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Cuisine et Politique: le plat national existe-t-il? - Revue des sciences ...

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Anny Bloch & Patrick Schmoll Vers de nouveaux mon<strong>des</strong> ?<br />

8<br />

aspect particulier de la modernité<br />

qui a une portée plus généra<strong>le</strong> :<br />

l’un <strong>des</strong> visages <strong>le</strong>s plus remarquab<strong>le</strong>s<br />

<strong>des</strong> nouveaux mon<strong>des</strong>,<br />

c’est qu’<strong>il</strong>s se veu<strong>le</strong>nt beaux,<br />

« c<strong>le</strong>an ».<br />

La société produit-el<strong>le</strong> de la misère<br />

<strong>et</strong> de l’exclusion au point d’interroger<br />

<strong>le</strong>s bases symboliques qui<br />

la fondent ? Qu’à cela ne tienne, ces<br />

marques de rupture dans la continuité<br />

du tab<strong>le</strong>au, ces taches, sont<br />

récupérées comme <strong>des</strong> signes d’originalité<br />

<strong>et</strong> sont esthétisées : <strong>le</strong>s sans<br />

abri, comme <strong>le</strong>s Indiens d’Amérique,<br />

sont aujourd’hui exposés <strong>et</strong><br />

photographiés, intégrés au patrimoine<br />

culturel <strong>des</strong> sociétés<br />

modernes. Le culturel sert de soupape<br />

de sécurité à la gestion du<br />

social, <strong>le</strong>s itinéraires individuels ou<br />

communautaires sont mis en<br />

mémoire par <strong>des</strong> anthropologues,<br />

<strong>des</strong> artistes, <strong>des</strong> journalistes. La<br />

société s’offre en miroir à el<strong>le</strong>-même<br />

<strong>et</strong> ce principe de réf<strong>le</strong>xivité culmine<br />

en tirant d’une esthétique généralisée<br />

jusqu’à la possib<strong>il</strong>ité de restituer<br />

la naturalité qu’<strong>il</strong> a détruit :<br />

<strong>le</strong> naturel, <strong>le</strong> primitif, <strong>le</strong> sauvage,<br />

catégories qui désignent par définition<br />

ce qui ne devrait pouvoir être<br />

réfléchi, sont réintroduits dans <strong>le</strong>s<br />

pratiques socia<strong>le</strong>s comme recherche<br />

de « l’authentique ».<br />

Promenons-nous dans une<br />

« authentique » bourgade du<br />

vignob<strong>le</strong> alsacien, dont <strong>le</strong>s maisons<br />

anciennes, décorées de géraniums,<br />

arborent <strong>des</strong> cou<strong>le</strong>urs vives qui<br />

évoquent <strong>le</strong>s images d’un conte<br />

<strong>il</strong>lustré. La polychromie de cou<strong>le</strong>urs<br />

soutenues est aujourd’hui<br />

considérée comme indispensab<strong>le</strong><br />

pour donner vigueur à l’entr<strong>et</strong>ien<br />

<strong>des</strong> faça<strong>des</strong> <strong>et</strong> embellir <strong>le</strong>s v<strong>il</strong><strong>le</strong>s.<br />

El<strong>le</strong> s’impose en se réclamant de<br />

pratiques traditionnel<strong>le</strong>s <strong>et</strong><br />

loca<strong>le</strong>s : nos ancêtres peignaient<br />

<strong>le</strong>urs maisons de cou<strong>le</strong>urs soutenues.<br />

Entre propriétaires <strong>et</strong> urbanistes,<br />

<strong>le</strong>s références aux pratiques<br />

loca<strong>le</strong>s traditionnel<strong>le</strong>s s’avèrent<br />

cependant incertaines quand on<br />

interroge l’histoire. Le fond du<br />

débat se situe bien moins dans<br />

c<strong>et</strong>te recherche d’une authenticité<br />

diffici<strong>le</strong> à établir, que dans l’affirmation<br />

d’un discours communautaire<br />

sur <strong>le</strong> terroir : <strong>il</strong> s’agit de définir,<br />

sur <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de l’emblème, un<br />

obj<strong>et</strong> commun à tous qui perm<strong>et</strong>te<br />

néanmoins à chacun de manifester<br />

une différence. L’esthétique<br />

est ce qui perm<strong>et</strong> de réintroduire<br />

un ordre visib<strong>le</strong> du monde.<br />

Penser la mutation 3<br />

La mutation, la nouveauté, sontel<strong>le</strong>s<br />

<strong>des</strong> phénomènes objectifs ? Ces<br />

« nouveaux mon<strong>des</strong> » sont-<strong>il</strong>s vraiment<br />

« nouveaux » <strong>et</strong> y a-t-<strong>il</strong> vraiment<br />

rupture entre la vision, souhaitée<br />

par <strong>le</strong>s uns ou redoutée par <strong>le</strong>s<br />

autres, utopique ou apocalyptique,<br />

qu’<strong>il</strong>s nous proposent, <strong>et</strong> un monde<br />

« ancien » que nous serions en train<br />

de voir disparaître ?<br />

Ou bien l’eff<strong>et</strong> de nouveauté ne<br />

réside-t-<strong>il</strong> pas simp<strong>le</strong>ment dans notre<br />

difficulté à penser <strong>le</strong> changement<br />

social, à r<strong>et</strong>rouver dans <strong>le</strong> présent <strong>le</strong>s<br />

