supposer que, loin de se contenter de
cette activité, elle peut aisément être
transposée à une échelle planétaire.
Cette vision pessimiste d’un avenir aux
mains d’un groupe ou d’un réseau dominant
et d’une multitude de groupes ou
de réseaux dominés s’accentue encore
lorsque l’on revient à l’origine du réseau
de communication le plus récent, Internet,
initialement l’un des outils de logistique
militaire.
Dans ce panoptisme nouvelle version,
les réseaux informatiques et télématiques
constituent l’élément de clôture,
de découpage de la société par
lesquels « les moindres mouvements
sont contrôlés, où tous les événements
sont enregistrés, où le pouvoir s’exerce
sans partage, … où chaque individu est
constamment repéré, examiné et distribué…
». 7 En effet, plus les individus
communiquent entre eux, plus ils ont
besoin de se rencontrer. On peut donc
envisager qu’une diffusion massive de
terminaux électroniques portables permet
de diriger, rassembler ou disperser
une masse d’individus selon les exigences
du réseau dominant.
Communiquer à l’aube
du 3 e millénaire
■
La communication a connu un essor
particulier, lié au développement rapide
des nouvelles technologies de communication.
Parallèlement à ce phénomène,
un profond changement social
s’opère, modifiant les habitudes, les
comportements et les relations sociales.
Les outils de la communication déplacent
la vie sociale : en rapprochant les
individus qui étaient proches les uns des
autres, ils empêchent d’une certaine
façon l’ouverture vers ceux qui étaient
plus éloignés. La communication remplace
progressivement la télécommunication.
L’outil technologique devient
indispensable, doit être constamment
manipulé : le portable téléphonique en
est le plus flagrant exemple. L’usage
d’Internet n’est pas encore développé et
bien maîtrisé par le commun des
mortels.
Quant aux internautes chevronnés,
ils se rendent compte progressivement
que leur vie sociale, leurs liens avec les
autres, ne tiennent plus qu’à un fil – on
serait même tenté de dire qu’ils ne passent
plus que par un fil – et se retrouvent
de plus en plus solitaires, coupés du
monde vivant et intégrés dans un monde
virtuel. Si l’on parle beaucoup à notre
époque, si l’on tape des kilomètres de
caractères sur notre clavier, si l’on communique
intensément, il n’en demeure
pas moins que nous sommes de plus en
plus seuls, face à une machine, sans
aucun contact physique. Et la parole, les
mots, sont comme d’illusoires remèdes à
cette solitude. Parler, parler encore, parler
toujours, souvent pour ne rien dire,
quelquefois pour se convaincre soimême
que l’on existe, est-ce là le
miracle de la communication ? Il serait
bon alors de repenser à G. Simmel qui
disait que « si la socialisation humaine
est déterminée par la capacité de parler,
elle est modelée par la capacité de se
taire » 8 . N’est-ce pas justement le silence
– qui est d’or – qui permet à l’individu
d’être lui-même et de respecter
l’autre ? N’est-ce pas ce silence qui permettra
l’apparition « d’un commerce
régulier entre les hommes » 9 ?
La bataille technologique fait rage et
l’on peut considérer qu’elle n’est pas
terminée. Le développement des nouvelles
technologies de communication
n’est que dans sa préhistoire et le stade
Publicité, internext, à propos de la sécurité du réseau informatique. Stéréotype du
gardien de prison noir avec l’environnement de la prison,extr. PC expert, edition
spéciale , 2000
37
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

actuel n’est en fait qu’une étape vers un
nouveau concept technologique et de
communication. Mais on peut d’ores et
déjà affirmer que si ce grand bond en
avant se fait sur les schémas actuels, il
est condamné à court terme. En effet, si
en cette fin de millénaire l’avènement
de la «société de communication» est
virtuellement dans tous les esprits, il
n’en demeure pas moins concrètement
que nous connaissons avant tout une
«société de solitude», organisée autour
de la télévision et de l’ordinateur, complétée
par ces substituts de communication
que sont les téléphones et Internet.
L’espoir apporté par les nouvelles
technologies de communication dans le
développement des liens sociaux ne
pourra se concrétiser qu’en tenant
compte de l’homme et non des intérêts
économiques et de pouvoir. Le changement
ne pourra s’opérer qu’avec
humanité.
Entre l’État et le citoyen
les nouveaux espaces
de la citoyenneté
38
Notes
1. Halimi S., Les nouveaux chiens de
garde, Liber-Raisons d’agir, 1997.
2. Patrick Poivre d’Arvor, cité par
Halimi S., op. cit. p. 10.
3. Paroles d’une des chansons du
spectacle « Notre Dame de
Paris ».
4. Rouquette C., « La percée du téléphone
portable et d’Internet »,
■
INSEE Première, n° 700, février
2000.
5. « Le Parlement aux abonnés
absents du mobile », Le Canard
Enchaîné, 09/08/2000.
6. Foucault M., Surveiller et punir,Tel
Gallimard, Paris, 1975, pp. 228-
264.
7. Foucault M., op. cit., p. 230.
8. Simmel G., Secret et sociétés
secrètes, Circé/Poche, 1996, p. 111.
9. Idem, p. 111.
FRESQUE MURALE, MARKET STREET, CALIFORNIE, ÉLABORATION COLLECTIVE
PRÉSENCE DE LA COMMUNAUTÉ CHINOISE DANS L’ESPACE PUBLIC
(PHOTO ANNY BLOCH, SEPT 2000)
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

ANDRÉ PETITAT
André Petitat
Tyrannie de la transparence
et transformations des frontières privé/public
40
Tyrannie de la transparence
ANDRÉ PETITAT
Faculté des Sciences Sociales et
Politiques
Institut des Sciences Sociales et
Pédagogiques
Université de Lausanne
et transformations des
frontières privé-public
L
e sujet, dit-on, n’arrête pas de se
dissoudre. Naguère solide maison
de pierre contre les assauts du
dedans et du dehors, il serait devenu une
fragile maison de verre battue par les
déterminismes les plus divers. Absorbé
par l’inconscient, ballotté par les circonstances
et les structures (par les
conditions matérielles de vie, par les
rapports de force et de sens, par l’État,
par les médias…), son autonomie partirait
en lambeaux. Il aurait trouvé un illusoire
refuge dans le libéralisme, dans une
production à la chaîne de héros fictionnels
et dans l’odyssée prométhéenne de
l’ingénierie biologique, des nanotechnologies
et des nouvelles technologies de
l’information et de la communication.
Les uns contribuent et applaudissent
à cette « fin des illusions » (p. ex.
Bourdieu, 1970) tandis que d’autres
déplorent les tyrannies de l’intimité
(Sennett, 1979 ; Hahn, 1991) ou s’effraient
de l’effritement du moi (Lasch,
1980). Les reality shows, les émissions
du type Big Brother (petit groupe filmé
et médiatisé 24 heures sur 24), de même
que la publicité accordée aux ébats
privés de nos figures publiques sont
interprétés comme les derniers indices
de cette dissolution du sujet en direction
d’une épluchure translucide et
inconsistante.
Qu’est-ce qu’une frontière privé/public ?
Aussi longtemps que nous n’aurons pas
répondu à cette question nous serons incapables
de porter un regard équilibré sur ces
évolutions, en croisant permanences et glissements.
Et nous seront condamnés à
applaudir ou à pousser des cris d’orfraie.
Cet article évoque quelques tentatives
théoriques et explore le croisement de
deux hypothèses, l’une enracinée dans une
théorie de l’action et l’autre relative à la
configuration moderne des frontières
privé/public.
Tentatives théoriques
On doit à Barrington Moore, l’auteur
du célèbre ouvrage Les origines de la dictature
et de la démocratie (1969), un
effort remarquable pour décrire et
théoriser la privacy. Cet auteur s’est
livré à des études anthropologiques
exploratoires sur la nature et la signification
du « privé » dans plusieurs
sociétés. Il prend donc acte de la variation
culturelle des frontières
privé/public et retient finalement une
double dimension dans sa tentative de
définition : « Ce livre aborde le privé à la
fois dans le sens de refuser l’accès à autrui
dans certaines situations et dans celui de
droits privés contre les tenants du pouvoir
ou d’autres membres de la même société.
La sphère privée personnelle et les droits
privés sont liés par la notion d’intrusion.
Les règles sociales protègent ce qui est
privé de l’intrusion et de l’interférence
d’autrui. » (1984, p. IX, trad.)
Pour B. Moore, la privacy est donc à
la fois désir d’échapper à des obligations
sociales et droit de se soustraire à la
curiosité d’autrui dans certaines situations.
Par ailleurs, ce désir et ce droit
peuvent « s’évaporer si la personne développe
un sentiment de dépendance envers
ceux qui sont la source de pesantes
obligations. » (1969, p. 17, trad.)
Dans cette perspective, la sphère
privée est un rempart contre la dictature,
un désir et un droit de se soustraire
à l’envahissement intrusif du
pouvoir. L’effacement du privé est syno-
■
Homme assis qui descend de l’oeil, fresque murale. 3 rd street, San Francisco,
© Anny Bloch
nyme de dépendance, son affirmation
est au contraire un indice de liberté.
Nous ne sommes pas loin de « 1984 » de
George Orwell. Sans privacy, le sujet
n’est plus que dépendance, transparence
à la merci du pouvoir ; il se réduit à
un objet. Nous retrouvons donc chez
B. Moore le même postulat que chez
Sennett : l’autonomie du sujet exige
une certaine part de privé.
Steven L. Nock (1998) partage la
même opinion, mais en s’intéressant à
l’excès d’autonomie imputable à un
excès de privacy. Son argument fait
intervenir la confiance interpersonnelle.
Pour cet auteur, la réputation, base de la
confiance de personne à personne, se
fondait traditionnellement sur l’œil
intrusif d’autrui. Avec l’expansion de la
sphère privée individuelle, nous en
venons à nous appuyer sur des moyens
impersonnels pour établir la réputation,
moyens respectueux de notre sphère privée
mais dépersonnalisants. Nous
sommes en quelque sorte pris entre Charybde
et Scylla: le respect du privé
accroît notre autonomie et notre individualisation
tout en favorisant l’émergence
de procédures formelles d’évaluation
qui corrodent la personnalisation
traditionnelle des relations et renforcent
la solitude.
Irving Altman et ses collaborateurs
(1982) ont développé une autre voie d’approche
en psychologie sociale. Ce courant
s’intéresse aux moyens mobilisés par les
individus pour se défendre des empiètements
excessifs sur leur zone privée :
moyens verbaux (fermeture de soi, allusions,
évocations explicites), paraverbaux
(ton de voix, silence), non-verbaux
(contact visuel, position de la tête, expression
du visage, gestes) et environnementales
(distance à autrui, protection de son
espace). Cette approche souffre d’un
manque d’assise théorique. Le privé ne
saurait se réduire à des stratégies en
face-à-face, pour la bonne et simple raison
qu’il implique précisément une soustraction
légitime au face-à-face (cf. aussi Le
Poire et al., 1992).
Si les approches précédentes n’ont
pas le même défaut, elles partagent
avec celle d’Altman une limitation
importante : elles sont centrées sur les
rapports que l’individu entretient avec
des procédures formelles ou informelles
de contrôle et d’évaluation, ou encore
avec le pouvoir et ses institutions. Or, il
est évident que la notion de privé s’applique
aussi à des acteurs collectifs, des
groupes et des institutions. C’est ainsi
qu’on parle d’entreprises privées, d’associations
privées, de partis politiques
dotés d’une sphère d’action soustraite
aux regards de l’État (Nixon s’en est
aperçu) et même d’un appareil de justice
disposant d’un espace de jeu idéalement
libéré des empiètements du pouvoir
légitime. Les rapports entre États et
Églises, dans les théocraties comme
dans les régimes laïques, peuvent se
décrire en termes d’ingérence complète
ou limitée.
Toute construction théorique se doit
donc d’intégrer cette cascade du privé
et du public, qui débute par le for intérieur
de chacun et s’élève jusqu’aux
plus hauts niveaux de la société politique.
Nous sommes renvoyés ici à ce
que l’on peut appeler l’axe métasociatif,
c’est-à-dire à l’articulation, variable
d’une société à l’autre, des unités
sociales inférieures dans des unités
supérieures.
Cet axe ne suffit pas : à lui seul, il
ne fournit qu’une description morphologique,
un tableau des emboîtements
du privé et du public du haut en bas de
la pyramide sociale. Le problème principal
reste entier : d’où vient la tendance,
universelle, des acteurs individuels
ou collectifs à la fois à soustraire
des fractions de leur espace d’action à
autrui et à empiéter sur l’espace des
autres ? La réponse se trouve vraisemblablement
du côté d’une théorie de
l’action. Nous pouvons, dans cette
direction, ébaucher une hypothèse.
Théorie de l’action et
frontières privé/public ■
La première théorie qui vient à l’esprit
est celle de Crozier et Friedberg
(1977), où les acteurs s’aménagent des
zones d’incertitude, c’est-à-dire des
zones de liberté et de contrepouvoir.
Cette perspective stratégique est un
peu courte en ce qui regarde les rapports
privé/public, car elle n’est concernée
que par la dimension du pouvoir et
la négociation de l’autonomie réciproque.
Or si les rapports privé/public
sont fortement liés au pouvoir, ils ne se
réduisent pas à cette dimension. Que
dans telle société le corps nu soit public
alors que dans telle autre il soit plus ou
moins couvert entraîne peu de conséquences
au plan du pouvoir, surtout si
tout le monde est à la même enseigne.
Chaque groupe, depuis un simple couple
jusqu’à une Église étendue, possède
une certaine autonomie normative utilisable
sur la frontière du privé et du
public, à des fins d’identité, de différenciation
interne ou externe, ou simplement
pour établir un ordre rituel, des
régularités comportementales dont le
lien au pouvoir n’est que partiel. 41

André Petitat
Tyrannie de la transparence
et transformations des frontières privé/public
42
L’individualisme méthodologique
(Boudon, 1992), plus large dans ses
assises que l’analyse stratégique,
semble cependant moins pertinent que
cette dernière lorsqu’il s’agit de rendre
compte de l’opposition privé/public.
Cela est dû au fait que Crozier et
Friedberg ont réalisé la jonction avec
la théorie des systèmes, en la modifiant,
alors que l’individualisme méthodologique
a marié le schéma de l’action
rationnelle avec celui de
l’agrégation. Il ne s’agit pas de contester
que toute régularité privé/public
suppose une agrégation d’actions individuelles,
la question à laquelle il faut
apporter une réponse se situe en
amont : pourquoi, dans toutes les sociétés,
observe-t-on cette opposition agrégative
entre actions privées et actions
publiques ?
La théorie de l’habitus (Bourdieu,
1970), essentiellement préoccupée par
la reproduction des schèmes d’actions,
nous est d’un faible secours, sauf s’il
s’agit de souligner, par exemple, la
contribution de l’opposition entre
intérieur domestique féminin et extérieur
public masculin à la reproduction
des rapports de genre. C’est une
théorie de la reproduction de rapports
déjà cristallisés. Or le problème
consiste précisément à rendre compte
de la cristallisation privé/public ellemême,
non de sa reconduction et de
ses fonctions.
L’interactionnisme symbolique propose
une autre solution, celle des catégories
sociales construites au cours des
interactions signifiantes. Cette solution
a été appliquée avec succès aux
déviances, aux étiquetages, aux
échanges et rituels, au théâtre de la vie
quotidienne. L’approche dramaturgique
de Goffman (1973), avec ses notions de
scène publique et de coulisses privées,
recoupe directement notre objet. A la
base de cette perspective, nous avons
une vision stratégique de l’interaction :
chaque acteur tente d’influencer le comportement
d’autrui en agissant sur ses
représentations et sur ses perceptions.
En retour, il essaie de se soustraire luimême
à une telle influence en appliquant
ses capacités interprétatives au
théâtre qu’il a sous les yeux.
Cette hypothèse de Goffman lui permet
de décrire avec bonheur un double
ou triple niveau de communication,
entre la présentation officielle de soi et
la présentation privée entre intimes.
Chez lui, l’opposition privé/public naît
donc d’un enjeu stratégique caractéristique
de toute interaction symbolique.
Ici encore, l’opposition privé/public se
trouve donc soudée à la dimension du
pouvoir, avec une finesse plus grande
dans la description de la dynamique
interactive.
Arrêtons-là l’inventaire des théories.
Si l’on veut rendre compte d’un phénomène
universel, comme l’est l’opposition
privé/public, il faut l’ancrer dans des
caractéristiques universelles de l’action
et de l’interaction et en particulier de
l’échange symbolique. Une des grandes
faiblesses de l’interactionnisme symbolique
est son absence de curiosité pour
tout éclairage génétique. G.H. Mead
(1963), une référence obligatoire de ce
courant, y était pourtant sensible. Il est
difficile de bien comprendre une interaction
en face-à-face, si on a qu’une
idée vague de la construction des compétences
qu’elle exige et de la théorie
ordinaire de l’action qui la sous-tend.
Les travaux des deux dernières
décennies sur la « théorie de l’esprit »,
conduits par des psychologues et des
éthologistes, nous offrent l’occasion de
faire un pas de plus en fondant plus profondément
la théorie de l’action et ses
virtualités.
Les étapes de la compréhension
ordinaire de
l’action
■
Précisons d’entrée que la compréhension
dont il s’agit n’a rien à voir avec
une théorie explicite. Elle se manifeste
de façon pragmatique, dans des actions
toujours contextualisées.
La première ébauche d’une compréhension
de l’action émerge avec la
fonction symbolique, lorsque l’enfant
s’avère capable d’imitation différée,
c’est-à-dire dès qu’il est capable de se
représenter une action avant de la
reproduire. Il est alors en mesure
d’identifier et de mettre en rapport des
désirs et des moyens moteurs destinés
à les réaliser. Son monde est un monde
de désirs et de forces. Pour en arriver
là, il a fallu apprendre à coordonner les
facultés motrices et perceptives et à
saisir que les désirs jouaient un rôle
décisif dans l’action. Cela ne signifie
pas que dorénavant les capacités
motrices ne se meuvent que dans la
soumission à des fins, mais que s’opère
une distinction entre mouvement
moteur en vue de la satisfaction de
désirs divers et mouvement moteur
sans but précis.
Le second stade a pour point de
repère la compréhension du rôle des
perceptions dans l’action. Jusque-là
l’enfant utilise évidemment ses sens,
mais sans comprendre que ses actions
dépendent de ce qu’il voit, entend, etc.
Dès qu’il a saisi cette dimension s’ouvrent
devant lui des virtualités interactives
auparavant inexistantes : il peut
montrer, dissimuler ou déguiser afin
de modifier l’action d’autrui. Ces nouvelles
virtualités se combinent avec
celles du niveau précédent. Ici encore,
la maîtrise des compétences relatives à
ce niveau de compréhension de l’action
n’implique pas nécessairement l’instrumentalisation
exclusive des perceptions
à des fins stratégiques.Voir, écouter,
sentir, toucher et goûter gardent
évidemment leur fonction de jouissance/souffrance
ou de simple information
au service de l’action.
Le troisième stade correspond à la
compréhension du rôle des croyances
dans l’action. Les chercheurs travaillant
sur la théorie de l’esprit se sont donnés
comme point de repère la capacité d’induire
des fausses croyances en vue de
modifier l’action d’autrui. C’est vers
quatre ans que l’enfant découvre ce
nouveau continent, celui des jeux stratégiques
avec le langage et les
croyances. Cette étape ne supprime pas
les jeux innocents avec les sonorités des
mots ou leurs significations ; elle ne fait
que les intégrer à côté des virtualités
nouvelles du mensonge, du non-dit, de
la déformation et de la vérité délibérés
(Petitat, 1998 ; Wellman, 1990).
C’est à ce niveau que se met en place
la possibilité de la distinction entre
privé et public. Cette distinction
implique en effet la notion de règle : tel
comportement, tel contrôle ou intrusion,
tel langage, telle tenue est admis
dans certains contextes et exclu dans
d’autres. Or une règle est un principe
commun auquel nous convenons de soumettre
nos actions. Elle est donc assimilable
à une croyance et nécessite,
pour être maîtrisée, la compréhension
du rôle des croyances dans l’action (en
ce cas une croyance que chacun souhaite
partagée).
La règle bien comprise ne peut donc
apparaître qu’à ce troisième stade, après
quatre ans, de même que les distinctions
privé/public qui constituent un de ses
domaines d’application. La caractéristique
la plus importante d’une règle est
sa réversibilité: elle est constitutivement
attachée à un espace virtuel de
non respect, de transformation et de
réinterprétation. Ce même trait s’attache
donc aussi aux distinctions
privé/public.
Les deux premières étapes de la
compréhension de l’action ne connaissent
pas la règle mais uniquement des
régularités. L’enfant, jusque vers
quatre-cinq ans, n’apprend pas des
règles du langage, ni des règles de civilité,
il ne fait que se conformer ou se
soustraire à des régularités.
Alors que le premier niveau de compréhension
de l’action ouvre un espace
de jeu relatif aux capacités motrices et
le second relatif aux perceptions, ce
troisième niveau concerne essentiellement
le langage, véhicule privilégié
des croyances et autres états mentaux.
La nature cachée des représentations
mentales autorise une première bascule
du dit et du non-dit ; le décollage virtuel
du signe et du référent débouche
sur une seconde bascule virtuelle entre
la vérité et le mensonge ; enfin la normativité
ouvre sur une troisième bascule.
Celle du respect et de la transgression
des règles communes.
La combinaison de ces trois axes
définit l’espace de jeu symbolique et
permet de repérer ses principales virtualités
interactives :
1) le mensonge illicite (tromperie,
imposture…),
2) le mensonge licite (pieux mensonge,
farce, fiction…),
3) le non-dit illicite (non-dit mensonger),
4) le non-dit licite (intimité discrétion,
pudeur…),
5) l’expression déformante illicite (exagération,
vantardise, parodie…),
6) l’expression déformante licite (parabole,
euphémisme, ironie ludique…),
7) l’expression non déformante illicite
(ostentation, indécence, indiscrétion,
dévoilement brutal…),
8) l’expression non déformante licite
(aveu, confession, sincérité, vérité…).
Dans les interactions, dyadiques ou
triangulaires, les partenaires adoptent
parfois ces postures extrêmes, mais plus
souvent encore les innombrables
figures intermédiaires du demi-mensonge,
de l’omission partielle et du
quasi respect des règles. A cette complexité
s’ajoute la distinction entre langage
verbal et non verbal et les jeux sur
les croyances au deuxième et au
troisième degré. 1
Cet ensemble fascinant de virtualités
interactives, parce qu’il repose sur
notre compréhension de l’action et des
propriétés générales du langage, est
universel.
Ces considérations génétiques intéressent
notre propos car elles nous font
apercevoir les fondements de l’opposition
privé/public :
1) La catégorie du privé se présente au
croisement de l’axe de la normativité
et de l’axe du dit et du non-dit. Le
privé correspond à ce que je peux ou
je dois garder par-devers moi sans
encourir de reproches. A l’opposé il y
a le dit légitime, l’expression
publique, admise, souhaitable voire
obligatoire. Une fois établie, la dimension
normative s’applique aux objets
des stades précédents, au monde sensible
en général, et aux aptitudes
motrices et à la force en particulier.
Nous avons donc des distinctions
privé/public qui concernent aussi
bien les interactions verbales que les
interactions perceptives et, finalement,
l’expression ou la non expression
des rapports de force et d’aptitudes
motrices. Ceci est une des
conséquences de la progression de la
compréhension de l’action. La prise
de conscience du rôle des croyances
dans l’action n’annihile pas l’usage ou
le non usage de la force, mais elle
tend à l’intégrer dans l’espace de
réversibilité symbolique.
Du point de vue ontogénétique, la progression
de la compréhension de l’action
signifie acquisition de compétences
« déjà là » chez les adultes. Du
point de vue phylogénétique, la compréhension
des croyances dans l’action
est à construire, non pas à apprendre.
La distinction privé/public est le résultat
d’une auto-construction — avec
rétroaction sur les niveaux antérieurs
— où interviennent capacités
cognitives, caractéristiques du langage
et invisibilité des états mentaux.
2) Si le privé/public implique nécessairement
un dyade primitive (le Moi
privé par rapport à un Nous public),
cette dyade est presque toujours intégrée
à des rapports triangulaires 2 .En
ce cas, un Nous privé fait face à un
autre Nous public.
Cette dimension triangulaire est déjà
présente aux premier et deuxième
niveaux de compréhension de l’action
(association de deux forces contre
une troisième, intégration de deux
acteurs dans une même stratégie perceptive
par rapport à un troisième
acteur). Avec la compréhension du
rôle des croyances dans l’action, nous
aurons des partages de croyances et
surtout, avec l’émergence du normatif,
des soustractions légitimes de certains
espaces communs de force, de
perceptions et de croyances à la
connaissance d’autrui.
Remarquons en passant que la maîtrise
du triangle symbolique d’inclusion
et d’exclusion n’a pas pour seul
effet de rendre possible la maîtrise
des cercles enchevêtrés du privé et
du public, mais elle se raffine dans le
sens de subtiles connivences,
d’échanges privilégiés, de jeux d’alliances
et de ruptures, d’ouvertures
et de fermetures à l’intérieur des
groupes eux-mêmes.
La conséquence la plus importante de
la triangulation dans les échanges
symboliques est l’emboîtement des rapports
privé/public. Emboîtement
simple dans le cas du Moi et du Nous,
emboîtement au second degré dans le
cas d’un Nous subordonné à un Nous
plus large, etc. La forme de base du
privé/public est celle de la poupée
russe, forme compliquée d’enchevêtrements
transversaux (mari et
femme, maître et serviteur, adulte et
enfant, patron et employé se distinguent
sous l’angle des territoires
privé/public).
3) Il existe donc, suite à la rétroaction
normative, des définitions de zones
d’application publiques et privées
des forces et capacités motrices. Ceci
est d’une extrême importance
puisque l’application des normes —
dont celles du privé/public — dépend
notamment des rapports de forces.
Deux possibilités extrêmes, toutes
deux très instables, se présentent : à
un pôle, le public prend l’aspect
d’une fédération faible d’unités quasi
complètement autonomes (le public
est contrôlé par le privé) ; à l’autre,
43
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

André Petitat
Tyrannie de la transparence
et transformations des frontières privé/public
44
l’enveloppe publique absorbe toutes
les forces, déniant aux unités subordonnées
toute autonomie normative,
perceptive et réflexive. Nous retrouvons
ici la terreur de la transparence
totalitaire.
4) Les frontières privé/public sont foncièrement
instables, toujours prises
sous tension à l’un ou l’autre niveau,
car elles mobilisent et combinent
trois espaces de jeu constitutifs des
interactions sociales, autour des
forces, des perceptions et des
croyances. A ces trois niveaux le réel
est reconnu comme une dimension
d’un ensemble de virtualités interactives
et donc soumis en permanence
à la pression de ces virtualités,
dont celles de non respect, de pseudo
respect, de transformation
négociée, etc.
5) Toute frontière normative suppose la
mobilisation de compétences pour
la repérer, surtout dans des zones
intermédiaires où elle s’estompe,
habileté pour poser le bon geste,
énoncer la parole appropriée, doser
le dire et le non-dire, le faire et le
non-faire. Pour une bonne part, les
traités de savoir-vivre identifient et
différencient les contextes publics
en proposant des lignes de conduite,
en prévenant en particulier des comportements
trop familiers (proximité
physique, tapes sur l’épaule, pieds
sur la table). Il existe donc un recoupement
entre privé/public et
bienséance/malséance.
6) L’opposition instrumental/ludique
ne se superpose pas à l’opposition
privé/public. En réalité ces axes se
recoupent. Les jeux sans buts évidents
ou accompagnés d’intentions
ludiques — mobilisant aptitudes
motrices, perceptions et/ou
croyances — existent aussi bien dans
les cercles privés que dans les cercles
publics.
Cette tentative de déduction des
traits généraux des rapports
privé/public à partir des étapes génétiques
de la compréhension de l’action
ouvre sur des possibles, des formes génériques.
Chaque société investit ces
formes générales de façon singulière.
Nous devons donc nous tourner vers les
travaux socio-historiques pour tenter
de comprendre à la fois la peur et le
désir de la transparence.
La métasociation ou la
cascade du privé et du
public
■
Par analogie avec les psychologues
qui utilisent la notion de métacognition,
je propose d’utiliser le terme de métasociation
pour désigner les processus
socio-historiques d’intégration des unités
sociales inférieures dans des unités
plus larges.
L’articulation et la désarticulation
d’unités socio-politiques hiérarchisées
ressemble à une sorte de respiration de
la vie sociale. La tribu est sans doute la
solution métasociative la plus universelle
que nous connaissions. La chefferie,
la cité et le royaume sont moins fréquents,
les empires relativement
exceptionnels et on ne connaît que
deux cas de féodalité. L’État-nation, un
produit européen récent qui s’est mondialement
imposé au cours du XX e
siècle, connaît déjà ses premières fractures,
corrélatives de la mondialisation
(Baechler, 1992).
La notion d’enchâssement, avec réinterprétation
des éléments subordonnés,
est fondamentale pour comprendre les
étages métasociatifs, comme elle est fondamentale
d’ailleurs pour comprendre
un récit. Le « privé » d’une relation amicale
se présente comme enchâssement de
la zone individuelle dans une dyade relativement
« publique ». Si nous passons
au couple avec ses enfants, célébré
comme le royaume par excellence du
privé, on s’aperçoit qu’aucun de ses
membres n’est sur le même pied sous
l’angle privé/public : l’enfant doit
conquérir progressivement sa reconnaissance
comme acteur plus ou moins autonome,
alors que les parents jouent le rôle
d’enveloppe publique, mais de façon différente,
la femme se voyant usuellement
confinée à la famille restreinte et au
réseau familial (le niveau « public »
immédiatement supérieur) tandis que
l’homme effectue le pont avec les autres
familles, clans, etc. En régime patrilinéaire,
le père représente la loi du clan,
à laquelle est soumise la famille restreinte,
d’où il résulte des relations relativement
formelles (publiques) entre
père et fils et plus détendues (privées)
entre oncle maternel et neveu. La relation
s’inverse en régime matrilinéaire,
car l’oncle maternel représente alors le
clan qui sert d’enveloppe publique à la
famille restreinte (Lévi-Strauss, 1974 ;
Petitat, 1998).
Enraciner l’échelon supérieur dans
l’échelon inférieur, tel est le problème
central de toute métasociation. La solution
des clans familiaux liés par toutes
sortes d’alliances matrimoniales et
réunis en tribu réalise une synthèse
entre les contraintes naturelles de la
reproduction sexuée et les ouvertures de
l’échange symbolique à la fois régulé et
réversible.
Le dépassement de la tribu est
beaucoup plus problématique. La solution
de la conquête militaire externe,
qui ne réussit à installer que des squelettes
administratifs et religieux,
jamais assez puissants pour pénétrer et
contrôler le façon soutenue chaque
tribu, est extrêmement fragile. Celle de
la fédération aussi. Pour durer, l’échelon
supra-tribal doit s’appuyer sur des
fractions du niveau tribal : c’est la
solution de la distinction entre noblesse
et roture, entre pur et impur. Dans
l’inégalité évidente et revendiquée,
une minorité héréditaire relativement
stable se trouve alors investie des
charges publiques hiérarchisées tandis
que la majorité est vouée à des activités
subalternes, également hiérarchisées.
La tribu devient chefferie.
Toute la société, de bas en haut, participe
alors à une nouvelle distinction
privé/public qui a été au principe de
vastes unités socio-politiques.
Ce type de métasociation accorde
encore à la famille, aux lignages et aux
alliances, une position centrale. Il se
combine souvent avec un autre principe
métasociatif qui procède du haut
vers le bas. Ainsi en va-t-il de la vassalité,
du moins à ses débuts ; car si le vassal
n’est initialement pas localement
enraciné, il finit par s’incruster et nous
retrouvons alors la métasociation
précédente.
L’autre principe métasociatif qui
procède du haut vers le bas est la
bureaucratie. Dans les anciennes sociétés
agraires, c’est la Chine qui s’est
approchée le plus de ce modèle où les
responsables de la chose publique n’appartiennent
pas à une caste ou un ordre
héréditaire, mais sont recrutés en vertu
de leurs compétences. Dans les faits, le
système des examens publics vient
confirmer l’importance des familles de
bureaucrates dans la transmission des
compétences requises pour la gestion
des affaires de l’État. L’enracinement
local relativement stable de la bureaucratie
par le truchement d’un réseau de
familles de notables est ainsi assuré.
État-nation, marché et
démocratie
Voici comment Mirabeau présentait
à Louis XVI les événements désarçonnants
de 1789 : « Comparez le nouvel
état des choses avec l’Ancien Régime...
n’est-ce donc rien que d’être sans parlement,
sans pays d’État, sans corps de
clergé, de privilégiés, de noblesse ?
L’idée de ne former qu’une seule classe
de citoyens aurait plu à Richelieu :
cette surface égale facilite l’exercice du
pouvoir. Plusieurs règnes d’un gouvernement
absolu n’auraient pas fait
autant que cette seule année pour l’autorité
royale. » (cité par Pernoud, 1981,
t.2 .p. 238).
Perspicace, Mirabeau non seulement
enregistre l’avènement d’une nouvelle
modalité métasociative, mais il l’inscrit
aussi dans la lente centralisation
monarchique des siècles précédents.
Cette modalité tend à éliminer les corps
intermédiaires (corporations, clergé,...)
et à se passer de la noblesse, qui ne
représente d’ailleurs plus la force vive
locale.
La révolution démocratique, pour
s’installer et pour durer, n’a pas
d’autre choix que celle de la métasociation
bureaucratique. Il s’ensuit un
bouleversement profond des étages
enchevêtrés du privé et du public.
Roi et corps de privilégiés appartenaient
à l’espace public opaque de la
monarchie, alors que le sujet dont la
sphère privée n’était pas garantie s’occupait
de l’intendance. La démocratie
renverse idéalement les termes : le
citoyen devient porteur de la chose
publique astreinte en principe à la
transparence. Au sujet transparent face
à un État opaque succède un citoyen
semi-opaque face à un État semitransparent.
L’octroi du droit de vote aux seuls
citoyens, à l’exception des citoyennes,
manifeste la persistance de l’opposition
privé/public au niveau de la famille.
Plus d’un siècle d’individualisation sera
nécessaire pour mettre fin à ce qui apparaîtra
de plus en plus une contradiction
avec l’esprit même de la démocratie.
■
Dans le domaine économique, une
longue tension débute entre les partisans
d’une autonomie complète de la
propriété privée envers l’État et les partisans
d’une intégration radicale au
domaine public.
La tendance est paradoxalement
inverse en éducation, où l’État tend à
révoquer l’Église de sa position de responsable
public de l’enseignement
pour se mettre à sa place et la limiter
du même coup à une position privée. La
pluralité des croyances religieuses
pousse évidemment dans ce sens, en
refoulant les croyances dans le privé et
en hissant l’État-arbitre en position
publique.
Simultanément, la science et la technologie
se trouvent promues au rang de
croyance universelle incarnée dans les
institutions publiques. Au même
moment, la révolution romantique
prend le contre-pied de la froide science
objective et célèbre l’expression
publique de la subjectivité la plus privée,
trouvant dans les contrastes exacerbés
entre obscurité et transparence
une alternative à l’anonymat des froides
Lumières scientifiques (Goodman,
1982 ; Perrot, 1984).
Ces quelques remarques nous font
mesurer l’ampleur des bouleversements
révolutionnaires aux 18e et 19e
siècles. Derrière la laborieuse émergence
de la démocratie, c’est toute la
cascade des emboîtements du privé et
du public qui est en cause, et pas seulement
la naissance d’un nouvel
espace public ( Habermas, 1978).
Il existe une solidarité entre l’Étatnation
et la bureaucratie individualisante
; celle-ci se passe des corps intermédiaires
et des offices en agissant
directement à travers un corps hiérarchisé
de fonctionnaires. Cet État-nation
oscille entre deux formes politiques
opposées, la démocratie et la dictature,
l’une recourant à la bureaucratie par
souci de mettre tous les citoyens sur le
même pied devant la loi — en effaçant
les corps institués de privilégiés —,
l’autre pour donner un visage public à
des intérêts privés, avec ou sans dimensions
racistes. Entre ces deux pôles,
tous les mélanges intermédiaires ont été
explorés.
Soudé au marché national, l’Étatnation
a conquis la planète, sous la
forme des empires coloniaux. Les colonies
se sont ensuite émancipées de la
mère patrie, les colonisés ont chassé les
envahisseurs, entraînant une crise profonde
de la métasociation impérialenationale,
fondée sur l’occupation d’un
territoire, crise confirmée par l’échec
du IIIe Reich et la désintégration de
l’Empire soviétique. L’empire disparaît,
les États-nations restent, à la fois
au sommet de leur règne et au début de
leur déclin.
Le marché, l’entreprise, les médias,
les assurances, comme la science et la
technique, ont les yeux fixés au-delà de
l’horizon national. La révolution informatique
accélère cette tendance. Un
nouvel espace public mondial se profile
au-delà des États-nations, ceux-ci se
retrouvant en position privée sur un
certain nombre de chapitres et en butte
à des interventions de gendarmerie et
de justice internationales. Nous assistons
à la naissance d’une logique métasociative
que l’on peut dire déterritorialisée
car elle a le monde entier pour
territoire.
Conclusion :
métasociation individualisante
et tyrannie de
la transparence
■
Essayons en conclusion de nouer les
trois fils rouges suivis dans cet article,
celui d’une théorie de la compréhension
de l’action, celui de quelques modalités
métasociatives et celui enfin de la
transparence.
La compréhension du rôle des
croyances dans l’action implique l’émergence
de l’opposition privé/public, au
croisement de la règle avec les virtualités
du dire et du non-dire, du percevoir
et du non percevoir, du faire et du non
faire. L’inévitable triangulation des
échanges symboliques, déjà présente
dans la dyade, donne aux rapports
privé/public la forme d’emboîtements
enchevêtrés portant à la fois sur les
dimensions de la force, de la perception
et de la croyance (Parke et Sawin, 1979 ;
Rosenblatt et Budd, 1975). La cascade
du privé et du public est donc en étroite
relation avec les logiques métasociatives
élaborées pour construire des unités
sociales de plus en plus vastes,
jusqu’à la société mondiale actuelle.
Toujours liée à la dimension du pouvoir,
l’opposition privé/public ne procède
45
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

André Petitat
Tyrannie de la transparence
et transformations des frontières privé/public
46
pas uniquement du pouvoir, mais
d’abord de nos capacités cognitives et
des propriétés de l’échange symbolique.
Le privé ne procède pas d’une échappatoire
à des règles publiques, ni d’une
résistance aux empiètements : il ne saurait
se réduire à un face-à-face puisqu’il
a pour résultat une soustraction partielle
au cercle public dans lequel il s’inscrit.
On pourrait le définir comme autonomie
normative dans des emboîtements
hiérarchisés. Les multiples frontières
privé/public nous rappellent avec éclat
que la société n’est pas une machine
avec des rouages, mais un art de l’autonomie
et de la dépendance entre des
acteurs individuels et collectifs.
La théorie compréhensive de l’action
en ses différents niveaux ouvre sur la
définition de formes génériques diversement
spécifiées au cours de l’histoire.
Il existe finalement un nombre assez restreint
de formes métasociatives, probablement
parce que pour durer un niveau
supérieur est contraint de s’appuyer
sur des éléments du niveau inférieur, ce
qui réduit considérablement les
possibles. 3
De la tribu à la chefferie, de celle-ci
au royaume et à l’empire traditionnel,
de la seigneurie à la féodalité et au régime
des castes, le noyau familial diversement
happé dans des entités claniques,
tribales et supra-tribales, reste
la pierre d’angle de toutes les constructions
métasociatives. Une rupture apparaît
avec l’État-nation qui, se passant
peu à peu des corps intermédiaires où
les familles privilégiées trouvaient
place, tend à gérer directement la société
civile individualisée à travers des
fonctionnaires salariés ou des institutions
individualisantes (de la police au
marché, en passant par l’école, l’hôpital
et les médias).
C’est dans ce face-à-face de l’individu
avec les grandes institutions que
surgit la peur de la transparence. Certes
cet individu est toujours ancré dans
une famille, mais cette famille n’est
plus institutionnellement inscrite dans
les étages métasociatifs des grandes
institutions. Nettement moins pourvoyeuse
de statuts quasi héréditaires,
les formes familiales échappent aux
contraintes strictes et aux rituels fermés
et s’ouvrent à d’autres possibles : à la
mise en valeur du couple amoureux
pour lui-même, donc à l’instabilité, à la
multiplicité et à l’éphémère.
Aussi longtemps que les familles ont
servi à la fois d’assurance sociale, de
réseau de solidarité et de canal d’insertion
dans un statut, elles ont su garder
une assez grande autonomie normative
et elles ont pu offrir à chacun un lieu
d’expression privé/public à large résonance
des subjectivités propres.
L’importance métasociative de la
famille se rétrécit à mesure que ses fonctions
— économiques, politiques, culturelles,
éducatives et normatives — sont
relayées et médiatisées par de vastes institutions
universelles. Ses formes rigides
publiques perdent peu à peu de leur raison
d’être et se muent insensiblement en
carcans insupportables.
Reléguées dans les premiers cercles
du privé, consacrées lieux d’expression
des subjectivités, cocon émotionnel,
les familles n’abritent plus qu’une
part de plus en plus restreinte des possibles
étendus de l’expérience humaine
offerts par la société moderne (Ariès et
Duby, 1985-87). La subjectivité cherche
alors des voies d’expression à la hauteur
des processus d’objectivation
sociale. Elle les trouve prioritairement
dans les médias, d’abord dans l’écriture
et l’imprimerie. Qu’est-ce donc que
la révolution romantique des 18 e et 19 e
siècles si ce n’est un investissement
massif d’une nouvelle scène publique
par des subjectivités privées ? Ce processus
ne s’est pas démenti depuis.
Chaque nouveau média de communication
est immédiatement et massivement
investi par l’expression publique
des subjectivités. La littérature et les
romans en particulier, la presse — avec
des tonalités variées — l’écrasante
majorité des films, puis les émissions
de radio et de télévision, et en particulier
les récents reality shows et les
expériences du type Big Brother, toutes
ces productions entretiennent un scène
publique permanente des subjectivités
(Mehl, 1997).
Beaucoup se sont émus qu’une personne
accepte de dire devant des milliers
ou des millions d’auditeurs ou de
téléspectateurs des choses que normalement
elle réserve à ses amis ou à son
thérapeute. Il s’agit effectivement d’une
transgression, mise parfois au compte de
l’exhibitionnisme et du voyeurisme. Ce
jugement est trop normatif : il ne fait
que rappeler que le dévoilement de soi
doit se produire dans le privé interpersonnel
et non pas sur la place publique.
Dans ses Confessions, Jean-Jacques
Rousseau en dit beaucoup plus sur luimême
qu’un individu invité pendant
15 minutes à un reality show. L’autobiographie
est entrée depuis longtemps
dans les mœurs. Nous sommes
simplement arrivés aux confessions en
direct, plus émouvantes, plus cathartiques,
qui surviennent dans un espace
médiatique instantané, différent de
celui de Gutenberg (Hahn, 1991). Un
trait reste semblable cependant, celui
d’une personne qui s’adresse à un
grand nombre d’autres, mais disséminées,
un peu comme si elle les rencontrait
séparément dans un tête-à-tête
intime.
Nous sommes loin des confessions
obligatoires de la révolution culturelle
chinoise devant une foule hostile. Dans
l’affaire Clinton, le peuple américain n’a
nullement apprécié qu’on oblige son
président à dévoiler ses relations
intimes à la télévision (Petitat, 1999b).
La mise en scène publique de l’intimité
n’implique pas automatiquement une
instrumentalisation de l’intimité, donc
une menace de tyrannie de la transparence
et une liquéfaction de la
personnalité et de ses défenses.
La peur de la transparence confond
précisément la normale et inévitable
mise en scène publique des subjectivités
— dans notre contexte d’une érosion
des frontières privé/public intermédiaires
— avec la recherche de la
transparence des sujets par les dictatures.
Il est vrai que le XX e siècle nous
a offert suffisamment d’exemples de
tyrannies bureaucratiques avides de
renseignements et de sang pour alimenter
nos peurs pendant encore
quelques générations. Nous ne sommes
jamais à l’abri d’une fracture sociale, si
profonde parfois qu’elle coupe les
familles en deux en ouvrant des luttes
et des dénonciations littéralement fratricides.
Par bonheur, depuis la fin de
la guerre froide et l’implosion de
l’URSS, ce schéma s’éloigne de l’horizon
occidental tout en restant très présent
dans les pays connaissant des
régimes dictatoriaux. La limitation de
l’accès aux fichiers informatiques des
grandes organisations et institutions
s’est peu à peu mise en place, depuis
les années 1970, avec en contrepoint la
possibilité pour les citoyens d’accéder
à leurs dossiers personnels et aux documents
relatifs à la vie des organisations
elles-mêmes : nous nous orientons pour
l’instant vers une sorte d’équilibre
fondé sur un fragile non usage de
moyens techniquement disponibles
pour pénétrer la sphère privée des
individus et des organisations. Fragile
puisque, dans une situation de polarisation,
on peut tenir pour certain que
ces verrous ne seront pas respectés.
N’oublions pas cependant que ce
qui est gain technologique pour l’organisation
l’est aussi pour l’individu
et que l’administré ici est souvent
agent d’organisation ailleurs. Ces
interdépendances freinent les basculements
trop brusques. La poussée
associative dans tous les domaines, la
multiplication des médias d’horizons
divers, contribuent aussi à maintenir
le pluralisme et à éviter les polarisations
évoluant vers une dictature
inquisitoriale.
L’appréhension d’une renaissance de
l’hydre de la dictature ne doit pas nous
empêcher de reconnaître l’accord profond
qui existe entre la mise en scène
médiatique des subjectivités et la
logique métasociative de la nation
moderne. L’approfondissement de cette
même logique débouche sur le débordement
de l’État-nation lui-même, ce
dont quelques nostalgiques se plaignent
amèrement.
Si les frontières privé/public de la
société marquent profondément l’organisation
de la psyché humaine, celle-ci
a donc connu également une simplification
des emboîtements hiérarchiques,
une sorte de polarisation entre l’institutionnel
et l’interpersonnel. Cette
polarisation définit un espace de réalisation
de soi fait d’investissements dans
des organisations formelles et d’expériences
relationnelles et subjectives
revêtant des formes inédites, libérées
du poids de plusieurs enveloppes
publiques. Nous avons tendance à
appréhender le nouveau avec les catégories
anciennes. Là où la nostalgie
voit un ébranlement dangereux des
frontières intérieures - naguère reliées
à des familles rigidement connectées à
des clans, des clientèles et divers corps
intermédiaires - je propose de voir une
ouverture et une réversibilité accrues
dans l’autoréalisation de soi, en résonance
avec des rapports à autrui où l’alliance
polymorphe dépose son empreinte
sur les formes traditionnelles de la
filiation elle-même.
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• LÉVI-STRAUSS, C.,. « L’analyse
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Notes
1. Degré 1 : Jean fait croire à Marie
que Pierre est parti.
Degré 2 : Marie fait croire à Jean
qu’elle croit que Pierre est parti.
■
■
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• WELLMAN, H. M., The child’s theory
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Press, 1990.
Degré 3 : Pierre fait croire à Marie
qu’il croit qu’elle croit que Pierre
est parti.
2. On pourrait affirmer d’ailleurs
que la dyade est déjà une triade :
le Je, le Tu et le Nous.
3. Jean Baechler (1992) en retient
moins d’une dizaine : la bande, la
tribu, la chefferie, la féodalité, le
régime des castes, le royaume,
l’empire, la cité et la nation.
47
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

PATRICK TÉNOUDJI
Patrick Ténoudji Souveraineté et subsidiarité : l’Europe fait-elle pâlir la nation ?
48
Souveraineté
et subsidiarité
L’Europe fait-elle
pâlir la nation?
L’art de toutes ces répartitions
est non seulement d’aboutir à la
religion, mais aussi de définir la
position de l’individu dans ses
droits, à sa place dans sa tribu
comme dans ses rites. (Marcel
Mauss 1938)
«On a toujours traité les systèmes
comme des objets : il
s’agit désormais de traiter les
objets comme des systèmes»
(Edgar Morin 1977, p. 276)
PATRICK TÉNOUDJI
ERASME, CNRS, Paris
L
Naples 1997 : étude
« minéralogique » de la
souveraineté
■
es objets sont des signes, constitués
d’un signifiant et d’un signifié,
et ordonnés en systèmes. Ils
seront d’abord considérés comme des
systèmes, et ensuite, en tant que systèmes,
comme des objets. En Europe,
dans ce paysage urbain en grande partie
fait de voitures, les plaques minéralogiques
sont d’une évidence aveuglante.
Elles sont des emblèmes, des
« plaques d’identité sociale », et un
observatoire de la souveraineté : pourquoi
ai-je gardé moi-même, après un an
passé à Strasbourg, des plaques
« parisiennes » ?
L’hypothèse est la suivante : d’un
côté l’Europe fait pâlir la nation, la
grande affaire des deux derniers siècles,
et de l’autre elle lui donne plus de
valeur, dans la mesure où l’appartenance
européenne relance des différences
et rivalités de type national. En voici
une illustration. La généralisation d’autocollants
et plaques minéralogiques
signifiant l’appartenance européenne
marque la fin d’un grand changement.
Cette observation a lieu à un tournant :
en 1997, aucune volonté unificatrice
concernant l’introduction du sigle européen
sur les plaques minéralogiques
n’existait encore en la matière, mais le
besoin de cette introduction faisait
l’unanimité. Jusqu’à cette année charnière,
chaque pays a vu naître des initiatives,
d’abord anarchiques puis, de
plus en plus, normalisées sur le modèle
le plus prisé localement. Le phénomène
a pris, à Naples plus qu’à Paris où j’habitais,
le caractère d’une mode, et les
consommateurs, en quelque sorte, ont
voté : il s’agissait de remplir un signe
vacant à partir de deux sigles homologués,
la lettre majuscule désignant l’appartenance
nationale, et le drapeau
européen. L’innovation portait sur l’assemblage,
non sur les éléments. Le jeu,
enclenché simultanément dans tous les
pays européens durant l’hiver 1997-98
(et peut-être avant), consistait donc à
figurer de manière claire et concise en
un seul signe composé la relation entre
la nation et la nouvelle appartenance
supra-nationale. Le Luxembourg fut le
seul pays où l’Europe et la nation furent
représentés séparément. Une deuxième
vague créative s’est déroulée à partir de
l’hiver 1999-2000, sans doute en réaction
contre la nouvelle homologation. Elle
continue, sous nos yeux. Cette seconde
vague a affecté l’Italie, qui a du mal à
parler d’une seule voix, l’Allemagne, qui
a du mal à se subordonner, et la France,
où le national se confond à l’universel.
France, Italie,
Allemagne :
trois déclinaisons
En 1997, à mon arrivée à Naples, j’ai
observé que les voitures étaient, beaucoup
plus fréquemment qu’à Paris,
dotées, hors de la plaque minéralogique
officielle, d’un autocollant bleu,
alors non réglementaire, pour signifier
cette double appartenance nationale et
européenne. Leur variété attirait l’at-
■
tention, avec des différences significatives
entre les voitures immatriculées
en Allemagne, en Italie, et en France.
Elles ont ensuite été normalisées par
les États sans intervention d’une directive
de la communauté européenne :
elles ne sont toujours pas standardisées
à ce niveau.
A Naples, comparées aux voitures à
plaques allemandes, à peu près aussi
nombreuses, peu de voitures françaises
avaient des marques « européennes ».
La plupart n’avaient pas de F, une
absence évocatrice de ce qu’un numéro
tout seul, sans Europe et sans France,
avait en lui-même d’universel : un
conducteur français se pense homme
par nature, et Français par accident
(Louis Dumont 1991 p.15). Quant aux
rares voitures françaises équipées d’autocollants,
elles montraient au premier
plan un F au sommet auréolé d’un
cercle d’étoiles dont la base passait
derrière la lettre : un F majuscule en
majesté, sa tête en mandorle (ronde)
comme un christ 1 . Les autocollants
allemands, plus fréquents, présentaient
un D au centre d’un cercle d’étoiles en
faire valoir (pour Louis Dumont (idem)
un Allemand se sent essentiellement un
Allemand, et homme par [sa] qualité
d’Allemand), et les italiens un I plus
petit, le cercle d’étoiles faisant le point
sur le i.
Peut-on mieux dire, dans le premier
cas, la souveraineté française accédant
à l’universel, dans le second la souveraineté
allemande au cœur et comme à
l’origine, et dans le troisième cas, la souveraineté
italienne dressée vers son
point d’achèvement européen et supranational
? Le dernier signe, figure d’un
couronnement de la nation par le supranational,
était le plus gratifiant pour les
États. C’est lui qui fut peu à peu homologué
par tous les pays, durant l’hiver
1998-99. Il faut ajouter à cette dernière
remarque l’observation, à Strasbourg, le
12 janvier 2000 et durant la deuxième
vague, d’une voiture italienne pourvue
d’un autocollant figurant un I au centre
du cercle étoilé. Ce I était d’une longueur
inhabituelle, deux lignes et demi,
par rapport à la norme actuelle d’une
ligne. Ayant pénétré le cercle, non seulement
ce I n’avait pas de point, mais de
surcroît il n’était plus blanc, mais bleu
métallisé, comme si le blanc était passé
sous un tissu bleu ; ainsi doublement à
l’intérieur du cercle, et pâli par l’éclat
du supranational, cet I italien recouvert
par l’Europe et non posé dessus est
comme en livrée européenne.
Évolution
A partir de ces différences, les
plaques se sont mises à évoluer : les F
auréolés ont fait place à des F entourés
d’étoiles, puis les deux ont disparu.
Durant l’hiver 1998-99, la France, puis
l’Allemagne ont normalisé leurs
plaques sur le modèle italien : mais la
petite majuscule couronnée d’étoiles
singularise tout autant le I italien. On
trouve encore souvent des variantes
autocollantes, et en France (Strasbourg,
hiver 1999-2000) un drapeau tricolore
avec, cantonné dans le tiers bleu, le
cercle d’étoiles : une autre manière de
dire par le tricolore l’universel 2 . Dans la
même veine la dernière version observée
(Strasbourg, septembre 2000) présente
un F surdimensionné, avec une
auréole d’étoiles très réduite (le compte
n’y est pas) couronnant, non plus le
chef, mais la petite barre du F, sur un
fond tricolore au bleu décoloré, franchement
non-européen. En Hollande et
la Belgique, terres d’Empire, la « centralité
» fait de la résistance comme en
Allemagne. Début 1999, seul le Luxembourg
- cité capitale ? - détonait, avec
ses plaques pourvues d’un cercle
d’étoiles vide officiel sur la droite de la
plaque, le L étant absent ou rare, vraiment
« à côté de la plaque » : ici, l’Europe
et la nation n’ont vraiment rien à
voir..
En France et en Italie, les plaques
indiquent, outre la nationalité, le département
ou la province. Ce fait a une
grande importance comparative. Or en
1997, à Naples, un nombre toujours
croissant d’autos locales portait les
plaques, dites « nationales » ou « unifiées
», de l’avant-dernière réforme. Ces
plaques, dites encore berlusconiane, du
nom de l’ex premier ministre Silvio Berlusconi,
chef du parti Forza Italia, auteur
de la réforme, ne montraient plus l’appartenance
provinciale 3 . Le dernier
changement officiel important eut lieu
en Italie : ce pays modifia unilatéralement
en 1999 la figure de la majuscule
couronnée qui venait d’obtenir cette
quasi unanimité. Cette innovation non
plus ne fut pas une initiative gouvernementale
: déjà en 1997-98, un nombre
■
significatif de voitures italiennes observées
à Naples comportaient, à droite de
la plaque, une bande autocollante, avec
le sigle de la province (NA) sur fond
bleu Europe, mais sans étoiles (NA figure
normalement noir sur blanc à gauche
de la plaque). La couleur signifiant l’Europe,
et les étoiles les nations, cette
lacune désavoue autant le supranational
que le national, même si ces plaques
comportaient toujours, à gauche, le I
couronné 4 . En 1998, à Naples, seules des
autos milanaises et napolitaines présentaient
cette particularité, absente
des romaines, turinoises ou génoises
(toutes les régions italiennes ne se pensent
pas en règnes souverains). Ces voitures
portaient donc deux MI ou NA,
l’un sur fond blanc, l’autre sur fond
bleu, et tous deux d’une taille supérieure
au I, quand celui-ci n’était pas
absent : dans ces véhicules se rêvait une
Europe des régions, et non des nations.
Une variante de ce dernier modèle
est donc devenue obligatoire depuis une
réglementation de 1999. L’apparition
de l’image, puis sa normalisation à
contre-courant d’un mouvement unificateur
où, une fois n’est pas coutume,
l’Europe avait adopté une idée italienne,
est un signe fort. Les plaques doublement
régionales comportent en supplément,
sur la bande gauche au centre
du cercle étoilé, la date d’immatriculation
: un signe de non-permanence, de
non-souveraineté (de l’Europe). Le I
figure ou non au dessous, de taille plus
petite que les lettres désignant la province,
lieu incontestable de la
souveraineté.
Ainsi les « plaques nationales »,
réductrices de la spécificité régionale,
déclenchèrent en Italie une prise de
conscience de la faiblesse de l’appartenance
nationale. Les adversaires de ces
plaques, dans les régions traditionnellement
« rouges » ou qui, comme le Trentin,
sont dites avoir souffert du fascisme
5
, les qualifiaient de fascistes, à cause de
l’alliance, dite Polo delle libertà, entre
Berlusconi et les néofascistes d’Alleanza
Nazionale 6 . La droite italienne se retrouva
face à ses contradictions : contrairement
aux Ligues, Alleanza Nazionale
défend un projet jacobin (cf. la note 4).
La ligue du Nord-Est projette une entité
supranationale comprenant la Vénétie,
le Frioul, la Slovénie et la Carinthie
de l’autrichien Haider, alors que la
Ligue lombarde a inventé la Padania,la
49

Patrick Ténoudji Souveraineté et subsidiarité : l’Europe fait-elle pâlir la nation ?
50
plaine du Pô moins l’Émilie Romagne
rouge : deux au-delà de la région et de
l’État. Pour Umberto Bossi, leader de la
Lega Nord, devolution désigne depuis
1998 le projet d’une entité souveraine,
la coordination entre les régions du
Nord. A la Renaissance la dévolution
permettait au souverain, si tel était son
bon plaisir, de faire passer à un allié ou
parent éloigné d’un défunt son fief
tombé en déshérence, et retourné au
domaine royal. Elle désigne le passage
d’un niveau de compétence à un autre,
dans ce qu’on appelle la « subsidiarité
» : la dévolution, c’est la souveraineté.
Forza Italia est seulement « libéral ».
Berlusconi se dit europeista, sur la base
de la monnaie et du marché : aucun
accord sur la souveraineté n’est
possible. 7
Ajoutons qu’à Naples, contrairement
à Paris, le drapeau italien est toujours
flanqué de la bannière européenne et
que la mode napolitaine, durant l’été
1998, était aux T-shirts aux manches
représentant les drapeaux nationaux des
pays de la Communauté, mais aussi japonais
et américain (différents sur chaque
manche). Ces T-shirts me faisaient l’effet
d’une désacralisation : à tort ou à raison,
j’imagine mal un Français portant un
tee-shirt décoré des drapeaux allemand
et espagnol.
Strasbourg 2000 : la
subsidiarité européenne
relance l’appartenance
provinciale
■
L’Europe fait-elle pâlir la Nation ?
Cette observation du plus banal des terrains
ethnographiques, la rue, gagne à
être confrontée à des textes juridiques,
à partir des notions d’appartenance et de
souveraineté. Louis Dumont (1983) qualifie
les systèmes d’idées et de valeurs
européens de variantes de l’idéologie individualiste.
Or ces variantes, prises entre
l’individu-élément (la personne) et l’individu-tout
(le genre humain), se
déplient, chaque système local privilégiant
un petit nombre d’appartenances
intermédiaires subordonnées. Selon une
conseillère en économie sociale et
familiale : Les femmes d’origine maghrébine
ont du mal à quitter leur réseau communautaire,
les quartiers (Strasbourg,
septembre 2000).
Dans la métropole alsacienne les
quartiers sont une « appartenance », au
même titre, mais pas au même niveau
de valeur, que la communauté nationale,
la religion, l’Alsace, l’ethnie minoritaire
8 ici désignée par les mots origine
maghrébine, la famille, ou encore, dans
le « quartier », le groupe de pairs : ceux
qui « appartiennent » à l’une de ces
entités le sentent, et leur manière de
faire société s’en ressent. Les appartenances
modèlent chaque société. En
Europe, chaque destin individuel revêt
un manteau d’appartenances superposées,
dont très peu ont statut de modèle.
« L’Alsace » l’a dans une certaine
mesure, mais non la « France de l’Est » :
en France les appartenances intermédiaires
sont absorbées dans un modèle
jacobin où la « souveraineté » n’appartient
qu’à la seule Nation. En 1790 Clermont-Tonnerre
9 demandait à la Constituante
d’accorder aux Juifs : Tout
comme individus, et rien comme nation 10 .
Cette appartenance à une communauté
nationale une et indivisible, qui égalise
sous elle les individus et récuse toute
concurrence est « souveraine ». L’Europe
s’est construite autour de cette
« souveraineté », notion liée à « monarchie
» et « divinité », mais aussi au
concept de société en tant que totalité.
Ce mot « souveraineté » naît d’un
conflit interne à la majesté divine : si
Dieu s’incarne sur terre, il y a deux
lieux de la majesté, et le mot « souverain
» apparaît au 12ème siècle, en
latin et en français, dans l’expression
« souveraine majesté », un cran plus
majestueuse que la « suprême majesté
», avec de vastes conséquences sur
les représentations du politique et du
religieux. A partir du XVI e siècle 11 ,en
français, « souverain » désigne le
monarque, représentant permanent de
l’autorité divine ici-bas. En gros, l’Europe
politique passe lentement d’une
pluralité de statuts (en gros, en France,
le roi, le clergé, la noblesse, le tiers-état
ou « peuple » et la « plèbe ») à une
configuration à deux positions, le souverain
et le sujet, sous un regard divin
de plus en plus lointain, puis à une souveraineté
définie en relation avec la
valeur de l’individu. Or cette idéologie
individualiste connaît autant de
variantes que de sociétés. En voici un
exemple actuel : le dicton français,
« mieux vaut s’adresser au Bon Dieu
qu’à ses saints » n’a pas cours dans l’ancien
règne de Naples. Dieu y est une
force incontrôlable, qu’il vaut mieux ne
pas se risquer à invoquer ; les Napolitains
prient les saints parce qu’ils leur
sont plus proches. Selon Leonardo
Sciascia (1990, p. 97) ils diraient plutôt,
comme les Siciliens :
« ncapu a lu re c’è lu viceré », « sur
la tête du roi, il y a le vice-roi ». Le roi
n’a de compte à rendre qu’à Dieu : il est
donc bon et juste, quand on réussit à
arriver jusqu’à lui. Mais au milieu, il y
a le vice-roi...
Voilà de quoi donner le vertige à un
Parisien : vu du « bas », en dialecte, ce
vice-roi est posé sur la tête du roi, luimême
juste au dessous du divin, mais
dans un autre espace-temps. En contact
avec ce « haut » mais en proximité physique
avec le « bas », le vice-roi est au
milieu des choses, dans la position totalisante
et dangereuse du médiateur, il
est souverain. Cette « descente » de la
souveraineté fait beaucoup penser à
l’Europe. En « descendant du genre
humain » la souveraineté se diffuse à
un vice-roi, la Nation en France (vue de
Paris) ou le niveau local, terroir ou province,
en Italie (vue de Naples), et
atterrit sur la valeur individu sans
perdre de hauteur : l’idéal « humaniste
» serait qu’il n’y ait rien au milieu,
mais ce projet reste impraticable. L’individualisme
européen a pour spécificités
ces formes de diffusion de la souveraineté
au niveau subordonné, ici de
la province, là de la nation. Or, ces
valeurs-copules du système méritent
mieux que l’épithète de « résidus de
holisme » : elles tiennent ensemble le
tout, accordent les extrêmes. Partout
l’une d’elles, peut-être la région en
Alsace, la famille à Naples, l’État à
Paris, fonctionne comme le vice-roi, en
copule du système et aspire, tel un trou
noir, la souveraineté des niveaux supérieurs,
donnant à l’ensemble sa
« forme ». Comment caser un « nationalisme
européen », à côté de ces fortes
appartenances ?
Subsidiarité
Le mode de distribution de la souveraineté
dans les appartenances intermédiaires
a nom « subsidiarité ». Les différences
statutaires entre les appartenances
dessinent dans chaque contexte un profil
également appelé « subsidiarité ». Celle-
■
Naples 1997, Strasbourg 2000 : la souveraineté au coin des rues
Dessin, Maria Grazia Surace
51
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Patrick Ténoudji Souveraineté et subsidiarité : l’Europe fait-elle pâlir la nation ?
52
ci varie avec le contexte, la nation n’étant
ni l’unique profil, ni fatalement l’avenir
des autres. L’universel que la France voudrait
faire partager au monde, ou le national
ex-impérial du peuple de sang allemand,
n’ont pas lieu d’être dans la
Péninsule : l’Italie, qui baigne dans une
tradition d’Église et d’Empire universels
se pense en terroirs. Sur les premières
plaques euro-italiennes, la nation pâlit
devant l’Europe, alors que sur les dernières,
nation et Europe pâlissent devant
l’appartenance locale. Ce n’est pas une
révolution, c’est une prise de conscience.
L’Italie, à l’origine de ce qui fait l’Europe
au plan des valeurs, se cherche actuellement
comme une inquiétude, à la fois
dans l’universel et dans le local, c’est-àdire
dans l’européen en tant que nation,
région, province ou terroir.
Dans les domaines qui ne relèvent pas de
sa compétence exclusive, la Communauté
n’intervient, conformément au principe
de subsidiarité, que si et dans la mesure
où les objectifs de l’action envisagée ne
peuvent pas être réalisés de manière suffisante
par les États membres et ne peuvent
donc, en raison des dimensions ou
des effets de l’action envisagée, être
mieux réalisés au niveau communautaire.
(Traité de Rome, 1957, art 3 B)
Ce texte peu excitant formule seul le
principe européen de subsidiarité. C’est
une définition négative : la Communauté
intervient sur ce qui n’est pas suffisamment
assuré par l’État et peut l’être
« mieux » par elle : vu de France, rien.
Mais dans ce rien, tout peut s’engouffrer.
La subsidiarité européenne, c’est la
souveraineté.
La notion de subsidiarité vient du droit
canon, où l’introduisit le pape Léon XIII en
1891 (Encyclique De Rerum Novarum)
après la perte de ses États, pour réaffirmer
son emprise, non sur le spirituel, il n’en
avait pas besoin, mais sur les appartenances
intermédiaires de la famille et de
la paroisse. L’Encyclique Quadragesimo
Anno (1931), rédigée par Pie XI après les
accords de Latran (1929), institue à partir
de cette notion le recours supranational
de l’âme, garante des droits inaliénables de
la personne individuelle, donnant à l’Église
droit de recours sur l’embrigadement
de la jeunesse que le fascisme était en
train d’instituer, après avoir fermé les
organisations catholiques de jeunesse 12 .
Elle posait, contre l’État, une Église gardienne
des spécificités locales et hiérarchisait
les systèmes d’appartenances
internes à la communauté chrétienne de
l’Église à la personne en passant par les
niveaux national, local et familial. La subsidiarité
européenne en est directement
issue. L’Église n’a jamais cessé d’utiliser
ce concept sur le terrain, et le mot reste
familier à de nombreux Européens 13 :
ainsi en Italie le manuel de base des premières
années d’école élémentaire s’appelle
(nom commun) il sussidiario, et parle
de tout. La Commission Européenne
(1992) formule ainsi ce principe :
Un État ou une fédération d’États dispose,
dans l’intérêt commun, des seules
compétences que les personnes, les
familles, les entreprises ou les collectivités
locales ou régionales ne peuvent
assumer isolément 14 .
Dans un conflit d’enjeux individuels,
famille et entreprise sont des collectivités
dotées, par contrat, de compétences qu’il
s’agit de hiérarchiser : ce texte semble
pensé en anglais. La véritable révolution
n’a l’air de rien, elle est en creux, elle formule
l’absence d’une évidence jusqu’ici
informulée parce qu’elle allait sans dire.
La voici : ce principe fondateur de l’institution
européenne ne pose explicitement
aucune appartenance totalisante. Le mot
a été choisi pour ses origines modestes :
subsidium évoque un appoint, une ressource,
il a donné « subside ». Mais aucun
pouvoir n’échappe à son contrôle. Le
même texte ajoute que les termes
« domaines de compétence exclusive »,
utilisés dans le document, sont mal choisis
: cette délimitation des compétences relève
d’une autre problématique, qui est celle
de la primauté. L’Europe, lieu de cette primauté,
respire un air de souveraineté. Et
que dire de ce droit de délimitation des
domaines respectifs des États et
collectivités ?
La notion de frontière
en question
■
La subsidiarité européenne pose le
problème général de la notion de frontière
dans un monde où, partout, la
souveraineté se diffuse entre les
niveaux locaux, nationaux et continentaux.
Une fois formulée, elle met en
question la valeur de la frontière
comme ligne de démarcation spatiale et
évoque l’ancienne « marche », délimitation
large et imprécise, malléable et
relative, s’adaptant aux nécessités défensives
sans empêcher les relations amicales
(Arnold van Gennep (1921) 1995,
p. 154-55) 15 . Cette réintroduction d’un
rapport de proximité remet en question
d’une part l’idée française de la nation
« inclusive » comme contrat social et
plébiscite de chaque jour (Ernest Renan
1882) et sa primauté sur la nation
« exclusive », culture ou ethnie, et
d’autre part l’équation maussienne
citoyenneté = nationalité, liée à l’hypothèse
d’un passage nécessaire par l’ethnie,
puis la nation, vers l’intégration de
l’Humain : pour Mauss l’Europe, qui
enfante les nations, n’est pas une appartenance
souveraine, mais seulement un
internationalisme (péjoratif, dans l’introduction
de Marcel Mauss 1953-4).
Les plaques françaises le disent de
manière emblématique, en un raccourci
de la nation française à l’universel
internationaliste.
Là où l’État est « moins » souverain,
et l’Église plus présente, la subsidiarité
est une vieille connaissance. La
constitution italienne de 1948 et le
Grundgesetz fédéral allemand de 1949
reprennent le 10 ème amendement de la
constitution américaine : Les pouvoirs
non délégués aux États Unis par la constitution
ou non interdits par elle aux États
sont réservés aux États ou aux personnes.
La version italienne valorise plus
explicitement le local : la loi 833 (1978,
article 13) stipule que les fonctions non
expressément réservées à l’État et aux
régions sont sous la responsabilité des
gouvernements locaux. La subsidiarité
italienne est plus qu’une extension de
ces textes : comme le montrent aussi les
plaques minéralogiques, elle a relancé
l’appartenance provinciale, et les collectivités
locales ont envahi le domaine
de l’État italien partout où la
législation le permettait.
Les Länder frontaliers allemands
de l’Est et du Sud (et de droite) ont
voté des restrictions à l’article 16 de la
constitution de 1949, qui stipule que
Les persécutés politiques ont droit d’asile
en Allemagne, et prennent souverainement
des mesures draconiennes de
surveillance, refoulement sans examen
ou reconduite automatique aux frontières.
Aussi les demandeurs d’asile ne
passent plus la frontière à pied ou en
taxi, comme c’était le cas il y a dix ans,
ils prennent l’avion : ils préfèrent les
camps d’hébergement de l’État, grillagés
(avec miradors) et gardés militai-
rement par crainte des attentats
racistes, durant l’examen de leur cas, à
l’expulsion par les autorités régionales.
La subsidiarité européenne, formulée
pour ne froisser aucune susceptibilité
nationale et limiter le domaine supranational,
déshabille l’État de pouvoirs que
les collectivités de niveau inférieur n’ont
qu’à ramasser en légiférant. En d’autres
termes, vue de France, elle redistribue la
perspective, de la nation maussienne,
horizon « évolutionniste », à une diversité
de profils d’appartenance contextuels.
La France peut-elle être à la fois un morceau
d’Europe et le héraut de l’universel
« Humain » ? Vu d’en haut, les cultures
européennes sont équivalentes. La subsidiarité
européenne, offrant au citoyen des
recours contre l’État, a une action unificatrice
sur les institutions et la législation
des pays membres. L’Europe interroge les
évidences locales. Le référendum sur
Maastricht a mis en lumière des différences
: les Italiens, les Espagnols et les
Allemands, qui avaient dans leur constitution
des articles sur la subsidiarité,
l’acceptèrent plus aisément que les Français
et les Britanniques. Ces derniers
dénoncèrent son côté ambigu, mystique
(cf. Adonis & Jones, 1992 et Wallace &
Wilke, 1990). La souveraineté s’affirme,
pour le Royaume Uni, d’une relation
interdépendante en un lieu donné : le Roi
ou la Reine en son Parlement.
En France, la souveraineté prend sa
source dans la nation, le peuple s’exprimant
au suffrage universel. Les citoyens
français interprètent donc la subsidiarité,
soit comme une avancée de l’universalisme
individualiste (national), soit - mais
plus facilement - comme sa négation au
profit des particularismes les plus divers.
Il est intéressant de constater que la
majorité des recours contre les États à la
Cour Européenne des Droits de l’Homme,
à Strasbourg, aux statuts de laquelle la
France a très tardivement adhéré, sont le
fait de citoyens italiens, et ont pour base
d’opération des régions, communes,
« associations », entreprises ou même
familles. 16
L’évolution des « plaques subsidiaires
» européennes peut sembler
anecdotique. Mais derrière l’évidence
pointe le vécu et l’invention créatrice des
sociétés, en interaction permanente avec
la volonté normative de la législation. Les
projets de société européens ressortent
de ces changements profondément
inchangés. La subsidiarité européenne a
révélé des failles constitutionnelles,
battu en brèche l’irresponsabilité des
États, sans entamer les modèles locaux.
L’évolution des plaques automobiles italiennes
laisse envisager un reflux. L’Europe
n’a désacralisé la Nation que là où
elle l’était déjà : est-elle l’avenir, ou seulement
un catalyseur de changement ?
Bibliographie
• ADONIS & JONES, Subsidiarity and
the Community’s Constitutionnal Future.
Oxford, Nuffield College Discussion
Paper, 1992.
• Le principe de subsidiarité, Communication
de la Commission des Communautés
Européennes au Conseil et au
Parlement Européen, Bruxelles,
(27-10-1992)
• DUMONT, Louis, Essais sur l’individualisme.
Paris, Seuil, 1983.
• —, L’idéologie Allemande (Homo aequalis,
II). Paris, Gallimard, 1991.
• GENNEP, Arnold van, Traité comparatif
des nationalités. Paris, CTHS, (1921)
1995.
• JEGGLE, Utz & RAPHAËL, Freddy,
eds., D’une rive à l’autre : rencontres
ethnologiques franco-allemandes. Paris,
MSH, 1997.
• Les traités de Rome, Maastricht et
Amsterdam, textes comparés. Paris, La
documentation Française, 1999.
• MAGLI, Ida, La bandiera strappata.
Guanda, Parma, 1994.
• —, Contro l’Europa. Milano, Bompiani1997.
• MAUSS, Marcel, « Une catégorie de
l’esprit humain : la notion de personne,
celle de « moi » » in Sociologie et
anthropologie. Paris, PUF, (1938) 1950,
p. 351-361.
• —« Nation, nationalité, internationalisme
» in Œuvres complètes, III,
367 386. Paris, Minuit, (1953-4) 1968.
• MORIN, Edgar, La méthode I. La nature
de la nature. Paris Seuil, 1977.
• RENAN, Ernest, Qu’est-ce qu’une
nation ? Paris, Bordas, (1882) 1986.
• SCIASCIA, Leonardo, Occhiu di capra,
Milano, Adelphi, 1990.
• TENOUDJI, Patrick, Le Cœur et/ou la
Raison. Étude comparative sur la
famille et les rapports entre générations
à Paris et Naples (en voie d’achèvement).
• TOCQUEVILLE, Alexis de, L’ancien
régime et la révolution. Paris, Gallimard,
(1857) 1967.
• WALLACE & WILKE, Subsidiarity:
Approaches to Power-Sharing in the
EC, London, RIIA, 1990.
■
53
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

