Cuisine et Politique: le plat national existe-t-il? - Revue des sciences ...
Cuisine et Politique: le plat national existe-t-il? - Revue des sciences ...
Cuisine et Politique: le plat national existe-t-il? - Revue des sciences ...
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
Jean-Baptiste LEGAVRE<br />
Des journalistes au trava<strong>il</strong> : <strong>le</strong> portrait dans Libération<br />
140<br />
geant une université sunnite) qui<br />
«d’une main preste, avant même d’avoir<br />
ouvert la bouche, se penche <strong>et</strong> donne une<br />
tape vio<strong>le</strong>nte sur la jambe sacr<strong>il</strong>ège de son<br />
interlocuteur [i.e., <strong>le</strong> journaliste] puis <strong>le</strong>s<br />
yeux plantés dans <strong>le</strong>s siens, la voix tremblante<br />
de fureur, lui fait la mora<strong>le</strong> entre<br />
ses dent serrés ». Par c<strong>et</strong>te scène, <strong>le</strong><br />
rédacteur interroge l’éducation « rigide<br />
» du portraituré autant que son<br />
« manque d’assurance ».<br />
Autre exemp<strong>le</strong> : M. Stipe (chanteur du<br />
groupe REM). En se donnant à voir furieux<br />
de décrypter une bande inaudib<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />
rédacteur se présente comme un trava<strong>il</strong><strong>le</strong>ur<br />
pris dans un quotidien pas toujours<br />
valorisant, loin du mythe du grand<br />
reporter qui structure encore <strong>le</strong>s représentations<br />
distinctives du métier : «Avec M.<br />
Stipe l’expression “décrypter” une interview<br />
peut prendre tout son sens. Quelques<br />
semaines après la rencontre, l’envie nous<br />
vient d’écrabou<strong>il</strong><strong>le</strong>r <strong>le</strong> magnétophone avec<br />
<strong>le</strong>quel fut enregistré l’entr<strong>et</strong>ien pour faire<br />
rendre gorge au murmure inintelligib<strong>le</strong> d’une<br />
conversation qui se dissipe dans un ronronnement<br />
de climatisation ». Le titreur surligne<br />
l’ensemb<strong>le</strong> : l’artic<strong>le</strong> est titré d’un<br />
clin d’œ<strong>il</strong> décalé « Voix off » ; <strong>le</strong> off étant<br />
dans <strong>le</strong> langage journalistique c<strong>et</strong>te situation<br />
d’entr<strong>et</strong>ien où l’interviewé demande<br />
qu’aucun propos ne soit enregistré <strong>et</strong> cité.<br />
Dernière <strong>il</strong>lustration, <strong>le</strong> portrait du<br />
compositeur de musiques de f<strong>il</strong>ms E. Morricone.<br />
Le f<strong>il</strong> de l’artic<strong>le</strong> est constitué par<br />
la crainte de la journaliste de reproduire<br />
la gaffe qui avait un jour mis en fureur <strong>le</strong><br />
compositeur, j<strong>et</strong>ant dehors l’interviewer<br />
qui l’avait commise : l’appe<strong>le</strong>r... Sergio<br />
Leone dont <strong>il</strong> a composé <strong>le</strong>s célèbres<br />
musiques. « La gaffe nouée dans la gorge,<br />
huit heures du matin, on pousse la lourde<br />
porte de son immeub<strong>le</strong> romain ». La rédactrice<br />
finira par en comm<strong>et</strong>tre une autre :<br />
el<strong>le</strong> l’appel<strong>le</strong>ra Sergio... Morricone ; ce qui<br />
fera fina<strong>le</strong>ment sourire <strong>le</strong> compositeur.<br />
Ces quatre scènes ont en commun de<br />
montrer un journaliste pas toujours à son<br />
avantage dans son trava<strong>il</strong>, même si, décrire<br />