processus qui ont toujours été là par<br />

<strong>le</strong> passé ? De sorte que <strong>le</strong> sentiment de<br />

rupture <strong>et</strong> de nouveauté ne serait dû<br />

qu’au fait qu’<strong>il</strong>s ne nous sont pas<br />

intelligib<strong>le</strong>s, que nous refusons d’y<br />

reconnaître <strong>des</strong> processus présents, <strong>et</strong><br />

de manière continue, voire <strong>des</strong><br />

invariants.<br />

Le mariage <strong>et</strong> la fam<strong>il</strong><strong>le</strong>, par<br />

exemp<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>urs formes traditionnel<strong>le</strong>s,<br />

sont sérieusement remis<br />

en question. Mais la baisse de la nuptialité<br />

ne signifie pas la fin de la vie<br />

■<br />

à deux, car el<strong>le</strong> tient en partie à l’allongement<br />

de la durée <strong>des</strong> relations<br />

avant mariage <strong>et</strong> est compensée par<br />

l’augmentation <strong>des</strong> unions libres. Le<br />

mariage en tant qu’acte juridique <strong>et</strong><br />

social a perdu de sa pertinence, mais<br />

son déclin est une donnée qui dissimu<strong>le</strong><br />

que la vie en coup<strong>le</strong> demeure la<br />

forme de vie la plus répandue, que<br />

même nombre de célibataires, s’<strong>il</strong>s<br />

sont eux aussi plus nombreux dans<br />

<strong>le</strong>s statistiques, continuent à situer<br />

comme un idéal. Le modè<strong>le</strong> fam<strong>il</strong>ial<br />

dont <strong>il</strong> est une base essentiel<strong>le</strong> a donc<br />

encore de beaux jours devant lui,<br />

quoi qu’on dise.<br />

Les faits sociaux seraient-<strong>il</strong>s donc<br />

d’une constance têtue, que <strong>le</strong>s paradigmes<br />

modernes nous empêcheraient<br />

simp<strong>le</strong>ment de reconnaître ? Considérons<br />

<strong>le</strong> phénomène de l’exclusion,<br />

présenté comme un <strong>des</strong> grands problèmes<br />

sociaux d’aujourd’hui, nouveau<br />

par son amp<strong>le</strong>ur, porteur de<br />

risques d’éclatement de la société. Ce<br />

thème a connu un succès public<br />

important depuis la fin <strong>des</strong> années<br />

1980. La notion, fortement médiatisée,<br />

<strong>et</strong> adoptée par nombre de sociologues<br />

<strong>et</strong> de ph<strong>il</strong>osophes qui ont<br />

contribué à sa diffusion, n’est pourtant<br />

nouvel<strong>le</strong> qu’en apparence : el<strong>le</strong><br />

n’est qu’une manifestation de processus<br />

sociaux qui sont <strong>et</strong> ont toujours<br />

été un mixte d’identités <strong>et</strong> de différences,<br />

d’unité <strong>et</strong> de division, de cohésion<br />

<strong>et</strong> de conflits. Les enjeux qui<br />

réunissent <strong>le</strong>s hommes sont aussi ceux<br />

qui <strong>le</strong>s déchirent.<br />

On se rend compte alors que <strong>le</strong>s<br />

<strong>sciences</strong> socia<strong>le</strong>s ont une responsab<strong>il</strong>ité<br />

importante dans la restitution <strong>et</strong><br />

l’interprétation <strong>des</strong> faits de société.<br />

Chez <strong>le</strong>s auteurs qui ont assuré <strong>le</strong> succès<br />

de la notion d’exclusion, cel<strong>le</strong>-ci est<br />

associée à un usage aussi immodéré<br />

du concept de lien social, qui a tendu<br />

à remplacer dans <strong>le</strong> vocabulaire <strong>des</strong><br />

sociologues <strong>le</strong> concept plus ancien de<br />

rapport social, évacué en même temps<br />

que l’ensemb<strong>le</strong> du paradigme marxiste<br />

en raison de l’effondrement <strong>des</strong><br />

modè<strong>le</strong>s politiques <strong>et</strong> <strong>des</strong> mouvements<br />