VIRGINIE WAECHTER
54
Notes
1 Je pense d’une part à l’Épître de
Paul aux Éphésiens (5, 22) : le christ
est la tête dont l’Église est le
corps, d’où l’homme est la tête
dont la femme est le corps : la
France ici évoquée semble la tête
dont l’Europe serait le corps, et
d’autre part à cette prophétie de
Victor Hugo (1860) : dans un siècle
Paris sera la capitale d’un pays qui
s’appellera l’Europe.
2. La même image figurait jusqu’à fin
1999 sur le papier à lettres de la
Préfecture de la Région Alsace.
3. J’ai compris leur utilité après une
traversée de la Padanie dans une
voiture immatriculée à Rome.
4. En 1997 les plaques des voitures
italiennes étaient en majorité marquées
de deux lettres (la province,
sauf «Roma») plus un nombre
variable de lettres et de chiffres
noirs sur fond blanc : NA 584H, de
la même taille qu’en France, sauf
les plaques avant, souvent deux
fois plus petites.
5. Allusion au monoculturalisme et
au monolinguisme imposés durant
le fascisme à cette région biculturelle
; le centralisme étatique est
en Italie associé au fascisme, sauf
pour M. Bossi qui l’associe au communisme.
Rien à voir avec le discours
du ministre de l’Intérieur
M Chevènement sur la Corse et
l’Alsace.
■
6. Cette coalition comprend Forza
Italia, AN (Alleanza Nazionale),
les Ligues, et plusieurs petits
partis de la droite de
l’ex-Démocratie Chrétienne.
7. Contro l’Europa de l’anthropologue
Ida Magli (1997) fut très critiqué
en Italie : pour elle, comme pour
Mauss, l’Europe est un mythe internationaliste.
8. Ethnie : ici, minorité communément
repérable (cf. les visible
minorities canadiennes), non-nationale
et non-exclusive de l’appartenance
à la communauté nationale :
certains Français, dits Arabes,
Juifs ou Yougoslaves, ne sont ni
Algériens, ni Israéliens, ni Serbes.
(et cf. la définition de Pessman
(The lonely Crowd, New York 1953,
introduction : conscience vécue ou
reconnue d’appartenance collective
en relation avec un passé historique
ou mythique qui peut être projetée
dans un avenir commun possible ou
utopique)
9. Il était « monarchiste », anti-jacobin,
mais selon Tocqueville (1857)
cela revient au même.
10. Eût-il pu le dire des Protestants ?
Cette acception XVIII e de
« nation » est proche des nations
indiennes américaines (cf. « ethnie
», note 8).
11. Dictionnaire historique de la
langue française, Robert 1993.
12. En voici un extrait : De même qu’on
ne peut enlever aux particuliers,
pour les transférer à la communauté,
les attributions dont ils sont
capables de s’acquitter de leur seule
initiative et par leurs propres
moyens, ainsi ce serait commettre
une injustice, en même temps que
troubler de manière très dommageable
l’ordre social, que de retirer
aux groupements d’ordre inférieur,
pour les confier à une collectivité
plus vaste et d’un rang plus élevé les
fonctions qu’ils sont en mesure d’accomplir
eux-mêmes. (…) Que l’autorité
publique abandonne donc aux
groupements de rang inférieur le
soin des affaires de moindre importance
où se disperserait à l’excès son
effort ; elle pourra dès lors assurer
plus librement, plus puissamment,
plus efficacement, les fonctions qui
n’appartiennent qu’à elle : diriger,
surveiller, stimuler, contenir…(traduction
de l’auteur).
13. Ce terme est très utilisé en France
dans l’action sociale, secteur historiquement
influencé par l’Église.
14. Communication de la commission
des Communautés Européennes au
Conseil et au Parlement Européen,
27-10-1992 : Le principe de subsidiarité,
Bruxelles, p. 1.
15. Sur l’idée de frontière, cf. Utz
Jeggle & Freddy Raphaël eds 1997.
16. Les Italiens portent plainte pour
protester contre la longueur des
procédures administratives de
l’État (communication personnelle
d’un juge italien au Tribunal
Européen des Droits de l’Homme,
Strasbourg).
La relation
usager-service public
VIRGINIE WAECHTER
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
& Laboratoire « Gestion des Services
Publics »
Cemagref-ENGEES
D’un modèle à l’autre, ou vers
la confusion des sphères
d’action privée et publique
D
e nombreux travaux en sciences
sociales ont montré que l’on
assiste depuis une vingtaine d’années
à la transformation profonde du
mode d’intervention de l’État. On a pu
évoquer en ce sens le passage de l’État
« donneur d’ordre » à l’État « animateur
», ou encore le glissement de l’État
producteur à l’État constructeur de
l’action publique. 1 Nous proposons de
revenir en quelques mots sur cette
transformation, pour introduire et
contextualiser notre réflexion sur l’évolution
du modèle d’organisation public
bureaucratique, et plus particulièrement
sur l’évolution de la régulation de
l’interface usager / service public et sur
le brouillage consécutif de la frontière
entre sphères d’action privée et
publique.
1. Lorsque la
modernisation par
l’usager saisit l’action
publique
Au lendemain de la seconde guerre
mondiale l’État, devenu résolument technocratique,
a pour ambition de faire pénétrer
le progrès économique et technique
dans les moindres interstices du tissu
social. L’impératif de progrès s’incarne à
travers la création des administrations de
mission (Commissariat Général au Plan,
■
DATAR…), porteuses d’un projet global
de société. Pour Jacques Donzelot, 2 le
développement de l’action publique
volontariste doit être compris comme
une réponse à la question sociale régulièrement
soulevée depuis l’avènement
de l’État républicain, et qui peut être
posée dans les termes suivants : comment
organiser la vie des hommes dans
une société démocratique, en évitant le
double écueil du lien social préétabli
par la tradition, et du mythe révolutionnaire
du contrat social libre ? En
substituant l’horizon de la solidarité
(inspiré de la doctrine du service public
de Léon Duguit) et du progrès (inspiré
du solidarisme de Léon Bourgeois) au
mythe de la souveraineté, l’État-Providence
constitue une première réponse
spécifiquement républicaine au dilemme.
L’action publique est du coup constitutive
d’une certaine idée républicaine
du « vivre-ensemble ». Elle véhicule en
effet des principes philosophiques tels
que le progrès et la raison, et des valeurs
universelles comme l’égalité, la liberté
et la fraternité.
Au cours des années 1980, et plus
particulièrement en 1989, avec la circulaire
Rocard relative au « Renouveau du
service public », l’exigence de modernisation
semble néanmoins avoir changé
de camp, concernant moins la société
civile que l’État et son bras séculier,
c’est-à-dire l’administration et le service
public. Pour Jacques Donzelot, cet
55
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Virginie Waechter
La relation usager / service public : d’un modèle à l’autre
ou vers la confusion des sphères d’action privée et publique
56
Image inférieure du parc, Osvaldo Pogliani, extr. L’ Arca International...
infléchissement peut être interprété
comme la réponse à la double critique
réformiste et gauchiste adressée à l’État-Providence
: d’un côté on note les
effets aliénants d’un progrès « conçu audessus
des individus »; de l’autre on
craint la déresponsabilisation et l’incivisme,
liés à l’extériorité de l’individu
par rapport au progrès. Selon cette lecture,
la modernisation du service public
apparaît comme une tentative de relégitimation
de l’action publique.
La théorie classique du service
public, adossée à une conception transcendante
de l’intérêt général, fait ainsi
l’objet d’un aggiornamento qui vise à
rapprocher l’action publique des réalités
concrètes. Comme le montre le glissement
dans l’ordre du discours de
l’idée de progrès vers celle de modernisation,
on attend moins désormais de
l’État de mettre en œuvre une vision
globale du monde, que de s’interroger
sur son propre rôle, sur son mode de
fonctionnement et d’organisation au
sein d’une société de plus en plus complexe.
L’État n’est plus producteur de
valeurs servant de référentiel à la
régulation sociale, ni par là créateur de
besoins sociaux. Il développe désormais
une écoute sociale auprès des segments
les plus divers de la société,
allant des groupes d’intérêts constitués
à l’individu pris isolément.
A en croire le discours officiel sur la
modernisation du service public, tant au
plan national que local, l’usager en tant
qu’aiguillon du changement, est la figure
emblématique du mouvement de
modernisation, à tel point que l’on a pu
parler de « modernisation par l’usager
» 3 . Loin de nous toutefois l’idée que
la « modernisation par l’usager » est un
processus unilinéaire, prenant partout
la même forme quel que soit son
contexte d’inscription. 4
Néanmoins, au-delà de cette diversité,
on s’aperçoit que la « modernisation
par l’usager » s’accompagne de l’émergence
de nouvelles modalités de coordination
entre les services publics et leur
environnement social. On s’attachera à
caractériser le passage d’un modèle de
régulation de l’interface usager / service
public fondé sur l’évitement, à un modèle
qui valorise la personnalisation de la
relation. On montrera par ailleurs que ce
glissement exprime, en même temps
qu’il participe, d’une transformation de
l’économie des rapports sociaux, se traduisant
par la confusion entre les
sphères d’action privée et publique.
2. Le modèle
d’organisation
bureaucratique
Jusque dans les années 1970, l’action
publique volontariste orientée vers le progrès
social se traduit par un élargissement
de la sphère d’intervention publique, et par
l’extension conjointe dans les services
publics et dans l’administration, de la
forme d’organisation bureaucratique. Pour
Max Weber, témoin et analyste du processus
de rationalisation qui caractérise la
société de la fin du XIX e siècle, la bureaucratie
doit être considérée comme la forme
d’organisation la plus efficace. 5 Précisons
d’emblée que pour Weber, la bureaucratie
ne concerne pas spécifiquement l’organisation
publique. L’organisation bureaucratique
est selon lui inévitable dès lors qu’il
■
s’agit de mettre en œuvre une « administration
de masse ». Rien n’empêche en ce
sens que le mode d’organisation bureaucratique
s’empare de l’entreprise privée,
lorsque celle-ci a atteint la taille critique.
Max Weber propose de caractériser le
modèle d’organisation bureaucratique
selon un ensemble de traits idéal-typiques 6
que l’on peut regrouper en trois pôles : l’impersonnalité
(des règles, des procédures…)
l’expertise (recrutement sur diplôme…),
un mode de fonctionnement hiérarchique
(contrôle hiérarchique…). Weber ajoute
que la légitimité du modèle bureaucratique
réside dans sa capacité d’expertise.
Le savoir dont il est question conjugue la
connaissance spécialisée et le « savoir du
service », c’est-à-dire « les connaissances de
fait acquises ou «issues des dossiers» dans le
cours du service ». Comme nous l’avons vu,
les bureaucraties publiques et privées sont
indifférenciées dans l’approche wébérienne.
On sait néanmoins que le savoir n’est
pas l’unique fondement des bureaucraties
publiques. A la légitimité de l’expertise, il
faut ajouter l’orientation vers la satisfaction
de l’intérêt général comme principe
d’action spécifiquement public.
La réflexion de Max Weber, focalisée
sur le processus formel de rationalisation
de la vie, n’aborde pas à proprement
parler la question de la dynamique
des relations sociales dans les
organisations bureaucratiques. Weber
note néanmoins le caractère impersonnel
des relations que ce type d’organisation
tisse avec son environnement :
« sine ira et studio, sans haine et sans
passion, de là sans «amour» et sans
«enthousiasme», sous la pression des
simples concepts du devoir, le fonctionnaire
remplit sa fonction «sans considération
de personne» ; formellement, de
manière égale pour «tout le monde», c’està-dire
pour tous les intéressés se trouvant
dans une même situation de fait » 7 .La
généralité et l’impersonnalité des procédures
de traitement des demandes
s’inscrit dans une logique de recherche
d’efficacité qui mise sur la prévisibilité.
En tant qu’elles traduisent des
règles et des procédures formelles, les
relations impersonnelles avec le public
peuvent être considérées comme une
forme d’objectivité.
Les sociologues qui poursuivent la
réflexion de Weber sur la bureaucratie
souscrivent dans un premier temps à
l’idéal-type wébérien. Ils identifient
certes les dysfonctions concrètes des
organisations bureaucratiques, mais ils
ne mettent pas en cause l’efficacité et
la rationalité de leur logique formelle.
Un pas décisif est franchi, lorsque
Michel Crozier montre que les dysfonctions
ainsi identifiées font partie intégrante
de la logique de l’organisation
bureaucratique puisqu’elles participent
à son développement et à son maintien.
Dès lors l’efficacité substantielle de la
bureaucratie wébérienne est mise en
question. Pour Michel Crozier, la
logique de fonctionnement du phénomène
bureaucratique repose en réalité
sur un ensemble de cercles vicieux. Le
ressort du cercle vicieux bureaucratique
réside dans le jeu de pouvoir que
permettent le centralisme et le formalisme
de l’organisation bureaucratique.
8 Dès lors, l’impersonnalité des
relations avec le public ne peut plus
être interprétée selon Michel Crozier, ni
comme une forme d’objectivité, ni
comme une dysfonction, mais doit être
comprise comme l’expression de la
logique de pouvoir qui caractérise le
système d’organisation bureaucratique.
Le caractère impersonnel de la relation
de service, neutre dans le modèle
bureaucratique wébérien, prend ainsi
un tour négatif chez Crozier. On peut
parler de relation d’évitement, en référence
à l’analyse de Michel Crozier
concernant les relations d’autorité dans
les organisations bureaucratiques. Pour
éviter les relations directes de face à
face, mal supportées en France selon
Michel Crozier, la tradition française
aurait développé une conception absolutiste
et universelle de l’autorité. De
façon analogue, la centralisation et
l’impersonnalité des procédures permettraient
d’éviter les relations de face
à face directes avec le récipiendaire du
service, de sorte à protéger le
fonctionnaire et à lui assurer une marge
de liberté à l’intérieur des limites
fixées par les règles. Notons que
contrairement aux relations de travail,
où l’évitement semble profiter à l’ensemble
des agents, quelle que soit leur
position au sein de la hiérarchie, 9 la
relation de service apparaît comme une
relation d’évitement unilatérale, qui
s’établit entièrement au détriment du -
récipiendaire du service. 10
3. Nouveau modèle
d’organisation et
nouvelle relation à
l’usager
Comment la bureaucratie publique
ainsi décrite évolue-t-elle sous le coup
de la « modernisation par l’usager » ?
On évoquera brièvement l’évolution de
l’organisation et du fonctionnement
interne des bureaucraties publiques.
On présentera en revanche de façon
plus détaillée les modifications institutionnelles
et organisationnelles de la
relation à l’usager.
3.1. Recomposition interne
de la bureaucratie publique
La caractérisation sommaire du fonctionnement
interne du nouveau modèle
d’organisation publique s’inscrit dans
le cadre d’une recherche en cours. Elle
doit être considérée comme une
ébauche qui sera reprise et complétée
ailleurs. Nos suggestions résultent de la
confrontation des enseignements provisoires
tirés de nos investigations de
terrain et de la littérature consacrée à
la « modernisation par l’usager ». L’ambition
ne sera pas de restituer un
décalque de la réalité, mais conformément
à l’approche idéal-typique,
de faire ressortir les traits originaux
correspondants aux tendances d’un
hypothétique modèle d’organisation
publique recomposé, même si « cellesci
n’ont été réalisées pleinement nulle
part ». 11 Ajoutons, que la représentation
stylisée du changement dans les
bureaucraties publiques est inévitablement
un exercice partiel et partial, qui
passe notamment sous silence les compromis
que la « modernisation par l’usager
» opère avec les caractéristiques
bureaucratiques.
Par souci de symétrie, la description
succincte du changement dans les organisations
publiques portera sur les traits
structurants du modèle bureaucratique.
En premier lieu, on constate que la
« modernisation par l’usager » interroge
le système de légitimité des
bureaucraties publiques. Nous avons vu
que la légitimité des services publics
repose traditionnellement sur la satisfaction
de l’intérêt général et sur la
■
57
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Virginie Waechter
La relation usager / service public : d’un modèle à l’autre
ou vers la confusion des sphères d’action privée et publique
58
mise en œuvre d’un savoir formel spécialisé.
Autrement dit, le principe de
rationalisation des bureaucraties
publiques conjugue l’intérêt général
comme horizon de sens, et la prévisibilité
comme critère d’efficacité. En
introduisant un nouveau principe de
rationalisation, la « modernisation par
l’usager » subvertit cet équilibre traditionnel.
L’horizon de sens de l’action
publique devient en effet la satisfaction
de l’usager, tandis que la flexibilité
et la réactivité constituent les nouveaux
critères d’efficacité, en lieu et
place de la prévisibilité.
On note en deuxième lieu, que le nouveau
principe de rationalisation suscite
de nouvelles formes de coordination, bouleversant
la rigidité bureaucratique. Un
cadre souple de coordination, ajusté au
traitement des problèmes au cas par cas,
se superpose en effet progressivement à
la centralisation et au formalisme organisationnels.
A la standardisation des
solutions et à la centralisation on substitue
la transversalité et l’innovation,
cadrées par des procédures de choix et de
coopération. Comme l’affirment Patrice
Duran et Jean-Claude Thoenig, « la rationalité
acceptable n’est pas [plus] celle des
objectifs mais celle des procédures de
choix ». 12 A l’intérieur d’un cadre politique
(la stratégie de l’organisation) et
procédurier, l’action peu routinisée autorise
désormais un travail permanent de
négociation, dont le principe de régulation
est en dernière instance la satisfaction
de l’usager. La « politisation » des
organisations s’accompagne de l’émergence
de la figure du manager, jouant un
rôle de médiateur et de coach. 13
On observe en troisième lieu, la redéfinition
de la forme de l’expertise légitime.
L’expertise n’est plus fondée,
comme dans le cas de l’idéal-type
bureaucratique, sur des connaissances
spécialisées, validées par un diplôme.
Devant l’apologie du changement perpétuel,
les connaissances doivent être
évolutives. Elles sont davantage conceptuelles
que techniques. Leur capitalisation
s’appuie moins sur la formation
académique, que sur le partage d’expériences
concrètes et sur la réflexivité.
3.2. Recomposition
de la relation à l’usager
À en croire la profusion des discours
sur le sujet, la « modernisation par l’usager
» se veut d’abord une « modernisation
pour l’usager ». On évoque abondamment
les « attentes de l’usager »,
« l’amélioration de la relation à l’usager
», 14 ou encore la « satisfaction de
l’usager ». De véritables jeux de langage
apparaissent pour suggérer qu’une
logique de service s’est désormais emparée
des organisations publiques,
balayant la relation d’évitement bureaucratique.
On a pu observer en ce sens le
glissement de la notion de « service
public » vers le syntagme « au service du
public ». 15 Plus globalement, on évoque
la réhabilitation de la figure de l’usager,
accédant de façon assez paradoxale au
double statut de consommateur-client
et de citoyen (la « modernisation par
l’usager » serait aussi une démocratisation
de la relation à l’usager). L’analyse
des discours et des pratiques permet de
distinguer quatre types de modifications
apportées à la relation à l’usager, suggérant
une progression dans le temps et
dans l’intensité du changement.
Renforcer les droits
des usagers
Les modifications de la relation à
l’usager consistent d’abord, à partir de
la fin des années 1970 à renforcer et à
élargir les droits des usagers On a pu
parler en ce sens de l’émergence de
nouveaux droits, tels le « droit à l’information
» ou le « droit à la transparence
». Plus récemment, il semblerait
que l’on assiste à la constitution d’un
droit à la proximité, avec entre autre
l’institutionnalisation des « maisons
des services publics ». 16 Ces maisons
ont pour vocation d’établir une coopération
entre différents services publics,
afin de les rassembler en un même
lieu et de les rapprocher physiquement
de l’usager. Notons avec Jean-Marc Weller,
que considérées indépendamment
des autres mesures et niveaux de
modernisation, les modifications politico-juridiques
de la relation à l’usager
améliorent les entrées et les sorties des
organisations publiques, sans mettre en
cause la boîte noire bureaucratique. 17
Horizontaliser la relation
usager / service public
Les modifications apportées à la relation
à l’usager se traduisent en deuxième
lieu par la volonté d’horizontaliser la
relation usager/service public, d’une
part en améliorant l’accessibilité des
services publics, et d’autre part en faisant
de l’usager un partenaire.
L’amélioration de l’accessibilité des
services passe par le réagencement et la
recomposition les points de contact avec
les usagers, et par la simplification des
voies d’accès au service public. Comme
témoin de la volonté de simplification
des voies d’accès, on peut citer l’institutionnalisation
en 1998 de la Commission
pour les Simplifications Administratives,
venant se substituer à
l’ex-commission pour la simplification
des formalités. Quant à la recomposition
des points de contacts, elle passe par
exemple par la mise en place des « maisons
des services publics », évoqués
plus haut.
Deuxième mode d’horizontalisation
de la relation avec le public : la volonté
de faire de l’usager un partenaire. Cette
volonté se traduit par le développement
de la contractualisation de la relation à
l’usager, et par la multiplication des
opérations visant à associer l’usager à la
gestion du service. Du point de vue juridique,
la contractualisation de la relation
à l’usager s’exprime par la multiplication
des cas d’extension du droit de
la consommation aux services publics,
notamment à travers l’application des
clauses abusives. 18 A la relation régie
par des règles substantielles, on substitue
ainsi une relation contractuelle
ayant vocation à être négociée. D’un
point de vue symbolique, la contractualisation
se manifeste par la multiplication
des démarches d’engagement
(chartes de service, engagement qualité…),
laissant entendre que la relation
usager / service public, loin d’être imposée,
résulte de la rencontre entre deux
volontés. 19
Comme nous l’annoncions en début
de paragraphe, le partenariat « par
contractualisation » se double d’un partenariat
« par association ». Sous son
aspect le plus valorisé, l’association du
public à la gestion des services publics se
traduit par la mise en place de dispositifs
d’enregistrement des attentes des usagers.
De façon plus pragmatique, associer
l’usager, c’est aussi en faire une « ressource
externe » de l’organisation, c’està-dire
aménager des espaces de production
réservés à l’usager. Grâce aux
techniques d’évaluation de la satisfaction
de l’usager, on assiste par exemple à un
mouvement d’externalisation du contrôle
de l’activité. 20
La personnalisation
de la relation à l’usager
La « modernisation pour l’usager »
consiste en troisième lieu à personnaliser
la relation à l’usager. Les objectifs
affichés sont les suivants :
- Ajuster le traitement de la demande
en fonction de la situation particulière
de chaque usager. Il s’agirait ici
de rompre avec la relation d’évitement
qui caractérise l’organisation
bureaucratique, en mettant notamment
fin à l’anonymat du guichet. 21
La relation usager / agent de contact
semble désormais devoir engager les
personnes dans ce qu’elles ont de
plus humain et de plus intime, leur
morale, leurs affects…
- Dans son volet consumériste, la personnalisation
du service consisterait
ensuite à diversifier l’offre de service.
On personnaliserait le service, en
donnant la possibilité à l’usager pour
certains éléments de service de faire
un choix, la combinaison entre les
différents choix aboutissant à une
configuration personnalisée de service.
On voit ainsi la Poste multiplier
ses produits, en diversifiant notamment
les formules d’acheminement
du courrier.
La personnalisation de la relation à
l’usager s’accompagne du glissement du
principe d’égalité qui sous-tend l’organisation
bureaucratique, vers celui d’équité,
entendu comme égalité d’accès à un
service personnalisé. Ajoutons que les
premières évaluations de la modernisation,
qui montrent que la performance de
réalisation l’emporte largement sur la
performance de justice, 22 tendent à signifier
que le souci d’équité est vidé de sa
traditionnelle dimension politique et
morale, au risque de n’être plus qu’un
principe managérial.
Prolongements organisationnels
Si au début de la modernisation institutionnelle,
les bureaucraties publiques
sont restées des boîtes noires, les modifications
apportées à la relation à l’usager
ont toutefois progressivement été
traduites à l’intérieur des organisations.
L’approfondissement de la personnalisation
et de l’horizontalisation de la relation
avec l’usager nécessite en effet des
aménagements organisationnels. On se
contentera d’évoquer ici la suppression
de la séparation entre le front et le back
office, c’est-à-dire entre l’espace de réception
et de traitement de la demande de
l’usager. 23 Cette frontière permettait
dans l’organisation bureaucratique de
« refroidir » la demande de l’usager, en
la délestant de son contexte d’inscription.
Au front office de cadrer la demande,
c’est-à-dire de la classer dans une
catégorie administrative. Au back office
d’appliquer les règles prévues pour le cas
identifié. La fusion entre front et back
office a sans doute permis de libérer le
sens de la justice des agents de contact,
inhibé dans l’organisation bureaucratique
par la sectorisation de l’accueil.
Rappelons néanmoins ici, que la relation
de service n’a jamais cessé d’être coproduite,
24 comme l’ont montré les travaux
d’inspiration interactionniste. Le changement
réside sans doute davantage dans
la reconnaissance de la qualité de coproducteur
des agents de contacts, que dans
son existence. On peut néanmoins se
demander si plutôt que de consécration,
il ne vaudrait pas mieux parler de recomposition
de l’exercice de coproduction.
En effet, la coproduction semble désormais
devoir prendre appui sur une
compétence commerciale, mettant sous
tension la compétence civique traditionnellement
attachée au service public. 25
Cet aperçu de l’évolution de la relation
à l’usager dans les services publics
saisis par la modernisation, quoique
synthétique, suffit à mettre en lumière
la confusion grandissante entre la sphère
d’action publique et la sphère d’action
privée, c’est-à-dire entre l’espacetemps
réservé aux affaires publiques et
professionnelles, et celui dévolu à l’intimité
subjective et domestique. C’est
sur ce point que nous souhaitons
conclure.
4. Confusion entre
sphères d’action privée
et publique ?
■
Il est apparu en première approche,
que la « modernisation par l’usager »
projette l’usager dans le champ de l’action
publique. On voit en effet que l’usager
devient une « ressource humaine
externe » des organisations publiques :
évaluateur et contrôleur (enquêtes de
satisfaction), il en est aussi coproducteur,
dans le sens où il devient un élément
de la chaîne de production du service
(il suffit de penser ici au
producteur-trieur dans un système de
gestion sélective des déchets). On
s’aperçoit néanmoins que le rôle de
coproduction s’accompagne d’une
logique de responsabilisation, par
laquelle c’est l’action publique qui
semble cette fois perturber l’intimité de
l’usager. Deux exemples permettront de
comprendre en quoi consiste cette
logique.
Reprenons d’abord l’exemple de la
collecte sélective déchets. Lorsqu’un
tel système de gestion des déchets est
mis en place, les usagers restent quasi
systématiquement libres d’y participer.
Toutefois, l’opérationnalisation du système
s’accompagne généralement d’une
vaste stratégie d’incitation à la participation,
allant de la mise en place de
médiateurs (ambassadeurs de tri, gardiens
d’immeubles…) à la construction
de logements avec bacs de tri incorporés
sous l’évier. A un autre niveau,
citons l’exemple de l’introduction
depuis quelques années des « compteurs
à carte » dans les services de distribution
d’eau et d’électricité. Ces
compteurs sont proposés aux usagers
éprouvant régulièrement des difficultés
de paiement, afin de leur permettre
d’auto-réguler leur consommation. Pour
que ces usagers puissent contrôler en
permanence l’état de leurs dépenses, la
consommation y est affichée en francs.
Les compteurs fonctionnent par ailleurs
grâce à une carte à puce, rechargeable
selon les besoins et la capacité financière
des usagers. Lorsque les usagers
se trouvent dans l’impossibilité de
recharger la carte faute d’argent,
quelques jours d’autonomie leurs sont
accordés. Une fois cette autonomie
épuisée, le service est coupé.
Ces deux exemples montrent que la
responsabilité du mieux-être individuel
et du progrès social est désormais à la
charge de l’individu et non plus de l’État,
comme à l’époque de l’État-Providence.
Avec l’avènement de l’État Providence,
la responsabilité sort en effet
du champ des relations sociales. Qu’entend-t-on
par là ? Exclure la responsabilité
de la sphère des relations sociales
signifie que lorsqu’une personne subit
un dommage, celui-ci n’est imputable à
aucun individu en particulier, mais doit
59
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Virginie Waechter
La relation usager / service public : d’un modèle à l’autre
ou vers la confusion des sphères d’action privée et publique
60
être assigné à l’ensemble de la société.
Dans le cas du travailleur, victime d’un
préjudice par exemple, on ne cherchera
à attribuer la faute ni au patron, ni à
l’employé lui-même, ni à la maladresse
d’un pair. Le préjudice devra être considéré
comme un sacrifice consenti au
progrès social. Et puisque l’ensemble de
la société est impliquée, la réparation
devra être mutualisée. 26
Les exemples cités précédemment
montrent que la « modernisation par
l’usager » nous éloigne de ce schéma.
Tout se passe en effet comme si on participait
à un mouvement de désinstitutionnalisation
de la responsabilité,
désormais repoussée sur les épaules de
l’individu. L’individu accède ainsi à une
plus grande autonomie. Il voit, autrement
dit, accroître sa capacité à se donner
des lois. 27 Du coup, l’État semble
moins autoritaire : la sanction ne résulte
pas de l’application de la contrainte
juridique ; elle est auto-assénée par
l’usager, comme le montre de façon
exemplaire le dispositif des « compteurs
à carte ». L’État paraît également
moins moralisateur, puisque plutôt que
de produire des valeurs, il construit un
cadre permettant de socialiser les préférences
individuelles. On passe en
quelque sorte de la « pédagogie législative,
cette volonté de «dresser» les
mœurs » 28 à une forme de pédagogie
procédurière.
Comme le rappelle Alain Ehrenberg,
l’autonomisation ainsi identifiée ne doit
pas être interprétée comme un repli
pathogène sur la sphère privée, vecteur
de désintégration sociale. Il s’agit bien,
au contraire, d’étendre la socialisation
de l’activité humaine, puisqu’en « produisant
de l’individualité, on espère bien
produire simultanément de la société » 29 .
Notons cependant avec Alain Ehrenberg
que la socialisation repose dorénavant
sur « l’extériorisation de soi, [sur] l’exigence
qui fait que chacun est normal, non
quand il est conforme ou applique une
règle, mais quand il ” assure ” », 30 plutôt
que sur l’intériorisation des normes et
l’institutionnalisation du rôle.
Ajoutons pour finir, qu’au-delà de la
volonté de « modernisation pour l’usager
», l’évolution de la place de l’usager
dans la gestion des services publics
apparaît comme une manifestation de
l’évolution globale de l’économie des
rapports sociaux. Comme nous l’avons
vu dans le cas de la relation usager / service
public, cette évolution résulte
d’une double logique de publicisation
du privé et de privatisation du public.
On assiste moins en ce sens au déplacement
de la frontière séparant les
sphères privée et publique, qu’à son
brouillage. Dans leur ouvrage consacré
à la médiation sociale,Vincent de Briant
et Yves Palau analysent ce brouillage
comme le signe d’une « dilatation du
social ». 31 Cette analyse rejoint celle de
Jacques Donzelot montrant que le face
à face traditionnel État / individu cède
progressivement devant l’interposition,
entre ces deux pôles, d’un champ social
en voie d’autonomisation. 32 Cette autonomisation
aurait partie liée avec les
nouvelles modalités d’implication du
citoyen dans le devenir de la société.
Dans la conception traditionnelle, le
citoyen naît de la capacité de l’individu
à s’affranchir de sa dimension privée :
« l’individu est invité à oublier ce qu’il est
et d’où il vient pour pouvoir accomplir sa
condition humaine de citoyen ». 33 A l’inverse,
l’autonomisation du social se traduit
par la construction d’une citoyenneté
concrète, reposant sur la capacité
d’engagement subjectif dans la
construction sociale du bien commun.
Dans ce schéma, les conditions de possibilités
de la société résident, non plus
dans le militantisme, c’est-à-dire dans
l’objectivation de l’individu, mais dans
l’accomplissement de soi. Dans le même
moment, le bien commun, supposé
orienter l’action citoyenne, n’est plus
pensé en terme d’intérêt général, mais
comme « intérêt collectif » résultant de
la composition entre les intérêts particuliers.
La nouvelle figure de l’usager
(dans sa dimension relationnelle) apparaît
au total comme une transposition de
ce nouveau format de citoyenneté. Resterait
à explorer l’impact de ce mode de
relation usager / service public sur
l’identité de l’individu, tant au travail
qu’en-dehors du travail.
Notes
■
1. Donzelot, J., Estebe, P., (1994),
L’État animateur. Essai sur la politique
de la ville, Paris, Ed. Esprit.
Duran P., Thoenig J.-C., (1996),
« L’État et la gestion publique territoriale
», Revue française de science
politique, vol 46, n° 4, p. 580-623.
2. Donzelot J., (1994), L’invention du
social. Essai sur le déclin des passions
politiques, Paris, Ed. du
Seuil.
3 Strobel P., (1993), « L’usager, le
client, le citoyen : quels rôles dans
la modernisation du service
public ? », Recherches et prévisions,
n° 32, juin, p. 31-44.
4. L’étude concrète montre au
contraire que le changement dans
les organisations publiques présente
des profils variés et largement
circonstanciés. On peut dire
que lorsqu’elle investit les organisations
publiques, la « modernisation
par l’usager » est saisie par
une logique de traduction, consistant
à reformuler l’exigence de
satisfaction de l’usager au regard
des autres enjeux qui s’expriment
dans l’organisation.
5. « L’administration purement
bureaucratique, donc fondée sur
la conformité aux actes, l’administration
bureaucratico-monocratique,
par sa précision, sa permanence,
sa discipline, son rigorisme
et la confiance qu’elle inspire, par
conséquent par son caractère de
prévisibilité pour le détenteur du
pouvoir comme pour les intéressés,
par l’intensité et l’étendue de
sa prestation, par la possibilité
formellement universelle qu’elle
a de s’appliquer à toutes les
tâches, perfectible qu’elle est du
point de vue technique afin d’atteindre
le maximum de rendement
– cette administration est,
de toute expérience, la forme la
plus pratique de la domination la
plus rationnelle du point de vue
formel », (Weber M., 1995, Economie
et société, t. 1, Paris, Plon, p.
297-298).
6. Loin de figurer un décalque fidèle
ou de représenter une vérité
authentique, l’idéal-type wébérien
restitue une image épurée et abstraite
de la réalité. Les vocables
« idéal » et « type » doivent être
interprétés sous ce jour. Le terme
« idéal » ne désigne pas en effet le
devoir-être d’une réalité, mais renvoie
à l’abstraction de sa représentation.
Cet « idéal » est par ailleurs
« typique », en ce qu’il retient non
pas les traits communs (type
moyen) mais les traits originaux de
l’empirie, de sorte à en offrir une
image stylisée. (Freund J., 1966,
Sociologie de Max Weber, Paris,
PUF).
7. Weber M., op. cit., p. 300.
8. On renvoie le lecteur à Crozier M.,
1967, Le phénomène bureaucratique,
Paris, Ed. du Seuil.
9. La logique de l’évitement protège
doublement les agents de la pression
exercée par les strates inférieures
et supérieures de la hiérarchie.
10. La place attribuée au public est
étroitement liée à l’approche retenue
par Michel Crozier pour analyser
l’organisation bureaucratique.
Dans Le phénomène bureaucratique,
Michel Crozier centre en effet
l’analyse sur la dynamique sociale
interne des organisations bureaucratiques,
reprenant à son compte
les frontières institutionnelles de
la bureaucratie. Selon cette
approche, le public est a priori
situé à l’extérieur de l’organisation.
Du coup, l’analyse de la relation
de service laisse dans l’ombre
le pouvoir exercé par l’usager. Il
est vrai que suite aux travaux de
Jean-Pierre Worms et de Pierre
Grémion, Michel Crozier a réinterrogé
la pertinence des contours
formels de l’organisation. D’où le
concept « d’action organisée »,
pouvant inclure des acteurs extérieurs
à l’organisation institutionnelle
(Crozier M., Friedberg E.,
1977, L’acteur et le système, Paris,
Ed. du Seuil.). Néanmoins, son
étude de l’action organisée le
conduit à privilégier le jeu des
relations de pouvoir avec les
acteurs extérieurs institutionnels
et professionnels. Les relations de
face à face avec le public profane
constituent le point aveugle de
l’analyse. Elles semblent ainsi
devoir rester de l’ordre de l’évitement
unilatéral.
11. Comme l’explique Julien Freund,
l’idéal-type chez Weber « comprend
les tendances et les fins qu’il
vise comme objectif, même si elles
n’ont été réalisées pleinement
nulle part », (Freund J, op. cit., p.
55).
12. Duran P., Thoenig J.-C., op. cit., p. 603.
13. Un fonctionnaire territoriale a pu
affirmer en ce sens : « Il est vrai
que les directeurs et un certain
nombre de cadres ont suivi des
séminaires sur le rôle du cadre,
pour leur faire comprendre que
eux aussi faisaient de la politique,
que le mot politique ne soit pas
banni. Donc leur faire passer qu’un
service ou une direction fait de la
politique. C’est pas que le politique
qui fait de la politique.
C’était un peu les prémisses du
manager. »
14. En mai 1999, La Gazette des communes,
des départements et des
régions, fait son gros titre et
consacre six pages à la « Modernisation
des administrations. Des
pistes pour améliorer la relation à
l’usager ».
15. Corcuff P., Lafaye C., (1996),
« Service public et tension marchande.
Tensions et redéfinitions
dans une Direction départementale
de l’Equipement », Le service
public en recherche. Quelle modernisation
?, Fraisse R., Grémion C.,
Paris, La Documentation Française,
p. 285-296.
16. Loi du 12 avril 2000, relative « aux
droits des citoyens dans leurs relations
avec les administrations ».
17. Weller J.M. (1998), « La modernisation
du service public par l’usager
», Sociologie du travail, n°3,
p. 364-392.
18. A titre d’exemple, les relations
entre les services publics à caractère
industriel et commercial
(SPIC) et leurs usagers sont généralement
considérées aujourd’hui
comme des relations contractuelles,
alors même que la doctrine
n’a jamais tranché la question.
Ajoutons que L. Duguit, grand
penseur du service public, considérait
ce lien comme légal.
19. Les chartes, qui se veulent l’expression
des attentes des usagers,
sont généralement établies après
consultations massives des usagers,
ou des associations de
consommateurs.
20. Ce nouveau mode de contrôle
semble s’inscrire dans le cadre de
ce que Luc Boltanski et Eve
Chiapello appellent le « déplacement
des techniques de contrôle
de la «supervision directe» vers le
«contrôle de contrôle» »,
(Boltanski L. et Chiapello E., 1999,
Le nouvel esprit du capitalisme,
Paris, Ed. Gallimard).
21. On peut noter que la levée de l’anonymat,
introduite par le décret du
28 novembre 1983 relatif aux relations
entre l’administration et les
61
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

ÉRIC AGRIKOLIANSKY
62
usagers, reprise par la circulaire
du 30 janvier 1985, est rendue obligatoire
pour l’ensemble des autorités
administratives et des processus
administratifs par la loi du 12
avril 2000 relative aux droits des
citoyens dans leurs relations avec
les administrations.
22. Warin P. (1999), « La performance
publique : attentes des usagers et
réponses des ministères »,
Politique & Management Public,
vol 17, n°2, p. 147-163.
23. Différents travaux notent cette
évolution. On peut citer parmi
d’autres, le récent ouvrage de
Jean-Marc Weller portant sur une
caisse de sécurité sociale, (L’État
au guichet, 1999, Paris, Desclée du
Brouwer).
24. La notion de coproduction désigne
ici le ressort de toute relation
sociale, à savoir la construction
conjointe par les acteurs de l’interaction,
des normes qui vont
orienter la relation même si les
termes de cet échange peuvent
être déséquilibrés.
25. Significative du développement
d’une compétence commerciale, la
grille d’évaluation du Centre
National de la Fonction Publique
Territoriale du Nord-Pas-de-Calais
s’appuie entre autres sur deux
nouveaux critères : le savoir-être
et le faire-savoir. Le savoir-être est
défini comme la capacité à « soigner
son apparence, son attitude,
à s’impliquer dans la promotion
de la collectivité en s’informant ».
Quant au faire-savoir, il consiste à
« apprendre à promouvoir la
collectivité ».
26. Voir Donzelot J., (1994), op. cit.
27. Ehrenberg A., (1995), L’individu
incertain, Paris, Calman-Lévy,
Hachette Littératures, coll.
Pluriel, p. 67.
28. Irène Théry, cité par Ehrenberg A.,
op. cit., p. 104.
29. Ehrenberg A., (1998), La fatigue
d’être soi, Paris, Odile Jacob, p.
241.
30. Ehrenberg A., (1995), Ibid., p. 149.
31. Briant V., Palau Y., (1999), La
médiation. Définition, pratiques et
perspectives, Paris, Nathan,
coll. « 128 ».
32. Donzelot J., (1994), Ibid.
33 Briant V., Palau Y., op. cit., p. 108.
Les nouveaux modes
de la participation politique
Crise du politique ou
crise des modèles
d’analyse du politique
ÉRIC AGRIKOLIANSKY
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch, Strasbourg
D
epuis le début des années 1980
journalistes et politologues discernent
en France une mutation
des formes et des modalités de la participation
politique 1 . L’augmentation de
l’abstentionnisme électoral, l’affirmation
de votes protestataires (pour le FN
notamment), les alternances successives
liées à une volatilité électorale croissante,
le déclin des engagements militants
traditionnels et l’émergence de
nouveaux mouvements sociaux, dits
« post-matérialistes », etc. seraient
autant de symptômes manifestant une
crise de la représentation classique de
l’homo politicus. Les nouvelles modalités
de la participation politique seraient
constituées par l’apparition de formes
inédites de citoyenneté dominées par
l’individualisme, le refus d’un engagement
stable et une attitude critique à
l’égard du système politique. L’analyse
des données empiriques disponibles sur
les pratiques politiques contemporaines
invitent cependant à nuancer ce
constat. Des évolutions réelles, qui reflètent
les transformations de temps long
des sociétés contemporaines, sont certes
perceptibles; mais il paraît exagéré de
parler de mutations, voire de crise du
politique. En ce sens, si crise il y a, c’est
plutôt du coté des modèles classiques
d’analyse sociologique du politique qu’il
faut la chercher.
Un nouvel électeur ?
Si le discours de la « crise de la
représentation » fleurit dans la presse
depuis une décennie, il trouve dans les
analyses savantes de l’acte du vote tant
■
ses fondements que des relais. C’est
aux spécialistes de la sociologie électorale
qu’il revient d’avoir les premiers
annoncé une modification du rapport
ordinaire à la politique. Au début des
années quatre-vingts, plusieurs voix
s’élèvent ainsi pour décrire l’apparition
d’un « nouvel électeur » 2 .Jusqu’alors
l’analyse électorale était dominée
par des modèles d’interprétation
issus de la sociologie politique américaine
(ceux de l’école de Columbia et de
Michigan) mettant l’accent sur la stabilité
des comportements électoraux et la
pesanteur des appartenances sociales.
Les citoyens sont décrits comme peu
intéressés par la politique et maîtrisant
mal les schèmes nécessaires à la
formation d’une opinion politique autonome.
Leur vote se comprend alors
comme le reflet de l’appartenance sociale,
via la médiation de la socialisation
familiale et de l’identification durable à
un parti ou à un camp (on est et on naît
démocrate ou républicain). « Une personne
pense politiquement comme elle
est socialement. Les caractéristiques
sociales déterminent les préférences
politiques » écrit ainsi P. Lazarsfeld
(Lazarsfeld, 1944). L’appartenance au
monde ouvrier ou la pratique de la religion
catholique constituent effectivement
dans la France de l’après-guerre
les variables sociologiques les plus prédictives
du vote et c’est sur l’influence
de ces deux facteurs que se sont
construites les interprétations du comportement
électoral (Michelat & Simon,
1977). De la même manière dans la
France contemporaine, l’intérêt et la
participation politique active ne constituent
pas la norme et sont fortement
63
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Éric Agrikoliansky
Les nouveaux modes de la participation politique
Crise du politique ou crise des modèles d’analyse du politique
64
corrélés à l’appartenance sociale (tendanciellement,
plus le niveau social est
élevé plus la participation politique est
importante) 3 . Or, ces constats vont être
ébranlés par l’instabilité politique de la
décennie quatre-vingts. La succession
des alternances amène en effet à
remettre en cause la portée du paradigme
déterministe qui explique la stabilité
mais qui éclaire mal les conditions de
la « volatilité électorale » 4 . C’est alors
l’occasion de revisiter le modèle d’explication
du vote et, pour certains, d’annoncer
la naissance d’un « nouvel électeur
» (dont les fondements théoriques
sont, à nouveau, importés des États-
Unis) 5 . Mieux formé et informé, plus
compétent et moins marqué par son
appartenance sociale, ses choix ne refléteraient
plus l’identification héritée à
un parti, mais manifesteraient « une
autonomie croissante dans la prise de
décision électorale et (…) une adaptation
stratégique aux variations de l’offre
électorale et des enjeux du scrutin » 6 .
L’électeur serait donc devenu dans la
décennie quatre-vingts un stratège au
vote inconstant, susceptible de se porter,
d’une élection à l’autre, sur le candidat
où le parti dont le programme lui
semble le mieux garantir son statut, ses
revenus, etc. L’intérêt et l’adaptation
stratégique primeraient alors sur l’influence
du milieu et sur la loyauté à une
formation ou un courant politique. L’intelligibilité
de ce comportement renverrait,
enfin, au modèle du calcul
rationnel : l’homo politicus serait devenu
un homo œconomicus.
A ce premier constat s’en ajoute un
second qui concerne la désaffection
croissante des citoyens à l’égard des
élections et de l’activité politique en
général. Le taux d’abstention c’est ainsi
notablement accru dans la décennie
quatre-vingts 7 . L’émergence de forces
électorales « hors système » comme le
Front national, ou encore la montée d’attitude
de défiance à l’égard de l’activité
politique ou des élites 8 , ont ainsi pu être
analysées comme autant de symptômes
d’une véritable « crise de la représentation
» affectant la démocratie française.
De nombreuses hypothèses ont été
émises pour expliquer cette « crise » :
multiplication des consultations électorales,
faible performance des politiques
publiques incapables d’endiguer les
maux sociaux comme le chômage, crises
des idéologies politiques autrefois mobilisatrices…
La plupart de ces analyses
ont cependant comme point commun de
reprendre, plus ou moins explicitement,
les postulats qui sont au principe du
modèle du nouvel électeur individualiste
et rationnel. L’abstention ou les comportements
protestataires seraient
moins le produit d’une passivité des
citoyens que le reflet de leur autonomie
croissante vis-à-vis des partis rendant
possible une distance critique, voire une
défiance, à leur égard 9 .
L’analyse en terme d’électeur stratège
a connu un incontestable succès dans
la littérature consacrée à l’explication
du vote et polarise le débat scientifique
depuis une quinzaine d’année. Cependant,
le bilan, certes provisoire, qu’on
peut aujourd’hui tirer ne semble pas
confirmer la portée heuristique de ce
modèle. L’essentiel des études réalisées
depuis 15 ans montrent, en effet, qu’il
est trop tôt pour enterrer la théorie
classique : le vote est encore largement
en France conditionné par les caractéristiques
sociales et économiques. L’appartenance
au monde du salariat et
l’exercice d’une profession ouvrière
(pour le vote de gauche) ou, à l’inverse,
la pratique régulière de la religion
catholique et le statut d’indépendant
(pour le vote de droite) sont encore largement
au principe de la distribution
des opinions et des suffrages (Mayer,
1986; Boy et Mayer 1997). L’identification
à un camp politique (droite ou
gauche) ou à un parti constitue toujours
une dimension structurante des choix
politiques qui restent dépendants de la
socialisation familiale (Jaffré et Muxel,
1997). Certes la volatilité (c’est-à-dire la
variation de l’orientation du vote d’une
élection à l’autre) existe, mais d’une
part elle n’est pas nouvelle, nous y
reviendrons, et elle reste, d’autre part,
un comportement minoritaire 10 . De plus,
contrairement à ce que postule le modèle
de l’électeur rationnel, les électeurs
flottants ne se recrutent pas dans les
catégories supérieures à haut niveau
de diplômes, mais sont majoritairement
issus des milieux populaires à faible
capital économique et culturel, peu
intéressés par la politique et maîtrisant
mal les termes du débat public (Boy &
Dupoirier, 1990). La volatilité manifesterait
en ce sens plutôt l’indécision
d’électeurs irrésolus ou indifférents à la
politique, qu’une mobilité stratégique et
critique 11 .
La fin des militants ?
Le second axe des transformations
qui paraissent affecter les attitudes politiques
concerne le militantisme et l’engagement
dans les organisations politiques.
Comme pour le vote, le constat
s’articule autour de deux postulats. Le
premier est celui d’une méfiance, voire
d’une défiance, croissante des citoyens
à l’égard des formations politiques et du
système des partis : selon un sondage de
la SOFRES, en 1993, 18% des personnes
interrogés disent avoir confiance dans
les partis en général, contre 61 % qui
déclarent ne leur faire « plutôt pas
confiance ». 12 Au delà de cette dimension,
la crise des partis est surtout argumentée
par le constat d’une crise du
militantisme. Le déclin du PCF (dont les
effectifs passent en dix ans de plus de
500 000, en 1978, à 250 000, en 1989),
l’affaiblissement des forces syndicales
(le taux de syndicalisation est aujourd’hui
en France de moins de 10% des
salariés alors qu’il s’élevait à plus de 25%
au lendemain de la guerre) constituent
autant d’éléments évoqués pour décrire
le déclin de la propension à s’engager
dans la France contemporaine 13 . Dans un
ouvrage significativement intitulé « La
fin des militants ? », J. Ion (1997) décrit
la crise généralisée qui affecterait les
formes classiques de militantisme. Les
partis, comme organisations de masse
intégrant verticalement des sociabilités
locales et fournissant un support
identitaire durable (autour de groupes
de référence comme le monde ouvrier
ou le catholicisme), déclineraient au
profit de nouvelles formes d’« engagements
distanciés » dans lesquelles priment
l’autonomie individuelle sur l’appartenance
au groupe, la réversibilité
sur la loyauté à long terme (J. Ion parle
d’engagement « post-it »), la souplesse
de l’organisation sur la rigidité des
structures (c’est le succès croissant des
coordinations au détriment des structures
syndicales classiques). On assisterait
parallèlement à un déclin des
conflits en terme de classe au profit de
nouvelles revendications « post-matérialistes
» (Inglehart, 1977) et de « nouveaux
mouvements sociaux » déconnectés
de l’univers du travail et
concernant l’environnement, la défense
des minorités, les mœurs, l’humanitaire,
etc. (Touraine, 1978). Bref, les partis
■
auraient perdu leur rôle d’encadrement
des individus et de cadres identitaires
au profit de nouvelles formes d’action
traduisant l’individuation croissante
des citoyens.
Là encore, le thème du déclin des
pratiques militantes traditionnelles, et
d’une crise des partis, a fait florès suscitant
une littérature abondante et
variée. Si l’affirmation, depuis 1968, de
nouvelles formes revendicatives est
incontestable, deux éléments incitent
cependant à nuancer le tableau.
D’abord, les conflits du travail restent le
centre de gravité de la protestation
dans la France contemporaine, même
s’ils s’expriment moins en termes de
luttes des classes que de revendications
sectorielles et/ou identitaires
(Dubar, 2000). Ensuite, si le taux d’engagement
dans un parti politique
connaît une notable décrue dans la
décennie quatre-vingts 14 , cette décroissance
n’est pas exceptionnelle et ne fait
que ramener le nombre d’adhérents au
niveau qui était le sien dans la décennie
soixante 15 . C’est donc plutôt la
période des années soixante-dix (caractérisée
par un accroissement des effectifs
militants) qui doit faire figure d’exception.
Par ailleurs, cette décrue
n’affecte pas indifféremment toutes les
forces politiques : ce sont surtout les
partis de gauche, et en particulier le
PCF, qui la subissent. Les partis de
droite (et d’extrême-droite) semblent
au contraire se renforcer durant la
période des années quatre-vingts. C’est
donc moins à une transformation structurelle
du militantisme à laquelle on
assiste, qu’à une évolution conjoncturelle
de l’engagement politique qui
reflète surtout l’évolution d’une force
politique singulière : le mouvement
ouvrier.
La thématique de la crise de confiance
à l’égard des partis, des élites et du
système politique en général mérite,
enfin, une critique d’ordre méthodologique.
Une méfiance à l’égard de ces
jugements trop rapides est ici nécessaire
(le thème de la crise du politique
est finalement aussi ancien que la
démocratie contemporaine…) et ce
d’autant plus que la notion de crise
s’adosse à une vision fonctionnaliste du
système politique qui présuppose, sans
jamais l’éprouver empiriquement, que
la logique routinière du politique est
l’harmonie -alors que de nombreux
Philip Guston, Window, 1970, Clebrating Modern Art, The Anderson Collection
San Francisco Museumof Modern Art, 7 octobre, 2000- 15 janvier 2001
exemples montrent à l’inverse que le
dysfonctionnement, les tensions pourraient
être aussi bien pensées comme la
norme. De plus, il faut souligner que le
diagnostic de la crise, en particulier en
ce qui concerne le constat d’une défiance
croissante à l’égard du politique,
repose souvent sur des sondages d’opinion
dont l’interprétation est hasardeuse.
Réalisés le plus souvent hors des
périodes d’effervescence électorale, ces
enquêtes par leur questions pré-formatées
contribuent à générer artificiellement
des griefs souvent alimentés par
l’actualité du moment (tel scandale
révélé par la presse par exemple) et
déconnectés d’enjeux pratiques (un vote
à venir): ils suscitent en ce sens des réactions
conjoncturelles à l’actualité plutôt
qu’ils n’enregistrent des opinions préconstituées
génératrices de comportements
durables (Bourdieu, 1973; Champagne,
1990). De ce point de vue, on
peut rappeler que la plus élémentaire
des prudences méthodologiques doit
conduire à considérer que les agents
sociaux ne font pas toujours ce qu’ils
disent et ne disent pas toujours ce qu’ils
font.
Transformations
sociales et évolutions
du travail politique
Les indicateurs permettant d’évaluer
la nature de la participation politique
révèlent donc des évolutions
réelles (croissance de la propension à
l’abstention, déclin du mouvement
ouvrier, émergence de formes nouvelles
de militantisme -antiraciste, écologique,
humanitaire), mais invitent à
nuancer très notablement le tableau
des symptômes, et le diagnostic même,
d’une crise de la représentation. Reste
néanmoins à comprendre ces tendances
à long terme. On peut d’abord souligner
l’influence des mutations économiques,
sociales et culturelles des dernières
décennies (restructuration du travail
ouvrier, déclin des identifications religieuses
notamment) qui contribuent à
une évolution des formes d’identification
aux groupes sociaux, et par là, à
des camps politiques (Dubar 2000). Il
est sans doute moins courant aujourd’hui
qu’il y a cinquante ans de naître
dans un milieu où prime une identifi-
■
65
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Éric Agrikoliansky
Les nouveaux modes de la participation politique
Crise du politique ou crise des modèles d’analyse du politique
66
cation à un groupe pensé comme une
appartenance exclusive connectée à
l’univers politique. Il faut ensuite se
tourner vers l’évolution des formes de
la compétition électorale qui, en privilégiant
davantage la mobilisation indirecte
(la « communication » plutôt que
le cercle de sociabilité ou le relais
notabiliaire) ont contribué à une redéfinition
du lien politique. La nationalisation
de la vie politique, c’est-à-dire le
rôle croissant qu’y jouent les organisations
partisanes nationales, le développement
de nouvelles technologies
de mobilisation (entraînant un accroissement
du coût du travail politique), le
poids croissant des médias contribuent
ainsi à l’évolution des formes d’encadrement
de la participation. Le déclin
du modèle du parti de masse (que
manifeste, par exemple, la crise du
PCF) au profit d’entreprises de mobilisation
axées sur la compétition électorale,
constitue typiquement une évolution
allant dans ce sens. Pour le dire
rapidement, si les ouvriers se reconnaissent
aujourd’hui moins dans la classe
ouvrière et dans ses représentants,
c’est aussi parce que les partis de
gauche ont privilégié une mobilisation
interclassiste, jouant davantage sur la
communication politique et sur la
mobilisation électorale que sur l’entretien
des sociabilités locales qui
constituaient auparavant le socle des
identités partisanes (sur le PCF dans
l’entre-deux-guerres, voir : Fourcaut,
1986). Le rôle croissant joué par les
médias et des journalistes dans la vie
politique, a, de la même façon, contribué
à une dévaluation des représentations
du métier politique et de la compétition
électorale qui, présentés à
travers les codes du spectacle télévisuel,
se donnent à voir comme une
course de petits chevaux (i.e d’un
affrontement d’intérêts personnels) et
non sur le modèle de la délibération
démocratique (Neveu, 1992). En outre,
le développement de formes d’actions
associatives autonomes qui contrastent
avec le modèle du parti ou du syndicat
(tant du point de vue de l’organisation
que des thèmes d’action) doit se lire à
la lumière d’une double évolution.
D’une part, si la gauche socialiste a
joué un rôle central dans l’effervescence
associative de la décennie
soixante-dix, mobilisant autour d’associations
diverses un système d’action
qui a grandement contribué à ses succès
électoraux de 1977-1981, l’exercice
du pouvoir a, à l’inverse, contribué à
distendre ces relations et a conduit à
une autonomisation d’un milieu associatif
revendicatif qui paraît aujourd’hui
représenter une alternative à
l’engagement partisan. D’autre part,
les évolutions des formes d’action
publique (décentralisation, montée en
puissance de la contractualisation des
politiques publiques) ont contribué à la
fragmentation des grandes constellations
associatives nationales qui opéraient
auparavant comme autant de
facteurs d’intégration des sociabilités
locales aux divisions de l’espace
politique national (Barthélemy, 2000).
Crise du politique ou
crise des modèles
d’analyse du politique ?
Le thème de la crise du politique suscite
une dernière série de réflexions.
Reste, en effet, à comprendre l’ampleur
de ce discours et ce, non seulement dans
le champ des médias mais aussi dans l’espace
universitaire, en particulier en science
politique. L’exercice n’est pas purement
académique (enjeu de querelles
entre spécialistes) puisque ce discours
savant, qui possède toutes les propriétés
de la prophétie auto-créatrice mertonnienne,
contribue à la diffusion d’une
nouvelle norme du comportement politique
par les médias et les partis euxmêmes.
Les ressorts de ce discours de
crise en science politique sont divers. On
pourrait citer d’abord les intérêts convergents
d’une fraction des experts de la participation
politique (sondeurs, politologues,
journalistes) à diffuser une vision
du citoyen stratège aux comportements
plus difficilement prévisibles et nécessitant
donc, pour être décryptés, l’expertise
qu’ils incarnent. Cette ruse, qui consiste
à obscurcir le réel tout en prétendant
détenir les clefs de son intelligibilité,
n’est cependant pas nouvelle et on peut
penser qu’elle est même au principe de
toute stratégie disciplinaire. On risque
par ailleurs ainsi de réduire les débats
scientifiques à l’expression de la concurrence
entre intérêts professionnels. On
raterait alors l’essentiel.
En effet, et c’est l’argument que nous
défendons ici, si le discours de la crise
connaît un tel écho en science politique,
c’est aussi parce que les constats empiriques
évoqués viennent ébranler des
grands modèles d’intelligibilité du politique
qui dominaient dans la science
politique française contemporaine. Ces
modèles qui reposent sur des distinctions
essentielles, car idéales-typiques,
mais trop souvent réifiées à l’usage
(comme la distinction entre parti de
cadre et partis de masse 16 ou le modèle
du vote hérité de la socio-psychologie
anglo-saxonne) 17 constituaient les arêtes
d’un paradigme au sens kuhnien du
terme (Kuhn, 1972): c’est-à-dire d’une
matrice d’hypothèses fondamentales dont
les fondements ne sont jamais questionnés
dans le cours de la science normale. Or, si
les constats empiriques contemporains
ébranlent cet édifice, c’est moins à cause de
mutations radicales du réel que parce que
ces modèles, comme toute forme d’intelligibilité,
sont partiels et imparfaits. En ce
sens, l’écho que trouve le registre du nouveau
est surtout lié à l’importance des
points aveugles qu’il révèle.
On peut prendre deux exemples. Le premier
est l’hypothèse de l’émergence de
« nouveaux » militants qui repose sur le
constat d’une défiance croissante des
citoyens à l’égard des grandes organisations
de masse au fonctionnement centralisé et
fortement hiérarchisé. Or, on peut s’interroger
a posteriori sur la pertinence de ce
modèle du parti de masse pour décrire la
réalité politique français contemporaine.
La France n’a, en effet, jamais été un pays
de grands partis de masse. Les grands partis
centralisés, exigeant une discipline absolue
de leur membre et étendant leur
influence sur l’ensemble du territoire, n’apparaissent
que tardivement et font finalement
figure d’exception. C’est pour l’essentiel
le mouvement ouvrier qui incarne
un tel type idéal du parti de masse. Mais
encore faut-il souligner que les effectifs du
mouvement ouvrier français sont toujours
restés inférieurs à ceux des partis sociauxdémocrates
d’Europe de l’Est ou du Nord. 18
De plus, les travaux sur le Parti socialiste
montrent que la mobilisation d’un « peuple
de gauche » renvoie à des réalités localement
contrastées et hétérogènes, manifestant
plus l’intrication de groupes selon des
schémas spécifiquement locaux que la belle
uniformité d’un cadre d’intégration verticale
du social (Sawicki, 1997). On peut en ce
sens penser que la catégorie de parti de
masse, modèle de compréhension du phénomène
partisan contemporain, se réduit
finalement au modèle du militantisme com-
muniste. Ce cas n’est certes pas quantitativement
marginal (surtout si on y adjoint
l’engagement CGT), mais on peut également
souligner qu’il est paradoxal de fonder
une telle généralisation sur une formation
qui a toujours été décrite comme une
exception, car « hors-système », dans le paysage
politique français. La redécouverte de
formes alternatives d’action publique passe
alors par la réévaluation de modes d’engagement
alternatifs, dans des associations,
des groupes locaux à objectifs limités, que
les historiens ont pourtant décrits comme
étant des artisans de la construction de l’espace
public démocratique (Agulhon, 1970).
Enfin, l’étude du phénomène associatif
dans le dernier demi-siècle montre que ce
qui est décrit comme une nouvelle forme
« d’engagement distancié » a en réalité été
une modalité constante de fonctionnement
de ces groupes 19 .
Le second exemple est celui de la volatilité
électorale. L’attention portée aux
marges de manœuvre des électeurs manifeste,
en effet, moins l’accroissement soudain
des comportements de volatilité que la
prise en compte nouvelle de ceux-ci dans
l’interprétation du geste électoral. En effet,
l’électeur flottant a toujours existé, mais il
a longtemps été sous-estimé par les
enquêtes électorales et par les modèles
d’explication du vote. Comme l’a montré P.
Lehingue (Lehingue, 1996) l’un des principaux
travers des modèles classiques d’analyse
du vote est d’avoir systématiquement
minoré la proportion d’électeurs flottants
en n’admettant qu’une définition restrictive
de la volatilité -limitée aux transferts
d’un camp à l’autre et à une période courte
: deux ou trois scrutins. « Élargie aux
transferts massifs vote/abstention, ancrée
dans la durée, l’investigation méthodologique
permet de renverser la proposition.
La volatilité électorale, loin d’être ce phénomène
marginal, exceptionnel, (…) émergent
et radicalement novateur qui signalerait
la « crise » proclamée de la
représentation politique (…), constitue
bien le standard, la norme, la règle ordinaire
(…) » (Lehingue, 1996 p. 28). En ce
sens, si le modèle de l’électeur stratège
reste critiquable, tant du point de vue de la
nouveauté qu’il annonce que des logiques
de l’action qu’il postule, il a le mérite de
mettre en question certains points aveugles
de l’approche classique du vote. Un tel
constat invite, en effet, à repenser la diversité
et la richesse des rapports des citoyens
au politique, qui ne se réduisent pas à la
reproduction mécanique de comportements
acquis au cours de la socialisation primaire.
La prise en compte de la longue durée
est en particulier indispensable : non seulement
l’offre politique évolue mais les itinéraires
de votes reflètent les inflexions des
trajectoires biographiques. De plus, si la
loyauté et l’identification sont des dimensions
importantes, il faut aussi compter
avec la défiance et l’irrévérence, l’infidélité
(par abstention notamment), qui n’est
pas toujours fondée sur des arguments proprement
politiques (parfois aussi sur des
appréciations proprement sociales ou
morales des candidats, de leur personnalité
par exemple), mais qui manifeste que,
même dans les situations de dénuement et
de dépendance, le vote n’est jamais un
acte irraisonné.
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67
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PIERRE HEINZ
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vie politique, Notice de la documentation
française, 1997.
Notes
1. On trouvera dans l’article d’E. Neveu
(1992) un tableau de ces discours sur la
crise de la politique, notamment dans
l’espace journalistique, et une stimulante
réflexion sur les logiques qui en
sont au principe.
2. Philippe Habert et Alain Lancelot
(1988) s’interrogent ainsi au lendemain
de l’élection législative de 1988
sur l’émergence d’un « nouvel électeur
» faisant écho au constat pionnier
de G. Lavau (1986).
3. Cevipof (1990), Gaxie (1978).
4. Par volatilité électorale on désigne,
par opposition à la stabilité, la propension
pour un électeur à faire varier son
vote d’une élection à l’autre. L’idéaltype
d’un tel électeur volatil serait
celui qui ayant voté à droite à une élection
exprimerait une préférence pour
un parti de gauche à la suivante. On
parle également «d’électeur flottant»
pour désigner cette catégorie d’électeur
enclin à la volatilité.
5. Sur la problématique de l’électeur
rationnel dans la littérature anglosaxonne
: Blondiaux, 1996.
6. Habert & Lancelot (1988, p. 56).
7. Les scrutins des années quatre-vingts
et quatre-vingt-dix se distinguent ainsi
par des records d’abstention : 28% aux
municipales de 1989 (c’est le plus fort
taux d’abstention pour une élection
municipale depuis la Libération), 34%
aux législatives de 1988 et 32% à celles
de 1997 (alors que le taux moyen d’abstention
aux législatives est de 22%
sous la Ve République); 21,6% d’abstention
aux présidentielles de 1995
(c’est le plus fort taux d’abstention
sous la Ve République après la présidentielle
de 1969); près de 70% d’abstention
au référendum de septembre
2000 sur le quinquennat.
8. En 1979, 24% des français jugent l’activité
politique «peu ou pas honorable».
Cette proportion s’élève à 44%
en 1991. De la même manière, en 1996,
62% des personnes interrogées par
sondage déclarent penser que les
hommes politiques «ne se préoccupent
pas de ce que pensent les gens comme
vous». Sur ces données et pour le
constat d’une crise de la représentation,
voir : Mossuz-Lavau, 1994 et
Ysmal, 1997.
9. On le voit le constat de la crise de la
représentation frise alors le paradoxe :
c’est parce que les citoyens seraient
plus compétents et attentifs aux
enjeux des campagnes et aux performances
des partis, plus prompts à
exprimer leur insatisfaction à l’égard
■
du monde politique, qu’ils concourraient
à la crise du système représentatif
classique. Ce paradoxe n’est
cependant qu’apparent dans la mesure
où la démocratie représentative, qui
médiatise la participation des citoyens
à travers l’élection de représentants,
n’a pas été pensée au XIX e siècle pour
permettre la participation de tous au
pouvoir politique : l’une des constantes
de la pensée libérale est justement de
se méfier de l’intrusion du peuple dans
les affaires publiques (Manin, 1995).
10. Pour la période 1993-1995 (l’analyse ne
porte que sur trois scrutins) J. Jaffré et
J. Chiche (Jaffré et Chiche, 1997) ont
pu déterminer que les électeurs volatils
représentent 30% de l’électorat, ce
qui signifie a contrario que 70% sont
restés fidèles au même parti ! De plus,
c’est seulement dans 12% des cas que
la volatilité est caractérisée par un passage
droite-gauche (dans les autres cas,
la volatilité reflète le changement de
préférence partisane mais dans le
cadre d’un camp : vote pour deux partis
de droite différents par exemple).
11. On peut certes penser que coexistent
parmi les électeurs mobiles différentes
catégories de comportements et qu’on
trouve à la fois des indifférents, peu
intéressés et peu compétents, et des
« stratèges ». Les données empiriques
montrent cependant que la seconde
catégorie reste encore aujourd’hui très
minoritaire.
12. Cité par Ysmal, 1997.
13. Pour une telle argumentation, voir, par
exemple : Dubar, 2000.
14. Le taux de pénétration des partis politiques
français -nombre total d’adhérents
à un parti/population de 18 ans et
plus- est passé de 2,6 en 1982 à 1,7 en
1992.
15. 1,5 en 1958 ; 1,8 en 1963. Ysmal, 1993.
16. La distinction canonique entre partis
de masse (fondés sur la mobilisation
d’un grand nombre de militants) et
partis de cadres (comme regroupement
notabiliaire émanant originellement
d’un groupe parlementaire )
est due à : Duverger, 1951.
17. Comme le modèle, déjà évoqué, de
l’école de Michigan.
18. Dans la décennie soixante-dix, le
taux d’adhésion (rapport entre le
nombre des adhérents et celui des
électeurs) est de 2,4 pour le PS français;
8,8 pour le SPD allemand; 44,6
pour le SAP suédois et 56,5 pour le
Labour britannique !
19. A propos de l’exemple de la Ligue
française des droits de l’homme et
du citoyen, voir : Agrikoliansky,
1997.
Vers une démocratie.com?
PIERRE HEINZ 1
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch, Strasbourg
A
ujourd’hui, au sein de nombreuses
sphères de l’activité
sociale et notamment dans les
services, la production, la dissémination
et la consommation d’informations sont
devenues les activités majeures de la
croissance. Au même titre que le capital,
l’information s’est imposée comme un
facteur de production indispensable.
La capacité pour les gouvernants à capter,
traiter puis interpréter le flux d’informations
est désormais un principe
qui peut déterminer au final la coopération
ou le conflit entre états. Le Tiers
Monde craint aujourd’hui autant sa marginalisation
des circuits financiers et
énergétiques que sa mise à l’écart des
flux d’information. Ceux-ci attaquent de
surcroît le concept traditionnel de souveraineté
territoriale, car ils ignorent
frontières, nations, et autres délimitations
institutionnelles. En ce sens, l’autarcie
ultra-nationaliste pourrait apparaître
comme une tentation de moins en
moins viable pour les états autoritaires.
Sans souscrire à un quelconque
déterminisme technologique, il semble
désormais inévitable que les évolutions
techniques notamment en matière de
réseaux interconnectés modifient substantiellement
l’activité politique ainsi
que les façons de gouverner. Dans un
premier temps, le potentiel de changement
que véhicule la nouvelle circulation
de l’information structurée en
réseau peut aboutir à une forme d’organisation
du pouvoir qui supplante les
formes traditionnelles que sont la
bureaucratie et la technocratie. Dans un
second moment, la gestion de l’information
pourrait en elle-même devenir
une forme de gouvernement, qui redéfinirait
les relations entre l’État et la
société civile. La mise en réseau de l’information,
son essor massif aujourd’hui
en cours, altère déjà les perceptions de
l’espace et du temps, modifie les représentations
du monde. L’axiome Mac
Luhanien suivant lequel l’information
provoque une contraction du globe, la
métaphore usée du village global, montrent
désormais leurs limites. Dans une
perspective plus contemporaine, pour
Douglas Coupland : « Nous avons atteint
une masse critique, le point où la quantité
de mémoire objectivée dans les livres et
les banques de données excède la mémoire
contenue dans la biomasse collective. En
d’autres termes, il y a plus de mémoire
« dehors » que dans « nous tous ». Nous
avons périphérisé notre essence » 2 . A
l’échelle des acteurs l’univers social,
transposé dans les réseaux et en
quelque sorte ainsi « objectivé », ouvre
des espaces plus larges que la réalité
physique, de nouveaux horizons qui
démontrent dans la pratique quotidienne
l’extension des interactions que permet
l’accès à la mémoire collective au
moyen d’un réseau ubiquitaire. Les
groupes disséminés, qu’il s’agisse de
diasporas ou de simples communautés
aux intérêts plus ou moins éphémères,
peuvent organiser leur action collective,
coordonner, fédérer et littéralement
mettre en réseau leurs pratiques.
À partir des années 1960 ce qu’il est
convenu de désigner aujourd’hui comme
« la révolution de l’information » a
donné lieu, depuis les travaux de l’École
de Francfort, à des études de plus en
plus nombreuses sur les faits de communication.
Il est inutile de reprendre
ici, à la manière de strates superposées,
les discours fondateurs d’une histoire
qui trouve ses racines dans l’après
seconde guerre mondiale : le risque
serait de quêter longuement un moment
initiateur absolu, primordial, à la façon
des astrophysiciens toujours en
recherche d’un instant zéro. S’il fallait
saisir les principaux moments de l’élaboration
de ce corpus de représentations
et de pratiques que constitue la
communication, puis sa structuration
en réseau d’informations, l’énumération
en serait tout à la fois fastidieuse et
d’un degré de pertinence faible. Erik
69
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Pierre Heinz Vers une démocratie.com ?
70
Neveu affirme dans son ouvrage « Une
société de communication ? » : « (...) on ne
verra pas dans le discours de la société de
communication le fruit d’une sédimentation
qui donnerait à voir au chercheur des
strates successives de sens, superposées
dans un ordre impeccable. C’est plutôt la
métaphore du récif corallien, enchevêtré,
aux concrétions chaotiques, sans principe
d’ordre évident, qui s’impose. Il est en la
matière d’autant plus délicat de chercher
à découper de façon définitive quelque
chose de l’ordre des « Étapes de la pensée
communicationnelle » que l’élaboration
des discours et des théories doit souvent à
une logique de la résurgence, de la reformulation
3 . L’École de Francfort avec
notamment Herbert Marcuse 4 , M. Horkheimer,
T.W. Adorno 5 , J. Habermas 6
d’une part, des auteurs aussi divers que
Norbert Wiener 7 ou Abraham Moles 8
d’autre part, l’effigie emblématique et
presque fanée qu’est devenu Marshall
Mc Luhan 9 enfin, sont quelques-unes
seulement des figures éponymes d’une
communication trop souvent réifiée et
coagulée en un tout faussement homogène,
mais pourtant extrêmement
diverse.
Le réseau altère les
hiérarchies
La question de l’impact des nouvelles
technologies de l’information sur
les modes de gouvernement et d’organisation
des affaires collectives donne
aujourd’hui souvent lieu, au final, à des
faisceaux de questionnements tels que :
décentralisation ou re-centralisation ?
Secteur privé ou secteur public ? Système
« fermé » ou système « ouvert » ?
Enfin, démocratie ou nouveaux totalitarismes
? Un point majeur émerge
cependant : l’accroissement et la diffusion
de l’information donne la priorité
au concept de réseau, qui devient dès
lors plus important que la notion de hiérarchie.
Dans cette perspective, la question
de savoir qui de la décentralisation
ou de la centralisation prévaudra
devient caduque, dans la mesure où
l’utilisation massive des réseaux autorise
simultanément les deux états. Centralisation
éventuelle des bases de données,
de la collecte d’informations,
certes, mais également décentralisation
accrue de la prise de décision, sont synchroniquement
réalisables.
■
Les implications pour les gouvernements
semblent aujourd’hui difficiles à
dégager. La prospective est toujours un
exercice hasardeux. On ne pourra de
toute façon ici que souligner quelques
points saillants. Il semble acquis que les
gouvernements centralisateurs ne pourront
ignorer l’interconnexion et la collaboration
transversale, c’est-à-dire ignorante
des hiérarchies, entre acteurs,
institutions, et sociétés privées. Pour
Olivier Blondeau, spécialiste de la
citoyenneté sur Internet : « Le Web permet
d’alerter l’opinion dans des délais
très courts. Un e-mail annonçant la comparution
immédiate d’un sans-papiers permet
d’organiser une manifestation devant
le palais de justice quelques heures plus
tard » 10 . Ici l’accent est mis sur la réactivité
qu’autorise la vitesse. Sa quête est
une constante dans l’histoire du développement
des techniques, de l’invention
de la roue à celle des télécommunications,
en passant par la révolution
industrielle. Il s’est agi d’accélérer les
processus, les traitements, les opérations
: l’automation a voulu maîtriser le
temps. Avec des conséquences sur l’espace.
Paul Virilio affirmait 11 : « Dans le
« ici et maintenant » du présent, l’ici a disparu.
Ici n’est plus. (…) Historiquement,
cinq équipements ont structuré les villes.
La porte : la ville existait derrière ses remparts.
Ensuite le port, puis la gare, puis
l’aéroport et enfin le téléport ». L’auteur
évoque la ville, mais toute forme d’espace
local peut être envisagée sous une
telle approche. Le « téléport » dont il
est question voudrait être une infrastructure
de gestion en temps réel de
l’information et des communications.
Par sa capacité, comme autrefois le port
ou aujourd’hui l’aéroport, il structurerait
et conditionnerait non seulement
l’activité économique d’espaces locaux
mais aussi leur influence, leur « rayonnement
» culturel. Voire. L’auteur
semble négliger le fait que ces infrastructures,
portes, ports et aéroports,
coexistent synchroniquement. L’information
quant à elle n’a guère besoin
d’une localisation spatiale, puisqu’elle
peut être en tout point du réseau à
chaque instant. Dans ce sens en effet
« l’ici a disparu » (op. cit.).
Au bénéfice peut-être, et paradoxalement,
des espaces locaux : avec de
telles perspectives, le développement
local doit pouvoir trouver de nouveaux
élans, tout d’abord par l’irrigation sociale
des tissus locaux que permettent les
collaborations en réseau, ensuite par les
possibilités d’organiser directement
l’action collective avec des ensembles
beaucoup plus vastes tels que l’Europe,
en ignorant les institutions et pourquoi
pas l’État. Cette possibilité de passer audessus
des États-nations est un fait
récent, encore à ses balbutiements, qui
n’a pas aujourd’hui donné loin s’en faut
sa pleine mesure de conséquences. L’organisation
en États souverains et en
territoires semble restrictive dans ce
nouveau contexte.
Désengagement de
l’État, désaffection du
citoyen
Aujourd’hui, en France, les réflexions
en cours montrent que si l’État intervient
toujours sur l’ensemble des secteurs
de l’activité économique et sociale,
il apparaît comme ayant de moins en
moins les capacités d’assumer complètement
ses engagements. Une des perspectives
d’évolution évoquée serait celle
d’un État allégé de certaines attributions,
au profit des collectivités locales.
L’État conserverait les prérogatives qui
mettent en jeu l’unité nationale, telles
que la monnaie, la défense, les affaires
étrangères, l’éducation. Ses compétences
seraient celles pour lesquelles les
collectivités locales connaissent leurs
limites, comme assurer la cohésion et la
solidarité nationales, l’aménagement
d’ensemble du territoire, la sécurité.
L’État devrait alors redéfinir ses missions,
se recentrer sur ses fonctions
nécessaires, de manière à passer d’une
structure lourde, qui s’occupe de tout
mais de plus en plus difficilement, à une
structure essentiellement légère et
dynamique qui aurait su déléguer ses
pouvoirs tout en assurant la cohésion de
l’ensemble.
Cette tendance à la réduction de l’État
est alimentée par un courant
d’idées, inspiré du libéralisme économique,
qui a connu un regain durant les
vingt dernières années. Il existe depuis
un mouvement d’opinion à l’encontre
de l’État : ce que l’État fait serait mal
fait, l’État gaspillerait, interviendrait
dans des secteurs pour lesquels il n’est
pas compétent. C’est la dénonciation du
« Tout-État », les mouvements pour le
« moins d’État », les ouvrages de Michel
■
Crozier avec entre autres réflexions
« La société bloquée » 12 , ou encore « État
modeste, État moderne » 13 . L’État semble
aujourd’hui pris en tenaille entre la
supra-nationalité, dans le cadre de l’Europe,
et la décentralisation. L’avenir
paraît être non à la disparition de l’État
parce que pour certaines tâches la
Région, pour ne pas la citer, est un
cadre trop étroit tandis que l’Europe,
elle, est un cadre trop vaste, mais à sa
réorganisation.
Le mouvement décentralisateur
pourrait trouver ses limites, et notamment
celle de la multiplication des instances
de décision. Le récent questionnement
sur les « accords de Matignon »
concernant la Corse semble le démontrer.
Il faut réfléchir à une redistribution
des charges, une répartition des compétences,
une articulation entre les pouvoirs.
Il s’agira peut-être un jour de
devoir réorganiser un système au sein
duquel on conserve ce qui est valable
dans le principe d’un État souverain, qui
permet d’imposer l’intérêt général aux
égoïsmes de groupe, tout en reconnaissant
la diversité des collectivités locales
et en élargissant le cadre d’action à
une échelle plus importante, celle de
l’Europe.
Dans ce contexte, la mise en réseau
de l’information semble pouvoir modifier
davantage encore non seulement
l’organisation des grandes institutions
hiérarchisées, au premier rang desquelles
figurent les formes actuelles de
gouvernement, mais également la vie
des structures de moindre importance
que sont les sociétés privées, PME-PMI,
associations, dont le rassemblement en
communautés d’intérêt interconnectées
favorisera encore l’érosion des hiérarchies
traditionnelles. Pour Olivier Blondeau
« le militant devient un véritable
pourvoyeur d’information et un initiateur
d’action. » 14 L’outil technologique, en
tant que produit social, crée à son tour
de nouvelles conditions sociales dans la
mesure ici où il permet le rapprochement
d’acteurs disséminés et de statuts
différents, où il les autorise à définir en
temps réel leurs stratégies et à
coordonner leurs pratiques.
L’intérêt pour le fantasme d’une démocratie
directe, ou « démocratie.com », ne
pourra que resurgir dans ce contexte.
L’outil technique, socialement produit, est
porteur de conséquences lourdes, ellesaussi
sociales, telles que : - redistribution
des lieux de pouvoir et d’action ; - modification
opérationnelle de la notion de
« souveraineté » ; - érosion des hiérarchies
habituelles. Mais bien avant le fantasme
d’une démocratie directe, le sens
commun voudrait que la participation
accrue des citoyens dans la circulation
des idées puisse être bénéfique dans le
cadre étendu d’une démocratie que l’on
pourrait imaginer davantage établie sur
la coopération que sur la concurrence de
ces structures institutionnalisées que sont
les partis politiques.
Le récent processus de Matignon a
relancé le débat autour des notions de
souveraineté et d’unité nationale. L’adhésion
très relative pour le « oui » à la
réduction du mandat présidentiel à
cinq ans montre certes une réflexion
gouvernementale sur la nécessité qu’il
peut y avoir à adapter le rythme de la
vie politique aux rythmes quotidiens de
la « société civile ». Mais la faible
mobilisation de l’électorat démontre le
peu d’intérêt des citoyens pour des institutions
qu’ils se représentent d’abord
dans leur obsolescence, et dont les
efforts d’adaptation apparaissent
comme des propositions de réponses
déjà datées avant même que d’être
votées. L’écart semble se creuser entre
des institutions immergées, précisément,
dans un « temps institutionnel »,
et une base citoyenne qui connaît au
quotidien l’accélération et l’ubiquité
construites autour d’une culture
désormais populaire de l’instantané.
Le temps long de la réflexion, de la
prise de recul indispensable à l’action
collective, paraît aujourd’hui battu en
brèche par les revirements, changements
de positions, d’idées et de décisions,
par la versatilité en somme qu’autorise
le temps bref d’interactions
désincarnées. Un site américain permet
d’ores et déjà le pari d’argent sur le
résultat des élections 15 . Ses « prévisions
» seraient reconnues plus fiables
que celles élaborées par les instituts de
sondage. L’idée de se baser sur un marché
des idées spéculatif, ou « marché de
décisions », a été émise par Robin Hanson,
un économiste de l’Université de
Berkeley, qui affirme : « les décideurs et
les médias dépendent trop de l’avis
« expert » d’un club fermé de chroniqueurs
professionnels et intéressés » (…) « on a
trop longtemps négligé les marchés spéculatifs
comme outils d’extraction
d’information ». 16
Évolution démocratique
ou risque totalitaire ?
■
Ces changements peuvent-ils annoncer
l’élargissement du jeu démocratique
? Dans un contexte informationnel
ouvert, la propagation de l’information
interdirait aux nations de s’isoler, les
états autoritaires seraient dès lors dans
l’impossibilité de pratiquer la désinformation.
Les acteurs les moins influents
seraient, par le jeu d’une communication
universelle, à égalité de tribune
avec les institutions et idéologies dominantes.
Le fantasme d’une « démocratie.com
», s’il aboutissait, serait alors un
état de grâce et de paix sans précédent
historique. Cette utopie n’est pas forcément
généreuse, tant elle apparaît ellemême
comme le produit d’une idéologie
communicationnelle qui prônait déjà, à
l’époque des « mass média », la transparence
dans le cadre d’une sorte d’état
panoptique universel.
S’il est vrai que l’invention de l’imprimerie
a favorisé l’émergence de la
démocratie, les « nouvelles » technologies
de l’information ne rendront pas
forcément les systèmes démocratiques
plus démocratiques. L’imprimerie a
certes concouru à la Réforme Protestante,
à la fin de la monarchie, à l’essor
du capitalisme et à l’expansion coloniale
de la vieille Europe. Mais elle n’a
jamais empêché l’autocratie et les totalitarismes,
servis par la propagande. De
même, la possibilité d’un système de
surveillance « orwellien », 17 facilement
établi sur des bases de données précises
du comportement individuel, n’est-elle
pas à écarter dans un contexte informationnel
fortement automatisé.
Jacques Ellul 18 a montré depuis longtemps
déjà comment la technologie,
loin d’être neutre, est fondamentalement
ambivalente. Dans cette perspective,
les effets positifs sont inséparables
des effets négatifs. En son temps, le candidat
à la Maison Blanche Ross Perot
avait appelé à la création d’un « parlement
électronique ». La consultation
publique y aurait ressemblé à un sondage
permanent, à cette différence près
que les résultats ne correspondaient
plus à des intentions mais à des votes.
Ce type d’organisation réduit le choix
démocratique à un référendum instantané
permanent, où chacun vote dans
l’instant et sans recul sur tout aspect de
71
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Pierre Heinz Vers une démocratie.com ?
la vie sociale. Se retrouve ici le décalage
entre un temps « long », nécessaire
à la prise de décision, et un temps
« court » intrinsèquement immature. Et
l’on pourrait sourire, d’une grimace, en
imaginant des politiques étrangères
sponsorisées par telle marque de boissons
gazeuses, ou un budget d’État supporté
par tel ou tel établissement
financier pourquoi pas « off-shore ».
Dans la perspective de Jacques
Ellul, l’ironie est alors que le public est
amené à croire que la technologie augmente
la marge de liberté, tandis qu’au
contraire elle peut l’amoindrire. On ne
peut s’empêcher d’évoquer les campagnes
publicitaires pour la téléphonie
mobile, qui mettent d’abord l’accent sur
« la liberté » qu’est censé apporter un
objet autorisant son porteur à être
interrompu en tout endroit, à tout propos…
et hors de propos. Dans bien des
cas, « l’objet nomade », 19 loin d’être
libérateur, est asservissement de son
préposé.
Notre inconscient collectif s’est
imprégné de l’idée que la démocratie
représente le stade le plus achevé de
l’évolution politique. Il est également
fréquent de l’envisager comme un état
inaliénable. Resurgit pourtant le fantasme
de la démocratie directe, qu’autorise
l’outil technologique, neutre en lui-même
mais socialement ambivalent. La possibilité
de régimes autoritaires, anti-démocratiques
sous couvert d’un élargissement
maximal de la participation
citoyenne, n’est pas nulle.
Les conditions favorables à de tels
régimes sont réunies lorsque réapparaît
le besoin d’un ordre qui simplifie les
choix, en désignant ce qu’il convient de
penser et de faire. Ernst Cassirer écrivait :
« Il est en effet manifestement plus facile
de dépendre des autres que de penser, de
juger et de décider pour soi-même. (...) Dès
lors qu’ils ont affaire à des conditions difficiles,
les hommes ont tendance à vouloir
se débarrasser d’un tel fardeau. C’est là
que l’État totalitaire et le mythe rentrent
en scène. Les nouveaux partis politiques
offrent enfin la promesse d’une issue au
dilemme existant. Ils détruisent et suppriment
certes le sens même de la liberté,
mais simultanément, ils délivrent l’homme
de toute responsabilité personnelle.
(...) A un épicier allemand ne dédaignant
pas d’expliquer les choses à un Américain
[...] je lui exprimai mon sentiment que
quelque chose d’inestimable disparaissait
quand la liberté était supprimée. « Mais,
répondit-il, vous n’y comprenez rien.
Auparavant, nous avions à nous soucier
des élections, à choisir un parti ainsi qu’à
voter. Nous étions responsables. Désormais,
nous sommes délivrés de tout cela.
Nous sommes libres ! » 20 .
Dans un contexte contemporain, ce
souhait pourrait être celui d’une simplification
de l’offre d’information, dans
une conjoncture de surabondance. Le
risque peut sembler plus particulièrement
présent sur des terrains fragilisés,
comme à l’Est ou sur le continent Africain,
ou encore dans certaines zones
d’Asie. L’intérêt de beaucoup de
régimes à exploiter l’information pour
assurer d’une part le contrôle interne,
d’autre part l’exportation de l’idéologie,
la vulnérabilité de populations face à
des chefs charismatiques, enfin la disponibilité
en tout lieu d’une technologie
de l’information économiquement très
peu coûteuse, rendent vraisemblable
l’idée que le choix de la démocratie véritable,
institutionnelle, ne constituera
pas forcément l’option d’évidence. Au
sein d’un univers informationnel dense
et fortement automatisé, la « démocratie.com
» risque de sembler en tout
lieu plus aisée à mettre en œuvre, moins
coûteuse et plus attractive pour les
dominants. Elle n’est plus un avenir
invraisemblable.
Bibliographie
• Collectif, Communication, Espace et
Société ; Actualité et perspectives des
théories d’Abraham Moles. Actes du
colloque International. Strasbourg,
Association Internationale de Micropsychologie
et de Psychologie Sociale
des Communications, 1994.
• Collectif, Médias, pouvoirs et démocratie.
Actes du colloque International.
Paris, Institut International de Géopolitique,1987.
• FORRESTER, Viviane, Une étrange
dictature, Paris, Fayard, 2000.
• GADREY, Jean, Nouvelle économie,
nouveau mythe ?, Paris, Flammarion,
2000.
• GIRARDET, Raoul, Mythes et
mythologies politiques, Paris, Seuil,
1986.
• MATTELART, Armand, Michèle, De
l’usage des médias en temps de crise,
Paris, Alain Moreau, 1979.
• ROSNAY (de), Joël, L’homme symbiotique,
Paris, Seuil, 1995.
• SFEZ, Lucien, Critique de la communication,
Paris, Seuil, 1988.
• TOURAINE, Alain, La recherche de
soi, Paris, Fayard, 2000.
A voir
www.place-publique.fr
www.lapetition.com
www.raleur.com
www.rhena.org
www.manifs.net
www.senat.fr
■
Notes
1. pierre@heinz.tc & http://www.multimania.com/sociopo
2. cf. Coupland, Douglas, « Microserfs »,
Paris, J.-C. Lattès, 1996, 428 p. Cit. p.
289.
3. cf. Neveu, Erik, « Une société de communication
? », Paris, Montchrestien,
coll. Clefs / Politique, 1994, 158 p. Cit.
pp. 20-21.
4. cf. Marcuse, Herbert, « L’homme unidimensionnel
», Paris, Minuit, 1968,
coll. «Arguments», 283 pages.
5. Notamment : Adorno, Horkheimer,
« La production industrielle de biens culturels
» In « Dialektik der Aufklärung.
Philosophische Fragmente », Querido,
Amsterdam, 1947, trad. « La Dialectique
de la raison », Paris, Gallimard,
1974.
6. Et notamment : Habermas, « Theorie
des kommunikativen Handelns »,
Suhrkamp, 1981, trad. « Théorie de
l’agir communicationnel », Paris,
Fayard, 1987 ; Habermas, « Moralbewubtsein
und kommunikatives
Handeln », Suhrkamp, 1983, trad.
« Morale et communication », Paris,
Cerf, 1991.
7. cf. Wiener, « The human use of
human beings », 1949, trad. « Cybernétique
et société », Paris, 1971.
8. cf. Moles, « Théorie structurale de la
communication et société », Paris,
Masson, 1986.
■
9. cf. Mc Luhan, « Understanding
Media », New York, Mc Graw-Hill
Book Company, 1964, trad. « Pour
comprendre les média », Paris,
Mame, 1968.
10. cf. Blondeau, Olivier, In « L’Ordinateur
Individuel », « Au web,
citoyens », n° 121, octobre 2000, cit.
p. 82.
11. cf. Télérama n°2282, 6 octobre
1993, pp. 76-78.
12. cf. Crozier, Michel, « La société bloquée
», Paris, Seuil, 1970
13. cf. Crozier, Michel, « Etat modeste,
Etat moderne ; Stratégies pour un
autre changement », Paris, Fayard,
1987, 317p.
14. cf. Blondeau, Olivier, op. cit.
15. cf. site universitaire de : University
of Iowa Tippie College of Business -
www.biz.uiowa.edu/iem
16. cf. SVM, décembre 1999, cit. p. 58.
17. En référence au bien connu
« 1984 », de George Orwell. 1956.
18. cf. Ellul, Jacques, « Le bluff technologique
», Hachette, Paris, 1988.
490 p.
19. Suivant la terminologie de
Jacques Attali.
20. cf. Cassirer, Ernst, « Le mythe de
l’Etat », Yale University Press,
1946 1 ere édition / Paris, Gallimard,
1993, 405 p. Cit. pp. 388-389.
72
Le monde dans tous ses réseaux
73
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Un nouvel
environnement urbain
Vers une cité utopique
74
PROJET : OSVALDO POGLIANI (ET ÉQUIPE),
LE NOUVEAU SQUARE, EXTR. L’ARCA
INTERNATIONAL, JANV. 2000
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