<strong>et</strong> interpréter c<strong>et</strong>te situation perm<strong>et</strong> de<br />
la r<strong>et</strong>ourner à son bénéfice.Autrement dit,<br />
de faire d’une contrainte situationnel<strong>le</strong><br />
une ressource rhétorique.<br />
Il est d’autres aspects peu connus <strong>des</strong><br />
<strong>le</strong>cteurs communs, <strong>et</strong> visib<strong>il</strong>isés ici à plusieurs<br />
reprises. Ce sont en particulier <strong>le</strong>s<br />
appels fréquents dans <strong>le</strong>s rédactions <strong>des</strong><br />
acteurs du monde social après <strong>le</strong>s rencontres<br />
ou <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s, pour commenter,<br />
tempêter, préciser. On est là aussi éloigné<br />
de l’image d’un journaliste rencontrant sa<br />
source puis écrivant ensuite loin de la<br />
bata<strong>il</strong><strong>le</strong>, en toute tranqu<strong>il</strong>lité. Ainsi avec<br />
l’essayiste B.-H. Lévy : « “Bernard” veut<br />
tout contrô<strong>le</strong>r de “BHL” (...). Pour ce portrait,<br />
<strong>il</strong> appel<strong>le</strong>, écrit, rappel<strong>le</strong>, r<strong>et</strong>ouche<br />
“off”, remarque “on”, suggère, confie, séduit.<br />
Il borde son personnage, comme un lit d’appelé,<br />
ou d’élu, <strong>et</strong> par<strong>le</strong> si bien de lui qu’on<br />
renonce à écouter ses amis ». Le processus<br />
est encore repérab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> portrait de<br />
l’écrivain A. Reyes : « Quelques jours plus<br />
tard [i.e, après l’entr<strong>et</strong>ien], el<strong>le</strong> téléphone<br />
<strong>et</strong> murmure d’une voix blanche, avec ce<br />
drô<strong>le</strong> d’accent rauque <strong>et</strong> goua<strong>il</strong><strong>le</strong>ur : “Fina<strong>le</strong>ment,<br />
ne dite pas...” ». Le rédacteur peut<br />
ainsi montrer <strong>le</strong>s plus ou moins fortes<br />
pressions, ou incitations, qui peuvent<br />
pousser à ne pas écrire quand tel agent<br />
social rencontré <strong>le</strong> précise ou, plus largement,<br />
à se laisser prendre au piège de la<br />
connivence. C’est en particulier <strong>le</strong> cas<br />
dans <strong>le</strong>s entr<strong>et</strong>iens habituels où, en France<br />
en tout cas, l’interviewé a souvent un<br />
droit de regard sur l’usage postérieur de<br />
sa paro<strong>le</strong>, voire un droit de re<strong>le</strong>cture. Passer<br />
outre, c’est évidemment se grandir <strong>et</strong><br />
indiquer <strong>le</strong>s co<strong>des</strong> habituels du métier.<br />
Dans <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s, passer par exemp<strong>le</strong><br />
sous si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s nombreuses questions<br />
posées à l’interviewé <strong>et</strong> restées sans<br />
réponse est classique. C’est fina<strong>le</strong>ment<br />
tout <strong>le</strong> trava<strong>il</strong> de « corps à corps » du journaliste<br />
avec sa source, dont <strong>il</strong> s’agit bien<br />
d’obtenir <strong>des</strong> réponses, parfois en vain,<br />
qui est ici dépeint. B.-H. Lévy, encore : « Le<br />
Sartre [dernier ouvrage paru] est dédié à<br />
sa mère ; <strong>il</strong> refuse d’en par<strong>le</strong>r ». De son frère<br />
tombé dans <strong>le</strong> coma après un accident ?<br />
« De cela aussi, <strong>il</strong> refuse d’en par<strong>le</strong>r ». Et <strong>le</strong><br />
journaliste de conclure que <strong>des</strong> pans<br />