sociaux qui lui conféraient<br />

une légitimité. Les théories sociologiques<br />

qui m<strong>et</strong>tent l’accent premier<br />

sur ce qui fait lien dans la société ne<br />

peuvent que s’étonner du phénomène<br />

de l’exclusion, <strong>et</strong> <strong>le</strong> considérer comme<br />

« nouveau » <strong>et</strong> problématique.<br />

Pare<strong>il</strong><strong>le</strong>ment, nous soulignons<br />

dans c<strong>et</strong>te publication <strong>le</strong>s changements<br />

en profondeur que la révolution<br />

technologique annonce dans <strong>le</strong>s<br />

structures de nos sociétés <strong>et</strong> dans ce<br />

qui définit notre humanité. Le paradigme<br />

de la « société de l’information<br />

» nous fait penser la révolution<br />

de l’information comme un phénomène<br />

entièrement nouveau, alors<br />

que <strong>le</strong>s rapports sociaux demeurent<br />

ce qu’<strong>il</strong>s ont toujours été : <strong>des</strong> rapports<br />

de force, qui définissent <strong>des</strong><br />

enjeux qui rassemb<strong>le</strong>nt <strong>et</strong> divisent à<br />

la fois. Pertinent dans <strong>le</strong>s domaines<br />

<strong>le</strong>s plus avancés de l’informatique, de<br />

la robotique, de l’intelligence artificiel<strong>le</strong><br />

ou de la génétique, <strong>le</strong> paradigme<br />

est plus problématique dans ses<br />

applications aux faits humains <strong>et</strong> de<br />

société. Il s’exprime d’a<strong>il</strong><strong>le</strong>urs dans<br />

une alternance significative d’approches<br />

pragmatiques <strong>et</strong> de théorisations<br />

utopiques qui nourrissent <strong>le</strong>s<br />

courants d’une nouvel<strong>le</strong> idéologie de<br />

« l’authenticité », de la « transparence<br />

», de la « communication globa<strong>le</strong><br />

», aux accents religieux mais<br />

sans réel<strong>le</strong> consistance.<br />

Le changement nous conduit-<strong>il</strong><br />

bien quelque part, <strong>et</strong> ces mon<strong>des</strong><br />

qu’<strong>il</strong> nous <strong>des</strong>sine comme son horizon<br />

sont-<strong>il</strong>s vraiment nouveaux ?<br />

Sans doute, l’évolution technologique<br />

est une réalité, <strong>et</strong> certaines<br />

transformations socia<strong>le</strong>s <strong>et</strong> sociéta<strong>le</strong>s<br />

sont déjà effectives. Mais on<br />

peut aussi y repérer <strong>des</strong> processus<br />

qui sont <strong>des</strong> invariants de l’observation<br />

de l’homme <strong>et</strong> <strong>des</strong> sociétés<br />

humaines : l’amour, la vio<strong>le</strong>nce, la<br />

recherche du pouvoir, certains schémas<br />

de pensée. Il n’y a donc pas lieu<br />

de se laisser submerger par une<br />

nouveauté qui ne serait tel<strong>le</strong> qu’en<br />

raison de notre incapacité à l’inscrire<br />

dans l’histoire <strong>et</strong> à discerner<br />

l’avenir. Pour cela, <strong>il</strong> était dans<br />

l’ambition de ce numéro, moins de<br />

décrire exhaustivement <strong>le</strong>s mutations<br />

que nous traversons, que de<br />

fournir matériaux <strong>et</strong> out<strong>il</strong>s pour<br />

<strong>le</strong>s mieux penser.<br />

Notes<br />

■<br />

1. Bull<strong>et</strong>in de l’AISLF, n° 16, 2000,<br />

« Une société-monde ? »<br />

2. Plusieurs ouvrages sont parus en<br />

2000, qui ouvrent un débat<br />

auquel <strong>le</strong> présent numéro contribue<br />

à son tour. Citons notamment<br />

P. Lévy, World ph<strong>il</strong>osophie. Le marché,<br />

<strong>le</strong> cyberespace, la conscience,<br />

Paris, Odi<strong>le</strong> Jacob, 2000;<br />

D. Wolton, Intern<strong>et</strong>, <strong>et</strong> après ? Une<br />

théorie critique <strong>des</strong> nouveaux<br />

médias, Paris, Flammarion, 2000;<br />

Ph. Br<strong>et</strong>on, Le culte de l’Intern<strong>et</strong>.<br />

Une menace pour <strong>le</strong> lien social ?,<br />

Paris, La Découverte, 2000.Voir <strong>le</strong><br />

compte rendu <strong>des</strong> ouvrages de<br />

Ph<strong>il</strong>ippe Br<strong>et</strong>on <strong>et</strong> de Dominique<br />

Wolton en fin de numéro.<br />

3. Ce titre vient en écho au thème<br />

du Congrès de Montpellier (2000)<br />

dont nous recevons <strong>le</strong>s actes au<br />

moment de m<strong>et</strong>tre sous presse:<br />

A. Touati (ed.), Penser la mutation,<br />

Antibes, Cultures en Mouvement,<br />

2001.<br />

9<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Socia<strong>le</strong>s, 2001, n° 28, nouve@ux mon<strong>des</strong> ?

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