GEORGES HEINTZ
Georges Heintz Où va la ville ?
76
Où va la ville ?
GEORGES HEINTZ
Architecte DPLG, urbaniste
École d’Architecture de Strasbourg
L’
entité conceptuelle qui sous-tend
notre idée de la ville et la réalité
factuelle que nous constatons
au quotidien ne coïncident pas, ne
coïncident plus.
La ville idéale
L’image traditionnelle et idéale de la
ville (soutenue par une iconographie
présentée sous l’angle traditionnel de
l’urbanisme classique) comme étant le
fruit d’idées et d’initiatives de politiciens
clairvoyants et d’entrepreneurs
philanthropes, complétées par la caresse
géniale d’un urbaniste doué, n’est
plus que nostalgie ou exception isolée.
Cette image ne subsiste plus que dans
nos quartiers historiques, devenus labyrinthes
touristiques.
Cette représentation historiographique
de la ville s’appuie, depuis longtemps,
sur le monumental programme
urbanistique réalisé ces deux derniers
siècles, lorsque les transformations ou
constructions du Baron Haussmann à
Paris, de François Joseph à Vienne, de
Berlage à Amsterdam, de Cerda à Barcelone,
de Costa et Niemeyer à Brasilia, ou
de Le Corbusier à Chandigarh, concrétisaient
encore l’apothéose universelle des
nouvelles capitales démocratiques.
Toutes ces entreprises prometteuses,
aussi diverses et contradictoires qu’elles
aient été, ont toutes partagé un point de
vue commun : la foi dans leur capacité à
domestiquer, penser et rationaliser la
ville. C’est à dire à organiser et modeler
la société.
Aujourd’hui encore, cette foi subsiste
parmi de nombreux urbanistes. Car, avec
la naissance du modernisme, l’urbaniste
était devenu le créateur de l’espace et le
sculpteur de l’humanité. Ce bâtisseur
humaniste de la nouvelle Renaissance
Moderne, pouvait enfin se doter des
moyens nécessaires pour aborder la grande
échelle, celle du territoire à bâtir, à
inventer. Mais malgré sa prétention au
■
pouvoir absolu, l’urbaniste démiurge
échouait cependant, dans l’arrogant et
illusoire programme des villes nouvelles
de la deuxième moitié du 20 e siècle.
Finalement, ce qui résultait conceptuellement
de cette enthousiaste mais douloureuse
aventure, était plus une technique
d’analyse et de planification
dérivée du fonctionnalisme, qu’une nouvelle
attitude, capable d’accomplir
l’idéal réactualisé des Lumières. Car
c’est bien la doctrine moderne progressiste,
opposée à l’insalubrité de la ville
médiévale et inspirée par le taylorisme,
qui a réorganisé la ville en « zonings »
mono-fonctionnels ségrégationnistes, la
vidant ainsi, par aveuglement rationaliste
et facilité technocratique, de sa
substance la plus précieuse : la mixité,
produisant les typologies et structures
urbaines actuelles, où chaque bâtiment,
auto-référentiel et indépendant, ne s’intègre
dans la « méga-machine » urbaine,
que par sa seule connexion aux réseaux
techniques, où sa fonction se réduit
essentiellement à celle d’une station de
ravitaillement au service exclusif de ses
usagers. Or, cette situation n’est réellement
satisfaisante pour personne. Au
fur et à mesure que les conditions démographiques
et économiques ont poussé à
théoriser des concepts globalisants, la
diversité des réponses et des stratégies à
grande échelle ont été discréditées par
leurs résultats visibles. Ainsi a-t-on
découvert que, même armé des
meilleures intentions, on ne décrète pas
la ville, et que l’architecture ni l’urbanisme
ne peuvent répondre seuls à l’injustice
sociale qui s’est amplifiée dans
les territoires de l’urbanité.
La ville puzzle
Malgré tous les modèles visionnaires
de l’urbanisme humaniste et social, et
tous les efforts consacrés à créer et promouvoir
une culture architecturale et
urbaine depuis plus de cinquante ans,
■
Quelque part, nulle part
nos villes sont dominées par une optimisation
de l’individualisme, qui s’accompagne
d’une « sub-urbanisation »
spatiale, d’une boulimie d’éclatement et
de dispersion sauvage aux quatre coins
du territoire urbain périphérique. Cette
situation se constate aussi dans les
agglomérations moyennes et les petites
villes de région qui semblaient moins
menacées. Ce phénomène d’éparpillement
et de gâchis spatial s’est largement
diffusé. Nous ne pouvons plus que
constater aujourd’hui que les quartiers
résidentiels pavillonnaires s’étendent
bientôt à l’infini comme une moquette
d’anamorphoses désuètes dans une
atmosphère automobile, que les grands
projets d’urbanisme souffrent cruellement
d’un déficit flagrant d’infrastructures
et sont incapables de porter une
vie urbaine de qualité, qu’il y a déficit
flagrant d’urbanité dans l’espace public,
dans celui du logement et des lieux de
travail, que les centres commerciaux,
temples de la consommation sont
pauvres en sociabilité, riches en banalité,
exempts de qualité esthétique et
moribonds de poésie urbaine et que
l’espace commercial s’est irrémédiablement
substitué à l’espace public, suivant
en cela les tendances mercantiles de la
globalisation planétaire.
La caractéristique du territoire urbain,
est aujourd’hui majoritairement celle
d’une structure urbaine diffuse, appauvrie,
difficilement lisible et préhensible.
Une sorte de ville puzzle, fruit d’un assemblage
souvent violent d’éléments hétérogènes
à l’esthétique hybride. De cette
nappe urbaine chaotique, fragmentaire et
juxtaposée émane une carence de sens, de
forme, de civilité. Le territoire métropolitain
ne sait plus cacher ses fragments
délaissés et fractionnés par le maillage
des réseaux infranchissables qui l’alimentent.
Les polémiques se sont souvent
cristallisées sur le manque d’échelle de la
planification urbaine, elles n’ont fait que
révéler, que ce problème était l’abcès
post-industriel d’une société de consommation
qui a grandi trop vite, dans l’insouciance
du tout, tout de suite, là où la
« fabricca urbana » stratifiait de génération
en génération, de siècle en siècle,
s’employant à construire les bases de
notre civilisation urbaine, aujourd’hui en
roue libre. Or ce résultat est le fruit d’une
pensée fondée sur un partage territorial
autoritaire et fonctionnaliste, sensé produire
de la cohérence. Son résultat est un
chaos séparatiste, incohérent, cloisonnant
le paysage et favorisant l’isolement.
L’urbanisme des vides ■
Pour rompre avec cette situation, il y
a d’abord nécessité de changer de mentalité.
L’impulsion à donner pour agir
maintenant avec les dynamiques de changement
de la structure urbaine est bien
sûr politique, mais doit fortement s’appuyer
sur des attitudes programmatiques
et architecturales plus ouvertes, plus
complexes. Il faut repenser notre
approche de la ville en partant de ce qui
est le plus vide, qui a le moins de statut.
Partir des marges, des entre-deux pour
redonner un sens structurant à l’environnement.
L’on a trop longtemps pensé
à partir du plein, de l’objet construit ;
l’espace urbain n’étant que le résiduel de
la composition architecturale. Il est
grand temps de corriger cette tendance,
de concevoir aussi l’urbain à partir du
vide, à partir de ce qui tisse les relations
complexes et les tensions constructives
entre l’espace non bâti et l’espace bâti.
L’architecte a dans cette dimension un
regard spécifique qui lui permet de proposer
des synthèses qui ne sont pas
exclusivement le fruit d’une analyse
purement mécanique des phénomènes
urbains. Il y a nécessité de souligner plus
subtilement les différences de paysage,
de ménager des espaces laissés libres,
disponibles à des interprétations ultérieures.
De définir clairement ce qui doit
être permanent dans le vide comme dans
le bâti, et distinguer ce qui peut rester
spontané de ce qui doit être contrôlé. Il
faut revenir à une ville intensive, plutôt
qu’extensive. Développer une attitude
écologique d’économie des espaces disponibles
malgré la résistance des marchés
immobiliers qui préfèrent évidemment
consommer sans vergogne le
foncier encore disponible des zones périurbaines,
accompagnés par la passivité
trop souvent complaisante des collectivités
territoriales. Il faut forcer à réinvestir,
à reconquérir les innombrables
surfaces obsolètes et délétères qui distendent
et banalisent nos agglomérations,
les re-qualifier, les densifier considérablement,
tout en ralentissant le
développement continuellement exponentiel
de la métastase urbaine.
Des stratégies d’adaptation et de
transformation sont nécessaires, qui
explorent les possibilités de coexistence
entre les éléments contradictoires.
Ce qui manque c’est une esthétique
qui embrasse la périphérie hybride,
plutôt que de vainement et constamment
tenter d’y remédier par l’évocation
romantique et nostalgique de la
ville référante, de la ville pré-moderne.
Le chœur des pleureuses qui veulent
« hausmanniser » la banlieue, ou des
77

Georges Heintz Où va la ville ?
78
Louis Kahn, Projet pour Philadelphie 1951-1953
Pulsars urbains pour la conurbation Kobé-Tokyo 1997
ténors nostalgiques du bloc urbain traditionnel
à l’assaut de la campagne
sont encore trop actifs et prépondérants
dans l’urbanisme opérationnel. Il
s’agit aujourd’hui d’opérer dans l’interstice,
afin d’organiser le chaos existant,
de tirer parti des confusions qu’il
engendre, d’utiliser l’hétérogénéité des
sous-espaces résultants, pour nourrir
des projets exploitant la diversité, la
variété, comme expression positive
d’une société multi-fonctionnelle en
constante évolution, de réaliser des
injections multi-programmatiques signifiantes,
localisées dans les interstices
de « l’open planning », adoptant, dans
cette posture de chirurgie urbaine,
selon les cas, une attitude minimaliste
ou plus brutalement baroque.
La métropole
contemporaine
Le lieu du plus grand changement
physique que la ville ait connu est le territoire
qui se situe au delà des limites de
son centre historique. Il n’est plus utile
de débattre sur les différences morphologiques
et culturelles entre centre et
■
périphérie. Déjà en 1967 l’Atlas des 20
plus grandes villes américaines décrivait
ces métropoles comme un système
urbain du quotidien, fondé, non sur des
limites géopolitiques ou typologiques,
mais sur le rythme quotidien des
échanges, des mouvements et du trafic.
C’est pourquoi la métropole contemporaine
est une ville à l’échelle d’une
région et à la forme d’un vaste champ.
Les exemples les plus significatifs de
cette ville émergente en nappe, cousue
de réseaux, sont ces mégalopoles transrégionales
continues qui constituent la
Ranstadt hollandaise, Los Angeles ou le
« continuum » Tokyo/Osaka/Kobe. Elles
démontrent l’incroyable élasticité des
territoires divers de l’urbain. Nous
devons anticiper cet état de fait à
l’échelle des structures régionales de
moindre importance qui connaissent la
même distorsion territoriale, en particulier
le long des grands axes de
réseaux internationaux.
Nous pouvons à ce titre nous rappeler
les paroles visionnaires de
F.L. Wright, figure légendaire de l’architecture
américaine, qui dès 1932 prophétisait
avec une incroyable clairvoyance
« la ville future sera partout et
nulle part, et ce sera une ville tellement
différente de la ville ancienne ou de
celle d’aujourd’hui, que nous aurons
probablement du mal à la reconnaître
comme une ville ». C’est dans ce « partout
et nulle part » que réside une chance
extraordinaire de corriger, de compléter
et parachever l’urbain, de
l’adapter enfin aux nouveaux modes
d’habiter, de coexister, de réaliser une
mixité évidente, une diversité contemporaine,
s’appuyant sur des combinaisons
de programmes multi-fonctionnels
d’échelle concertée. Il faut redistribuer
de l’activité là où la ville fait défaut.
L’infrastructure est de ce point de vue
déterminante. Aussi ce champ stratégique
ne doit plus être exclusivement
réservé aux ingénieurs des corps constitués,
mais s’ouvrir largement aux
sciences humaines et sociales, aux architectes
et paysagistes associés en équipes
pluridisciplinaires de culture urbaine. Il
est nécessaire d’apporter un regard plus
attentif et sensible à ce phénomène
d’éparpillement et d’hétérogénéité où
rien n’est pareil, mais tout se ressemble,
d’accompagner son inéluctable essor
spatial avec le souci d’y développer un
caractère et une structure propre, de le
charger d’une identité marquante et
instruite de son contexte, de s’imprégner
de l’enthousiaste variété et de l’incroyable
métissage d’usage de ces
espaces qui nous montrent que peutêtre
l’urbanité peut surgir précisément
des lieux les plus éloignés de l’image
que l’on a de la ville.
Revendiquer, apprivoiser, s’approprier
ces espaces redécouverts, sont une
des nouvelles conditions du re-développement
urbain . L’intervention de l’architecte
y est cruciale, ainsi que la
manière dont il intègre le projet urbain
dans son continuum spatial local, en
relation étroite avec les réalités de ces
territoires. Il ne faut plus y plaquer des
modèles abstraits et élitistes en poursuivant
une cohérence qui fait défaut.
Nous devons reconnaître que les tensions
et discontinuités de l’espace
urbain font partie de l’équilibre instable
de la ville. Qu’aucune solution spatiale
strictement technique ou fonctionnelle
ne peut résoudre ce problème. Qu’au
contraire, c’est en s’attachant ponctuellement
et précisément à chaque cas de
figure que nous pourrons transformer
ces insistantes contraintes en de nouvelles
typologies urbaines. Aucune théorie
urbaine généraliste ne peut résoudre
ce type de problématique complexe.
Ainsi, dans les circonstances présentes,
le recours à la composition du plan
masse autoritaire et à la toute puissance
de l’administration, unique garant de
la cohésion du plan, est hors de question.
Ces conditions n’apportent pas de
réponse pertinente à l’enjeu d’un espace
contemporain satisfaisant. D’ailleurs,
aucune de nos institutions politiques ou
administratives ne se vante de pouvoir
résoudre avec succès de telles problématiques.
Même la volonté du président
François Mitterrand n’a pu faire mieux
que de promouvoir de grands projets
isolés dans sa capitale. En comparaison,
l’échec de Banlieues 89 laisse un goût
amer.
L’âge de la construction de la ville
idéale ou d’un urbanisme des grands
systèmes est dépassé. Cet état de fait est
aujourd’hui plus largement partagé,
même si quelques exemples isolés subsistent
en Europe, ou se systématisent en
Asie, sous l’incroyable pression démographique
et l’ouverture à la spéculation
immobilière. Les grandes métropoles se
tournent actuellement de plus en plus
vers des efforts urbains concentrés par
Nulle part, quelque part
Le plan de Cerda pour Barcelone, 1859
des projets vedettes de restructuration
urbaine exceptionnels. Il faut à ce titre
être attentif à dénoncer les nombreux
programmes et opérations urbaines
immobilières réductrices qui s’agitent
dans la guérilla urbaine. Ainsi, nombreuses
sont les démarches de réhabilitation-restructuration
qui consistent à
privatiser des emprises industrielles
obsolètes, lancer des campagnes de
démolition en prétextant des structures
de bâtiments anciens hors normes, afin
de dégager l’opportunisme foncier,
permettant la réalisation de grandes opé-
79
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Georges Heintz Où va la ville ?
80
rations de développement péri-urbaines.
La « tabula rasa » n’est plus, dans ce cas,
une posture avant-gardiste envers la
ville, mais la triviale expression d’une
manipulation comptable. Si ces opérations
participent au développement
urbain, elles n’ont certainement pas
volonté d’urbanité, mais illustrent plutôt
la stratégie opportuniste de survie de la
ville.
Nouvelles stratégies
Les nouvelles stratégies urbaines doivent
prendre en compte l’espace résiduel
moderne comme un ensemble différencié,
un territoire des contraires, un lieu
du paradoxe. Elles doivent, au préalable,
naïvement déchiffrer la complexité spatiale
et sociale de ces zones banales en
bordure des villes. Les districts industriels
en décrépitude, les zones portuaires
en friche, les étendues abandonnées
de voies ferroviaires et de résiduels
routiers nécessitent des réévaluations, et
l’acceptation que ces réalités urbaines,
qui existent depuis longtemps, doivent
être considérées avec un autre intérêt,
une autre intensité. Ces territoires en
formation sont les enjeux de l’urbanité
de demain, les plus exposés aux conflits
de pouvoir des opérateurs de la forme
urbaine. Ce nouveau regard, implique
aussi, la renonciation consciente au désir
de fabriquer la cité au sens restrictif
bourgeois du 19 e siècle, idée qui est
encore loin d’être partagée, en Europe
du moins, en ce début de 21 e siècle
annoncé hypermoderne.
Les nouvelles stratégies de projet
devraient pouvoir être comparées à de
l’acupuncture. Elles doivent être précisément
localisées, concentrées et appliquées
au cas par cas. Elles doivent néanmoins
toujours se préoccuper d’observer
le contexte général en vue d’accompagner
et modifier son évolution, même
indirectement. Les projets doivent tenter
d’intégrer une souplesse dans la
longue durée, à toutes les échelles.
Intervention de chirurgie urbaine ici,
implantation architecturale autonome
là, mise en synergie des réseaux, etc.
Leurs effets irradient graduellement
leurs environnements proches, suturent
les territoires et reconstituent dans
leurs interstices des lieux d’activité
publique structurants, contribuent à
construire de nouvelles typologies, de
■
nouveaux archipels urbains, des ghettos
positifs… Ces nouveaux « pulsars »
urbains, que l’on peut appeler hétérotopes
(en référence à Michel Foucault),
cultivent la différence avec leur environnement
proche, tentent de résister à
la dissolution urbaine et se proclament
points référents d’orientation et de
multi-fonctionnalité dans les paysages
d’agglomération. Ils revendiquent une
forte identité intérieure et extérieure.
Plutôt que de supprimer les discontinuités
et les discordances qui sont dans
l’urbain, ils les revendiquent et les adoptent
comme principe esthétique et héritage
patrimonial. Ils intègrent le « génie
local », préservent son intégrité, rehaussent
son caractère, révèlent l’identité de
son architecture existante, exploitent les
paysages distincts, effectuent des modifications
architecturales et urbaines
sélectives et essentielles, au cas par
cas.
Le marché urbain
Néanmoins aucune stratégie n’est efficiente,
si elle ne trouve un marché commercial
et financier où s’exprimer. Les
interventions architecturales, sous forme
de projet urbain, nécessitent généralement
d’impressionnants volumes d’investissement
qui se doivent d’être rentables.
Habituellement, de tels projets
sont réalisés dans un cadre de collaboration
public/privé. Les administrations
concernées créent les prescriptions complémentaires
aux codes d’urbanisme et
préparent les conditions de développements
réglementaires. Les investisseurs
privés couvrent les coûts de construction,
et souvent d’infrastructure, en cherchant
à concrétiser leurs propres visions architecturales
correspondant à leur idée du
marché, alors que les administrations
cherchent à protéger l’intérêt public, la
conformité légale des opérations et l’application
des prospects et règles d’alignement
qui définissent la densité de la
forme urbaine, soumise au diktat de la
voirie. Rarement ces deux acteurs antagonistes
et générateurs de la ville, peuvent
s’accorder. D’ailleurs, lorsque municipalités
et agences d’urbanisme sont
trop exigeantes, ou se montrent trop
contraignantes, les investisseurs privés
n’hésitent pas à démarcher d’autres municipalités
voisines, généralement dans la
même aire d’influence d’une mégalopole
■
afin de réaliser leurs objectifs de rentabilité.
La nouvelle compétition entre les
villes, attisée par la mondialisation, banalise
ces comportements suspects.
Aussi, la réalisation d’opérations
sélectives et concertées requiert une
communication privilégiée entre des
partenaires très variés, publics et privés,
aux logiques et comportements corporatifs
souvent conflictuels dans la
méthodologie, le fond et les objectifs.
Elle nécessite la mise en place d’une
synergie subtile et fédérative, ainsi
qu’une incitation politique forte,
capable d’arbitrer les choix fondamentaux,
d’instrumenter les procédures et
de consulter les divers partenaires. La
ville est aussi devenue l’expression
ponctuelle des forces économiques et
sociales actives dans certaines sphères
de pression décisionnelles, plutôt que le
produit d’une pensée prospective globale.
Il faut refuser cette fatalité d’une
ville sans pensée et sans politique.
Alors que les procédures de planification
traditionnelles sont toujours opérantes,
les collectivités territoriales
démontrent de plus en plus la précarité
de leur capacité politique, conceptuelle
et financière à développer les
visions urbaines qu’elles ont mises en
œuvre. En réponse à cette situation, des
concepts de planification plus pragmatiques
se développent. Ces opérations
plus précisément ciblées et orientées
adoptent des échelles plus réduites,
plus maîtrisable, planifiées en petites
séries, permettant des rectifications et
adaptations successives qui pourraient
être une réponse mieux adaptée à la
problématique.
Mais ce processus d’adaptation peut
être dangereux. La planification peut
devenir l’outil exécutif des groupes d’intérêts
aux pouvoirs économiques les
plus forts. Dans le meilleur des cas,
cette situation abusive, si elle devait se
généraliser, développerait une culture
de l’urbanisme caractérisée par une
ultra-flexibilité extrêmement contraignante,
propice aux abus et totalement
soumise aux lois du profit à court terme.
Il est urgent d’abandonner aussi le tout
puissant concept d’un urbanisme qui
présuppose principalement l’urbain
dans ses limites géopolitiques. La ville
est bien le symbole de la multidimensionnalité
d’une société qui fonctionne
sur l’interdépendance. Cette dimension
élastique du territoire métropolitain ne
peut plus se limiter aux découpages et
aux phasages du territoire électoral.
C’est pourquoi il y a nécessité, parce
qu’un projet unique de la ville n’est plus
possible, que l’architecte soit plus présent
dans le champ politique. L’architecture
n’est pas simplement la décoration
de l’espace urbain, mais bien un
acte politique essentiel, où ceux qui
participent à l’élaboration de la ville
fabriquent de la citoyenneté. Or avec la
crise de la ville, l’architecte et l’urbaniste
se sont repliés sur leur terrain et
peu à peu désinvestis des champs d’investigation
politiques, sociales, philosophiques
et artistiques qui les aideraient
à penser la complexité du monde
qu’ils sont amenés à construire. Il faut
renouer et redynamiser l’interdisciplinarité,
reconstituer des contre-pouvoirs,
afin de maintenir l’équilibre essentiel
entre visions économiques et responsabilités
sociales.
Un nouvel urbanisme ■
L’urbanisme doit devenir une discipline
d’intégration, se prêter à l’expression
du potentiel culturel et économique
des contextes particuliers qu’il
rencontre, retrouver les singularités de
ces micro contextes, et y construire les
micro récits qui tissent les liens communautaires,
être à l’écoute de l’ensemble
de ses acteurs et usagers, intégrer
le développement durable, la
question du paysage et de l’écologie
urbaine. L’urbanisme ne peut plus être
exclusivement l’instrument autoritaire
d’institutions centralisées, victimes de
leur hyper-technicité, mais doit se transformer
graduellement, et tenter d’inventer
une nouvelle langue dans le
désordre. Une langue populaire partagée,
qui ne se conjugue pas exclusivement
à l’impératif, un « esperanto » de
l’urbain.
L’urbanisme peut développer des
attitudes favorables à l’émergence de
motivations et dynamiques susceptibles
de reformuler son processus, à partir
d’une lecture critique permanente, hors
des limites traditionnelles des discours
doctrinaires déjà consacrés, déjà entendus,
et s’orienter plus souvent dans le
champ de l’expérimental. Car si nous
n’avons pas de définition de la ville
contemporaine, ni de réponse pertinente
à son développement hors les poncifs
1870 1999
La nappe Urbaine en Progression
la région de Bonn / Cologne en 1870 et 1999
qui rendent légitimes les modèles qui
ont échoué, alors nous devrions peutêtre
construire des utopies de façon à
retrouver un sens à la ville.
Dans le même temps, de nouvelles
méthodes et de nouveaux instruments
opératoires sont nécessaires. La conception
assistée par ordinateur permet une
plus grande souplesse dans la production
conceptuelle, elle accélère la capacité à
formaliser et faire évoluer des formes
hyper complexes, à les rendre plus facilement
communicables à un plus grand
nombre. Elle favorise l’émergence de
propositions plus attentives aux détails
de la Haute Qualité Environnementale
(HQE) et autorise toutes les simulations
nécessaires à des approches plus subtiles,
mieux appropriées à l’élaboration
d’un territoire civil du partage.
La nécessité de créer un vocabulaire
précis et commun aux différents acteurs
de l’urbain est aussi devenu une priorité.
Il y a nécessité à renouer le dialogue
et réduire les distances entre le discours
technique dominant et l’ensemble de la
communauté des intervenants sur la
ville et le territoire.
En cela, l’échange d’informations est
facilité par Internet et permet de
confronter les projets plus largement et
plus directement aux évolutions permanentes
de la discipline. Cet accroissement
de rapidité et de souplesse permet
aussi de réagir plus promptement
aux évolutions du marché et aux
situations complexes.
La modernisation et la collaboration
peuvent l’emporter sur la réglementation,
dans un processus continu de communication
et d’évolution. Ainsi, les
opérations d’urbanisme doivent aujourd’hui
se fonder plus sur l’organisation
de méthodologies conceptuelles et opérationnelles
que sur l’établissement de
structures spatiales stéréotypées. Nos
sociétés ont évolué très vite, et demain
plus encore, nos réponses doivent être
autres. Ce qui s’impose, n’est pas une
nouvelle doctrine, mais des conditions
nouvelles pour la pensée. Peut-être une
nouvelle sobriété ? La ville est faite
pour la vie.
81
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

FLORENCE RUDOLF
Florence Rudolf
La durabilité : deux manières de célébrer la ville
82
La durabilité
deux manières
de célébrer la ville
FLORENCE RUDOLF
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Strasbourg & Université de Marne-la-Vallée
L
e présent article se propose d’explorer
et de poursuivre une
réflexion sur des imaginaires, des
pratiques et des discours qui se construisent
autour du devenir de la société
contemporaine en Allemagne et en
France. Elle prend appui sur des travaux
ultérieurs, 1 revisités à l’aune de deux
colloques qui se sont tenus l’automne
dernier à Freiburg et à Rennes. « Urban
Visions » et « Cité à Venir » 2 envisagent,
comme leur intitulé l’indique, l’avenir
de la civilisation urbaine à l’aube du
troisième millénaire, et offrent une
occasion intéressante d’approfondir le
thème de la durabilité (davantage connu
sous l’expression de développement
durable), et de lui conférer une consistance
qui lui fait généralement défaut.
La ville, en effet, présente l’avantage
d’exprimer une caractéristique de la
société contemporaine, et de se décliner
en réalités concrètes, irréductibles
entre elles. Elle se prête, par conséquent,
particulièrement bien à la formulation
d’enjeux de connaissance à
partir du retour incessant entre des
expériences locales et des propositions
générales. De tels croisements sont,
comme nous nous proposons de l’illustrer
à partir des expériences de Freiburg
et de Rennes, particulièrement
stimulants du point de vue de la
pratique et de la recherche.
Si les deux colloques en question
peuvent illustrer deux rapports au
monde, il ne s’agit pas pour autant, d’ériger
ces expériences en modèles de ce qui
se dit, se fait et se vit autour de la ville
et de l’avenir de l’humanité et de la planète
en Allemagne et en France. Une
telle montée en généralité nécessite
pour le moins de la prudence et, par
conséquent, de nombreux exemples susceptibles
de la figurer et de l’étayer. En
revanche, les expériences de Freiburg et
de Rennes offrent, en raison notamment
des certaines similitudes que ces deux
villes partagent, un matériau particulièrement
riche et intéressant dans une
phase de réflexion et de définition d’hypothèses
de recherche sur la durabilité.
En effet, les villes de Freiburg et de
Rennes, qui semblent avoir conservé et
cultivé les atouts de la ville européenne,
s’avèrent à plus d’un titre comparables.
De taille moyenne, elles se distinguent
par un développement urbain de qualité
tant sur le plan social qu’environnemental,
et par leurs efforts en matière de
démocratie locale. Ce sont, par ailleurs,
des villes universitaires, richement
dotées en institutions d’enseignement
supérieur et de recherche, qui ont contribué,
en s’associant à ces projets, 3 à leur
conférer un caractère innovant voire
audacieux. Il s’agit, en bref, de « villes
qui bougent » ou plus exactement de
villes qui aiment se présenter comme
telles, de sorte qu’elles sont tout «naturellement»
disposées à faire ce genre
d’expériences.
Deux manières de
célébrer la ville
Sans procéder à une restitution
détaillée de ces colloques, des expériences
qu’ils relatent, je voudrais signaler
une différence qui a d’emblée retenu
mon attention et motivé la réflexion
à laquelle je me livre ici, il s’agit du rapport
différent au monde qui s’exprime à
■
travers ces deux expériences. Ce dernier
définit un espace de valeurs et de possibles
qui confère un sens à l’ensemble
des initiatives recensées à Freiburg et à
Rennes. Alors que le devenir et l’avenir
de leur ville, voire d’un quartier uniquement,
figurent bien au centre de
ces initiatives, elles diffèrent par l’approche
qu’elles ont des dynamiques
sociales et de l’inscription des hommes
dans ces dernières, mais aussi par la
conception qu’elles ont de la société et
de la sociabilité. Cette remarque se
fonde sur des impressions qui se sont
constituées au moment des colloques, et
sur l’analyse des expériences urbaines
et citoyennes en amont de ces moments
de restitution. Freiburg et Rennes se distinguent
par l’esprit d’atelier qui se
dégage d’« Urban Visions », et par la
dimension festive qui règne à « Cité à
Venir ». Ces tonalités sont sous-tendues
par deux visions de la ville et de la participation
citoyenne selon lesquelles : la
ville se construit au quotidien et est l’expression
du civisme de ses habitants,
pour la première; ou est, au contraire,
magnifiée et célébrée sans que ces
fastes n’affectent directement la vie de
ses habitants, pour la seconde. La ville
est le résultat d’un investissement quotidien,
voire laborieux de tout un chacun,
ou transcende la réalité concrète de
ses habitants et se donne à voir exceptionnellement
lors de manifestations de
foule.
Comme nous l’avions constaté à partir
de l’expérience des éco-conseillers en
Allemagne et en France à propos de l’environnement,
la ville est investie d’une
double signification dans le cadre des
colloques qui se sont tenus à Freiburg et
à Rennes. Cette appropriation différenciée
rend compte de deux manières
d’appréhender l’être ensemble et la
sociabilité et d’envisager l’avenir en
conséquence. Pour autant, et comme je
l’ai annoncé précédemment, je m’abstiendrai
d’ériger cette observation en
différence culturelle, et me limiterai à la
faire participer à la formulation d’hypothèses
de recherche et de réflexion
sur la durabilité, voire à plus long terme
sur les identités européennes.
On peut, afin d’enrichir la comparaison
sur les perspectives de l’urbanité et
de la ville à laquelle les Rennais et les
Freibourgeois nous invitent, reprendre
la proposition d’Anthony Giddens selon
laquelle le futur plutôt que le passé
conditionne désormais les situations
auxquelles nous sommes confrontés, en
précisant que cette présence du futur
s’effectue via la réhabilitation du présent,
ou pour reprendre ses propres
termes est immanente au présent. « La
modernité est par nature tournée vers
l’avenir, de sorte que le « futur » a le statut
d’une projection intellectuelle dans
l’avenir. C’est à partir de là que je fonde
la notion de réalisme utopique. Les anticipations
du futur deviennent un élément
du présent, rejaillissant sur la
manière dont se développe effectivement
le futur. Le réalisme utopique
combine l’«ouverture de fenêtres» sur
l’avenir avec l’analyse de courants institutionnels
en cours, par quoi les futurs
politiques sont immanents au présent. » 4
L’avenir, tel que je comprends la proposition
d’Anthony Giddens, prend sens à
partir de l’intelligence que nous avons
du présent, de sorte que la relation que
nous cultivons à son égard s’avère déterminante
dans la construction de la réalité
à laquelle nous participons. Cette
considération prend une importance
particulière dans notre contexte, dans la
mesure où l’ensemble de la démarche
des Freibourgeois et des Rennais me
semble pouvoir être éclairée à l’aune de
leur relation au présent, soit de leur présence
au monde. Les Freibourgeois
témoignent d’une immersion dans le
présent, voire d’une présence accrue
dans leur rapport au monde qui les
distinguent des Rennais.
I. Le colloque de
Rennes: une
représentation idéalisée
et festive de la ville
■
Bien que reprenant à son compte la
distinction classique entre experts et
profanes, « Cité A Venir : Regards croisés
d’habitants et d’experts sur la ville
de demain » semble témoigner d’une
nouvelle relation au savoir et au pouvoir
qui va dans le sens de l’inflexion culturelle
dont nous avons parlé précédemment.
L’initiative, d’inspiration plus abstraite
et plus détachée du quotidien et
de l’action que celle qui a eu lieu à Freiburg,
consistait à faire appel, par voie de
presse, à un panel de citoyens volontaires
pour réfléchir et dire la ville de
demain. La démarche qui ne prétendait
pas à la représentativité ni des différentes
catégories socio-professionnelles,
ni des classes d’âge, ni encore de la
répartition géographique des participants,
a retenu l’ensemble des candidats,
qui se sont regroupés en ateliers
constitués autour d’une dizaine de
thèmes proposés par le LARES, le Laboratoire
de Recherche en Sciences
Humaines et Sociales de l’Université de
Rennes 2. L’habitat, la citoyenneté, les
nouvelles technologies, les cultures
urbaines, les rythmes de vie, les espaces
publics, les relations à l’ensemble des
territoires, pour ne citer que les principaux
thèmes retenus, devaient être traités
selon deux scénarii - un scénario
optimiste et un scénario pessimiste - au
terme de trois soirées, espacées d’un
mois chacune. Des chercheurs du
LARES et des écrivains publics ont suivi
en permanence la démarche et ont
contribué à la mise en forme de l’expression
des habitants, ainsi que des
artistes qui se sont impliqués dans le
projet à travers la réalisation d’une
exposition qui s’est tenue du 13 au
21 novembre 1999 à Rennes.
Une des principales consignes, et
non des moindres contradictoires dans
ce cadre bien défini, était de se
« lâcher », de rêver, voire de délirer, afin
de s’affranchir des formes convenues sur
la ville pour anticiper l’avenir à l’échelle
d’une génération. Le Colloque des
15 et 16 novembre 1999, qui s’inscrivait
dans le cadre plus large de l’exposition,
devait permettre les échanges attendus
entre ceux qui vivent la ville, l’administrent
et la gouvernent, et ceux qui la
pensent. On notera, au passage, au travers
des catégories utilisées, la persistance
d’une frontière qui contribue à
dissocier la pensée du vécu, et à les hiérarchiser.
Selon cette approche, il est
légitime d’envisager des temps consacrés
au croisement non pas de pratiques
différentes, mais à la construction de
discours sur la ville, dont les experts et
autres initiés détiendraient le secret. ll
s’agissait, en bref, de confronter les
représentations des citoyens, à celles
des chercheurs et des experts de la ville,
sans que le personnel politique néanmoins
présent ne s’immisce dans les
débats.
Bien que nombreux dans la salle, les
Rennais n’ont pas eu l’occasion de présenter
leurs réflexions dans le cadre du
colloque: la présentation aux seuls
83

Florence Rudolf
La durabilité : deux manières de célébrer la ville
84
experts invités à la tribune et au comité
d’organisation avait eu lieu lors de
l’inauguration de l’exposition, soit le
samedi précédant le colloque. Ce sont
les chercheurs du LARES et les animateurs
des ateliers qui étaient chargés de
cette restitution, de sorte que l’exécution
du colloque s’est effectivement
déroulée entre les chercheurs du
LARES, qui bien que partant de l’expérience
rennaise, l’avait organisée et
reformulée selon leurs propres catégories,
et les experts étrangers à l’expérience
rennaise, qui devaient commenter
le document rédigé par le LARES. Une
telle organisation, qui peut éventuellement
se justifier du point de vue de la
gestion du temps, se situe en porte à faux
avec l’esprit d’une telle rencontre. C’est
un aspect qui n’a pas échappé aux habitants
de Rennes ainsi que le différend,
qui s’est produit en fin de colloque entre
la salle, les experts et le comité d’organisation,
qu’elle a pris à partie, a pu en
témoigner. Loin d’être de l’ordre de
l’anecdote, cet événement est révélateur
de l’ambiguïté de l’expérience qui se
situe à mi parcours entre des pratiques
fondées sur des frontières bien instituées
entre les experts et la population,
soit, par conséquent, entre des savoirs
nobles et vulgaires, et la constitution de
forums de citoyens qui cherche à rompre
avec de tels cloisonnements afin d’élaborer
un savoir commun, 5 validé par le
dialogue et l’échange.
Hormis l’incident mentionné, les
commentaires des experts n’ont pu,
comme cela l’a été maintes fois souligné
lors de ces journées, épuiser la richesse
et la diversité des réflexions auxquelles
les rennais se sont livrés à cette occasion.
Cette observation rend compte de
l’incommensurabilité de la ville, et le
thème de l’avenir était davantage un
prétexte pour libérer l’imaginaire et
dégager le sens dont la ville est porteuse
qu’à combler un déficit. Et pourtant,
en dépit du foisonnement constaté, les
nombreux « oublis », que ce soit à propos
du chômage, du vieillissement de la
population, de la place des enfants, des
femmes, des étrangers ou encore des
laissés pour compte dans les scénarii
des habitants, ont suscité l’étonnement,
voire la désapprobation des « grands
témoins » - intellectuels et professionnels
dont l’activité porte à se faire une
idée de la société en général -, dont la
partition devait clôturer le colloque.
Ces « absences » ainsi que la tonalité
optimiste et généreuse, à l’exception de
quelques scénarii catastrophe, ont
déconcerté les experts quant aux
conclusions qu’ils pouvaient en tirer.
Que faire de cet excès de confiance visà-vis
de l’avenir ? Était-il à mettre sur le
compte de l’exercice, sur celui de
l’échantillon, trop classes moyennes et
centre ville, ou encore sur celui du bonheur
d’être Rennais, et de participer à
une ville dont le gouvernement et la
gestion ont été à maintes reprises vantés
?
Une parole en situation d’apesanteur
Ces remarques pour être recevables,
voire fondées, incitent à une lecture
qui les intègre tout en privilégiant un
autre éclairage qui porte sur la nature
de l’exercice auquel se sont prêtés les
Rennais. Le registre scolaire est ici
intentionnel, car l’expérience des Rennais
est à maints égards plus proche de
l’exercice de style qui ne porte pas à
conséquence, que d’une implication susceptible
de transformer une situation,
voire une vie… Les ateliers auxquels ils
ont participé sont restés fictifs, décontextualisés,
et déconnectés de l’« urgence
» de la vie. Les consignes, en partie
contradictoires, n’ont pas réussi à masquer
cet état de fait, et les Rennais n’ont
pas été dupes de ce à quoi l’expérience
prétendait par certains aspects, à savoir
que l’avenir était engagé par la
démarche, mais qu’elle niait par
d’autres, à savoir qu’il s’agissait d’un
jeu. Non pas que le jeu ne puisse pas
faire partie de la vie, mais il y a jeu et
jeu, ceux qui ne portent pas à conséquence,
et ceux qui n’en demeurent pas
moins tragiques.
Ce retrait de la vie me fait penser
aux réflexions auxquelles Alexis de Tocqueville
se livrait en son temps à propos
de ce qu’il appelait la méthode des
Américains et celle des Français. Les
Américains, remarquait-il, sont pragmatiques;
leur culture les dote d’une
intelligence concrète. Les Français, en
revanche, ne sont pas amenés, de par
leur constitution, à mettre en pratique
leur culture, ainsi qu’en témoigne leur
enseignement qui est tout orienté vers
un usage individuel et privé de cette
dernière. 6 Cette observation s’avère en
partie d’actualité; elle rejoint le propos
qu’eut Alain Roger, en qualité de
« grand témoin » à la tribune, selon
lequel les Rennais se seraient adonnés
à la « météorologie ». Le propos est pertinent
et résume bien l’esprit de cette
manifestation. En effet, ce qui frappe
dans cette dernière, c’est le caractère
festif de ce grand rassemblement à travers
lequel la ville, la municipalité et les
Rennais, expriment le bonheur d’être
réunis par une destinée commune… A la
suite d’Alexis de Tocqueville, on peut
invoquer Les formes élémentaires de la vie
religieuse d’Emile Durkheim afin de ne
pas occulter une des fonctions de ce
genre de rassemblement, celui de raviver
la flamme de la «conscience collective»
et de resserrer les liens entre des
membres que la vie sépare et porte à
cultiver l’individualisme plutôt que le
sens de l’intérêt général. Cette
remarque précise mon hypothèse de
départ à savoir que la célébration de la
ville et de la société exalte la transcendance
et le pouvoir. Le différend mentionné
précédemment est à cet égard
révélateur de l’esprit de cette réjouissance
orchestrée autour de la profusion
des regards - de leur mise en mots, en
images et en musique -, et non autour
des expériences et préoccupations
concrètes des Rennais. Les deux scénarii
auxquels se sont adonnés les Rennais
expriment les limites d’un tel exercice
et la confiscation du pouvoir dont il est
révélateur. A la ville cosmopolite et
généreuse, assortie de son brassage
d’idées et leur ensemencement réciproque,
qui figure au cœur de la fête,
fait écho dans la version pessimiste le
spectre menaçant de la tyrannie. La
ville, la société, l’être ensemble, sont
représentés comme une nébuleuse festive,
ou à l’inverse comme un molosse
mortifère.
En l’absence d’un cadre de référence,
la remarque d’Alain Roger aurait pu
passer inaperçue, mais rapportée au
colloque de Freiburg, elle a rencontré
un terrain favorable et trouvé l’écho qui
lui revenait. Bien que centrés sur des
sujets similaires, les deux colloques
n’avaient pas, en effet, pris la même
tournure. Cette différence tient aux
organisateurs et sans doute à des
contextes culturels, mais surtout aux initiatives
qui se situent en amont de ces
moments de restitution. Sur bien des
aspects, en effet, les propos tenus à
Freiburg se situent en deçà de ceux
échangés à Rennes: moins foisonnants,
voire moins audacieux, ils n’ouvrent pas
de multiples pistes de réflexion et n’alimentent
pas des débats qu’il faut
constamment recentrer au risque de se
perdre. A Freiburg, ce ne sont pas les
grandes envolées qui dominent, mais les
visites du quartier Vauban, situé à 10
minutes du centre ville de Freiburg et
dont la population devrait compter
quelques milliers d’habitants à terme.
La sortie organisée par les principaux
protagonistes du projet - SUSI et Forum
Vauban, deux associations de citoyens et
de futurs résidents qui ont, pour la première
entamé, dès les années 90, soit
avant le départ des Forces Françaises en
Allemagne, un «bras de fer» avec la
municipalité pour s’approprier la maîtrise
de ce terrain, et pour la seconde
qui s’est greffée au projet d’urbanisation
au courant des années 95 -, prend
tout l’après midi, voire la soirée. Ce bref
séjour sera l’occasion de m’imprégner
des réalisations achevées ou en cours, de
rencontrer des habitants et de parler
avec eux.
En-dehors de ces visites, les communications
sont structurées autour de
deux thèmes répartis sur deux journées:
les grands défis de l’écologie
urbaine; et les formes de la participation
citoyenne à la planification urbaine.
Les différents ateliers proposés endehors
des séances plénières sont
organisés autour de ces deux axes. L’écologie
urbaine rassemble les questions
relatives aux formes de sociabilité, à travers
le compte rendu de différentes
expériences communautaires, notamment
; à la mobilité et à la place de la
voiture dans les villes, aux énergies et à
leur consommation,… ; la participation
citoyenne, quant à elle, est appréhendée
aux travers de différentes techniques et
situations susceptibles d’accompagner,
voire de restaurer la démocratie locale.
Les séances plénières sont réservées à la
présentation d’autres projets pilotes à
l’échelle européenne, ainsi qu’à des
éclairages théoriques sur la participation
citoyenne. Contrairement à Rennes,
une séance qui oppose les différents
protagonistes, dont la municipalité, clôture
le colloque. La séance est tendue,
voire houleuse, et rend compte, plusieurs
années après le début de l’opposition
entre les différents collectifs de
citoyens et la ville, de l’actualité de la
conflictualité entre les options défendues
par ces derniers et l’urbanisation
telle qu’elle est couramment pratiquée
par la ville. Ici, contrairement à Rennes,
la tenue du colloque témoigne d’une
pacification relative et récente après
des années de conflits entre différents
collectifs de citoyens et la ville de
Freiburg.
A Freiburg, en effet, l’avenir et le
futur ne sont pas des artifices autour
desquels une municipalité et des habitants
peuvent se rencontrer et célébrer
leur ville, ils sont engagés dans un présent
que certaines catégories de la
population ne veulent pas se voir confisquer.
Alors que dans un cas, comme le
disait Alain Roger, une partie de la
population s’adonne à la «météorologie»,
dans l’autre elle entend s’approprier
sa vie au travers de l’habitat et de
la ville. Son immersion est réelle,
concrète, soumise à une certaine
«urgence», et c’est en raison de cela
peut-être qu’elle est moins foisonnante
et moins délirante dans l’ensemble qu’à
Rennes, mais qu’elle s’avère, a contrario,
audacieuse et surprenante sur bien
des aspects, dont le statut de la
propriété, par exemple.
II. Freiburg :
L’urbanisation comme
enjeu de conflits au
quotidien
■
A Freiburg, le colloque « Urban
Visions : Sustainable Urban Planning
and New Forms of Citizen Participation
as exemplied by Freiburg’s « Model City
District Vauban » » (Visions Urbaines :
Intégration de la Durabilité dans la Planification
Urbaine et Nouvelles Formes
de Participation des Citoyens à
l’exemple du « Quartier-Modèle de la
Cité Vauban » de Freiburg) rend compte
des réflexions et des négociations
auxquelles différents acteurs locaux se
sont livrés à l’occasion de la réhabilitation
de la Caserne Vauban occupée jusqu’en
1992 par l’Armée Française. Le
départ des Forces Françaises en Allemagne
servira de révélateur de l’état de
la démocratie locale à Freibourg et offrira
l’opportunité de tester l’intégration
de la durabilité dans un projet de planification
urbaine. C’est donc autour
d’un enjeu concret que va s’organiser un
conflit entre la municipalité et différents
citoyens et groupements réunis en
collectifs sur le devenir de cette réserve
foncière d’importance située à dix
minutes du centre ville de Freiburg. Le
colloque « Urban Visions » est l’occasion
de revenir sur ces affrontements et de
tenter une réflexion sur la transposition
de la durabilité à la planification urbaine
et sur la participation citoyenne à ce
genre d’expériences.
Comme précédemment à propos de
l’expérience rennaise, il n’est pas question
de rendre compte ici d’une situation
qui dure depuis une dizaine d’années,
et qui a débuté par un conflit qui
a opposé une population d’étudiants, de
chômeurs, de précaires et de marginaux
regroupés en « Collectif pour une Alternative
au Projet d’Urbanisation de la
Caserne Vauban de la Ville de Freiburg
», mais de la situer brièvement.
Dès 1990, soit deux ans avant le déménagement
des Forces Françaises de la
Caserne Vauban, SUSI (Selbstorganisierte,
Unabhängige Siedlungs Initiative:
Initiative pour une Urbanisation
Auto-organisée et Indépendante) a
conçu et opposé un contre-projet de
réhabilitation écologique et sociale des
casernes au projet de démolition envisagé
par la ville de Freiburg. Bien que ce
contre-projet ait emporté un prix en
1996 à la Conférence Internationale sur
l’Habitat à Istanbul, et ait été primé par
la ville de Freiburg, seules quelques
casernes ont été épargnées. De cet
ensemble, quelques baraquements ont
été concédés à SUSI, les autres ont été
réhabilités en résidence universitaire.
Quant au bâtiment des officiers, il est
destiné à devenir le centre culturel et
social du quartier; la gestion ayant été
confiée aux différents collectifs engagés
dans ce projet. Portée par des étudiants
en architecture en quête d’un véritable
projet de fin d’étude, assistés par des
artisans itinérants, et des personnes
sans emplois, l’opération de réhabilitation
des casernes s’adresse à des personnes,
économiquement faibles ou sans
ressources, qui peuvent, en participant
au projet, accéder à un logement de qualité
dans un environnement qu’ils ont
choisi et au façonnement duquel ils
contribuent.
SUSI apparaît comme une initiative
qui repose sur la prise en charge collective
de l’habitat et de l’aménagement
urbain comme alternative à la propriété
privée, au repli familial et individuel, et
85
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Florence Rudolf
La durabilité : deux manières de célébrer la ville
86
à la rétribution du travail en fonction des
diplômes. Outre, le respect de critères
écologiques dans le choix des matériaux,
dans leur consommation et dans leur
recyclage, le concept urbain prôné par
SUSI repose sur un habitat de type communautaire
dans lequel chaque personne,
adulte et enfant, dispose d’une
chambre à soi; sur l’aménagement de
nombreux espaces à vocation publique
ou semi-publique - jardins potagers, aires
de jeux pour les enfants, terrasses communes
à un certain nombre d’unités d’habitation,
parcs et cheminements collectifs,
« Biergarten », place centrale et de
marché, … -; et sur un certain nombre de
locaux destinés au développement de
services de proximité tels que des
crèches et des jardins d’enfants, des ateliers
de création et de réparation, des
magasins de seconde main, des coopératives
d’alimentation et des cafés autogérés,
des salles de réunion, de récréation
et de spectacle. Loin d’être exhaustif, cet
inventaire rend compte de la portée
d’une réflexion centrée sur l’habitat sur
la conception des formes urbaines et
sociales, et témoigne de la puissance
effective de la critique de la vie
quotidienne. 7
Parallèlement à l’opposition menée
par SUSI au projet de démolition et
d’urbanisation de la ville de Freiburg,
d’autres initiatives de citoyens et de
résidents ont vu le jour et se sont
regroupées en une association, le Forum
Vauban, qui constitue depuis 1995 l’interlocuteur
privilégié de la ville dans
l’accompagnement de la participation
citoyenne à la conception et l’urbanisation
du quartier Vauban. Bien qu’impliqué
dans la planification, dont il a modifié
quelques détails, le Forum Vauban
s’occupe principalement de la construction
de logements à travers la constitution
de collectifs de futurs résidents.
Dans son rôle de médiateur entre ces
derniers et la municipalité, il a pu obtenir
un droit de préemption sur certains
terrains, et favoriser la mixité sociale
dans ce quartier. En effet, un des avantages
de ces collectifs de construction
est de permettre l’accès, au titre de
propriétaire ou de locataire, à des logements
aux prestations écologiques et
urbaines de qualité. Un autre atout de
cette organisation tient à la rencontre et
aux échanges précoces entre les futurs
habitants des lieux. Il s’agit, selon le
Forum Vauban, de contribuer à une nouvelle
culture urbaine fondée sur des
réalisations communes dans lesquelles
les rencontres et le dialogue interviennent
dans la résolution des conflits et
des différends. En dépit de la diversité
socio-économique des futurs habitants
du quartier Vauban, une approche partagée
de l’habitat et de la ville, dans le
respect des critères écologiques - occupation
des sols, construction et fonctionnement
de l’habitat, place de l’automobile,
etc …-, et des critères sociaux
- mixité sociale et développement d’activités
et de services de proximité -,
semble se dégager des initiatives portées
par SUSI et le Forum Vauban. La
réalisation de cette vision commune
repose, en revanche, sur la cohabitation
entre cette « culture alternative » et les
aspirations des nouveaux arrivants, qui
ont commencé à investir les lieux, et
dont les conceptions de l’habitat ne
coïncident pas forcément avec l’approche
éco-sociale de la ville défendue
par SUSI et le Forum Vauban. A cet
égard, l’histoire du quartier Vauban,
depuis les luttes entreprises par SUSI
pour se faire reconnaître de la municipalité,
le partenariat non sans accroc du
Forum Vauban avec la ville, et les
conflits et négociations à venir avec les
nouveaux interlocuteurs du quartier,
est une belle illustration de la complexité
et du caractère inachevé et
ouvert de l’action concertée et de la participation
citoyenne à un projet urbain.
Une réflexion écologique et
sociologique enrichie par la
confrontation
Un des intérêts de ces initiatives, et
non des moindres, repose sur la façon
dont elles ont su allier le souci de l’écologie
avec une réflexion sur les formes de
la sociabilité et de l’urbanité. Dans leur
travail de définition d’un environnement
de qualité, les protagonistes mobilisent
sans cesse et sans difficulté des considérations
écologiques et sociales, de sorte
qu’on assiste à un enrichissement réciproque
de ces deux dimensions de l’établissement
humain. Ainsi, les espaces,
qu’ils soient bâtis ou aménagés, sont
constamment pensés en référence à des
préoccupations écologiques locales et
globales, telles que le respect de la biodiversité
et des éco-systèmes locaux, de
la compatibilité des matériaux utilisés
avec les grands principes écologiques
que sont l’innocuité, le recyclage, la restriction
de la consommation d’énergie et
de la production des déchets,…, mais
aussi en référence à des considérations
sociales fondées sur un humanisme et
une philosophie sociale. Ainsi, la prise en
compte des critères de production, en
particulier des conditions de travail, dans
la définition d’un éco-produit, notamment,
est une illustration de la perméabilité
de la frontière entre les principes
écologiques et sociaux. On peut également
relever comment la conception de
l’espace est constamment enrichie par
des réflexions ayant trait aux formes de
sociabilité, et non limitée à des considérations
écologiques et paysagères. Dans
cet effort constant d’articulation de l’écologie
et de la sociabilité, on notera que la
dimension individuelle et sociale de
l’homme est toujours présupposée et
affirmée dans les aménagements proposés.
Ainsi, l’habitat, lorsqu’il est communautaire,
prévoit-il des chambres individuelles,
adultes et enfants compris, ainsi
que de multiples niches ou recoins qui
peuvent faire l’objet d’appropriations
multiples dans un même appartement.
Lorsqu’il s’agit d’appartements individualisés,
susceptibles d’abriter une
famille monoparentale ou non, les reconversions
possibles de l’espace en fonction
de l’évolution possible des familles - individualisation
du couple, enfants grandissants,
personne âgée à charge, etc… -
sont intégrées dans la conception intérieur.
Quant aux critères qui entrent en
considération dans l’aménagement des
espaces collectifs, on note l’importance
de la convivialité à travers le jeu de différentes
formes d’appropriation de l’espace:
coursives assez large pour pouvoir
s’arréter et discuter au passage, pas-deporte
élargis qui permettent d’accueillir
un visiteur sans le faire entrer chez soi,
espaces généreux qui se prêtent à l’organisation
de fêtes, locaux destinés à des
usages communs comme le rangement de
matériel, l’aménagement d’une buanderie,
d’un atelier, etc… Quant à la conception
de l’espace et des cheminements à
l’échelle du quartier, l’idée de favoriser
les rencontres et de tenir compte des différents
âges de la vie, s’impose à travers
la ponctuation de l’espace public par
des bancs publics et des ères de jeu pour
les enfants, de sorte à ce que les personnes
âgées et les adultes accompagnés
d’enfants ne soient pas privés de la par-
ticipation à la vie du quartier. On retrouve
ce même souci à l’échelle des voiries
où l’interconnexion des différents modes
de déplacement est également prévue,
de sorte à ce qu’un même trajet puisse
commencer à pied ou à vélo, et se poursuivre
en bus, en tram ou en taxi, en fonction
du temps disponible, des intempéries,
des états de fatigue, ou de tout
autre motif. De façon synthétique, on
peut dire que l’esprit général dont s’inspirent
les équipements et les aménagements
est celui de la multifonctionnalité,
de manière à veiller à ce que différentes
catégories de la population et d’activités
puissent cohabiter et éventuellement se
rencontrer. Leur intelligence de la vie
sociale va même jusqu’à intégrer dans
leur conception de l’espace et de son
aménagement la demande spécifique
des adolescents de constituer une culture
en marge de celle des adultes. Ainsi
des friches disponibles pour des usages
non encore définis ont-elles été prévues
dans la planification qu’ils proposent.
Cette attention témoigne, il me semble,
d’une ouverture et d’une disposition
rares pour des expressions nouvelles,
voire dissidentes, avec lesquelles toute
société doit compter. Tout se passe
comme si les principaux acteurs du quartier
anticipent la critique et la contestation,
et l’intègrent comme possibilité
dèjà réalisée, plutôt que de se protéger
contre une telle éventualité.
Tous ces motifs partiellement réalisés,
et en partie « flottants », préfigurent ce que
pourrait signifier la transposition de la
durabilité à la cité, et nous questionnent
quant au type d’urbanité et d’humanité
qu’ils célèbrent implicitement. Sans aller
jusqu’à prétendre que la sociabilité prônée
par les collectifs engagés dans l’urbanisation
du quartier Vauban soit de type
concentrique, fortement intégrée, plutôt
traditionnelle que moderne, l’individualité
moderne décrite par Georg Simmel à travers
l’entrecroisement des cercles sociaux
et le secret, notamment, 8 n’est pas célébrée.
Le modèle de référence implicite est
celui du quartier et de l’habiter comme
principale source d’investissement de
l’homme à son milieu, ce dernier ne pouvant
s’étendre à la planète entière. La
terre n’est pas absente; elle figure au
présent et concrètement dans les lieux
que nous habitons, et de façon plus abstraite
à travers des formes de participation
plus virtuelles et la transposition de principes
généraux. Aussi, le proche se voit-il
Richard Bödeker, le verdissement de Ryad, le parc d’Abdelhalim
au Caire extr. , The Architectural Review, mai 1998, p. 215;
conféré une importance plus grande que le
lointain, ce dernier n’étant présent que
symboliquement et néanmoins de façon
effective à travers des réalisations
concrètes et quotidiennes. Le bonheur et
l’équilibre sont ici l’attribut d’une individualité
bien intégrée à son milieu, même si
c’est de maintes manières, c’est-à-dire au
travers notamment de multiples influences.
Il en va de même pour la ville qui ne figure
pas au cœur de cet imaginaire. Comme le
monde, elle est présente sous la forme
d’une conscience de l’interdépendance planétaire,
du Nord et du Sud, et dans le cadre
d’une démarche intégrée. Cette présence
lointaine coïncide, par ailleurs, avec le peu
de cas qui est fait des nouvelles
technologies, qui étaient, à l’inverse, au
centre des préoccupations des Rennais.
Cette absence ne doit pas être interprétée
comme un rejet des techniques de communication,
mais comme une mise en veilleuse
pour d’autres occasions. Les initiatives
dont nous parlons cherchent de toute évi-
87
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Florence Rudolf
La durabilité : deux manières de célébrer la ville
88
dence à renouer avec la façon dont on habite
les lieux comme préalable à celle dont
on habite le monde.
La durabilité, une
utopie équivoque entre
conservation et
création
■
Si la post-modernité signale un « glissement
d’une conception du monde
« égocentrée » à une autre « lococentrée
» » 9 qui se traduit par la substitution
d’une société du contrat fondée
sur des individus rationnels à une société
structurée par l’appropriation tribale
de lieux en situation d’interface plutôt
que d’interpénétration, ni les
Rennais ni les Freibourgeois ne se laissent
aisément identifier à l’une ou
l’autre de ces catégories que constituent
le post-moderne et le moderne.
Est-il judicieux, en effet, de désigner
l’expérience Vauban de moderne,
voire de conservatrice, parce qu’elle
célèbre un type d’individualité engagé
dans une sociabilité qui préconise le
quotidien et le local, tout en demeurant
attachée à un vision ramassée du futur
qui se joue autour de la définition et de
la résolution conflictuelles d’une question
centrale, nommée à juste titre d’historicité
? Sans doute, mais ce serait en
optant pour une telle lecture privilégier
le caractère militant de ces formations,
pour lesquelles l’avenir se négocie voire
se conquiert à travers des luttes, et passer
outre les circonstances de telles
sociations, que l’investissement de lieux
portés par le désir commun de vivre des
expériences inédites et singulières rattache
également au temps des tribus
décrit par Michel Maffesoli.
Que penser, à l’inverse, de « Cité A
Venir », dont la sensibilité est apparemment
moins ambigue que celle des
Freibourgeois ? Les Rennais ont beaucoup
réfléchi à l’impact des nouvelles
technologies sur la vie, qu’ils ont envisagée
comme libérée des contraintes
liées à l’espace. Rien de surprenant, par
conséquent, qu’ils ne se soient guère
souciés des petits riens du quotidien et
des tracas qui le ponctuent. Comme
nous avons tenté de le montrer, l’être
ensemble consacré à Rennes était envisagé
comme se réalisant autour de rencontres
festives et ludiques, voire de
forums virtuels, et manquait à notre
goût de substance, voire d’âme. Cette
sociabilité désincarnée justifie-t-elle
pour autant que les représentations de
la ville et de la société des Rennais soit
qualifiée de post-moderne ? Elle semble
incontestablement correspondre à la
vision contemporaine de l’être ensemble
décentré formant des métropoles en
perpétuelle croissance. Dans cette perspective,
la réponse des Rennais aux
élus et aux chercheurs était loin d’être
naïve, dans la mesure où ils ont refusé
de se prêter à une mise en forme de
l’avenir. L’image de la structure dissipative
n’est-elle pas la manière la plus
élégante de rompre avec l’imaginaire
moderne ? En revanche, cette vision de
la ville et de l’être ensemble semble ne
pouvoir s’affranchir d’une conception
transcendante et fétichiste du pouvoir
qui entre en contradiction avec l’idée
d’un monde multipolaire et polycentrique.
S’il n’y a plus de lieux identifiables
du pouvoir, ne s’expose-t-on pas
à s’en remettre à des lois, soit à un ordre,
qui même de façon chaotique et capricieuse,
gouverne notre monde et nos
vies, et renouer de façon insidieuse avec
l’unité dont on pensait être débarrassé ?
L’ambivalence de ces positions nous
incite à la prudence quant à l’emploi de
nos catégories. Elle nous permet de
développer le thème sous le sceau
duquel nous avons placé cette comparaison
à savoir celui de la relation au
présent comme principale ressource sur
laquelle nous construisons la réalité et
l’avenir.
Les Freibourgeois, comme nous l’avons
vu, s’illustrent par leur façon de mettre
en pratique, chemin faisant, des motifs
pour partie liés à la culture objective 10 et
à leur aspiration à vivre leur vie et non
celle de leurs ancêtres et de leurs contemporains.
Cette approche que l’on peut
qualifier de pragmatique les conduit à
transformer petit à petit, mais inexorablement,
leur monde, ainsi que la
connaissance et la compréhension qu’ils
en ont. Sans entrer dans l’analyse du rôle
joué par la Réforme dans la formation de
cette disposition particulière pour le pragmatisme,
propice à l’avènement du monde
moderne, dont la rationalisation et l’essor
du capitalisme semblent constituer les
principales caractéristiques, cette dimension
ne peut être passée sous silence. On
notera avec un certain étonnement que
cette même disposition qui a accompagné
la modernité conquérante et arrogante,
pourrait introduire une rupture significative
dans le cours de notre histoire et
transformer notre rapport au monde. Le
fait que la même disposition mise au service
d’autres valeurs, celle de l’authenticité,
par exemple, puisse nous faire passer
imperceptiblement de la « première »
modernité à la « deuxième » modernité
encore appelée modernité avancée 11 , est
instructif quant à la nature du tournant
qui s’amorce et dont nous sommes les
contemporains.
La transformation serait de l’ordre
d’une inflexion dans la continuité, et le
malaise que peut susciter cette expression
tient vraisemblablement à son
caractère équivoque. Pourtant, ainsi
qu’en témoignent les diagnostics de
notre temps et les désignations que
nous lui réservons, nous sommes portés
à penser que nous nous éloignons d’une
certaine conception du monde et de son
devenir sans rompre totalement avec
notre héritage. Des différents qualificatifs
réservés à notre époque, ceux de
modernité avancée et de modernité
réflexive, contrairement à celui de postmodernité,
signalent l’inflexion plutôt
que la rupture. De ces deux expressions,
c’est la référence à la réflexivité
qui semble la plus adaptée pour rendre
compte de l’ambiguïté de notre relation
à notre culture. De cette tradition, la
réflexivité semble avoir conservé l’idée
de l’évaluation des actions, soit celle de
la confrontation entre les moyens que la
culture objective met à notre disposition
et les configurations auxquelles la vie
nous expose. Il me semble cependant
que dans la compréhension théorique et
pratique de la rationalisation, il y a eu
une valorisation de la culture objective
par rapport à la culture subjective, qui
a conduit à une stérilisation de la culture.
Alors que la formulation de critères
adéquats à des contextes d’action
par anticipation de ces derniers devait
conduire à la connaissance des cadres
de l’action et à la constitution d’une culture
objective, cette démarche dite
rationnelle s’est traduite par la relocalisation
systématique de motifs abstraits
dans des contextes de vie. Plutôt
que d’assister à un enrichissement réciproque
du présent et du passé, les
connaissances héritées du passé ont eu
raison des enseignements dont les
contextes de vie sont porteurs. Il s’en est
suivi, ce que nombre de sociologues de
la modernité ont souligné en leur
temps: 12 la transformation de la culture
en instrument de domination. Le
recours à la réflexivité pour rendre
compte d’un nouveau rapport à l’action
et au monde pourrait signaler une réhabilitation
des contextes de vie comme
supports de la réactualisation de la culture
objective. Les savoirs et référents
culturels se verraient alors informés par
les questions qui se posent au présent,
et non ce dernier conditionné par celles
qui se sont imposées dans le passé. On
peut pour préciser notre pensée évoquer
l’importance prise par l’appel à
l’authenticité et à la nature et l’écologie,
par exemple, comme critère d’évaluation
des situations et de la qualité de la
vie. L’émergence de nouveaux éclairages
de ce type va de pair avec une
ouverture des plans d’observation et
d’évaluation des situations humaines,
soit avec une emprise plus importante
du présent dans la régulation de l’action
et des contextes de vie. Elle signale une
transformation dans l’évaluation des
situations humaines, soit in fine dans la
constitution des normes sociales. En
effet, c’est la compréhension que se
font les hommes et les femmes des situations
dans lesquelles ils sont engagées
qui définit les perspectives auxquelles
elles doivent être rapportées, et non
celle qui prévalait par le passé. La
réflexivité se présente, par conséquent,
comme une disposition paradoxale qui
consiste à produire du nouveau à partir
de l’ancien, c’est-à-dire sans rompre
totalement avec certains acquis. Si je
parle de rupture sans rupture à propos
d’elle, c’est qu’il me semble qu’elle perpétue
une tradition qui consiste à identifier
l’intelligence à une pratique de
décontextualisation, qui s’apparente à
une suspension de l’action par le recours
à la réflexion. Cette démarche est déjà
à l’œuvre dans les entreprises de rationalisation.
En revanche, la réflexivité
rompt avec cette dernière dans la mesure
où elle ne s’effectue plus uniquement
selon des perspectives définies et établies
préalablement, mais en fonction
des sensibilités du moment. Elle participe
à une accélération de l’histoire, en
ce qu’elle contribue à une dévaluation
des savoirs et des motifs qui fondaient
la culture objective. Ainsi, la modernité
réflexive s’apparente à une nouvelle
phase de désenchantement du monde
qui poursuit la dynamique de sécularisation
de la raison et de la nature, dont
un des effets insoupçonnés est le réenchantement
du monde. Ce dernier procède
par la réhabilitation de sensibilités
qui n’avaient pas droit au chapître, et
qui en raison de la revalorisation du présent
retrouvent une certaine légitimité,
et permettent à de nouveaux points de
vue sur le monde d’émerger.
La durabilité
Le réalisme utopique signale, non pas
la fin des utopies, mais l’implication du
présent dans la constitution et la transposition
de ces dernières, de sorte
qu’elles seraient l’expression de l’actualisation
de la culture. Cela nous
amène à concevoir les utopies non pas
comme des illusions, mais comme des
motifs non entièrement réalisés, soit
des motifs en train de prendre corps
selon le principe de la circularité des
savoirs, c’est-à-dire sans que nous
sachions exactement comment ni sous
quelle forme elles vont effectivement se
concrétiser. Sans poursuivre davantage
cette discussion, je voudrais en venir à
présent au thème de la durabilité
comme illustration de ce qui précède.
Contrairement aux associations multiples
et peu heureuses, évoquée par
l’expression de développement durable,
laquelle ne laisse présager ni une rupture
ni une inflexion par rapport à la
sémantique du progrès, mais bien souvent
une radicalisation de cette dernière,
13 le potentiel critique de la durabilité
serait davantage à chercher dans la
puissance du présent que dans la force
de la projection.
L’actualisation des formes de vie est
conservatrice, en ce qu’elle s’appuie sur
le passé qu’elle reproduit et innovatrice
en ce qu’elle tend toujours à déborder
les cadres et les sillons dans lesquels
elle prend corps et sur lesquels elle
s’appuie. 14 Peut-on pour autant décréter
que la durabilité s’apparente à une utopie
conservatrice ? Oui, si ce terme renvoie
à l’imaginaire daté du projet et des
grands récits, dont Jean-François Lyotard
15 et d’autres depuis ont souligné le
caractère désuet. De ce point de vue, les
collectifs de Freiburg nous apparaissent
comme appartenant à une autre
époque. Inspirés par la vie et par le sens
qu’ils réservent à cette idée, ils conservent
l’esprit de pionniers qui caractérisait
leurs aînés, avec le souci toutefois
que leurs empreintes n’entravent pas la
vie qu’ils célèbrent. A ce titre, ils me
semblent préfigurer la durabilité et la
tension qu’elle recèle entre l’investissement
des lieux et la réversibilité de
ses établissements.
89
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

STÉPHANE JONAS
90
Bibliographie
• Alliage, « Nouvelles relations aux
savoirs et aux pouvoirs », n° 40, Nice,
automne 99.
• BECK Ulrich, Risikogesellschaft. Auf
dem Weg in eine andere Moderne, Suhrkamp,
Frankfurt, 1986.
• BERGER Peter, LUCKMANN Thomas,
La construction sociale de la réalité,
Méridiens Klincksieck, Paris,
1986.
• DURKHEIM Emile, Les formes élémentaires
de la vie religieuse. Le système
totémique en Australie, Librairie
Générale Française, Paris, 1991.
Notes
■
1. Florence Rudolf, L’environnement, une
construction sociale. Pratiques et Discours
sur l’environnement en Allemagne et en
France, Presses Universitaires de
Strasbourg, Strasbourg, 1998.
2. Freiburg du 28 au 31 octobre 1999,
Rennes du 13 au 20 novembre 1999.
3. Le secrétariat Européen d’ICLEI,
International Council for Local
Environmental Initiatives ou
Association Internationale des
Communes Engagées dans les
Initiatives Environnementales, a participé
au projet Vauban, de même que le
LARES, Laboratoire de Recherche en
Sciences Humaines et Sociales de
l’Université de Rennes 2, a été impliqué
dans «Cité A Venir».
4. «Anthony Giddens, Les conséquences de
la modernité, L’Harmattan, Paris, 1994.,
p. 184.
5. Encore nommé savoir hybride, par
Bruno Latour notamment. Bruno
Latour, Nous n’avons jamais été
modernes. Essai d’anthropologie symétrique,
La découverte, Paris, 1991;
Politiques de la nature. Comment faire
entrer les sciences en démocratie, La
Découverte, Paris, 1999.
6. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie
en Amérique II, Gallimard, Collection
Folio/Histoire, Paris, 1995.
7. Cette observation entre en résonance
avec les conclusions de la recherche sur
l’institutionnalisation du conseil en
environnement en Allemagne et en
France que j’ai effectué dans le cadre
de mon doctorat. L’environnement, une
construction sociale. Discours et pratiques
sur l’environnement en Allemagne et en
■
• GIDDENS Anthony, Les conséquences
de la modernité, L’Harmattan, Paris,
1994.
• GODARD Olivier (sous la direction
de), Le principe de précaution dans la
conduite des affaires humaines, MSH,
Paris, 1997.
• LEDRUT Raymond, Les images de la
ville, Anthropos, Paris, 1973.
• LATOUR Bruno, Nous n’avons jamais
été modernes. Essai d’anthropologie
symétrique, La découverte, Paris, 1991;
Politiques de la nature. Comment faire
entrer les sciences en démocratie, La
Découverte, Paris, 1999.
• LUHMANN Niklas, Beobachtungen der
Moderne, Westdeutscher Verlag,
Braunschweig, 1992.
• LYOTARD Jean-François, La condition
post-moderne, Les Editions de
Minuit, Paris, 1979.
• MAFFESOLI Michel, L’Instant éternel,
Denoël, Paris, 2000
• RUDOLF Florence, L’environnement,
une construction sociale. Pratiques et
Discours sur l’environnement en Allemagne
et en France, Presses Universitaires
de Strasbourg, Strasbourg, 1998.
• SIMMEL Georg, La tragédie de la culture,
Rivages, Marseille, 1988.
• STENGERS Isabelle, L’invention des
sciences modernes, La Découverte,
Paris, 1993; Cosmopolitiques, La
Découverte, Paris, 1997.
• TOCQUEVILLE (de) Alexis, De la
Démocratie en Amérique II, Gallimard,
Paris, 1995.
France, Presses Universitaires de
Strasbourg, Strasbourg, 1998.
8 Georg Simmel, «Métropoles et mentalité»,L’Ecole
de Chicago.Naissance de l’écologie
urbaine, (sous la direction de Yves
Grafmeyer et Isaac Joseph), Aubier,
Collection «Champ urbain», Paris,
1984, pp. 61-77 ; Georg Simmel, Secret et
sociétés secrètes, Circé, 1991, Strasbourg
9. Michel Maffesoli, L’Instant éternel,
Denoël, Paris, 2000, p. 11.
10. Georg Simmel parle à l’époque de la
modernité naissante au XIX e siècle de
la dissociation croissante entre la culture
objective et la culture subjective.
Cette opposition permet de rendre
compte du conflit entre individu et
société, soit de la difficulté de l’homme
moderne à intégrer l’ensemble des
objectivations culturelles et d’être en
adéquation avec son temps.Voire entre
autres Georg Simmel, La Tragédie de la
culture et autres essais, Rivages, Paris,
1988. Georg Simmel, «Digression sur
l’Etranger» suivi de «Métropoles et
mentalité», in L’Ecole de Chicago.
Naissance de l’écologie urbaine,
Présentation d’Yves Grafmeyer et
d’Isaak Joseph, Aubier, Paris, 1984,
pp. 53-59, pp. 61-77.
11 Sans pouvoir prétendre à une définition
univoque de la modernité avancée, je
me référerai au livre d’Anthony
Giddens Les conséquences de la modernité,
L’Harmattan, Paris, 1994, à partir
duquel il me semble que cette expression
a emporté le succès qu’on lui
connaît actuellement. Dans cet ouvrage,
Anthony Giddens attire l’attention sur
ce qu’il appelle la circularité du savoir à
notre époque et établit ainsi une équivalence
entre la moderrnité avancée et
la modernité réflexive et leur correspondance
avec la société du risque.
« Dans la modernité, le monde social ne
peut jamais former un environnement
stable sur le plan de l’input de nouvelles
connaissances sur son caractère et son
fonctionnement. Les nouvelles connaissances
(concepts, théories, découvertes)
ne se contentent pas d’accroître la transparence
du monde moderne, mais elles
altèrent sa nature, en le dispersant vers
des directions nouvelles. Ce phénomène
a un effet déterminant sur le caractère
«d’emballement» de la modernité, et
affecte la nature socialisée aussi bien
que les institutions sociales ellesmêmes.
(…) Pour toutes ces raisons, il
nous est impossible de «saisir»l’histoire
et de la plier aisément à nos desseins
collectifs. Bien que nous la produisions
et reproduions nous-même dans nos
actions, nous ne pouvons contrôler totalement
la vie sociale.» pp. 159-160.
12. Voire notamment le thème de la culture
comme idéologie chez Karl Marx, et
Karl Mannheim; celui de la dialectique
de la Raison et de la réification
de la culture dans l’Ecole de
Francfort; et celui de la colonisation
des mondes vécus par les systèmes
chez Jürgen Habermas.
13. Voir à ce propos le numéro de
Geographica Helvetica, «De l’aspiration
au progrès au développement
durable», Genève, Heft 2, 1999.
14. La sociologie de Georg Simmel est
sinon toute entière consacrée à la
tension entre les formes et les
contenus de la vie, en tous cas largement
inspirée de cette dialectique.
15. Jean-François Lyotard, La condition
post-moderne, Les Editions de
Minuit, Paris, 1979.
Des villes utopiques
STÉPHANE JONAS
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
aux villes idéales
L
a chute du mur de Berlin et
l’écroulement planétaire de l’utopie
bolchevique ont donné en
France aussi une nouvelle impulsion
aux recherches et aux réflexions sur
l’utopie, ainsi qu’à la réévaluation de sa
place dans les sciences sociales et dans
la sociologie. A ce propos, l’organisation
du colloque international intitulé « Utopie
et sciences sociales » par les sociologues
de l’Université de Franche-Comté
en 1997 a été une initiative heureuse et
significative. 1 Nous insisterons aussi sur
l’actualité d’interroger le champ utopique
en ces temps de vide idéologique
apparent laissé par l’effet conjugué de
la fin de la guerre froide, de la mondialisation
et des nouvelles technologies,
ces nouvelles idoles rationnelles de la
modernité tardive.
Sans vouloir ni pouvoir, dans le cadre
de cet article, faire une mise au point
conceptuelle et doctrinale, nous reprendrons
volontiers deux dimensions de
l’utopie moderne et contemporaine.
Elles sont apparues dans nos recherches
menées dans le cadre du Laboratoire
« Cultures et sociétés en Europe », sur
les Cités-Jardins du Mitteleuropa 2 ,
recherche terminée en 1999 et avec
notre participation à l’exposition « A la
recherche de la cité idéale », inaugurée
en juin 2000 à la Saline Royale d’Arc et
Senans. 3 Ces deux recherches se sont en
effet interrogées sur les deux dimensions
fondamentales du champ utopique,
à savoir l’utopie comme activité
pratique et comme expérience de pensée.
Dans les deux cas, il peut y avoir une
véritable démarche de reconstruction
utopique, pour reprendre ici une formulation
de Jean Duvignaud 4 , soit par l’utopie
pratiquée (H. Desroche) ou par la
Gedanken Experiment, l’expérience de
pensée formulée par Thomas Kuhn 5 .
Les notions d’expérience pratique
et d’expérience de pensée peuvent nous
permettre de formuler deux définitions
de l’utopie. En tant qu’expérience pratique,
l’utopie peut être considérée
comme un imaginaire social (architectural
et urbanistique) qui se projette sur
l’activité pratique d’un groupe ou d’un
mouvement dans le cadre d’une expérience
collective 6 . La dimension de la
réalisation des cités-jardins ainsi que les
mouvements sociaux qui les portent et
les animent, peut être étudiée aussi
bien du côté de l’activité pratique et
concrète du concepteur que de celui du
gestionnaire et de l’usager. L’utopie
peut être appréhendée aussi comme
une création de la pensée, qu’elle soit
ou non expérimentée par un individu ou
par un groupe. Son approche méthodologique
est alors souvent « narrative » 7
et elle remplit une fonction théorique.
Cité-jardin et utopie
La dimension utopique du mouvement
des cités-jardins et des réalisations
multiples qui ont vu le jour est reconnue
depuis longtemps quoique peu étudiée.
Dans nos recherches sur les cités-jardins
du Mitteleuropa, nous sommes d’abord
parti de l’hypothèse sociologique que le
concept et le mouvement des cités-jardins
nés à la fin du XIX e siècle en Europe,
ainsi que les nombreuses réalisations
riches et variées qu’ils ont
suscitées, ont un caractère scientifique,
artistique et social fort. Ils sont d’autre
part une expression identitaire de l’urbanisation
des villes et de la socialisation
des citadins de notre continent. Leur
apport nous a par conséquent paru très
important pour la formation et le développement
de la ville du XX e siècle. La
■
91
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Stéphane Jonas
Des villes utopiques aux villes idéales
92
forme cité-jardin n’a-t-elle pas bien résisté
à la « banlieueisation » anarchique et
diffuse de la ville européenne éclatée, en
quête de nouvelles formes de développement
et de nouveaux sens d’identité ?
N’est-elle pas devenue un modèle multiple
: d’habitat, domestique, écologique,
urbanistique, esthétique, culturel, de
sauvegarde, de patrimoine, sociologique
et communautaire ?
On pourrait imaginer que nos
recherches sur la dimension utopique
des cités-jardins ont été suscitées avant
tout par leur caractère de réalisations
pratiques spectaculaires. En fait il n’en
est rien. C’est leur caractère d’expérience
de pensée, apparu avec force
dans l’ouvrage fondateur du visionnaire
et pionnier anglais Ebenezer Howard
(1850-1928), Garden Cities of To-morrow,
publié dans sa première version en 1898,
qui nous a en quelque sorte imposé
l’hypothèse de l’importance des considérations
utopiques dans cette
recherche. D’autres contributions postérieures
venant d’un travail de l’expérience
de pensée nous ont renforcé dans
notre conviction de la pertinence de
cette piste de réflexion. Ainsi, l’idéal
howardien de créer des villes nouvelles
autonomes noyées dans la verdure –
symbolisées par ses trois aimants – ville,
campagne, ville-campagne – tout en
bénéficiant du style de vie urbain et
tout en essayant de soustraire l’espace
et la communauté locale aux lois foncières
d’un capitalisme libéral sauvage
et spéculateur – s’inscrit dans la tradition
d’une utopie anglaise populaire où
la description narrative … « réfléchira,
par conséquent, des conditions de vie et
les aspirations sociales des individus et
des classes à différents moments de
l’histoire. » 8
L’ouvrage de Howard a été suivi de
plusieurs textes fondateurs du mouvement
des cités-jardins du continent. Le
sociologue français, G. Benoît-Lévy
(1880-1971) a jeté les bases doctrinales
d’une contribution patronale philanthropique
et de réforme sociale à la réalisation
des cités-jardins adaptée à sa
mission industrielle. Le propagandiste
et inspecteur des logements, H.
Kampffmeyer, secrétaire général de
l’Association des Cités-Jardins de l’Allemagne,
créée en 1902, a ouvert son
mouvement par un ouvrage fondateur
sur la requalification de la banlieue des
villes allemandes par la construction
des cités-jardins. L’architecte allemand
P. Behrens, dans un article théorique, a
placé la cité-jardin dans les perspectives
de développement de la Groszstadt, la
Métropole, nouveau compendium universel
de la modernité. 9 La dimension
utopique a parfois atteint des sommets
lorsque l’expérience de pensée était
suivie – ou précédée – d’une expérience
pratique émanant d’un même créateur
ou d’un même mouvement. La dynamique
germanique du Mitteleuropa
nous a fourni à ce sujet des exemples
significatifs. Cependant, nos recherches
confirment la règle : l’utopie des citésjardins
peut être une utopie écrite ou
une utopie pratiquée.
Dans notre choix des villes et des
cités-jardins, nous avons été motivé à
étudier le rôle spécifique et significatif
qu’ont joué dans la période importante
de la fondation des cités-jardins certains
États nationaux du Mitteleuropa 10 , surtout
ceux des deux Empires centraux :
Allemagne et Autriche-Hongrie. Notre
choix est allé en priorité aux villes et
aux cités-jardins situées aux marges –
selon une option favorite de notre Laboratoire
– et aux frontières de la zone d’influence
germanique, comme les grandes
zones stratégiques de la Saxe-Silésie, la
Hongrie et le Rhin Supérieur. En effet,
un des destins communs de ces grandes
régions européennes historiques était,
depuis la formation des États-nations
modernes au cours du XIX e siècle, le fait
d’avoir changé – parfois à plusieurs
reprises – d’appartenance et d’identité
nationales, et cela toujours sous l’influence
directe de la politique d’expansion
du monde germanique d’une part,
qu’elle fût wilhelminienne, austro-hongroise,
weimarienne ou hitlérienne, et
d’autre part sous l’influence soviétique.
Depuis plusieurs années nous assistons
en France à un regain d’intérêt
pour les cités-jardins. Leur bonne réception
est-elle en rapport avec leur
meilleure résistance à l’obsolescence et
à la dislocation de nos banlieues en
crise d’identité ? Sans doute, mais cela
n’explique pas tout. Il s’y ajoute la beauté
de leur paysage, le pittoresque, le gardenesque,
l’architecture régionaliste,
l’ordre urbanistique : éléments esthétiques-écologiques
qui gardent leur
dignité, même dans le cas d’une désuétude
évidente due à leur âge, à leur
origine économique ou à leur manque
d’entretien. Il y a sans doute aussi les
pratiques associatives et communautaires
qui s’y sont développées et qui y
perdurent plus facilement que dans
d’autres formes de banlieue et d’une
protection architecturale, comme c’est
le cas des quatre cités-jardins que notre
équipe a étudiées.
Mais une partie substantielle du succès
actuel des cités-jardins vient incontestablement
du fait que dans les
milieux intellectuels, techniciens et universitaires,
elles sont de plus en plus
regardées, perçues et imaginées comme
des utopies urbaines de la modernité
tardive, ou de la postmodernité. Ne sontelles
pas conçues et réalisées par une
démarche de reconstruction utopique ?
Ne sont-elles pas le résultat d’expériences
de pensée, d’anticipations professionnelles
des possibles programmables
? Ne sont-elles pas ces « espaces
réussis » d’une utopie concrète, concept
de sociologie urbaine élaboré par les
sociologues Henri Lefebvre et Henri
Raymond, ou d’une utopie réaliste,
notion sociologique proposée par Roger-
Henri Guerrand, où la dimension esthétique
et culturelle cohabite harmonieusement
avec la dimension sociale du
projet urbain ? Ne sont-elles pas aussi
ces utopies expérimentales des projets
urbains où la démarche utopique a été
« à considérer expérimentalement, en
étudiant sur le terrain ses implications
et ses conséquences » ? 11
En ce sens les cités-jardins sont bien
des utopies puisqu’elles n’ont jamais pu
viser que le singulier, l’unicité du projet,
parce que la société et les pouvoirs ne
pouvaient ou ne voulaient pas reprendre
ces projets urbains, en les rendant globaux
ou réalisables à grande échelle. En
tous cas, elles nous rappellent cette
phrase d’André Gide : « C’est par la
porte étroite de l’utopie qu’on entre
dans la réalité bienfaisante ».
Les villes idéales :
l’exemple de la Saline
d’Arc-et-Senans
On peut se demander si les villes
idéales, inventions typiques de l’Occident,
peuvent être intégralement
inclues dans le champ utopique. La tradition
de sociologie urbaine les considère
comme des projets urbains
imaginés, parfois réalisés, qui peuvent
appartenir au champ utopique, non pas
■
Plan général de la Saline de Chaux, Arc-et-Senans, Nicolas Ledoux
en tant que catégories, mais plutôt en
tant que formes et modèles fonctionnels
et symboliques nouveaux. En effet, en
tant que villes de projet, produits de
l’expérience de pensée et – plus rarement
– de l’expérience pratiquée, anticipations
urbaines des possibles, fondées
sur l’idée de l’harmonie, de
l’abstraction géométrique (symbole du
cosmos et de la science), les villes
idéales sont très proches des cités
idéales utopiques. Mais pour l’utopie
classique, la ville utopique est l’espace
matérialisé de la société harmonique
dans son urbanisme et son architecture,
conçue essentiellement pour que la vie
des Utopiens y retrouve la forme adéquate
de leur vie communautaire.
Les villes idéales sont des projets
urbains répondant essentiellement à
une finalité (pratique) immédiate, sans la
nécessité de critique sociale, la remise
en cause ou la transformation de l’ordre
établi. Cet aspect rapproche la ville
idéale de l’idéologie et de la politique
(Prince, pouvoir républicain, pouvoir
spirituel ou temporel). Sans résoudre ce
paradigme, nous considérons que les
cités idéales ont contribué à renouer, au
cours des différentes époques y compris
la nôtre, à la valorisation de l’utopie.
Cependant nous n’incluons pas en sociologie
les villes idéales dans le champ des
cités utopiques des philosophes de l’Antiquité,
ni dans celui des socialistes
utopiques du XIX e siècle.
Au cours du XVIII e siècle, dans la
France des Lumières passée en tête dans
le domaine des théories urbaines et architecturales,
émerge une nouvelle pensée
sur la ville idéale qui devient de plus en
plus réalisable, en tant qu’expérience
unique et significative. Sa raison d’être et
son renouvellement viennent de sa position
de confluence et de sa capacité de
répondre à la fois à la volonté du
monarque absolu et à la bourgeoisie
urbaine émergente dans leur effort de
créer des villes nouvelles de prestige et
de pouvoir. La Saline Royale d’Arc-et-
Senans en Franche-Comté, commandée
par Louis XV et construite selon les plans
de l’architecte de génie, Claude-Nicolas
Ledoux (1736-1806), est un exemple
important de ville idéale, qui annonce
déjà la modernité. A ce sujet, nous avons
été très intéressé de participer, dans le
cadre des recherches effectuées dans
notre Laboratoire, aux travaux de préfiguration
d’une exposition internationale
intitulée A la recherche de la cité idéale,
organisée par l’Institut Claude-Nicolas
Ledoux, inaugurée le 14 juillet à la Saline
Royale d’Arc-et-Senans. 12
Notre participation au groupe de
réflexion de cette même exposition sur la
thématique de la (dernière) salle 12, intitulée
Questions d’aujourd’hui. De Chandigarh
à Shanghai : L’état de la ville, 13 nous
a permis de revoir et de relire par une
mise en scène particulière, non seulement
la ville idéale d’Arc-et-Senans, mais aussi
Chandigarh, la capitale du Penjab, ville
nouvelle commandée en 1951 par Nehru,
Premier ministre de l’Inde, imaginée et
93
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Stéphane Jonas
Des villes utopiques aux villes idéales
94
dessinée par Le Corbusier (1887-1965)
grand architecte visionnaire français et
son équipe. Chandigarh est en effet une
des villes idéales contemporaines du XX e
siècle. Sans le faire exprès, nous avons été
favorisé dans ce choix par le fait que les
architectes qui ont imaginé ces deux
villes idéales nées à deux cents ans de distance,
à savoir la Saline Royale d’Arc-et-
Senans et Chandigarh, ont été mis en
parallèle et étudiés comme les grandes
figures de la genèse du développement de
l’architecture autonome, par l’historien
de l’art autrichien, Émile Kaufmann. 14
Nommé entre 1771 et 1793 inspecteur
des Salines d’État en Franche
Comté, protégé de la favorite de
Louis XV, Madame du Barry, Ledoux
devait faire les projets d’une ville-manufacture
ex nihilo pour le traitement du
sel, denrée précieuse, stratégique
même, entrant sous la protection de
l’armée. La version définitive construite
de cette Saline royale – partiellement
réalisée et actuellement classée au
patrimoine mondial de l’UNESCO – est
déjà en soi une ville idéale réalisée,
avec une qualité architecturale et historique
rare. Mais Ledoux travaillait
parallèlement sur un projet de ville
idéale complète, appelée la Ville de
Chaux, qui devait être le couronnement
de ses idées et de ses théories révolutionnaires
et fortement utopiques sur la
ville à venir. Son ouvrage majeur, L’Architecture…
15 donne des descriptions
détaillées et des documents iconographiques
saisissantes sur ce projet. La
reconstruction utopique narrative se
livre parfois sur cette ville idéale
à « une effusion poétique des sentiments
d’une âme meurtrie. » 16 Nous
pensons que cette phrase étonnante de
Ledoux peut être sa profession de foi
pour sa ville idéale : « Égayons le présent,
jetons des fleurs sur l’avenir. » 17
Cette présence simultanée du réel et
de l’idéal devait être vécue d’une manière
sinon tragique, du moins conflictuelle
par Ledoux. Sur le plan de l’organisation
formelle, la ville-usine de la
Saline a été exécutée d’une manière
tout à fait remarquable : choix pratique
du site, techniques constructives
modernes, architecture de qualité,
forme elliptique hardie avec la réalisation
d’un espace semi-circulaire (symbolisant
la marche du soleil) autour de
laquelle sont organisés rationnellement
les édifices et la production du sel : la
maison du directeur (au centre), les
fabriques, les logements des employés
et des ouvriers, les installations nécessaires
aux services et l’entrée principale.
Mais sur le plan sociologique, c’est
une ville contrôlée et surveillée où le
pouvoir royal exige des mesures sécuritaires
contre le vol du sel, symbolisées
par le gouverneur militaire et les soldats
de garnison, par l’enceinte fortifiée, par
la conception d’une ville assiégée, d’un
espace social surveillé et clos. Cet espace
clos projeté et exécuté ne peut pas
être uniquement imputé à l’organisation
du travail lié au sel.
S’il est assez clair que l’imagination
pouvait prendre le pouvoir dans l’architecture
et l’urbanisme, il est aussi évident
qu’elle était limitée dans l’organisation
sociale par la tradition princière
du monarque absolu. Le sociologue
Alain Chenevez, chercheur à l’Institut
Claude-Nicolas Ledoux, s’est récemment
interrogé sur ce qu’il a appelé « la
mémoire vide » de la Saline sur le plan
de l’histoire sociale des lieux : « Or, nous
nous demandons dans cet article –
observe-t-il – si le « vide » de « mémoire
» et « l’amnésie » de l’histoire sociale
et politique criants sur le site d’Arcet-Senans,
ne sont pas la condition de
survie de discours définissant le lieu
uniquement sous l’angle de son architecture,
du prestige et de l’utopie. » 18
N’oublions pas que la cité idéale de
Ledoux était composée de deux projets
: le réel (Saline) et l’idéal (la Ville
de Chaux) et ce dernier était imaginé
et décrit par une véritable passion poétique
et philosophique, dans la belle
tradition française des Lumières. Et, à
côté de ce qui a été construit, il faut
ajouter ce qui a été rêvé, imaginé et
prévu, en l’absence totale, selon la
démarche utopique, de prise en considération
de la faisabilité immédiate,
des contraintes, des institutions et des
organisations présentes lors d’un tel
projet social urbain : jardins ouvriers,
marché, équipements sanitaires, lieux
d’assemblée, palais d’éducation,
théâtre, cimetière, cénobie pour des
familles philosophes, Oïkéma : lieu de
plaisir, et tout cela noyé dans la forêt
de Chaux, d’où le nom même de la ville
idéale. Là, l’utopie urbaine fonctionnelle
et architecturalement parfaite
est dépassée par l’imagination créatrice
; elle devient une utopie sociale.
Chandigarh : une
réalisation de Le
Corbusier
Depuis plusieurs années nous nous
intéressons à l’existence dans l’œuvre
urbanistique riche et variée de Le Corbusier
d’une dimension utopique très
forte 19 . Il a imaginé Chandigarh dans la
période de sa vie que ses biographes
appellent celle de la reconnaissance
internationale, qui va de 1945 à sa mort
en 1965. Nous insisterons ici sur deux
aspects sociologiques qui nous paraissent
importants pour la connivence de
l’architecte avec l’utopie. Premièrement,
la démarche utopique touche l’ensemble
de l’œuvre corbusienne et à
chaque période de sa vie correspondent
une approche et un esprit d’utopie
appropriés. Elle s’organise toujours
autour d’une matrice mémorielle, où
l’existence d’une dynamique historique
et sociale est consciente ; mais c’est le
présent qui guide l’imagination. La force
principale de l’utopie est dans la forme
littéraire narrative présente dans ses
écrits. Deuxièmement, Chandigarh se
situe dans la période de l’expérience
pratiquée des réalisations des cinq unités
d’habitation qui sont les formes de
villes idéales à l’échelle des quartiers et
des unités de voisinage et de vie sociale
résidentielle. Il ne lui restait plus qu’à
obtenir une commande pour passer à
l’échelle supérieure, celle de la ville
idéale.
Les fondements épistémologiques et
théoriques d’une ville de pensée étaient
déjà jetés dans son ouvrage La Ville
radieuse, élaborés entre 1930 et 1935. 20
La commande de Nehru a permis à Le
Corbusier d’imaginer l’une des villes
idéales les plus étonnantes réalisées au
XX e siècle. Conçu comme un objet fini 21 ,
une ville nouvelle pour 500.000 habitants
en deux étapes, sans banlieue - et
assurant la fonction de capitale de la
partie indienne de l’Etat du Penjab -
Chandigarh est une ville nouvelle fondée
sur deux idéaux utopistes : l’un
émanait de l’autorité, du commanditaire,
l’autre venait du concepteur. Le président
Nehru n’a-t-il pas voulu ériger
Chandigarh en un modèle urbain de
son pays en voie de développement et
de son peuple multi-ethnique pour
dépasser l’état précaire des pays du
Tiers-Monde ? : « Qu’elle soit une ville
■
nouvelle, symbole de la liberté de l’Inde,
désentravée des traditions du passé
… une expression de la confiance de la
nation dans le futur. » 22 . Le Corbusier ne
voulait-il pas appliquer ses idées utopiques
rédigées sur la Ville radieuse,
ville idéale verte dont les idéaltypes
qu’il convenait de transformer étaient
jusqu’alors Moscou et Paris, grandes
métropoles non fondées ?
Chandigarh est la ville idéale verte,
où les principes de la ville radieuse et
des unités d’habitation sont adaptées
aux aspirations et aux exigences du
pouvoir indien de créer non pas une
capitale politique des possibles, mais
celle d’une ville nouvelle programmable
et réalisable. En effet, le programme
d’origine a été élaboré, avant
la venue de Le Corbusier, par les hauts
fonctionnaires indiens sortis d’Oxford.
Le Plan Directeur 23 , élaboré à Paris,
devait tenir compte de cette réalité. Le
Corbusier a fait lui-même le projet du
Capitole, siège du Gouvernement. 24 Le
Plan Directeur comprenait une grille
complète de voies de 800 m x 400 m,
délimitant des secteurs, formes nouvelles
de quartiers nouveaux. Deux
réseaux traversent la ville : la circulation
en est-ouest qui se faufile entre les
secteurs et la circulation piétonne
nord-sud qui est intégrée dans la coulée
de verdure et traverse les secteurs sans
rencontrer le trafic mécanique. Trois
quarts de la trentaine de secteurs sont
résidentiels, contenant 10 à 30.000
habitants.
Chandigarh compte actuellement
500.000 habitants et avec les villes satellites
(non prévues) qui l’entourent,
constitue une agglomération d’un million
d’habitants. Comble du destin,
Chandigarh est une capitale dépossédée
de son État, à cause d’une nouvelle scission
du Penjab en deux pour des raisons
politiques. « Néanmoins, observe J.Rizzotti,
50 ans après sa création, et malgré
tous les problèmes récurrents de l’Inde,
Chandigarh reste la ville qui fonctionne
le mieux dans le subcontinent, avec des
degrés à respecter, un patrimoine
moderne à défendre, une réalité sociale
bien lisible. » 25
Le projet utopique de Le Corbusier,
tel qu’il se déploie dans la ville idéale
de Chandigarh, met en avant deux
expressions de sa dimension utopique :
construire un monde meilleur fondé sur
le bonheur et promouvoir un progrès
scientifique et artistique conduisant la
communauté urbaine vers une plus
grande harmonie sociale. En réinventant
un nouveau rapport avec la nature
– reprenant ici une idée utopienne de
Ledoux, à laquelle il assure ainsi une
continuité – sa ville idéale devient une
ressource, comme un lieu majeur possible
de la réalisation d’un nouveau rapport
homme-nature. En réalisant à
Chandigarh plusieurs éléments architecturaux
et sociaux d’une ville citoyenne
adaptée aux besoins d’une société
émergente, Le Corbusier a réhabilité
aussi la politique, en lui attribuant,
certes avec beaucoup d’idéalisme, la
capacité de créer une ville contemporaine
à l’échelle humaine, en mettant en
place – sans pouvoir faire le reste – des
formes et des conditions urbaines
sociales réelles.
Les penseurs et les créateurs des
cités-jardins et des villes idéales de la
modernité sont assurément de grands
bâtisseurs de la ville et de la société
urbaine contemporaine. Continuateurs
de l’utopie expérimentale et professionnelle
de la ville, qu’il s’agisse de
l’expérience pratiquée ou de l’expérience
de pensée, s’ils ont rêvé d’une
ville de l’Esprit, ils étaient aussi partants
pour construire des cités-jardins et des
villes idéales pour leur commanditaire.
L’immense majorité d’entre eux avait le
courage et la sagesse de refuser les utopies
pratiquées d’un monde à l’envers
du type mystico-religieux ou totalitaire.
Leur pensée et leurs actions montrent
néanmoins les limites de la démarche
utopiste, puisque aussi bien les projets
que les programmes des créateurs ont
sous-tendu un projet urbain et un projet
social où une élite d’artistes, de scientifiques,
de propagateurs ou de techniciens
a prétendu pouvoir élaborer pour
l’Autorité les cadres spatiaux et sociaux
d’une cité idéale harmonieuse, belle et
parfaite. Défricheurs et innovateurs
infatigables, ils nous rappellent cette
phrase énigmatique du poète allemand
Hölderlin : « Nous ne sommes rien. Tout
est dans ce que nous faisons. »
95
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