entiers du personnage restent à<br />
expliquer…<br />
Le procédé rhétorique n’est pas très<br />
éloigné avec L. Omnes. Le directeur du<br />
nouvel hôpital Pompidou contourne <strong>le</strong>s<br />
questions. « Posons la question différemment<br />
», écrit <strong>le</strong> journaliste. Et quelques<br />
lignes plus bas : « On insiste encore ». L’artic<strong>le</strong><br />
sera titré « Insistance publique »...<br />
B.F<strong>le</strong>utiaux (photographe, ancien otage<br />
<strong>des</strong> Tchétchènes), « censure <strong>le</strong> souvenir ».<br />
Comment <strong>le</strong> faire par<strong>le</strong>r ? La journaliste<br />
présente son effort à lui faire dire ce qu’<strong>il</strong><br />
ne veut plus dire <strong>et</strong> lance : « Celui-là [ce<br />
souvenir], <strong>il</strong> faut al<strong>le</strong>r <strong>le</strong> chercher ».<br />
L’acteur H. Keitel ? « Pas commode,<br />
l’animal. Il r<strong>et</strong>ourne la première question<br />
d’un grand coup de patte». Ou encore <strong>il</strong><br />
sort «pisser au m<strong>il</strong>ieu de l’interview », tentant<br />
de déstab<strong>il</strong>iser la journaliste. L’écrivain<br />
J. Irving, quant à lui, passe <strong>le</strong> temps<br />
de l’entr<strong>et</strong>ien à ne pas répondre ou par<br />
<strong>des</strong> seu<strong>le</strong>s évidences. «Inuti<strong>le</strong> d’insister»<br />
indique au bout de quelques paragraphes<br />
<strong>le</strong> rédacteur. Faussement découragé, <strong>il</strong> en<br />
vient à <strong>le</strong> questionner sur la lutte grécoromaine,<br />
dont <strong>il</strong> savait qu’el<strong>le</strong> était l’une<br />
<strong>des</strong> passions de l’écrivain, dont <strong>il</strong> ne voulait<br />
surtout pas par<strong>le</strong>r : « Malheur à qui<br />
lance Irving sur son suj<strong>et</strong> favori : on a vu <strong>des</strong><br />
journalistes poser une question en horsd’œuvre,<br />
sur c<strong>et</strong>te satanée lutte gréco-romaine...<br />
<strong>et</strong> repartir livi<strong>des</strong> après une heure de<br />
monologue sur <strong>le</strong>s clés de bras, <strong>et</strong> <strong>le</strong> palmarès<br />
déta<strong>il</strong>lé du championnat universitaire<br />
américain ». Et <strong>le</strong> journaliste de conclure,<br />
découragé (?) : « Après tout, dans<br />
culturisme, <strong>il</strong> y a culture ».<br />
Mais encore faut-<strong>il</strong> obtenir un entr<strong>et</strong>ien.<br />
Certains font de la difficulté de<br />
l’opération l’ang<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur papier. Ainsi<br />
avec <strong>le</strong> comique Jamel (Debouze) pour qui<br />
<strong>le</strong> rédacteur dit avoir attendu six mois <strong>et</strong><br />
de nombreuses tentatives infructueuses<br />
après « un coup de f<strong>il</strong>, coup de gueu<strong>le</strong> » du<br />
comique furieux d’un artic<strong>le</strong> de Libération.<br />
L’entr<strong>et</strong>ien suppose encore un rendez-vous...<br />
parfois peu respecté par <strong>le</strong> portraituré<br />
en r<strong>et</strong>ard (Jamel encore) ou qui<br />
décide de faire autre chose (<strong>le</strong> chef de cuisine<br />
M. Bras partant faire un jogging<br />
d’une heure au moment même de l’arrivée<br />
du journaliste) ou qui se trompe d’endroit<br />
pour la rencontre faisant attendre la<br />
rédactrice (l’acteur J.-P. Mariel<strong>le</strong>).<br />
Un exercice codifié<br />