GERGELY NAGY
96
Notes
■
1. « Utopie et sciences sociales ».
Colloque international organisé par
l’Ecole Doctorale : langage, espace,
temps, Faculté des Lettres et
Sciences Humaines de l’Université
de Franche-Comté, et le Laboratoire
de Sociologie et d’Anthropologie
(LASA-UFC), 22-23 mars 1997. Voir
aussi la publication des Actes :
B PEQUIGNOT (Dir.), Utopies et
sciences sociales, L’Harmattan, Paris,
1998. Coll. Logiques sociales, 354 p.
2. Les cités-jardins du Mitteleuropa,
Appel d’offres, recherche du PIR-
Villes, CNRS, terminée en 1998.
Responsable scientifique : S. Jonas ;
autres membres de l’équipe : M.N.
Denis, F. Weidmann, L. Bonnord
(Strasbourg) ; A. Mariotte (Dresde) ;
W. Kononowicz (Wroclaw) ; G. Nagy,
K. Szelényi, J. Vadas (Budapest).
Voir aussi l’ouvrage S. Jonas, G.
Nagy, K. Szelényi (Dir.), Les cités-jardins
du Mitteleuropa ; étude de cas de
Strasbourg, Dresde, Wroclaw et
Budapest, Hungarian Pictures,
Budapest (la sortie du livre est prévue
pour le printemps 2001).
3 A la recherche de la cité idéale.
Exposition organisée par l’Institut
Claude-Nicolas Ledoux avec la participation
du Ministère de la
Culture et de nombreuses institutions
et associations. Voir notamment
la Salle 12 – Questions d’aujourd’hui.
De Chandigarh à
Shanghai : L’état de la ville ; responsable
: J. Rizzotti, architecte ; autres
membres de l’équipe : C. Bourgeois,
photographe, S. Jonas, sociologue,
R. Kleinschmager, géographe, D.
Payot, philosophe.
4. J. Duvignaud, Chebika. Etude sociologique,
Paris, Gallimard, 1968.
5 H. Desroche, « Utopie et utopies », in
Encyclopaedia Universalis, pp. 264-269 ;
Th. Kuhn, « La fonction des expériences
par la pensée » in La tension
essentielle, Tradition et changement dans
les sciences, Gallimard, Paris, 1990.
6. G. Fontenis, L’autre communisme ;
histoire subversive du mouvement
libertaire, Acratie, 1990.
7 F. Godez, « L’utopie comme méthode
: ou la reconstruction utopique
comme expérience « narrative » de
pensée », in B. Pequignot (Dir.),
Utopie et sciences sociales, op. cit.,
pp. 193-201.
8 A. L. Morton, L’utopie anglaise,
Maspero, Paris, 1964, p. 9.
9 G. Benoît-Lévy, La Cité-Jardin,
Editions Henri Jouve, Paris, 1904.
Préface de Charles Gide. H. Kampffmeyer,
Die Gartenstadtbewegung,
Verlag von B. G. Teubner, Berlin,
1913 (2e édition) ; « Le mouvement
en faveur des cités-jardins en
Allemagne », in revue Vie Urbaine,
Paris-Sorbonne, n° 28, 1925 ;
P. Behrens, «Die Gartenstadtbewegung»
in revue Gartenstadt, 4.
Heft, 2. Jahrgang, 1908.
10 L’une de nos hypothèses de départ
au sujet de l’existence ou non d’un
modèle de cité-jardin du Mitteleuropa,
s’est imposée à nous à cause
du rôle de pionnier qu’a joué
l’Allemagne unifiée dans l’innovation
et la diffusion des cités-jardins
sur le continent. Nous sommes ici
bien sûr en présence du grand
mythe fondateur paradigmatique
de la mission historique civilisatrice
germanique depuis l’existence du
Saint Empire Romain Germanique.
Mais de nombreux chercheurs des
nouveaux pays démocratiques ne
sont pas satisfaits de l’appellation
nouvelle proposée par la diplomatie
occidentale, à savoir « L’Europe
Centrale et Orientale », et ils observent
que l’Europe Centrale commence
déjà sur le versant est des
Vosges en France et l’Europe
Orientale va jusqu’au piémont de
l’Oural.
11 H. Lefebvre, Droit à la ville, T.I.
Anthropos, Paris, 1968, p. 122 ; H.
Raymond, L’architecture, les aventures
spatiales de la raison, CCI –
Centre Pompidou, Paris, 1984.
12 L’exposition A la recherche de la cité
idéale a été conçue et réalisée par
l’Institut Claude-Nicolas Ledoux
d’Arc-et-Senans, présidé par Serge
Antoine, avec la participation
notamment de la Mission 2000 en
France, du Ministère de la Culture
et de la Confédération Suisse.
13 Salle 12 – Questions d’aujourd’hui.
De Chandigarh à Shanghai : l’état de
la ville, Concepteur et responsable :
Jacques Rizzotti, architecte,
Professeur à l’École d’Architecture
de Strasbourg ; autres membres de
l’équipe de réflexion : Christophe
Bourgeois, photographe, S. Jonas,
sociologue, R. Kleinschmager,
géographe, D. Payot, philosophe.
Les titres des 11 autres salles
sont les suivants : 1 – Scènes des
villes rêvées ; 2 – Visions et volontés
; 3 – Leçons de Ledoux ;
4 – L’architecture de la cité idéale ;
5 – Rêves d’ingénieurs ; 6 – Vivre et
travailler ensemble ; 7 – Les portraits
; 8 – La grande horloge du
monde ; 9 – Villes et réseaux –
Réseaux et villes ; 10 – Les cités en
bandes dessinées ; 11 – Les cités des
animaux. (Voir aussi : Guide d’exposition).
14 E. Kaufmann, De Ledoux à Le
Corbusier ; origine et développement
de l’architecture autonome,Éd.Livre
et Communication, Paris, 1990. La
première édition autrichienne date
de 1933.
15 C. N. Ledoux , L’architecture considérée
sous le rapport de l’art, des mœurs
et de la législation, Paris, 1804.
16 Cité par Kaufmann, op.cit., p. 30.
17. Idem, p. 31.
18 A. Chenevez, « Saline d’Arc-et-
Senans : utopie et mémoire vide »,
in B. Pequignot, (Dir.), Utopies et
sciences sociales, op. cit., p. 55.
19 S. Jonas, « Le Corbusier, théoricien
de l’urbanisme et penseur de la
sociologie des villes » in F. Bradfer
(Dir.) Le Corbusier, la modernité et
après…, Ed. CIAO, Louvain-la-
Neuve, 1988, pp. 139-146 ; « La
dimension utopique dans l’œuvre
urbanistique de Le Corbusier », in
B. PEQUIGNOT (Dir.), Utopies…,op.
cit., pp. 111-126.
20 Le Corbusier, La Ville radieuse, Paris,
1935.
21 M. Parent, « Discours de clôture »
in P.G. GEROSA, S. JONAS (Dir.), Le
Corbusier, Europe et Modernité,
Editions Corvina, Budapest, 1991,
pp. 244-249. (Actes du colloque
international, Conseil de l’Europe,
1987.)
22 Cité par J. Rizzotti in Petit Guide de
l’exposition A la recherche de la cité
idéale, p. 76.
23 Les éléments principaux du Plan
Directeur sont les suivants :
1 – Capitole ; 2 – Centre commercial
; 3 – hôtels, restaurants ;
4 – musée, stade ; 5 – Université ;
6- marché ; 7 – bandes de verdure
dans les secteurs ; 8 – la rue marchande
; 9 – la vallée des loisirs ;
10 – industrie et gares (voir aussi le
plan).
25 Le Capitole se compose ainsi : Le
Parlement ; le Secrétariat ; le Palais
du Gouverneur ; le Palais de
Justice ; la Tour des Ombres et la
Fosse des Considérations ; le
Monument des Martyrs ; le
Monument de la Main Ouverte ; le
Club ; le lac artificiel.
25 J. Rizzotti, in Petit Guide de l’exposition,
op. cit., p. 76.
Utopie et cités-jardins
GERGELY NAGY
Architecte
Université Technique de Budapest
L’exemple de la colonie
Wekerle à Budapest(Hongrie)
L
es idées utopiques ont rarement
été mises en pratique dans le
domaine de l’architecture. L’univers
de la théorie architecturale est issu
des descriptions données pour contribuer
à la pratique de l’architecture ordinaire
par un système de règles favorisant
des formes sensées parfaites et
des constructions utilitaires. Les systèmes
de proportion, les exigences
constructives et les guides pratiques
ont déjà été produits - et ce n’est pas un
hasard - dans l’architecture antique.
Les principes directeurs qui sous-tendaient
ces acquis étaient la beauté inaccessible
et l’utilité (fonction, stabilité,
emploi, etc.). Naturellement, les explications,
notées en marge des indications
pratiques, devaient éclairer les
concepts abstraits tels que la beauté
définie par le goût de l’époque. A cause
de la fixation des systèmes des ordres,
liés au style, au moment des changements
des possibilités architecturales
d’une époque donnée (formation de
nouveaux styles architecturaux), il était
naturel que les conditions des systèmes
de représentations possibles justifiant
la beauté, saisis seulement grâce à la
mathématique, dussent aussi changer
en fonction de la dépendance du lieu
géographique, de la conception, et des
possibilités locales.
Les cultures architecturales nouvelles,
les modes d’une époque, les technologies
nouvelles, les possibilités de
transformation du matériau ont ouvert
de nouvelles perspectives à l’architecture.
Rappelons-nous ici les transformations
considérables de l’ordre fonctionnel
des bâtiments bien construits,
sous l’effet et l’influence de la logique
de l’ordre dorique. Elles ont permis
l’introduction des autres ordres architecturaux
et d’autres proportions. Les
principes de composition et les points
de vue également rédigés ont toujours
visé la perfection. Les lois statiques terrestres
ont fait naître à chaque époque
des systèmes qui avaient leurs principes
propres, les structures parfaites
qui leur correspondaient. Le principe
(l’effort) précédait considérablement
les possibilités réelles, mais à l’apogée
d’une époque donnée les principes pouvaient
être en parfaite harmonie avec
les lois de la nature terrestre.
L’exigence de composition de l’espace
issue de l’esprit du temps et les
styles architecturaux consécutifs pouvaient
ainsi se servir réciproquement.
La tendance à la perfection représentait
l’esprit du temps. L’interprétation
de l’univers terrestre de l’homme,
le rapport humain transcendantal,
dicté par l’époque, ne pouvait s’exprimer
de façon plus démonstrative que
dans l’architecture. A côté de l’univers
des formes - né pour accentuer l’élément
spatial et sa délimitation - c’est
la conception de l’espace qui possède
le plus grand nombre de caractéristiques.
Très tôt, dans l’Antiquité, surtout
à l’époque romaine, les exigences
ont été résumées d’une manière très
synthétique. Les contraintes, les régularités
ont défini les principes de
construction et d’architecture. Ce
n’est pas par hasard que l’ordre de l’interprétation
du monde architectural a
opéré un retournement à l’époque de la
Renaissance.
97
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes

Gergely Nagy
Utopie et cités-jardins. L’exemple de la colonie Wekerle à Budapest
98
Le problème du « Garden Suburb» illustré par R. Unwin dans une leçon sur l’expansion urbaine faite à Manchester en 1912
Des cités idéales de la
Renaissance
Cette époque a créé également une
nouvelle pensée à partir de sa nouvelle
conception: rejeter l’univers de l’espace
et des formes précédent. Pour pouvoir
exprimer les nouveaux principes, il
a fallu créer une nouvelle conception de
l’espace. La perception était déjà auparavant
une catégorie déterminante,
mais la recherche de la beauté a pris
des formes totalement nouvelles. Les
théories et les modes d’interprétation
surgis avec une force accrue ont été formulés
en s’appuyant sur l’érudition de
l’Antiquité. La théorie de l’architecture
a fixé, souvent indépendamment de
la pratique, les principes qui ont exercé
plus tard une influence considérable
sur l’évolution de l’architecture (par
exemple: la centralité). Les idées et les
principes ont créé un nouvel univers de
pensée. Les systèmes se sont perfectionnés,
en passant des proportions des
éléments architecturaux les plus petits
au montage de systèmes de structures
urbaines complètes. La conception de
l’environnement complet, la réflexion
globale visant l’ordre parfait ont créé
■
un système idéal. Des modèles idéaux
sont nés, dont l’importance pratique
est incontestable.
Les exigences fonctionnelles sont
devenues de plus en plus complexes,
l’architecture a pu aussi remplir ainsi
un rôle décisif dans plusieurs domaines.
Du point de vue architectural, la ville
est une telle entité. Dès le Moyen Age
sont nées de petites villes qui ont reflété
l’idéal du système de cité-jardin. L’architecte
anglais, Sir Patrick Abercrombie
(1879-1957), a considéré que la ville
flamande de Fournès était une cité-jardin
médiévale. Sa formulation est incontestablement
pertinente, puisque sur la
gravure de 1590 présentée dans son
ouvrage 1 , on voit que les fonctions
urbaines de l’époque sont organisées
d’une façon moderne même pour l’esprit
de notre époque actuelle. La place
centrale, le système de voirie intramuros,
les remparts fortifiés, ainsi que
le rapport des maisons bourgeoises et
des champs cultivés expriment des principes
réels de cité-jardin. C’est seulement
le rapport avec l’industrie qui est
absent de ce milieu à cause de l’époque.
La vie des villes, leur organisation
possible, l’importance militaire des
agglomérations, leur défense ont créé
une nouvelle vision urbaine. En même
temps la ville, en tant qu’un nouvel espace
social, a engendré de nouvelles interrogations.
Autrefois, les questions théoriques
aidaient la pratique. La théorie
architecturale a précédé son époque pendant
la Renaissance. Le modèle est apparu.
La création de modèles a, dans ce
milieu idéal, créé un ordre adéquat,
adapté à un environnement optimal. Les
principes ont été projetés dans l’avenir à
l’aide d’idéaux dont la réalisation était
presque sans espoir. Les modèles ainsi
créés par des idéaux jamais totalement
détachés de la pratique, ont présenté des
principes architecturaux adaptés aux
nouvelles exigences de la société en
changement. La société, la population
urbaine, a formé un ordre unitaire. Au
cours de la Renaissance, la ville est
apparue comme un modèle.
Dans la ville idéale on a cherché le
système le plus avantageux des fonctions
urbaines. Les nouvelles techniques
de boisement ont constitué un
système cohérent fondé sur les principes
mathématiques, avec au centre le
château, le dôme, le palais et les bâtiments
représentant le pouvoir. La ville
de Palmanova du Veneto (1593-1599) a
été construite selon un plan de neuf
angles, avec la place centrale à six
angles reliée aux remparts fortifiés par
dix-huit voies radiales 2 . Au centre sont
situés les bâtiments du gouvernement
militaire et de garnison de la défense,
et les casernes des mercenaires sont
situées à la périphérie intra-muros. Les
voies radiales sont reliées par trois
voies circulaires parallèles sur lesquelles
sont aménagées des placettes
symétriques. A la construction de cette
place forte de la République de Venise
a participé le grand architecte italien
de la Renaissance et concepteur de
villes idéales, Vicenzo Scamozzi (1552-
1616). C’est sans doute de la formation
d’Amsterdam, à partir de 1609, qu’est
née la ville moderne où l’idéal urbain
formel de la Renaissance s’allie aux
besoins de la bourgeoisie urbaine
européenne émergente.
Les changements sociaux consécutifs
à l’évolution de l’industrialisation
ont commencé à mettre l’accent sur
l’environnement de l’individu et des
collectivités. C’est la relation entre
l’homme et son environnement proche
qui vient au premier plan. La construction
de la ville devient surtout le terrain
de rencontre entre les sciences sociales
et l’architecture (ces domaines-là sont
alors assez peu connus). A côté des
modèles théoriques et sociaux nouveaux
apparaissent les modèles urbains
nouveaux. L’homme vient au premier
plan, indépendamment de la nature des
modèles. L’agriculture et l’industrie ont
créé des exigences fonctionnelles structurellement
nouvelles; de nouveaux systèmes
de coexistence devaient apparaître.
La théorie a précédé - et de loin
- la pratique. Sans doute ne regrettonsnous
pas que les modèles urbains ne se
soient véritablement généralisés que
plus tard, à l’époque de l’urbanisme
moderne.
Les projets des
socialistes utopiques
Dans le Phalanstère de Charles Fourier
(1772-1837), figure française éminente
du socialisme utopique, la ville
est organisée en quelque sorte autour
d’un seul bâtiment, le Palais sociétaire,
à l’image du château de Versailles, donnant
une demeure au nouveau mode de
vie. Les différentes parties sont réunies
■
autour des galeries à plusieurs niveaux,
où s’ouvrent aussi les appartements. Le
rez-de-chaussée était destiné aux différents
moyens de communication, le premier
étage aux enfants, le deuxième
aux espaces collectifs et les deux derniers
aux cellules d’habitation. Il n’y a
pas de différence de fortune et de spécialisation
entre les Phalanstériens 3 .
L’enseignement était dispensé dans les
ateliers de production. Les habitants
pouvaient choisir librement d’accomplir
leurs travaux quotidiens de deux
heures. La production et la distribution
étaient organisées selon les principes
coopératifs. Un Phalanstère était composé
d’environ 2000 personnes et dans
ce cadre les habitants devaient pouvoir
vivre indépendamment de leur statut
social et de leurs relations sociales. La
famille n’était pas la cellule sociale de
base unique; l’éducation des enfants
appartenait à la collectivité. La liberté
concernait aussi les biens, les pauvres
et les riches vivaient côte à côte. Sous
l’influence des thèses fouriéristes utopistes,
de petites villes communautaires
ont été fondées en Algérie, au Brésil et
aux États-Unis.
En France, l’industriel Jean-Baptiste
Godin (1817-1889) a fait construire,
selon ses plans mais en partant des
thèses fouriéristes, une unité d’habitation
qui rappelle celle de Fourier principalement
par son Palais sociétaire.
Mais ici les familles ouvrières qui travaillaient
dans son usine pouvaient
habiter des logements indépendants.
Cette grande unité d’habitation,
concentrée dans un seul bâtiment, s’élevait
à proximité immédiate de son
usine, complétée par une école et un
théâtre. Godin a appelé son unité d’habitation
Familistère - et non Phalanstère
- construite (et encore en fonction)
dans la petite ville de Guise, dans le
département de l’Aisne.
Robert Owen (1771-1858), un ancien
ouvrier devenu propriétaire d’une filature
à New Lanark en Ecosse, est considéré
comme un théoricien éminent du
socialisme utopique. Il a imaginé une
ville bâtie autour d’une immense place
centrale carrée, entourée de quatre
unités d’habitation. Dans trois unités,
les familles pouvaient habiter avec
leurs enfants en bas âge (moins de trois
ans). Dans la quatrième se trouvaient
les dortoirs des adolescents. Au centre
devaient se trouver les bâtiments communautaires:
temple, école, restaurant,
cuisine. En périphérie se situaient les
bâtiments agricoles et industriels. Les
quelque 1200 habitants vivaient principalement
de l’agriculture avec une
surface arable de 2000-6000 m 2 . Le
modèle urbain owenite était élaboré
par l’architecte Stedman Whitwell. A la
suite du séjour d’Owen aux États-Unis,
plusieurs communes owenites ont été
fondées dans l’Etat d’Indiana. Le village
idéal d’Owen, qui fonctionnait selon
les principes de coopératives, devait
servir de modèle d’une tradition nouvelle
et s’organiser à l’échelle planétaire.
L’importance de la place centrale
n’a pu véritablement prendre corps
que plus tard, dans la conception
howardienne de l’architecture des
cités-jardins 4 .
Ce n’est pas un hasard si les villes
conçues par les socialistes utopiques Fourier
et Owen ne se sont pas multipliées.
Elles ne se sont pas évanouies non plus et
elles ont resurgi dans des pensées et des
réalisations parallèles comme celles des
unités d’habitation de Le Corbusier (1887-
1965) par exemple. En rendant hommage
aux socialistes utopiques français, l’architecte
observe: « Victor Considérant, à
l’aube de l’ère machiniste disait: ‘Les dispositions
architectoniques varient avec la
nature et la forme des sociétés dont elles
sont l’image. Elles traduisent, à chaque
époque, la constitution intime de l’état
social, elles en sont le relief exact en le
caractérisant merveilleusement’. Fourier
l’avait précédé: ‘Il est pour les édifices
comme pour les sociétés, des méthodes
adaptées à chaque période sociale.’ » 5 .
La vision owenite de la ville resurgit
dans la ville idéale de J.S. Buckingham,
homme public et grand voyageur
anglais, qu’il a appelée « Victoria », en
1849. Il projetait de construire une ville
nouvelle pour 10000 habitants, dans le
but de diminuer le chômage. Il est vrai
que la ressemblance concernait seulement
les structures urbaines et non les
structures sociales. Il est à remarquer
que le projet de construction du plan de
« Victoria » est proche de la hiérarchie
interne des villes modernes non fondées.
Au centre habitent les riches, et
les pauvres sont renvoyés à la périphérie,
puisqu’ils travaillent dans les banlieues.
Des rues couvertes relient les
bâtiments. Les principes d’aménagement
sont la propreté, l’éclairage et un
environnement sain.
99
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Gergely Nagy
Utopie et cités-jardins. L’exemple de la colonie Wekerle à Budapest
100
La cité-jardin des
fondateurs
Le point culminant de ce processus
fondamental de création urbaine du
XIX e siècle est sans doute la construction
des cités-jardins. La nouvelle
conception se cristallise à la suite des
travaux théoriques du grand visionnaire
anglais Ebenezer Howard (1850-
1928). Ses principes utopistes, qui apparaissent
nettement dans la construction
des villes nouvelles et des cités-jardins,
ont marqué même l’architecture des
grandes villes telles que New-Delhi 6 .
Les travaux théoriques de Howard ont
débuté avec la parution de son ouvrage
de référence en 1898, intitulé Tomorrow.
Dans ce livre il a élaboré sa ville idéale
à partir de l’évaluation de la pratique
architecturale et urbanistique de son
époque. La ville à l’échelle humaine,
l’environnement naturel, les avantages
de la cité-jardin du point de vue industriel
et agricole, expriment une nouvelle
conception de ville. La cité-jardin
offre en effet aux habitants non seulement
un environnement construit nouveau,
mais elle assure aussi l’accès à la
culture, aux loisirs, à l’éducation, à l’appartenance
communautaire et familiale
et à l’épanouissement de l’individu.
E. Howard était une de ces personnalités
modernes exceptionnelles qui -
sans pratique professionnelle puisqu’il
était à l’origine un simple employé - a
réussi à bâtir un système urbain cohérent.
Quelques années plus tard, lorsqu’il
a fondé plusieurs associations de
cité-jardin, il a montré lui-même un bon
exemple de la mise en pratique de ses
thèses. Ses célèbres cités-jardins de
Letchworth (1904) et Welwyn (1919)
sont des exemples typiques des idées
utopiques de son temps et montrent
bien, même aujourd’hui, l’influence de
ses idées sur l’aménagement de nos
villes.
Il est incontestable que l’évolution
naturelle de la ville industrielle ainsi
que l’action de quelques industriels philanthropes
sensibles à l’architecture ont
créé des villes et des cités industrielles
qui montrent la voie pour l’évolution de
la ville depuis le XVIII e siècle, jusqu’au
système urbain howardien. Sans la définition
de tels principes, leur mise en
ordre, les exemples ainsi réalisés à petite
échelle n’auraient pas pu se diffuser
■
dans la pensée architecturale, comme
c’était désormais le cas dans le domaine
des cités-jardins. Certes les principes
howardiens étaient de caractère purement
théorique, mais Howard a toujours
pris soin de concevoir la ville
comme une entité, épousant ainsi la tradition
des villes idéales de la Renaissance.
La différence considérable était
qu’au moment de la formation de la
théorie des cités-jardins, l’habitant, le
citoyen était au centre de l’opération.
C’est la ville unitaire qui servait l’homme.Tandis
que dans la ville idéale de la
Renaissance, c’était la ville qui constituait
l’entité et elle a été imaginée
comme une entité de composition fonctionnelle
qui devait bien fonctionner. En
effet, dans la ville ayant un système, une
proportion et une structure de l’espace
parfaits, le citoyen pouvait avoir la nette
impression que c’était bien lui qui était
au centre.
L’aménagement des cités-jardins
dépassait les théories utopiques qui
l’avaient précédé, en ce sens que les
principes qui le sous-tendaient ont été
mis en pratique à une grande échelle.
Certes le modèle pur présenté dans les
principes théoriques n’a pas pu devenir
réalité. En effet, le système de la villecentre
howardienne de 50-60000 habitants
entourée de villes satellites de 20-
30000 habitants n’a pu être réalisée nulle
part dans sa totalité. Même les exemples
britanniques les plus importants n’ont pu
produire qu’un seul exemple de cité
satellite, en l’occurrence la cité-jardin de
Letchworth 7 .
Une cité-jardin
modèle : la colonie
Wekerle à Budapest
Il est extraordinaire qu’une cité-jardin
à l’échelle de la cité idéale de
Howard ait été construite à Budapest, en
Hongrie, pour 20000 habitants et à une
époque précoce dans l’histoire des citésjardins.
Sur la proposition du premier
ministre et du ministre des finances
Sàndor Wekerle (1848-1921), un programme
du gouvernement a été adopté
en 1908 pour créer des cités-jardins
pour les ouvriers de la grande industrie
de la capitale. Le gouvernement a en
effet pris des mesures prioritaires pour
assurer aux ouvriers montés massivement
à Budapest à la recherche d’un
■
travail, des conditions de logement
décents et pour casser les prix des loyers
spéculatifs exorbitants pratiqués dans la
capitale. S. Wekerle, qui depuis un certain
temps était séduit par l’idée de réaliser
des cités-jardins, a trouvé en la
personne du Maire de Budapest, Istvàn
Bàrczy (1866-1943), un allié précieux
pour ce genre de projet. Bàrczy voyait
d’un oeil favorable la manière anglaise
de créer des cités-jardins, selon laquelle
on ne se contentait pas de construire
simplement des cités, mais aussi des
villes nouvelles complètes où l’on raisonnait
en termes d’unités d’habitation
bien équipées et structurées. Il était en
effet important que la construction économique
fût accompagnée d’un environnement
sain, d’un grand espace vert
et d’un ordre urbain convenable 8 .
La construction de la cité-jardin a
commencé en 1909 et elle devait en
principe être terminée en trois ans. Afin
de pouvoir mener à bien et avec précision
ce chantier, le département de
construction du ministère des finances
et son chef, l’ingénieur Ottmar Györi,
responsable de la réalisation, ont été
renforcés par des architectes réputés. La
voirie de la cité-jardin a été conçue par
O. Györi - qui s’est inspiré pour son projet
de synthèse des projets de concours
primés - de façon à diviser l’espace
urbanisé en quatre centres secondaires.
Ces centres distribuaient ainsi l’espace
d’habitat de la population d’une manière
harmonieuse, comptant chacun 5000
habitants. Il a mis un soin particulier à
créer un paysage typique, en répartissant
les maisons-types en harmonie avec
la structure urbaine et paysagère. Ainsi
les paysages de la rue ont été constitués
par des maisons-types riches et variées.
L’organisation des jardins attachés
aux maisons avait la même importance
dans le projet que celle des maisons. Les
plantations suivaient l’importance de la
rue dans la hiérarchie viaire. On a ainsi
planté sciemment des peupliers sur les
voies radiales, alors que les voies circulaires
étaient plantées de platanes pour
y former des tunnels de verdure. D’autre
part, chaque rue avait alors et a maintenant
encore, ses essences d’arbres
propres et typiques.
Le programme de construction des
maisons-types a été établi par les services
compétents du ministère. Pour la
création des appartements, la cité-jardin
pouvait légèrement s’écarter des
La cité -jardin de Weckerlé à Budapest en 1999. Vue aérienne, photo de K. Szelényi. Au centre la place centrale de 5 hectares.
normes de construction sévères de la
capitale. Le but était de créer des logements
bon marché mais modernes. Les
bâtiments sont certes d’un niveau architectural
varié, ne serait-ce qu’à cause
des nombreux architectes qui y ont participé.
Mais par le respect rigoureux des
principes directifs, tous les bâtiments
reflètent le même esprit, chacun étant
ainsi un élément égal d’une unité architecturale.
Autour des placettes triangulaires
qui constituaient les centres des
quartiers secondaires, Györi a installé
les équipements scolaires. Ils sont tous
reliés par le boulevard intérieur. Ainsi
chaque équipement bâti renforce, par
son caractère architectural propre, le
réseau des équipements et le lieu géographique
des places secondaires. A
côté de chaque école a été construite
une salle de sport. Une école maternelle,
une maison du directeur et une maison
des instituteurs ont complété l’ensemble
du groupe scolaire. Le plan a
prévu la construction en bonne centralité
des bâtiments religieux des quatre
religions: l’église catholique, les temples
calviniste et luthérien et une synagogue.
Györi a bien défini aussi la place topologique-géographique
de l’hôpital, de
la poste, de l’hôtel de police, de l’abattoir,
de la piscine populaire et d’un
dépôt de tramway.
Le programme de construction a été
modifié plusieurs fois, les équipements
et leur place ont changé, plusieurs bâtiments
prévus n’ont pas été réalisés, en
partie à cause de l’éclatement de la Première
Guerre Mondiale, qui a retardé
considérablement la fin du chantier. De
nouvelles fonctions sont apparues aussi
au cours de la construction. Par exemple
sur la place centrale on a réalisé un
cinéma, un bureau de poste spécial, et
plusieurs immeubles à étages ont été
modifiés, notamment pour y installer
plusieurs magasins et le Cercle des habitants
de la cité-jardin. Dans le stade
s’est installé un club sportif de haut
niveau.
La formation de la place centrale a
été un véritable casse-tête pour les
concepteurs et les autorités. Au départ,
le premier ministre Wekerle n’a pas
trouvé une solution satisfaisante par
rapport au rang et au prestige de la citéjardin,
parmi les projets de concours
primés et ceux de leur modification.
Certes le sytème de voirie géométrique
avec ses huit grandes rues radiales qui
aboutissaient sur la place centrale
monumentale de cinq hectares était
une donne architecturale et urbanistique
favorable à une place représentative
et symbolique. Mais dans le plan de
Györi, la surface totale et les façades de
200 mètres de long situées entre les
rues transformaient la grande place en
un espace difficilement maîtrisable sur
le plan visuel.
Finalement, c’était le jeune architecte
hongrois, devenu célèbre par la suite,
Kàroly KÓs (1883-1977) qui a résolu le
problème grâce au concours spécial qu’il
a gagné. Il a en effet opté pour une place
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DENIS STEINMETZ
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fermée très urbaine et créé sur les avenues
principales de grands portails spectaculaires
de style transylvain et saxon et
en composant pour les autres bâtiments
des tourelles et des murs de pignon sur
les frontons touchant les angles de rues.
En proposant une place urbaine fermée
avec des bâtiments de plusieurs étages,
KÓs a réussi à créer, malgré la monumentalité
de la place centrale, une unité
architecturale remarquable. Quand il a
gagné ce concours spécial, la majorité
des maisons de la cité-jardin était déjà
réalisée. C’est sur la place centrale seulement
qu’il a par conséquent pu réaliser
ses idées architecturales. Ces conceptions
innovantes ont toujours enrichi la
cité-jardin.
Nous avons vu que le projet et la réalisation
de la cité-jardin de Wekerle à
Budapest n’a pas échappé, elle non plus,
au modèle howardien britannique de
créer, même en conditions banlieusardes
d’une métropole, des unités d’habitation
du type ville satellite autonome. C’est en
cela aussi que la cité-jardin de Wekerle
s’intègre dans l’archipel européen des
réalisations utopiques des cités-jardins.
En résumé, nous pouvons dire par rapport
à Wekerle, qu’on a construit à Budapest
entre 1909 et 1926, une cité-jardin exemplaire
qui ne manque pas de caractéristiques
utopiques. Selon les statistiques de
1929, dans la cité-jardin que les habitants
et l’opinion publique commençaient à
appeler Colonie Wekerle, on a érigé 4753
logements situés dans 1091 bâtiments
modernes. 20000 habitants de la capitale
ont ainsi eu là des habitations modernes
et saines. La cité-jardin de Wekerle,
aujourd’hui protégée, est un des meilleurs
exemples réalisés du mouvement
européen des cités-jardins.
Notre équipe de recherche internationale
a considéré dès le début les
cités-jardins du Mitteleuropa comme
des projets et des réalisations ayant
une dimension utopique 9 . Pour nous,
elles sont à la fois des utopies pratiquées
et des utopies de pensée. Les
utopies sont parfois réalisables quoique
rarement intégralement. C’est peut-être
bien ainsi parce que l’humanité échappe
ainsi à plusieurs fausses routes.
Cependant, au cours de la conception ou
de la réalisation des utopies architecturales
sont nées des idées utiles et innovantes
qui ont influencé favorablement
et souvent considérablement le monde
des époques ultérieures.
Notes
■
1 P. Abercrombie, Town and Country
Plan, London, 1961. La première
édition date de 1933.
2. M. Szücs, A reneszànsz épitészet
(L’architecture de la Renaissance)
Budapest, 1992.
3 T. Meggyesi, A vàrosépités utjai és
tévutjai (Les voies et les fausses
routes de la construction des
villes), Budapest, 1985. Voir aussi:
Ch. Fourier, Traité de l’association
domestique agricole, Paris, 1832.
4 S. Kostof, The City Shaped, London,
1999.
5 Le Corbusier, Manière de penser
l’urbanisme, Médiations, Paris,
1966, p.87.
6 Ph. Davies, Splendours of the Raj,
London, 1985.
7 M. Miller, Letchworth, The First
Garden City.
8. G. Nagy, K. Szelényi, Kertvàrosunk
Wekerle (Notre cité-jardin
Wekerle), Hungarian Pictures,
Budapest, 1994.
9 S. Jonas, G. Nagy, K. Szelényi, Les
cités-jardins du Mitteleuropa: étude
des cas de Strasbourg, Dresde,
Wroclaw et Budapest, Éditions
Hungarian Pictures, Budapest.
Préface de P. Watier et T. Fejérdi
(la sortie du livre est annoncée
pour le printemps 2001). Textes
légèrement modifiés et complétés
du rapport du contrat de recherche
commandé et financé dans le cadre
du PIR-Villes du CNRS, terminé en
1998. Laboratoire « Cultures et
sociétés en Europe » (Université
Marc Bloch, Strasbourg et CNRS) :
dir. P. Watier; responsable scientifique
du programme : S. Jonas;
autres membres de l’équipe:
M.N. Denis, L. Bonnord, F. Weidmann
(Strasbourg), A. Mariotte (Dresde),
W. Kononowicz (Wroclav), G. Nagy,
K. Szelényi, J. Vadas (Budapest).
La coloration
des façades
Individualisme triomphant
ou enjeu d’une « solidarité
esthétique » ?
DENIS STEINMETZ
Université Marc Bloch, Strasbourg
Département Arts Appliqués
C
Le développement
généralisé de la
couleur des façades
es dernières années ont vu
l’émergence d’une polychromie
de l’habitat individuel dont l’engouement
ne semble pas connaître de
limites. Pour l’instant, ses effets les
plus spectaculaires, tant en nombre de
façades colorées qu’en puissance chromatique,
semblent se concentrer sur
l’Alsace, mais d’autres régions françaises
ne sont pas épargnées. En Bretagne,
dans le Nord, près de Toulouse,
dans la Sarthe, par exemple, des maisons
bleues, roses ou jaunes, s’affichent
dans les rues ou ponctuent le paysage.
S’il s’agit souvent de manifestations
isolées, certaines communes mettent
en place de véritables campagnes de
ravalement dans le but de promouvoir
l’image du bâti par la couleur.
Alors que dans les années soixantedix
la couleur était devenue indispensable
pour donner une nouvelle vigueur
à l’entretien des façades et permettre
« l’embellissement des villes », elle n’a
pu s’imposer dans les campagnes qu’à
condition de se justifier de pratiques
traditionnelles et locales. Dans la plupart
des textes destinés à la promotion
de la couleur, l’argument de la tradition
était nécessaire : Ainsi un article du
Moniteur en 1988: « Depuis sept ou huit
ans, après la mode des années 60 qui avait
■
privilégié le blanc, de nombreuses villes
cherchent à renouer avec leur tradition et
à retrouver des ambiances colorées.» 1 , ou
cet autre : «Les ocres, les beiges, les roses
retrouvés sur l’ensemble des quais de
Saône redonnèrent au bâti ancien la
magnificence de son passé et rappelèrent
aux Lyonnais les parures florentines de la
Renaissance.» 2 ou encore dans le n°135
de Monuments Historiques : « Si l’image
traditionnelle de la maison à colombage
blanche avec des volets verts existe dans la
mémoire de chacun, l’Alsace, contrairement
au reste de la France, fut une région
très colorée. » 3
Pourtant peu d’éléments concrets
permettent de déterminer l’extension et
l’époque de ces prétendues traditions
colorées, parfois seulement quelques
traces datant généralement des années
trente ou cinquante interprétées de
manière partielle et partiale. Ainsi une
maison de Weyersheim (Bas-Rhin) estelle
présentée dans de nombreuses
publications, notamment dans le
célèbre ouvrage sur les couleurs de la
France 4 , comme étant représentative de
la coloration du XVIII e siècle, alors qu’elle
a été peinte en 1957 dans un bleu
outremer dont la formule datait de 1832.
Ainsi, pour le particulier qui désire
procéder au ravalement de sa maison, le
choix des couleurs apparaît de plus en
plus comme un élément essentiel. Dans
bien des cas, il s’agit même du facteur
principal motivant la décision d’entreprendre
cette opération en principe sim-
103
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Denis Steinmetz
La coloration des façades : Individualisme triomphant
ou enjeu d’une «solidarité esthétique » ?
104
plement destinée à assurer l’entretien
de la construction. Comme pour le design
et la mode, la couleur est devenue un
puissant mobile de consommation dans
le bâtiment, où elle assure, de la même
manière, le renouvellement du désir
par la transformation des apparences.
La « filière peinture », qui regroupe les
fabricants, les négociants et les applicateurs
y trouve son compte au point
d’entreprendre elle-même des actions
promotionnelles pour convaincre les
élus régionaux d’engager des actions
globales en faveur de la coloration du
bâti.
Cependant, la critique s’accroît dans
les mêmes proportions que la diversité et
la vigueur des applications. Tantôt on
stigmatise le mauvais goût qui s’exprime
sur certaines façades, tantôt on accuse la
couleur de gâcher les paysages traditionnels.
Mais généralement, ses effets
sont simplement ressentis comme une
sorte d’agression de la part de propriétaires
qui cherchent à se distinguer de
leurs voisins. Un article paru en 1936
dans l’Annuaire de la Société d’Histoire
de la Vallée de Munster, témoigne qu’à
cette époque déjà, la coloration des
façades faisait l’objet de critiques car:
«Par égard pour l’aspect d’ensemble du
village, nos anciens appliquaient à leur
maison la peinture la plus simple, la
moins chère et en même temps la plus
belle, le badigeon à la chaux. Ils s’en
contentaient et ne voulaient rien d’autre,
si ce n’est que leur maison s’accorde
avec les maisons voisines. Quel contraste
avec ce qui se passe aujourd’hui, cette
époque où la couleur devient l’objet d’une
compétition frénétique.» 5
De fait, le débat autour de la couleur
oppose aujourd’hui deux approches
contradictoires : l’une revendique pour
chacun la liberté de choisir l’aspect de
son patrimoine, l’autre recherche un
ordre auquel devraient se soumettre les
particuliers pour le bien de la collectivité.
La controverse est d’autant plus
difficile à dénouer que la couleur
échappe généralement au cadre législatif
et que, de toutes les manières, elle
relève de considérations subjectives.
Cependant, le « nouveau monde » bâti
qui se profile sera coloré. Reste à savoir
si entre l’anarchie et l’ordre, subsiste
une voie qui permettrait de faire de la
couleur autre chose qu’un élément de
discorde ou l’instrument d’un pouvoir,
une sorte de solidarité esthétique en
somme, qui réunirait les aspirations
individuelles autour d’un projet
collectif.
La liberté du choix
L’idée d’un désordre introduit par la
diversité des couleurs de façades dans
les ensembles bâtis traditionnels suppose
que ceux-ci aient été, jusque là, tributaires
d’un ordre qui liait les pratiques
individuelles à des valeurs
communes. Selon Marcel Johner, ces
valeurs étaient d’origine, à la fois économique,
la chaux étant la peinture la
moins chère, et esthétique, puisque les
« anciens » recherchaient la beauté en
accordant leur maison à celles des voisins.
Ce point de vue est limpide, mais
il occulte la relation entre l’effet et la
cause, puisqu’on ignore ce que les
« anciens » de Marcel Johner auraient
fait s’ils avaient disposé des mêmes
moyens que ses contemporains. Ces derniers,
qui sont nos aïeux, ne se sont pas
privés par la suite d’utiliser les pigments
dont ils disposaient dans les
années trente, l’oxyde de fer rouge,
l’ocre jaune, le bleu outremer et le noir,
en les mélangeant à la chaux ou aux
liants silicatés mis au point dans cette
période.
Pour Johannes Cramer, auteur d’une
étude très documentée sur la coloration
des maisons à colombage en Allemagne
du Sud 6 , les applications colorées furent
limitées avant la fin du XIX e siècle par
le fait que les rares pigments miscibles
dans la chaux, principal liant extérieur,
étaient inaccessibles au commun des
mortels, à cause de leur prix élevé. Même
l’oxyde de fer était utilisé avec modération
et seuls les riches avaient les moyens
de recouvrir des parties importantes de
leurs maisons avec des couleurs. Cellesci
servaient avant tout à protéger le bois
ou à imiter les constructions en pierres
considérées comme les plus nobles, par
des peintures suggérant des appareillages
ou des éléments sculptés. De
nombreux tableaux des XV e et XVI e
siècles montrent que les maisons ordinaires
restaient dans la couleur de l’enduit
tandis que les constructions les plus
importantes, religieuses ou artisanales,
étaient, quant à elles, au moins
badigeonnées de chaux, ou agrémentées
de décors. 7 Ceux-ci, essentiellement
constitués de lignes rouges ou noires
■
concentrées aux zones de contact entre
les hourdis et le pan de bois, participaient
à l’étanchéité de la façade. Les
systèmes graphiques, étonnamment analogues
malgré des distances géographiques
souvent importantes, suggéraient
généralement des caissons
moulurés. 8 Une description plus
détaillée ferait apparaître une gradation
quantitative des applications colorées
entre les maisons des riches et
celles des pauvres, le tout évoluant en
fonction des fluctuations économiques.
Cette rapide description de pratiques
très anciennes devrait néanmoins conforter
l’hypothèse selon laquelle les façades
antérieures au XIX e siècle ne présentaient
pas de larges surfaces uniformément
colorées, car le prix des pigments
ne le permettait pas. En revanche, des
décors plus ou moins habiles, plus ou
moins envahissants témoignent d’une
évidente tendance à la surenchère, une
forme d’émulation consistant à imiter ce
qu’il y avait de plus beau ou de plus
luxueux, en fonction des moyens dont
disposait le propriétaire.
La coloration en larges surfaces n’a
pu se développer qu’à partir du moment
où la différence de prix entre peinture
blanche et couleur fut abolie. On se souvient
en effet que, dans les années qui
ont marqué le début de la mode actuelle,
le prix des peintures contenant des
couleurs vives pouvait être cinq fois
plus élevé que celui de la peinture
blanche. Par ailleurs, la difficulté à
gérer les stocks ainsi que le risque des
retouches provoquait l’opposition des
peintres à l’application de teintes en
grandes surfaces. Au début des années
quatre-vingt, les couleurs destinées aux
enduits étaient encore mélangées sur le
chantier, les négociants ne disposant le
plus souvent que de peinture blanche et
de colorants en sachets ou en tubes. En
revanche des gammes plus larges, une
vingtaine de teintes en moyenne,
étaient disponibles pour la peinture des
boiseries. La situation ne put évoluer
qu’à partir du moment où la pression
exercée par les architectes entraîna la
mise au point de nouveaux systèmes de
fabrication et de distribution de la peinture.
Pour simplifier leur gestion, les
fabricants finirent par niveler le prix de
vente de toutes les couleurs, indépendamment
de leur coût de production.
C’est ainsi qu’à partir de cette période,
la couleur de la peinture, ayant perdu
son prix, est devenue abstraite en même
temps que démocratique.
Il est donc vraisemblable que l’unité
de teinte des ensembles bâtis traditionnels
est essentiellement liée à des facteurs
techniques et économiques auxquels
s’ajoutent, dans une certaine
mesure, la volonté de se conformer aux
usages courants. Ces usages étaient
garantis par les peintres et les maçons,
et un maître d’ouvrage pouvait, au
XVIII e siècle, se contenter de prescrire:
«....maçonnerie... blanchie en dehors et en
dedans avec une couleur convenable aux
quatre coins de la maison à l’entour des
portes, fenêtres et corniches.» 9
La solidarité esthétique ■
Nous serions alors tentés de rendre
l’industrie responsable de la destruction
de l’image des villages anciens, comme le
fit par exemple l’éminent coloriste
Jacques Fillacier: « La tradition donnait
à l’individu la liberté de créer son ambiance
: il peignait sa maison, tissait son vêtement,
fabriquait ses objets. Cette liberté
était gouvernée par un sens de solidarité
esthétique auquel on doit la beauté de nos
villages traditionnels et le charme des costumes
brodés de nos anciennes provinces.
Cette liberté lui a été retirée, car c’est
aujourd’hui l’industrie qui crée, l’individu
n’ayant plus que la possibilité de choisir
dans ce qui lui est proposé.…La couleur
était naguère sélectionnée sans grande difficulté.
La tradition, le choix restreint des
coloris proposés à l’utilisateur rendaient la
sélection facile pour ne pas dire routinière.»
10 Selon ce point de vue, la couleur,
produit de l’industrie, ne serait pas l’expression
de la liberté individuelle,
comme l’imaginent les habitants amenés
à choisir, au pied du mur qu’il vont faire
peindre, des couleurs qu’on leur a présentées
comme traditionnelles, mais au
contraire un asservissement et un facteur
de désolidarisation esthétique, voire
sociale. Si l’on peut certes admettre que
l’avènement des couleurs vives et le
développement des décors de façades
correspondent à une forme maligne du
conditionnement consumériste, il est en
revanche difficile d’accepter une conception
de la liberté qui serait garantie par
l’absence de toute alternative, « le choix
restreint des coloris ».
L’irritation que l’on ressent au spectacle
d’un village, ponctué par des couleurs
en rupture avec le tissu ancien,
vient probablement de ce que nous
avons cristallisé le bâti traditionnel dans
une image idéale et définitive, organisée
selon un certain équilibre de ses éléments
constitutifs, à la manière d’un
tableau. Cette perspective n’est évidemment
pas celle de l’habitant qui,
bien trop impliqué, ne peut se soustraire
aux sentiments qui le lient à sa
demeure. Pour lui, l’image de sa maison
et de ce qui l’entoure ne saurait être
construite selon le même point de fuite
que celle du touriste.
La problématique de la coloration de
l’habitat oppose en somme deux points
de vue : celui de l’habitant « actant »
qui s’entoure des différents objets qu’il
juge pratiques et plaisants, et celui de
l’individu « spectateur » qui est, quant
à lui, habité par des images pittoresques
et révolté par l’intrusion des objets et
des couleurs exogènes qui, selon lui,
détruisent le paysage. Estimant qu’il est
en droit de goûter les spectacles que lui
a légués le passé, ce dernier en appelle
alors à des mesures de réglementation,
dans le but de substituer la logique
unitaire et patrimoniale aux choix
irrationnels de l’habitant.
Coloration unitaire et
décor touristique
■
Malgré le développement libre (ou
anarchique) de la couleur des façades,
de nombreux sites présentent une coloration
homogène. Ainsi, les façades
blanches de l’île de Ré, émaillées de
vert ou de brun, sur lesquelles se découpe
la dentelle des roses trémières, l’ambiance
minérale de Gordes (Vaucluse),
où les façades et la roche se fondent en
une parfaite osmose, semblent issues de
pratiques intemporelles, indépendantes
de toute sollicitation commerciale.
En réalité, ces ambiances si parfaitement
unitaires sont les résultats de
l’action déterminée de décideurs qui ont
choisi de traiter l’habitat selon un mode
précis. L’île de Ré est blanche parce
qu’on a décidé de faire disparaître sous
la peinture blanche les diverses couches
de rose, d’ocre jaune et même de bleu
datant des années trente, et dont on
aperçoit encore les traces en grattant
certains murs.
De nombreux sites du littoral, notamment
les îles de l’Atlantique, ont adopté
une coloration basée sur des enduits
peints en blanc ou chaulés comme jadis,
et ponctués par des éléments de couleur.
Un tel principe chromatique se fonde
sur un scénario selon lequel le marin
pêcheur autochtone, après avoir peint
son bateau en vert, bleu, ou rouge, utilise
le fond du pot pour recouvrir les
volets de sa chaumière. De cette manière
sont nés le « Vert île de Ré » et le
« Bleu Noirmoutier ». Ce principe d’un
mimétisme entre la couleur des bateaux
et celle des volets semble avoir été
adopté par la plupart des communes
maritimes et devient un signe typique
du paysage.
Le perfectionnement de paysages
apparemment non-colorés est donc
bien une façon de revendiquer une différence
par une sélection drastique
des matériaux et des coloris : l’achromatisme
insistant finit par se transformer
lui-même en un thème coloré destiné
à représenter la nature des
matériaux de construction, de la terre,
de la pierre et du bois, c’est-à-dire du
terroir. Dans cet ordre d’idées, les
régions viticoles sont à la pointe du
perfectionnement des paysages bâtis,
car la notion de terroir est liée à une
qualité particulière du sol produisant
une certaine qualité de vin. Ainsi se
développe actuellement en Bourgogne
un système de coloration de l’habitat
imitant de manière insistante la fameuse
« pierre de Bourgogne ». Toutes les
applications chromatiques lui sont
inféodées, tandis que la plupart des
constructions anciennes sont systématiquement
décapées afin de mieux
représenter la conception du
vernaculaire.
La couleur des façades insiste sur la
relation d’une construction à une
région, au même titre que les drapeaux,
les bannières, les étendards et les armoiries
sont la marque identitaire de l’appartenance
à une famille, à un clan ou
une nation. La coloration unitaire des
façades signale que le site revendique la
qualité de paysage singulier, porteur
de valeurs traditionnelles. Il sera d’autant
plus convaincant que ses composantes,
ses couleurs notamment, semblent
d’émanation vernaculaire, soit
parce qu’elles sont liées à des activités
vitales comme l’entretien des bateaux
de pêche, soit encore parce qu’elles
reflètent la couleur de la pierre et de la
terre locales, soit encore qu’elles tra-
105
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Denis Steinmetz
La coloration des façades : Individualisme triomphant
ou enjeu d’une «solidarité esthétique » ?
106
duisent des pratiques religieuses.
Jamais un mode de coloration d’ensemble
n’est revendiqué comme étant
issu de choix arbitraires, d’une fantaisie,
voire de considérations esthétiques. Il
lui faut toujours une justification
symbolique.
Ainsi a-t-on souvent justifié le badigeon
bleu persistant sur certaines
fermes alsaciennes comme étant la
marque d’une appartenance religieuse
: « Cette couleur que l’on trouve dans
le Kochersberg, la grande plaine agricole
ou le pays de Hanau, répond à une coutume
catholique, le bleu étant par tradition
la couleur de la Sainte Vierge » 11 , ou la
volonté plus prosaïque de protéger les
habitations contre l’invasion des
moustiques. 12
Il est cependant difficile de croire
que la polychromie des villages du
vignoble alsacien soit véritablement
issue d’une tradition très ancienne : les
couleurs y sont particulièrement artificielles
et saturées. Et pourtant, les communes
de Riquewihr, Eguisheim,
Ribeauvillé, par exemple, se sont volontairement
orientées vers la bigarrure
des teintes vives et des décors redondants
au point d’être devenues des
modèles de coloration pour de nombreuses
communes et maisons individuelles
dans toute l’Alsace. Il apparaît
au visiteur que l’ensemble des façades
répond à une certaine cohérence, voire
à une organisation particulièrement soignée
et calculée des diverses applications
colorées, comme si les maisons
étaient peintes d’après un tableau d’artiste.
En fait, la coloration de nombreux
villages et bourgs relève d’une
démarche visant à produire un décor
spécifique, dont le thème principal et le
support commercial sont généralement
la viticulture.
Mais l’argument économique ne se
limite pas au vin. Il s’étend aux activités
complémentaires, restauration, hôtellerie,
auxquelles s’ajoutent les boutiques
de vêtements et les magasins de jouets
et de souvenirs. La coloration des
façades n’est pas destinée à la mise en
valeur de l’habitat selon des critères
scientifiques ou historiques, mais à la
création d’un décor touristique. Il paraît
alors normal que les couleurs vives
soient favorisées, car elles doivent
conforter l’ambiance festive. Les élus et
les habitants sont naturellement tentés
par la redondance entre les produitssymboles
de l’identité locale et les aménagements
décoratifs qui, du tonnelet
transformé en présentoir, à la grappe de
raisin dessinée sur le pignon, rappellent
avec insistance l’objet de votre visite.
Cependant, à force d’accumuler les
effets : pierres et bois décapés, entourés
de liserés, couleurs vives, décors Renaissance
ou folkloriques, auxquels s’ajoutent
les enseignes et les vitrines étalant
jusque sur la chaussée, cigognes en plastique
et porte-clefs en forme de bouteilles,
le tout recouvert par le foisonnement
des géraniums, ces lieux
perdent leur identité au profit de celle
du produit, défini par un décor spécifique,
invariable d’une commune à
l’autre et même d’un pays à l’autre. On
ne visite plus Riquewihr, Eguisheim,
Ribeauvillé, mais un village viticole
quelconque dont le décor hyperbolique,
telle l’enseigne d’une grande surface,
signale qu’on se trouve toujours dans le
même magasin. 13
Le visiteur tant convoité en sort parfois
écœuré, comme François Granon de
Télérama:« Les villages du vignoble ont la
perfection de petits théâtres.(…) Mais ce
paysage ripoliné, que dominent des vignes
taillés au ciseau à coudre, sort d’un album
pour Sissi. Trop joli, c’est trop.» 14 , ou Claude
Villers : « C’est parfois si parfaitement
beau que ça ne semble pas vrai. On ne peut
vraiment se résoudre à croire qu’il y ait
vraiment des « vrais gens » qui habitent
là dedans. » 15
Une bonne partie de la France
s’oriente ainsi vers la création de paysages
touristiques, d’une part grâce à la
couleur des constructions qui en garantit
l’image, d’autre part grâce au vin, à
la mer ou à la montagne qui en constituent
le fonds de commerce. Il semble
que l’ordre industriel que Jacques Fillacier
accusait de tyrannie est aujourd’hui
supplanté par celui des intérêts de
l’économie touristique.
Image ou cadre de vie
Le territoire français est ainsi le
théâtre d’un éclectisme coloré, puisque
certaines régions, protégées et peaufinées
par l’administration du patrimoine,
organisent la coloration des façades
d’après une image précise, variable en
fonction des thèmes locaux, préservant
ainsi la singularité du lieu, tandis que
les sites jugés « ordinaires » évoluent de
■
manière aléatoire selon les goûts individuels,
sans être en mesure d’établir
une cohérence. Dans un cas comme dans
l’autre, une partie des acteurs de la vie
sociale est lésée, puisqu’une planification
trop stricte prive les propriétaires
de toute initiative personnelle et les
condamnent à la répétition des mêmes
procédés, tandis que l’anarchie provoquée
par l’individualisme aveugle, provoque
la cacophonie et la frustration de
ceux qui aiment jouir du spectacle des
paysages.
Pourtant, alors que certains regrettent
qu’il n’y ait plus d’harmonie dans
la réalisation du paysage bâti, harmonie
selon laquelle chacun adopterait les
mêmes matériaux et les mêmes couleurs,
définis par les conditions techniques
et financières du moment, l’avènement
de la couleur constitue au
contraire un enjeu particulièrement
intéressant, car il pose le problème de
la solidarité, celle qui consiste non seulement
à définir un objectif commun à
tous, mais qui permet également à chacun
de manifester une certaine
différence.
En effet, après plus de vingt années
de pratique sur ce thème, nous avons
acquis la conviction que la manière la
plus satisfaisante de construire un cadre
de vie consiste à favoriser la participation
créative des individus à une
démarche collective de coloration.
Cependant celle-ci ne saurait se résumer
en un modèle figé, réalisé par un
artiste, que les habitants seraient invités
à transposer sur leur maison en recopiant
les couleurs des maquettes. Ce
type de procédés, qui fut systématisé
dans les années quatre-vingt, en Allemagne
notamment (Farbleitpläne), pour
pallier la grisaille des villes reconstruites
dans l’urgence, et qui est encore
utilisé aujourd’hui dans quelques communes
alsaciennes, est généralement
inopérant, car les propriétaires refusent
de se voir imposer une couleur
décidée par autrui.
Un site traditionnel sur lequel une
main extérieure appliquerait d’un seul
coup une harmonie intégrale, inverserait
le processus naturel de la réalisation de
l’espace urbain. Celui-ci doit en effet
procéder de l’intérieur vers l’extérieur,
par l’émanation des divers choix individuels
confrontés aux nécessités de
l’ordre global. La stratification et la juxtaposition
des différentes applications
photo : D. S. photo : D. S.
La coloration unitaire de l’île de Ré, murs peints en blanc, Dans la plupart des régions à la recherche d’un décor touristique,
les murs de mœllons bruts constituent le parement
volets verts, et roses trémières correspond à un choix esthétique
fondé sur le mythe d’une pratique traditionnelle. Ars en Ré privilégié des façades. Angles-sur-l’Anglin (Vienne).
photo : D. S. photo : D. S.
La coloration bigarrée de la ville de Mulhouse reflète le goût de A Wissembourg, depuis 1990, un projet de coloration réalisé en
la polychromie qui se généralise dans la plupart des communes association avec les habitants et les élus, permet à chaque propriétaire
de choisir sa couleur préférée sans rompre la cohéren-
alsaciennes.
ce urbaine
individuelles sont alors gage de véritable
originalité, car elles interdisent tout placage
d’image stéréotypée. Pour tendre
vers la création d’un espace vivant, il est
donc indispensable de favoriser l’évolution,
l’inattendu, l’aléatoire. De fait, le
principe d’un modèle obligatoire s’oppose
radicalement à notre conception de
la solidarité urbaine, car il exclut la
liberté du choix, et représente une forme
de dictature que la collectivité exerce à
l’encontre de l’individu.
Si la participation des habitants au
choix des couleurs apparaît comme
essentielle, il n’est pas moins fondamental
qu’ils soient impliqués dans la définition
des critères qui permettront
d’orienter les différents choix vers une
image cohérente. En effet, si les goûts
individuels venaient à s’exprimer sans
qu’un certain nombre de critères n’aient
été définis, on en reviendrait à une situation
où l’anarchie des couleurs supplanterait
la singularité du lieu. Or celle-ci est
due aux valeurs objectives qui
appartiennent au paysage, à la topographie,
à l’ensoleillement, aux matériaux
ou aux modes de construction dominants.
La définition de ces valeurs constitue
la trame sur laquelle s’inscriront les principes
chromatiques de base. Par exemple,
dans la Vallée de Saint-Amarin (Haut-
Rhin), nous avons pu établir que l’âpreté
du relief, de même que le mode de
construction où de large surfaces d’enduit,
généralement entourées de végétation,
s’oppose à d’importantes surfaces
de bois sombre, le tout sous de gigantesques
toitures débordantes, exacerbent
les contrastes lumineux. Ces deux éléments
déterminent ainsi une logique du
clair-obscur. Cette donnée initiale, associée
à d’autres paramètres, nous a permis
d’élaborer des palettes de teintes destinées
aux différents éléments architecturaux
et privilégiant ce contraste. Toutefois
un large choix de teintes reste
disponible pour les enduits, boiseries,
107
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Denis Steinmetz
La coloration des façades : Individualisme triomphant
ou enjeu d’une «solidarité esthétique » ?
108
ferronneries, cadres et murets, permettant
à chaque propriétaire de retrouver
sa couleur préférée. A Wissembourg (Bas-
Rhin) au contraire, la densité du bâti et
la régularité des alignements de façades,
typiques de l’urbanisme du XVIII e siècle,
nous a conduit à recommander un niveau
de clarté moyen pour les enduits, ainsi
que des boiseries claires et neutres, de
manière à éviter d’éventuelles ruptures
linéaires. Ainsi toutes les façades
conçues avec le souci de l’équivalence
des éléments, sont susceptibles de comporter
des tonalités différentes, mais de
clarté comparable.
Les critères fondamentaux de coloration
d’un site peuvent également être
tributaires de la cristallisation de pratiques
locales autoritaires, qui ont fini
par créer une certaine ambiance. Dans
la Vienne, par exemple, à Saint-Savin
sur Gartempe notamment, l’architecte
des Bâtiments de France avait systématiquement
imposé l’application d’un
crépi de teinte sable, accompagné de
volets gris, provoquant le désintérêt
des habitants à l’égard de l’entretien
des façades, ainsi qu’un paysage bâti
particulièrement morose. Toutefois, la
couleur du sable étant devenue représentative
du site et s’associant parfaitement
avec celle du tuffeau des appareillages,
nous avons conservé cette
teinte comme point de départ, variant
simplement de quelques degrés en
direction des différentes tonalités (ce
qui permet d’obtenir une cinquantaine
de nuances pour les enduits). Des
accents plus toniques sont en revanche
prévus sur les boiseries.
Il est clair que la définition de ces
valeurs ne peut se prévaloir d’une totale
objectivité, puisqu’elle suppose une
interprétation de données paysagères
lesquelles appartiennent au registre
artistique. Ce sont donc des critères
esthétiques qui sont soumis à l’approbation
des élus et des différents responsables
du patrimoine, à celle des
habitants et des entrepreneurs intervenant
dans la région. Quand les valeurs
fondamentales du site sont définies et
validées par tous, un certain nombre
d’exemples, simulant l’effet des couleurs
favorables à leur bonne expression
ou stigmatisant les nuisances qu’introduiraient
certaines applications, sont
présentés à la population, sous la forme
d’expositions, de conférences ou de
publications locales.
Souvent les élus, assurés de l’adhésion
des habitants, décident de mettre
en place une aide matérielle, sous forme
d’une subvention, encourageant les candidats
au ravalement de façade à
prendre part au projet et à s’informer
des dispositions prévues. Ce type de
subside, s’il peut paraître à la fois dérisoire
et mesquin, n’en traduit pas moins
l’intérêt de la collectivité pour la participation
des habitants au projet commun,
et de fait, agit comme un encouragement.
Une troisième phase consiste
alors à négocier avec chaque propriétaire,
à partir des couleurs qu’il a choisies.
Dans la majorité des cas, celui-ci
accepte volontiers d’adapter la teinte, sa
saturation, sa clarté ou sa tonalité ou de
reporter sur un élément de taille réduite
la couleur désirée, après avoir pris
conscience des réalités stylistiques du
bâtiment et de certaines contraintes
techniques. Parfois, à Wittelsheim
(Haut-Rhin) par exemple, où des maisons
ouvrières logeant plusieurs familles
furent récemment divisées en autant de
propriétés individuelles, les habitants,
soucieux de maintenir l’unité architecturale
de leur copropriété, se consultent
mutuellement pour solidariser leurs
choix.
Évidemment, ce type de procédure
ne recherche pas les effets spectaculaires
ou les démonstrations de virtuosité
décorative. Il ne permet pas de
vérifier un embellissement immédiat
du cadre de vie puisque les diverses
colorations se fondent dans le processus
ordinaire des ravalements. Il faut de
longues années avant que l’on puisse
constater que l’impression de bien-être
qui se dégage est également due à une
certaine harmonie. Ainsi à Wissembourg
où, depuis 1990, toutes les façades sont
peintes selon le libre arbitre des habitants
rendus conscients des valeurs fondatrices
de leur cadre de vie, la couleur
ne capte pas l’attention du visiteur, ne
s’impose pas immédiatement comme
dans les villages du vignoble. Malgré la
variété des teintes, elle reste au second
plan, et seul un observateur averti peut
déceler une certaine connivence entre
les différentes nuances qui respectent
toutes quelques principes de base,
notamment une certaine modération.
De fait, Wissembourg offre à ses habitants
les couleurs qui leur plaisent et
parachève une image originale et vivante,
sans qu’un décor multicolore et obsédant
ne vienne supplanter le cadre de la
vie sociale ordinaire.
Conclusion
Le phénomène de la coloration des
façades n’est pas vraiment une manifestation
de l’individualisme triomphant,
même si l’impact violent de certaines
applications colorées peuvent le laisser
croire. Il semble au contraire que cette
tendance traduit un certain conformisme,
dans la mesure où les habitants
adhèrent volontiers aux goûts du
moment, en copiant les colorations qu’il
ont pu voir sur d’autres maisons. Nous
avons pu constater que les villageois
cherchent rarement à provoquer l’indignation
de leurs voisins. La griserie de
l’infinie variété des couleurs qui leur
permet de prendre part à la création de
leur cadre de vie, et la méconnaissance
de ses effets en grandes surfaces, provoque
des résultats qui les dépassent
finalement.
A l’opposé, les partisans de l’unité
s’opposent à la liberté des initiatives
individuelles en tentant de les soumettre
à un ordre esthétique dans
lequel les différences sont systématiquement
gommées au profit d’une
image uniforme. De fait, l’unité n’est pas
la liberté, et une véritable solidarité
suppose que chacun soit en mesure de
participer à sa manière à un système collectif
sans que sa différence soit niée. Le
« nouveau monde » sera inévitablement
coloré, mais l’on peut espérer que ses
couleurs reflèteront les choix de tous les
individus et non pas seulement ceux des
tenants d’une imagerie bucolique ou
des intérêts de l’économie touristique.
Bibliographie
• BISCHOFF Georges, « L’invention
de l’Alsace », Saisons d’Alsace n°119,
1993
• CRAMER Johannes, Farbigkeit im
Fachwerkbau, Deutscher Kunstverlag
München, 1990
• FILLACIER Jacques, LASSUS
Bernard, URBANOWICZ Bohdan,
Notes
■
1. Rémy Bandrux « Rouen: Les maisons
peintes- mode ou vérité historique?
» La couleur et la nature
dans la ville , Editions du Moniteur,
Paris, 1988, p..62
2 Jean Paul Bonnet (vice-président
du Conseil général, adjoint au
maire de Lyon) La couleur et la
nature dans la ville ,p.47
3 Chantal Lavillaureix, « La couleur
en architecture », Monuments
Historiques Alsace, octobrenovembre
1984, n°135
4 Jean-Philippe Lenclos, Dominique
Lenclos, Les Couleurs de la France,
Moniteur; 1982, p.108
5. « Mit liebevoller Rücksicht auf das
Gesamtaussehen des Dorfes gaben
unsere Väter ihren Häusern den
einfachsten, billigsten und zugleich
schönsten aller Anstriche, den
Kalkanstrich. Sie begnügten sich
damit, und wollten nichts anderes,
als dass ihr Haus zu den
■
SZYDLOWSKA Zofia; Recherche et
application de la couleur dans ses rapports
avec l’homme.; Panstwowe
Wydawnictwo Naukowe Varsovie,
1969
• GRANON François, « La ligne bleue
des Vosges », Télérama, n°2427,
17 juillet 1996
• JOHNER Marcel, « Das Münstertäler
Haus », Annuaire de la Société d’Histoire
de la Vallée de Munster, 1936
Nachbarnhäusern passe. Welch ein
Gegensatz zu heute, einer Zeit, in
welcher mit Farben geradezu
gewetteifert wird! » Johner
Marcel, « Das Münstertäler
Haus », 1936
6. Johannes Cramer; Farbigkeit im
Fachwerkbau; Deutscher
Kunstverlag München; 1990
7. Les aquarelles de Dürer sont éloquentes
sur ce point, ex : «La tréfilerie
sur la Pegnitz» 1494,
Aquarelle et gouache sur papier,
Berlin Staatliche Museen
Preusicher Kulturbesitz,
Kupferstichkabinett
8 Nous avons mis à jour un décor de
1660 à Oberbronn (Bas-Rhin), en
tous points identique à celui de la
façade du presbytère de
Lagenensligen, non loin du lac de
Constance, c’est-à-dire à 300km
d’Oberbronn.
9 Andolsheim, Cure, A53, Archives
Départementales du Haut-Rhin
C/480 (XVIIIe siècle)
10. Jacques Fillacier, « Nouvelle fonction
sociale de la couleur »,
• LAVILLAUREIX Chantal, « La couleur
en architecture », Monuments
Historiques Alsace, octobre-novembre
1984
• NAUDIN Jean-Bernard, VILLERS
Claude, La France Paysanne, Scala
Paris, 1996
• PARINAUD André (ouvrage collectif),
La couleur et la nature dans la
ville, Editions du Moniteur,
Paris,1988.
Recherche et application de la couleur
dans ses rapports avec l’homme.;
Panstwowe Wydawnictwo
Naukowe Varsovie, 1969, p.4
11 Les couleurs de la France, p. 108
12 Cette légende semble posséder de
réels fondements et découler
d’une pratique courante en milieu
agricole consistant à répandre sur
les cultures, la vigne en particulier,
du sulfate de cuivre, bien
connu pour ses vertus insecticides.
13 Dans son réjouissant article :
« L’invention de l’Alsace »,
Georges Bischoff, s’étonnait de « la
vitalité de cette image stéréotypée
», où « Hôteliers et viticulteurs
accumulent les éléments
sculptés récupérés çà et là, à la
façon d’un énorme Lego à la gloire
de l’Alsace. », Saisons d’Alsace,
n°119, p.61
14. François Granon, « La ligne bleue
des Vosges », Télérama, 17 juillet
1996, n°2427, p.38
15 Jean-Bernard Naudin, Claude
Villers , La France Paysanne , Paris,
Scala, 1996
109
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Penser la mutation
réels changements ou
continuités inaperçues
110
WALTER SCHULZE-MITTENDORF,
ROBOT DE MÉTROPOLIS,
ALLEMAGNE 1937
UTOPIE, LA QUESTION DE LA SOCIÉTÉ
IDÉALE EN OCCIDENT, P. 280
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

HENRI-PIERRE JEUDY
Henri-Pierre Jeudy
Le futur giratoire
112
Le futur giratoire
HENRI-PIERRE JEUDY
LAIOS, CNRS, Paris
E
n France, un sans-abri considérant
que sa maison en carton était digne
du plus grand intérêt architectural,
a engagé un jour une demande de classement
à l’Inventaire des Monuments
Historiques. Il n’est pas difficile d’imaginer
que s’il obtenait gain de cause, les
demandes du même genre risqueraient
d’affluer. Et pour couronner cette anticipation
patrimoniale, en l’été 2000, sur le
parvis de Notre Dame, au cœur de la capitale
française, des sans-abri ont été
conviés à s’installer comme une peuplade
de nomades. Ils ne faisaient pas la
grève. Ils ont reçu un salaire, versé par la
Mairie de Paris, pour réaliser une performance
publique par leur seule présence.
La police les protégeait des vandales
! Les touristes de tous les pays du
monde ont pu contempler leurs habitats
précaires et leurs manières de vivre. Ils
ont pu leur poser des questions sur leur
avenir patrimonial, et ont obtenu, avec un
peu de commisération, des précisions sur
leur vie intime. Le paysage familier de la
misère dans les rues est frappé du sceau
de l’étrangeté esthétique. Les sans abri
sont devenus des artistes de la vie sociale
en situation post-catastrophique. Ils
constituent un patrimoine universel et
salutaire puisqu’ils donnent à voir les
moyens indispensables pour la survie des
hommes dans le cas où un désastre se produirait.
Faire oeuvre de soi-même pour
s’offrir en modèle aux bonnes oeuvres de
l’humanité est une coutume de notre
modernité. Celle-ci a des antécédents :
les Indiens étaient autrefois exhibés pour
le plaisir des yeux avides de curiosités
exotiques. Ils en sont morts. Leurs
cadavres ont été repris et mis sous vitrine
dans un Muséum d’Histoire Naturelle.
Avec les patrimoines de l’ humanité, rien
ne se perd.
L’exclusion : un objet
culturel ?
Si l’exclusion reste une affaire d’administration
sociale, la singularité de
l’individu marginalisé est l’objet privilégié
d’une entreprise de gestion culturelle,
au même titre que celle de l’individu
bien intégré. L’identité culturelle
vient combler les défaillances de l’identité
sociale. Au nom d’un multiculturalisme
à vocation œcuménique, tous les
signes d’une distinction culturelle sont
destinés à être reconnus et sauvegardés.
Le culturel, comme autre source intarissable
des identités, sert de « soupape de
sécurité » à la gestion du social. On attribue
à cette singularité culturelle une
valeur esthétique positive puisqu’on
peut la mettre en scène et la montrer en
public. Ainsi en est-il de la restitution
des histoires individuelles en vidéo, en
photographie, des récits de trajectoires
de vie qui offrent la certitude de conserver
une identité culturelle. Les itinéraires
individuels ou communautaires
sont « mis en mémoire », exposés comme
les fragments d’une esthétique existentielle
par les « plasticiens de la proximité
» qui prétendent rendre la parole
aux habitants des cités. Même les sansabri
sont de plus en plus photographiés
par des anthropologues, des artistes et
des journalistes, dans tous les pays du
monde. Le portrait du sans-abri est traité
comme celui de « l’être singulier »
par excellence. Il s’agit de choisir des
visages qu’on n’oublie pas, des visages
qui traduisent toute la profondeur existentielle
de celui qui est « sans abri »,
livré à la rue. Dans l’espace public indifférencié,
le visage du sans-abri devient
comparable à celui du « dernier des
mohicans », de l’indien qui survit au
■
milieu d’un monde dominé par le culte
de la consommation. Ce primitif des
temps modernes présente le visage de la
liberté radicale. Il donne une image
publique de la souveraineté conquise à
partir de rien. Une photographie
d’un sans-abri à Tokyo est particulièrement
significative : sa tête dépasse d’un
assemblage de cartons qui lui sert d’habitation,
elle est absolument magnifique,
elle représente la fierté sans partage et
sa souveraineté semble transcender la
réalité de sa condition. Le design des
sans-abri représente l’assomption d’une
harmonie originaire entre l’homme et
son milieu : l’homme avec si peu de
moyens se révèle plus inventif que les
designers de la production industrielle.
Face aux extravagances de la consommation,
le sans-abri montre combien il
outrepasse la pression des besoins en
assurant la construction de son propre
habitat. Ainsi est-il acculé à prouver
qu’un « design minimal » demeure plus
que jamais présent dans les sociétés
post-industrielles comme la figure d’une
esthétique de la survie.
L’esthétique
des sans-abri
Les photographies des inventions réalisées
par les sans-abri dans le monde
entier, rassemblées dans des livres d’art
(pour les cadeaux de Noël), présentent
les images remarquables d’une esthétique
de la survie. Le plus démuni est
destiné à « retrouver son identité » par
son aptitude à faire œuvre de lui-même
et de son mode d’existence. Il n’y a pas
cet effet « hyperréaliste » que pourrait
produire la photographie en présentant
une « réalité excédée », une réalité qui
exacerbe sa manière même d’être présentée.
La connotation esthétique limite
d’emblée la possibilité d’afficher, comme
dans la peinture américaine hyperréaliste,
une « autre » réalité qui naîtrait de
la puissance même de l’image. La règle
déontologique qui consiste à nier, au
nom d’une bonne conscience, l’esthétisme
de la photographie, est justement
constitutive de cette esthétique de la réalité
sociale. Et lorsque les anthropologues,
ou les journalistes, proposent aux
sans-abri de faire eux-mêmes des photographies
ou de se filmer, cela ne change
rien : l’auto-esthétisme n’est jamais
■
que la conséquence de l’esthétisme. Ce
qui explique pourquoi bien des sans-abri
demandent de l’argent pour être photographiés,
comme le faisaient les indiens
quand les anthropologues venaient les
prendre en photo ou les filmer. Cette exigence
est d’autant plus légitime que les
photographies seront utilisées dans les
livres d’art. Dans certaines communautés,
la possibilité de prendre des photographies,
de faire un reportage dépend
d’une autre règle : le journaliste ou l’anthropologue
devront rester pendant un
mois sur les lieux et partager la vie des
pauvres. L’esthétisme de la misère n’est
pas en mesure de disparaître. Même
entre les anthropologues de différents
pays, les photographies ne circulent pas
librement, chacun finit par exiger des
droits, considérant que « sa » collection
a déjà une certaine valeur.
Patrimoine et société
L’exemple du sans-abri peut paraître
exagérée quand on parle du patrimoine,
mais il est toutefois significatif du processus
actuel d’anticipation de la protection
patrimoniale. Dans les mentalités
collectives, et cela d’une manière
universelle, l’idée de patrimoine devient
un principe téléologique.Tout étant virtuellement
un patrimoine futur ou
immédiat, il n’y a guère d’autre alternative
pour obtenir ou produire de la
« consécration culturelle ». N’importe
quel artiste, préoccupé par la transmission
de son œuvre, ne songe qu’à la protection
patrimoniale, celle-ci devenant
son unique finalité par l’intermédiaire
du musée. C’est le fait de la garantie de
transmission qui donne sens au « patrimoine
du futur ». Entrer dans l’ordre
patrimonial – comme « entrer au
musée » pour un artiste – est le moyen
de lier le passé au futur, c’est-à-dire
d’être assuré de rester dans la logique
d’une continuité historique. Du coup,
l’anticipation patrimoniale est susceptible
de redoubler de vitesse et de
s’étendre partout, dans tous les
domaines. En France, des immeubles
construits dans les années 60, sur la
périphérie de Paris, sont détruits
aujourd’hui parce qu’on les appelait
des « cabanes à lapins ». Mais, suite à
des mouvements de protection des
mémoires urbaines, certaines de ces
■
« tours » sont conservées comme des
lieux de mémoire pour montrer aux
jeunes générations comment leurs
parents ou grands-parents vivaient dans
ces « cabanes à lapins ». De même que
les catastrophes peuvent être traitées
comme des objets muséographiques, de
même la « misère sociale » peut être un
objet patrimonial.
Conservation et
destruction
Cette expansion patrimoniale illimitée
oblige à se poser la question de ce
qu’il faudra détruire un jour. « On commence
seulement à comprendre qu’une
société qui refuse de prendre en compte
les destructions nécessaires à son évolution
est une société morte… Apprendre à
détruire, déterminer avec la plus grande
sensibilité ce qu’il faut « détruire »,
dans le sens de ne pas prendre en considération
en tant que référence, sera l’enseignement
de base que les architectes
devront recevoir dans leurs écoles… » 1
Comment faire de la destruction un acte
qui ne soit pas négatif ? Conserver n’estce
pas déjà une manière d’achever ce qui
est encore vivant ? L’intégration patrimoniale
obéit à un mouvement de destruction
préalable. On le voit bien dans
les villes où la reconstruction « muséographique
» d’un quartier signe son arrêt
de mort. On sait bien que ce qui fait la
vie d’un quartier ancien, est justement
son indétermination, le jeu des tensions
qui le traversent au rythme d’un perpétuel
réajustement vécu de l’espace. La
conservation patrimoniale pétrifie le
quartier, le fige dans une image inaltérable.
Mais il existe aussi des modes
d’autodestruction des patrimoines. En
Europe, ceux-ci participent d’une
« esthétique de l’abandon », et se constituent
comme des « paysages de ruines ».
La ruine ancienne a déjà un statut patrimonial.
Si elle est actuelle, en train de
s’accomplir sous nos yeux, elle fait figure
d’abandon, de dégradation, elle
témoigne de l’incapacité à sauvegarder.
Et pourtant, le patrimoine n’est-il pas luimême
le fruit d’une « symbolique des
ruines » ? Une esthétique contemporaine
de l’abandon permettrait de considérer
les « ruines de la modernité » autrement
qu’un désastre. Au Japon, cette
question ne se pose pas dans ces termes :
■
113

Henri-Pierre Jeudy
Le futur giratoire
114
l’idée de « patrimoine négatif » annule
toute référence à une « esthétique des
ruines ». La ruine d’une catastrophe est
une preuve exemplaire, elle ne peut inspirer
un sentiment esthétique. L’abandon
lui-même n’a pas de sens, il n’a d’ailleurs
pas même sa place dans les rythmes de la
métamorphose territoriale. Au Japon, le
mouvement perpétuel de la reconstruction
empêche toute représentation de la
désolation. Seulement, les formes de
décomposition ne sont pas nécessairement
tragiques, elles ne traduisent pas
l’impuissance de l’homme à sauvegarder
« ses » patrimoines, elles manifestent
aussi l’étrangeté jubilatoire de l’autodestruction
« naturelle », celle qui s’accomplit
sans la moindre intervention de
l’homme. S’il fallait vraiment choisir ce
qu’il faut détruire, les critères seraient
les mêmes que ceux de la conservation.
Penser la destruction comme le futur de
la conservation n’est pas si paradoxal
puisqu’on peut imaginer que l’expansion
des patrimoines, jusque dans ses
excès contemporains, finira elle-même
par engendre ses propres « ruines du
futur ».
L’original et la copie
Imaginons maintenant que les objets
ne nous parlent plus. Ils ont fini de
représenter ce que nous voulons qu’ils
représentent, ils sont des preuves définitives
de notre histoire et de nos idées.
Les objets ne seraient alors que des
copies conformes à un original qui n’aurait
plus besoin d’être. Comme nous
prêtons à l’objet authentique une
« vie » qui ferait défaut à sa copie, nous
attendons de l’objet original qu’il continue
à s’exprimer, qu’il poursuive son
existence et qu’il nous offre l’illusion
d’être toujours présent même s’il est
déjà très vieux. Plus il est ancien, plus
il représente le « vieux » monde et plus
nous croyons pouvoir le faire parler
comme si nous espérions de lui une
fidèle complicité. Or, il existe dans le
monde un immense sanctuaire de la
culture occidentale où la sensibilité de
notre regard est devenue pour toujours
le pur produit de notre intelligibilité.
C’est le musée des copies au Japon.
Les femmes de service passent leur chiffon
humide et leur balai-brosse sur les
■
plus belles peintures de l’histoire des
arts. Même le visage de la Joconde
reçoit un jet de produit nettoyant avant
d’être frotté d’une main énergique (et
bien vivante). Musée du faux ? Des milliers
de tableaux les plus célèbres sont
réunis dans une superbe construction
architecturale qui est en partie encastrée
dans la montagne. Toutes les précautions
antisismiques ont été prises : le
sanctuaire de l’art ne devrait pas être
détruit en cas de tremblement de terre.
The Otsuka Museum Art est l’exemple
mégalomaniaque de la reconstitution
historique de toute la culture artistique
occidentale. Un nombre considérable
de peintures, depuis le Moyen Age jusqu’à
nos jours, s’y trouve restitué sur des
carreaux de céramique, avec des cadres
dorés. Des vases grecs, des mosaïques
romaines, des peintures murales de certaines
églises, des porches, et la chapelle
Sixtine elle-même y sont présentés
« grandeur nature ». Ce temple des arts
reconstitués affiche la prétention de
figurer, comme dans un véritable bunker,
toute l’histoire occidentale des arts.
Il s’agit là d’un acte d’appropriation
fantastique face auquel la distinction
usuelle entre le vrai et la copie n’a plus
de sens. Le « faux » n’est pas plus vrai
ou moins vrai que l’original authentique,
il s’impose pour lui-même. Ce
musée de la copie a pris en otage la culture
occidentale pour la sauver des
risques de destruction qu’elle encourt,
si le Louvre brûle un jour…
Le patrimoine virtuel
■
La fascination pour « ce qui fait
signe » se dispense désormais de toute
révérence obligée à l’égard de l’authenticité
originaire de l’objet. A l’ère
de la reproductibilité infinie, le faux
s’impose de lui-même puisqu’il n’entre
plus dans les catégories de la copie, de
la réplique, mais du virtuel et du clonage.
Le « faux » nous protège-t-il de la
faiblesse du « vrai » et du risque de sa
disparition ? Ce qui est authentique (le
vrai du vrai) serait alors destiné à jouer
le rôle de reliques. En France, la grotte
de Lascaux, l’un des berceaux de l’humanité,
a été fermée au public, et une
seconde grotte, intégralement reconstituée
a été ouverte pour remplacer la
première dont les peintures murales
risquaient de se dégrader. On a l’habitude
de considérer que la première
grotte est l’original, parce qu’elle est
authentique, mais il devient de plus en
plus fréquent de prendre la seconde
grotte elle-même pour un original. En
effet, il est déjà question d’élaborer
d’autres copies de Lascaux, et de transporter
de semblables répliques en
d’autres lieux du monde. On imagine
ainsi qu’un certain marché du module
« grotte de Lascaux » puisse se mettre
en place, mais il existe déjà un CD-Rom
qui permet de visiter, chez soi, la grotte
dans ses moindres détails. Les technologies
de l’image de synthèse nous
habituent à ne plus opposer le « vrai »
et le « faux » dans leur usage moral. Ce
qui se passe dans le « monde virtuel »
se produit également dans le « monde
réel » : le « vrai » a-t-il encore un rapport
quelconque avec la vérité ? S’agitil
désormais d’un véritable « clonage
visuel » qui n’aurait plus de relation
avec l’imitation ? Ne relevant plus du
rapport entre le modèle et la copie, le
clonage abolit le miroir. On ne sait plus
qui est le double de l’autre. Le clonage
annonce-t-il l’arrêt de mort de la
conservation patrimoniale ?
Le devenir de l’homme reste toujours
pensé en référence à son passé. Il
n’est pas imaginé comme ce qui n’est
pas encore. Seule la science fiction
nous offre une vision possible et futuriste
des métamorphoses de l’homme et
des sociétés. Cette anticipation fictionnelle
puise ses ressources dans les
découvertes scientifiques et plus particulièrement
dans la génétique. Le
plus souvent, elle provoque le plaisir
d’une certaine peur de l’avenir parce
qu’elle met en scène la disparition des
traits tenus pour originaires du comportement
humain, rendant parfois
méconnaissable l’hypothétique avenir
des sociétés contemporaines. Elle rassure
quand elle fait réapparaître, suite
à une gigantesque catastrophe, une
archéologie du comportement humain,
puisqu’elle fait alors le récit du retour
de la « primitivité » des échanges et
des habitudes. La projection futuriste
qu’elle élabore, est rarement considérée
pour elle-même, on lui préfère le
jeu de l’anticipation et du retour ou ce
qu’on appelle une « archéologie du
P. Risch, Art premier, photo Mobas, Galerie Bleu, Strasbourg, Catalogue St’art 99
futur ». L’assomption présente du virtuel
ne modifie guère ce plaisir de la
rétro-projection. Le monde virtuel, en
admettant même qu’il ne se mesure
plus au réel, et qu’il acquiert son autonomie,
ne se sépare pas de notre organisation
symbolique traditionnelle. La
rupture qu’il introduit, et celle-ci n’est
pas des moindres, tient au fait que
cette même organisation symbolique,
devenant le fruit de notre intelligibilité,
peut être prise pour l’objet de notre
gestion mentale. Elle ne correspondrait
plus alors à l’antécédence des
comportements culturels et sociaux,
elle ne serait plus vécue d’une manière
inconsciente, elle devient susceptible
d’être traitée comme un système
dont on connaît bien les mécanismes et
dont on peut prévoir les effets.
Le musée virtuel
Les technologies du virtuel sont le
plus souvent prises pour des moyens
complémentaires de visualisation des
objets. Or toute la composition muséographique
est désormais traitée sous
l’angle de la virtualité. Il ne s’agit plus
d’une question technologique, mais
d’un véritable « état d’esprit ». L’objet,
quand il est exposé sur un piédestal,
avec sa propre magnificence, paraît sortir
de sa virtualité. Il est présenté
comme un « être là ». On attend de lui
qu’il outrepasse la virtualité de sa
conservation et que sa visibilité nous
hallucine. On en appelle encore à une
interaction corporelle entre celui qui
regarde et l’objet lui-même, l’objet déjà
perçu comme un regard. Cette façon de
croire que la virtualité technologique
n’a rien changé à nos modes classiques
de perception nous semble pour le
moins naïve. Elle nous incite à rester
dans un cadre phénoménologique soustrait
aux « mondes virtuels ». S’interrogeant
sur les manières d’exposer le
sens, les anthropologues Jacques Mercier
et Andras Zampléni posent ces
questions : « Comment greffer sur la
faculté qu’a chacun de créer et de modifier
constamment son espace corporel
les spatialités singulières des objets
traditionnels et, notamment, des objets
rituels ? Comment faire resurgir au
musée l’expérience des corps originairement
liés à ces objets ? » 2 Il y aurait
alors deux sphères : celle des objets
exposés avec lesquels on pourrait encore
avoir des relations corporelles
« vivantes », et celle des objets virtuels,
celle-ci relevant du domaine de la
recherche et de la compilation. Mais le
monde des objets et des relations symboliques
a déjà été virtualisé. Le symbole
est traité comme un artéfact toujours
actualisé. Le virtuel abolit
« l’épaisseur du temps » en supprimant
la dimension de l’inactuel. Dans
un musée investi par les technologies de
synthèse, la mise en équivalence temporelle
permet une gestion de l’actualisation
ou une production intelligible
de l’immédiateté de l’actuel. Le « rapport
vécu » à l’objet est destiné à disparaître
au profit de cette relation vir-
■
115
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

MARIE-NOËLE DENIS
116
tuelle qui est une manière de conjurer
définitivement ses sortilèges.
Le processus de
réflexivité
Le pouvoir de la patrimonialisation
est de transformer le « rapport vécu »
aux objets et la « relation vivante » à
l’Autre en modalité de gestion culturelle.
L’altérité de l’objet et celle de l’homme
devenant un produit analysable, classable
et gérable ne perturbe plus jamais
le processus de réflexivité qui lui donne
son sens. On croit saisir ainsi ce qui nous
est étranger par la pure construction du
miroir de nous-mêmes. Cette dynamique
de l’ordre spéculaire se fonde sur la
reconnaissance du patrimoine de l’humanité
toute entière. Elle impose des
similitudes qui abolissent les différences
de temporalité et qui annihilent l’étrangeté
des autres civilisations grâce à cette
assimilation mentale réalisée par la
muséographie des singularités culturelles.
L’anthropologie contemporaine
vient conforter la réduction de l’étrange
au familier en nous laissant croire au
contraire que le regard ethnographique
rend étrange ce qui nous semble familier.
C’est grâce à cette supercherie que le
processus de réflexivité ne cesse de se
développer par absorption des différences.
Il faut bien l’admettre : ce qui est
objectivé, ce qui est désigné et reconnu
comme tel, n’a plus rien d’étrange. Etant
un gardien idéal des richesses symboliques,
l’anthropologue assure une reconnaissance
publique de la nécessité absolue
de la réflexivité. Et il ne peut le faire
que dans la mesure où il continue son travail
de mise à mort de ce qui est vivant,
des rapports vécus à l’Autre et à son
environnement.
Le principe de réflexivité qui gouverne
la gestion patrimoniale implique
une objectivation systématique des
formes symboliques. Rien ne s’y oppose
puisqu’il permet de conceptualiser ce
qui fait la vie d’une société et puisqu’il
n’y a rien d’extérieur à lui-même. Pur
produit de notre réflexivité, la « chose
patrimoniale » fonctionne d’elle-même,
sans être menacée par une quelconque
incertitude concernant ses propres fins.
Elle acquiert une autonomie telle que la
finalité de sa gestion n’a plus besoin
d’être légitimée. Le principe de réflexivité
réalise ainsi une légitimité absolue
■
des modes de gestion tandis que l’anthropologie
définit l’activité même de la
gestion culturelle. Les nombreux débats
qui ont lieu autour de la question patrimoniale
se réduisent logiquement à des
problèmes de gestion même s’ils tentent
de proposer d’autres objectifs. Seulement
aucun débat ne mettra en péril le
travail acharné de la réflexivité car
celui-ci est une démonstration constante
de la capacité mentale d’une société
à se saisir en miroir d’elle-même pour
mieux maîtriser sa destinée. Ce qui ne
participe pas d’un pareil exercice
demeure soupçonné de naïveté, de
régression mentale. Comparer, assimiler,
reconnaître et classer les différences,
désigner les singularités, démontrer les
lignées, autant d’opérations qui assurent
au principe de réflexivité la plasticité
mentale de sa mise en œuvre et qui, du
même coup, déterminent l’ensemble de
la gestion culturelle.
Retour au naturel ?
■
Le principe de réflexivité, parce qu’il
crée une équivalence générale entre les
singularités culturelles et qu’il entraîne
une mortification du vivant à des fins gestionnaires,
appelle pourtant une alternative.
C’est l’esthétisation universelle. Si la
réflexivité devenait absolue, elle ferait
figure de mort, de la même manière que
le concept tue l’affect. Si nous vivions
dans un monde qui ne s’offre plus qu’en
miroir de lui-même, dans la plus pure
objectivation de ses objets et de ses relations,
nous n’aurions plus qu’un sentiment
collectif de mortification. Nous n’aurions
à voir que la vie déjà vécue
reproduite en images d’elle-même sans
jamais ressentir l’immédiateté du vivant.
Et même si nous supposons qu’il s’agit là
de simples croyances, il n’en demeure pas
moins que la réflexivité, quand elle est
toujours recherchée pour elle-même, nous
provoque de grandes angoisses. Fort heureusement,
le principe de réflexivité génère
sa propre esthétique. Il suffit de
contempler ce qu’il ne cesse de mettre en
œuvre. Le patrimoine à cet égard est plutôt
rassurant : il n’existe que par sa mise
en scène. Hormis les lieux consacrés, les
sites, les monuments et les musées, il
reste les paysages. Il suffit d’apprendre à
vivre dans un environnement destiné à
être toujours paysager. L’anthropologie
nous confirme que n’importe quelle société,
en toute époque, a eu des préoccupations
esthétiques. La construction patrimoniale
est venue beaucoup plus tard,
elle répond à un souci de conservation
esthétique. Il est donc logique de considérer
l’esthétisation contemporaine
comme une conséquence du principe de
réflexivité. La « mise en miroir » des
objets, des lieux, des territoires qui sont
appelés à être conservés, protégés pour
les temps futurs, suppose une esthétique
réfléchie. Celle-ci n’a rien d’immédiat, de
spontané, elle est une pure construction
qui demeure capable de simuler sa propre
naturalité. Dans cette perspective d’une
patrimonialisation générale, l’esthétique
n’est pas un « plus », elle est une finalité
essentielle puisqu’elle permet de recomposer
indéfiniment les lieux et les territoires.
L’idée de paysage subsume les différentes
conceptions du patrimoine, elle
présente l’avantage indéniable de donner
une forme immédiate à la perception,
associant d’emblée l’acte de percevoir à
la configuration implicite d’un paysage.
L’esthétisation universelle parfait la
conservation patrimoniale grâce à l’illusion
fantastique de la recomposition
perceptive d’un perpétuel paysage.
Le principe de réflexivité atteint son
plus haut degré de réalisation en tirant de
l’esthétique générale comme effet de sa
mise en œuvre, la possibilité de restituer la
naturalité qu’il a détruit. Le naturel, le primitif,
le sauvage, l’originaire, toutes ces
catégories qui désignent l’en deçà de la
réflexivité réapparaissent comme les
signes d’une authenticité retrouvée. La
nature conservée, soignée, délivrée de
l’impureté des hommes est destinée à redevenir
une nature sauvage.Au cœur de l’esthétisation
généralisée se love le retour du
naturel purifié des scories de sa propre
représentation. Ce retour n’est rendu possible
que par l’exacerbation du travail
même de la réflexivité. Ce qui nous est
offert en miroir de nous-mêmes, dans la
conquête patrimoniale, c’est le cercle
vicieux d’une naturalité absolue de l’esprit.
Notes
■
1. Claude Parent, In « Création et
tradition » (1987). Le patrimoine
face à la création.
2. Jacques Mercier, Andras
Zempléni, Exposer le sens, in
Revue Le Débat, n°108, Gallimard,
Février 2000
La famille
aujourd’hui et demain
MARIE-NOËLE DENIS
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
L
a famille est encore considérée par
de nombreux sociologues comme la
cellule de base et d’apprentissage
de la vie sociale, médiatrice entre le
privé et le public, entre l’individu et la
cité. Les plus pessimistes prédisent
depuis plus d’un siècle la fin de la famille
alors que les plus optimistes interprètent
comme un signe de vitalité ses
dérives et adaptations successives à la
modernité.
Brève histoire de la
famille
Il existait autrefois, selon Le Play,
trois modèles de familles:
– Un modèle nucléaire reposant sur
le mariage de tous les enfants en dehors
de la maison des parents, avec partage
successoral égalitaire;
– Un modèle de famille-souche où le
père choisissait un seul héritier qui restait,
une fois marié, dans la maison de
ses parents. Les autres enfants étant
exclus de l’héritage par dotation ou
donation. Vivaient alors « à pot et à
feu », non seulement le couple héritier
et ses enfants, mais aussi, quand ils
étaient encore vivants, les ascendants et
les collatéraux non mariés;
– Un modèle patriarcal où les fils se
mariaient et s’établissaient ensemble au
foyer paternel.
Avec la révolution industrielle et ses
conséquences (exode rural, urbanisation,
dévalorisation des patrimoines
fonciers) le groupe domestique s’est
réduit et la famille nucléaire, composée
exclusivement d’un couple et de ses
enfants, s’est généralisée. Autrefois
paysanne et étendue, la famille est
devenue nucléaire et urbaine. Par
■
ailleurs le salariat, la scolarisation et le
système d’assurances sociales ont libéré
les individus des pesanteurs familiales
liées à ses fonctions de solidarité.
Des variations lexicales, des glissements
sémantiques accompagnent certaines
situations nouvelles, ou qui se
banalisent. Des termes autrefois péjoratifs
et même infamants, sont remplacés
par des euphémismes neutres : la
fille-mère devient une mère-célibataire à
la tête d’une famille monoparentale;
l’enfant illégitime, après avoir été désigné
comme enfant naturel, est un enfant
né hors mariage; on parle aussi de cohabitation
hors mariage au lieu de concubinage,
de familles recomposées, et tout
dernièrement de familles homogames et
de couples non cohabitants.
Il n’en reste pas moins qu’à travers ce
foisonnement lexical, qui traduit de profondes
modifications des mœurs et des
usages, la famille idéale que l’on
cherche à construire ou à reconstruire,
à la suite de vicissitudes de plus en plus
nombreuses, se compose toujours d’un
père, d’une mère et de leurs enfants
vivant dans un même foyer.
La famille en chiffres
Peut-on mesurer, à travers les
chiffres, qu’elle est la situation de la
famille en France et, partant, quelles
sont ses chances pour l’avenir ?
Le fait le plus facilement observable
est la croissance très rapide des naissances
hors mariage. Marginales pendant
les deux premiers tiers du XX e
siècle, elles comptaient encore moins
de 10% des naissances jusqu’en 1978 et
il s’agissait du pourcentage le plus bas
observé depuis 150 ans.
■
117
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Marie-Noële Denis
La famille aujourd’hui et demain
118
A la campagne, dans les années 1930, une famille patriarcale à quatre générations.
On remarque, assis, le couple des grands-parents et debout, les parents.
Le jeune époux est absent du cliché parce qu’il prenait la photo.
Depuis, les naissances hors mariage
représentent 22% des naissances en
1986, 33% en 1992 et 39% en 1996 (figure
1). Cette même année, 53% des premières
naissances (plus de la moitié) ont
lieu hors mariage, 29% des secondes et
20% des suivantes. Néanmoins, en 1996,
trois sur quatre des enfants dans ce cas
sont reconnus par leur père dès leur
naissance et la tendance se maintient.
La naissance d’un enfant n’est donc
plus subordonnée au mariage de ses
parents et à l’existence d’une famille
légale.
En conséquence, il y a de moins en
moins de couples mariés. On observe un
effondrement du mariage en France dès
les années 1980, et un triplement des
divorces (figure 2). En 1998, par exemple,
le nombre de couples non mariés a augmenté
de 400.000, tandis que celui des
couples mariés diminuait de 200.000.
Néanmoins on observe une hausse de 10%
de la nuptialité depuis 1996, date à laquelle
une loi de finance a supprimé les avantages
fiscaux des couples non mariés (une
demi part supplémentaire accordée au
premier enfant d’un parent célibataire).
En fait la cohabitation constitue un
début d’union pour 90% des couples et un
mode de vie durable pour certains d’entre
eux dès les années 80. Par contre la proportion
d’enfants nés hors mariage, issus
de femmes seules, n’a pas augmenté : 3 à
4%. Il n’y a pas plus d’enfants venant au
monde en l’absence de père alors que les
enfants nés de parents vivant en couples
non mariés a fortement augmenté. En
outre, les familles recomposées, après
remariage de conjoints veufs ou divorcés,
se multiplient.
Les nouveaux conjoints
Quelles sont les conséquences de ces
nouveaux comportements pour la famille,
et en premier lieu pour les conjoints ?
La baisse de la nuptialité ne signifie
pas, nous l’avons vu, le déclin de la vie en
couple. Elle se traduit d’abord par une élévation
de l’âge moyen au mariage qui
était en 1996 de 32,6 ans pour les hommes
et de 30 ans pour les femmes (il augmente
d’un an tous les trois ans; figure 3).
En 1990, 12.5% des couples n’étaient
pas mariés et la cohabitation hors mariage
était la forme principale de vie en
couple chez les jeunes (figure 4). Mais
cette situation est fragile car les cohabitants
se séparent deux fois plus que les
conjoints mariés. Néanmoins en 1994, 74%
des hommes et 80% des femmes de 40 à 44
ans avaient encore vécu le modèle du
couple unique.
Cette cohabitation hors mariage est
liée à la zone de résidence, plus fréquente
dans les villes que dans les campagnes;
au niveau d’instruction et à la catégorie
socio-professionnelle (elle est plus importante
chez les cadres supérieurs mais
aussi, traditionnellement, chez les
ouvriers). Elle est liée aussi à la génération
car elle concerne surtout les jeunes,
et à l’éducation puisque les milieux
conservateurs, à forte religiosité et à
morale stricte, paraissent épargnés.
La progression de la cohabitation serait
due à l’indépendance économique des
femmes, à la détérioration de l’emploi des
jeunes, à la désinstitutionnalisation du
mariage. Dans le domaine éthique, la
recherche de cette nouvelle autonomie se
traduit par le refus d’une morale institu-
■
tionnelle, l’affirmation de la liberté de
choix, le rejet du conformisme et, en clair,
le refus du mariage « bourgeois ».
Une des évolutions majeures demeure
le changement d’attitude des femmes vis
à vis de l’institution. Elles en ont été libérées,
à partir de 1972, par la contraception
médicalisée. De plus, le mariage ne constitue
plus pour elles une nécessité économique
et la seule assurance de statut
social, puisque plus de 50% d’entre elles
travaillent maintenant jusqu’à 55 ans.
L’expansion de leur activité professionnelle,
conjuguée avec la maîtrise de la
contraception, a eu des effets considérables
sur la fécondité, sur la divorcialité
et leur distanciation à l’égard du mariage.
Les femmes envisagent plutôt maintenant
la vie en couple sous forme associative, où
chacun des conjoints garde son autonomie
et gère ses relations avec l’autre par la
négociation.
Enfin, pour les deux sexes, le prolongement
de la durée de la scolarité, suivie
d’une période d’emplois précaires, contribue
à différer la date du mariage, alors que
les relations sexuelles sont de plus en
plus précoces.
Conséquences
pour les enfants
Si nous prenons en compte, dans la
famille, le point de vue des enfants, nous
constatons d’emblée que, malgré les
changements de statuts familiaux, 80%
des enfants habitent avec des parents
mariés. Néanmoins ces enfants vivent
dans des familles de moins en moins
nombreuses du fait de la baisse générale
de la fécondité. Celle-ci était de 2.84
enfants par femme en 1964 et n’est plus
que de 1.8 aujourd’hui (figure 5). Le statut
familial joue peu de rôle, puisque
Bibliographie
• BEAUMEL C., KARJOSSE R., TOULE-
MON L., « Des mariages, des couples et
des enfants », Insee Première, n° 624,
janvier 1999, p. 29-32.
• DESPLANQUES G., « Les familles
recomposées en 1990 », Population et
Sociétés, juin 1992, n° 269.
• Divers auteurs, « L’enfant dans la
famille - 20 ans de changements »,
Population, n° spécial, nov-déc. 1994.
■
■
• FESTY P., « Le nouveau contexte du
mariage », Population et Sociétés,
janvier 1980, n° 131.
• Guilbert-Lantoine C. de, LERIDON H.,
TOULEMON L., VILLENEUVE-
GOKALP C., « La cohabitation adulte
», Population et Sociétés, septembre
1994, n°293.
• LERIDON H. et VILLENEUVE-
GOKALP C., « Entre père et mère »,
Population et Sociétés, janvier 1988,
n° 220.
cette faible fécondité est la même pour
les femmes mariées, cohabitantes ou
divorcées et remariées (figure 6). Mais la
complexité des cycles de vie matrimoniale
entraîne des retards de calendrier.
Les enfants naissent moins nombreux et
plus tard. Les anciennes vertus pédagogiques
de la vie en famille s’en trouvent
d’autant plus réduites.
Les contrastes légaux entre naissances
légitimes et naissances hors
mariage s’estompent. Seulement 4% des
mères célibataires ont des enfants illégitimes
et 90% des enfants nés hors
mariage sont reconnus par leur père,
50% d’entre eux étant légitimés lors du
mariage de leurs parents (figure 7).
Mais le nombre d’enfants nés à l’écart
du mariage ne cesse de croître.
De plus en plus d’enfants se trouvent
confrontés à la séparation de leurs
parents. Il y a, depuis le milieu des
années 80, 30 divorces pour 100 mariages
et, en moyenne, 9% des enfants mineurs
subissent cet événement, 15% si l’on y
ajoute les séparations de parents non
mariés. 85% des enfants de couples
divorcés sont confiés à leur mère, 76%
dans le cas d’unions non légalisées. Un
nouveau couple est reformé dans 50%
des cas, cinq ans après la rupture. Les
enfants vivent donc de plus en plus nombreux
dans des familles recomposées où
l’un des conjoints n’est pas son parent
biologique. Un enfant sur huit se trouvera
, avant sa majorité, dans la situation
de bel-enfant et 21% des enfants âgés de
moins de 16 ans au divorce de leurs
parents auront un demi-frère (ou sœur)
de leur mère et de leur beau-père et 54%
de leur père et de leur belle-mère.
La recomposition des familles pose
des problèmes spécifiques liés à la
définition des rôles de chacun des
parents et beaux-parents. Faute de pouvoir
se référer à des normes extérieures,
ils doivent inventer eux-mêmes
des modes de comportement viables.
Les familles recomposées sont donc de
véritables laboratoires de régulation
sociale et de production de règles pour
l’avenir.
De toute manière, on note l’accroissement
des enfants vivant éloignés
d’un de leurs parents, un sur quatre
dans les générations nées à la fin des
années 80. Ces situations affectent souvent
leur mode de vie. Dans le cas des
familles monoparentales (en majorité
des femmes célibataires ou divorcées
avec enfants) elles s’accompagnent
d’une baisse du niveau de vie, et plus
généralement du travail de la mère et
du désengagement du père.
Conclusion
La première dimension du mariage,
qui était, au sein de la famille, de
garantir les mœurs, d’assurer la permanence
de la société et d’en transmettre
les valeurs, est sérieusement
malmenée ainsi que le système de hiérarchie,
d’autorité, de répartition des
rôles masculins et féminins et d’obligation
de transmission d’un patrimoine
(l’individu l’emporte sur la lignée). Le
mariage et la famille, dans leur forme
traditionnelle, sont remis en question.
Mais la baisse de la nuptialité ne
signifie pas la fin de la vie à deux. Le
mariage, en tant qu’acte juridique et
social, a perdu sa nécessité, mais la vie
en couple n’est pas remise en cause et
reste la base du modèle de la famille
idéale. Dans ce cadre, la socialisation
des enfants continue ainsi à être garantie,
malgré le déclin du mariage.
• SEGALEN M., Sociologie de la famille,
Paris, A. Colin, 1993.
• SINGLY Fr. de, La famille, état des
savoirs, Paris, La Découverte, 1991.
• TOULEMON L., « La cohabitation
hors mariage s’installe dans la durée »,
Population, mai-juin 1996.
• VILLENEUVE-GOKALP C., « La
double famille des enfants de parents
séparés », Population, janvier-février
1999.
■
119
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Marie-Noële Denis
La famille aujourd’hui et demain
Figure 1 : Proportion de naissances
hors mariage (pour 100 naissances),
selon que les parents vivaient en
couple non marié ou qu’ils ne vivaient
pas ensemble au moment de la
naissance. France, années 1950 à 1991.
Sources : état civil, INED, enquête
fécondité, 1988, et projection.
Figure 2 : Nombre de mariages (a), de
divorces (b) et de remariages de divorcés
(c). France 1966-1979.
Remariages compris.
Divorces prononcés, y compris conversions
de séparation de corps.
Moyenne des remariages de divorcés et
de divorcées (les deux chiffres sont toujours
proches).
Source : Population et Sociétés, n° 144,
février 1981.
Figure 4 : La diffusion de la cohabitation depuis 1965.
Source : L. Toulemon, Population, mai-juin 1996, n° 3.
Figure 5 : Évolution, depuis 1950, de l’indicateur
conjoncturel de la fécondité.
Source : «L’enfant européen», Population et
Sociétés, n° 234, avril 1989.
120
Figure 3 : Âge moyen des femmes au
premier mariage.
Source : L. Toulemon, Population, maijuin
1996, n° 3.
Figure 6 : Taux de fécondité du mariage par durée de mariage et taux
de l’union suivante par durée totale en union (femmes mariées en
1960-1969 par ancienneté du mariage à la séparation; premier mariage
avant 35 ans).
Source : P. Festy, F. Prioux, Population, novembre-décembre 1994,
n° 6.
Figure 7 : Reconnaissance et légitimation
des enfants naturels.
Source : F. Prioux, Population,
novembre-décembre 1994, n° 6.
121
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

ALAIN BIHR ET ROLAND PFEFFERKORN
122
Situation conjugale pour 100 hommes et pour 100 femmes de 21 à 44 ans
En couple
Non en couple
marié
non marié
Hommes
1994 47,1 21,5 31,4
1986 62,6 10,0 27,4
Femmes
1994 54,0 20,0 25,0
1986 68,8 9,7 21,5
Source : C. de Guibert-Lantoine, H. Léridon, L. Toulemon, C. Villeneuve Gokalp,
« La cohabitation adulte », Population et Sociétés, n° 293, sept. 1994.
Répartition des enfants de 0 à 18 ans selon la situation familiale en 1990.
(en % de la tranche d’âge 0-18 ans).
enfants avec leurs 2
avec parents biologiques
enfants en famille
monoparentale
Familles recomposées
enfants avec beaux-parents
avec 1/2 fr sans 1/2fr total
enfants du
couple actuel
86,8 9,6 2,9 2,6 5,5 3,6
Source : INSEE, Enquête sur les familles - 1990.
L’exclusion
Les enjeux idéologiques et
théoriques d’un « nouveau
paradigme » sociologique
ALAIN BIHR*
ET ROLAND PFEFFERKORN**
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
*Université de Haute-Alsace, Mulhouse
**Université Marc Bloch, Strasbourg
L
a notion d’exclusion connaît un
succès public indéniable depuis la
fin des années 1980, quelle que
soit la conjoncture économique ou politique.
On ne compte plus les articles ou
les livres dont le titre ou le sous-titre
comporte la présence de ce terme ou
d’un de ses dérivés. Les numéros de
revues spécialisées centrés sur cette
question se sont multipliés 1 . Le vocabulaire
administratif et politique a intégré
cette notion à son registre ordinaire.
Depuis l’adoption en 1998 d’une « loi
sur l’exclusion », la politique sociale est
officiellement rangée sous la bannière
de la « lutte contre l’exclusion ». Auparavant,
ce thème régissait déjà les
contrats de ville et tout un ensemble de
mesures sociales progressivement mises
en place à partir de la fin des années
1970 : missions locales d’insertion des
jeunes, développement social de quartier,
Banlieues 89, conseils communaux
de prévention de la délinquance, commissions
de suivi du revenu minimum
d’insertion etc.
Même les sociologues ou les philosophes
semblent avoir adopté cette
notion, quand ils n’ont pas contribué à
sa diffusion. En 1996, un gros volume de
type encyclopédique dirigé par Serge
Paugam a proposé de dresser « l’état des
savoirs » en vue de « clarifier le concept
d’exclusion ». Dans cet ouvrage-bilan,
les spécialistes convoqués, historiens,
sociologues, économistes, philosophes,
sont présentés comme des utilisateurs
de cette « notion transversale dans les
recherches en cours ». L’exclusion y est
abordée sous l’angle de la « rupture du
lien social » et explicitement élevée à la
dignité de « paradigme sociétal ».
Pour autant, cette notion contribuet-elle
à éclairer les principales transformations
économiques et sociales du
monde contemporain ? Ses qualités descriptives,
elles-mêmes discutables
comme on verra plus loin, se doublentelles
de vertus explicatives qui rendraient
compte de sa diffusion exceptionnelle
? Ou au contraire son succès
ne s’expliquerait-il pas d’abord par sa
contribution à la dilution, voire à l’occultation,
d’un autre paradigme, celui
du conflit, et plus précisément de la
lutte de classe, en rendant imperceptibles
et inintelligibles les transformations
en cours, notamment en termes
d’aggravation de l’exploitation et de la
domination ?
I. La question sociale
revisitée
On ne peut comprendre le succès
qu’a connu le terme « exclusion »
auprès des sociologues, hommes
politiques, travailleurs sociaux etc.,
qu’en fonction du contexte dans
lequel il s’impose, celui des années
1980 et 1990. Le rapporter à ce
contexte permettra d’en saisir la
fonction idéologique fondamentale.
1. Le succès d’une terminologie
Comment comprendre, en effet, que ce
terme ait pu s’imposer aussi rapidement
■
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Alain Bihr et Roland Pfefferkorn
L’exclusion : Les enjeux idéologiques et théoriques
d’un « nouveau paradigme » sociologique
124
et aussi généralement au cours de ces
années ?
Il y a une première raison à ce succès.
Prise dans son sens courant et
immédiat, la notion d’exclusion semble
parfaitement rendre compte d’un certain
nombre de phénomènes socio-économiques
apparemment nouveaux survenus
au cours de ces deux décennies.
En effet, avec en toile de fond l’apparition
puis l’aggravation continue d’un
chômage de masse, on voit se développer
un important chômage de longue
durée, voire de très longue durée, des
formes de travail précaire affectant de
manière chronique ou récurrente certaines
catégories de main-d’œuvre, ou
encore l’impossibilité pour certaines
couches de la population active d’entrer
dans le salariat (notamment les jeunes
sans qualification) ou de s’y maintenir
(mise en retraite anticipée de pans
entiers de la population ouvrière des
secteurs industriels en déclin : mines,
sidérurgie, chantiers navals, textiles,
etc.). Dans tous ces cas, par ailleurs très
différents, des populations se trouvent
mises à l’écart, reléguées à la marge,
exclues en définitive non seulement
d’une participation régulière et continue
à l’activité productive mais encore
de la perception régulière et continue
de revenus professionnels, des standards
de vie habituels, des organisations
de la société civile (comme les syndicats),
des mécanismes institutionnels
d’intégration à la vie sociale (par
exemple par le biais de l’appareil scolaire)
et, en définitive, du corps civique
(déréliction des droits, montée de l’absentéisme
électoral, développement de
l’indifférence en matière politique,
repli sur les identités ethniques et religieuses
fétichisées).
Pour n’être pas radicalement nouveaux,
ces phénomènes ont connu, à
partir de la fin des années 1970 et surtout
dans le cours de la décennie suivante,
une amplification considérable.
Un grand nombre d’observateurs étaient
alors persuadés que les sociétés occidentales
étaient entrées dans une nouvelle
phase de développement, nécessitant
pour sa compréhension de
nouveaux outils intellectuels. Le paradigme
de l’exclusion s’imposa rapidement,
tout en étant concurrencé par
d’autres notions voisines qui firent leur
apparition presque en même temps,
comme celles de « nouvelle pauvreté »,
de « désinsertion », de « désaffiliation
», etc. 2
La prédominance que s’est rapidement
assurée la notion d’exclusion est,
à la réflexion, d’autant plus étonnante
qu’elle n’explique en rien les phénomènes
précédents : elle se contente, au
mieux, de les constater et de les décrire,
sans parvenir à en rendre réellement
compte dans leurs tenants et aboutissants.
Sa puissance théorique nous
semble en fait bien plus faible que celle
des analyses inspirées du paradigme
marxiste, même dans la version édulcorée
qu’en donnait à la même époque
l’« école de la régulation » 3 . Relativement
aux analyses en termes d’exclusion,
une analyse marxiste des phénomènes
précédents fournit en effet
d’emblée les deux résultats essentiels
suivants.
D’une part, la soi-disant exclusion
n’est qu’apparemment un phénomène
nouveau. Elle n’est tout au plus qu’une
nouvelle manifestation du processus
permanent sur lequel repose in fine le
travail salarié. Ce dernier n’implique-til
pas l’exploitation et la domination
capitalistes du travail et leur présupposé,
l’expropriation des producteurs
immédiats ? Le « travailleur libre » ne
dispose que de sa force de travail. De ce
fait son insertion dans le procès social
de production et, plus largement, dans la
vie sociale, comme la possibilité de se
procurer des revenus stables et réguliers,
dépendent du « marché du travail
». Sa capacité de vendre cette
force, de trouver acquéreur pour elle,
est par définition aléatoire. Marx a montré,
dès le milieu du XIX e siècle, que le
capitalisme se caractérise en tant que
mode de production, par l’instabilité
généralisée des situations socio-professionnelles,
qui aboutit à transformer de
manière chronique une partie de la
population en « surpopulation relative
», faisant fonction d’« armée industrielle
de réserve », en « surnuméraires
» que le procès de production
tantôt enrôle tantôt rejette, au gré des
nécessités et des opportunités de l’accumulation
du capital dans les différentes
phases de son procès cyclique.
Pour qui a lu un tant soit peu Marx et
s’est convaincu à sa lecture que les processus
dont il avait traité restaient tout
aussi actuels que la structure socio-économique
capitaliste dont ils sont les
manifestations permanentes, il n’y a
nulle nouveauté radicale dans les phénomènes
d’« exclusion » apparaissant et
se développant au tournant des
années 1980.
D’autre part, l’apparence de nouveauté
de ces phénomènes est due à la
manifestation brutale de cette expropriation
qui a eu lieu, alors et depuis
lors, dans le contexte de la crise d’une
forme particulière du rapport salarial, le
rapport salarial fordiste. Celui-ci est
caractérisé par une forte intégration
(inclusion) de la grande masse du salariat
dans les différentes institutions
composant le salariat : l’entreprise,
l’univers de la consommation marchande,
les équipements collectifs (par
exemple l’habitat social) et les services
publics (par exemple les organismes de
protection sociale contre la maladie ou
la vieillesse) assurant la reproduction de
la force de travail, etc. Pendant quelques
décennies, de la fin de la Seconde Guerre
mondiale jusqu’au milieu des
années 1970, le statut de travailleur
salarié a été synonyme, pour une masse
grandissante de salariés, de quasi garantie
d’emploi, de croissance des salaires
réels, d’accession à une norme de
consommation régulièrement élargie,
de couverture des risques existentiels
par des systèmes publics de protection
sociale, voire de promotion sociale sinon
pour soi du moins pour ses descendants,
etc. C’était là, en définitive, la conséquence
bénéfique du compromis social
arraché par le mouvement ouvrier au
terme de décennies de luttes. Ce compromis
garantissait en même temps à la
classe capitaliste la possibilité de poursuivre
l’accumulation du capital et
d’élargir l’assise de sa domination.
Dans cette perspective, dont nous ne
retraçons ici que les grandes lignes 4 ,la
réapparition et l’aggravation continue
d’un chômage de masse, la montée du
chômage de longue durée ou la prolifération
des différentes formes de travail
précaire s’expliquent en définitive par
la crise de cette configuration particulière
des rapports de classe qu’a été le
rapport salarial fordiste. Ce dernier est
lui-même un aspect d’une crise plus
vaste du fordisme comme régime particulier
d’accumulation. Ces phénomènes
renvoient à la nécessité dans laquelle
s’est trouvé le capital d’intensifier l’exploitation
et de renouveler les formes de
sa domination sur le travail à partir de
la seconde moitié des années 1970. En
effet, après quelques décennies durant
lesquelles le salariat avait été synonyme
d’intégration sociale, les aspects les
plus brutaux de la situation d’expropriation
sur laquelle il repose fondamentalement,
ne pouvait que prendre la
forme de l’ « exclusion ». Cette forme
était d’autant plus incompréhensible
que toutes les médiations de l’analyse
antérieure faisaient défaut aux
observateurs et acteurs de ces phénomènes.
Il y avait donc d’autres approches
possibles que celle de l’« exclusion »
pour rendre compte de ces phénomènes
socio-économiques survenus au tournant
des années 1980. Il faut cependant
adjoindre deux raisons supplémentaires,
proprement décisives, pour expliquer
le succès du terme et du thème de
l’exclusion.
D’une part, l’éviction du paradigme
marxiste en raison de l’effondrement
idéologique et pratique des modèles
politiques et des mouvements sociaux
qui le supportaient jusqu’alors et qui lui
conféraient une légitimité politique
sinon académique. En effet, le modèle
social-démocrate occidental, le « socialisme
réellement existant » oriental, de
même que ce qu’on nommait classiquement
le « mouvement ouvrier » entrent
dans une crise profonde à partir de la fin
des années 1970. Les multiples critiques
qui se sont développées à partir de la
seconde moitié de ces années, largement
relayées par un ensemble de
médias, comme par exemple celle promue
par « la nouvelle philosophie », ont
compté parmi les préconditions du succès
des paradigmes de substitution qui
vont se diffuser dans les deux décennies
suivantes. Celui de l’« exclusion » en est
un des plus importants.
D’autre part, dans ce contexte, la
fonction remplie par ce paradigme a été
d’occulter et de délégitimer toute référence
aux analyses de Marx et, ce faisant,
de rendre indéchiffrables les phénomènes
dits d’exclusion en termes
d’aggravation et de renouvellement des
formes d’exploitation et de domination,
ce qu’ils sont pourtant fondamentalement.
Car, dans et par le développement
du chômage, de la précarité, de la flexibilité,
la déréglementation du rapport
salarial en général, la remise en cause
des acquis matériels et juridiques des
travailleurs, ce qui s’est poursuivi et
obtenu, c’est bien leur exploitation plus
Fresque murale, Ballmy Alley, Quartier Mission, San Francisco, interrogation de
l’émigrée mexicaine dans la société américaine. © Anny Bloch
intense en même temps que leur mise
au pas générale. Les tenants du paradigme
de « l’exclusion » font pudiquement
silence sur ces phénomènes. Ils
ignorent le processus d’expropriation
sur lequel repose le rapport salarial. Ils
refusent de voir dans l’ «exclusion» la
manifestation extrême de ce processus.
2. Exemples rhétoriques
Les propos généraux précédents
pourraient être abondamment illustrés
par une lecture critique des principales
analyses utilisant le paradigme de l’exclusion.
Nous nous limiterons ici à deux
brefs exemples emblématiques : un
article de Jacques Donzelot et Joël
Roman publié en 1991 dans la revue
Esprit sous le titre « Face à l’exclusion
» ; et un extrait d’un ouvrage de
François Dubet et Didier Lapeyronnie :
Les quartiers d’exil, datant de la même
période.
Dans l’introduction de leur texte,
Jacques Donzelot et Joël Roman commencent
par accepter l’idée de la nécessaire
réduction des effectifs dans les
entreprises, en raison de la « modernisation
» en cours, sans s’interroger plus
avant. Ils présentent par la suite cinq
catégories hétérogènes d’individus qui
seraient devenus surnuméraires du fait
de leurs caractéristiques individuelles
et qui seraient en conséquence rejetés.
Il s’agirait des immigrés, des salariés
déqualifiés, des jeunes, des handicapés
et des « nouveaux pauvres ». Les
auteurs déduisent de ces prémisses
l’apparition « d’une nouvelle ligne de clivage
» au sein de la société qui dorénavant
« ne sépare plus ses membres là où ils
produisent, dans l’entreprise » . Le clivage
central se situerait maintenant « là
où ils vivent, dans la ville, avec la discrimination
entre les espaces réservés aux
ingénieurs, techniciens et cadres et ceux
abandonnés aux populations sans qualifications
». Enfin, ils caractérisent les
« banlieues populaires » comme étant
« hors-système », « privées de leur raison
d’être » : elles ne seraient plus « organiquement
reliées à la ville » ; elles seraient
devenues « synonymes d’exclusion ».
Les auteurs opposent des espaces, et
en l’occurrence des lieux de vie, et non
des groupes sociaux. L’opposition qu’ils
considèrent comme centrale n’est donc
plus d’abord sociale, elle serait désormais
principalement topologique. En
outre, les ouvriers et les employés qui
constituent pourtant toujours plus de
60 % des actifs occupés, et qui sont pour
la plupart des salariés qualifiés, disparaissent
du tableau, de même que la
classe capitaliste.
Nous trouvons une rhétorique proche
chez François Dubet et Didier Lapeyronnie,
qui ont le mérite d’exposer explicitement
leur thèse : « Jusqu’au milieu des
125
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn
L’exclusion : Les enjeux idéologiques et théoriques
d’un « nouveau paradigme » sociologique
126
années 70, les grèves ouvrières et l’action
syndicale ont dessiné les contours de la
question sociale. Puis, brutalement, les banlieues
et les émeutes urbaines les ont remplacées.
Avec elles sont apparus sur le
devant de la scène, les problèmes de l’immigration,
de la délinquance juvénile et de
l’insécurité. Les conflits du travail et l’entreprise
ont laissé la place à l’exclusion et
à la question de la ville, la ségrégation s’est
substituée à l’exploitation. Dans une société
duale, la lutte des classes s’est effacée
devant les questions de l’intégration et de
la marginalité ». Plus loin, ces auteurs
affirment, sans pour autant avancer d’arguments
nouveaux : « Ces questions (l’ancienne
question sociale) ne sont plus au
centre de la société. (…) L’exclusion est
devenu le problème social majeur. (…) A
une vie sociale intégrée et conflictuelle,
opposant et unissant dominants et dominés,
ouvriers et patrons, ont succédé la rupture
et une vie sociale brisée par la barrière
séparant ceux du dehors et ceux du
dedans. La population « reléguée » n’est
plus exploitée ou dominée. Elle est hors de
la société et réduite à une série de problèmes
sociaux ». Nous n’insisterons pas ici sur
les amalgames effectués dans la première
partie du texte cité, ni sur le retour
annoncé des « classes dangereuses » qui
paradoxalement serait concomitant à la
fin de la lutte des classes ! L’essentiel
pour nos auteurs est de récuser, comme
le dit Alain Touraine dans Le Grand Refus,
le « concept de lutte de classe associé à celui
de contradictions sociales ».
Cette pseudo-description permet
d’occulter ce que ces auteurs qualifient
d’« ancienne question sociale ». Ce discours
centré sur l’exclusion voile les ressorts
profonds de la réalité qu’il semble
dénoncer. Le rapport spécifique qui se
noue dans la production, dans le travail
salarié, et en premier lieu les procédures
bien réelles de l’exploitation et de
la domination capitalistes, est éludé. De
la même manière, cette rhétorique ne
propose pas de s’attaquer frontalement
au chômage et à la précarité. Elle se
contente de préconiser la mise en œuvre
de politiques topologiques, « politique de
la ville », « conventions de quartier »,
etc. La substitution de l’opposition
« in » / « out » à l’opposition « haut » /
« bas », défendue par les mêmes
auteurs, participe du même processus,
c’est-à-dire à l’éviction du paradigme de
la domination et de l’exploitation, même
dans sa version plus allusive, centrée sur
la question des inégalités. La notion
d’exclusion place en situation d’extériorité
apparente par rapport au coeur
de la vie économique et sociale les
populations qui sont les premières victimes
du rapport social central : le
capital.
II. Une longue tradition
d’occultation du conflit
social
■
La promotion médiatique et universitaire
de la notion d’« exclusion » a eu
pour effet et sens d’occulter et d’écarter
le paradigme marxiste. L’examen des
présupposés théoriques de cette notion
nous permettra de mettre en évidence
sa dette à l’égard de la tradition sociologique
française dans ce qu’elle
implique d’occultation récurrente du
conflit social.
1. « Lien social » ou « rapport
social » ?
Chez bon nombre d’auteurs qui ont
assuré son succès s’ajoute l’usage aussi
immodéré qu’irréfléchi d’une autre
notion, celle de lien social. L’exclusion
est alors présentée, implicitement ou
explicitement, comme un relâchement,
une rupture voire une perte du lien
social ; et la lutte contre l’exclusion
reviendrait essentiellement à le rétablir,
le renouer ou le retisser. On pourrait
répéter mutatis mutandis à propos
de la notion de lien social les critiques
que nous avons adressées à celle d’exclusion.
Notion métaphorique, relevant
de l’image plus que du concept, notionleitmotiv,
elle sert essentiellement à
faire écran et obstacle à un autre
concept, celui de rapport social, qui met
l’accent sur les relations entre des
groupes sociaux. Il est remarquable, en
effet, que ce dernier concept ait à peu
près totalement disparu du vocabulaire
des sciences sociales et politiques
depuis une vingtaine d’années.
Or, s’ils peuvent sembler voisins voire
synonymes, les deux concepts n’ont pas
la même pertinence théorique et épistémologique.
La notion de rapport social
indique d’emblée que le monde social est
un mixte d’identités et de différences,
d’unité et de divisions, de cohésion et de
conflits ; il met l’accent tout aussi bien
sur ce qui réunit les hommes vivant en
société, que sur ce qui les divise, les
oppose, les déchire ; il permet de penser
la société comme étant à la fois unité et
lutte, dialectiquement : unité
dans/par/contre la lutte et lutte
dans/par/contre l’unité. Alors que la
notion de lien social met unilatéralement
l’accent sur ce qui lie et réunit les
hommes entre eux, au détriment de ce
qui les divise et les oppose dans leur
unité même.
Ce que confirment au demeurant les
traditions différentes et rivales qui ont
élaboré ces deux concepts. Celui de rapport
social est issu de l’oeuvre de Karl
Marx. Avec celui de production, avec
lequel il se combine régulièrement (cf.
les concepts de rapports sociaux de production,
de production des rapports
sociaux, etc.), le concept de rapport
social fait partie du socle théorique et
épistémologique de la compréhension
du social inaugurée par l’auteur du
Capital. Dès ses thèses sur Feuerbach,
manifeste théorique de la conception
matérialiste de la société et de l’histoire,
Karl Marx n’a cessé sous différentes
formes de répéter que « l’essence
humaine n’est pas une abstraction inhérente
à l’individu isolé. Dans sa réalité,
elle est l’ensemble des rapports
sociaux ». Et toute son oeuvre est une
analyse constante de ces rapports, de
leur processus de production et de
reproduction. En ce sens, ce n’est pas un
hasard qu’il ait donné pour titre à son
ouvrage majeur, Le Capital, le concept
d’un rapport social, qui plus est, du rapport
qu’il considère comme prédominant
au sein des sociétés capitalistes
contemporaines.
La notion de lien social, au contraire,
a été élaborée en opposition au marxisme,
par différents auteurs et traditions
sociologiques. On pense évidemment au
sociologue allemand Ferdinand Tönnies
et à son paradigme de la Gemeinschaft et
de la Gesellschaft, la première censée
caractérisée par des liens sociaux communautaires
puissants, tandis que la
seconde se caractériserait par des liens
sociétaires relâchés laissant place à l’affirmation
d’un individualisme dissolvant
ou appauvrissant le lien social.
Mais cette notion ne relève pas seulement
d’une conception communautariste
de la société. Elle a aussi, et sans
doute plus fondamentalement, partie
liée à une conception organiciste de la
société, reposant sur la métaphore du
corps social : sur la comparaison voire sur
l’identification (sinon ontologique, du
moins épistémologique) de la société
avec l’organisme vivant. C’est essentiellement
dans cette perspective
qu’une certaine pensée sociologique en
est venue à privilégier, voire à fétichiser
la cohésion du tout social et, partant,
l’intégration voire la subordination hiérarchique
des parties (individus, groupements
partiels) à ce même tout, que
l’on retrouve au coeur des notions de
lien social et d’exclusion.
Historiquement, l’organicisme est
attaché au nom d’Herbert Spencer, fondateur
de la sociologie anglo-saxonne.
Fortement tributaire du darwinisme
social, dont il fut l’un des promoteurs,
l’organicisme spencérien fournit l’archétype
d’un modèle de compréhension
du social qui privilégie tout à la fois
l’harmonie du tout, la subordination des
parties au tout (ce qui permet de justifier
au passage la hiérarchie et les inégalités
sociales) et enfin la lutte concurrentielle
entre les individus assurant la
promotion des meilleurs et le renouvellement
des élites. La conflictualité
sociale est reconnue et reconnaissable
dans le seul cadre concurrentiel. La
division de la société en classes et la
lutte des classes n’y ont aucune place.
Cette vision du monde est en définitive
parfaitement accordée à celle de la
bourgeoisie (notamment anglaise) de
son temps ainsi qu’à ses intérêts de
classe dominante.
On sait ce que le Durkheim de La
division du travail social doit en définitive
à cet organicisme, en dépit des critiques
fortes qu’il lui a adressées. Qu’il
s’agisse de la croyance en une évolution
des sociétés humaines, sur le mode de
l’évolution biologique, des structures
élémentaires des « sociétés inférieures
» segmentaires, dans lesquelles
la cohésion repose sur l’identité du
semblable, vers les structures complexes
des « sociétés supérieures »,
dans lesquelles la cohésion est assurée
par la complémentarité instituée entre
les différents agents et activités par la
division du travail social ; ou qu’il
s’agisse, plus fondamentalement, de la
prévalence dans la pensée durkheimienne
du thème de la solidarité, véritable
fil conducteur, à l’en croire, de
l’histoire des sociétés humaines. Sous
la forme de la solidarité organique, ce
qu’Emile Durkheim pense et propose,
c’est une fois de plus une vision harmonique
de la société capitaliste, dans
laquelle, conformément aux principes
du libéralisme, les intérêts particuliers
des individus et des groupes, tels qu’ils
sont déterminés par la division du travail,
viennent se conjuguer pour constituer
et assurer l’intérêt général du tout
social.
La résultante générale de cette
vision libérale-organiciste du monde
social, qui fournit le plus souvent inconsciemment
son paradigme aux notions de
lien social et d’exclusion, est l’éviction
ou du moins la réduction du conflit
social. Si les conflits interindividuels
sous la forme de la concurrence sont
reconnus et acceptés, ceux entre individu
et société et plus encore les conflits
de classe sont tenus pour des manifestations
aberrantes, symptômes de l’anomie
sociale, concept qu’Emile Durkheim
a spécialement formé pour rendre compte
de ce type d’affrontements, tout en
les dévalorisant.
2. La dénégation de l’idée de
conflit
Ainsi, qu’on s’en tienne aux discours
qui, au cours des deux dernières
décennies, ont cherché à rendre compte
de certaines des transformations du
rapport salarial (et, par delà, des rapports
entre les classes sociales, faits de
compromis et de conflits) en termes
d’exclusion ; ou que l’on remonte aux
paradigmes sociologiques qui sont en
arrière-plan de cette notion, nous
retrouvons à chaque fois une commune
dénégation du schème du conflit, et
tout particulièrement de la lutte des
classes, comme geste fondateur de
cette orientation sociologique.
L’hypothèse que nous voudrions
introduire pour conclure cet article,
tout en ouvrant ainsi de nouveaux horizons
de recherche, est que ce geste fondateur
n’est pas propre à cette seule
orientation, qu’il n’est autre en définitive
que le geste à la fois inaugural et
constamment réitéré, sous des formes
toujours renouvelées, de la tradition
sociologique française dans son
ensemble, à de très rares exceptions
près. La place nous manque ici pour
développer pleinement cette hypothèse,
encore plus pour la fonder et lui donner
la force d’une thèse étayée. Nous nous
contenterons de quelques remarques
destinées à suggérer sa fécondité
critique et heuristique.
Le schème de la lutte a longtemps
été secondaire, si ce n’est absent, dans
la sociologie française telle qu’elle s’est
construite progressivement, telle qu’elle
s’est institutionnalisée à partir de la
fin du XIX e siècle. A l’opposé, le conflit
est présent de manière centrale aussi
bien chez Karl Marx que chez Max
Weber ou Georg Simmel, quoique de
façon à chaque fois spécifique. Ce schème
n’a été introduit dans la sociologie
française que bien tardivement, encore
que partiellement. Entre autres raisons
parce que les analyses proposées par
Marx n’avaient pas droit de cité. Le
marxisme, quelles qu’en soient au
demeurant les variantes, était en effet
pendant très longtemps « introuvable »
en France, pour reprendre l’expression
judicieuse de Daniel Lindenberg, en
particulier à l’université. Les luttes
sociales étaient ramenées à la seule
« question sociale », et cette dernière
renvoyait pour l’essentiel au « paupérisme
» (et à la rengaine « classes laborieuses,
classes dangereuses ») ou au
« socialisme » (le développement des
luttes et des organisations ouvrières).
Frédéric Le Play, par exemple, a abordé
la « question sociale », telle qu’elle
émerge au milieu du 19e siècle, sous le
seul angle d’une vision catholique réactionnaire
qui réduisait au bout du compte
la société à une grande famille
patriarcale. Auguste Comte ou Emile
Durkheim, empêtrés l’un et l’autre dans
le positivisme, étaient pour l’essentiel
incapables de prendre en compte les
conflits traversant la société française
de leur époque 5 . Il faudrait insister ici
sur la fonction de la sociologie durkheimienne
et du solidarisme républicain,
avec lequel elle a partie liée, comme
contre-feu à la diffusion des idéologies
socialistes et syndicalistes et, à travers
elles, à l’idée de lutte des classes précisément.
Larry Portis et Michaël Löwy
ont proposé quelques pistes pour une
telle étude.
Dans la sociologie française dominante,
le schème de la lutte s’est simplement
surajouté au discours privilégiant
l’harmonie sociale (à restaurer ou
à instaurer). Il a notamment pris la
forme spécifique de la distinction, telle
qu’elle se met en place au début du 20e
siècle chez Edmond Goblot, mais aussi
chez Maurice Halbwachs, bien avant
127
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

PHILIPPE BRETON
128
que Pierre Bourdieu en fasse un thème
central de sa pensée. Il faut insister à
cet égard sur la dette non avouée du dernier
à l’égard des deux premiers. Ce
schème de la distinction conduit cependant
à privilégier la lutte des places
(pour le classement) au détriment de la
lutte des classes qui est réduite, voire,
une fois de plus, occultée. De manière
tout aussi symptomatique, dans cette
orientation, longtemps le travail ou la
production ne sont pas considérés
comme des objets d’étude centraux. Ce
schème de la distinction ne fonctionnet-il
pas en définitive comme une « formation
de compromis », au sens de la
psychanalyse : comme un « lapsus »
résultant d’un compromis (inavoué
parce qu’inconscient ?) entre reconnaissance
de la lutte des classes et dénégation
de cette même conflictualité sous
l’effet du paradigme dominant ? Une
relecture de la tradition sociologique
française à la lumière de cette hypothèse
ouvrirait, nous en sommes
convaincus, des perspectives à la fois
originales et fécondes.
Bibliographie
• BALIBAR, Etienne, « Inégalités, fractionnement
social, exclusion », in
Justice sociale et inégalités (dir. Affichard
et de Foucault), Paris,
Seuil/Esprit,1992.
• BIHR, Alain, Du « Grand Soir » à
« l’alternative ». Le mouvement
ouvrier européen en crise, Paris, Editions
Ouvrières (Editions de l’Atelier),
1991.
• BIHR, Alain et PFEFFERKORN,
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Syros (1ère édition : 1995), 1999.
• BOUGUET, Denis et NOGUES,
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sociales », Revue française des affaires
sociales, avril-juin 1994.
• BOYER, Robert., La théorie de la
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• CASTEL, Robert, La Métamorphose
de la question sociale. Une chronique
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• Commissariat Général au Plan. Rapport
du groupe technique quantitatif
sur la prospective de l’exclusion,
Exclus et exclusion : connaître les
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Paris, janvier 1992.
• DUBET, François et LAPEYRON-
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Paris, Seuil, 1992.
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», Paris (avec des contributions
de Jacques Donzelot, Joël
Roman, Robert Castel, etc.), 1991.
• GOBLOT, Edmond, La barrière et le
niveau, Paris, (Alcan, 1 re édition :
1925), Rééd. PUF, 1967.
Notes
■
1. Les approches critiques n’ont pas
manqué de se développer parallèlement,
voir notamment les contributions
de Bruno Karsenty et de
Michel Messu dont les références
précises figurent dans la bibliographie
en fin d’article.
2. Pour éviter de rompre le fil de
l’analyse, nous ne développerons
pas ici d’arguments spécifiques
par rapport à ces notions voisines.
3 Pour une présentation d’ensemble
de cette analyse, cf. Robert Boyer,
La théorie de la régulation : une
analyse critique, Paris, La
Découverte, 1987.
■
• KARSENTY, Bruno, « Le piège de
l’exclusion », Futur antérieur, n° 35-
36, Paris, 1996/2.
• KLINGER, Myriam, « En finir avec
l’exclusion » Sociétés, n°61, 1998.
• LENOIR, René, Les exclus. Un Français
sur dix, Paris, Seuil, 1974.
• LINDENBERG, Daniel, Le marxisme
introuvable, Paris, Calmann-Levy,
1975.
• LÖWY, Michaël, Paysages de la vérité;
Une introduction à une sociologie
critique de la connaissance, Paris,
Anthropos, 1985.
• MESSU, Michel, « L’exclusion, une
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• PAUGAM, Serge (Dir.), L’exclusion,
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1996.
• PFEFFERKORN, Roland, « Simiand
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1989), Paris, Editions ouvrières,
1989.
• TOURAINE, Alain et alii, Le grand
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décembre 1995, Paris, Fayard, 1996.
• XIBERRAS, Martine, Les théories de
l’exclusion, Paris, Méridiens-Klincksieck,
1993.
4 Pour un développement détaillé et
argumenté de cette analyse, nous
renvoyons à Alain Bihr, Du « Grand
Soir » à « l’alternative ». Le mouvement
ouvrier européen en crise,
Paris, Editions Ouvrières (Editions
de l’Atelier), 1991, chapitres II à
chapitre V.
5 L’ analyse par Durkheim des
conflits autour de l’école et de
l’éducation dans L’évolution pédagogique
en France (PUF, 1ère édition
: 1938) fait exception et
tranche à cet égard sur le restant
de son œuvre.
Généalogie
du paradigme
informationnel
PHILIPPE BRETON
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg et
Université Paris I - Sorbonne
L’
objectif de cet article est de dresser
la généalogie du paradigme
informationnel qui sert aujourd’hui
de matrice d’une part au thème de
la « société de l’information » qui s’est
construit autour du développement
d’Internet, d’autre part au développement
de la nouvelle religiosité qui lui
est de plus en plus associée 1 . Il s’agit
donc de dessiner les grands traits de la
progression de ce paradigme depuis sa
naissance, en 1942, jusqu’à aujourd’hui.
Le thème de la
« société de
l’information »
Un nouveau modèle de société assoit
progressivement son influence sur le
monde occidental : la « société de l’information
». La légitimité de cette
« nouvelle société » procéderait d’un
triple raisonnement. D’abord nous assisterions
à une révolution technique dans
le domaine de l’information, de son traitement,
de sa conservation et de son
transport. Ensuite cette révolution provoquerait
des changements en profondeur
dans les structures de nos sociétés
et même de nos civilisations. Enfin ce
bouleversement serait pour l’essentiel
positif et à l’origine d’une société plus
« égalitaire », plus « démocratique » et
plus « prospère ». Cette société de l’information,
« post moderne », se substituerait
à la « société industrielle », hiérarchisée
et bureaucratisée, violente,
livrée au hasard et à la désorganisation.
Ce thème comporte, pour les plus radicaux
de ses défenseurs, une forte
tonalité religieuse 2 .
■
De nombreux discours popularisent
cette vision du futur, qu’il s’agisse, pour
les plus récents, de discours politiques
comme ceux par exemple du vice-président
américain Al Gore 3 , des très nombreux
rapports officiels commandés par
les gouvernements occidentaux 4 , ou des
ouvrages de « militants du numérique »
comme Nicolas Negroponte ou Bill
Gates 5 . L’analyse de ce thème a déjà fait
l’objet de plusieurs approches, dont
celles de Pierre Musso, d’Armand Mattelard,
d’Erik Neveu, de Thierry Vedel et
de Guy Lacroix 6 , en plus de nos propres
travaux sur le sujet 7 . Il reste à en préciser
de façon plus claire l’origine et la
généalogie.
Ce modèle de société se présente au
premier abord comme un élément central
du discours qui accompagne et soutient
la diffusion des nouvelles technologies
à base d’informatique. L’analyse
de ce discours montre toutefois que le
thème de la société de l’information,
même s’il en constitue une vitrine
importante parce qu’il est le plus connu
dans l’opinion publique et le monde
politique, n’en est pas, au deuxième
abord, le noyau essentiel. En amont de
ce thème, et qui lui donne sa véritable
dynamique, on trouve en effet une
vision du monde plus ample, qui fait de
l’ « information » (au sens large, pas uniquement
l’information médiatique) le
noyau dur épistémologique d’une nouvelle
représentation de l’humain aussi
bien qu’un levier pour transformer en
profondeur les méthodes scientifiques
traditionnelles et d’une façon générale
tous les modes d’appréhension du réel.
Au bout du compte, c’est bien un véritable
paradigme - que nous nommerons
129
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Philippe Breton
Généalogie du paradigme informationnel
130
« paradigme informationnel » - qui se
dégage progressivement de l’étude dont
nous rendons compte ici.
Ce paradigme a commencé à être formulé
dans la période des années quarante,
d’abord aux États-Unis, puis en
Europe et, un peu plus tard, en Union
soviétique. Sa cohérence épistémologique
est acquise dès les années quarante
au sein du domaine qui lui sert de
premier vecteur institutionnel : la cybernétique,
créée dans ce but par le mathématicien
américain Norbert Wiener.
Depuis cette époque, ce paradigme se
perfectionne et se vulgarise, notamment,
mais pas uniquement, par l’intermédiaire
du thème de la société de l’information,
apparu très tôt, sans toutefois
que ses principes fondamentaux, mis au
point pratiquement dès le début, ne se
modifient véritablement. Son expansion
va concerner des domaines de plus
en plus nombreux et diversifiés, comme
l’automatique, l’informatique et l’intelligence
artificielle, la biologie et la
génétique, les sciences humaines et
sociales, impliquées depuis le début
dans l’opération, la philosophie et la
psychanalyse, les sciences de la communication
et le monde des médias, le
champ des idées politiques.
1 – Le paradigme
informationnel :
une rupture
épistémologique et
philosophique
Le paradigme informationnel est
formé d’éléments apparemment très
hétérogènes. Il englobe des savoirs, à la
fois techniques, scientifiques, philosophiques,
des dispositifs techniques mis
au point en son sein (l’ordinateur en
sera un prototype central), des discours
d’accompagnement, vulgarisateurs et
descriptifs, mais surtout constitués sous
la forme d’opinions et d’argumentaires
en faveur du recours aux nouvelles technologies
et de la prise en compte systématique
de la notion d’information.
L’intérêt de revenir sur les fondements
de ce paradigme, dans les années
quarante, n’est pas tant historique que
déterminé par le fait qu’il est, dans ses
principes fondamentaux, assez conservateur,
et n’offre que très peu de variations
ultérieures. C’est ce paradigme
■
qui est, comme nous allons essayer de le
montrer, le meilleur candidat à être la
matrice du thème de la société de l’information.
Ce faisant, nous ne nions pas
l’importance d’autres influences qui ont
été mises en évidence par des chercheurs
comme Armand Mattelard, qui le
rattache au thème plus ancien de l’
« utopie planétaire » ou comme Pierre
Musso, qui y voit l’influence, elle aussi
plus ancienne, de la pensée Saint-simonienne.
Il nous a semblé toutefois que la
question centrale restait celle de l’information
et de son statut essentiel
pour ce nouveau projet de société. Or la
pensée moderne de l’information est
étroitement dépendante du lieu de sa
genèse, la cybernétique, et de la période
fondatrice des années quarante. Ce
n’est que postérieurement et progressivement
que le thème d’une nouvelle
utopie planétaire vient se rattacher, surtout
aux Etats-Unis, au nouveau continent
paradigmatique et que seront redécouvertes,
notamment en France, les
anciennes influences Saint-Simonniennes
du XIX e siècle.
La rupture
L’acte de naissance de ce paradigme
est un texte de Norbert Wiener 8 , écrit
plusieurs années avant la naissance de
la « cybernétique » à proprement parler.
L’intention paradigmatique ne relève
pas ici d’une interprétation a posteriori
mais bien d’une annonce, qui pourra
paraître peu modeste dans sa portée
supposée, mais qui n’en est pas moins
celle d’un changement fondamental
dans la méthode scientifique, et dans la
conception de l’homme et des sociétés.
Concrètement ce texte est la retranscription,
publiée un an après dans la
revue Philosophy of Science, sous la triple
signature du mathématicien Norbert
Wiener, du cardiologue Arturo Rosenblueth
et du logicien Julian Bigelow,
d’une conférence prononcée en 1942
dans un séminaire rassemblant un certain
nombre de spécialistes qui seront
ultérieurement les diffuseurs, dans des
champs disciplinaires variés, des idées
fondatrices formulées par Wiener. On y
rencontre notamment le mathématicien
John Von Neumann, futur inventeur de
l’ordinateur, les anthropologues
Margaret Mead et Gregory Bateson.
Le texte de Wiener propose d’une
part une nouvelle méthode, un nouveau
regard, sur les « phénomènes naturels »,
et d’autre part de redéfinir le « concept
d’intention ». Cette nouvelle méthode
d’étude pour l’ensemble des « phénomènes
naturels » est définie ici d’abord
dans son opposition avec la méthode
classique des sciences, ensuite par la
prise en compte du « comportement »
de ces phénomènes, comme fondateur
de leur différence.
Il y a, pour Wiener, deux manières
d’approcher le réel : la méthode classique,
qu’il appelle « fonctionnelle »,
qui étudie la structure et les propriétés
d’une réalité donnée et la nouvelle
méthode qu’il se propose d’inventer et
qu’il appelle « méthode comportementale
d’étude ». Cette dernière doit négliger,
ce point est essentiel, ce à quoi, justement,
l’analyse fonctionnelle
s’attacherait à tort : la structure spécifique
des objets et leur organisation
propre. Elle doit par contre permettre
de porter le regard sur les relations
entre l’objet et son environnement, c’est
à dire sur son comportement, défini
comme « modification d’une réalité par
rapport à son environnement ». Wiener
défend donc l’idée que « tout est comportement
» et que la réalité des objets
et des phénomènes naturels est entièrement
épuisée dans l’information qui
les constitue et qui s’échange dans un
courant permanent.
La naissance de la notion
d’information
Ce texte prépare l’entrée en scène de
la notion d’information puisque rapidement,
pour Wiener, le « comportement »
sera assimilé à un message et le message
à de l’information. Dans ce sens il
innove par rapport à l’héritage comportementaliste
classique. Il propose ainsi
une définition très large de l’information
comme le « nom pour désigner le
contenu de ce qui est échangé avec le
monde extérieur à mesure que nous nous
y adaptons et que nous lui appliquons les
résultats de notre adaptation » 9 . La notion
d’information est définie chez Wiener à
partir d’une opposition complémentaire
avec l’entropie.
L’entropie, importée par Wiener d’un
autre champ scientifique, celui de la
Thermodynamique, forme ainsi un couple
solidaire et indissociable avec l’information
: « de même que l’entropie est une
mesure de désorganisation, l’information
fournie par une série de messages est une
mesure d’organisation. En fait il est possible
d’interpréter l’information fournie par un
message comme étant essentiellement la
valeur négative de son entropie, et le logarithme
négatif de sa probabilité. C’est à dire,
plus le message est probable, moins il fournit
d’information » 10 . La disjonction met
en scène un lien fort, presque de négatif
au sens de la photographie : l’information
est le strict inverse de l’entropie, et donc
dotée du même haut niveau de
généralité.
L’entropie n’est pas une simple donnée
théorique. Sa présence concrète
dans l’univers est assimilable, selon Wiener,
qui déploie à cette occasion de
curieux développements théologiques, à
l’imperfection, au hasard, au désordre,
à la désorganisation, à la mort. L’entropie
représente une violence fondamentale
contre laquelle seule l’information
permet de lutter. In fine, elle est associée
par Wiener au « Diable », tout en
restant situé dans l’espace d’une pensée
athée.
A partir de ces fondations et avec
comme support institutionnel une nouvelle
science largement interdisciplinaire,
la cybernétique, Wiener va lancer
deux axes majeurs de réflexion, qui
constitueront les deux branches centrales
du paradigme informationnel :
d’une part une réflexion sur la nature de
l’humain, qui le conduira à prendre des
positions théoriquement anti-humanistes
et d’autre part une réflexion de
nature quasi sociologique sur la société
idéale qui devrait se reconstruire autour
de l’information. Le paradigme informationnel
accouche donc immédiatement,
du projet d’un « homme nouveau
» vivant dans une « nouvelle
société ».
Un homme nouveau
Comment définir l’être humain au
sein d’un tel paradigme, qui valorise ad
infinitum la notion d’information ? L’organisme
humain, nous dit-il, « est considéré
comme un message. L’organisme s’oppose
au chaos, à la désintégration, à la mort,
tout comme le message au bruit » 11 .Wiener
introduit ainsi l’idée que l’Homme, sur un
plan ontologique fondamental est considéré
comme essentiellement « formé
d’information » et en tire des conclusions
radicales, aux accents très contemporains
: « L’identité physique de l’individu
ne consiste pas dans la matière dont il se
compose (…) Un modèle peut être transmis
comme un message, nous employons notre
radio pour transmettre des modèles de son,
et notre poste de télévision pour transmettre
des modèles de lumière. Il est aussi amusant
qu’instructif de considérer ce qu’il arriverait
si nous avions à transmettre le modèle
entier du corps humain avec ses souvenirs,
ses communications croisées, de sorte qu’un
récepteur instrumental hypothétique pourrait
réorganiser convenablement ces messages
et serait capable de poursuivre les processus
préexistant dans le corps et dans
l’esprit et de maintenir l’intégrité exigée par
cette continuation grâce à un processus
d’homéostasie (...) le fait que nous ne pouvons
pas télégraphier d’un endroit à un
autre le modèle d’un homme est dû probablement
à des obstacles techniques (...) il ne
résulte pas d’une impossibilité quelconque
de l’idée elle-même » 12 .
Ce passage, assez surprenant pour
l’époque (il est écrit aux alentours de
Flash Art, déc. 2000, Exposition Mark Kostabi, 1 er décembre-1 er janvier.
131
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Philippe Breton
Généalogie du paradigme informationnel
132
1947-1948), inaugure un certain nombre
de réflexions qui auront une fonction
heuristique majeure dans d’autres
sciences, notamment en biologie, qui
importera massivement les notions de
code, d’information, dans un nouveau
domaine appelé à un grand succès par la
suite, la génétique, construite sur cette
métaphore qui se transforme en relation
d’identité : l’homme, c’est de l’information.
Le paradigme informationnel permet
ainsi une saisie de l’être toute entière
à travers la notion d’information.
Fidèle à sa « méthode comportementale
d’étude », Wiener va donner
ensuite à la notion d’information une
portée qui fait éclater les barrières
traditionnelles entre l’Homme d’une
part, et d’autre part les autres êtres
vivants, les « phénomènes » naturels ou
artificiels, comme les machines par
exemple, qui « représentent des poches
d’entropie décroissante au sein d’un
système où l’entropie tend à croître » 13 .
Pour appuyer sa « comparaison »,
Wiener va introduire les notions d’input
et d’output, de feed-back (dont la théorisation
est nouvelle sous cette forme
pour l’époque). Elles lui servent d’appui
pour proposer une première distinction
dans les comportements et affirmer que
« les grandes catégories de comportement
sont les mêmes pour les machines et pour
les organismes vivants » 14 . La différence
entre une machine et un homme ne
tiendra plus qu’à la capacité pour cellelà
d’être dotée d’un système de rétroaction
comparable, voire supérieure, sur
l’échelle des comportements.Voici donc
énoncé un thème fondamental dont la
portée anti-humaniste est évidente : il
n’y a pas de frontières entre les hommes
et les machines.
Toutes les machines et dispositifs à
traiter de l’information sont donc appelées
à jouer, pour Wiener un rôle « antientropique
» essentiel dans la société, au
même titre que la reconnaissance du fait
que l’homme devrait être entièrement
regardé comme un dispositif informationnel.
L’information constitue bien,
pour paraphraser George Simondon, le
« mode d’existence » à la fois de l’homme
et des objets techniques.
Une nouvelle société
Wiener, pour qui « être vivant équivalait
à participer à un large système
mondial de communication », va
étendre son analyse à l’organisation
des sociétés humaines. Il se pose ainsi
en quasi-sociologue, étudiant le rôle
social de l’information, pour en souligner
le caractère central. Pour justifier
la publication, suite à son très technique
« Cybernetics », de l’ouvrage
« Cybernétique et société », à mi-chemin
entre l’essai et l’ouvrage de vulgarisation,
il parle « d’écrire à l’intention
des profanes un ouvrage similaire, dans
lequel j’éviterais le symbolisme scientifique
et l’abstraction et où j’exposerais les
conséquences sociologiques assez
importantes de la thèse » 15 .
Cette thèse postule que « la nature
des communautés sociales dépend, dans
une large mesure, de leurs modes intrinsèques
de communication » 16 . Il s’ensuit
que « selon la thèse de ce livre, d’une part
la Société peut être comprise seulement à
travers l’étude des messages et des facilités
de transmission qui lui sont propres et
d’autre part, les messages de l’homme aux
machines, des machines aux hommes et des
machines entre elles sont destinés à jouer
un rôle toujours plus important dans l’évolution
des techniques et dans le développement
des moyens de transmission » 17 .
L’emploi dans cette citation du
terme « seulement » illustre bien que
pour lui, ce sont les messages qui
contiennent en quelque sorte la société
en ce qu’elle a de vital. De même que
l’Homme était défini en terme d’information,
la société aussi est information.
La sociologie doit donc être d’abord
une science de l’information et de la
communication (la cybernétique de
Wiener est bien dans ce sens, fondatrice
des actuelles sciences de l’information
et de la communication, via le
sociologue canadien McLuhan, qui a
repris à son compte les thèses de son
prédécesseur américain).
Mais au delà de cette visée descriptive,
Wiener pose, comme toujours, une
visée normative où « ceux dont le travail
consiste à maintenir libre les voies de
communication sont ceux-là mêmes dont
dépend surtout la perpétuité ou la chute de
notre civilisation » 18 .
Il est notamment très dur envers
toutes les tentatives, notamment libérales,
qui visent à stocker l’information
ou à freiner sa circulation : « l’idée que
l’on puisse stocker l’information dans un
monde changeant sans l’exposer à une
énorme dépréciation de valeur est fausse...
l’information se présente davantage
comme une question de processus plutôt
que de stockage » 19 .
2 - L’expansion du
paradigme
informationnel
Comme on peut le voir, à la lecture
de la présentation qui vient d’être
faite, les fondations d’une certaine pensée
moderne (ou plus précisément
« post-moderne ») sont posées dès la
fin des années quarante. Elles ne varieront
pratiquement plus. L’influence de
la cybernétique s’exercera dans un premier
temps sur les milieux scientifiques.
Elle est immense dans les
années cinquante. Elle va nourrir une
intense activité de vulgarisation, au
point que l’on peut se demander si la
cybernétique n’a pas joué le rôle de
corpus servant à vulgariser les
sciences. Ceci s’explique notamment
par le fait que la cybernétique parle
sans complexe des transformations
sociales qui devraient être associées au
développement des sciences et des
techniques. Tout un imaginaire du
monde futur se met en place, dans
lequel puisent encore abondamment,
parfois sans le savoir, responsables politiques
et commentateurs médiatiques.
L’influence de la cybernétique va se
poursuivre tout au long des deux axes de
réflexion ouverts par Norbert Wiener : la
redéfinition de l’humain et la vision
d’une nouvelle société. Le paradigme
informationnel va ainsi s’étendre progressivement
dans des territoires nouveaux,
soit en contribuant à la naissance
de domaines inédits, soit en réformant
des domaines anciens.
La redéfinition de l’humain se fait,
rappelons-le, sur des bases anti-humanistes
en ce sens qu’elle décentre l’homme
au profit d’un « être informationnel »
comparable à d’autres (animaux et
machines). Cette redéfinition va inspirer
trois domaines scientifiques ou techniques
qui prendront rapidement leur
autonomie, tout en restant fidèles aux
principes de départ : l’informatique, l’intelligence
artificielle, la génétique.
L’ordinateur, inventé par le mathématicien
américain John Von Neumann
en juin 1945 20 , est une stricte application
des principes mis en avant en 1942. Le
mathématicien cherche explicitement à
reproduire, sur un autre support que bio-
■
logique, le fonctionnement du cerveau
humain. L’ordinateur est une concrétisation,
grâce à l’électronique, de l’être
informationnel dont le cerveau humain
représente une première concrétisation,
biologique cette fois 21 .
Von Neumann, dans le texte décrivant
les plans de la nouvelle machine 27 ,
effectue une comparaison directe et
explicite entre les neurones du cerveau
humain et les composants de la nouvelle
machine. Il dispose sur une même
échelle, comme Wiener le proposait, les
comportements des éléments (en
anglais : « devices ») faits de matière
biologique et des éléments fait de la
matière électronique qui pourra avoir
des performances analogues, voire supérieures
à la matière biologique, mais
pour remplir les mêmes fonctions.
Le raisonnement humain était pour
lui le résultat d’un traitement d’information
au niveau neuronal et celui qui
comprendrait les modalités de ce traitement
serait à même de construire un
«cerveau artificiel» comparable en performance
au cerveau humain «naturel»,
un cerveau capable donc de communiquer
à travers différents réseaux et de
mêler ses informations, peut-être, avec
celles que constituerait le «modèle d’un
homme» et qui circulerait dans les
mêmes réseaux, comme Wiener l’avait
imaginé.
L’informatique va progressivement
se « laïciser » par rapport à ce projet
initial, mais elle donnera naissance, à la
fin des années cinquante, à un nouveau
domaine, l’ « intelligence artificielle »
(IA) qui reprendra à son compte ces
éléments fondateurs. Le mathématicien
anglais au destin tragique, Alan
Turing, a joué un grand rôle dans la
croyance que l’on pourrait « d’ici à dix
ans » (en 1951 !) mettre au point une
machine intelligente qui serait comparable
à l’homme, y compris sur le plan
de l’apprentissage. Turing va développer
pour cela une vision entièrement
informationnelle de l’intelligence 23 .
La genèse de la génétique
L’histoire de l’influence de la cybernétique
et du paradigme informationnel
sur la biologie reste à écrire. Il apparaît
toutefois quasiment certain (il y a au
moins coïncidence des dates et des
thèmes), que la notion d’information
irrigue conceptuellement la découverte
du « code » génétique au début des
années cinquante. Tout un lexique
conceptuel est ainsi importé, jusqu’à la
notion de programme. La « double
hélice » est bien un regard informationnel
porté jusqu’au cœur du vivant. Le
champ, immense, ouvert par les manipulations
génétiques, trouve son principal
soubassement dans l’idée wienérienne
d’un homme nouveau que l’on
détacherait de sa nature initiale pour le
remodeler à loisir 24 . La génétique n’est
dans ce sens que la capture du « modèle
de l’homme », que l’on peut dès lors
faire circuler dans les réseaux de communication
en l’ayant, au passage, amélioré,
civilisé, « domestiqué » dira plus
tard le philosophe allemand Peter Sloterdijk,
héritier direct de la rupture
cybernétique 25 .
L’influence du thème de la
« nouvelle société »
Le deuxième axe de réflexion ouvert
par le paradigme cybernétique concerne
la réorganisation de la société sur
une base informationnelle. Cet axe va se
déployer dans trois directions. On va
d’abord assister à une tentative de
« rénovation » des sciences humaines et
sociales. L’un des participants au séminaire
de 1942 est l’anthropologue américain
Gregory Bateson. Celui-ci va être
l’origine d’une véritable école de pensée
qui va déborder l’anthropologie pour
gagner d’autres domaines.
L’école dite de « Palo Alto » en Californie
va s’inspirer directement et explicitement
26 des principes fondateurs de
la cybernétique et les appliquer à toute
une série de domaines, la psychiatrie et
la psychothérapie, les théories de l’influence,
les théories de la communication,
jusqu’à la rencontre avec la pensée
Zen, proche, selon certains auteurs, de
cette approche informationnelle du
monde.
En Europe, un certain nombre de
chercheurs seront sensibles aux sirènes
du paradigme informationnel, comme
par exemple Jacques Lacan, dont la
conception nouvelle de l’Inconscient
doit sans doute beaucoup à la cybernétique
dont il discute certaines thèses
dès 1954, Claude Lévi-Strauss, qui
revendiquera jusqu’à aujourd’hui une
vision du monde dans laquelle l’entropie
occupe une place importante, ou
Edgar Morin, dont la filiation cybernétique
est explicite. Dans le champ de la
philosophie, citons notamment, entre
autres penseurs, Jean-François Lyotard,
qui tente en 1979 une synthèse du
post-modernisme 27 . L’histoire de l’influence
du paradigme informationnel
sur les sciences humaines et sociales
reste à écrire 28 . On y trouvera sans doute
bien des surprises, ainsi que la clé de
certains débats qu’on croit bien à tort
intellectuellement nouveaux.
La deuxième ligne d’influence est
celle des idées politiques. Dès la fin des
années quarante et en dehors des
cercles au début étroits dans lesquels se
discutent les idées de Wiener, la question
est posée au niveau politique. En
France par exemple, une discussion
s’ouvre à partir d’un article publié le 28
décembre 1948, dans le journal Le
Monde, par celui qui sera plus tard
l’avocat de Galilée dans le procès en
révision auprès du Vatican, le père dominicain
Dominique Dubarle, par ailleurs
physicien et bon connaisseur de la pensée
de Wiener (ce dernier commentera
cet article dans un ouvrage ultérieur).
Ce texte s’intitule « Vers la machine à
gouverner – une nouvelle science : la
cybernétique ».
Dubarle y décrit le futur ordinateur
(une seule machine de ce type
fonctionne alors dans le monde,
depuis deux mois…) et discute avec
précision de l’application que constituerait
« la conduite rationnelle des
processus humains », possibilité qui
découle directement de la capacité
des nouvelles machines à « exécuter
les tâches de la pensée ». L’argument
central est le suivant : les hommes
politiques et, plus généralement, le
système de la politique, sont incapables
de prendre en charge la gestion
des sociétés, et ce au niveau mondial.
Le grand intérêt des nouvelles
machines est de laisser entrevoir la
possibilité d’une machine à gouverner
rationnelle, qui conduirait éventuellement
à une unification au niveau
planétaire, vers un « gouvernement
unique de la planète ». Nous trouvons
là bien évidemment les prémisses des
futures autoroutes de données et des
débats actuellement en cours sur les
enjeux d’Internet. D’une certaine
façon, les grandes questions de ce
débat sont déjà contenues dans l’ensemble
des textes qui ont été écrits à
la fin des années quarante et dont l’ar-
133
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Philippe Breton
Généalogie du paradigme informationnel
134
ticle de Dominique Dubarle constitue
une bonne synthèse.
Sous l’influence du paradigme informationnel,
une longue lignée d’essais
politiques va voir le jour qui auront tous
pour thème l’émergence d’une « société
de l’information », succédant à la société
industrielle. Ils seront complétés, à
partir des années soixante-dix, mais surtout
dans les années quatre vingt dix,
par un important corpus de « rapports »
rédigés ou commandés par des politiques.
Parmi les essais on notera, compte
tenu de l’importance de leur influence
aux États-Unis et ailleurs, les
ouvrages d’Alvin Toffler 29 , et en France,
à mi-chemin entre le rapport et l’essai, le
livre de Simon Nora et Alain Minc, L’informatisation
de la société, synthèse d’un
rapport commandé par le gouvernement
de l’époque (1975) 30 . Les rapports et discours
du vice-président américain Al
Gore occupent évidemment une position
centrale à cette période. Parmi les rapports
officiels sur le thème de la société
de l’information, on notera, entre autres,
en France, le rapport de Gérard Théry au
Premier ministre français « les autoroutes
de l’information » (1994), le rapport
Bangemann pour la CEE intitulé
« L’Europe et la société de l’information
planétaire » (1994), le rapport au gouvernement
anglais « Information society
initiative » (1996) et le rapport au gouvernement
allemand : « Info 2000 »
(1996). Ces rapports ont bien été analysés
par Pierre Musso 31 et Thierry Vedel
qui met en avant « une forte convergence
des politiques nationales qui relève
moins de contraintes techniques et de
pratiques d’imitation que de processus
d’harmonisation et de pénétration » 32 .
La troisième ligne d’influence du paradigme
informationnel, du point de vue de
la conception d’une « nouvelle société
d’information » est constituée par les
ouvrages, à mi-chemin entre la vulgarisation
et l’essai (comme c’était le cas aux
débuts de la cybernétique), et les
répliques médiatiques dont ils ne manquent
jamais de faire l’objet. Un vaste
corpus informel s’est en effet constitué
sur le sujet des transformations sociales
qui seraient associées au développement
des nouvelles technologies. Ce corpus est
essentiellement relayé et coproduit par
les médias, qui se sont massivement
emparés de ce thème, sur un mode assez
déterministe : « les scientifiques géniaux
inventent de nouvelles machines qui
transforment notre vie et sur lesquels vos
médias vous informent ».
Un certain nombre d’auteurs se font
ainsi les héros de la nouvelle société de
l’information et se posent en « militants »
d’Internet, comme par exemple Pierre
Lévy 33 , Nicolas Negroponte 34 ou Bill
Gates 35 lui-même. Ils nourrissent ainsi
un débat de société, ou au moins l’apparence
d’un débat de société sur ces questions.
Ils contribuent aussi, notamment le
premier, à lui donner une forte tonalité
religieuse 36 .
Les discours politiques, aussi bien que
les différents éléments du discours d’accompagnement
des Nouvelles technologies
de l’information, ont une particularité
notable : l’amnésie de leur origine.
Bien qu’ils reproduisent, souvent à l’identique,
des thèmes propres aux débuts du
paradigme informationnel, les propos sur
ce sujet se présentent la plupart du temps
comme « radicalement nouveau »,
annonçant un futur auquel personne
n’avait pensé jusque là. La radicale nouveauté
de tout discours sur les nouvelles
technologies constitue bien sûr un ingrédient
indispensable à sa légitimité, au
prix d’un effacement de la mémoire et
des traces du chemin parcouru. La postmodernité,
par définition, se doit de ne
pas avoir de passé.
Une alternance de pragmatisme
et d’utopie
On peut repérer, dans l’histoire des
Nouvelles technologies de l’information
depuis 1945, un cycle où alternent,
du point de vue du discours qui les
accompagne et les valorise, des
périodes d’envolées utopistes où la
dimension « révolutionnaire » de ces
technologies est mise en avant et des
périodes plus pragmatiques dans leur
tonalité 37 . Entre 1945 et la fin des
années cinquante, aux Etats-Unis
comme en Europe, on assiste à un véritable
flamboiement de la cybernétique,
principal vecteur du paradigme informationnel.
Pendant ce temps, à l’Est,
c’est à dire en Union soviétique, on
découvre les vertus de la cybernétique,
après l’avoir qualifié sous Staline de
« science bourgeoise ». Elle apparaît là
aussi comme un moyen de gestion
rationnelle de la société socialiste et
comme un des outils de passage au
communisme, c’est à dire à la société
sans État rêvée par Marx. L’implosion
ultérieure du système soviétique interrompra
l’expérience. En France, les
espoirs mis dans la planification font
naître ici et là, dans des entreprises
publiques, comme la RATP par
exemple, des « directions de la
cybernétique ».
À l’époque, plusieurs intellectuels
feront explicitement campagne contre la
cybernétique, pour des raisons différentes
: Jacques Ellul 38 en France et, très
tôt, aux États-Unis (en fait dès 1947),
Henri Lefèvre, qui écrit un ouvrage très
critique sur le « cybernanthrope » en
1967 39 (les événements de 68 commencent
aussi à Strasbourg par la contestation
par les étudiants situationnistes des
cours de cybernétique d’Abraham Moles),
Jürgen Habermas, qui critique vivement
la cybernétique dans « la science et la
technique comme idéologie » 40 .
Le repli de la cybernétique correspond
à une période très pragmatique où les
nouvelles technologies de l’information se
diffusent comme de « simples outils » :
l’ordinateur améliore et optimise les calculs
scientifiques et la gestion économique
des grandes entreprises qui en disposent.
Cette séquence ouvre très
rapidement sur une troisième période
du cycle, au tout début des années soixante-dix.
Il y a là conjonction de deux
forces : d’une part celle des jeunes gauchistes
américains qui inventent la microinformatique
et redécouvrent le discours
technicho-anarchisant de Wiener, en harmonie
avec la contre-culture de l’époque,
d’autre part celle des jeunes informaticiens
d’entreprises, qui montent en puissance
en tant que groupe social autonome
(l’un d’entre eux, Philippe Dreyfus, invente
le mot « informatique » en 1962 dans
cette perspective). Dans les deux cas l’ordinateur
est le support de ce qu’on appelle
alors la « révolution informatique ».
L’ancien discours cybernétique est réhabillé
de neuf. Des utopies éducatives
réapparaissent, avec comme thème principal
le remplacement des enseignants
par des ordinateurs et l’individualisation
de l’apprentissage. Le thème de la
« société de l’information » fait irruption
dans le grand public dans ce contexte.
Le milieu des années quatre vingt
semble correspondre à une nouvelle
phase du cycle et à un repli pragmatique.
Il est vrai qu’il faut « digérer » le
développement massif, dans tous les
secteurs, des nouvelles technologies de
l’information.
Au début des années quatre-vingt
dix, on revient à la séquence utopique du
cycle avec les débuts d’Internet. Pour la
troisième fois (après les années quarante
et les années soixante dix), on redécouvre
dans certains milieux un discours
d’accompagnement des Nouvelles
technologies de l’information à forte
tonalité utopique, qui se mâtine cette
fois d’une dimension religieuse, avec la
redécouverte de Teilhard de Chardin et
sous la double influence du Bouddhisme
zen et des croyances « new age ». Même
le terme cybernétique refait surface,
après deux décennie d’oubli relatif :
« cyber » redevient un préfixe largement
utilisé comme par exemple dans « cyberespace
». Tout un discours se remet en
place autour de l’idée selon laquelle
l’information est la clé de tout et que les
nouvelles machines, cette fois-ci le
réseau (le « Net »), sont le nouveau
centre du lien social en même temps que
le levier de transformation de la société.
Les médias, qui y voient là un sujet
« vendeur », amplifient le thème jusqu’à
la nausée, y joignant d’ailleurs leur
propre critique récurrente et
structurelle du politique.
3 – Conclusion : un
véritable débat de
société ?
L’argumentaire en faveur de la société
de l’information, comme nous l’avons
vu en introduction, est un raisonnement
à trois étages. Il postule la poursuite et
l’extension d’une révolution technique
dans le domaine des technologies de
l’information. Il soutient ensuite que
des modifications sociales en profondeur
en résulteront, pour conclure enfin
que ces modifications seront largement
bénéfiques pour l’homme.
Bien que l’expérience ait prouvé qu’il
valait mieux être prudent dans ce domaine,
on peut toutefois raisonnablement
suivre la première étape du raisonnement.
Nul doute qu’à court et à moyen terme les
progrès ne continuent sur leur lancée.
Certaines difficultés techniques ne
doivent toutefois pas être sous-estimées.
Les spécialistes butent depuis longtemps
par exemple sur la reconnaissance de la
parole, étape importante de l’extension
des technologies de l’information, car
celle-ci est étroitement dépendante du
sens : pour reconnaître la parole, il faut la
■
comprendre, ce qui est une autre histoire.
Le projet d’une « intelligence artificielle »
au sens où l’avait prévu Turing, n’a jamais
connu le moindre commencement de réalisation.
La deuxième étape du raisonnement
soutient que ces changements techniques
vont bouleverser la société. Là aussi, il est
difficile de soutenir le contraire.Toutefois
deux questions se posent. La première
concerne l’ampleur de ces bouleversements.
D’autres transformations en profondeur
sont en train d’opérer, qui pourraient
bien relativiser l’importance de
l’information dans notre société : les
changements climatiques par exemple,
dont les conséquences iront croissantes,
ou les changements induits par la progression
du libéralisme et les tensions
qu’elle provoque.
La deuxième question concerne les
choix que le public opère pour accepter,
ou refuser, que les potentialités techniques
se transforment en réalités
sociales. Il faut bien reconnaître sur ce
point que jusqu’à présent, le seul choix
laissé au public l’est par l’intermédiaire
du marché. Comme le dit Bill Gates,
toujours lui, « les clients votent avec
leur porte-monnaie ». Dans un tel
cadre, le débat de société est singulièrement
restreint. C’est l’engouement,
ou l’absence d’intérêt pour un objet ou
une application technique, qui décide
de son avenir. Or cet engouement peut
très bien être en partie provoqué par
des techniques du marketing ou de la
manipulation publicitaire.
Il serait intéressant de pouvoir faire la
part des choses dans ce domaine, dans le
cas du téléphone portable par exemple.
On notera que, passé un certain seuil de
diffusion, un objet technique devient
indispensable même s’il n’est pas souhaitable
et même si son usage pose problème.
Difficile aujourd’hui de se passer d’ordinateur,
demain du courrier électronique
ou du téléphone portable, qui seront
incontournables sous peine d’isoler socialement
les récalcitrants ou ceux qui ont
des solutions alternatives minoritaires.
C’est pour atteindre ce seuil que la publicité
vise d’abord les couches sensibles à
toutes les formes de néo-propagandes 41 ,
notamment la jeunesse 42 .
La troisième étape du raisonnement
postule que toute prise en compte accrue
de l’information, parce qu’elle génère de
l’organisation et permet de lutter contre
le « désordre », est automatiquement
bénéfique. C’est sur là le bât blesse le
plus, sur au moins deux points essentiels.
D’abord, rien de bien solide ne vient
étayer l’idée qu’une société de l’information
est plus égalitaire, plus démocratique
et moins violente. Certains tenants de la
tendance régalienne ont entre les mains,
avec les nouvelles technologies de l’information,
un potentiel liberticide très important.
Une société de l’information peut
devenir une société totalitaire. Les partisans
d’une jonction du libéralisme et de
l’idéal informationnel n’ont pas véritablement
comme première préoccupation la
lutte contre les inégalités et pour plus de
démocratie. Une société de l’information
peut, plus que toute autre, devenir une
véritable société formées de deux mondes,
celui des élus et celui des exclus, avec une
plus grande facilité de descendre que de
remonter. Les tenants d’une conception
libertaire n’offrent aucune protection
contre l’inévitable anomie sociale que provoquerait
l’encouragement massif à
l’ « individualisme désynchronisant » que
permettent les nouvelles technologies.
Ensuite, et ce point, rarement évoqué,
n’en est pas moins à nos yeux relativement
déterminant, l’ « informationalisation
» de la plupart des activités
humaines telle que la rêvent tous les militants
de ce nouveau paradigme, dans la
mesure où elle serait techniquement possible
et socialement souhaitée, n’en provoquerait
pas moins un formidable processus
de réduction de sens. L’information
qu’il contient n’est jamais qu’une faible partie
du sens global d’un événement, quel qu’il
soit. Il n’est qu’à voir les discours tenus
dans cette perspective sur l’éducation
pour comprendre que nous avons tout à
craindre d’une réduction du processus de
la connaissance à un traitement de l’information.
La résistance de beaucoup de
pédagogues aux nouvelles technologies
de l’information n’est pas due à un réflexe
passéiste mais à un raisonnement en
termes de finalités et non d’outil.
Dans tous les cas de figure, là comme
ailleurs, on voit que le débat de société
manque. Il nous permettrait peut-être de
resituer à sa juste place l’apport positif des
technologies de l’information. Un tel débat
ne sera de toutes les façons pas possible
tant que la vulgate déterministe qui énonce
que nous n’avons pas le choix constituera
la seule pensée sociale des techniques,
et tant que nous croirons à l’idée
que l’achat a valeur de vote et que le marché
est l’équivalent de l’espace public.
135
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