Par<strong>le</strong>r de l’interaction, c’est du même<br />
coup dévoi<strong>le</strong>r quelques unes <strong>des</strong> règ<strong>le</strong>s du<br />
genre portrait à Libération, c’est-à-dire la<br />
nécessité, pour <strong>le</strong> journaliste-enquêteur,<br />
de voir <strong>le</strong> portraituré revenir sur son passé,<br />
expliquer son parcours, m<strong>et</strong>tre en scène<br />
<strong>des</strong> étapes, césures <strong>et</strong> points forts de son<br />
<strong>existe</strong>nce. Plusieurs rédacteurs surlignent<br />
l’artificialité tendanciel<strong>le</strong> du trava<strong>il</strong> effectué,<br />
montrant là encore qu’<strong>il</strong>s ne sont pas<br />
dupes de ce qu’<strong>il</strong>s font, livrant aux <strong>le</strong>cteurs<br />
<strong>le</strong>urs doutes pour un genre qu’<strong>il</strong>s contribuent<br />
à faire <strong>existe</strong>r. La romancière<br />
Ch.Angot « se révè<strong>le</strong> bavarde. Non qu’el<strong>le</strong> se<br />
livre au jeu, codifié du portrait (<strong>et</strong> votre<br />
enfance, <strong>et</strong> vos souvenirs, <strong>et</strong> vos anecdotes),<br />
ce serait trop inconvenant, <strong>et</strong> n’a-t-el<strong>le</strong> pas<br />
écrit un roman, Interview, à partir d’une rencontre<br />
ratée avec une journaliste qui ne voulait<br />
savoir d’el<strong>le</strong> que son inceste ? ». La<br />
■<br />
méthode d’exposition est proche avec<br />
Y. Reza (auteur de pièces de théâtre) : « A<br />
la requête, el<strong>le</strong> expédie sa biographie ». Ou<br />
M. Ocelot : « Deux heures passent durant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />
<strong>il</strong> écrit trois dates, alors qu’<strong>il</strong> paraissait<br />
s’être attelé à la rédaction de son autobiographie<br />
». L’auteur <strong>et</strong> réalisateur de<br />
Kirikou se moque de l’exercice : « Pas de<br />
date de naissance [écrit la journaliste], “en<br />
remplacement, je peux vous indiquer mon<br />
poids <strong>et</strong> ma ta<strong>il</strong><strong>le</strong>”», propose M. Ocelot. Ou<br />
encore, inversement, <strong>le</strong> créateur J.-P. Gaultier<br />
qui « exécute <strong>le</strong> “tout p<strong>et</strong>it déjà” sans<br />
qu’<strong>il</strong> soit besoin de rien lui demander » ou,<br />
enfin, l’auteur de pièces de théâtre<br />
J.-C. Grumberg qui « bifurque vers <strong>le</strong> récit<br />
du début de sa vie <strong>et</strong> de la déportation de son<br />
père sans même qu’on l’y invite ».<br />
De c<strong>et</strong> exercice en somme à la fois<br />
convenu <strong>et</strong> redoutab<strong>le</strong> - disposer en peu de<br />
temps de suffisamment d’éléments biographiques<br />
pour écrire un artic<strong>le</strong> -, <strong>le</strong>s<br />
rédacteurs veu<strong>le</strong>nt souvent montrer <strong>le</strong>s<br />
tours <strong>et</strong> <strong>le</strong>s détours. Ils se jouent - parfois<br />
compatissants, comme avec l’actrice<br />
E. Dequenne qui « se bat pour sauver l’entr<strong>et</strong>ien<br />
» - de ceux qui voulaient <strong>le</strong>s détourner<br />
de l’essentiel ou qui n’arrivent pas à<br />
répondre aux attentes.Ainsi <strong>le</strong> réalisateur<br />
D. Moll qui « cultive l’art de l’élimination<br />
», s’en tenant à « ce qui est indéniab<strong>le</strong> :<br />
sa date <strong>et</strong> son lieu de naissance, la profession<br />
de ses parents, <strong>le</strong> nombre de frères <strong>et</strong> sœurs ».<br />