136
Notes
1 Nous avons consacré à ce dernier
point un ouvrage, Le culte de
l’Internet, une menace sur le lien
social ?, La Découverte, Paris, 2000,
nous n’y reviendrons donc pas
dans le cadre de cet article.
2. Voir note précédente.
3 Notamment le document de base
en 1993 sur le projet NII The national
information infrastructure :
agenda for action et le discours, très
popularisé par les médias, prononcé
le 11 janvier 1994 à Los Angeles
devant l’académie (américaine)
des arts et des sciences de la télévision.
4. Par exemple, dans la période
récente, le rapport Bangemann
L’Europe et la société de l’information
planétaire (1994), le rapport
Théry sur Les autoroutes de la communication
(1994), le rapport au
gouvernement anglais sur
l’Information Society Initiative
(1996) ou le document allemand
correspondant Info 2000 (1996).
5. Gates Bill, La route du futur,
Laffont, Paris, 1995, Negroponte
Nicolas, L’homme numérique,
Laffont, Paris, 1995
6. Musso Pierre, Télécommunications
et philosophie des réseaux, la postérité
paradoxale de Saint-Simon,
Paris, PUF, 1997, Mattelard
Armand, Histoire de l’utopie planétaire,
de la cité prophétique à la
société globale, La Découverte,
Paris, 1999, Neveu Erik, Une société
de communication, Montchrétien,
Paris, 1997, Vedel Thierry, « Les
politiques des autoroutes de la communication
dans les pays industrialisés,
une analyse comparative »,
Réseaux, n° 78, CNET, 1996, Lacroix
Guy, Le mirage Internet, enjeux
économiques et sociaux, Vigot,
Paris, 1997.
7 Notamment dans L’utopie de la
communication, La découverte,
Poche/essais, Paris, 1997.
8 Le texte dont il est question ici a
été publié pour la première fois
dans la revue Philosophy of Science
en 1943 à Baltimore sous le titre
« Behavior, purpose and
teleology ». Sa traduction, sous le
titre «Comportement, intention et
téléologie» a été publiée en avriljuin
1961 par la revue Les études
philosophiques, publiée aux Presses
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?
■
Universitaires de France dans son
numéro 2 de l’année.
9 Wiener Norbert , Cybernétique et
société, 10-18, Paris, 1954, page 19.
10 Wiener (1954), oc, page 24.
11. Wiener (1954), oc, page 117.
12. Wiener (1954), oc, page 125.
13. Wiener (1954), oc, page 38.
14. Wiener (1961) oc, paragraphe 18.
15 Wiener (1952), oc, page 10.
16. Wiener (1952), oc, page 81.
17. Wiener (1952), oc, page 21.
18. Wiener (1952), oc, page 183.
19. Wiener (1954), oc, page 150.
20 Von Neumann, L’ordinateur et le
cerveau, Editions La découverte,
Paris, 1992.
21. Breton Philippe « Le premier ordinateur
copiait le cerveau humain »
La Recherche, n°290, septembre
1996.
22. Les « plans de l’ordinateur » initiaux
(contenu dans un rapport de
recherche réalisé pour l’armée par
Von Neumann : « first draft on the
report on the EDVAC ») sont reproduits
dans Randell Br (ed), The origins
of digital computers, Springer-
Verlag, Berlin Heidelberg, New
York, 1982.
23 Turing Alan, « les ordinateurs et
l’intelligence », Pensée et machine,
Collection Milieux, Champ Vallon,
1983.
24 Voir à ce sujet, L’adieu au corps, de
David Le Breton, Métailié, Paris,
1999.
25. Peter Sloterdijk se situe ainsi dans
le champ de la « cybernético-biotechnique
» et milite en faveur du
remplacement des « discontinuités
métaphysiques par les continus
postmétaphysiques ». Il soutient
par exemple, avec des accents très
wienériens qu’ « il n’y a plus que
cette dernière différence métaphysiquement
codée séparant l’organisme
de la machine ou ce qui est
né et ce qui est fabriqué qui résiste
encore à l’irruption de la pensée
du continu postmétaphysique »,
Peter Sloterdijk, « Le centrisme
mou au risque de penser » in Le
Monde, 9 octobre 1999.
26. Voir par exemple l’ouvrage de Paul
Watzlawick, Une logique de la communication,
Seuil, 1976.
27 Lyotard Jean-François, La condition
post moderne, Minuit, Paris,
1979.
28 On citera le travail en cours de
Céline Lafontaine sur ce sujet
dans le cadre d’une thèse de doctorat
conjoint, Université de
Montréal et Université Paris 1
Sorbonne.
29. Par exemple Toffler Alvin, La troisième
vague, Médiations, Denoel,
Paris, 1980.
30. Nora Simon, Minc Alain,
L’informatisation de la société, La
Documentation française, Paris,
1978.
31 Musso Pierre, oc.
32 Vedel Thierry, « Les politiques des
autoroutes de l’information dans
les pays industrialisés », Réseaux,
n° 78, 1996, page 13.
33. Lévy Pierre, La Machine univers.
Création, cognition et culture
informatique, La Découverte,
Paris, 1987.
34 Negroponte Nicolas, oc.
35. Gates Bill, oc.
36. Lévy Pierre, World philosophie,
Odile Jacob, Paris, 2000.
37 Pour le cadrage d’ensemble de
l’histoire des technologies de l’information
jusqu’à 1990, on se reportera
à notre ouvrage : Histoire de
l’informatique, Collection Histoire
des sciences, La Découverte, Paris,
1987, (Prix du jury 1988 de l’AFIN -
Association Française des informaticiens),
ré-édition au Seuil, collection
Point-science, 1990.
38. par exemple : Ellul Jacques, Le
Bluff technologique, Hachette,
Paris, 1988.
39 Lefebvre Henri, Position : contre les
technocrates, Médiations, Paris,
1967 (le titre de la première
édition était Le cybernanthope).
40 Habermas Jürgen, La technique et
la science comme idéologie,
Gallimard, 1973.
41 Voir à ce sujet notre ouvrage : La
parole manipulée, La
Découverte/essai, Paris, 1997, et
Editions du Boréal, Montréal,
1997, Prix 1998 de philosophie
morale de l’Académie des sciences
morales et politiques.
42 Sur le jeunisme du discours d’accompagnement
des nouvelles technologies
de l’information, on se
reportera à un travail réalisé pour
la Caisse nationale d’assurance
vieillesse : Philippe Breton et
Annie Bousquet, « les personnes
âgées dans le discours de promotion
des nouvelles technologies :
une exclusion constitutive ? »,
Prévenir, n° 35, 1998.
Chantiers
de recherche
L’HOMME DANS LA LUNE
FRANCIS GOODWIN,
1648, BNF
RÉSERVES DES LIVRES RARES
ET PRÉCIEUXPARIS.

JEAN-BAPTISTE LEGAVRE
Jean-Baptiste LEGAVRE
Des journalistes au travail : le portrait dans Libération
Etre partie prenante de
la réalité décrite
■
138
Des journalistes
au travail
Le portrait dans Libération
JEAN-BAPTISTE LEGAVRE
Université de Versailles-Saint-
Quentin
Faculté de Droit et de Science
D
epuis fin 1995, plus de 1000 portrait
ont été publiés par le journal
Libération en dernière page.
Cette rubrique est originale dans la
presse française : les quotidiens réservent
cet espace éditorial aux nouvelles
de dernière heure ou à la publicité fort
rémunératrice à cet emplacement. De
plus, une petite équipe de trois rédacteurs
fait partie d’un service ad hoc. Ils
écrivent ou relisent les portraits proposés
par l’ensemble des journalistes
de Libération, assistés de quelques
pigistes plus ou moins réguliers. Marie
Guichoux, ancienne correspondante à
Londres, est à l’origine de la rubrique.
Elle avait été frappée par la qualité
des portraits outre-Manche et la volonté
d’éviter, comme en France, de les
réaliser sans toujours rencontrer le
futur biographé. Serge July, le directeur
du quotidien, va soutenir le projet
et offrir la dernière page à l’actuelle
rédactrice en chef de Libération. Il
voulait « faire du people », comme le
disent plusieurs journalistes rencontrés
1 .«Un Voici intellectuel en dernière
page », précise l’un d’entre eux dans un
sourire ironique. Le succès est rapide
: la bonne exposition - un article en
dernière page, accompagné d’une
photo du portraituré 2 - en fait un genre
valorisé, et les enquêtes auprès du
lectorat indiquent que la formule est
plébiscitée 3 . De nombreux journaux
vont imiter Libération et créer des
rubriques similaires (de L’Express un
temps à La Tribune en passant par
Ouest-France notamment) ou multiplier
leur nombre - comme Le Monde par
exemple dans ses pages « Horizons » où
chaque semaine paraissent plusieurs
portraits.
Analyser sociologiquement une telle
entreprise a l’avantage d’offrir une
loupe grossissante permettant de comprendre
quelques évolutions de l’écriture
journalistique et celle-ci en particulier
: les journalistes, en décrivant la
rencontre au principe du portrait tendent
à parler d’eux-mêmes, de leur travail
et de ses contingences. Cette mise
en scène de l’interaction est sans doute
le trait le plus original des portraits de
Libération. Initialement, il s’agit seulement
de faire voir qu’une rencontre a
bien eu lieu. L’enjeu est pour Libération
d’acquérir une crédibilité et d’éviter les
portraits dits « sur doc » - sur documentation.
« Le genre était mourant, explique
M. Guichoux. Il souffrait de classicisme
(...). C’était une forme d’écriture très classique,
littéraire, extrêmement ennuyeuse,
peu vivante, très ampoulée » 4 .
L’obligation de la rencontre va produire
des effets considérables sur l’écriture.
Renouvelant le genre du portrait,
la visibilisation de l’interaction impose
une scénarisation spécifique 5 . Elle peut
passer par plusieurs procédés, plus ou
moins significatifs : décrire le lieu de
l’entretien, le corps du biographé ou le
temps de la journée sont autant de
manières d’indiquer que la rencontre a
bien eu lieu 6 . Mais c’est la stratégie
rhétorique consistant à montrer des
journalistes au travail qui constitue
sans doute la dimension la plus neuve.
La rubrique « Portraits » peut apparaître
ainsi comme un laboratoire d’un
journalisme en rupture avec quelques
traditions établies.
Les spécialistes de sociologie des
médias distinguent très souvent, parmi
les dimensions possibles de l’écriture
journalistique, « l’amont » et « l’aval »
ou « l’enquête » et « l’examen » 7 . Autrement
dit, les articles se fonderaient tendanciellement,
d’un côté, sur une
logique de reportage privilégiant les
émotions vécues, l’immédiateté, l’implication
du rédacteur et, de l’autre, sur
une logique experte, d’analyse, faite en
particulier d’une prise de distance plus
forte. On s’accorde ainsi à imaginer un
journaliste derrière sa caméra ou « derrière
» son stylo ou ordinateur. En
d’autres termes encore, le journaliste
n’est pas supposé parler de lui, de son
travail, des interactions qui le constituent.
Surtout dans la presse écrite, il
n’est pas supposé dire ou montrer ce
qu’est son travail mais offrir les résultats
de son travail. Même si, de ce point
de vue, la logique est grossièrement la
même, il en va un peu différemment à la
télévision. La caméra peut filmer l’interviewer
en même temps que l’interviewé,
mettre en scène le reporter (par
exemple quand à la fin de son sujet, il
se fait filmer en plan américain analysant
les leçons de son travail), ou encore,
dans une émission comme « Envoyé
spécial » sur France 2, se concentrer
après le reportage sur le(s) journaliste(s)-réalisateur(s)
(interviewé(s) par
le présentateur). Mais il est admis que
le journaliste est « derrière » la réalité
décrite.Tout se passe comme si, en mettant
en scène l’interaction entre le biographe
et le biographé, les portraits de
Libération tranchaient avec les logiques
ordinaires de l’écriture de presse écrite.
Le portrait de Libération est bien, à
l’égal du genre, un « genre total » 8 où se
mêlent l’émotion et l’analyse, l’implication
et la distance. Mais « genre total »,
il l’est d’une autre manière aussi : le
journaliste montre qu’il est bien partie
prenante de l’interaction à l’origine de
l’article.
Des situations de travail
ordinaires
■
En rendant compte très souvent
dans son article de cette interaction, le
Libération, Le portrait, mercredi 27 septembre 2000, article de Philippe Lançon,
photo Isabelle Levy
rédacteur de Libération souligne du
coup les ajustements mutuels à la rencontre,
les perceptions de l’un et de
l’autre, en somme quelques pans de
l’activité journalistique ordinaire. On
pourrait multiplier les exemples, même
si tous ne poussent pas la logique aussi
loin. Le dévoilement de dimensions traditionnellement
tues de l’interaction
est, le plus souvent, supposé révéler le
caractère du portraituré. Ainsi L. Bondy
(metteur en scène), présenté comme un
« prestidigitateur » 9 . Le meilleur indicateur
? L’issue de l’entretien précisément
: « On ne s’en aperçoit pas tout de
suite mais [... il] subtilise l’attention de
ses interlocuteurs, pour ne leur rendre que
bien plus tard. Lorsqu’on s’en aperçoit, le
mal est fait, inutile d’aller au poste pour
une déclaration de perte, le délit n’est pas
répertorié. L’entretien a eu lieu, les propos
sont déjà en voie d’effacement, logés dans
une partie inaccessible de la mémoire ».
Dès lors comment construire un portrait
quand on a presque tout oublié ? L’article
part de ce paradoxe qui livre au
lecteur la clef du personnage. C’est
encore M. S. Tantawi (religieux diri-
139

Jean-Baptiste LEGAVRE
Des journalistes au travail : le portrait dans Libération
140
geant une université sunnite) qui
«d’une main preste, avant même d’avoir
ouvert la bouche, se penche et donne une
tape violente sur la jambe sacrilège de son
interlocuteur [i.e., le journaliste] puis les
yeux plantés dans les siens, la voix tremblante
de fureur, lui fait la morale entre
ses dent serrés ». Par cette scène, le
rédacteur interroge l’éducation « rigide
» du portraituré autant que son
« manque d’assurance ».
Autre exemple : M. Stipe (chanteur du
groupe REM). En se donnant à voir furieux
de décrypter une bande inaudible, le
rédacteur se présente comme un travailleur
pris dans un quotidien pas toujours
valorisant, loin du mythe du grand
reporter qui structure encore les représentations
distinctives du métier : «Avec M.
Stipe l’expression “décrypter” une interview
peut prendre tout son sens. Quelques
semaines après la rencontre, l’envie nous
vient d’écrabouiller le magnétophone avec
lequel fut enregistré l’entretien pour faire
rendre gorge au murmure inintelligible d’une
conversation qui se dissipe dans un ronronnement
de climatisation ». Le titreur surligne
l’ensemble : l’article est titré d’un
clin d’œil décalé « Voix off » ; le off étant
dans le langage journalistique cette situation
d’entretien où l’interviewé demande
qu’aucun propos ne soit enregistré et cité.
Dernière illustration, le portrait du
compositeur de musiques de films E. Morricone.
Le fil de l’article est constitué par
la crainte de la journaliste de reproduire
la gaffe qui avait un jour mis en fureur le
compositeur, jetant dehors l’interviewer
qui l’avait commise : l’appeler... Sergio
Leone dont il a composé les célèbres
musiques. « La gaffe nouée dans la gorge,
huit heures du matin, on pousse la lourde
porte de son immeuble romain ». La rédactrice
finira par en commettre une autre :
elle l’appellera Sergio... Morricone ; ce qui
fera finalement sourire le compositeur.
Ces quatre scènes ont en commun de
montrer un journaliste pas toujours à son
avantage dans son travail, même si, décrire
et interpréter cette situation permet de
la retourner à son bénéfice.Autrement dit,
de faire d’une contrainte situationnelle
une ressource rhétorique.
Il est d’autres aspects peu connus des
lecteurs communs, et visibilisés ici à plusieurs
reprises. Ce sont en particulier les
appels fréquents dans les rédactions des
acteurs du monde social après les rencontres
ou les articles, pour commenter,
tempêter, préciser. On est là aussi éloigné
de l’image d’un journaliste rencontrant sa
source puis écrivant ensuite loin de la
bataille, en toute tranquillité. Ainsi avec
l’essayiste B.-H. Lévy : « “Bernard” veut
tout contrôler de “BHL” (...). Pour ce portrait,
il appelle, écrit, rappelle, retouche
“off”, remarque “on”, suggère, confie, séduit.
Il borde son personnage, comme un lit d’appelé,
ou d’élu, et parle si bien de lui qu’on
renonce à écouter ses amis ». Le processus
est encore repérable dans le portrait de
l’écrivain A. Reyes : « Quelques jours plus
tard [i.e, après l’entretien], elle téléphone
et murmure d’une voix blanche, avec ce
drôle d’accent rauque et gouailleur : “Finalement,
ne dite pas...” ». Le rédacteur peut
ainsi montrer les plus ou moins fortes
pressions, ou incitations, qui peuvent
pousser à ne pas écrire quand tel agent
social rencontré le précise ou, plus largement,
à se laisser prendre au piège de la
connivence. C’est en particulier le cas
dans les entretiens habituels où, en France
en tout cas, l’interviewé a souvent un
droit de regard sur l’usage postérieur de
sa parole, voire un droit de relecture. Passer
outre, c’est évidemment se grandir et
indiquer les codes habituels du métier.
Dans les articles, passer par exemple
sous silence les nombreuses questions
posées à l’interviewé et restées sans
réponse est classique. C’est finalement
tout le travail de « corps à corps » du journaliste
avec sa source, dont il s’agit bien
d’obtenir des réponses, parfois en vain,
qui est ici dépeint. B.-H. Lévy, encore : « Le
Sartre [dernier ouvrage paru] est dédié à
sa mère ; il refuse d’en parler ». De son frère
tombé dans le coma après un accident ?
« De cela aussi, il refuse d’en parler ». Et le
journaliste de conclure que des pans
entiers du personnage restent à
expliquer…
Le procédé rhétorique n’est pas très
éloigné avec L. Omnes. Le directeur du
nouvel hôpital Pompidou contourne les
questions. « Posons la question différemment
», écrit le journaliste. Et quelques
lignes plus bas : « On insiste encore ». L’article
sera titré « Insistance publique »...
B.Fleutiaux (photographe, ancien otage
des Tchétchènes), « censure le souvenir ».
Comment le faire parler ? La journaliste
présente son effort à lui faire dire ce qu’il
ne veut plus dire et lance : « Celui-là [ce
souvenir], il faut aller le chercher ».
L’acteur H. Keitel ? « Pas commode,
l’animal. Il retourne la première question
d’un grand coup de patte». Ou encore il
sort «pisser au milieu de l’interview », tentant
de déstabiliser la journaliste. L’écrivain
J. Irving, quant à lui, passe le temps
de l’entretien à ne pas répondre ou par
des seules évidences. «Inutile d’insister»
indique au bout de quelques paragraphes
le rédacteur. Faussement découragé, il en
vient à le questionner sur la lutte grécoromaine,
dont il savait qu’elle était l’une
des passions de l’écrivain, dont il ne voulait
surtout pas parler : « Malheur à qui
lance Irving sur son sujet favori : on a vu des
journalistes poser une question en horsd’œuvre,
sur cette satanée lutte gréco-romaine...
et repartir livides après une heure de
monologue sur les clés de bras, et le palmarès
détaillé du championnat universitaire
américain ». Et le journaliste de conclure,
découragé (?) : « Après tout, dans
culturisme, il y a culture ».
Mais encore faut-il obtenir un entretien.
Certains font de la difficulté de
l’opération l’angle de leur papier. Ainsi
avec le comique Jamel (Debouze) pour qui
le rédacteur dit avoir attendu six mois et
de nombreuses tentatives infructueuses
après « un coup de fil, coup de gueule » du
comique furieux d’un article de Libération.
L’entretien suppose encore un rendez-vous...
parfois peu respecté par le portraituré
en retard (Jamel encore) ou qui
décide de faire autre chose (le chef de cuisine
M. Bras partant faire un jogging
d’une heure au moment même de l’arrivée
du journaliste) ou qui se trompe d’endroit
pour la rencontre faisant attendre la
rédactrice (l’acteur J.-P. Marielle).
Un exercice codifié
Parler de l’interaction, c’est du même
coup dévoiler quelques unes des règles du
genre portrait à Libération, c’est-à-dire la
nécessité, pour le journaliste-enquêteur,
de voir le portraituré revenir sur son passé,
expliquer son parcours, mettre en scène
des étapes, césures et points forts de son
existence. Plusieurs rédacteurs surlignent
l’artificialité tendancielle du travail effectué,
montrant là encore qu’ils ne sont pas
dupes de ce qu’ils font, livrant aux lecteurs
leurs doutes pour un genre qu’ils contribuent
à faire exister. La romancière
Ch.Angot « se révèle bavarde. Non qu’elle se
livre au jeu, codifié du portrait (et votre
enfance, et vos souvenirs, et vos anecdotes),
ce serait trop inconvenant, et n’a-t-elle pas
écrit un roman, Interview, à partir d’une rencontre
ratée avec une journaliste qui ne voulait
savoir d’elle que son inceste ? ». La
■
méthode d’exposition est proche avec
Y. Reza (auteur de pièces de théâtre) : « A
la requête, elle expédie sa biographie ». Ou
M. Ocelot : « Deux heures passent durant lesquelles
il écrit trois dates, alors qu’il paraissait
s’être attelé à la rédaction de son autobiographie
». L’auteur et réalisateur de
Kirikou se moque de l’exercice : « Pas de
date de naissance [écrit la journaliste], “en
remplacement, je peux vous indiquer mon
poids et ma taille”», propose M. Ocelot. Ou
encore, inversement, le créateur J.-P. Gaultier
qui « exécute le “tout petit déjà” sans
qu’il soit besoin de rien lui demander » ou,
enfin, l’auteur de pièces de théâtre
J.-C. Grumberg qui « bifurque vers le récit
du début de sa vie et de la déportation de son
père sans même qu’on l’y invite ».
De cet exercice en somme à la fois
convenu et redoutable - disposer en peu de
temps de suffisamment d’éléments biographiques
pour écrire un article -, les
rédacteurs veulent souvent montrer les
tours et les détours. Ils se jouent - parfois
compatissants, comme avec l’actrice
E. Dequenne qui « se bat pour sauver l’entretien
» - de ceux qui voulaient les détourner
de l’essentiel ou qui n’arrivent pas à
répondre aux attentes.Ainsi le réalisateur
D. Moll qui « cultive l’art de l’élimination
», s’en tenant à « ce qui est indéniable :
sa date et son lieu de naissance, la profession
de ses parents, le nombre de frères et sœurs ».
Mais la journaliste va laisser ce «trop
peu» de côté pour se concentrer dans un
long paragraphe sur une histoire d’apparence
sans intérêt biographique : « Par politesse,
il tente de l’étirer un peu [sa biographie],
se creuse le crâne pour trouver quoi
ajouter, expliquer pédagogiquement comment
on nourrit les geckos (...) qu’il a longtemps
élevé en appartement ». Le lecteur,
apprend alors dans le détail la vie de ces
étranges lézards...
Indiquer encore les limites du genre,
en soulignant parfois le peu de minutes
offertes par le futur biographé, voilà une
démarche qui ne va pas de soi, tellement
les portraits habituels font fi de cette
contrainte, faisant comme si le rédacteur
avait eu tout le temps nécessaire à une
meilleure compréhension de la personne
visée. L’indication est souvent directement
fournie avec les portraiturés anglosaxons
dont les entretiens sont minutés.
Comme avec l’animatrice de talk-show
O. Winfrey, « interview strictement minuté
» mais que la journaliste arrive justement
à faire durer. Ou encore l’actrice
S.Weaver qui « dans ce palace parisien (...)
débite à la chaîne des tranches d’interviews
destinées à la promotion » de son dernier
film. Ou l’ancien trader N. Leeson pour qui
« un bataillon d’avocats est là pour monnayer
ses moindres faits et gestes. Profitant
d’un instant de relâchement, on a obtenu
une heure gratuite, quoique fort matinale
pour un samedi » ; le journaliste donnant
à voir l’image d’une profession sans guère
d’horaires (on travaille tous les jours de la
semaine si besoin), et d’un rédacteur...
revêche pour s’être levé tôt.
Plus souvent, le temps de l’entretien est
signifié de biais. Il peut l’être en indiquant
une « occupation » supposée durer : un
repas (la journaliste partage «un bon déjeuner»
avec le chanteur P. Bruel ; le père de
la socio-biologie E. O Wilson « picore ses
ravioles », un long repas entre amis chez le
producteur E. Barclay paraît s’étirer plus
que de raison...), un rendez-vous dans un
bar (l’actrice E. de Caunes, la sportive
M.-J. Pérec, le chanteur R. Desjardins...) ou
dans une suite d’hôtel (M. Lévinsky, l’entrepreneur
T. Hilfinger, l’acteur H. Ford...),
une bouteille de whisky qui se vide au fil de
la conversation (le parolier E. Roda-Gil), un
verre de côte-du-Rhône dégusté (l’acteur
J.-L. Trintignant), un week-end près d’Oslo
(la juge E. Joly), un amas de cigarettes
consommées (avec l’actrice A. Jaoui), etc...
Mais le temps de l’entretien peut être aussi
indiqué par l’évolution du... temps. Avec
l’acteur D. Prévost, la fin d’après-midi plonge
progressivement, au fil du texte, les protagonistes
dans le noir. Le temps peut aussi
changer durant l’entretien, du soleil à la
pluie (dans l’appartement de l’ancienne
maîtresse de R. Dumas, C. Deviers-Joncour).
D’autres signes sont encore livrés aux
lecteurs : la sieste de la petite fille du syndicaliste
agricole J. Bové qui impose
d’échanger à voix basse ou l’insistance de
la petite fille du photographe B. Fleutiaux
durant l’entretien. Elle s’impatiente et
ouvre finalement la porte d’entrée pour
faire sortir la journaliste. Exceptionnellement,
le rédacteur présente le portraituré
se plaignant du peu de temps consacré : « Il
me faudrait une quinzaine d’heures d’entretien
pour que vous me compreniez » se plaint
l’acteur F. Luchini.
Un exercice de
séduction
■
Rencontrer une personne, en faire un
personnage, peut susciter une séduction
plus ou moins réciproque. La phrase d’attaque
du portrait du banquier M. Pébereau
permet de s’en persuader, tellement
elle est exemplaire. Il « ne fait rien pour
séduire », commence le rédacteur. Comme
si la règle de l’exercice allait de soi ;
comme si celui qui acceptait la rencontre
devait déployer ses charmes (le titre jeude-mot
du papier, « Raideur », redouble le
constat, le patron de la BNP visant alors le
contrôle de la Société générale et de Paribas)
; comme si, aussi, le journaliste devait
mettre les stratégies de séduction à distance.
L’enjeu consiste alors parfois à
montrer que le contact interpersonnel ne
risque pas de mettre à mal sa crédibilité
professionnelle 10 . Ainsi G. Cohn-Bendit
qui, en guise de bonjour, « vous tape l’accolade
bourrue, tout en répondant à son portable,
impose le tutoiement d’office ». Ou la
journaliste Y. Benguigui qui fait une « bise
sur la joue » et se dévoile « grande sœur ».
Ou le dessinateur G. Wolinski qui « vous
tutoie d’emblée ». Ou Jamel encore : « Trois
minutes et je suis à toi »... Ces quatre
exemples indiquent bien la croyance dans
la pertinence d’une règle commune de
l’excellence journalistique : savoir garder
ses distances.
Mais, de manière très originale par rapport
à cette règle classique, des journalistes
parcourent leurs portraits de notations
qui les montrent dans une relation
interpersonnelle forte et assumée. Le
tutoiement peut en être le signe, comme
avec l’ex-président de l’UNEF-ID (P.Amirshahi)
- le rédacteur indique même son
« charme » -, l’entraîneur de rugby J. Maso
ou l’ex « Guignol » de Canal+, B. Delépine.
Mais plus souvent que le tutoiement
assez rare, tout se passe comme si un
contact rapproché entre le journaliste et le
portraituré à la recherche d’une vie imposait
un type de relation éloignée des
normes professionnelle communes. Un
journaliste peut indiquer qu’il est «déstabilisé
» par « l’étrangeté » de la comédienne
A. Brochet, le même écrire qu’il n’arrive
pas à soutenir « le regard bleu glacier »
[de B. Picard, psychiatre se lançant dans un
tour du monde en ballon]. Mais, surtout,
quelques portraits font de la relation de
séduction ou de la complicité le ou l’un des
ressorts de leur article. C’est la journaliste
A. Diatkine expliquant au lecteur qu’elle
a perdu un pari de 1000 francs avec
L. Bondy. Le journaliste de Libération rencontrant
A. Souchon se décrit regardant
avec le chanteur et appréciant en connaisseur
les « jolies inconnues ». La journaliste
peut aussi indiquer comment l’acteur
141
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Jean-Baptiste LEGAVRE
Des journalistes au travail : le portrait dans Libération
142
M. Freeman lui demande s’il est « l’homme
le plus sexy qu’[elle a] jamais rencontré ».
C’est encore G. Lefort qui dans deux portraits
joue avec les règles habituelles du
travail journalistique, se décrivant tout
entier séduit par l’acteur britannique
R. Everett, n’osant sauf à la fin lui poser la
question qui le taraude sur son homosexualité
et mettant en scène continûment
ses multiples auto-réflexions au fil
des questions et des réponses de l’acteur.
C’est encore le même journaliste qui
indique « la surchauffe » (i.e, sexuelle...)
des journalistes présents à Libération
lorsque l’acteur R. Zem vient le rejoindre
pour l’entretien. D’une autre manière,
B. Grosjean signale très bien comment un
entretien - ici avec P. Bruel - est bien une
interaction où s’échangent en marge de
multiples questions, remarques ou notations,
a priori non mobilisables dans un
portrait classique et qui pourtant ici vont
lui donner matière à percevoir : le chanteur
va jusqu’à lui distribuer « les coordonnées
d’un cancérologue susceptible de
[la] dégoûter du vice » de fumer. Plus largement
encore, des rédacteurs de Libération
décrivent les réactions de l’interviewé
à leurs questions. C’est un propos rapporté
qui fait rougir J.-L. Trintignant. Ou le
visage de l’actrice C. Frot qui « change à
chaque question ». C’est l’atmosphère de la
rencontre qui gêne (?) J.-P. Marielle :
« Généralement, j’évite ce genre de rapport
que nous avons tous les deux » précise l’acteur
à la journaliste. Ou le comique
D. Cowl qui se plaint des questions, toujours
les mêmes selon lui, et aimerait
qu’on lui demande... combien il chausse ;
ce que finit par faire le rédacteur. Ou
F. Luchini, si prolixe et qui soudain ne
répond plus : « Il y a comme un blanc, un
silence criant » écrit le rédacteur. L’acteur
M. Galabru transforme la rencontre en un
long monologue : « C’est un flot qu’aucune
question ne peut canaliser », paraît se navrer
le journaliste qui n’arrive pas à diriger la
rencontre comme il l’entend.
Rencontres d’egos ?
Des journalistes parlent donc de leur
travail en parlant de leurs rencontres. Ce
journalisme serait-il finalement une sorte
d’« ego-journalisme » ? La réponse ne va
pas de soi. Sans doute dans ces portraits,
le journaliste s’auto-présente plus ou
moins directement. Sans doute, il s’y
montre à son avantage ou sinon, comme on
■
l’a dit, il le fait pour mieux interpréter la
situation et donc, en dernière analyse, en
tirer parti. Mais le dire ne doit pas faire
oublier deux dimensions de l’écriture. La
première est que la mise en avant de soi
ne se fait qu’exceptionnellement à la première
personne, comme si les journalistes
hésitaient encore à complètement franchir
le pas. Un seul portrait de l’échantillon
mobilise la première personne du
singulier. Et encore, la phrase d’attaque
est une formule impersonnelle : « J’ai dîné
avec le diable » écrit le rédacteur dépeignant
E. O. Wilson. Plus souvent, la troisième
personne du singulier est la règle.
Comme avec la pianiste H. Grimaud : « A
voir la flamme au fond des yeux clairs, on se
dit... » ou la sexologue S. Hite : « On attendait
une féministe tannée par les combats.
C’est Barbie au bal du gouverneur qui tend
une main de papier de soie ». Ou avec le réalisateur
J.-P. Mocky : « On pense [en le
voyant] à Céline filmé à la fin de sa vie (...).
On le lui dit ». Ou avec l’ancien animateur
de télévision M. Polac « Dehors un énorme
chêne... et on se dit». Ou les architectes
D.Valode et J. Pistre : «On demande à leur
assistante comment les reconnaître»...
Rarement, la première personne du
pluriel est retenue, comme avec l’assassin
de R. Bousquet - Ch. Didier - : « La dernière
fois que nous l’avons vu... ». Parler de soi,
indirectement à la troisième personne
peut permettre de contourner l’obstacle :
pour portraiturer Li Hongzi, « le grand
maître de l’École de la roue de la loi de Bouddha
», le journaliste commence une phrase
par «l’indécrottable rationaliste d’Occident
qu’il reçoit dans un studio spartiate... ».
Mais le procédé est plus rare encore que
celui consistant à imaginer un lecteur
acteur de la situation ou, pour le dire en
d’autres termes, un journaliste faisant
comme si le lecteur était son égal en
situation. Ainsi avec G.Wolinski : « Il vous
tutoie d’emblée » ou l’acteur N. Nolte :
« Parfois, il approche son visage intense à
quelques centimètres du vôtre ».
Mais il est une deuxième dimension de
l’écriture, plus essentielle, à prendre en
compte. La mise en avant de soi, si elle
peut agacer ou déstabiliser des lecteurs
attachés à un journalisme plus canonique,
a l’avantage d’offrir en même temps une
autre image du métier ; en tout cas une
première réflexion en acte des effets
d’une co-présence sur la construction de
la réalité. Autrement dit, en se donnant à
voir comme partie prenante de la réalité
décrite, le rédacteur ne fait plus comme si
celle-ci était extérieure à lui, ses expériences,
sensibilités et relations interpersonnelles.
Il ne cache plus les obstacles
quotidiens susceptibles de bâtir « l’actualité
». Il abandonne tendanciellement
le mythe d’une neutralité, gage supposé
de l’objectivité. C’est peut-être L. Le
Vaillant, membre du service « Portraits »
qui, dans le dernier paragraphe de son
papier consacré à la présentatrice de TF1
C. Chazal, livre la clé de l’exercice. « Refus
de préciser [de C. Chazal], inutile d’insister.
Disparition derrière la neutralité supposée
du journaliste. Ce personnage sans roman,
sans romance ». C’est bien ce cliché qui,
dans ces plus de 1000 portraits déjà
publiés par Libération, commence à voler
en éclats.
Portraits de Libération
cités (le nom de l’auteur de
l’article figure entre parenthèses)
AMIRSHAHI (P.), « Vue sur la MNEF »,
17 février 1999 (P. QUINIO).
ANGOT (C.), « Eau de rose », 29 juin
2000 (M.-F. SANTICCI).
BARCLAY (E.), « 78 tours »,
30 décembre 1999 (E. AESCHIMAN).
BENGUIGUI (Y.), « Algérie de me voir
si belle », 9 février 1999 (R. GARRIGOS
et I. ROBERTS).
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20 septembre 1999 (A. DIATKINE).
BOVÉ (J.), « A causse et à cri »,
17 septembre 2000 (G. LAVAL).
BRAS (M.), « Chef perché », 23 avril
2000 (V. NOCE).
BROCHET (A.), « Comme une poisson
sur la branche », 4 mars 1999 (L. Le
VAILLANT).
BRUEL (P.), « L’amour propre »,
4 mai 2000 (B. GROSJEAN).
CHAZAL (C.), « Lisse au pays des merveilles
», 9 mai 2000 (L. Le VAILLANT).
CAUNES (E. de), « Un jeu d’enfant »,
21 avril 1999 (L. Le VAILLANT).
COHN-BENDIT (G.), « Frater ego »,
4 septembre 2000 (O. MILLOT).
COWL (D.), « Le surdoué jouait les
sous-doués », 25 août 1999 (O. SÉGU-
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DEBOUZE (J.), « Bon qu’à tchatche »,
12 avril 1999 (M. HOLTZ).
DELÉPINE (B.), « Oiseau de parodie »,
8 mars 2000 (E. PONCET).
DEQUENNE (E.), « Môme courage »,
27 septembre 1999 (P. NIVELLE).
■
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citoyens », 23 mars 2000 (L. Le
VAILLANT).
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», 15 juin 2000 (L. Le VAILLANT).
DIDIER (C.), « Larmes du crime »,
4 avril 2000 (S. CHALENDON).
FLEUTIAUX (B.), « Y a plus photo », 10
août 2000 (J. PERRIGNON).
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13 septembre 2000 (P. NIVELLE).
FREEMAN (M.), « L’affranchi », 2 et 3
septembre 2000 (J. PERRIGNON).
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1999 (A. DIATKINE).
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9 et 10 octobre 1999 (R. SOLIS).
GAULTIER (J.-P.), « L’homme aux corsets
», 17-17 juillet 1999 (J. PERRIGNON).
GRIMAUD (H.), « Concert de
louanges », 6 janvier 2000 (P. SABA-
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GRUMBERG (J.-C.), « Tailleur de
père », 12 et 13 février 2000 (A. DIAT-
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mars 1999 (A. BOULAY).
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20 mars 2000 (C. AYAD).
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6 juin 2000 (P. NIVELLE).
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2000 (M. GUICHOUX).
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janvier 2000 (R. LECADRE).
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février 2000 (P. LANÇON).
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10 avril 2000 (J. PERRIGNON).
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février 1999 (P. ROCHETTE).
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MOCKY (J.-P.), « La folie des glandeurs
», 10 janvier 2000 (H. AUBRON).
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seul », 25 janvier 2000 (A. DIATKINE).
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ascendantes », 2 mars 1999 (L. Le
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2000 (L. Le VAILLANT).
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2000 (A. SCHAWARTZBROD).
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29 juin 2000 (J. PERRIGNON).
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novembre 1999 (A. DREYFUS).
STIPE (M.), « Voix off », 5 juillet 1999
(L. RIGOULET).
TANTAWI (M. S.), « Cheikh en bois », 24
février 2000 (C. AYAD).
TRINTIGNANT (J.-L.), « Un homme et
une flamme », 14 mai 2000 (P. NIVEL-
LE).
VALODE (D.), PISTRE (J.), « Double
maître », 3 septembre 1999 (M.-D.
LELIÈVRE).
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WILSON (E. O.), « Toujours gène », 10-
11 juin 2000 (D. LEGLU).
WINFREY (O.), « Téléprêtresse », 28
avril 1999 (M. GUICHOUX).
WOLINSKI (G.), « Les fesses sont
têtues », 27 et 28 mai 2000 (A. DREY-
FUS).
ZEM (R.), « Un acteur français », 17
mars 1999 (G. LEFORT).
Notes
■
1. Quatre entretiens ont été réalisés
en juillet 1999 avec des membres
ou anciens membres du service
«Portraits» (M. Guichoux,P. Lançon,
L. Le Vaillant, P. Nivelle). Je les
remercie vivement.
2 On se propose ici de s’en tenir au
seul texte des portraits.
3. Entretien avec le directeur des
études de Libération, A. Gattolin,
juillet 1999.
4. Entretien avec M. Guichoux.
5. Un précédent travail, effectué en
1999, s’était déjà penché sur les
portraits dans Libération. Mais le
matériel était plus restreint - les
professionnels de la politique - et
l’objet était beaucoup plus large -
il s’agissait non seulement d’insister
sur la rencontre, comme ici,
mais aussi de montrer le processus
de dilution de la politique comme
Bibliographie
• BRUSINI Hervé, JAMES Francis,
Voir la vérité, Paris, PUF, 1982.
• LEGAVRE Jean-Baptiste, “La
queue du paon” ou les logiques de
production du portrait politique
dans Libération », communication au
Congrès de l’Association française
de science politique, octobre 1999
(à paraître).
• LEMIEUX Cyril, Mauvaise presse,
Paris, Métaillié, 2000.
• NEVEU Erik, « Pages politiques »,
Mots, décembre 1993.
• RUELLAN Denis, Le professionnalisme
du flou. Identités et savoir-faire des journalistes
français, Grenoble, Presses
Universitaires de Grenoble, 1993.
la tension repérable entre la psychologisation
et la sociologisation
de l’écriture. Pour la présente
étude, on s’est penché sur les portraits
non politiques (pour les
années 1999 et 2000 - janvieroctobre),
soit l’essentiel des
articles, les portraits politiques
dépassant les 10 % de l’ensemble
(voir Jean-Baptiste Legavre, 1999).
6. Voir la troisième partie de notre
article cité «“La queue du paon”».
7 Cf. en particulier Hervé Brusini,
Francis James, 1982 ; Denis
Ruellan, 1993 ; Erik Neveu 1993.
8. Erik Neveu, 1993.
9 Les dates et références complètes
des portraits cités sont indiquées
en fin d’article.
10. Sur cette règle et l’usage de la
bonne «grammaire», voir les très
suggestives analyses de Cyril
Lemieux, 2000.
■
143
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

MOHAMED OUARDANI
Mohamed Ouardani
De l’accomplissement individuel et social
Réflexions sur la « maturité sociale »dans l’espace privé tunisien
144
De l’accomplissement
individuel et social
Réflexions sur la « maturité
sociale » dans l’espace privé
MOHAMED OUARDANI
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch
tunisien
J
e suis amené, dans le cadre de mes
recherches, à m’intéresser aux bouleversements
qui s’opèrent de nos
jours dans l’espace privé tunisien. A la
manière dont la régulation sociale – en
tant qu’ensemble de pressions directes
et indirectes exercées sur les membres
du groupe – arrive encore à corriger les
écarts de comportements, d’expressions
ou d’attitudes des individus par rapport
à des normes a priori dépassées. Autrement
dit, qu’est-ce qui garantit la régulation
sociale lorsque, dans cette société
objet de rapides changements, les
normes de conduites affichent de plus
en plus explicitement leurs limites en
même temps qu’elles ne s’y trouvent
pas moins légitimes ni moins
opérationnelles ?
Je me suis penché, pour essayer de
répondre à cette question, sur la notion
d’autorité dans son caractère quotidien.
Et afin d’en dessiner les contours et
d’expliciter les divers modes de son
essence, je me suis livré à une approche
en termes de capacités individuelles à
disposer d’autorité sociale, en isolant
ceux qui dans le groupe exercent une
autorité directe ou indirecte sur le reste
de l’ensemble moyennant une différenciation
hiérarchique et sexuelle. Autrement
dit, présenter une typologie aussi
bien de l’être individuel investi d’autorité
et exerçant celle-ci dans une certaine
légitimité, que les modalités qui
accompagnent cette «investiture» en
termes d’aptitudes et de capacités
objectives ou supposées.
En ce sens et à travers ce qui suit, je
traiterai d’une expression quotidienne
et courante en l’articulant avec ses
significations sociales. En effet, lors de
mes entretiens avec des hommes et des
femmes, j’ai relevé à quelques reprises
l’expression de « maturité ». Où des
hommes disaient que « la femme n’est
jamais mûre ». Cette «affirmation» n’est
pas une constante dans l’ensemble des
entretiens, ni souvent aussi formellement
exprimée. Elle découle du même
registre que lorsque l’on entendrait des
femmes dire des hommes qu’ils sont
« d’éternels enfants ». Toutefois, la référence
à la maturité a été, dans multiples
entretiens, exprimée d’une manière plus
implicite aussi bien par des hommes,
pour dire que les femmes ne sont pas
mûres, que par les femmes pour insinuer
qu’elles se voient toujours refuser
d’être considérées comme mûres.
Sociologiquement parlant, la notion
de maturité n’a pas de fondement
conceptuel. Et bien qu’en général le
manque de conceptualisation condamne
la réflexion à ne traiter que du sens
commun, je pense néanmoins que je
n’enfreindrai pas de règles en m’attardant
sur les significations et les portées
sociales de telles expressions. L’intérêt
que je porte à la « maturité », en ce
qu’elle découle du sens commun, est sa
fréquente présence dans ce que j’appellerai
l’évaluation sociale de l’individu
en relation avec les divers statuts qu’il
est amené à occuper. Du point de vue
méthodologique, ma démarche vise la
prise en compte de l’individu lui-même
auquel elle reconnaît des capacités
auto-réflexives – susceptibles de modeler
les aspects du social – permettant de
rendre compte de ses actions. De même
que cette démarche intègre l’idée que
les activités à travers lesquelles les
membres d’un groupe produisent et
organisent leur quotidien, émergent des
mêmes procédures que celles qui leur
servent à rendre compte de ces activités.
Par conséquent, il est difficile de négliger
le langage ou les capacités cognitives
dont se servent les individus dans leur
vie courante, y compris le savoir commun
qui leur permet de vivre en groupe
et d’y poursuivre des activités. Savoir
dont nous ne pouvons dire qu’il est faux
ou illusoire. Ainsi, la maturité – ou la
non-maturité – sera envisagée ici en
fonction des statuts et des rôles et en
tant qu’un des éléments organisateurs
des individualités au sein du groupe et
une des composantes de la manière dont
le groupe pense l’individualité de
chaque être qui le compose.
Du côté des psychologues, la maturité
est essentiellement conçue du point
de vue du développement de l’individu
ou plus précisément de l’enfant. En ce
sens, le développement de celui-ci,
conditionné par la maturité cérébrale
qui lui fournit des potentialités, est
conduit vers sa maturité aussi bien émotionnelle,
affective, intellectuelle ou
sociale. Clifford Anderson dit qu’ « à travers
tous les âges et toutes les cultures,
le critère universel de la maturité psychologique
présente trois volets : la
capacité de travailler, la capacité de se
marier et la capacité d’assumer la responsabilité
d’élever des enfants. » 1
Toutefois, même si cette réflexion
fait référence à la théorie de l’ « enseignement
/ apprentissage », théorie que
Anderson lui-même qualifie de simpliste
renvoyant à un sens unique de la
socialisation, la maturité ou la nonmaturité
de la femme, dont il est ici
question, ne se conjugue pas avec ses
capacités de travailler, de se marier ou
d’assumer la responsabilité d’élever des
enfants. En fait, juger de la maturité de
la femme dépasse le jugement de ses
capacités à remplir des fonctions
sociales aussi primaires que le travail, le
mariage ou l’éducation des enfants. « La
femme n’est jamais mûre » renvoie à une
lacune, à une tare de l’être féminin. Cela
sous-entend que l’homme est souvent
mûr – pour ne pas dire toujours – ou
qu’il n’y a que l’homme, en tant que sexe
social, qui peut être mûr. Et la maturité,
en ce sens, serait le propre et le crédit
d’une catégorie sociale – en l’occurrence
sexuelle – plus qu’une autre. L’individu
mûr serait celui dont le groupe a
jugé sa capacité à soutenir les normes et
les valeurs communément admises et à
contribuer à conduire le groupe sur le
chemin de sa pérennité, participant
ainsi de la régulation sociale, chose que
les femmes ne seraient pas aptes à
accomplir.
Nous sommes de la sorte à l’opposé
de ce qui est dit sur elles, à savoir, les
femmes sont les « gardiennes des
traditions ».
Je ne tiendrai pas compte, dans ce
qui suit, des allégations et des argumentations
qui ont conduit certains
hommes interrogés à exprimer ce type
particulier de témoignage. En revanche,
je m’attarderai à différencier la notion
de la maturité de celle de la domination.
De même, j’examinerai la corrélation
entre la maturité attribuée et l’accomplissement
individuel et social, autrement
dit, entre les statuts sociaux et les
modalités d’attribution ou d’acquisition
de ces statuts, en mettant l’accent sur le
rôle des émotions.
Si je poursuivais ce qui vient d’être
dit sur l’hypothétique signification de
la maturité, je serais amené à penser
que celle-ci paraît plus un jugement
social qu’une prise de conscience individuelle.
C’est-à-dire que ce sont les
autres qui voient et qui reconnaissent
notre maturité. En effet, tout le monde,
indépendamment de son âge ou de son
statut, se considère déjà comme mûr.
N’est-ce pas ce que les enfants rappellent
sans cesse à leurs parents dès qu’ils
prennent conscience de leurs personnes
et de leurs êtres ? Cependant, la maturité
de l’individu ne peut être le produit
de la seule appréciation des autres.
Plus nous assimilons des critères de
maturité, plus nous les affichons et plus
les autres nous reconnaissent des signes
de maturité et nous reconnaissent ainsi
comme mûrs. Mais encore, plus les
autres nous reconnaissent des signes de
maturité et plus nous acquérons de la
plénitude et prenons conscience de l’enjambée
– toujours grandissante – que
nous réalisons sur le chemin de l’accomplissement
individuel et social. La
maturité semble de la sorte une dialectique,
une interaction entre la reconnaissance
par les autres des capacités
sociales de l’individu et l’assimilation,
l’intégration de cette reconnaissance
par l’individu lui-même. Ce va-et-vient
entre le regard des autres sur mon individualité
– comme personnalité sociale
– et mon regard sur ma propre individualité
à travers le regard des autres,
participe de la socialisation dans le
processus du sujet à socialiser et du
sujet se socialisant.
Par ailleurs, la maturité attribuée est
référée à une situation donnée et ne
peut être une finalité absolue de l’être
individuel. En d’autres termes, nous
avons tendance à être toujours mûr par
rapport à un statut et à une situation
individuelle et sociale donnée. Dans ce
sens, «être mûr» c’est être en accord
avec les modalités qui caractérisent un
statut et une situation sociale précise.
Comme il y a rarement de situation
sociale figée et de statut définitif, la
maturité de l’individu évolue elle-même
au fur et à mesure de l’évolution de l’individu
dans le temps et selon le contexte
social dans lequel il existe. Par conséquent,
ni la forme, ni le contenu de
l’accomplissement ne peuvent être absolus
ou uniformes pour tous les membres
du groupe. La maturité est à expliciter
non seulement dans sa finalité et dans
l’achèvement qu’elle suggère mais aussi
dans le chemin individuel et social
qu’elle donne à parcourir pour arriver,
si j’ose dire, à maturité, selon une division
sociale aussi bien sexuelle que hiérarchique
en termes de catégories et
d’âges sociaux.
Quand les femmes, avec lesquelles je
travaille, contestent la manière dont
leurs parents pensent ou pensaient leurs
éducations, elles font essentiellement
référence à la différence manifeste et
objectivement annoncée entre l’éducation
des filles et celle des garçons. En
effet, cette différence reflète les caractères
intrinsèquement féminins puis
masculins de l’éducation, dont les
marques sont explicités dans le témoignage
de cette jeune femme : « … Pour
les filles, je dirais la fermeté et aussi le
manque de confiance. Pour les garçons,
je trouve qu’ils sont trop gâtés. C’est-àdire
qu’on inculque toujours à un garçon
l’idée qu’il est un homme, que tout lui
est permis et que c’est lui qui domine...
Quoi qu’il fasse, il a toujours raison et,
de toutes les façons, quoi qu’il faute cela
145

Mohamed Ouardani
De l’accomplissement individuel et social
Réflexions sur la « maturité sociale »dans l’espace privé tunisien
146
ne peut pas être trop grave puisque
c’est un homme... ».
De la sorte, la manière d’éduquer les
filles est objectivement différente de
celle des garçons. Le sexe de l’enfant
implique immédiatement une forme et un
contenu précis d’éducation qui, elle,
prend directement en compte le sexe de
l’enfant à éduquer. Être garçon ou être
fille renvoient à des dimensions objectives
de l’éducation ainsi qu’à la manière
de concevoir l’être masculin et l’être
féminin. La masculinité et la féminité biologique
de l’être dictent leurs manières
d’être aux êtres masculins et féminins. Et
la maturité des hommes et celle des
femmes ne peuvent qu’être imprégnées
par la différence de concevoir les êtres
masculins et féminins. Les accomplissements
sociaux des hommes et des femmes
seront différents tant dans la manière de
se réaliser que dans la valeur finale qui
vise un comportement défini.
Maturité féminine et
domination masculine
Cette différence dans la façon de
concevoir les êtres masculins et féminins
pourrait aisément traduire les
modalités de domination dans son caractère
quotidien s’exerçant dans les relations
entre les membres du groupe au
sein de la vie sociale. De telle manière
que les modalités qui régissent l’accomplissement
de l’individu reflèteront
les expressions de domination telles
qu’elles sont établies par la division
sociale. La non-maturité de la femme ne
signifie pas l’inachèvement de son
accomplissement mais plutôt le fait que
son accomplissement individuel et
social n’est pas le même que celui de
l’homme ou, dit en des termes plus
péjoratifs, ne peut égaler celui de l’homme.
Il me semble ainsi nécessaire de
s’attarder sur la facette la plus expressive
de la domination, propre au modèle
social ici étudié, qu’est la domination
masculine par rapport à la position de la
femme dans l’espace privé et relativement
à la question de son émancipation.
En effet, nous pourrions, a priori, penser
que la femme occupe moins le terrain
social que l’homme et qu’elle jouit d’un
espace de décision réduit par rapport à
ce dernier. C’est ce qui est d’ailleurs souvent
entendu et répété. Néanmoins, j’essayerai
de dépasser, autant que possible,
■
cet aspect de la question qui présente
l’homme tunisien comme étant oppresseur
de la femme et frein à son
émancipation.
Nous ne pouvons nier que dans la
division sexuelle de la société – et bien
entendu division ne veut pas dire forcément
égalité – il y a des espaces et
des terrains sociaux masculins et
d’autres féminins. De même, il n’est pas
grotesque de penser la possibilité que
chaque catégorie sexuelle soit « maîtresse
» de et dans son espace social.
Par conséquent, dans l’espace privé
tunisien, la famille et son lieu – la maison,
le « chez soi » – est un espace largement
féminin où l’homme n’est pas
aussi dominant qu’il n’apparaît a priori.
Il se constitue dans ce lieu familial un
pôle féminin auquel les hommes n’ont
que peu accès et qui constitue pour les
femmes une grande partie de l’espace
de socialité. Elles y produisent et entretiennent
un genre de savoir féminin, de
savoir social. Ce savoir englobe des pratiques
médicinales ancestrales et des
connaissances relatives au corps de la
femme, des manières esthétiques ou
culinaires, des recettes pour maintenir
son couple prospère, pour mieux élever
ses enfants ou mieux gérer ses revenus…
Les femmes embrassent dans ces
lieux un monde qu’elles ne sont pas
prêtes à céder ou à en permettre l’accès
aux hommes.
Je dirai que cela n’a rien d’exotique
et n’est pas le propre de la ou des sociétés
tunisiennes. Les femmes, plus que
les hommes, forment entre elles une
sphère qui leur est propre et qu’elles
partagent en marge, à l’abri des
hommes y compris dans les sociétés les
plus modernes. Et d’un modèle social à
un autre, la différence serait dans
l’étendue de cette sphère et dans la
place qui lui donné par rapport aux
autres sphères de l’activité sociale.
Lorsque nous savons que dans les
sociétés les moins différenciées, le lieu
familial constitue la majeure partie de
l’espace de socialisation et dans celuici
l’homme est moins physiquement
présent que la femme ; il n’est pas
alors aberrant de dire que l’homme, en
tant que catégorie sexuelle et sociale, y
est le moins dominant. En d’autres
termes, la catégorie sexuelle dominante
dans l’espace familial est loin d’être
celle des hommes. Et la domination
masculine présente et ressentie dans
l’espace privé n’est pas l’effet de la
seule action ou volonté des hommes
mais le produit de l’action sociale collective
cristallisée dans des comportements
aussi bien masculins que féminins
et dictée par des normes sociales,
des manières sociales d’être.
Le témoignage de cette autre jeune
femme traduit quelques-unes des
marques de la domination masculine et
leurs ancrages dans les manières
sociales : « … En dehors de chez eux,
les garçons sont capables de parler de
l’égalité d’une manière assez sûre. Ils
prônent un meilleur partage des tâches
entre hommes et femmes et se disent
prêts à aider les femmes dans les travaux
domestiques, par exemple, et
qu’ils ne voient pas de raisons les
empêchant de prendre part aux tâches
ménagères. Ils prétendent qu’il n’y a
pas de différences entre l’homme et la
femme. En réalité, lorsqu’ils sont chez
eux, ils se comportent différemment
avec les femmes de la maison, avec
leurs mères et leurs sœurs. Ils auraient
tendance, en rentrant, d’enlever leurs
manteaux et de les jeter n’importe où
et ce sera à leurs mères ou à leurs
sœurs de les ramasser et de les ranger.
Encore un autre exemple, lors d’une
soirée devant la télé, ils ne se gêneraient
pas pour réclamer un verre d’eau
à la sœur assise à côté plutôt que d’aller
par eux-mêmes chercher à boire…
C’est une règle dont ils héritent de
génération en génération… A l’inverse,
pour revenir au « verre d’eau », la
femme, même lorsqu’elle se sent fatiguée,
n’osera pas demander à son mari
d’aller jusqu’à la cuisine lui ramener
un verre d’eau… L’homme ne peut faire
ce genre de choses… C’est ainsi qu’elle
a été éduquée. Il y a des choses qui
incombent à la seule femme que l’homme
n’a pas à faire. Et s’il arrive qu’il lui
apporte un verre d’eau cela serait de
l’ordre du service rendu, de ce qu’il
peut faire sans en être obligé… Et
cette attitude on peut la rencontrer
aussi bien chez les femmes les plus
« traditionnelles » que chez celles qui
se disent « modernes ». C’est quelque
chose qui est ancré dans nos mœurs...
Je vois bien comment ma mère n’aime
pas, par exemple, que mes frères fassent
la vaisselle. Elle dit que « ce n’est
pas à eux, hommes, de faire ce genre de
tâches alors que leur mère ou leurs
sœurs sont à la maison ».
Georg Simmel a déjà expliqué comment
« les femmes considèrent comme
complètement et typiquement masculins
des jugements, des institutions, des
efforts, des intérêts, que les hommes
tiennent, eux, pour ainsi dire naïvement,
pour simplement objectifs » 2 .
Cependant, cette objectivité naïve est
devenue une objectivité fondatrice des
normes sociales aussi bien informelles
que formelles. Le subjectif se transforme
par la force de la domination en
objectif. Il est ainsi nécessaire de différencier
l’homme en tant qu’individu
appartenant à une catégorie sociale et
sexuelle de l’être masculin comme
image et comme représentation sociale
d’un sexe, d’une catégorie. Ce n’est pas
tant les hommes pris individuellement
qui forment une catégorie sociale dominante
que l’image de l’être masculin qui
est envisagée comme dominante par et
à travers des représentations sociales.
J’entends par là qu’il n’est pas sûr
que les rapports entre un individu masculin
et un individu féminin sont vécus
en tant que rapports entre un individu
dominant et un individu dominé. De
telles conceptions relationnelles mèneraient
la réflexion, mais aussi la vie
sociale, dans des perspectives totalement
absurdes niant les sentiments et
les émotions qui se dégagent d’une relation
interpersonnelle – en l’occurrence
intersexuelle – et niant par la même la
prise en compte de la diversité des personnalités
individuelles. Nous comptons
parmi les hommes et les femmes les
timides, les audacieux, les doux, les
tolérants, les égoïstes, les opportunistes,
les confiants, les anxieux… Ces différents
caractères ne peuvent entrer en
relation les uns avec les autres dans une
optique aussi simpliste et aussi réductrice
d’hommes dominants et de femmes
dominées. En revanche, les rapports
entre personnalités, indépendamment
de leurs sexes, peuvent, eux, s’envisager
dans des relations de domination et
nous ne pouvons exclure de la sorte,
dans un rapport interpersonnel de
couple, la domination de l’homme sur la
femme comme celle de la femme sur
l’homme.
Ainsi, la domination masculine «tunisienne»
aura du mal à être approchée en
terme de bourreaux face à des victimes. Ce
qui semble plus judicieux – alors que nous
vivons en Tunisie dans un monde typiquement
masculin – serait de réfléchir sur la
domination masculine comme un des fondements
objectifs des règles de la vie
sociale. Sinon nous aurions tendance à
penser qu’il n’y a pas de couples heureux
ni de relations hommes / femmes qui
soient heureuses. Ce qui n’a pas de sens
aussi bien pour la réflexion sociologique
que pour l’organisation sociale qui fournit
ses codes et ses normes aux rapports interindividuels
et sociaux. L’amour, la passion,
la jalousie ou l’envie sont autant
d’émotions qui se dégagent d’une relation
de couple. Que les hommes des sociétés à
forte domination masculine manifestent
moins facilement leurs émotions que les
femmes, il n’est pas moins qu’ « être fier
de sa femme » ou « être fière de son
homme » sont autant d’éléments présents
dans la relation homme / femme et qui
jouissent de la faculté de modeler cette
relation.
Il suffit d’observer les comportements
entre sexes dans l’espace familial
pour comprendre que ce qui apparaît
comme un comportement masculin
dominant n’est autre que le produit, à la
fois, de comportements masculins reflétant
la domination masculine, et de
comportements féminins entretenant
chez l’homme sa position de dominant
social, et ce dès l’enfance. Car il est
« dans l’ordre des choses » que l’homme
ait sa place d’homme selon les règles de
division sexuelle de la vie sociale. De
telle sorte qu’un comportement différent
de la part de l’homme, même lorsqu’il
tend à être progressiste ou égalitaire,
risque d’être en décalage avec le
statut d’homme et avec l’idée, l’image
de l’être masculin. Pour le dire en
d’autres termes, un comportement décalé
de l’homme risque de lui coûter son
statut d’homme : on n’est pas homme si
on ne se comporte pas comme tel. À cet
égard les juges ne seront pas les seuls
hommes, les femmes aussi contribuent à
ce jugement. Il faut dire que ce type de
sentence n’est pas individuellement ni
socialement sans conséquences ni aussi
négligeable, sachant que les statuts individuels
sont les assises de toute interaction
sociale. Pouvons-nous alors imaginer,
dans une société à dominante
masculine, pire dévalorisation pour
l’être masculin ? Il est peut-être encore
plus dégradant de ne pas être considéré
en homme par des femmes que par les
hommes eux-mêmes. De telle sorte
qu’aussi bien les femmes que les
hommes, en tant que catégories sociales,
participent de la domination masculine
qui caractérise la vie sociale.
De même, lorsque je disais qu’il était
plus fécond de penser cette forme de
domination comme un des fondements
objectifs des règles de la vie sociale
qu’en termes de coupables et de victimes,
je faisais aussi allusion aux comportements
des femmes envers les
femmes. À cette domination masculine
intégrée par les femmes et exercée par
elles sur des femmes. Car encore une
fois, il est très fréquent de voir des
femmes, s’insurgeant contre la domination
masculine, « rappelées à l’ordre »
par d’autres femmes. La domination
masculine est alors à envisager dans une
dimension socialement objective. Et
nous nous trouvons de la sorte face à des
valeurs et à des normes typiquement
masculines transformées par la force de
la domination en des valeurs et des
normes objectives – pour paraphraser G.
Simmel 3 – et assimilées, portées aussi
bien par les hommes que par les femmes
elles-mêmes.
En outre, il est aussi à considérer le
rôle que la femme peut jouer dans l’espace
familial face à la domination masculine.
J’entends par là l’implication
familiale de la femme face au caractère
normatif de la domination masculine.
En effet, il n’est pas rare dans les
espaces familiaux de constater l’intervention
de la femme pour modérer la
masculinité vulnérable de « l’homme de
la maison ». Ainsi, lors d’un excès ou
d’une exacerbation du sentiment de
domination chez le mari, son épouse
joue souvent un rôle de modération, de
contrepoids pour alléger, apaiser une
situation de tension familiale. Ce rôle
d’apaisement s’apparente à de la combinaison
et à de l’agencement en vue de
s’épargner l’irritation exacerbée du plus
socialement dominant, de celui qui est
conscient du caractère dominant de son
être et qui sait qu’il agira ou qu’il doit
agir en conséquence. Car dans ce rapport
de force, ce rapport social de force,
la femme, mais aussi les autres, les
enfants, ne sont pas de taille. Un affrontement
direct serait synonyme de bravade
du statut dominant du mari ou du
père et conduirait à un état de désolation,
voire d’affliction, au sein de la
famille.
Pour cela la recette est connue – tant
de mères l’ont soufflée à leurs enfants et
particulièrement à leurs filles : il fau-
147
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Mohamed Ouardani
De l’accomplissement individuel et social
Réflexions sur la « maturité sociale »dans l’espace privé tunisien
148
drait, dans un premier temps, ne pas
contrarier, ne pas s’opposer d’une manière
directe et frontale à la résistance du
mari, du père. « Respecter », en quelque
sorte, son « droit » à la domination. Ne
pas lui faire perdre la face. Ne pas
mettre en question son statut de mari, de
père. Son statut d’homme en fin de
compte. Puis, une fois que l’orage est
passé, revenir dans un jeu qui se rapproche
de celui de la séduction, dans son
caractère agrément, pour parvenir à ses
fins et obtenir de lui « tout ce que l’on
veut ».
De même, il n’est pas aussi certain
que ce soit l’homme qui décide de tout
au sein du foyer. C’est dire que non seulement
il tiendra compte de l’avis de sa
femme mais qu’il est très possible et
même très fréquent qu’il décidera ce
que sa femme avait déjà apprécié. Et
l’homme, dans son caractère et sa susceptibilité
de dominant, tiendra compte
du fait qu’en finalité ce soit lui, l’homme,
l’époux, le père qui avait décidé et
personne d’autre.
On parle souvent du « pouvoir des
femmes », fréquemment avec une
connotation négative, mais on parle
aussi de la « sagesse des femmes ». Je
dirai même d’une certaine « sagesse
sociale » des femmes qui ne peut être
réduite à la passivité d’une catégorie
socialement dominée. Encore qu’il ne
s’agit pas là de recettes de « bonnes
femmes ». Ce sont des procédés sociaux
qui interviennent dans ce que j’appellerai
les formes traditionnelles de socialisation.
Ils font partie d’un savoir social
qui ont permis et qui permettent encore
de nos jours la vie en société. Un
savoir social qui ne peut aucunement
être négligé.
Rôles des émotions
dans l’accomplissement
de l’individu
■
Lorsque j’ai fait, plus haut, référence
aux sentiments, j’entendais intégrer
la dimension émotionnelle dans mon
approche de la maturité et de l’accomplissement
individuel et social. Un
accomplissement dont les statuts
sociaux sont la fidèle expression. Et il
n’est pas inutile de préciser que le développement
social de l’individu est soumis
à des règles, incombe différents
statuts et rôles qui se modifient aussi
bien selon le sexe et l’âge social qu’à travers
les passages de la vie que l’individu
est amené à franchir : tels le travail, les
fiançailles, le mariage, l’appropriation
de biens, devenir père ou mère, oncle ou
tante, grand-père ou grand-mère…
Chaque étape, chaque situation sociale
nouvelle apporte son lot de nouveaux
statuts, implique de nouveaux rôles qui
ne sont pas sans s’accompagner de nouveaux
sentiments et de nouvelles émotions.
Toutefois, en même temps que ces
sentiments et ces émotions paraissent
temporels et circonstanciels, leur portée
dépasse la seule temporalité de l’événement
défini et va désormais caractériser
le comportement ou le répertoire
des comportements sociaux de l’individu.
Le changement de statut ou plus
exactement l’acquisition d’un nouveau
statut conduit à un changement de comportement
indiquant à son tour le passage
à un autre statut ou la titularisation
d’un nouveau.
Du point de vue de la recherche, la
connaissance de ces changements de
comportements n’est pas nécessairement
le produit d’une déduction analytique,
elle est simplement le résultat
d’une observation. J’entends par là le
fait que « tout le monde » est conscient
de ces changements : l’individu luimême,
bien entendu, mais aussi les
« autres » qui ne sont pas de simples
spectateurs du changement de comportement
de l’individu mais encore qui l’incitent
à changer de comportement. Cette
incitation revêt plusieurs dispositions :
celles d’enseigner, de rappeler directement
ou indirectement au membre du
groupe les règles codifiant les normes de
conduite dans le nouveau contexte ;
celles de lui offrir la possibilité d’exercer
de nouveaux rôles et de lui dégager
le terrain social pour ce faire… Et surtout
en entretenant en lui le sentiment
de fierté d’être devenu « quelqu’un
d’autre », en l’encourageant, en quelque
sorte.
De même, le groupe use de sentiments
pour « rectifier » le comportement
de l’individu, à chaque fois qu’il
s’égare ou commet un manquement de
conduite envers les règles qui régissent
la situation individuelle et sociale dans
laquelle il se trouve. L’enfant qui a
« dépassé l’âge » de jouer à tel ou tel
jeu, ses parents seront souvent là pour
lui rappeler que « cela ne se fait pas ou
plus » et qu’il doit, d’une certaine
manière, être digne et à la hauteur de
son nouveau statut. Responsabiliser un
individu ou lui « faire la morale » relève
du même dessein. C’est réveiller en
lui les sentiments qui assistent ses comportements
sociaux selon des normes
bien définies.
Les « autres » forment de la sorte
autant d’éléments constitutifs et indispensables
du devenir de l’individu. Ils
sont autant des guides et des acteurs de
sa socialisation que des miroirs dans lesquels
l’individu voit sa propre individualité
et la place qui lui est accordée
dans le groupe. Il y mesure sa trajectoire
individuelle et sociale ainsi que
l’étendue de sa socialisation et celle de
la légitimité sociale de son être.
Ces « autres » rejoignent aisément l’
« autrui-généralisé » de George Herbert
Mead : la communauté organisée ou le
groupe social qui donnent à l’individu
l’unité du soi. Mead disait que « c’est
sous la forme de l’autrui-généralisé que
le processus social affecte le comportement
des individus qui y sont engagés
ou qui le réalisent, c’est-à-dire que la
communauté exerce un contrôle sur la
conduite de ses membres. En effet, c’est
de cette manière que le processus social
ou la communauté deviennent un facteur
déterminant de la pensée de l’individu.
Dans la pensée abstraite, l’individu
adopte l’attitude qu’a envers lui
l’autrui-généralisé » 4 . De telle sorte que
pour réussir le passage et l’acquisition
d’un nouveau statut, l’individu éprouve
le besoin et cherche à voir chez les
autres la fierté qu’ils manifesteraient à
son égard, à l’égard de ce qu’il est, de ce
qu’il est devenu ou de ce qu’il est en
train de devenir. Ce besoin de se voir soimême
dans le regard des autres participe
de la socialisation dans le processus
du sujet à socialiser et du sujet se socialisant
et dépasse de la sorte le simple
mimétisme social renvoyant au contenu
des formes de socialisation qui inclut la
référence aux sentiments, aux émotions.
Le rôle des émotions lors de l’acquisition
d’un nouveau statut social se joue
ainsi au sein de la capacité de l’individu
à acquérir ce nouveau statut. De fait, la
fille qui grandit et qui se débarrasse de
ses comportements de jeune fille en
faveur de ceux d’une jeune femme, les
sentiments et les émotions qui se dégagent
de cet état de changement biologique
et social sont autant d’éléments
indissociables de sa capacité individuelle
à changer de statut et de la réussite de
son évolution d’un statut à un autre,
d’un âge à un autre. Néanmoins, il n’y a
pas que le sentiment de fierté des
« autres » qui incite et encourage l’individu
dans ses passages sociaux. Leurs
sentiments négatifs et leurs réactions
haineuses, comme la jalousie ou l’envie,
participent aussi du changement statutaire.
L’être à socialiser et se socialisant
assimile et transforme ces sentiments
négatifs en des émotions capables de le
consolider, comme de le faire douter, de
sa capacité à changer de statut ou de la
manière selon laquelle il le fait. Ainsi,
pour reprendre la réflexion sur la domination
masculine, comme élément caractéristique
de la vie sociale, être fier de son
homme inclut sans doute des capacités et
des qualités détenues par ce dernier – en
tant que personnalité individuelle – que
sa femme reconnaît et approuve. Mais
encore, et j’ai déjà précisé plus haut
comment le sexe de l’individu renvoie à
des dimensions objectives de concevoir
l’être masculin et l’être féminin, la
femme conçoit-elle aussi l’être masculin
selon des types qui intègrent la domination
masculine. « Être fière de son
homme » veut aussi dire que celui-ci correspond
à l’idée, à l’image de l’homme
préconisée par la femme. Cette image
revêt certes des dispositions personnelles
de l’individu femme mais elle lui est
aussi en partie soufflée et proposée en
amont par un type social d’homme. Un
type d’homme dans sa domination.
Le caractère subjectif
de l’accomplissement
■
Je conclurai en soulignant le caractère
subjectif de l’accomplissement et
de la maturité. En ce sens la maturité
attribuée n’est pas forcément corrélée à
l’accomplissement individuel et social.
Le groupe qui juge de l’aptitude de l’individu
à acquérir un nouveau statut,
juge aussi de la nécessité que celui-ci
acquière un nouveau statut en dépit de
sa capacité à le faire. J’entends par là
que lorsqu’un individu est considéré
comme adulte, il l’est certes parce qu’il
a franchi le passage de l’âge pubère à
l’âge adulte mais il peut aussi être considéré
comme adulte parce qu’il a atteint
un âge où l’on est vu comme tel, même
si l’individu n’a pas fait preuve de
« maturité ». De fait, l’âge biologique et
individuel ne peut être dissocié de sa
signification ni de sa valeur sociale. De
même, nous pouvons juger quelqu’un –
en terme de capacités – comme étant
trop jeune ou pas assez « mûr » pour se
marier mais nous nous soucierons moins
de savoir si un autre, qui aurait atteint
ou dépassé l’âge de se marier, avait les
capacités de le faire. Le mariage est ici
envisagé comme un des passages de la
vie sociale, voire comme une nécessité
sociale. Autrement dit, le groupe veille
à ce que les modalités qui régissent l’acquisition
d’un nouveau statut soient respectées
mais il veille aussi à ce que l’individu
acquière un nouveau statut parce
qu’il devient difficile de le percevoir
dans un autre. Des réflexions de type
« qu’est ce que tu attends pour te
marier ? » découlent de ce deuxième
souci. Autrement, il y a un dérèglement
dans la manière dont s’organise la société
et un manquement aux règles qui
régissent son fonctionnement.
Jusque-là la différence et la marginalité
ne sont pas socialement codifiées.
Le « bon » fonctionnement de la vie
sociale se préoccupe du fait que chaque
individu qui forme le groupe soit perçu
dans celui-ci à travers le « bon » statut.
Et Simmel disait dans Trois formes a
priori de la socialisation que « pour
connaître un homme, nous ne le voyons
pas en fonction de sa pure individualité,
mais porté, élevé ou encore abaissé par
le type général auquel nous supposons
qu’il appartient » 5 . Il me semble également
que moins la société est différenciée
et plus la vision des uns des autres
du même groupe dépasse encore davantage
les individualités, pour être considérée
selon les types généraux auxquels
nous supposons qu’ils appartiennent.
Mais encore, moins la société est différenciée
et moins ces types généraux
sont diversifiés. Cela suppose aussi que
l’on ne peut être trop différent. C’est-àdire
qu’au-delà des différences caractérielles
des individus en tant que personnalités,
cette grille de type général
est composée de multitudes de caractéristiques
qui font que si l’on est différent
de par rapport à l’une ou l’autre de ces
caractéristiques, on ne peut en revanche
l’être entièrement relativement à cette
grille. Cela peut conduire les autres à
une incompréhension de votre soi, tant
votre singularité est « exagérément »
singulière. « Comment ne pas être marié
à cet âge ? » voudrait dire : comment ne
pas adhérer à un principe de conduite
aussi généralement admis. Comment
peut-on avoir un comportement social
aussi différent. Comment peut-on envisager,
concevoir la vie en société aussi
différemment...
Alors, ce que j’étais tenté d’appeler
ici la maturité sociale reflète sans doute
l’ « évaluation sociale » de l’individu par
rapport aux divers statuts et rôles qu’il
est amené à franchir ou à acquérir. Et
j’insiste sur cette notion d’évaluation
tant elle me semble une action profondément
sociale. Le souci ou le besoin de
juger l’autre, de le percevoir, d’en avoir
une idée ou d’en réviser une image
antérieure, de le situer par rapport à soi
ou par rapport au groupe me semble
écouler de la même volonté. De la même
nécessité qui est d’évaluer aussi bien ses
capacités individuelles et sociales, l’image
qu’il donne, que ses actions envers
lui-même et celles envers le groupe…
C’est une évaluation de l’autre en vue
de cerner son statut et le rôle qui en
découle mais aussi en vue d’examiner la
corrélation et l’adéquation de ses
actions individuelles et sociales en relation
avec ses statuts et ses rôles.
Notes
1. ANDERSON Clifford, Le chemin de la
maturité, Montréal, éditions Le
jour, 1996, page 17.
2 SIMMEL Georg, Philosophie de la
modernité. La femme, la ville, l’individualisme,
Paris, éditions
Payot, 1989, volume I, page 71.
3 SIMMEL Georg, in Op. cit., page 71.
4 MEAD George Herbert, L’esprit, le
soi et la société, Paris, éditions
PUF, 1963, page 131-133.
5 SIMMEL Georg, Sociologie. Études
sur les formes de la socialisation,
Paris, éditions PUF, collection
Sociologie, 1999, page 78.
■
149
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Carnets
de voyage
150
EXTR. PC, EXPERT MAGAZINE
ED.SPÉCIALE
PUBLICITÉ POUR LA PROTECTION DES
DONNÉES INFORMATIQUES DE LA
MARQUE ON STREAM
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

ANNY BLOCH
Anny Bloch
Nouvelle-Orléans
une ville aux rythmes multicolores
152
Nouvelle-Orléans
une ville aux rythmes
multicolores
L
a Nouvelle Orléans, à l’image de la
multiplicité et la sophistication de
ses cuisines, ne peut se comprendre
que par sa créolisation ancienne,
ses mariages entre européens, ses
relations avec et entre gens de couleur,
ses mélanges de styles de vie qui ont
créé la richesse et la singularité de la
ville.
Il y d’abord ce choc thermique à
affronter, passer du 20° qui nous est
habituel à 35°, parfois 40° quand les
grosses chaleurs d’été ne sont pas achevées.
Et puis avant d’arriver à la ville,
the Crescent, il faut longer ces routes
irrégulières, crevassées par l’eau abondante
qui peut bouleverser la Nouvelle
Orléans. Nous traversons Métairie, les
abords de la ville, là où réside une partie
de la jeune population qui préfère la
banlieue, pour ses logements plus
vastes, ses maisons modernes et moins
onéreuses, l’accès aux différents services
et le meilleur voisinage. A mots
couverts, l’on dit que l’on hésite à habiter
à proximité des quartiers pauvres
noirs qui ont investi le centre-ville. L’urbanisation
est chaotique : petits centres
commerciaux, usines, maisons funéraires,
entreprises artisanales et
quelques aires protégées par des palmiers,
des magnolias autour des
banques. Le vent chaud souffle. Nous
nous arrêtons pour goûter aux plats de
poissons frits, crevettes, crabes, poissonchat
(catfish) ou huîtres frites. Keith, le
jeune créole à la peau à peine colorée
accompagne mon amie Flo Geismar, une
sudiste d’origine alsacienne. Le père de
Flo Geismar est parti d’Alsace en 1909
pour rejoindre l’oncle, le long du Mississippi
à New River Landing, ce pays qui
forme des courbes où le fleuve est
fertile, où les bateaux à vapeur pouvaient
aisément accoster. La famille a
donné son nom à la petite ville. Geismar
se trouve à une centaine kilomètres de
la Nouvelle Orléans. La commune est
proche de la capitale de la Louisiane,
Bâton rouge. Ses terrains privés ont été
achetés depuis les années 1960 par les
groupes pétrochimiques et ces lieux
n’ont plus rien à voir avec les anciens
villages aux magasins de denrées non
périssables (dry goods), les magasins
généraux, les dépôts qui longeaient
l’embarcadère le long du fleuve. Ces
petites villes se composaient de
quelques rues (Main streeet, Commerce
street), d’églises et de petites synagogues
bâties dans les années 1870. La
gare au cœur de la ville était une des
premières choses à repérer. Les plantations
étaient à proximité en général.
Depuis la découverte des nappes de
pétrole et de gaz , le paysage s’est industrialisé
; une partie des plantations a
disparu. Léon Geismar n’a pas quitté les
lieux même quand sa plantation de
canne à sucre a subi les aléas de la crise
de 1933. Sa famille d’origine alsacienne,
sa femme catholique cajun très imprégnée
de la vie rurale du sud y furent
fidèles. Les enfants rejoignirent la Nouvelle
Orléans après 1945 et adoptèrent
un mode de vie tout à fait différent
même si la devise du « laissez le bon
temps rouler » n’y fut pas totalement
délaissée, de même pour « le bon
mangé », les habitudes du crawfish (écrevisse)
et de la bisque à l’étouffée. Le soir
dans le jardin de la maison de l’avenue
Washington, quand la famille est réunie,
on déguste quelques kilos d’écrevisses
comme seul repas ou bien l’on réchauffe
ce plat de bisque à l’étouffée qui a pris
des heures à être confectionné, cherché
tout exprès à Gonzalés près de la ville
de Geismar. Il est composé de homards,
d’épices, de poivre, de paprika, de tabasco,
d’oignons, de citron, et de brandy
baignés dans une sauce épaisse brune
orangée.
Keith, quant à lui, prend toujours le
même repas. C’est la deuxième fois qu’il
se rend à l’aéroport. Il a 14 ans. Il habite
des petites maisons en bois avec son
frère dans les marges du riche Garden
District, longtemps domaine réservé des
anglo-américains. La climatisation se
résume comme pour beaucoup de ces
maisons proches du levee,- ces digues qui
enserrent la ville et la protègent des
crues du lac Pontchartrain- à l’air frais,
le soir, sur les chaises à bascule, sous la
véranda. Ces petites maisons ressemblent
à celles faites de lattes aux
Antilles. Les cultures sont proches. Les
maisons sont simplement plus élaborées,
plus grandes, peintes aux couleurs
vives, bleues, jaunes qui absorbent le
trop plein de lumière. Les plus belles
avenues sont plantées de ces énormes
chênes desquels pendent de la mousse
espagnole. Leurs racines crevassent les
trottoirs des rues mais protègent de la
crudité du soleil.
C’est dans le Quartier Français, qui
fut également espagnol, que l’on perçoit
surtout les nombreuses influences qu’a
connues la ville. Son histoire, comme le
raconte la visite du Musée historique au
Cabildo, bâtiment espagnol de la fin du
18e siècle, est certes française. Mais la
ville ressemble davantage à cette soupe,
le gumbo que l’on sert comme entrée
dans les restaurants de toutes catégories
de la Nouvelle Orléans. Le gumbo est
composé d’un légume l’okra importé
d’Afrique, des épices multiples et raffinées
venant des Antilles et également,
du riz, des crevettes et des oignons que
l’on attribue à la fois aux Français et aux
Espagnols.
Quelques rappels
d’histoire
Sieur d’Iberville dit Pierre le Moyne
et Sieur de Bienville, deux Français nés
au Québec redécouvrirent le site en
une compagnie coloniale qui pouvait
enrichir les nobles de France et le
Régent, Philippe d’Orléans. C’est donc
Law, l’Ecossais, qui obtint le monopole
du commerce dans la France du nouveau
monde.
La Nouvelle Orléans fut bâtie le long
du croissant stratégique du fleuve Mississippi
à partir de 1718 non loin des
terres indiennes des tribus Muskho-
ANNY BLOCH
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
1699 ; le financier écossais John Law
finança son développement. Il possédait
geen. La France ne porta pas beaucoup
d’attention à cette ville en cours de
L’eau, les inondations restent encore et
toujours la préoccupation constante de 153
■
Orchestre Zydeco, Festival de jazz de la Nouvelle Orléans, 1994.
création. Les premières constructions de
l’époque furent les digues des deux
côtés du fleuve, de 48 kilomètres audessus
de la ville, 19 kilomètres en aval.
La bonne tenue des digues, la
construction de nouvelles à la fin du 19 e
siècle, le système de pompage de l’eau,
l’ensemble de l’architecture de la ville,
maisons à étages, cimetières aux tombes
surélevées marquent le paysage urbain.

GILBERT GARDES
154
la cité bâtie, par certains endroits, plus
d’un mètre sous le niveau de l’eau. Et
l’on ne peut comprendre le comportement
de ses habitants, les frayeurs que
suscitent les ouragans sans tenir compte
de cette configuration.
En 1762, La France donne la propriété
de la ville aux Espagnols. Les
patios qui agrémentent les maisons de
fer forgé aux entrées des portes et aux
balcons, les noms sont espagnols. Mais la
ville est elle même à peine consciente
qu’elle est devenue espagnole qu’elle
est déjà rétrocédée à Napoléon en 1800,
qui la vendra cinq ans plus tard aux
Américains avec l’ancienne Louisiane.
Entre temps, avec le développement
des bateaux à vapeur, et sous l’influence
espagnole, la Nouvelle Orléans est
devenue un port en plein développement
qui comporte près de 10 000 résidents,
5000 blancs, un nombre important
de gens de couleur libres (environ
2000) et 3000 esclaves. On confie à ces
derniers les ouvrages de briques, le fer
forgé, le travail de récolte dans les plantations,
la tenue de la maison de maître,
l’éducation et même l’accouchement
des enfants.
Une ville créole,
française, espagnole,
noire et angloaméricaine
Les Acadiens s’y sont installés au
milieu du 18° siècle chassés du Nouveau
Brunswick et de l’Acadie. Ils se sont établis
surtout à l’ouest de la Louisiane,
Opelousas, Lafayette, Villeplatte, Saint
Martinville comme fermiers et
pêcheurs. Les Cajuns (Acadiens) ont
développé un mode vie rural dans les
marécages de cyprès, d’oiseaux sauvages
et de reptiles. Ils y ont construit
leur cabanes de pêcheurs et restent
d’excellent chasseurs. Il y ont apprivoisé
les bayous et les alligators. Les
bayous, ces bras dérivés du Mississippi,
des giessen, forment de îlots des terres
subtropicales qui ont été asséchées. La
population cajun est réputée pour élaborer
une cuisine de crustacés, de poissons,
pratiquer un parler français chantant
proche du canadien et un
catholicisme fervent. L’excellent écrivain
noir de la Louisiane, Ernest J.
Gaines n’est pas tendre à son égard. Il
■
lui reproche sa dureté à l’égard des
noirs. Lisons «Les carnets de Jane Pittman»,
ils sont édifiants de cruauté. Mais
les cajuns pratiquent aussi la musique
et les chansons, ses dérivés le Zydeco,
fait de mélange de blues africain et de
musique cajun chantée en français, rythmé
par les accordéons, les tambourins et
guitares et des instruments à cordes
plus rudimentaires.
Les immigrés irlandais ont bâti les
rues de la ville, ont créé les canaux qui
portent leur noms. Beaucoup en sont
morts. L’immigration allemande catholique
et protestante dès le début du 19°
siècle a développé le commerce de l’import-export,
les auberges et la bière.
Mais c’est l’aristocratie créole, française
et espagnole que l’on éduquait dans
les institutions catholiques avec le plus
grand raffinement possible qui a laissé
des traces dans les récits, dans le goût
pour l’ancien et pour le beau. Celle-ci a
fondé un mode de vie lent, fait d’hospitalité
et de savoir-vivre. La sociabilité
s’est développée dans des clubs sélects,
des bals et au cours de la cérémonie du
plaçage durant laquelle les jeunes
créoles cherchaient leurs maîtresse
mulâtres, des quadroons- un quart de
sang noir- qu’ils promettaient d’installer
et d’entretenir dans une maison du
Quartier Français mais qu’ils ne pouvaient
pas épouser. A la fin du XIX e
siècle en 1898, le Quartier Storyville est
devenu le lieu des plaisirs, des jeux, de
la prostitution avec ses lanternes rouges
qui servaient de repères, de musique,
aussi le berceau du jazz. Sydney Bechet
Louis Armstrong, Jerry Roll Morton y
firent leurs premières armes.
Les enfants qui résultaient de l’union
entre un créole et une mulâtre, recevaient
une éducation spéciale ou étaient
envoyés en France. On avait des maisons
une partie de l’année en ville, on résidait
ensuite dans les plantations au
cours de la saison plus chaude pour se
mettre à l’abri des épidémies de fièvre
jaune ou de malaria.
Le créole, c’est aussi le métis qui
revendique à la fois son héritage européen
et africain. Il a pris de plus en plus
de place dans la ville de la Nouvelle
Orléans depuis déjà le milieu du 18°
siècle sous la houlette des institutions
catholiques, notamment les Ursulines.
Mais il a organisé en 1795 (Pointe Coupée
uprising) la première révolte contre l’esclavage
avec les esclaves noirs. Il s’est
appuyé sur les exemples des créoles
antillais cubains et haïtiens. Ce soulèvement
fut sauvagement réprimé à la
Nouvelle Orléans. Il a construit un quartier
créole composé de jolies maisons
basses au sud du quartier français près
de l’Esplanade Avenue, de Clairborne
Avenue, Faubourg Marigny, sous Canal
Street. Il possède des architectes renommés.
Les créoles sont aussi connus pour
la qualité de leurs artisans souvent prospères,
leur langue, et leur combativité
qui joue plus tard un rôle décisif dans le
mouvement des droits civiques dans les
années 1950. Ce groupe qui dispose de
ses propres associations, ses codes de
sociabilité, a gagné peu à peu une reconnaissance
culturelle et politique dans la
ville. Des cours de culture créole sont
enseignés à l’Université de la Nouvelle
Orléans, des colloques sont organisés
sur la littérature, la peinture, la
musique. L’un de ses membres se trouve
à la tête de la ville ; son père y était déjà
maire et a été rejoint par un certain
nombre d’amis.
La culture créole est ainsi un héritage
fragile et distinct qui continue
d’avoir un sens pour les jeunes créoles
mais qui a tendance à se fondre dans la
tradition africaine-américaine.
Bucarest 2000
Lettre d’un voyageur
GILBERT GARDES 1
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
D
ès l’arrivée à Bucarest, on entre
dans un univers bifrons qui vit
son temps propre. Des deux bâtiments
qui composent l’aéroport de
Baneasa, l’un, impersonnel et communiste,
accueille les arrivants ; l’autre,
post-communiste et élégant, dispatche
les partants. Ici, revenir attriste plus que
partir, paradoxe ou reflet de la réalité ?
Je jette un coup d’œil sur un vieux
plan de la ville. Je cherche la rue Kiseleff
où se trouve mon hôtel. La voila,
« S.O.S. Kiseleff ». Pourquoi S.O.S. ? Ce
S.O.S. précède nombre de rues : avertissement
lancé au voyageur, cri de
détresse de la ville ? 2
Après avoir contourné l’arc de
triomphe imposant qui commémore la
première guerre mondiale, je descends
la rue de la Victoire, en direction du
centre. Je marche, marche, marche au
cœur d’un paysage de défaite. Chaussées
et trottoirs, maculés, défoncés,
s’encombrent de gravas. Des cloaques
d’eau stagnante reflètent les façades
décaties des immeubles et des maisons.
Telle une vieille belle privée de ses
fards et tombée dans la pauvreté, la ville
est vêtue d’oripeaux. Là, le fronton parfait
s’est écorné ; ici les tuiles s’en sont
allées et des plaques de tôle ondulée
rouillées et tordues s’efforcent de limiter
les dégâts des hivers pluvieux ; dégondés,
des portails pendent tristement ; bloqués,
des volets demeurent immobiles ;
interrompus, des escaliers s’achèvent sur
le vide ; soufflés, des crépis, laissent
voir l’appareil. Comme si une maladie de
peau avait gagné l’habitat, le sarcopte
ronge des murs galeux ; c’est le mal du
pauvre privé des secours de l’hygiène élémentaire.
Renonçant à ses fonctions premières,
le bâti trahit l’abandon des
responsabilités, le temps suspendu.
Venue de nulle part, une poussière
de poussière, fine comme une poudre
de riz grise, recouvre tout et donne un
teint de tuberculeux à la vieille belle
qui respire avec difficulté. Çà et là, des
remugles de vieux désinfectants semblent
remonter de l’ère communiste.
Bucarest, capitale moderne du
peuple des Daces jadis si fier, lance un
S.O.S. à peine audible tant elle est épuisée.
La banlieue regagne le cœur de la
ville comme un fleuve remonterait vers
sa source, monde à rebours ?
Et pourtant sa beauté demeure :
architectures, sculptures, témoins
emblématiques de l’histoire interpellent
le visiteur. Le pittoresque, comme
un pope apportant au mourant le dernier
viatique, veille au chevet du bâti,
adoucit ses jours. Nécrophage, il
engendre des beautés inattendues,
éphémères, létales. Il vit de l’architecture
comme le gui du chêne et attend
les déclics et les ronronnements qui
fixeront cette figure fugace de la ville.
Ici et là des maisons réappropriées
poussent le cri de victoire du mauvais
goût. Les «clubs privés» (revanche ultime
de l’anti-communisme ?) se multiplient,
le voyant devient style, l’inculture
s’épanouit. Menace nouvelle ?
Dans les faubourgs, à côté de
masures aux toits de roseaux courbées
sur la glaise dont l’unique rez-de-chaussée
continue de faire le dos rond, des
maisons nouvelles jaillissent, incongrues,
et leurs étages triomphent et
rutilent de laideur prétentieuse dans
une course au kitsch débridée. Excavations
et ossatures de béton de chantiers
interrompus, voitures immobilisées
faute de pièces de rechange attestent de
l’accouchement difficile de temps
meilleurs.
155
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Gilbert Gardes
Bucarest 2000. Lettre d’un voyageur
156
Cependant plusieurs édifices en voie
de restauration, appuyés sur les
béquilles de leurs échafaudages de bois,
attendent le remède qui les sauvera. Le
diagnostic est fait mais la main qui doit
redonner des couleurs, à Snagov comme
à Saint-Spiridon, reste tendue pour
recueillir les subsides indispensables.
Les églises byzantines, épuisées par un
demi-siècle de communisme attendent,
comme des rois mages réduits à la mendicité.
Les fresques, belles et loquaces,
mais obscurcies par les fumerolles des
cierges, portent encore le deuil noir de
leur passé.
Comment ne pas être stupéfait de
voir surgir, sur une colline de cette ville
plate, le «Palais du Parlement», hallucination
paranoïaque ultime de Ceausescu
? Ce rêve funèbre de marbre
blanc-gris, triste et froid mausolée du
communisme, exclut fantaisie et modernité.
S’inspirant du XIX e siècle, il invente
l’éclectisme du XX e . Cette architecture
gérontocratique thésaurise, entasse
le Pélion sur l’Ossa : château fort et
temple de Baalbek, Potala et monastère
athonite, renaissance fasciste et citations
moscovites. Arche creuse échouée
sur le vide, elle ne sauva ni Ceausescu
du naufrage, ni le peuple roumain de la
débâcle.
Aujourd’hui encore, les familles en
visite chuchotent et foulent avec circonspection
ces mosaïques d’un autre
âge par crainte de possibles maléfices.
Mais, dans la démesure, elles trouvent
motif à satisfaction dérisoire : « C’est
l’édifice le plus grand au monde après le
Pentagone, savez-vous ? »
Cordon ombilical contre nature, le
boulevard Unirii conduit au palais : « Il
est deux fois plus large que les Champs Elysées,
savez-vous ? et ce sont des ingénieurs
de Pyongyang qui l’ont tracé ». Il laisse
dans le tissu urbain la cicatrice rectiligne
indélébile du scalpel qui trancha
dans les forces vives de la nation
exsangue.
Là-bas, sur une île minuscule du lac
Snagov, dans l’église, une femme sans
âge vêtue de noir désigne au pied de
l’iconostase une dalle muette :
— « Ceci est la tombe de Vlad Tepes,
« l’empaleur », vous savez, Dracula ? »
dit-elle souriant, la bouche édentée.
Plus qu’une légende, serait-ce une
métaphore, l’archétype tragique de la
nation roumaine vampirisée ?
Mais ce sont les chiens qui, lâchés
par centaines, montrent les dents. Solitaires,
ou courant par meutes flairant
quelque mauvais coup, ils nettoient la
ville de ses reliefs. Ces mendiants nouveaux
de l’ère post-communiste errent
la nuit comme des âmes en peine et
leurs aboiements rappellent sans cesse
aux vivants l’omniprésence d’un monde
cynique. Nul, jusqu’à présent, n’a réussi
à en débarrasser la ville. Faut-il,
comme à Istanbul, les parquer sur une
île ? Les Bucarestois patientent.
Autre source d’inquiétude pour le
voyageur : la liste des prix aux portes
des restaurants. Café : 20 000 à 65 000 ;
le moindre plat, de 100 000 à 200 000 ;
un petit gâteau (dans une délicieuse
pâte feuilletée) : 4 000 à 20 000. Elle est
heureusement de courte durée, lorsque
qu’il constate que l’inflation explique le
nombre des zéros et qu’un billet de
100 000 lei équivaut à moins de 40 F.
Ainsi, à Bucarest, apparence et réalité
se sont éloignées au point de renvoyer
du réel des images dissociées.
Est-ce la raison de ce visage double de
la ville ?
Le petit déjeuner à l’Hôtel T* en est
l’illustration. La profusion des mets que
présente la table d’hôtes allèche au
matin les pensionnaires. Un garçon en
gilet, très « professionnel », mais trahi
par le mauvais état de ses chaussures
(Bucarest ne pardonne pas !) m’aborde :
« Monsieur, vous prenez du jus de fruits ?
Il est en boîte. Mais si vous voulez du frais,
c’est possible, moyennant un supplément
! » Je toussotte. J’aperçois soudain,
posés sur des coquetiers argentés, éclatantes
reliques d’époque pré-communiste,
des œufs à la coque appétissants. Je
me sers — allez, je vais en prendre
deux — et regagne ma place, satisfait,
avec quelques tranches de pain grillé
pour les mouillettes. Avec soin je cale
l’œuf dans le coquetier au centre de mon
assiette, j’approche la salière, prêt à
déflorer la virginité matinale du sel fin
matérialisée par des vagues marines
dessinées à sa surface. Faisant preuve
d’une habileté consommée, avec mon
couteau, j’entreprends de décaloter
l’œuf. Diable, il résiste ! J’insiste, crac,
je coupe. Il est cuit dur ! Un peu dépité,
je me dis : « qu’à cela ne tienne, passons
au second ». Crac, il est cuit dur lui aussi.
Bon, déçu, je mange mes œufs cuits dur
en me disant que le cuisinier a eu ce
matin la main lourde. Le lendemain,
même opération, même résultat, et le
surlendemain encore.
A l’hôtel T*, les coquetiers argentés
d’époque pré-communiste sont astiqués
comme des miroirs aux alouettes.
Comme le disait Stendhal : « Tout ce luxe
faux… manquant son but, me serre le
cœur à force de petitesse et de bêtise
inoffensives. »
Heureusement, ce retour timide et
quelque peu raté au « charme discret de
la bourgeoisie « n’est pas unique. Beaucoup
plus réussi, le déjeuner au « Bistro
Atheneu, premier bistro de Bucarest depuis
1924 » bien situé près de l’Athénée, édifice
délicat comme un Wedgwood. Un violon
dont le manche est une fourchette se
profile sur sa carte de visite en français.
Est-ce une allusion piquante aux activités
simultanées qui s’y pratiquent : manger
au son du cymbalum ? Oublieux des
airs folkloriques que jouait Toni Iordache,
il distille aujourd’hui une musique
d’ambiance.
De vieilles montres à gousset, suspendues
au bout de leur chaîne, annoncent
un retour au passé conçu pour
mieux bondir dans l’avenir mais leurs
aiguilles hésitent à marquer les heures
nouvelles. Le prix de cette cuisine, gastronomiquement
correcte, empêche
encore le Bucarestois ordinaire d’y
goûter.
Bien différent le dîner que l’on
prend en groupe au monastère suburbain
de Tiganesti. Industrieuses et
habiles, les religieuses, tout en conservant
au dogme de la trinité son essence
divine, l’ont actualisé en développant
trois points : imagerie religieuse,
tissage et hospitalité.
Leur collection d’icônes populaires,
présentée dans un petit musée, comprend
des peintures sur bois et sur verre ainsi
que des toiles, sortes de tableaux synthétiques
de la foi, rapportées des lieux saints
de Jérusalem par des pélerins du début du
siècle. Plus étonnants, leurs ateliers, jadis
consacrés au tissage des ornements et
vêtements sacerdotaux, ce qui ne les
empêcha pas de réaliser les tentures du
Palais du Parlement. Sur des métiers aux
bâtis de fonte et d’acier, des cartes perforées,
selon un principe conçu il y aura bientôt
deux siècles par Jacquard, perpétuent
le tissage de la soie. Ordonner et plier, plier
et ordonner, tel est le principe, celui de
toutes les Églises…
Bucarest, Boulevard UNIRII, septembre 2000, photo Gilbert Gardes
L’accueil est ici familial. Les invités
prennent place autour d’une table
unique dans le réfectoire de la communauté,
longue pièce blanche ponctuée
d’un ambon. Sur la nappe immaculée les
couverts sont mis. Chacun dispose de
trois verres : deux à pied, un grand pour
l’eau minérale gazeuse, un plus petit
pour le vin douçâtre ; un minuscule
pour l’eau de vie de prune parfumée. Ici,
tout ou presque provient des terres du
couvent : tomates à la saveur native,
salade, fromage de brebis frais et sec
digne d’Homère, «choucroute», poivrons
farcis, pommes craquantes et juteuses,
biscuit quatre quarts fraîchement
démoulé. Bénédicité et remerciements,
dits avec une conviction qui exclut les
longueurs, ouvrent et ferment le ban.
Embrassades, salutations, serrements
et baisements de mains, que ma joie
demeure !
Autre plaisir que réserve l’intelligentsia
bucarestoise au visiteur français,
celui de manier sa langue avec
amour et élégance. Certes nous dit-on, le
français recule, l’anglais gagne, certes.
Dans ce pays riverain de la Mer Noire,
la France a une tête de pont. Des liens
authentiques nés d’affinités électives se
sont créés et persistent. La civilisation
française, admirée, fut un levain démocratique
puissant (Lamartine soutint la
révolution de 1848), un ressort du cosmopolitisme
roumain. La Roumanie a
beaucoup à apporter, particulièrement
dans la promotion et illustration du
patrimoine européen.
Legs d’artistes et d’intellectuels, une
douzaine de «villas» sont l’attrait irrésistible
et original de Bucarest. Elles
parsèment la ville et fleurissent, inattendues
comme les perce-neige en hiver,
au coin d’une rue oubliée ou d’une
ruette délabrée.
Élevées de la fin du XIX e siècle au
milieu du XX e , elles sont autant de
pages de l’histoire inventive de l’architecture
domestique préfacée par la
construction du palais de Mogosoaia,
inspiré dès le XVIII e par l’architecture
vénitienne. Énoncer les noms de leurs
propriétaires, c’est lire le Gotha de la
République des Arts : Theodor Aman,
Victor Babes, Ligia et Pompiliu Macovei,
Cornel Medrea, Nicolae Minovici, C.I. et
C.C. Nottara, Gheorghe Marinescu,
Maria et George Severeanu, Frederic
Storck, Gheorghe Tattarascu, etc.
Extérieurement, la maison du sculpteur
Frederic Storck combine des caractères
germaniques et des réminiscences
médiévales à des traits roumains. C’est
une carte de visite éclectique dans
laquelle des bas-reliefs s’incrustent.
L’intérieur porte l’empreinte de sa
femme, Cecilia Cutescu, éprise de symbolisme
à la manière de Puvis de Chavanne
et de peinture préraphaélite. Elle
a revêtu les murs du salon d’un décor
végétal et floral à la cire où, dans un
printemps éternel, des femmes énigmatiques
aux jupes parsemées de bouquets,
des fleurs à la main, dans des
poses étudiées méditent. Dans ce monde
157
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