Mais la journaliste va laisser ce «trop<br />
peu» de côté pour se concentrer dans un<br />
long paragraphe sur une histoire d’apparence<br />
sans intérêt biographique : « Par politesse,<br />
<strong>il</strong> tente de l’étirer un peu [sa biographie],<br />
se creuse <strong>le</strong> crâne pour trouver quoi<br />
ajouter, expliquer pédagogiquement comment<br />
on nourrit <strong>le</strong>s geckos (...) qu’<strong>il</strong> a longtemps<br />
é<strong>le</strong>vé en appartement ». Le <strong>le</strong>cteur,<br />
apprend alors dans <strong>le</strong> déta<strong>il</strong> la vie de ces<br />
étranges lézards...<br />
Indiquer encore <strong>le</strong>s limites du genre,<br />
en soulignant parfois <strong>le</strong> peu de minutes<br />
offertes par <strong>le</strong> futur biographé, vo<strong>il</strong>à une<br />
démarche qui ne va pas de soi, tel<strong>le</strong>ment<br />
<strong>le</strong>s portraits habituels font fi de c<strong>et</strong>te<br />
contrainte, faisant comme si <strong>le</strong> rédacteur<br />
avait eu tout <strong>le</strong> temps nécessaire à une<br />
me<strong>il</strong><strong>le</strong>ure compréhension de la personne<br />
visée. L’indication est souvent directement<br />
fournie avec <strong>le</strong>s portraiturés anglosaxons<br />
dont <strong>le</strong>s entr<strong>et</strong>iens sont minutés.<br />
Comme avec l’animatrice de talk-show<br />
O. Winfrey, « interview strictement minuté<br />
» mais que la journaliste arrive justement<br />
à faire durer. Ou encore l’actrice<br />
S.Weaver qui « dans ce palace parisien (...)<br />
débite à la chaîne <strong>des</strong> tranches d’interviews<br />
<strong>des</strong>tinées à la promotion » de son dernier<br />
f<strong>il</strong>m. Ou l’ancien trader N. Leeson pour qui<br />
« un bata<strong>il</strong>lon d’avocats est là pour monnayer<br />
ses moindres faits <strong>et</strong> gestes. Profitant<br />
d’un instant de relâchement, on a obtenu<br />
une heure gratuite, quoique fort matina<strong>le</strong><br />
pour un samedi » ; <strong>le</strong> journaliste donnant<br />
à voir l’image d’une profession sans guère<br />
d’horaires (on trava<strong>il</strong><strong>le</strong> tous <strong>le</strong>s jours de la<br />
semaine si besoin), <strong>et</strong> d’un rédacteur...<br />
revêche pour s’être <strong>le</strong>vé tôt.<br />
Plus souvent, <strong>le</strong> temps de l’entr<strong>et</strong>ien est<br />
signifié de biais. Il peut l’être en indiquant<br />
une « occupation » supposée durer : un<br />
repas (la journaliste partage «un bon déjeuner»<br />
avec <strong>le</strong> chanteur P. Bruel ; <strong>le</strong> père de<br />
la socio-biologie E. O W<strong>il</strong>son « picore ses<br />
ravio<strong>le</strong>s », un long repas entre amis chez <strong>le</strong><br />
producteur E. Barclay paraît s’étirer plus<br />
que de raison...), un rendez-vous dans un<br />
bar (l’actrice E. de Caunes, la sportive<br />
M.-J. Pérec, <strong>le</strong> chanteur R. Desjardins...) ou<br />
dans une suite d’hôtel (M. Lévinsky, l’entrepreneur<br />
T. H<strong>il</strong>finger, l’acteur H. Ford...),<br />
une boute<strong>il</strong><strong>le</strong> de whisky qui se vide au f<strong>il</strong> de<br />
la conversation (<strong>le</strong> parolier E. Roda-G<strong>il</strong>), un<br />
verre de côte-du-Rhône dégusté (l’acteur<br />
J.-L. Trintignant), un week-end près d’Oslo<br />
(la juge E. Joly), un amas de cigar<strong>et</strong>tes<br />