FRANÇOISE HEMMENDINGER
158
poétique, étranger aux renversements
de l’histoire, les effigies héroïques de
Goethe et de Schiller, sculptées par son
époux, irradient une énergie virile.
Aux antipodes de ce goût, la maison
de Théodore Aman est un bijou d’inspiration
antique. Médaillon, bas-relief,
fronton, chapiteaux, colorés couleur
bronze, se détachent comme des
appliques métalliques. Deux niches abritent
des statues d’airain dont l’une
représente Hercule dans la tradition
hellénistique d’un jeune homme jugé
trop dénudé. Pour occuper sa niche, il a
dû jouer du coude et sa nudité, soulignée
par la peau du lion passée en baudrier,
a été corrigée par un cache-sexe métallique
: la feuille de vigne de Bacchus !
Pénétrer dans l’atelier-salon procure
un sentiment de bonheur. Là, dans
un angle, posé sur un chevalet, un
tableau représente la pièce. Le va-etvient
du regard, de la peinture à son
objet et vice versa, emplit d’un étonnement
progressif. Meubles conçus par le
Maître, toiles appendues aux murs, dessus
de portes, décor mural, atmosphère,
rien n’a changé, et l’on oublie si l’on
regarde le lieu original ou son image,
confondus dans un temps immobile. A
peine ose-t-on marcher par crainte de
voir cesser le sortilège ou de rencontrer
le regard désapprobateur d’une femme
de chambre.
Seuls manquent les visiteuses assises
autour d’une table, l’amateur qui regarde
l’œuvre s’esquisser sous le pinceau
de l’artiste. Certes, Aman a physiquement
disparu mais il demeure, virtuellement
et concrètement. Sensations de
confort, certitudes paisibles d’une intimité,
cette «installation» est tout à la
fois une vie de rêve et le rêve d’une vie.
Ni d’aujourd’hui ni d’hier, l’ouverture
à l’Europe des gens de Bucarest est de
toujours.
La sculpture publique témoigne de la
parenthèse ubuesque de l’ère communiste.
Dans le jardin de la fonderie
coopérative des artistes gisent des
bronzes de l’art «bourgeois» décapité.
Sur un socle dévoré par l’herbe on lit la
signature d’Antonin Mercié, sculpteur
patriote français qui, après la guerre de
1870, créa le groupe Gloria Victis. Nu, un
jeune flûtiste tient un liteau en guise de
traversière et un violoniste, en tenue de
soirée, s’est figé dans le geste esquissé
de son archet évanoui. L’écho d’une
époque brusquement s’est tu.
A leur tour, les statues de Lénine et de
Petru Groza, renversées en 1990, gisent
sur l’herbe, jetées aux chiens, derrière les
cuisines du palais de Mogosoaia…
Récemment inaugurée, la statue de
Iuliu Maniu, mort dans les geôles communistes,
est en passe de mettre tout le
monde d’accord. Son torse fissuré, celui
de la nation humiliée, fait toujours bloc
et, de son pied clownesque, la statue n’attend
qu’une occasion pour botter définitivement
le c… au passé totalitaire. 3 Notes
■
1. e-mail : gilbert.gardes@wanadoo.fr
2. S.O.S. signifie en fait SOSEA,
chaussée (note de la Rédaction).
3. Cet article, traduit par Ioana
Vlasiu, est publié en roumain
dans Obsevator cultural.
Sydney
au bout des mondes
FRANÇOISE HEMMENDINGER
Psychosociologue, Strasbourg
Q
uand l’Australie surgit au cours
d’une phrase, certains regards
s’étirent vers les kangourous, les
déserts de couleurs et la musique du didjiridoo1.
D’autres adoptent un air vague.
C’est loin, si loin qu’il ne reste qu’un
point. Le bout du monde.
Pour y arriver, 20 000 km
dans les airs
■
Long tunnel assourdissant, repas
sous cellophane et lumière sous
lucarnes. Bleus décalés. Les repères
s’enfuient dans ces sièges étroits, malgré
quelques interludes pour tenter
d’agrémenter cette durée nécessaire à
parcourir la moitié de la terre.
Et puis enfin, on arrive. Juste de
tout petits riens pour nous suggérer
que nous sommes bien de l’autre côté du
globe, down under 2 .
Une lumière transparente, ravivée,
intense à faire claquer les reliefs et les
couleurs. Les longs eucalyptus. Des
bruits moins familiers. L’accent, difficile
à distinguer. Le sens de la circulation
qui déroute. Le sourire et la gentillesse
immédiats des passants qui me
ramènent à la réalité.
Sydney n’est pas la
capitale, mais la ville
pionnière d’Australie
1788 The First Fleet, débarque dans
la baie de Sydney avec ses bagnards, ses
soldats et son contingent de marins.
L’Angleterre venait de perdre sa colonie
américaine. Elle cherchait à se défaire
des fauteurs de trouble. Le rapport du
capitaine Cook, relatant sa première expédition,
était plutôt enthousiaste. Alors la
■
décision tombe : coloniser. Les Français
avaient eux aussi, envoyé une mission. Les
flottes se sont saluées dans Botany Bay. Les
Français commandés par La Pérouse
n’étaient là que pour observer, étudier. Les
Anglais en ont profité pour s’installer. Il
reste aujourd’hui un quartier qui porte le
nom du Français et un continent qui parle
anglais.
À Sydney, j’ai entendu des langues
de toutes les sonorités 3 et rencontré des
visages qui racontaient des pays lointains.
Le monde ne s’arrête pas à une
couleur, une nation, il est multiple, pluriel
comme l’ont été les vagues d’émigration.
Cette constellation d’origines
constituent l’Australie. Les « aussies 4 »
tiennent à cette diversité d’identités. Ils
le clament comme un étendard. De
façon officielle, dans les discours, les
brochures et les Jeux Olympiques, mais
aussi dans la rue ou le métro. Cherchentils
à s’y rallier, s’en convaincre ou s’en
protéger ?
Les fondations
de Sydney
Cette histoire toute récente laisse
entrevoir le temps d’avant, celui où les
Aborigènes parcouraient la baie de
Sydney.
Les Aborigènes sont les premiers
habitants de l’île continent. Héritiers
de leurs ancêtres, ils sont là pour garder
le monde tel qu’il est, non pour le transformer.
Pendant plus de 40 000 ans, les
peuples Aborigènes ont développé une
connaissance intime de leur univers. Ils
ont réussi à créer un art de vivre avec
la nature. L’arrivée des Européens a
failli tout annihiler. Failli, car cette
civilisation est toujours vivante, même
si ses peuples n’ont pas recouvré toute
■
159
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Françoise Hemmendinger
Sydney, au bout des mondes
160
leur dignité. La réconciliation entre
Noirs et Blancs d’Australie est l’une des
grande préoccupations actuelles 5 . Des
lieux spécifiques, de plus en plus nombreux,
témoignent de la culture Aborigène
et proposent des démonstrations
de dessin, de musique ou de boomerang
6 . Cette insistance résulte-t-elle
d’une volonté de réparer, de renouer
avec un héritage, d’un effet de génération
ou encore d’une ultime tentative
pour éviter la disparition 7 ?
De cette présence à Sydney,
quelques noms de lieux ont survécu,
résurgences imprévues, Paramatta,
Tamarama, Woolloomooloo…
L’art a rendu à cette présence toute
sa densité. L’art aborigène est désormais
considéré comme une part majeure
et essentielle de l’art australien. Il
est accroché dans les musées et dans la
très respectable Art Gallery of New
South Wales de Sydney. Un guide
patient m’a initié au sens de ces peintures,
aux couleurs originelles et à leur
visée spirituelle. Elles illustrent le
Temps du Rêve, Temps de la Création,
The Dreaming 8 . Les Aborigènes n’ont
pas développé l’écriture, mais la peinture
pour dresser des cartes topologiques
et retracer les contours et les histoires
de leur territoire. Cette
reconnaissance officielle n’a pas empêché
-à moins qu’elle n’en soit la causel’exploitation
folklorique de la culture
aborigène. Toutes les boutiques touristiques
présentent en séries illimitées
les aventures de l’ancêtre sur tapis d’ordinateur,
tee-shirts, carnet ou portemonnaie.
Mais il y a aussi les quartiers de
misère et de violence, la banlieue de
Redfern, avec le tableau désormais classique
des cités : des enfants démunis,
meurtris et dépossédés de leur
destinée.
Une ville construite
autour de l’affirmation
des possibles
■
En me promenant dans Sydney, j’ai
souvent eu l’impression que croire à
l’avènement des possibles était inscrit
dans la ville. Possible pour les bagnards
de se racheter, possible pour ceux qui
sont venus tenter l’espoir. Possible pour
les femmes de voter 9 . Possible pour les
homosexuels de s’afficher 10 . Possible
dans la multiplication arrogante des
nouveaux moyens de communication 11 .
Possible qui se faufile quand des émigrants
racontent leur arrivée à Sydney.
Comme si venir jusque-là, jusqu’au bout
du monde, tenait sur ce seul possible.
Même l’architecture en porte la trace.
Harbour Bridge, surnommé coathanger,
vieux cintre, érigé pendant la dépression
économique, représente la possibilité
d’un dépassement.
The Rocks, ancien quartier du port,
mal famé et déshérité. Réhabilité
aujourd’hui. En me promenant dans
ces ruelles sinueuses et animées, j’ai
cru retrouver cette volonté résolue que
le présent l’emporte sur le passé. C’est
peut-être aussi la seule façon de vivre
avec un passé court, mais chargé.
Les bords du Pacifique
et le souffle hédoniste ■
La baie de Sydney ressemble à la
gueule tortueuse d’un animal étrange
qui s’étire sur des kilomètres pour former
des pourtours fantastiques. Tout le
long, les paysages changent. Côtes sauvages.
Falaises à naufrages. Plages
blondes et gommiers Bondi, et d’autres
petits détours.
La plage est fréquentée tout au long
de l’année -l’hiver est tempéré-. Elle
occupe une place essentielle dans les
loisirs des sydneysiders 12 . Le surf, l’équilibre
sur la vague, est très populaire,
mais les plages sont aussi pour les coureurs,
marcheurs, quêteurs de bronzage
ou d’aventures.
Sur la plage, les pieds dans le sable
même en tenue de ville, chacun peut
renouer avec son corps, la matière et les
sensations premières. Au bord de l’eau,
le corps dénudé se montre et joue, de
ses formes, de ses zones cachées dans
une spontanéité admise où la quête – ou
la crainte – du regard de l’autre revient
en clandestin.
La mer, le soleil, la plage vibrent
aussi dans ce mot sans cesse répété à
Sydney « enjoy » . Il peut se traduire par
jouis, profite ou vis. Injonction naïve,
manque de liberté, ou expression d’un
profond souhait ? Dans l’attitude, cela
s’exprime par la désinvolture, le trait
décontracté des sydneysiders. Côté
pragmatique, tout est fait pour faciliter
le quotidien, même les banquettes du
City Rail (métro de Sydney) peuvent
être basculées dans le sens de la
marche. Rien ne doit entraver le
déploiement d’un « enjoy » permanent.
À la moindre de mes questions,
remarques ou réclamations, on me
répondait avec le sourire, par « no
worry », « no problem » 13 . Et lorsque
vraiment, on ne pouvait me satisfaire,
on me regardait avec une mine sincèrement
navrée « oh ! sorry ! » 14 . Bien sûr,
les difficultés ne sont ni aplanies, ni
définitivement chassées (personne ne le
croit, ni le souhaite), elles sont simplement
abordées autrement. Un petit rien
presque illusoire qui allége bien des
démarches.
À quoi ressemble une
City 15 au bout du
monde ?
■
J’y ai retrouvé les attributs habituels.
Les grands buildings, qui écrasent
la lumière, les rues embouteillées et des
gens affairés. Signe distinctif local
généralisé, le costume sombre et les
femmes en tailleur, réplique des tenues
masculines. Seule touche de particulier,
un sac à dos… les affaires de sport, m’at-on
expliqué en me précisant que cela
servait à enchaîner directement après
le travail. À partir de 17 heures 16 , temps
libre : happy hour 17 pour les amateurs
de pub et de bière ;famille, sport ou … ;
suivant affinités.
Ces uniformes sombres et bien coupés
qui marchent d’un pas décidé
changent, dès qu’on leur adresse la
parole. Il m’est arrivé souvent de
demander mon chemin. Chaque fois,
dans le métro bondé, les trottoirs
encombrés ou près des feux rouges qui
avertissent comme des tam-tams, j’ai
eu droit au même petit événement. Il,
elle tend son visage vers moi, regarde,
écoute, se montre attentif, parfois
curieux et toujours, prend le temps de
répondre et de se faire comprendre,
avant de reprendre sa marche. Chaque
fois je les remerciais pour ce petit
partage d’humanité.
Défilé de cartes
postales
Les quartiers s’enchaînent comme
des villages accolés. Les larges avenues
côtoient des rues étroites et l’horizon
■
Carte Postale, Art de l’Australie aborigène, Arts Py Ltd.
bleu pacifique a de l’espace pour s’étaler
entre les petites maisons aux
balcons de fer ouvragés.
Le Royal Botanic Garden 18 pelouses
anglaises et végétation tropicale. À
travers les arbres, la baie.
Opera House, conçu comme un voilier
ou comme un coquillage, et pourquoi
pas, comme des oreilles tendues
vers l’infini du ciel et de la mer.
Oxford Street, rue animée et dissipée,
branchée vêtements et musique,
sur un fond de perspective Far West.
Circular Quay la baie aux ferries. Au
milieu de la foule pressée, j’ai vu un
Japonais en kilt jouer du biniou, un cracheur
de feu noir illuminé par sa flamme,
un Irlandais chanté ses ballades. Et,
assis à terre, le torse peint, j’ai entendu
un joueur de didjiridoo, au son grave à
faire vibrer les entrailles.
La démesure du temps ■
Sydney et sa baie sont la dernière
avancée, la pointe du monde et du
temps. Les signes de la modernité se
mêlent à la durée, l’héritage des quatre
continents, au temps. Les grands
immeubles rectilignes et vertigineux, les
bords de l’océan, l’animation dense et
odorante de China Town et le calme protégé
des jardins, les ferries jaunes un
peu vieillots et le monorail panoramique
qui ondule à hauteur de façades et nous
propulse vers la City. La nuit, Sydney a
un sens de la lumière qui révèle l’éclat
de sa baie. Sydney résonne par ses
rythmes. Rythme des temps où parfois
se laisse deviner quelque chose de la
mémoire de l’humanité. La pérennité
des temps de l’origine, qui grâce à la
présence Aborigène, a été préservée.
Peut-être que là pourrait se poursuivre
une histoire, où les temps qui nous habitent,
parviendraient à se conjuguer.
161
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Bibliographie
• Sydney Lonely, Planet Publications
2000
• Sydney, National Geographic, Août
2000.
• Australie Lonely Planet édition française
1999
• GRUNWALD O., GILBERTAS B.,
Australie, Terre du Rêve, Nathan,
1999.
• Australie Noire, Autrement, 1989.
• TENCH Watkin, 1788, The Text
Publishing Company, Melbourne,
1996.
■
Lu
à lire
162
Notes
1 Instrument traditionnel aborigène
fait à partir d’un tronc creux rongé
par les termites
2 Expression que les Australiens
emploient pour reprendre à leur
compte la distance qui les sépare
du reste du monde et qui leur est
sans cesse rappelée. Cette expression
tient à la fois, de l’humour, et
de la fierté.
3 La radio nationale australienne
diffuse des programmes ethniques
en 90 langues différentes
4. Diminutif d’Australien.
5 Que ce soit pour ceux qui la soutiennent,
comme les 200 000 personnes
dans les rues de Sydney en
juin dernier ou ceux qui s’y opposent.
6 Instrument inventé par les
Aborigènes pour faciliter la chasse.
7 Il existe des tribus qui ont volontairement
décidé de ne plus se
perpétuer. En Tasmanie, une île
tout au sud de l’Australie, les tribus
Aborigènes ont été complètement
décimées. Il y a eu aussi les
effets dévastateurs des maladies
et des mauvaises conditions de vie
liées, entre autres, à la perte d’un
mode de vie ancestral.
8. The Dreaming, Temps du Rêve, est
le temps irréel où l’univers est
sorti du chaos pour être créé. Ce
temps se poursuit à travers la persistance
de la nature. Ce temps est
■
aussi celui de l’apparition de
l’homme et de la loi manifestée
d’un principe premier.
9 L’un des premiers droit de vote au
monde, accordé aux femmes dans
les années 1900.
10 La Gay Parad, défilé d’homosexuels
, est l’une des plus importante
au monde, elle est devenue
l’un des événements culturels de
Sydney.
11 Le nombre de cafés, d’affiches, de
promotion pour Internet donnent
la très nette impression -voire le
vertige— qu’une connexion inter
humaine peut s’établir partout et
à chaque instant et donc que la
communication est à portée d’outils.
Il est vrai que cette croyance
est en passe de se généraliser.
12 Désigne les habitants de Sydney
13 Pas de souci ! pas de problème !
14 Vraiment désolé !
15 Ce terme désigne le centre ville,
essentiellement occupé par les
activités financières, économiques
et administratives.
16 La vie professionnelle est organisée
en journée continue.
17 Dans les pubs de la ville, de 17 à
18 heures, la bière est à moitié
prix. Les pubs sont bondés et sont
devenus des lieux de transition
très populaires entre le travail et
le chez soi, « back home ».
18 Royal : l’Australie est une monarchie
parlementaire rattachée à la
couronne britannique.
EXPOSITION «FIGURES LIBRES», GEORGES HEINTZ
(4 AVRIL-25 MAI 1996)
INSTITUT FRANÇAIS D’ARCHITECTURE,
PARIS
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Lu à lire
164
Martyne PERROT
Ethnologie de Noël
Paris, Grasset, 2000, 185 p.
Dans cet ouvrage, Martyne Perrot
s’attache à décrire et analyser le Noël
que nous vivons aujourd’hui en tant
que phénomène à la fois religieux,
ethnologique et sociologique.
Elle emprunte tout d’abord les chemins
de l’histoire car cette fête qui,
dans sa forme contemporaine, nous
vient tout droit des États-Unis, dans un
extraordinaire amalgame de coutumes
hétérogènes, a ses origines en Europe.
Martyne Perrot repère ainsi le dernier
avatar d’une très ancienne fête
païenne du solstice d’hiver, liée au culte
solaire, devenue avec le christianisme,
fête de la nativité. De même, notre
Père Noël d’aujourd’hui, qui n’est autre
que le Santa Claus américain, bon gros
vieillard débonnaire à longue barbe
blanche, vêtu d’une houppelande rouge
bordée de fourrure, d’un pantalon et de
larges bottes, a ses ancêtres en Allemagne
et aux Pays-Bas dans le personnage
de St Nicolas (accompagné du
Père Fouettard), qui a lui-même supplanté
d’autres figures moins
orthodoxes.
Martyne Perrot insiste à plusieurs
reprises, sur le rôle politique joué dans
la création de ce personnage qui nous
paraît, de prime abord, essentiellement
inoffensif et consensuel. Les querelles
religieuses y ont leur place. En Allemagne
la Réforme remplace St Nicolas
par l’Enfant Jésus (Christkindl) et les
protestants hollandais lui substituent le
Bonhomme Noël (Weihnachtsmann). La
Contre-Réforme élimine aussi St Nicolas
au profit de l’Enfant Jésus, à son tour
distributeur de cadeaux aux enfants
d’Alsace et de l’Allemagne catholique.
Aux États-Unis, avant de devenir le
saint tutélaire de New-York et le héros
de l’Union, pendant la guerre de Sécession,
St Nicolas (Santa Claus) est exhumé
de la tradition hollandaise pour servir
d’antidote à la fête de Noël,
supprimée par les Puritains en tant que
fête officielle du royaume d’Angleterre.
En France le Père Noël fut plus tard,
après 1870, un enjeu entre laïcs et cléricaux,
et ce combat n’est pas terminé si
l’on en croit l’autodafé du Père Noël qui
eut lieu à Dijon en 1951. Le Président
Loubet, en instituant en 1900 le Noël de
l’Élysée, en fit l’un des attributs
(mineur) de la République.
Mais sans nier l’importance de ces
quelques péripéties historiques, Martyne
Perrot préfère attribuer le succès de
la fête de Noël moderne, née au XIX e
siècle, à des causes plus proprement
sociologiques. Il s’agit d’une fête urbaine,
née dans l’Angleterre victorienne et
l’Amérique de Roosevelt. En ces temps
de profond déséquilibre social engendré
par le développement du capitalisme
industriel, la bourgeoisie s’en empare
pour symboliser ses nouvelles valeurs :
la famille, l’enfance et la charité. La
« philosophie de Noël » fait l’éloge de
l’harmonie sociale obtenue grâce à la
bonté et au pardon. La famille, présentée
comme le domaine par excellence de
la vie privée, « petit État » et « petite
Église », refuge contre la société qui
s’industrialise, permet de supporter
l’aliénation qui en résulte et brise toute
aspiration sociale. Mise en scène lors
des fêtes de Noël, elle donne conscience
d’être heureux ensemble et peut
assurer ainsi la paix sociale.
Réinvestissant la tradition populaire,
le succès de Noël doit beaucoup aussi
aux écrivains et aux artistes qui ont su
illustrer la féerie de la fête et en diffuser
les images. Martyne Perrot cite ainsi
aux États-Unis la « Knickerbocker’s History
» de Washington Irwing parue en
1809 et « La nuit d’avant Noël » de Clément
Clarke Moore (1818), les premiers
portraits du Père Noël de Sherman et
Smith (1843). Mais l’événement le plus
spectaculaire fut le succès, non encore
démenti, du « Christmas Carol » de
Charles Dickens, publié en 1843, dont il
fit des lectures publiques triomphales à
Londres, à New York, mais aussi à Paris.
L’image antithétique de l’enfance abandonnée
pendant la nuit de Noël sera
aussi mise en scène par Victor Hugo (Les
Misérables), Hector Malot (Sans Famille)
et H. C. Andersen (La petite
marchande d’allumettes).
Depuis lors, le commerce, la presse et
la publicité, ont pris le relais. Le Père
Noël est devenu « le dieu de la marchandise
». La fièvre des cadeaux a été
plus tardive d’un siècle en France qu’en
Angleterre et aux États-Unis où, dès
1820, les banques ont créé des « Christmas
Clubs » qui permettaient d’économiser
toute l’année pour les achats de
Noël. Mais si les cadeaux sont importants,
et représentent actuellement en
France 2,5 % du revenu moyen d’une
famille, Martyne Perrot note qu’il s’agit
d’une forme d’échange très structurée,
un grand « potlatch » de la société
contemporaine lié aux trois obligations
de donner, recevoir et rendre (ici en
famille), principe de réciprocité qui est
au cœur même de la reproduction de
notre société.
Seul l’enfant, roi de la fête, échappe
à cette obligation : recevant ses cadeaux
du Père Noël, il ignore qui en est le véritable
donateur. Les cadeaux de Noël,
échangés dans l’intimité de la famille et
qui répondent à l’injonction paradoxale
de dépenser sans compter pour ceux
qu’on aime, suivent certaines règles
implicites d’une stabilité étonnante : les
cadeaux vont des parents et grandsparents
aux enfants, l’argent est toléré
mais ne circule jamais des jeunes aux
vieux, filles et garçons se voient attribuer
des cadeaux sexués. De la réalisation
d’un équilibre judicieux entre les
divers membres de la famille dépendra
la réussite de la fête et la reproduction
pour un an de l’intimité familiale.
Mais que sont devenus les Noëls d’antan
? Après des décennies de rêve américain,
des siècles d’endoctrinement
chrétien, réapparaît, dans les années 80
et 90, la nostalgie des origines. Le Noël
moderne, essentiellement urbain, réintègre
des usages locaux. La ville de
Strasbourg l’a très bien compris qui,
après s’être instituée « capitale de
Noël », a mis en place, à l’usage des touristes,
à partir de la tradition presque
millénaire du « Marché de Noël »
(Christkindelmärik), un « parcours de
Noël » jalonné d’une multitude de
petites baraques en bois où l’on vend
traditionnellement des jouets, des confiseries,
des décors, des objets artisanaux
et du vin chaud parfumé à la cannelle.
L’authentique « Christkindelmärik »,
qui a résisté aux guerres, aux changements
de nationalité et de régime »,
risque maintenant d’être débordé par le
nombre (soixante marchés de Noël existent
maintenant en Alsace, visités par
des milliers de touristes, d’autres se
créent ailleurs en France) et par un
retour à la tradition des Saturnales carnavalesques
puisque pour en marquer la
fin, dans la nuit du 31 décembre, non
seulement on fait exploser des pétards
mais l’on brûle aussi des voitures.
Il est impossible, dans le cadre de ce
bref compte-rendu, de tout dire sur la
richesse de ce livre écrit dans un style à
la fois vivant, agréable et précis. Martyne
Perrot a fait oeuvre d’historienne,
de sociologue et d’ethnologue pour
décrire cet « objet anthropologique
total » qu’est devenu Noël dans nos
sociétés contemporaines.
Nous sortons de cette lecture plus
savants, un peu moins dupes mais encore
éblouis pour longtemps par cette
merveilleuse fête de Noël, au cœur de
l’hiver.
Marie-Noële Denis
Colette MÉCHIN
Frontière linguistique et
frontière des usages en
Lorraine
Nancy, Presses Universitaires
de Nancy, 2000, 102 p.
La délicate question de la frontière
linguistique qui (comme en Alsace, en
Suisse, en Belgique) se faufile dans le
département de la Moselle entre des
populations germanophones au Nord-
Est et romanophones au Sud-Ouest est
une fois de plus remise sur le métier par
Colette Méchin, ethnologue et chercheur
du CNRS à Strasbourg. Son étude
s’appuie aussi bien sur la littérature
existante que sur une enquête réalisée
conjointement avec Sylvie Maurer. L’auteur
travaille de longue date sur cette
région, et un de ses apports majeurs a
été la mise au clair de « frontières invisibles
» ou « insoupçonnées » à propos
d’un certain nombre d’usages alimentaires.
Ayant pu constater que celles-ci
ne coïncident pas avec la frontière linguistique,
contrairement à ce à quoi a
priori on aurait pu s’attendre, elle a été
amenée à fortement relativiser le point
de vue traditionnel qui tend à voir dans
cette limite des langues une ligne de
rupture radicale, « essentielle », permanente
et figée entre deux civilisations
et deux mentalités. L’enquête
montre que chaque fois qu’on s’en
approche les soi-disant différences culturelles
s’évanouissent. Les événements
ont joué un rôle déterminant dans sa
fixation, et c’est fort utilement qu’un
certain nombre de données historiques
sont rappelées, entre autres les théorisations
allemandes d’après 1870 qui
liaient quasi ontologiquement langue et
culture, et les déplacements de populations
durant la seconde guerre mondiale
au profit des germanophones, dont le
souvenir reste jusqu’à nos jours douloureusement
gravé dans les mémoires.
Comme on sait, les stéréotypes ont la vie
d’autant plus dure qu’ils sont sous-tendus
par des idéologies. Quand ce petit
livre s’y attaque sur des bases solides et
à partir de données bien étayées, quand
il montre dans le concret que les relations
entre langue et culture, pour évidentes
qu’elles soient, sont éminemment
complexes et fluentes, il fait
incontestablement œuvre de clarification,
donc œuvre utile. Mais il me
semble aller plus loin en s’inscrivant
assez ouvertement dans une sociologie
militante qui cherche à contrer les
« régionalismes à tout crin » et les
« démons de la différence ethnique » :
le ton s’en ressent, le terrain n’est pas
idéologiquement déminé et dépassionné,
et comme toujours en ces cas on peut
s’attendre, non, sans doute, à des retours
de boomerang (ces temps sont révolus,
du moins en Lorraine), mais à ce que le
pendule continue à osciller encore
longtemps.
Pierre Emy
Alban BENSA et Isabelle
LEBLIC (sous la dir. de)
En pays kanak.
Ethnologie, linguistique,
archéologie, histoire de la
Nouvelle-Calédonie
Paris, Éditions de la Maison
des Sciences de l’Homme, coll.
« Ethnologie de la France » de
la Mission du Patrimoine ethnologique,
n° 14, 2000, 368 p.
Cet ouvrage collectif d’une collection
prestigieuse rassemble seize contributions
dont la diversité est bien soulignée
par le sous-titre et qui représentent le
résultat d’un programme d’études engagé
en son temps par Jean-Marie Tjibaou
lui-même. Elles montrent, en tenant
compte des spécificités régionales, comment
par une inventivité constante un
peuple a su faire face aux remous et aux
défis de l’histoire sur une terre qu’on
destinait à devenir une colonie de peuplement.
Une première partie (« Pratiques
et règles ») aborde des questions
d’organisation socio-politique, de parenté,
de droit, de valeurs et de rites. Une
deuxième partie (« Retour sur le choc
colonial ») traite de l’archéologie de
l’île, des sociétés pré-européennes, de
questions d’ethnohistoire, de la scolarisation
coloniale et de l’évangélisation,
de problèmes fonciers, de la constitution
de réserves et de l’émergence d’une vie
politique. Dans une troisième partie
(« Initiatives nouvelles ») il est question
des enjeux culturels de l’enquête linguistique,
du pluralisme médical, des
rapports hommes-femmes et de divers
aspects de la ville et de la population de
Nouméa. Comme le soulignent A. Bensa
et I. Leblic, « le changement éclaire les
permanences » et c’est au travers des
dynamiques de transformation que les
récurrences apparaissent le plus nettement.
Comme ceux qui le précèdent, ce
nouveau « cahier » édité par la Mission
du patrimoine ethnologique est non seulement
lourd de données, mais aussi
d’indications de méthode et d’incitations
à la recherche.
Pierre Emy
Pierre ERNY (sous la dir. de)
Cultures et Habitats.
Douze contributions à
une ethnologie de la maison
Paris, L’Harmattan, Collection
Cultures et Cosmologies, 1999,
287 p.
Une fois de plus et dans la belle tradition
académique, le Pr. Pierre Erny,
ethnologue, ouvre sa collection Cultures
et Cosmologies à ses collègues et à ses
anciens étudiants de l’Institut d’Ethnologie
de la Faculté des Sciences Sociales
de l’Université Marc Bloch de Strasbourg,
pour qu’ils présentent leurs travaux
de recherche sur l’habitat dans son
rapport avec la culture. 1
Déjà la répartition géographique des
contributions indique clairement aussi
bien les ambitions du livre que la diversité
des cultures et des nations présentées.
Maghreb marocain : les maisons
165
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Lu à lire
166
berbères de l’Atlas (M. Kleiser-Corbetta)
et quartiers anciens à Tétouan (Kh.
Kajaj); Extrême-Orient : les habitations
anciennes et nouvelles de la République
de Mongolie (I. Bianquis-Gasser); Amérique
Latine : l’habitat des Indiens et
des Noirs de la Guyane Française
(C. Aubert, D. Maurel et E. Navet) et les
campements des agriculteurs des ethnies
métissées des hauts plateaux de
l’Argentine (L. Bugallo); Amérique du
Nord : les maisons des colons émigrants
français d’une petite ville fondée au
Texas au XIX e siècle (J. Erny); Rhénanie
: les habitations flottantes des bateliers
du Rhin (D. Vogeleisen); France :
les maisons bourgeoises de Strasbourg
du XIX e siècle (M.N. Denis) et l’habitat
traditionnel des paludiers de Guérande
en Loire-Atlantique (Ph. Guillou).
La diversité des disciplines (ethnologie,
sociologie, démographie, langues
et littératures étrangères) et des statuts
des collaborateurs (enseignants, doctorants,
anciens diplômés) est une tradition
de la Faculté de Strasbourg. Pierre
Erny, un homme de terrain, est toujours
un initiateur fervent et efficace du
débat universitaire destiné à la cité et à
la communauté scientifique. Certes la
grande diversité des formes d’habitat et
des cultures d’habiter traitées ici ne
permet pas d’esquisser une synthèse.
Mais un des buts universitaires, à savoir
se rencontrer et communiquer, est
atteint, comme l’indique P. Erny dans
son avant-propos : « L’idée de travailler
sur la maison et plus largement sur l’habitat
est née de la préparation d’une
rencontre, en 1998, aux Trois-Épis, sur
les premiers contreforts des Vosges,
d’enseignants et d’étudiants des trois
institutions d’ethnologie des Universités
du Rhin Supérieur, Bâle, Fribourg en
Brisgau et Strasbourg, qui avait pour
thème « Die Behausung ». (p. 8).
L’habitat et l’habiter sont des thèmes
fondamentaux de notre temps. Habiter
dans une maison fait partie des phénomènes
sociaux et culturels les plus généralisés
et significatifs de notre civilisation
et de l’espèce humaine en général.
Habitat et habiter sont des besoins fondamentaux
de l’être humain et une
nécessité individuelle et collective des
hommes vivants en société. Cependant,
presque tous les articles insistent sur le
rôle extra-utilitaire, symbolique-esthétique
de la maison. Même dans les
conditions les plus précaires des pays
émergeants du Tiers-Monde ou dans des
conditions historiques difficiles, comme
c’est le cas de la grande majorité des travaux
ici présentés, les auteurs relèvent
qu’à côté de ses valeurs d’usage et
d’échange, la maison est chargée de
représentations et souvent de poésie, de
symboles religieux et cosmologiques.
La maison est aussi l’espace social principal
de la famille, cellule de base de
notre société.
Ce livre est utile, actuel, opportun,
bien écrit et bien présenté. Dans des travaux
comme celui de l’architecte anglosaxon
Amos Rapoport 2 sur l’anthropologie
de la maison, nous avons eu déjà,
mais vers les année 1960, des données
sur la forme bâtie de la maison, sur l’importance
de la religion et de la culture.
Mais il nous manquait des essais récents
comme cet ouvrage. Nous vivons, dans
notre société contemporaine, une crise
générale de la signification sociale de
l’habitat. Tous les continents et civilisations
sont touchés par cette crise existentielle.
Plusieurs articles de ce livre
insistent sur le fait qu’il ne suffit pas
d’être logé pour qu’une habitation ait
lieu, pour que les homme habitent d’une
façon digne et humaine. Citons à ce
sujet le philosophe fribourgeois Martin
Heidegger (dont nous ne pardonnerons
portant pas les affinités nazies) : « À
vrai dire, dans la crise présente du logement,
il est déjà rassurant et réjouissant
d’en occuper un ; des bâtiments à usage
d’habitation fournissent sans doute des
logements, aujourd’hui les demeures
peuvent même être bien comprises, faciliter
la vie pratique, être d’un prix accessible,
ouvertes à l’air, à la lumière et au
soleil : mais ont-elles en elles-mêmes de
quoi nous garantir qu’une habitation a
lieu ? » 3
Nous attendons le second volume
promis et annoncé, intitulé Maisons des
hommes, maisons des dieux.
Stéphane JONAS
Daniel FABRE (sous la dir. de)
Domestiquer l’histoire.
Ethnologie des monuments
historiques
Paris, éditions de la Maison
des Sciences de l’Homme,
Collection « Ethnologie de la
France », Cahier n° 15, 2000.
Cet ouvrage est le résultat d’un séminaire
qui s’est tenu à Carcassonne en
1997. Il s’agissait essentiellement, à partir
de travaux à caractère ethnologique,
de déterminer les différents usages liés
aux monuments historiques.
Une première série d’études analysait
ceux-ci en tant que supports identitaires
d’une communauté. Sylvie Sagnes s’est
ainsi intéressée à la « Rotonde » de
Rieux-Minervois. Cette église unique, de
style roman du XII e siècle, à plan centré
et heptagonal, est classée depuis 1838,
sans en tirer plus de considération de la
part de ses paroissiens. Ceux-ci n’acceptent
les réparations que dans la perspective
de plus de confort, et espèrent
que la démolition des nombreux ajouts
construits au cours des siècles leur vaudra
une église neuve. Ils se tiennent
aussi à distance à la fois des archives et
de l’histoire. Mais l’église reste pour eux
le lieu des rites de passage individuels
(baptêmes, mariages, enterrements) qui
signent leur appartenance à la communauté,
et la « Rotonde », méprisée en
tant que monument historique, « fait »
néanmoins la communauté.
Dans le même ordre d’idées Bernardino
Palumbo mesure l’identité conflictuelle
d’une communauté sicilienne à
partir de deux monuments. L’antagonisme
entre deux paroisses, qui remonte
au XVI è siècle, s’exprime lors des
deux fêtes patronales, quand les statues
respectives des deux églises visitent
l’autre lieu de culte. La bagarre a culminé
lors de la « balata » du 8 septembre
1957, liée à des oppositions politiques
et sociales. Dès lors, vont s’y
attacher un certain nombre de pratiques
où l’espace cultuel des églises devient
un espace monumental multidimensionnel,
mobile, saturé de points qui
activent une remémoration spécifique et
continue du conflit. Les deux églises
deviennent des hyper-lieux à travers
lesquels se produit et se transmet le
sens de l’histoire, de la mémoire et de
l’identité de la communauté.
Les fêtes des Maures et des Chrétiens
décrites par Dominique Blanc dans
le pays de Valence, en Espagne, jouent
le même rôle depuis le XII e siècle. Mais
le château de pierre qui domine le bourg
est représenté par son simulacre en
bois, construit sur la place du village,
entre l’église et la mairie, afin de servir
de théâtre à la fête et à la bataille. Il
s’agit, dans ce cas, de la reconquête
symbolique d’une grandeur passée
appelée à légitimer le présent. Les éléments
de conflit disparaissent au profit
de la célébration de la conquête chrétienne
et de la magnificence maure. La
répétition périodique du rituel festif
assure la continuité de la communauté,
sert de point d’ancrage à la transmission
de la tradition, alors qu’il s’avère impossible,
malgré quelques tentatives, d’y
intégrer le monument de pierre
extérieur au village.
Face à ces monuments historiques
tangibles, le petit patrimoine rural dont
parle Martine Bergues fait piètre figure.
Néanmoins, il représente pour les associations
d’habitants nouvellement installés,
sensibles aux spécificités locales,
le point d’ancrage d’une identité, de
même qu’une commune supprimée se
réinvestit dans l’église, l’ancienne école
ou une fontaine. La restauration de ces
petits monuments prend alors un sens,
au secours d’une identité qui s’étiole.
Dans un autre domaine, Eric Mension-Rigau
étudie le rôle des châteaux
privés ouverts au public pour l’affirmation
d’une identité aristocratique qui se
veut le modèle d’une identité nationale.
Symboles de l’aristocratie, objets par
excellence de la transmission héréditaire,
autrefois sièges du pouvoir seigneurial
et centres de production, les
châteaux ont vu, dès le début du XX è
siècle, décliner le rôle économique et le
statut social de leurs propriétaires.
Ceux-ci ont dû trouver d’autres sources
de revenus afin de transmettre intact
leur patrimoine et l’ont ainsi ouvert au
public. La visite du château est généralement
conçue comme l’affirmation d’un
mode de vie familial, aristocratique
illustré par un circuit à travers des
pièces virtuellement habitées : salons,
salle à manger mais aussi chambres à
coucher, cuisines et communs. L’assimilation
entre identité et lignage se trouve
évoquée par le récit de l’histoire du
château, les références généalogiques,
la collection des portraits de famille
peints ou photographiés, les pierres
tombales dans la chapelle.
Il s’agit au-delà du monument, de la
mise en scène de l’intimité d’une famille
qui s’érige en refuge identitaire de la
province, de la région, de la petite
patrie, en dépositaire privilégié d’un
patrimoine de pratiques ancestrales,
d’un fonds de civilisation et de culture,
d’un savoir accumulé en matière de
goût, enfin d’un art de vivre à la
française.
Une deuxième série de textes traite
uniquement de la cité de Carcassonne,
lieu de localisation du séminaire.
Marie Geneviève Colin retrace l’histoire
des différents usages et statuts de
la citadelle et d’abord de la longue
émergence du monument historique
entre 1800 et 1850. Forteresse inutile,
déclassée en 1804, carrière de pierres
reclassée en 1824, la cité de Carcassonne
fut d’abord considérée comme un
terrain archéologique, après la visite de
Prosper Mérimée en 1834. Sous la direction
de J.P. Gros-Mayrevieille et de la
Commission Départementale des Arts
et des Sciences, elle sert à la collecte
d’objets médiévaux. En 1840, seule la
cathédrale Saint-Nazaire est classée.
Enfin en 1844, Viollet-Le-Duc est
nommé directeur des travaux qui dureront
de 1845 à 1868. Mais J.-P. Gros-Mayrevieille
a toujours considéré la citadelle
comme indissociable de l’église et
obtenu, pour sa sauvegarde, une collaboration
entre le ministère de la guerre
et le ministère de l’intérieur.Viollet-
Le-Duc en établit donc les relevés entre
1846 et 1849 et, à partir de cette date,
ne se posera plus la question de détruire
ou de préserver la Cité mais de
conserver les ruines en l’état ou de
rétablir la forteresse dans une
hypothétique perfection.
À partir de ce moment, Christian
Amiel a étudié le rôle de la cité de Carcassonne
dans la construction de l’identité
de ses habitants. Ceux-ci n’ont
conservé du passé que les éléments
positifs pour le présent et l’avenir. Ils
sont fiers d’appartenir à une communauté
spécifique qui vit à l’intérieur
des murs, mais leur quête des origines
ne remonte pas au-delà de 1911, date à
laquelle on a détruit les trois dernières
masures de tisserands construites dans
les lices, quand la Cité était encore la
banlieue pauvre du nouveau Carcassonne.
Les tisserands sont absents à la
fois de la mémoire officielle du monument
et de la mémoire collective
populaire.
Un troisième groupe de textes traite,
d’une manière plus générale, du rôle de
l’ethnologie dans la politique des
monuments historiques.
Christian Jacquelin et André
Signoles démontrent tout d’abord comment
il est possible, quasiment sans
monument « stricto sensu », et à travers
le classement des arènes de bouvine de
Camargue, de préserver, par le biais
d’une démarche ethnologique, un usage
social et culturel identifié à une région.
Suivant une approche plus générale,
Olivier Poisson constate qu’il existe partout
des monuments historiques qui
sont les signes d’une communauté, de
son appropriation du territoire. Quand
les valeurs qui permettent cette appropriation
sont bouleversées, il se produit
alors des crises qui obligent à de nouvelles
lectures de l’espace. En ce sens, la
crise majeure pour notre pays fut la
Révolution Française. Elle s’est accompagnée
d’une remise en cause radicale
de la perception des châteaux, des
églises (et de leur territoire) qui aboutit
à la création de la notion de monument
historique, nouvelle clé de lecture
de ces points de repère.
Mais le morceau de résistance
revient à Daniel Fabre dans deux longs
textes d’introduction et de conclusion. Il
rappelle qu’en 1980 fut créée, au Ministère
de la Culture, une Direction du
Patrimoine qui comprenait les Monuments
Historiques, l’Archéologie, l’Inventaire
et un certain nombre de missions
dont la Mission du Patrimoine
Ethnologique, mise en place pour protéger
« les objets témoignant de l’activité
humaine passée, et qui ne prétendent
pas au statut de l’œuvre d’art ».
Ce nouvel organisme attestait de
l’élargissement de la notion de patrimoine
au niveau le plus modeste de
l’évolution de nos sociétés, à travers
leurs réalités matérielles. Ce mouvement
accompagnait celui de la nouvelle
histoire des mentalités et des cultures
populaires. D’autre part la notion de
patrimoine s’élargissait aussi par le haut
en intégrant le monument dans l’espace
qu’il contribue à qualifier en terme de
site, secteur protégé, parc naturel ou
zone de protection du patrimoine. Il se
167
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Lu à lire
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produisit alors une absorption du monument
dans les espaces qui l’environnaient
et dans les façons de l’utiliser, de
l’habiter, de le représenter.
Dans cette perspective l’ethnologie
se trouve réhabilitée à deux points de
vue. Elle seule est capable de fournir
des informations sur les techniques
anciennes, nécessaires à la restauration,
mais surtout d’élaborer un discours
englobant qui assure le lien entre
la discontinuité des sites (semis de
monuments classés, de musées locaux,
et de sociétés villageoises du passé et du
présent) à l’usage des gens du lieu, de
leurs hommes politiques en quête de
légitimation et d’identité commune, et
du tourisme culturel.
L’ethnologue se voit maintenant
confier la mission d’imaginer des formes
nouvelles de valorisation de la chaîne
patrimoniale, dans le cadre des parcs
naturels ou des zones de protection du
patrimoine, dans la mesure où elle est
amenée à gérer les monuments et à
recomposer autour d’eux les territoires
locaux.
L’ensemble des textes réunis dans
cet ouvrage montre à l’évidence que les
monuments historiques sont des
constructions sociales, élaborées à partir
d’un attachement collectif (auquel
s’ajoute le poids des pouvoirs locaux), et
destinées à l’élaboration d’identités
sociales qui l’adoptent, le détournent ou
le dénient. Tous les exemples analysés
illustrent avec précision ce travail de
représentation, de manipulation et de
transfiguration auxquels sont soumis
les monuments historiques dans notre
société. Il est dommage qu’une rhétorique
pesante nuise parfois à la démonstration.
Marie-Noële Denis
Revue JATBA,
Vol. XXXIX (2), 1997,
« Sauvages dans la ville »
Point d’orgue de l’hommage rendu à
l’éminent botaniste Paul Jovet, la revue
Jatba 4 a publié en 1997 les actes du colloque
qui lui était dédié en octobre 1996,
au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris.
En racontant sur le mode de la « petite
histoire » l’œuvre et la vie de Paul Jovet,
mêlant étroitement expériences scientifiques
et amicales, les amis et disciples
de Paul Jovet campent une image plurielle
de la botanique, qui sans être
inédite, est tout à fait originale et rafraîchissante.
Répondant à l’ambition pluridisciplinaire
et interprofessionnelle de la
revue (les botanistes y côtoient les ethnobotanistes,
les anthropologues, les
architectes et paysagistes…), les récits,
organisés autour du thème de l’inventaire
naturaliste, semblent ouvrir la discipline
aux horizons les plus variés, allant
de l’étude de la dynamique entre espèces
végétales et milieux plus ou moins
anthropisés, vers l’analyse des rapports
sociaux, en passant par les pratiques de
mise en forme du paysage. On est loin de
la manie suggérée par Paul Léautaud,
lorsqu’il parle de l’herborisation comme
d’un art qui consiste « à faire mourir des
plantes entre des feuilles de vieux papier
et puis ensuite d’injurier leur cadavre en
latin ou en grec ».
Les communications consacrées de
près ou de loin à Paul Jovet, le dépeignent
comme un homme de science, érudit
et d’une grande curiosité, se distinguant
avant tout par son indépendance
d’esprit. Comme le montre le texte de
Marcel Bourniéras et Gérard Aymonin,
Paul Jovet est attiré, dès les tous débuts
de sa carrière, par l’étude de la nature
« banale », observant la flore qui pousse
entre les pavés et sur le ballast des voies
ferrées. Alors qu’à la même époque, le
monde de la botanique se tourne généralement
vers l’étude de la flore tropicale,
Paul Jovet herborise à Paris, portant
un intérêt particulier à la flore ordinaire.
Cet intérêt s’exprime également dans
son jardin personnel à Athis-Mons, où le
botaniste se garde bien de « faire le jardinier
», préférant laisser faire la nature.
Il en résulte un « fouillis dense » qui préfigure
les jardins publics « sauvages » ou
« naturels », expérimentés ici et là
depuis une vingtaine d’années (Bernadette
Lizet). Pour Bernadette Lizet, qui
déplace l’objet d’étude de la dynamique
du milieu naturel vers les pratiques et les
représentations de la nature, le jardin a
le mérite, au-delà de ses atouts esthétiques
et scientifiques (le jardin du naturaliste
est un véritable lieu d’expérimentation),
de traduire la relation du
naturaliste à la nature. De façon analogue,
la pratique bienveillante de l’herborisation
peut être lue comme un des
nombreux signes du rapport qu’entretenait
Paul Jovet avec la nature (Anne-Elizabeth
Wolff, Bernadette Lizet...). Soucieux
de préserver la flore qu’il étudiait,
Paul Jovet considérait le milieu naturel
autant comme un laboratoire que comme
un patrimoine, critiquant notamment la
pratique des « centuries ». Cette pratique
de collecte consiste, pour des raisons
scientifiques, à prélever un grand
nombre d’échantillon d’une même espèce
végétale dans un même lieu, au risque
de fragiliser certains micro-écosystèmes.
A une époque où la valeur verte est loin
de bénéficier de la reconnaissance
actuelle, le militantisme éclairé de Paul
Jovet constitue une autre facette de son
indépendance d’esprit.
Aux textes qui présentent la trajectoire
scientifique et la vision du monde
de Paul Jovet, il faut ajouter les communications
qui évoquent son héritage,
à travers l’étude des pratiques actuelles
d’inventaire (Bernadette Lizet, Gérard
Aymonin...), à travers la caractérisation
de l’évolution de la gestion des espaces
verts, ou de façon plus inattendue à travers
l’analyse du rapport à l’espace et à
la nature de jeunes « en difficulté »
(Sophie Laligant). Claude Frison nous
explique ainsi que la Maison de la nature
créée en 1985 à Paris, a progressivement
développé une vision moderne de
la gestion environnementale, qui rappelle
étrangement la philosophie de la
nature de Paul Jovet. Cette vision a
notamment pris corps à l’occasion de la
création en 1996, dans le XXème arrondissement,
du jardin naturel. Même si ce
projet a suscité le sarcasme et la défiance
des élus, à tel point qu’il a fallu le
baptiser « jardin naturel » plutôt que
« jardin sauvage », Claude Frison note
que les visiteurs ont été très réceptifs à
l’esthétique de cet espace. De façon
analogue, le « jardin en mouvement »
installé dans le Parc André Citroën à
Paris, a reçu un très bon accueil du
public (Gilles Clément). Le principe du
jardin en mouvement est de laisser évoluer
la flore sans la contrarier, le déplacement
des espèces végétales se faisant
au gré des coups de vent, du cheminement
de la faune et des parcours tracés
par les visiteurs. Le public est ainsi un
acteur à part entière de la gestion de
l’espace.
Au total, on voit combien la philosophie
qui irradie l’œuvre de Paul Jovet,
son approche patrimoniale de la nature
et son intérêt pour les plantes ordinaires
parfois appelées « mauvaises
herbes », est actuelle. Plus encore que
sa biographie, l’étude des pratiques et
des représentations actuelles de la nature
montre à quel point Paul Jovet était
un précurseur. On est finalement ravi
d’avoir pu faire la connaissance de
l’homme, avec la légèreté pétillante du
parcours bohème tracé par la revue
Jatba. On regrettera toutefois que le
cheminement sinueux auquel le lecteur
est invité lui fasse parfois perdre le fil
de l’itinéraire.
Virginie Waechter
Gisèle Loth
Un rêve de France. Pierre
Bucher, une passion française
au cœur de l’Alsace
allemande
Strasbourg, Éditions La Nuée
Bleue, 2000.
Pierre Bucher, qui vit le jour en 1861
à Guebwiller, fait partie de la première
génération d’Alsaciens nés sous l’autorité
de l’Empire allemand.
Appartenant à une famille d’ouvriers
textiles puis de négociants, il
perdit sa mère très jeune et fut élevé
par ses tantes, en français et dans des
sentiments francophiles, dans l’atmosphère
délétère des premiers temps de
l’annexion.
Après quelques incidents dus à de
précoces convictions politiques, il est
reçu à l’Abitur (équivalent du baccalauréat)
et poursuit des études de médecine
à la Kaiser-Wilhelm-Universität de
Strasbourg. Pendant son service militaire
dans l’armée allemande (1892-
1893), il multiplie les contacts avec le
groupe de Saint Léonard, artistes et
intellectuels militant en Alsace pour
un particularisme culturel à tendance
francophile. Après une année de stage à
Paris, Pierre Bucher se marie et s’installe
à Strasbourg (1897), convaincu que
son action sera plus efficace en Alsace
que dans la capitale.
Il se voue alors à la propagande culturelle.
Il crée la « Revue alsacienne
illustrée », dont il devient rapidement
le directeur, puis, en 1902, le Musée
Alsacien dont il est nommé, avec Léon
Dollinger, gérant responsable. Il organise
des cycles de conférences pour lesquelles
il invite des personnalités françaises
de premier plan et, en 1907, avec
la « Société des amis des arts », monte
une exposition d’art français à laquelle
participe Rodin. En 1912 il publie les
« Cahiers alsaciens » qui remplacent la
chronique de la « Revue alsacienne
illustrée ». Loin de se replier sur un
nationalisme étroit, les « Cahiers alsaciens
» font la différence entre l’Allemagne
culturelle et l’Allemagne prussienne,
tout en continuant à défendre la
culture française à travers la rubrique
littéraire d’Elsa Koeberlé. Celle-ci s’attache
à présenter la toute jeune « Nouvelle
Revue Française » (NRF) et ses
auteurs : Claudel, Ch. L. Philippe, A.
Gide, J. Schlumberger, Barrès, Romain
Rolland. Une rubrique réservée aux
arts parlera aussi des cubistes: Picasso,
Herbin et Braque. Résolument contemporains,
les « Cahiers alsaciens » s’intéressent
à l’Alsace d’aujourd’hui et
aux questions d’actualité.
Pierre Bucher sera aussi le président
du « Cercle des étudiants alsaciens-lorrains
» qui, interdit par l’autorité allemande
pour activités subversives, renaîtra
sous le nom de « Cercle des anciens
étudiants alsaciens-lorrains ».
Pendant la guerre, Pierre Bucher,
qui a pris en juillet 1914 le dernier train
pour Bâle, est engagé comme médecinmajor
dans l’armée française. Il dirige à
Réchésy, près de la frontière suisse, un
bureau de renseignements et d’analyse
de la presse allemande. Ce poste lui vaut
de nombreux voyages à Paris auprès des
plus hautes autorités du gouvernement.
Clémenceau et Wilson viendront aussi le
visiter sur le front.
En 1918, en tant que symbole de la
permanence française en Alsace allemande,
il est attaché au Haut Commissaire
de la République et sera l’intermédiaire
efficace entre la population
locale et les représentants du gouvernement.
Conseiller auprès de Millerand,
alors Commissaire Général de la
République (1919-1920), il réussira à
sauver les avantages acquis pendant la
période allemande mais s’attirera des
inimitiés tenaces de tous côtés. En 1920
il crée néanmoins une nouvelle revue,
« L’Alsace française », qui milite pour
la fusion de l’Alsace à la France, avec la
sauvegarde des privilèges régionaux en
matière législative et administrative.
Il meurt au début de l’année 1921
des suites d’une blessure contractée sur
le front lors d’un accident.
Le récit de Gisèle Loth nous apparaît
d’autant plus remarquable qu’il s’appuie
sur l’analyse minutieuse et clairvoyante
d’une documentation originale. En effet,
outre l’utilisation d’une bibliographie
classique, elle s’est appuyée sur des
mémoires de personnages dont la plupart
ont été des amis de Pierre Bucher :
Robert Heitz, A. Hallay, Ch. Spindler, E.
Schuré, B. Vallotton, G. Ritleng. Elle a
aussi systématiquement dépouillé les
revues dirigées par Pierre Bucher: La
« Revue alsacienne illustrée », les
« Cahiers alsaciens » et « l’Alsace française
», mais aussi la NRF qui, à plusieurs
reprises, a cité ses actions en faveur de la
culture française en Alsace. Enfin et surtout
elle a étudié l’abondante correspondance
de Bucher avec sa femme Amélie
Haehl-Bucher, avec L. Dollinger, E. Schuré,
A. Rodin, M. Barrès, J. Schlumberger,
B. Vallotton, Mistral, Claudel et avec son
amie, l’antiquaire parisienne F. Langweil.
À partir de cette information foisonnante
et inédite, et malgré une construction
strictement chronologique, apparaissent,
en lignes de force, un certain
nombre de thèmes récurrents.
Le personnage de Pierre Bucher
intrigue par son goût de la clandestinité
et du secret. Pendant l’annexion, il ne
s’attache à aucun parti politique et ne
brigue aucun mandat électif. Persuadé
de l’inanité de toute action politique
publique, il préfère une action culturelle
plus diffuse, à l’ombre du Musée
Alsacien, de la « Revue alsacienne illustrée
» et du « Cercle des étudiants alsaciens-lorrains
». Les conférences qu’il
organise ont même lieu souvent à son
domicile.
Pendant la guerre de 1914-1918, sous
le grade de médecin-major, il dirige
dans l’armée française un bureau de
renseignements qui interroge les prisonniers,
les déserteurs alsaciens, et
« épluche » la presse allemande. Il joue
le rôle de conseiller secret et occulte
auprès du gouvernement français et des
forces alliées.
Entre 1918 et 1921 il refuse encore
tout emploi officiel ou électif à Paris et
à Strasbourg (il avait été pressenti pour
être maire de la ville) et se contente du
rôle d’éminence grise auprès du Commissaire
Général de la République, son
ami Millerand. Il sert, sans mandat, d’intermédiaire
entre la population locale,
les fonctionnaires nouvellement
nommés et le centralisme parisien.
169
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Lu à lire
170
Le livre de Gisèle Loth nous intéresse
aussi parce qu’il déborde largement
son sujet qui était de camper la silhouette
d’un personnage hors du commun,
passionné de culture française.
Autour de lui gravite, de 1870 à 1921,
toute une part de l’histoire d’Alsace, liée
aux milieux bourgeois francophiles et, à
partir de 1914, à l’occupation française
et aux activités militaires sur le front de
l’est, fort mal connues par ailleurs.
À travers les diverses initiatives de
Pierre Bucher, sa correspondance avec
les personnages les plus représentatifs
des lettres et des arts en France, il est
possible aussi de se faire une idée de la
vie culturelle en Alsace annexée. Celleci
se nourrit de la concurrence entre
milieux alsaciens francophiles et allemands
(ces derniers pour la plupart
attachés à l’université). Pierre Bucher,
qui fait partie du groupe de Saint Léonard
et du Kunschthaffe (le pot des
arts), se dépense sur tous les plans. Il
organise des conférences (Gisèle Loth
parle même à ce sujet de contre-université
française), dirige le Musée Alsacien,
monte une exposition d’art français,
publie trois revues. Il tisse des
liens étroits avec Maurice Barrès, Anna
de Noailles, Claudel, les rencontre souvent
à Paris ou en Alsace, connaît les collaborateurs
de la NRF, Jean Schlumberger,
son compatriote, et Jacques
Rivière le secrétaire.
Il ne semble pas que, depuis cette
époque, une telle tâche ait été entreprise
par un homme aussi convaincu et
désintéressé, au profit d’une culture
alsacienne d’expression française.
Marie-Noële Denis
Nourit MASSON-SÉKINÉ
Le courage de vivre pour
mourir. « Qu’y a-t-il d’humain
dans l’homme ? »
Gordes, Les éditions du Relié,
2000, 202 p.
Le courage de vivre pour mourir est un
livre qui invite à la réflexion. C’est dans
le sous-titre « qu’y a-t-il d’humain dans
l’homme ? » que nous pouvons puiser le
sens de cet ouvrage qui aurait pu être
intitulé Le courage de mourir pour vivre.
Car, qu’y a-t-il d’humain dans l’homme si
ce n’est la conscience de sa fin inéluctable
? L’auteur, Nourit Masson-Sékiné,
est une artiste pluridisciplinaire. Spécialiste
de la danse Butoh, elle est le
maître d’œuvre et photographe d’un
album historique de référence sur cette
danse d’avant-garde japonaise : Butoh -
shades of darkness (Editions Shufunotomo
LTD, Japon, 1988).
À partir de la question de la finitude,
Nourit Masson-Sékiné a fait le pari d’interpeller
l’autre dans sa subjectivité, son
imaginaire, son histoire, son expérience
de vie et sa connaissance intime et profonde.
Ultime question et non des
moindres parce que, pour tous, aucune
réponse affirmative n’est possible, aucun
savoir ne peut combler l’absence. La première
personne que l’auteur nous fait
rencontrer est Henri Bulawko, journaliste,
historien, mais aussi rescapé de la
Shoah. Nous entrons avec lui dans le vif
du sujet : c’est bien de la vie que l’on va
parler et nous sommes touchés de lire :
« étrange… c’est la première fois que je
parle de ma vie à Auschwitz à partir de
cette question… (la mort) ». Tout au
long de ce texte, nous découvrons combien
la vie au présent, sans s’appuyer sur
des souvenirs du passé, a pu constituer le
plus fort moyen de survie dans les camps
de l’horreur, et que « penser c’est affaiblir
sa capacité de résister ».
L’auteur a rencontré de grandes
figures des soins palliatifs en France :
Ginette Raimbault, psychiatre et psychanalyste,
nous parle du tabou de la
mort, d’une parole impossible pour les
proches et les familles d’enfants en fin
de vie, de l’extraordinaire perception
qu’a l’enfant de la mort. Marie de Hennezel
développe une écoute, une
approche du corps qui permet à une personne
en fin de vie de se préparer à partir
en paix et dans la dignité. De même,
le corps soignant, lui aussi, apprend les
gestes symboliques qui amplifient le
respect de l’autre, souffrant, humain
jusqu’au dernier souffle. Elle insiste
sur la nécessité d’intégrer l’instant présent,
l’ « être là », afin de « ne pas passer
à côté de la vie ». Sogyal Rimpoche,
un guide spirituel tibétain, auteur du
Livre tibétain de la vie et de la mort, révèle
ainsi que lorsqu’il a l’esprit distrait il
a peur de la mort. C’est pourquoi, dit-il,
les enseignements, les bénédictions de
ses maîtres et la pratique spirituelle rendent
son esprit si pur qu’alors cette
peur disparaît. Comme les Anciens l’enseignent,
« le pratiquant suprême rencontre
la mort avec joie, le pratiquant
moyen rencontre la mort sans crainte, le
pratiquant ordinaire rencontre la mort
sans regret ». Le bouddhiste parle d’une
méthode qui permettrait de soigner le
quotidien du vivant afin qu’il vive sa vie
et meure sa mort sans peur et sans
regret.
Et ainsi quatorze entretiens structurent
cet ouvrage : du poète Werner Lambersy,
pour qui « un grand appétit de vie
signifie un grand appétit de mort ! », au
cinéaste Alexandro Jodorovsky, pour
qui « vivre quelques heures c’est vivre
une éternité », en passant par le philosophe
Jean-Luc Nancy qui cite Epicure :
« avant la mort, elle n’est pas là, après
je ne suis pas là, pourquoi donc la
craindre ? », sans parler de la rencontre
avec l’auteur du présent compte rendu,
rencontre qui a fourni la matière du huitième
entretien publié dans le recueil.
Pour la psychanalyste Charlotte Herfray,
« la dialectique vie/mort est la base de
tout ce qui existe, et le versus de la dialectique
c’est la non-existence. C’est
pourquoi les deux vont de pair ». Une
historienne, Sylvie-Anne Goldberg nous
éclaire sur la petite histoire dans la
grande, celle des Juifs en Europe, et
constate les changements dans la perception
que l’on a de la mort. Patrick
Lévy, écrivain de la question spirituelle,
se demande si « la mort est une bonne
ou une mauvaise nouvelle ». Françoise
Verny, éditrice, n’envisage pas que la
mort soit une fin. André Chouraqui
appelle à prendre conscience que « nous
vivons dans l’universel ». Quant à l’homme-médecine
Archie Fire, il relate une
vie dont la mort n’est qu’une autre
dimension qu’un guérisseur peut pénétrer
pour secourir un mourant...
Les textes sont relativement courts
mais le déploiement progressif des rencontres
est dense et transporte. L’ouvrage
est jalonné de récits sur la rencontre.
Comme un hommage à l’altérité,
l’auteur restitue en substance - par des
impressions, par des questions nées de
l’échange, ou parfois, avec humour et
dérision, par associations d’idées - ce
que chaque rencontre fait naître dans
l’esprit. Dès l’introduction, on comprend
que le but de ces rencontres n’était en
aucun cas la réalisation d’un ouvrage ou
d’une étude sociologique sur le thème
de la mort mais celui de la création
d’une oeuvre d’art qui mettrait en espace
l’intimité des voix des personnes ren-
contrées. Et la postface dévoile un pan
de l’artiste, mais peut-être aussi la nature
des turbulences qui anime l’artiste en
général « de la naissance et de la
mort…» au long d’une vie.
À la fin du recueil l’auteur a généreusement
offert au lecteur un petit
lexique de référents culturels, une
bibliographie des ouvrages cités, et de
courtes notices biographiques sur les
contributeurs.
Franck MICHEL
Désirs d’ailleurs. Essai
d’anthropologie des
voyages
Paris, Armand Colin,
2000, 272 p.
Guy Mazars
Franck Michel est anthropologue,
spécialiste des voyages et du tourisme.
Directeur de la revue Histoire et anthropologie,
il est également l’auteur de En
route pour l’Asie. Le rêve oriental chez les
colonisateurs, les aventuriers et les touristes
occidentaux (Strasbourg, Histoire
et anthropologie), de Tourisme, culture et
modernité en pays Toraja, Sulawasi-Sud,
Indonésie (L’Harmattan, 1997) ou l’éditeur
de Tourismes, touristes et sociétés
(L’Harmattan, 1997). Vivant une partie
de l’année à Sulawesi pour des raisons
familiales, il connaît particulièrement
son sujet à la fois comme ethnographe
mais aussi comme un formidable voyageur,
un observateur exigeant de la planète-tourisme.
F. Michel possède en
outre une rare connaissance de la littérature
sociologique au sujet du tourisme
ou du voyage. En quelques années il est
devenu une figure essentielle de ce
champ de recherche également en plein
développement.
Voyager, pour F. Michel, ce n’est pas
partir ou revenir avec des certitudes
mais se défaire de soi, connaître un cheminement
fait de doutes, de questions,
de curiosités, de rencontres. L’industrie
du tourisme connaît un formidable développement,
première industrie mondiale,
environ une personne sur quinze travaille
actuellement de près ou de loin à
son service. Ce devenir-monde du tourisme
se fait pour le meilleur ou pour le
pire. Et F. Michel avec honnêteté donne
des exemples de l’un et de l’autre.
« Entre l’usage et l’usure du monde » la
différence est parfois infime. La disparité
est énorme entre ceux qui voyagent
et ceux qui « restent » et notamment les
autochtones confrontés à la présence
des touristes. Mais le tourisme est par
nature ambivalent, « il peut redonner
vie à un village comme il peut « guider »
une population vers la mort. Son interprétation
dépassionnée doit faire fi de
tout manichéisme. Il n’en constitue pas
moins en maints espaces tropicaux, la
dernière corde de l’arc colonial avec son
cortège d’exotisme et de domination du
marché et des esprits » (p. 37). En outre,
il n’est pas rare « que des habitants du
nord visitent des villages du Sud où les
hommes sont depuis belle lurette partis
chercher du travail dans les pays du
Nord. Et si les premiers sont des touristes,
les seconds restent des travailleurs,
parfois des étudiants et des
exilés, mais deviennent rarement des
touristes » (p. 32). L’industrie touristique
occulte par nécessité les conditions
sociales ou politiques qui meurtrissent
un pays. La touristification du
monde va souvent de pair avec l’aseptisation,
elle tend à induire la respectabilité
des pires dictatures. « En Birmanie,
on nous parlera des belles parures
des femmes karen mais non pas de la
guerre que livrent si coûteusement les
combattants karen contre la junte militaire
au pouvoir. En Inde, on nous vantera
les charmeurs de serpents et les ballades
à dos d’éléphants, mais on ne nous
informera pas sur les nouvelles usines
chimiques ou le travail des enfants dans
les briqueteries ; en Indonésie, on nous
promènera en croisière autour des
petites îles de la Sonde sans évoquer le
sort de la population est-timoraise ». Par
nature le tourisme tend à produire la
cécité des voyageurs car il en va de sa
rentabilité et de son existence même. Il
peut en revanche mettre en œuvre un
tourisme de guerre comme lors des
affrontements au Liban où une agence
italienne emmène pour une petite fortune
les clients pour un dîner dans la
plaine de la Bekka avec des réfugiés
palestiniens.
F. Michel évoque différentes formes
de tourisme et leur impact sur l’environnement
social, culturel, écologique,
politique ou économique. Il plaide pour
un tourisme responsable, c’est-à-dire un
monde de rencontres, de partages, de
curiosités. Il appelle à une reconnaissance
de l’altérité, à une immersion en
son sein pour transmettre et apprendre,
élargir son regard sur le monde dans le
contact avec l’autre, en même temps que
l’autre se nourrit des voyageurs de passage,
capable n on seulement d’écouter
mais aussi d’entendre, de découvrir et
non seulement de visiter, de cheminer et
on seulement de circuler, de se taire et
non seulement de parler. Le voyageur
est un homme du détour anthropologique
pour reprendre la belle formule
de Georges Balandier, il apprend à relativiser
son regard sur le monde. Loin
d’un enclos dans le style du Club Méditerranée,
enclave de tranquillité standardisée,
même au cœur de la misère,
dans l’indifférence des hommes et des
lieux, loin des cohortes pressée hantées
par le rendement des lieux à parcourir,
il importe de prendre son temps, de s’inventer
au contact de l’autre, et ce beau
livre de Franck Michel, plein d’éclats
passionnés, est non seulement une formidable
anthropologie du voyage et du
tourisme, admirablement documentée,
mais aussi une invitation à partir
autrement.
Hnina Tuil
Bernard KAEMPF (sous la dir. de)
Rites et ritualités
Actes du congrès de théologie
pratique de Strasbourg (1998),
Paris, Cerf, Lumen Vitae et
Novalis, coll. « Théologies
pratiques », 2000, 436 p.
La collection « Théologies pratiques
», dont il s’agit ici de la huitième
livraison, intéresse directement le sociologue
et l’ethnologue des religions, car
la majeure partie de ce qui y est dit du
point de vue proprement religieux à
partir de situations pastorales
concrètes, en milieu aussi bien catholique
que protestant, repose sur des
analyses souvent neuves et approfondies
des sciences sociales. Les actes du
congrès de Strasbourg en 1998 sur ce
thème central qu’est « Rites et ritualités
» sont une bonne illustration à la fois
de ce projet et de cette méthode. On y
trouvera 24 contributions qui partent du
constat de la désaffection à l’égard des
rites traditionnels de l’Église, mais aussi
d’une invention foisonnante de nou-
171
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Lu à lire
172
veaux rites, dans la vie paroissiale,
certes, mais aussi à l’hôpital, dans la
communauté gay, sur les différents lieux
où l’on est confronté à la mort, au plan
national (cf. le rite de réconciliation en
Afrique du Sud), etc. Le devenir des
rites d’initiation est abordé à plusieurs
reprises. Sur les marges de la ritualité
chrétienne il est question aussi de la corrida,
des rites maçonniques ou du « baptême
» républicain. Une réflexion de
fond est menée sur « l’enfant, objet ou
sujet du rite ? », sur les phobies antiritualistes
en milieu protestant, sur la
dialectique entre rite et récit (Gilbert
Vincent), sur le rôle des rites dans la
construction de l’identité sociale, sur les
différences dans l’expression selon le
sexe (excusez : le genre !), surtout sur la
sécularisation du rite et la tendance à
donner la priorité à l’affirmation de
l’identité personnelle au détriment de
l’identité communautaire, sur le fait
enfin que l’Église est de plus en plus
perçue comme simple pourvoyeuse de
rites et non plus comme communauté
d’appartenance. Des pistes sont bien
entendu lancées en vue d’une meilleure
adaptation de la ritualité aux divers
contextes ecclésiaux. L’ensemble est
d’une grande richesse; il rend bien
compte des problèmes que connaissent
toutes les communautés chrétiennes et
des tâtonnements par lesquels elles
cherchent à y répondre.
Pierre Erny
David LE BRETON
Éloge de la marche
Paris, Métailié, 2000, 178 p.
Une fois rentrés chez eux, les marcheurs
pourront désormais se délecter
dans une analyse minutieuse de leur
expérience. Il y a certes toutes sortes de
marcheurs, voire de simples promeneurs,
car ce n’est pas la même chose de
flâner dans les rues de son quartier et
de faire à pied le trajet de Vézelay à
Compostelle : mais chacun pourra se
reconnaître, et se sentir visé au cœur, au
détour de telle ou telle page. Dans ses
nombreux ouvrages, l’auteur traite toujours
d’une manière ou d’une autre du
corps, mais ici il le fait hors de toute préoccupation
scientifique. Il n’en reste
pas moins un phénoménologue attentif
et perspicace, ayant l’art de la formule.
La marche est ceci et elle est cela :
« ouverture au monde », « dérobade »,
« jouissance du temps et des lieux »,
« pied de nez à la modernité »,
« confrontation à l’élémentaire »,
« forme de nostalgie et de résistance »,
« expérience pleine laissant à l’homme
l’initiative », « méthode tranquille de
réenchantement de la durée et de l’espace
», « expérience de liberté, réduisant
l’immensité du monde, aux proportions
du corps », « remède contre
l’anxiété ou le mal de vivre », « activité
anthropologique par excellence qui
mobilise en permanence le souci pour
l’homme de comprendre, de saisir sa
place dans le tissu du monde, de s’interroger
sur ce qui fonde le lien aux
autres ». Et pour le pèlerin elle est
« longue prière effectuée par le corps ».
Le mot qui revient partout et toujours
sous la plume de D. L. B., et qui sans
doute définit quelque part à ses propres
yeux son parcours à lui, c’est : « chemins
de traverse ». De René Caillié en route
vers Tombouctou à Burton et Speke à la
recherche des sources du Nil, des compagnons
du Tour de France aux philosophes
péripatéticiens, des grands pèlerins
d’autrefois et d’aujourd’hui aux
gyrovagues athonites et aux légers lunggom-pa
tibétains, l’expérience de l’homo
viator est analysée en ses multiples
facettes avec érudition et empathie. Ce
petit livre enchantera tous ceux qui
savent ce que marcher veut dire. Puisset-il
nous « faire marcher » un peu plus,
mais au bon sens du mot !
Pierre Emy
Philippe Breton
Le culte de l’Internet.
Une menace pour le lien
social ?
Paris, La Découverte, 2000,
127 p.
Dans ce petit livre, Philippe Breton,
qui est l’un des chercheurs français les
plus représentatifs dans le domaine de
la communication, nous invite au débat.
Internet est un dispositif technique qui,
pour la première fois dans l’histoire de
l’humanité, permet aux hommes de communiquer
entre eux presque à volonté,
simultanément et en temps réel, tout en
les dispensant de tout contact direct.
Cet outil sans précédent, qui étend les
possibilités de communication tout en
accroissant paradoxalement les risques
d’isolement individuel, est aujourd’hui
l’enjeu d’un discours inquiétant, qui
prône une « société mondiale de l’information
» dans laquelle le lien social
serait fondé sur la séparation des corps
et la collectivisation des consciences
dans le « cyberespace ». Ce discours, qui
s’adosse sur un paradigme scientifique,
celui de la théorie de l’information,
prend dans certains écrits des accents
visionnaires qui font de l’Internet la
cathédrale virtuelle d’une nouvelle religion.
Mais une religion sans Dieu et sans
humanité.
L’ouvrage se présente comme une
analyse de ce discours, que Breton repère
chez des essayistes et philosophes
comme Philippe Quéau ou Pierre Lévy,
chez des informaticiens ou dirigeants
d’entreprises comme le très médiatisé
Bill Gates. Pour ces auteurs et d’autres,
que l’on retrouve au chevet des dirigeants
politiques les plus importants,
comme l’ex-vice-président des États-
Unis Al Gore, les nouvelles technologies
de l’information et de la communication
préparent un monde meilleur, enfin pacifié,
harmonieux, transparent. Pour permettre
d’instaurer ce monde idéal, la
communication doit être libre, et porter
sur tout : toute information est bonne,
quelle que soit son contenu, car sa valeur
se mesure à sa capacité à se déployer.
Inversement, toute rétention d’information,
tout secret, et même toute intimité,
sont suspects d’une volonté archaïque de
se distinguer et de conserver un pouvoir.
À la limite, le seul fait que des actes
soient visibles, ou comme dans le piratage
informatique, le fait qu’ils mettent
au jour des informations cachées, suffit
à les justifier moralement.
Le déplacement de valeurs qu’opère
ce discours éclaire les débats actuels
dans le domaine du droit : comme le
montrent les réactions à la récente
condamnation de Yahoo! par un tribunal
français, une grande partie des internautes
sont persuadés qu’Internet est un
univers qui doit échapper à la Loi, même
s’il s’agit, en l’occurrence, de la circulation
d’objets de propagande nazie. Le
culte de l’Internet doit évidemment une
partie de son succès à sa connivence avec
les positions ultralibérales d’un certain
nombre de grandes entreprises
confiantes dans les seules règles du mar-
ché et hostiles aux interventions des
États. Mais il est plus gravement une
atteinte à une certaine conception de la
société et de l’homme lui-même. L’être
humain y est conçu comme un
« ensemble d’informations », ce qui ne le
distingue donc pas essentiellement
d’autres ensembles de complexité comparable
que sont les animaux et les
machines. Si la pensée est un programme,
et la parole une instruction, l’homme
est une entité sans intérieur, et le collectif
ne laisse pas d’interstice pour l’individuel.
La métaphore d’un espace intérieur
en partie caché à l’individu qui le
porte et qui, de Saint Augustin à Freud,
traverse toute la pensée occidentale, est
ici balayée par un culte de la transparence
qui puise dans l’héritage de Teilhard
de Chardin, dans les courants New
Age inspirés de la contre-culture des
années soixante, et dans des récupérations
hasardeuses du bouddhisme zen.
Ce discours remet en question trois
piliers de notre civilisation : l’héritage
monothéiste juif de la Loi, l’importance
conférée depuis la naissance de la démocratie
en Grèce à la parole, et enfin la
représentation chrétienne de l’homme
comme individu doté d’une intériorité.
Ces trois thèmes se sont détachés de leur
contextes historique et géographique
d’origine pour acquérir valeur d’universaux,
au moins dans les sociétés occidentales.
Le débat auquel invite Philipe
Breton est donc bien un débat sur le
devenir de l’humanisme dans la postmodernité.
Certes, parce qu’il a d’abord pour
enjeu de dénoncer un discours, l’ouvrage
ne fait pas dans la nuance. Pour commencer,
traitant essentiellement d’un
discours, et même si celui-ci est diffusé
largement dans les milieux dirigeants
économiques et politiques, il laisse
ouverte la question des pratiques réelles,
individuelles et collectives. La majorité
des internautes considèrent-ils vraiment
que l’essentiel de leur vie se passe sur
le Réseau ? Ont-ils vraiment envie de se
fondre dans une vaste conscience universelle
? Les êtres humains ne sont-ils
pas capables de réceptionner ce discours
en le discutant et (même s’ils n’en
discutent pas) en l’interprétant, puisque
précisément ils ont une capacité
argumentative et une intériorité ?
Ensuite, dans l’analyse même du discours,
Philippe Breton montre comment
une pensée qui quitte son registre scientifique
d’origine peut basculer dans
l’idéologie quand elle est transposée sans
contrôle dans un autre registre. Des précédents
de telles récupérations
idéologiques existent : le marxisme en
sait quelque chose. Faut-il pour autant
jeter le bébé avec l’eau du bain ? La
« théorie de l’information » garde une
pertinence en tant qu’hypothèse scientifique,
y compris dans les sciences
humaines, et il me semble nécessaire de
ne pas la confondre avec l’idéologisation
à laquelle elle prête. De même, le processus
de production de cette idéologie
s’adosse sur une référence à certains courants
religieux, qui cependant ne peuvent
être confondus avec elle, et d’ailleurs ne
s’y reconnaîtraient peut-être pas. Je
pense en particulier au bouddhisme zen,
cité fréquemment par Philippe Breton
mais qui, à la différence d’autres doctrines
auxquelles il consacre un chapitre,
ne fait l’objet d’aucun développement.
Il me paraît important de distinguer
entre l’évaluation scientifique d’une
théorie, d’une part, une réflexion philosophique
ou religieuse sur la question
du sacré, de l’autre, et enfin l’approche
anthropologique et sociologique d’un
processus par lequel, une pensée, qu’elle
soit scientifique ou métaphysique,
peut glisser dans l’idéologique. Car, c’est
en définitive le risque principal auquel
l’auteur s’expose lui-même : le débat initié
serait condamné à n’être qu’un
affrontement si on se contente d’opposer
au « culte de l’Internet » une position
« humaniste » ne fonctionnant elle
aussi que comme un credo.
Ces réserves faites, l’ouvrage de Philippe
Breton est bienvenu, et même
indispensable, en l’état actuel du débat
de société sur Internet : les réactions
offusquées d’une grande partie des
internautes à la condamnation de
Yahoo! montrent qu’on ne peut plus
laisser, sans réagir, courir l’idée qu’Internet
serait un monde au dessus des
lois. Le signal d’alarme était donc nécessaire.
Certes, la réflexion doit pour ma
part être poursuivie, mais n’était-ce pas
l’enjeu principal de cet ouvrage que de
nous y engager ?
Patrick Schmoll
Dominique WOLTON
Internet, et après ? Une
théorie critique des nouveaux
médias
Paris, Flammarion (Champs),
2000, 240 p.
Le lecteur est un peu surpris, voire
déçu, de ne pas retrouver dans le contenu
de ce livre une réflexion spécifique
sur Internet que le titre semblait pourtant
annoncer. Pour penser les nouveaux
médias, Dominique Wolton nous invite
en effet à les replacer dans une théorie
générale de la communication, et c’est
donc essentiellement des médias en
général qu’il traite, avec en fait des
développements plus importants sur la
télévision et la construction des identités
en Europe que sur les questions que
suscite Internet.
Cette réserve faite, et bien que cet
écart ait pour résultat d’affaiblir la portée
de l’ouvrage sur le thème spécifique
des nouvelles technologies de communication,
sa lecture est stimulante et
invite à la réflexion et au débat. Dominique
Wolton, qui travaille depuis vingt
ans sur le statut de la communication
dans nos sociétés, expose ici les linéaments
d’une théorie claire et articulée.
Comprendre la place et le rôle de la
communication dans une société signifie
analyser les relations existant entre les
techniques de communication et les
dimensions culturelles et sociales de la
communication. Lorsqu’une innovation
technique en matière de communication
se présente comme une «révolution»,
c’est qu’en fait elle rencontre et sert de
véhicule à une mutation culturelle et
sociale dans les modèles de communication.
Ce n’est pas l’imprimerie, par
exemple, qui a en soi a bouleversé l’Europe,
c’est le fait que le livre imprimé ait
permis un profond mouvement de remise
en cause de l’Église : c’est la Réforme
qui a donné son sens à la révolution
de l’imprimerie.
La radio dans les années 20 et la télévision
dans les années 60 ont pareillement
été des révolutions parce qu’elles
ont exprimé le triomphe de l’individualisme
et de la démocratie de masse,
dont elles ont été en même temps les
173
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Résumés Français
174
outils. Sur ce point, le livre déploie un
raisonnement solide, étoffé (parfois
même un peu redondant), illustré
d’exemples qui concernent surtout la
télévision, dont l’auteur est un
spécialiste reconnu.
Internet est-il une révolution au
même titre que le furent l’imprimerie, la
radio et la télévision, et aussi importante
? Dominique Wolton est sur cette
question plus réservé. La télévision a
été et reste en phase avec l’évolution de
la société, parce qu’elle permet de rassembler
des individus et des publics que
tout sépare par ailleurs et leur offre la
possibilité de participer individuellement
à une activité collective. Elle est
un objet de conversation. Ce n’est pas la
télévision qui a créé la solitude, provoqué
l’exode rural, démembré la famille,
détruit les tissus sociaux et multiplié les
banlieues. Elle a plutôt amorti les effets
négatifs de ces profondes mutations en
offrant un nouveau lien social dans une
société individualiste de masse. Par
contraste, si le public s’éparpille sur les
nouveaux médias que constituent les
télévisions thématiques, et a fortiori
sur Internet, c’est autant d’occasions de
se parler qui disparaissent. Que reste-til
du lien social établi par la télévision
si chaque milieu social et culturel, voire
chaque individu devant son écran, s’enferme
dans la consommation des programmes
et services qui le concernent ?
Un média renvoie toujours à l’existence
d’une communauté, à une vision
des rapports entre l’échelle individuelle
et collective. De ce point de vue,
«pour l’essentiel, le Net n’est pas un
média. C’est un formidable système de
transmission et d’accès à un nombre
incalculable d’informations» (p. 105).
Dans ces conditions, le livre, qui titre sur
Internet, tourne court sur cet objet : il
nous propose au départ de resituer
Internet dans le cadre d’une théorie
critique des nouveaux médias, pour
ensuite nous dire qu’Internet n’est pas
un média. Ce qui semble expliquer pourquoi
le livre, traitant en fait des médias,
… parle finalement très peu d’Internet.
Dès lors, dans un ouvrage par ailleurs
fort intéressant et bien construit sur le
statut de la communication dans une
société individualiste de masse, les
développements sur ce que semblait
annoncer le titre laissent le lecteur sur
sa faim.
Certes, une véritable révolution existe
quand il y a rencontre entre une
innovation technique et des mutations
culturelles et sociales dans les modèles
de communication. Mais précisément,
Internet n’est-il pas le vecteur de nouvelles
formes d’identités et de socialités
qui se cherchent ? À aucun moment l’auteur
n’évoque les communautés qui se
forment autour des forums et jeux en
lignes, par exemple.
Effectivement, Internet n’est pas un
média. Mais en restant focalisé sur le
point de vue qui est le sien d’une théorie
des médias, Dominique Wolton me
semble passer à côté de l’analyse de ce
qui, pourtant, risque de faire d’Internet
une révolution comparable à celle de la
télévision, et peut être même plus profonde.
Et non pas en raison des performances
techniques permises par Internet,
mais bien en raison des dimensions
culturelles et sociales dont l’outil
autorise l’expression.
Patrick Schmoll Notes
■
1. Ont collaboré à cet ouvrage collectif
: Eric Navet, Professeur,
Isabelle Bianquis-Gasser, maître
de conférence, ethnologues ;
Marie-Noële Denis, démographe,
chargée de recherche au CNRS;
Janine Erny, Ph. Guillou, Kh.
Kajaj, docteurs ; Carole Aubert,
Lucila Bugallo, Marie-Angela
Kleiser, Joëlle Kuhne, Denise
Vogeleisen sont doctorant(e)s ;
Didier Maurel est enseignant en
Guyane. Il est toutefois regrettable
que l’ouvrage de Pierre
Erny ne mentionne pas la
recherche qui avait été coordonnée
par Martine Segalen et
Beatrix Le Wita sur les créations
familiales, à laquelle ont pris part
Marie-Noële Denis et Anny Bloch
avec la collaboration d’Alain
Ercker : Chez soi, objets et décors :
des créations familiales ?,
Autrement,1993, 215 p.
2. A. Rapoport, Pour une anthropologie
de la maison, Dunod, Paris,
1972. La première édition américaine
date de 1969.
3. M. Heidegger, « Bâtir, habiter,
penser » in Essais et conférences,
Gallimard, Paris, 1958, p. 171.
4. Revue d’Ethnobiologie, Journal
d’Agriculture Traditionnelle et de
Botanique Appliquée du Laboratoire
d’Ethnobiologie-Biogéographique de
MNHN
Résumés
Français
Résumés
Patrick Schmoll
Les Je on-line.
L'identité du sujet
en question sur
Internet
Une caractéristique majeure de la communication
sur Internet est qu’elle favorise
l'anonymat. Elle s’établit par l’intermédiaire
de textes qui peuvent être
écrits sous pseudonyme ou, dans les jeux
vidéo on-line et les mondes virtuels 3D,
par un jeu de simulacres infographiques.
L'adoption d'identités multiples par les
interlocuteurs de cette communication
n'a pas pour seul enjeu une manipulation
des autres, mais aussi une manipulation
de soi : à partir du moment où l'internaute
se prête au jeu des permutations
entre des rôles différents, et qu'il
découvre que les autres acceptent ces
rôles comme tels, il découvre aussi le
plaisir de l'ubiquité, celui de pouvoir être
qui il veut, et non plus seulement qui il
est tenu d'être.
La notion d’identité est clairement mise a
l’épreuve par l’émergence de ces relations
inter-individuelles et collectives dans lesquelles
l’identification d’autrui demeure
par essence incertaine. Cet article aborde
la question essentiellement par son versant
psychologique, celui des retombées de ces
relations anonymes sur l'identité subjective.
La “virtualisation” de l’autre dans la
relation a en effet inévitablement un
impact en retour sur le sujet lui-même : si
j'ai la possibilité d’être plusieurs personnes
différentes pour des interlocuteurs qui
acceptent mes personnages, qu’en est-il de
la personne que, dans la réalité quotidienne,
mon entourage habituel et moi-même
considérons comme la “vraie” ? Ne suis-je
pas moi-même un objet virtuel ?
David Le Breton
La délivrance
du corps. Internet
et le monde sans mal
Dans nos sociétés contemporaines occidentales,
le corps est souvent perçu comme
un objet différent de soi, anachronique, fossile
voué à une disparition prochaine. Il
serait un insupportable obstacle à la communication
à cause de sa lenteur, de sa fragilité,
etc. La religiosité du discours sur l'Internet
amène à le concevoir comme superflu,
surnuméraire. L'article analyse ce discours
de dénigrement du corps dans la
cyberculture.
Pascal Hintermeyer
La conquête
de la fin de vie
Comment donner à la fin de vie un sens
plus humain ? Entre euthanasie et acharnement
thérapeuti-que, le mouvement
des soins palliatifs s'institutionnalise à la
fin du XX e siècle. Il réaménage le rapport
à la mort et présente une pluralité de
significations qui en précisent la portée.
Francis Weidmann
Nouvelles
technologies
de communication,
nouvelles formes
de contrôle social ?
L'évolution récente et rapide des nouvelles
technologies de communication amène à
reconsidérer, sans pour autant pouvoir y
répondre, la question de l'avenir et de l'usage
direct ou indirect de ces techno-logies. La
communication, au travers de ses outils,
devient-elle peu à peu une nouvelle forme
de contrôle social, où l'usager est d'autant
mieux sous contrôle qu'il n'a plus de
contacts physiques, d'échanges directs avec
les autres ? L'article souligne le paradoxe
d'une évolution où communication devient
de plus en plus synonyme de solitude.
André Petitat
Tyrannie de
la transparence
et transformations
des frontières
privé-public
L'étude des frontières multiples et
mouvantes entre le privé et le public nous
rappelle que la société n'est pas une
machine mais un art de l'autonomie et de
175
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Résumés Français
176
la dépendance entre des acteurs individuels
et collectifs enchâssés les uns dans
les autres, du sujet dans sa famille, en
passant par les différents niveaux d'appartenance,
professionnelle, religieuse,
culturelle, etc. jusqu'aux institutions
publiques. L'État moderne a introduit historiquement
une rupture en éliminant
peu à peu les corps intermédiaires, jusqu'à
se substituer à certains rôles de la
famille elle-même. C'est alors dans le
face à face direct entre les grandes institutions
et l'individu que surgit la peur de
la transparence.
L'acteur résiste pourtant au système, à
sa façon, souvent surprenante. Reléguée
dans les cercles premiers du privé, la
famille, cocon affectif du sujet, demeure
l'ultime protection contre les intrusions du
public. A contrario, dès lors que la famille
n'abrite plus qu'une part restreinte des
possibles étendus de l'expérience humaine,
la subjectivité privée investit massivement
la scène publique en s'y exprimant.
Le sujet, menacé dans le privé, ne s'est
jamais autant imposé en public.
Patrick Ténoudji
Souveraineté et
subsidiarité :
l'Europe fait-elle
pâlir la Nation ?
Dans le paysage urbain européen, peuplé
de voitures, les plaques minéralogiques
sont des emblèmes, des "plaques
d'identité sociale", et un analyseur de
l'évolution des questions de souveraineté
nationale au sein de l'Union. L'étude des
modes d'affichage de la double appartenance,
nationale et européenne, sur les
plaques minéralogiques, et leur évolution
sur quelques années, montre les différences
d'inscription identitaire d'un pays
à l'autre, et la manière dont elles sont
vécues et gérées par les institutions.
La construction de l'Europe institutionnelle,
pour ne pas entrer dans le débat
de la souveraineté na-tionale, se poursuit
sur la base du principe de la subsidiarité :
ce principe souple de délégation, qui permet
au départ de ne pas empiéter sur les
prérogatives des États nationaux, a aujourd'hui
pour effet paradoxal de précipiter
leur mise en cause. En effet, si les États ne
délèguent à l'Union que ce qu'ils veulent
bien, ils promeuvent un modèle qui légitime
les échelons régionaux, voire les
groupes et les individus à ne déléguer eux
aussi à l'État que ce qu'ils jugent nécessaire
à la cohésion nationale. Le principe
discret de la subsidiarité ne pose explicitement
aucune appartenance totalisante,
mais dans les faits, aucun pouvoir n'échappe
à son contrôle, et les notions de frontière
et de territoire s'en trouvent mises en
question.
Virginie Waechter
La relation usager /
service public :
d’un modèle à
l’autre, ou vers
la confusion des
sphères d’action
privée et publique
De nombreux travaux en sciences
sociales ont montré que l’on assiste depuis
une vingtaine d’années au passage de l’État
" donneur d’ordre " à l’État " animateur
". Ce glissement s’accompagne de
l’émergence de nouvelles modalités de
coordination entre les services publics et
leur environnement social. L'article s’attache
à caractériser le passage d’un modèle
de régulation de l’interface usager / service
public fondé sur l’évitement, à un
modèle qui valorise la personnalisation de
la relation. Il met par ailleurs en lumière
le brouillage de la frontière entre sphères
d’action publique et privée lié à cette
évolution.
Éric Agrikoliansky
Les nouveaux
modes de la participation
politique.
Crise du politique
ou crise des
modèles d'analyse
du politique ?
Depuis le début des années 1980
journalistes et politologues discernent
en France une mutation des formes et
des modalités de la participation politique.
L'augmentation de l'abstentionnisme
électoral, l'affirmation de votes
protestataires (pour le FN notamment),
les alternances successives liées à une
volatilité électorale croissante, le déclin
des engagements militants traditionnels
et l'émergence de nouveaux mouvements
sociaux, dits "post-matérialistes",
seraient autant de symptômes
qui manifesteraient une crise de la
représentation classique de l'homo politicus.
Ces nouvelles modalités de la participation
politique seraient constituées
par l'apparition de formes inédites de
citoyenneté dominée par l'individualisme,
le refus d'un engagement stable et
une attitude critique à l'égard du système
politique. L'analyse des données
empiriques disponibles sur les pratiques
politiques contemporaines invitent
cependant à nuancer ce cons-tat. Des
évolutions réelles, qui reflètent les
transformations de temps long des sociétés
contemporaines, sont certes perceptibles;
mais il paraît exagéré de parler
de mutations, voire de crise du politique.
En ce sens, si crise il y a, c'est plutôt
du coté des modèles classiques
d'analyse sociologique du politique qu'il
faut la chercher.
Pierre Heinz
Vers une
démocratie.com ?
Désormais la production, la dissémination
et la consommation d’informations
sont devenues les activités majeures de la
croissance. Pour les gouvernants, la capacité
à capter, traiter puis interpréter le
flux d’informations est une faculté plus
que jamais déterminante. Le Tiers Monde
craint aujourd’hui autant sa marginalisation
des circuits financiers et énergétiques
que sa mise à l’écart des flux d’information.
Ceux-ci attaquent de surcroît le
concept traditionnel de souveraineté territoriale,
car ils ignorent frontières,
nations, et autres délimitations institutionnelles.
L’outil technique, socialement
produit, est porteur de conséquences
lourdes, elles aussi sociales, telles que :
redistribution des lieux de pouvoir et
d’action ; modification opérationnelle de
la notion de " souveraineté " ; érosion des
hiérarchies pré-établies.
L’activité sociale structurée en
réseau altère en effet les hiérarchies traditionnelles.
Dans un contexte de désengagement
de l’Etat et de désaffection
des citoyens, il semble désormais inévitable
que les évolutions en matière de
travail collaboratif via le réseau modifient
substantiellement l’activité politique
ainsi que les pratiques de gouvernement.
L’intérêt pour le fantasme
d’une démocratie directe, ou " démocratie.com
", peut dès lors resurgir tant
les conditions sociales de sa production
semblent aujourd’hui progressivement
remplies.
Georges Heintz
Où va la ville ?
La ville se transforme rapidement en
une nappe urbaine élastique, diffuse et
compartimentée par les nombreux
réseaux qui la lacèrent. Est-il illusoire
de penser que des thérapies ponctuelles
peuvent soulager les crises d'acné de ce
second épiderme terrestre ?
Florence Rudolf
La durabilité :
deux manières
de célébrer la ville
Des villes comparables sont aujourd'hui
l'enjeu d'approches politiques et
urbanistiques très différentes. Deux
colloques tenus en 1999, l'un à Freiburg
en Brisgau, "Urban Visions", l'autre à
Rennes "Cité à Venir", envisagent,
comme leur intitulé l’indique, l’avenir
de la civilisation urbaine à l’aube du
troisième millénaire, et permettent de
confronter deux manières d'organiser la
réflexion collective sur la Ville. Le colloque
français illustre une approche
cartésienne et régalienne de l'urbanisation,
qui récupère la parole des habitants
dans un discours d'experts, propose
un tableau de la ville idéale qui
rencontre l'accord de tout le monde,
mais où personne, finalement, ne
reconnaît son quotidien. L'approche
allemande, plus discrète, plus pragmatique,
marquée par les conflits entre
usagers et gestionnaires de la ville,
débouche pourtant sur une réflexion
sociologique et écologique enrichie par
la confrontation.
Stéphane Jonas
Des villes utopiques
aux villes idéales
La chute du mur de Berlin a donné en
France aussi une nouvelle impulsion aux
recherches sur l’utopie en sociologie.
Les recherches sur les cités-jardins du
Mitteleuropa essaient de montrer
qu’elles sont bien des utopies puisque la
société et les pouvoirs ne pouvaient ou
ne voulaient pas reprendre ces projets
urbains en les rendant globaux ou réalisables
à grande échelle. Pour ce qui est
des cités idéales, les deux exemples ici
présentés, à savoir la Saline Royale
d’Arc-et-Senans en France et la ville
nouvelle de Chandigarh en Inde ont,
malgré une intégration qui n'est que partielle
dans le champ de l'utopie, cette
caractéristique utopique d’être à la fois
des réalisations pratiques et des expériences
de pensée. Une distinction théorique
et méthodologique est en effet proposée
entre utopies pratiquées et
utopies comme expériences de pensée.
Gergely Nagy
Utopie et
cités jardins :
l'exemple de la
colonie Wekerle à
Budapest (Hongrie)
Les idées utopiques n’ont été que
rarement mises en pratique en architecture.
Cependant plusieurs principes
architecturaux fondamentaux ont été
imaginés et mis en pratique dans le
cadre des projets et des réalisations
des villes idéales, grâce à la projection
sur le terrain des idéaux (beauté, harmonie,
bonheur, égalité) dont la réalisation
était quasi sans espoir, comme le
montrent notamment les projets des
socialistes utopiques. Les projets et les
réalisations des cités-jardins sont des
exemples significatifs et importants de
démarche utopique en architecture et
qui constituent en même temps une
étape décisive dans le développement
de la ville contemporaine. L’exemple
assez extraordinaire de la cité-jardin
de Wekerle à Budapest porte à la fois
l’influence des thèses du fondateur
anglais E. Howard et les pratiques de
réalisation du modèle du Mitteleuropa.
Les utopies architecturales des cités-jardins
ont grandement contribué à la formation
de la ville du XX e siècle.
Denis Steinmetz
La coloration
des façades :
individualisme
triomphant ou
enjeu d’une " solidarité
esthétique " ?
La coloration des façades, qui
connaît aujourd’hui un développement
spectaculaire oppose deux conceptions,
dont l’une revendique pour chacun la
liberté de choisir l’aspect de son patrimoine,
tandis que l’autre recherche une
unité à laquelle devraient se soumettre
les particuliers pour conserver ou améliorer
la beauté des sites. Les détracteurs
de la coloration anarchique invoquent
souvent l’idée d’une forme de
solidarité esthétique, qui aurait été
l’apanage des sociétés traditionnelles,
mais qui est en réalité due à la limitation
des couleurs alors disponibles. Cet
argument masque la recherche d’un paysage
stéréotypé selon les critères d’un
régionalisme caricatural au service de
l’industrie touristique.
Henri-Pierre Jeudy
Le futur giratoire
Les patrimoines du futur ne concernent
plus la conservation du passé. Les
constructions des sans-abri apparaissent
désormais comme les symboles mémo-
177
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Résumés Anglais
178
rables du devenir de la ville. Et l'esthétisation
généralisée, prenant le faux pour le
vrai, la copie pour l'original, transformant
l'objet précaire en objet monumental, produit
la virtualité des patrimoines. Sans
doute faut-il croire que la jouissance spéculaire
de l'auto-conservation des sociétés
contemporaines dépend de cette organisation
d'une réflexivité qui absorbe les différences
culturelles. La patrimonialisation
devient alors la démonstration
permanente de la capacité mentale d'une
société à se saisir en miroir d'elle-même
pour mieux maîtriser sa destinée.
Marie-Noële Denis
La famille aujourd'hui
et demain
La famille est encore considérée par
de nombreux sociologues comme la cellule
de base et d’apprentissage de la vie
sociale. Les plus pessimistes prédisent
depuis plus d’un siècle la fin de la famille
alors que les plus optimistes interprètent
comme un signe de vitalité ses
dérives et adaptations successives à la
modernité. Le mariage et la famille,
dans leur forme traditionnelle, sont
sérieusement remis en question. Mais la
baisse de la nuptialité ne signifie pas la
fin de la vie à deux. Le mariage, en tant
qu’acte juridique et social, a perdu sa
nécessité mais la vie en couple n’est pas
encore remise en cause et reste à la base
du modèle de la famille idéale.
Alain Bihr & Roland
Pfefferkorn
L'exclusion : les
enjeux idéologiques
et théoriques d'un
“nouveau paradigme”
sociologique
La notion d'exclusion a connu ces
deux dernières décennies une diffusion
exceptionnelle jusqu'à être élevée
récemment à la dignité de “ paradigme
sociétal ”. Cette notion éclairerait,
d'après ses utilisateurs, les principales
transformations économiques et sociales
du monde contemporain. Pour autant,
ses qualités descriptives et ses vertus
explicatives nous semblent très discutables.
Son succès ne s'expliquerait-il
pas d'abord par sa contribution à la
dilution, voire à l'occultation, d'un autre
paradigme, celui du conflit, et plus précisément
de la lutte de classe, en rendant
imperceptibles et inintelligibles les
transformations en cours, notamment en
termes d'aggravation de l'exploitation et
de la domination ? C'est cette hypothèse
que nous tenterons d'étayer dans
cette contribution.
Philippe Breton
Généalogie du paradigme
informationnel
L’objectif de cet article est de dresser
la généalogie du paradigme informationnel
qui sert aujourd’hui de matrice,
d’une part au thème de la " société
de l’information " qui s’est construit
autour du développement d’Internet,
d’autre part au développement de la
nouvelle religiosité qui lui est de plus en
plus associée. Il s’agit donc de dessiner
les grands traits de la progression de ce
paradigme depuis sa naissance, en 1942,
jusqu’à aujourd’hui…
Jean-Baptiste Legavre
Des journalistes
au travail :
le portrait dans
Libération
La rubrique "Portraits" du journal
Libération donne à voir une nouvelle
écriture journalistique. Les rédacteurs,
en décrivant la rencontre au principe
du portrait tendent à parler d'euxmêmes,
de leur travail et de ses contingences.
L'entreprise apparaît ainsi
comme une réflexion en acte des effets
d'une co-présence sur la construction
de la réalité. En abandonnant tendanciellement
le mythe d'une neutralité,
gage supposée de l'objectivité, les
rédacteurs font voler en éclat le mythe
de la neutralité d'un journaliste se
posant comme "extérieur" à la réalité
décrite.
Mohamed Ouardani
De l’accomplissement
individuel et social.
Réflexions sur la
" maturité sociale "
dans l’espace privé
tunisien
Dans la société tunisienne, le terme de
"maturité" est un marqueur de la différence
des sexes, qui permet aux
hommes de désigner les femmes
comme "manquant de maturité" et aux
femmes de se plaindre que les hommes
les considèrent comme des enfants.
Emprunté au vocabulaire de la psychologie,
il n'a cependant pas de consistance
comme concept et sert davantage
à exprimer l'évaluation sociale des
individus par rapport aux statuts et
rôles auxquels ils sont tenus en
fonction de leur genre.
Résumés
Anglais
Résumés
Patrick Schmoll
on-line Individual
identity is at stake
on the Internet
One of the major characteristics of
the communication on the Internet is
that it promotes anonymity. This communication
is established by texts, often
written under a pseudonym, or by a set of
computer graphic illusions, in the case of
on-line games and three-D virtual worlds.
For the Internet user, adopting numerous
identities is a way of manipulating
other people as well as a form of self
manipulation. Once he takes part in this
permutation between different roles and
realises that the others accept these
roles as such, he can discover at the same
time the pleasure of ubiquity and that of
choosing whoever he wants to be and no
longer the person he has to be.
The emergence of these interpersonal
and group relations, in which the identification
of other people remains in essence
uncertain, has clearly put to the test the
notion of identity. This article essentially
deals with the question from a psychological
angle, by considering the effects of
these anonymous relations on the subjective
identity.The "virtualisation" of other
people in the relation has an inevitable
impact in return on the individuals themselves:
if I have the possibility of being
various persons for those I am talking to
and who accept my different characters,
then what about the person who, in everyday
life, is considered as the "real" me?
Am I not a virtual object myself?
David Le Breton
Breaking free from
the body. Internet
and the painless
world
In modern Western societies like
others, the body is often considered as an
anachronistic object, different from oneself,
a fossil threatened by near extinction.
It could even be classed as an unbearable
barrier to communication, due to its slowness,
its weakness, The religiosity of the
language used on the Internet leads us to
regard it as being superfluous, supernumerous.
The article analyses the tendency
to disparage the body in cyberculture.
Pascal Hintermeyer
Conquering the end
of life
How can one give a higher human
dimension to the end of life?
At the end of the 20th century, the
trend towards terminally-ill patients'
care has become institutionalised, with
the practice of euthanasia and heroic
treatment.This redefines the relation to
death and offers more than one possible
meaning of the eventuality.
Francis Weidmann
Are new communication
technologies
new forms of social
control?
The rapid development of new communication
technologies over the last few
years has led to questioning the future of
such technologies and their direct or indirect
use, without necessarily providing
any answers. Is communication progressively
becoming a new form of social control
since it has less face to face contact and
fewer direct exchanges? The article highlights
the paradoxical situation where
communication is becoming increasingly
synonymous with loneliness.
André Petitat
The tyranny of
transparency and
changes in privatepublic
boundaries
The study of the multiple, changing
limits between the private and the public
sectors reminds us that society is not a
machine, but an art of autonomy and
dependence between individuals and col-
179
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Résumés Anglais
180
lectives, intermingling with one another.
It ranges from individuals with their family
to public institutions, going through the
various levels of belonging, for instance
professional, religious, cultural, etc. Historically,
the modern State introduced a
break-up by progressively eliminating the
intermediate bodies and eventually fulfilling
some of the functions of the family
itself. It is then from the direct encounter
between high institutions and individuals
that the fear of transparency arises. Nonetheless,
individuals resist the system in
their own, often surprising, way. Being
consigned to the basic circles of the private
sector, the family remains the last
shelter, an emotional cocoon in which the
individual is protected against public
intrusions. On the contrary, once the family
hosts nothing but a very limited part of
the extended possibilities of human experience,
private subjectivity finds its
expression in the besieging of the public
scene. Feeling threatened in the private
sector, the individual imposes himself in
public more forcefully than he never did
before.
Patrick Ténoudji
Sovereignty and
subsidiarity : is
Europe making the
Nation turn pale?
In the European urban landscape,
crowded with cars, number plates are
emblems, "social identity plates", and
real indicators of the evolution of national
sovereignty issues within the European
Union.The double identity, both national
and European, is displayed in different
ways on the number plates. The study of
this practice and its evolution over a few
years, stress the differences from one
country to another in the way of expressing
identity; it also shows how such differences
are experienced and dealt with
by the institutions. To avoid getting involved
in the debate about national sovereignty,
the construction of the institutional
Europe continues on the bases of subsidiarity.
This flexible principle of devolution,
which basically prevents from intruding
on the nation States' prerogatives, is
now paradoxically endangering them. If
the States only delegate to the Union what
they feel like delegating, they actually
support a model making it legitimate for
regional entities, or even groups and individuals,
to delegate to the State no more
than what they might consider necessary
for national cohesion.The subtle principle
of subsidiarity does not explicitly
establish any total dependence, but in reality,
every power is inevitably brought
under its control, and the notions of boundary
and territory are therefore challenged.
Virginie Waechter
The user-public service
relation : from
one model to the
other, or towards
the confusion of private
and publicorientated
spheres
For the last twenty years, there has
been a move from a "commanding" to a
"co-ordinating" State, as has been shown
in numerous pieces of work in social
sciences.This evolution has brought along
the emergence of a new co-ordination
procedure between public services and
the social environment. This article tries
to define the shift from a model based on
avoidance, regulating the interface between
the user and the public service, to
one promoting the personalization of the
relation. It also highlights the confused
limit between public and private-orientated
spheres due to such an evolution.
Éric Agrikoliansky
New patterns
of political participation
:
A crisis in politics or
in the methods of
analysing politics?
Since the early 80's, journalists and
political scientists have identified a radical
transformation in the distinct forms
and conditions of political participation in
France. The increasing abstention in the
polls, the significant raise in votes of protest
(especially in favour of the FN, the
French extreme right-wing party), the successive
changes in power, related to a growing
electoral volatility, the decline of traditional
militant commitments and the
emergence of new so-called "post materialist"
social movements, are said to be as
many symptoms revealing a crisis in the
conventional representation of the Homo
politicus. These new patterns of political
participation are said to originate from
the emergence of new forms of citizenship,
whose dominant features are individualism,
refusal of a stable commitment
and a critical attitude towards the political
system. The analysis of the available
empirical data about contemporary political
patterns leads however to reconsider
this assessment. Some real evolutions,
reflecting the long-term transformation of
modern societies are undoubtedly perceptible,
but it seems exaggerated to talk
about mutations, or even about crisis in
politics. In this sense, if there is a crisis, it
rather concerns the conventional methods
of sociological analysis of politics.
Pierre Heinz
Towards a
democracy.com?
Today, the production, dissemination
and consummation of information have
become major activities linked to
growth. For those in power, the capacity
to receive, process, and then to interpret
information flows is more than ever
a determining factor. The Third World's
fear of being excluded from the process
of information flow runs as deep as its
fear of finding itself on the fringe of
financial and other vital networks. As
information flows ignore borders,
nations and other institutional delimitations,
the threat to the traditional
concept of territorial sovereignty is
increased. Technologies, products of
society, have serious consequences for
the society that produced them, among
which are a redistribution of seats of
power and action, an operational modification
of the notion of sovereignty
and an erosion of the pre-established
hierarchy.
Society’s activities that are structured
around a network will alter tradi-
tional forms of hierarchy. In a context
where the state has retreated, and its
citizens have lost interest, it seems
inevitable that the evolution of work
carried out jointly via networks has
significantly modified both political
activity and government’s way of doing
things.
The fantasy of direct democracy or
democracy.com, can resurface as long
as the social conditions for its production
are being progressively fulfilled.
Florence Rudolf
Two ways of
celebrating the city
Nowadays, similar cities are conceived
under very different political and
urban approaches. Two conferences
held in 1999 - one entitled "Urban
visions" in Freiburg in Brisgau (Germany)
and the other "Cité à Venir"
held in Rennes (France) - take into
consideration, as their titles suggest,
the future of urban civilisation at the
dawn of the third millennium. Both
offer the opportunity to compare two
ways of organising a collective reflection
on the city. The French conference
is an example of a Cartesian and regalian
approach of the urbanisation process
that translates the inhabitants'
opinion into the language of experts
and draws the picture of an ideal city.
Everybody agrees with such a representation
but in the end nobody really
recognises their everyday life in it. As
for the German approach, more subtle
and pragmatic, it is marked by the
conflicts between users and city administrators.
Nevertheless, this approach
results in a sociological and environmental
reflection that is enriched by
confrontation.
Georges Heintz
Where is the city
going?
The city is steeply becoming an urban
blanket stretchy and diffuse, shared in
isolated parts by the networks who organise
it. Is it an illusion to consider that
some therapies could help the crisis that
affect that second earth skin ?
Stéphane Jonas
From utopian
to ideal cities
Even in France, the fall of the Berlin
wall gave a new boost to the researches
on utopia in sociology.The researches on
the garden cities in Mitteleuropa try to
show that these are real utopias since
neither society nor those in power could
or wanted to take up such urban projects
and make them comprehensive
and feasible on the large scale. As far as
ideal cities are concerned, both of the
examples given here – the Saline Royale
d'Arc-et-Senans in France and the
new city of Chandigarh in India – have
the utopian characteristic of being both
practical accomplishments and conceptions
of the mind although they are only
partially integrated in the utopian field.
In fact, a theoretical and methodological
distinction can be drawn between regarding
utopia as a practice and utopia as
a conception the mind.
Gergely Nagy
Utopia and garden
cities through the
example of the
Wekerle colony
in Budapest
(Hungary).
Utopian ideas have hardly been put
into practice in architecture. However,
several basic architectural principles
have been imagined and applied to the
design and construction of ideal cities,
thanks to the projection onto the site of
ideals such as beauty, harmony, happiness,
equality. Reaching those ideals
was almost hopeless as suggest for instance
the utopian Socialists' projects.
The design and construction of garden
cities are significant, important
examples of a utopian approach in architecture
which are at the same time a crucial
step in the modern city development.
The Wekerle garden city in
Budapest is quite an extraordinary
example as it has been both influenced
by the ideas of the British founder E.
Howard and the building techniques
based on the model of Mitteleuropa.
Garden cities are architectural utopias
which have contributed to a large extent
to the creation of the twentieth century
city.
Denis Steinmetz
Colouring house
fronts : a sign of
triumphant individualism
or an issue
of "aesthetic solidarity"?
Nowadays, it has become more and
more common to colour fronts. Two
conceptions are a stake in this process:
one claims that everybody should have
the right to choose the appearance of
their property whereas the other seeks
a unity to which the individual should
submit in order to preserve or improve
the beauty of the sites. The opponents of
anarchical colouring often support the
idea of a form of aesthetic solidarity
which was supposedly a characteristic of
traditional societies but which was simply
due to the scarce colours available at
that time. This argument masks the
attempt to conceive a stereotyped landscape
meeting the criteria of a caricatured
regionalism devoted to the tourist
trade.
181
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Résumés Allemands
182
Henri-Pierre Jeudy
The roundabout
future
National heritage no longer deals
with the past. Homeless people's shelters
are now regarded as memorable symbols
of the future of the cities. The generalised
aesthetisation process which mistakes
the fake for the real, the copy for
the original, and transforms the rudimentary
object into a monumental one,
generates the virtual reality of heritage.
This seems to indicate that the specular
enjoyment of auto-conservation by
modern societies depends on such a kind
of reflexibility that absorbs cultural differences.
Making sites our cultural heritage
becomes then a permanent proof of
the mental capacity of a society to see
itself in its own reflection so as to have a
better grip on its destiny.
Marie-Noële Denis
The family today
and tomorrow
The family is still considered by numerous
sociologists as the basic unit for an
initiation into social life. For more than a
century the most pessimistic people have
been foreseeing; the disappearance of
the family structure whereas the optimistic
take its drifts and successive adaptations
to modernity for a sign of vitality.
Marriage and family, in their traditional
forms, are seriously jeopardised. But the
decrease in the number of marriages is
not synonymous with the end of life in
couple. Marriage, as a judicial and social
act, has lost its necessity. So life in couple
is not at stake and it is still considered as
the basic element of the ideal family
model
Alain Bihr & Roland
Pfefferkorn
Social exclusion:
the ideological and
theoretical issues of
a "new sociological
paradigm"
Over the last two decades, the concept
of exclusion has been so widely used that
it has now reached the higher status of
"social paradigm". According to the
people using this notion, it throws a light
on the main economical and social
changes in the contemporary world. The
descriptive qualities and the explanatory
virtues of this concept seem however
rather questionable. Could we not mainly
attribute its success to its contribution to
the weakening, or even the eclipse of
another paradigm -that of conflict, or
more precisely of class struggle- by
making imperceptible and unintelligible
the ongoing changes, especially as regards
the worsening of exploitation and domination?
That is the hypothesis we will try
to back up in this piece of writing.
Philippe Breton
Genealogy of
the informational
paradigm
The purpose of this article is to draw
the genealogy of the informational paradigm
that is nowadays used as a matrix,
on the one hand to the topic of the
"information society", built up from the
development of the Internet, and, on the
other hand, to the development of the
new religiosity increasingly associated
with it.Thus, the aim pursued is to draw
the main features of the evolution of this
paradigm from its beginning in 1942
until nowadays.
Jean-Baptiste Legavre
Journalists in their
work, their portrait
in Libération
The "Portraits" column in the French
daily newspaper Libération shows a
new kind of journalistic style. When
they describe the person they met by
using the principles of the portrait, journalists
tend to talk about themselves,
their work and their everyday contingencies.This
way, the enterprise appears
to be a practical reflection of the effects
of co-presence on the construction of
reality. Because they tend to abandon
the myth of neutrality, supposed to be a
guarantee of objectivity, the journalists
pull to pieces the myth about the neutrality
of journalists who claim they are
"external" to the reality they describe.
Mohamed Ouardani
About individual and
social fulfilment:
reflections about
"social maturity" in
the Tunisian private
sphere
In the Tunisian society, the word "maturity"
is a marker of the differences between
sexes, that allows men to say that
women "lack maturity" and women to
complain about men considering them
as children. Even though "maturity" is
a term taken from the psychological
jargon, it does not have any consistency
as a concept and is mainly used to
express social assessment of individuals
in relation to the status and roles that
are imposed on them because of their
gender.
Résumés
Allemands
Résumés
Patrick Schmoll
Ich-Spiele online.
Im Internet steht
die Identität des
Subjekts zur
Diskussion.
Eines der Hauptmerkmale der Kommunikation
im Internet ist die Förderung
der Anonymität. Sie entwickelt
sich über Texte, die man unter einem
Pseudonym schreiben kann, oder in
online Videospielen und dreidimensionalen
virtuellen Welten dank vortäuschender
Computeranimationen. Bei
der Annahme von vielfältigen Identitäten
geht es den Kommunikationspartnern
nicht nur um die Manipulierung
der anderen, sondern auch um die
Selbstmanipulierung: von dem Moment
an in dem der Internetsurfer mit verschiedenen
Rollen spielt und entdeckt,
daß die anderen diese Rollen so annehmen,
entdeckt er ebenfalls das Vergnügen
der Allgegenwart, das heißt das
Vergnügen, die Person zu sein können
die er will, und nicht nur die Person die
er sein soll.
Der Begriff Identität wird deutlich im
Rahmen dieser neuen gemeinsamen und
zwischenmenschlichen Beziehungen, in
denen die Identifizierung anderer von
Grund auf unsicher bleibt, auf die Probe
gestellt. Dieser Aufsatz behandelt die
Problematik vom psychologischen Standpunkt
aus und stellt die Frage nach den
Aufwirkungen dieser anonymen Beziehungen
auf die subjektive Identität. Die
“Virtualisierung” der anderen Person
in der Beziehung hat tatsächlich einen
unvermeidlichen Einfluß auf das Subjekt
selber. Falls ich verschiedene Personen
sein kann, und meine Gesprächspartner
meine Rollen akzeptieren, was
gescheht dann mit der Person, die meine
Umgebung und ich selber jeden Tag als
die “echte” betrachten? Bin ich dann
selber ein virtuelles Wesen?
David Le Breton
Die Befreiung vom
Körper. Internet und
die Welt ohne
Schmerzen.
In unserer westlicher Gesellschaft
wird der Körper oft als etwas wahrgenommen,
das nicht zu einem gehört, als
einen Anachronismus, ein Fossil, das zu
einem baldigen Verschwinden verurteilt
ist. Wegen seiner Langsamkeit, seiner
Schwäche, usw. soll der Körper ein unüberwindbares
Hindernis zur Kommunikation
bilden. Die "Frömmigkeit" des
Diskurses im Internet führt zu einer
Darstellung des Körpers als überflussiges
und überzähliges Element. Der
Beitrag analysiert dieser Diskurs über
die Herabwürdigung des Körpers in der
Cyberkultur.
Pascal Hintermeyer
Eroberung
des Lebensende
Wie kann man dem Lebensende eine
menschlichere Bedeutung geben? Zwischen
der Sterbehilfe auf einer Seite
und der Erhaltung des Lebens um jeden
Preis auf der anderen hat sich der
Gebrauch der schmerzlindernden Mittel
im Endstadium durchgesetzt. Sie ermöglichen
das Verhältnis zum Tod neuzugestalten
und zeigen die Vielseitigkeit
der Bedeutungen, die seinen Impakt
genauer präzisieren.
Francis Weidmann
Moderne
Kommunikationstechnologien:
die Gesellschaft
unter neuer
Aufsicht?
Die neue und schnelle Entwicklung
der modernen Kommunikationstechnologien
führt dazu, die Frage der Zukunft
und der direkten oder indirekten Verwendung
dieser Technologien noch einmal
zu überdenken, ohne daß jedoch
183
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Résumés Allemands
184
eine Antwort darauf gefunden wird.
Nimmt die Kommunikation nach und
nach anhand ihrer Instrumente nicht
eine neue Form an, und zwar die der
Sozialkontrolle, der der Verbraucher um
so effizienter unterliegt, als er weder
physische Kontakte noch direkte Austausche
mit anderen mehr erlebt? Der
Aufsatz betont den Widerspruch einer
Entwicklung, in der die Kommunikation
immer mehr ein Synonym für Einsamkeit
wird.
André Petitat
Die Diktatur der
Transparenz und die
Veränderung der
Grenzen zwischen
privat und öffentlich
Die Untersuchung der zahlreichen
und schwankenden Grenzen zwischen
privat und öffentlich macht uns bewußt,
dass die Gesellschaft keine Maschine
ist, sondern für das Subjekt eine äußerst
kunstvolle Gratwanderung zwischen
Autonomien und Abhängigkeiten darstellt:
die Individuen und kollektiv Handelnden
sind auf vielfältige Weise miteinander
verbunden und ihre Schicksale
ineinander verschachtelt, angefangen
vom Einzelnen in der Familie bis hin zu
den verschiedensten Formen der
Zugehörigkeit. Historisch stellt der
moderne Staat hier eine Zäsur dar: in
dem er die Zwischeninstanzen Schritt
für Schritt beseitigte, übernahm der
Staat letztlich manche Aufgaben der
Familie selbst. Die Angst vor Transparenz
äußert sich so im direkten Aufeinandertreffen
des Individums mit den
großen Institutionen.
Doch setzt sich der Handelnde auf
oft überraschende Weise gegen das System
zur Wehr. Zurückwiesen auf die
ursprünglichen Sphären des Privaten,
wird für den Einzelnen der bindende
Kokon der Familie zum letzten Schutz
vor den Eingriffen der Öffentlichkeit. Ja
mehr noch: da die Familie nur noch
einen Teil der vielfältigen Möglichkeiten
menschlicher Erfahrung abdecken
kann, verlagert sich die Subjektivität
des Individuums immer mehr in den
öffentlichen Raum. Das Subjekt, im privaten
Raum gefährdet, war in der
Öffentlichkeit noch nie so präsent.
Patrick Ténoudji
Souveränität und
Subsidiarität: läßt
Europa die Nation
verblassen?
In der urbanen europäischen Autowelt
werden die Nummerschilder zu
“Kennzeichen sozialer Identität” und zu
einem Indikator für den Entwicklungsstand
der Fragen nationaler Souveränität
innerhalb der Union. Die Art und
Weise wie auf den Autokennzeichen die
sowohl nationale als auch europäische
Zugehörigkeit zum Ausdruck gebracht
wird und wie diese sich im Laufe der
Jahre gewandelt hat, macht deutlich, auf
welch unterschiedliche Art die Länder
sich in den letzten Jahren dieser Identität
verschrieben haben und wie diese
von den jeweiligen Institutionen mit
Leben gefüllt und geleitet wird.
Um Debatten über die nationale Souveränität
der Einzelstaaten zu vermeiden,
vollzieht sich der Aufbau europas
weiterhin nach dem Subsidiaritätsprinzip.
Anfangs konnte man durch
dieses flexible Delegationsprinzip vermeiden,
in die Vorrechte der nationalen
Staaten einzugreifen; aber heutzutage
hat es die paradoxe Wirkung, eben diese
zu gefährden. Wenn die Einzelstaaten
nur das an die Union delegieren, was sie
selbst für richtig halten, fördern sie ein
Modell, das die regionalen Ebenen dazu
legitimiert, ebenfalls nur die Zuständigkeiten
an den Staat abzugeben, die sie
als unabdingbar für den nationalen
Zusammenhalt betrachten. Der diskrete
Subsidiaritätsprinzip setzt zawar keine
völlige Zugehörigkeit voraus; faktisch
entgeht jedoch keine Macht ihrer Aufsicht
und die Begriffe Grenze und Territorium
werden dadurch in Frage
gestellt.
Virginie Waechter
Die Beziehung zwischen
Verbraucher
und öffentlichem
Dienst: von einem
Modell zum anderen,
oder auf dem
Weg zur langsamen
Verschmelzung
der öffentlichen und
privaten Handlungsphäre
?
Zahlreiche sozialwissenchaftliche
Arbeiten haben gezeigt, daß der Staat
seit ca. 20 Jahren vom Status des "Auftraggebers"
zum Status des"Animateurs"
übergeht. Dieser Übergang wird
von auftauchenden neuen Koordinationsformen
zwischen dem öffentlichen
Dienst und dessen soziale Umgebung
begleitet. Der Aufsatz soll den Übergang
von einem Regulierungsmodell
das auf eine Ausweichhaltung basierenden
Schnittstelle zwischen Verbraucher
und öffentlichem Dienst
beruht, zu einem Modell, das eine Personalisierung
der Beziehung unterstreicht,
deutlich machen. Ferner hebt
der Beitrag die mit dieser Entwicklung
verbundene Grenzvermischung
zwischen öffentlicher und privater
Handlungssphäre hervor.
Éric Agrikoliansky
Die neuen Formen
der politischen
Beteiligung
Krise des
Politischen oder
Krise der Interpretationsmodelle
des Politischen ?
Seit Anfang der 80er Jahre beobachten
Journalisten und Politologen der
politischen Beteiligungsformen. Die sin-
kende Wahlbeteiligung, die wachsende
Anzahl der Protestwählerstimmen ( insbesondere
zu Gunsten der rechtsradikalen
Partei; Front National ), das steigend
wechselhafte Wählerverhalten
verbunden mit einem häufigen Regierungswechsel
und die Erscheinung von
neuen "postmaterialistisch" genannten
sozialen Bewegungen werden als Ausdruck
einer Krise des klassischen
Modells des Homo politicus gewertet.
Allgemein Erklärungen zufolge würden
diese neuen politischen Beteiligungsformen
auf neuen vom Individualismus
geprägten Bürgerverhaltensweisen, auf
der Ablehnung eines stabilen Engagements
sowie auf einer kritischen Einstellung
hinsichtlich des politischen Systems
beruhen. Jedoch lädt die Analyse
der empirischen Angaben zu den
gegenwätigen politischen Verhaltensweisen
dazu ein, die vorhergehenden
Festsellungen zu nuancieren. Reale Entwicklungen,
welche die langfristigen
Veränderungen der gegenwärtigen
Gesellschaft widerspiegelt, sind zwar
bemerkbar, aber es scheint übertrieben,
von "Umwälzung" ja von "Krise
des Politischen" zu sprechen. Wenn es
wirklich eine Krise gibt, wäre sie eher
bei den klassischen soziologischen
Erklärungsmodelle des Politischen.
Pierre Heinz
Gehen wir in
Richtung einer
Demokratie.com ?
Produktion, Verbreitung und Verbrauch
von Informationen sind nunmehr
die Haupttätigkeiten des Wachstums.
Für die Regierenden ist die Fähigkeit,
den Informationsfluss zu fassen, zu
behandeln und zu deuten ein mehr denn
je entscheidendes Vermögen. Die dritte
Welt befürchtet heute ebensosehr an
den Rand der Energie- und Finanzflüsse
gedrängt zu werden als ins Abseits fernab
der Informationsflüsse zu geraten.
Letztere greifen zusätzlich das traditionelle
Konzept der territorialen Hoheit
an, da sie Grenzen, Nationen und andere
institutionelle Abgrenzungen nicht
kennen. Das technische Werkzeug - ein
soziales Produkt - zieht schwere Konsequenzen,
die auch sozial sind, mit sich.
Das sind: Neuverteilung von Macht- und
Interventionsstellen; operative Umänderungen
des Begriffes "Hoheit";
Erosion der präetablierten Hierarchien.
Die soziale Tätigkeit, wenn sie aus der
Vernetzung heraus strukturiert ist,
beeinträchtigt die überlieferten Hierarchien.
In einem Kontext von staatlichem
Ausklinken und bürgerlicher Verdrossenheit
scheint es künftig unvermeidlich,
dass die Entwicklung in Sache kollaborativer
Arbeit über das Netz in dieser
Weise die politische Tätigkeit, wie auch
die Regierungspraxis, verändert. Das
Interesse für die Phantasie einer direkten
Demokratie oder "Demokratie.com"
kann infolgedessen neu aufblühen, da
die sozialen Bedingungen hinsichtlich
ihrer Gründung heute allmählich erfüllt
zu sein scheinen.
Florence Rudolf
Zwei Weisen, um
die Stadt zu feiern
Vergleichbare Städte stehen heute
im Mittelpunkt höchst unterschiedlicher
Auffassungen von Politik und Verstädterung.
Zwei 1999 stattgefundenen
Tagungen, die eine "Urban Visions"in
Freiburg im Breisgau, die andere "Cité
à venir" ("Zukunft der Stadt") -in
Rennes beschäftigen sich mit der
Zukunft der Stadt zu befassen im
Beginn des 21. Jahrtausendes. Sie ermöglichen
die Gegenüberstellung von zwei
Arten, das kollektive Nachdenken über
die "Stadt" zu gestalten. Die französische
Tagung bringt eine kartesianische
und hoheitliche Auffassung der Verstädterung
zum Ausdruck, welche die Stimmen
der Bewohner in einem Sachverständigendiskurs
wieder aufnimmt,
und bietet ein ideales Stadtbild , das auf
allgemeine Zustimung trifft, dennoch,
das schliesslich nicht den Alltag widerspiegelt.
Die durch die Konflikte zwischen
Benutzern und Stadverwaltern
geprägte deutsche Auffassung, die diskretter
und pragmatischer ist, führt zu
einem ökologischen und soziologischen
durch die Konfrontation bereicherten
Denkprozess.
Stéphane Jonas
Von utopischen
Städten zu idealen
Städten.
Auch in Frankreich hat die sozialwissenschaftliche
Forschung über die Utopie
durch den Fall der Berliner Mauer einen
neuen Impuls erhalten. Die Untersuchungen
über die Gartenstädte in Mitteleuropa
versuchen zu zeigen, dass jene
tatsächlich utopisch sind, da die Gesellschaft
und die Regierenden die Satdtprojekte
nicht wieder aufgreifen konnten
oder wollten, indem sie allen ihnen die zur
grossmassstäblichen Durchführungen notwendigen
Mittel gaben. Was die idealen
Städte betrifft, besitzen die beiden
angeführten Beispiele-das heisst die Saline
Royale von Arc-et-Senans in Frankreich
(der erste grosse Bau im Bereich er industriellen
Architektur während der Aufklärungszeit)
und die Stadt Chandigarh in
Indien- nur teilweise erfolgten Integration
in dem Bereich der Utopie den Grundzug,
gleichzeitig praktische Verwirklichungen
und Gedankenexperimente zu sein. Es
wird in der Tat eine theoritische und
methodologische Unterscheidung zwischen
Utopien als gedankliches Experiment
und Utopien, die verwirklicht wurden.
Gergely Nagy
Utopie und
Gartenstädte : das
Beispiel der
Wekerler Siedlung
in Budapest
(Ungarn);
Die utopischen Ansichten sind nur selten
im Architekturbereich angewandt worden.
Dennoch sind mehrere architektonischen
Grundprinzipien erfunden worden
und im Rahmen von den Projekten und
den Verwirklichungen der idealen Städte
angewandt worden. Dies war möglich dank
einer Projizierung vor Ort der Ideale wie
Schönheit, Harmonie, Glück und Gleichheit,
deren Durchführung fast hoffnungslos
war, wie die Beispiele der utopischen Sozialisten
es zeigen. Projekte und Verwirklichungen
von Gartenstädten sind bezeich-
185
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?

Résumés Allemands
186
nende und wichtige Beispiele von einer
utopischen Vorgehenweise im Architekturbereich.
Sie sind gleichzeitig eine entscheidende
Etappe in der Entwicklung
des gegenwärtigen Satdtbildes. Das recht
aussergewöhnliche Beispiel der Gartenstadt
von Wekerle in Budapest ist zugleich
durch den Einfluss der Thesen des englischen
Begründers E.Howard und durch die
Verwirklichungsmethoden des Mitteleuropa-Modells
gekennzeichnet. Die architektonischen
Utopien der Gartenstädte
haben weitgehend zur Entstehung der
Stadt des 20. Jahrhunderts beigetragen.
Denis Steinmetz
Die Färbung der
Häuserfassaden :
triumphierender
Individualismus
oder "äshetische
Solidarität" ?
Die Färbung der Häuderfassaden, die
sich heute auf eine eindrucksvolle Art verbreitet,
bringt zwei gegensätzlichen Auffassungen
zum Ausdruck. Auf einer Seite
wird gefordet, dass jeder frei bestimmen
darf, wie sein Eigentum aussieht, auf der
anderen wird nach einer Einheit gestrebt,
der sich alle die Eigentümer unterordnen
sollten, um die Schönheit der Städte und
Landschaften zu wahren. Die Gegner der
ungeregelten Färbung berufen sich häufig
auf eine Art ästhetischer Solidarität,
welche charakteristisch für die traditionellen
Gesellschaften gewesen sein soll,
jedoch in Wirklichkeit auf die damals
beschränkte Anzahl von verfügbaren Farben
zurückzuführen ist. Hinter diesem
Argument steckt eigentlich der Wunsch
nach einer sytereotypen Landschaft, die
den Kriterien eines übertriebenen, im
Dienst der Tourismusindustrie stehenden
Regionalismus entspräche.
Henri-Pierre Jeudy
Die Zukunft dreht
sich
Die Kulturgüter der Zukunft betreffen
nicht mehr die Erhaltung der Vergangenheit.
Die Konstruktionen der
Obdachlosen scheinen von nun an die
denkwürdigen Symbole für die Entwicklung
der Stadt zu sein. Und die
verallgemeinerte Ästhetisierung, die
das Scheinbare für das Wahre, die
Kopie für das Original hält, die das
kleinste Objekt in etwas Großartiges
verwandelt, erzeugt eine Scheinkultur.
Ohne Zweifel ist zu glauben, daß
die Freude der zeitgenössichen Gesellschaften
an dem Spiegelbild ihrer
Selbsterhaltung von jener Organisation
einer Selbstbetrachtung abhängt,
die die kulturellen Unterschiede
verwischt.
Die Patrimonialisierung wird so zum
ständigen Abbild der mentalen Fähigkeit
einer Gesellschaft, sich durch das
Spiegelbild ihrer selbst zu bemächtigen,
um ihr Schicksal besser zu beherrschen.
Marie-Noële Denis
Die Familie heute
und morgen
Die Familie wird heute noch von vielen
Soziologen als Kernstück und Lerngrundlage
des sozialen Lebens betrachtet.
Die größten Pessimisten sagen seit
über 100 Jahren das Ende der Familie
voraus, während die größten Optimisten
ihre Veränderungen und wiederholten
Anpassungen an die Modernität
als Zeichen von Lebendigkeit interpretieren.
Die herkömmliche Form von Ehe
und Familie werden ernshaft in Frage
gestellt. Doch die sinkende Zahl der
Eheschließungen bedeutet nicht das
Ende der Zweisamkeit. Die Eheschließung
als amtlicher Vertrag und
soziale Handlung hat ihre Notwendigkeit
verloren, doch ist das gemeinsame
Leben noch nicht aufs Spiel gesetzt
und bleibt die Grundlage des idealen
Familientypus.
Alain Bihr & Roland
Pfefferkorn
Der Ausschluß:
ideologische und
theoretische
Einsätze eines
"neuen soziologischen
Paradigmas"
Der Begriff des Ausschlusses erfuhr
in den letzten 20 Jahren eine so außerordentliche
Verbreitung, daß er neuerdings
die prestigereiche Stufe eines
"gesellschaftlichen Paradigmas"
erreicht. Dieser Begriff erklärt, so seine
Benutzer, die wesentlichen wirtschaftlichen
und sozialen Veränderungen der
gegenwärtigen Welt. Über seine beschreibenden
und erklärenden Eigenschaften
läßt sich unserer Meinung
nach jedoch streiten.Es stellt sich die
Frage, ob sein Erfolg sich nicht
hauptsächlich dadurch erklärt, daß er
ein anderes Paradigma schlichtweg
vertuscht, beziehungsweise okultiert:
das Paradigma des Konflikts, genauer
gesagt des Klassenkampfes. So werden
vielleicht durch ihn die Veränderungen,
die sich ereignen, unspürbar und
unwahrnehmbar, ganz besonders in
Bezug auf die eskalierende Ausbeutung
und Domination. Diese Hypothese
wollen wir hier ausbauen.
Philippe Breton
Geschichte des
informationellen
Paradigmas
Ziel dieses Beitrags ist es, die Genealogie
des informationellen Paradigmas
nachzuvollziehen, das heute als Matrix
dient, erstens für das Thema "Informationsgesellschaft",
das verbunden mit
der Entwicklung des Internets verbunden
entstanden ist, zweitens für die
Entstehung der neuen Religiosität die
dem Internet immer haüfiger angeschlossen
wird. So geht es hier darum,
die Entwicklung dieses Paradigmas von
seiner Geburt 1942 an, bis heute in
großen Zügen darzustellen.
Jean-Baptiste Legavre
Journalisten bei
der Arbeit :
das Portrait in der
Tageszeitung
Libération
Die Spalte "Portraits" der Zeitung
Libération gibt einen Einblick in einen
neuen journalistischen Diskurs. Während
die Redakteure von dem Portrait
enstandene Begegnung schildern, sprechen
sie von sich selbst, von ihrer Arbeit
und deren Zufälligkeit. So erscheint
dieses Unternehmen als eine in die Tat
umgesetzte Reflexion der Wirkungen
einer begleitenden Präsenz auf den Aufbau
der Realität. Die Redakteure zerstören
den Mythos der Neutralität des
Journalisten, der sich als "außerhalb"
der beschriebenen Realität vorgibt,
indem er sich von diesem Mythos
allmählich entfernt.
Mohamed Ouardani
Von der individuellen
und sozialen
Erfüllung
Gedanken über die
"soziale Reife" im
tunesischen
Privatbereich
In der tunesischen Gesellschaft stellt
der Begriff "Reife" den Unterschied
der Geschlechter heraus, und ermöglicht
es den Männern Frauen als
"unreif" zu bezeichnen und den Frauen,
sich über die Männer zu beklagen, die
sich in ihren Augen wie Kinder benehmen.
Aus dem psychologischen Bereich
entlehnt, besitzt dieser Begriff jedoch
keine theoretische Grundlage und dient
eher dazu, der sozialen Bewertung der
Individuen in Bezug auf ihre Stellungen
und Rollen die sie in der Gesellschaft je
nach ihrem Geschlecht einnehmen,
Ausdruck zu geben.
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Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?