consommées (avec l’actrice A. Jaoui), <strong>et</strong>c...<br />
Mais <strong>le</strong> temps de l’entr<strong>et</strong>ien peut être aussi<br />
indiqué par l’évolution du... temps. Avec<br />
l’acteur D. Prévost, la fin d’après-midi plonge<br />
progressivement, au f<strong>il</strong> du texte, <strong>le</strong>s protagonistes<br />
dans <strong>le</strong> noir. Le temps peut aussi<br />
changer durant l’entr<strong>et</strong>ien, du so<strong>le</strong><strong>il</strong> à la<br />
pluie (dans l’appartement de l’ancienne<br />
maîtresse de R. Dumas, C. Deviers-Joncour).<br />
D’autres signes sont encore livrés aux<br />
<strong>le</strong>cteurs : la sieste de la p<strong>et</strong>ite f<strong>il</strong><strong>le</strong> du syndicaliste<br />
agrico<strong>le</strong> J. Bové qui impose<br />
d’échanger à voix basse ou l’insistance de<br />
la p<strong>et</strong>ite f<strong>il</strong><strong>le</strong> du photographe B. F<strong>le</strong>utiaux<br />
durant l’entr<strong>et</strong>ien. El<strong>le</strong> s’impatiente <strong>et</strong><br />
ouvre fina<strong>le</strong>ment la porte d’entrée pour<br />
faire sortir la journaliste. Exceptionnel<strong>le</strong>ment,<br />
<strong>le</strong> rédacteur présente <strong>le</strong> portraituré<br />
se plaignant du peu de temps consacré : « Il<br />
me faudrait une quinzaine d’heures d’entr<strong>et</strong>ien<br />
pour que vous me compreniez » se plaint<br />
l’acteur F. Luchini.<br />
Un exercice de<br />
séduction<br />
■<br />
Rencontrer une personne, en faire un<br />
personnage, peut susciter une séduction<br />
plus ou moins réciproque. La phrase d’attaque<br />
du portrait du banquier M. Pébereau<br />
perm<strong>et</strong> de s’en persuader, tel<strong>le</strong>ment<br />
el<strong>le</strong> est exemplaire. Il « ne fait rien pour<br />
séduire », commence <strong>le</strong> rédacteur. Comme<br />
si la règ<strong>le</strong> de l’exercice allait de soi ;<br />
comme si celui qui acceptait la rencontre<br />
devait déployer ses charmes (<strong>le</strong> titre jeude-mot<br />
du papier, « Raideur », redoub<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />
constat, <strong>le</strong> patron de la BNP visant alors <strong>le</strong><br />
contrô<strong>le</strong> de la Société généra<strong>le</strong> <strong>et</strong> de Paribas)<br />
; comme si, aussi, <strong>le</strong> journaliste devait<br />
m<strong>et</strong>tre <strong>le</strong>s stratégies de séduction à distance.<br />
L’enjeu consiste alors parfois à<br />
montrer que <strong>le</strong> contact interpersonnel ne<br />
risque pas de m<strong>et</strong>tre à mal sa crédib<strong>il</strong>ité<br />
professionnel<strong>le</strong> 10 . Ainsi G. Cohn-Bendit<br />
qui, en guise de bonjour, « vous tape l’accolade<br />
bourrue, tout en répondant à son portab<strong>le</strong>,<br />
impose <strong>le</strong> tutoiement d’office ». Ou la<br />
journaliste Y. Benguigui qui fait une « bise<br />
sur la joue » <strong>et</strong> se dévoi<strong>le</strong> « grande sœur ».<br />
Ou <strong>le</strong> <strong>des</strong>sinateur G. Wolinski qui « vous<br />
tutoie d’emblée ». Ou Jamel encore : « Trois<br />
minutes <strong>et</strong> je suis à toi »... Ces quatre<br />
exemp<strong>le</strong>s indiquent bien la croyance dans<br />
la pertinence d’une règ<strong>le</strong> commune de<br />
l’excel<strong>le</strong>nce journalistique : savoir garder<br />
ses distances.<br />
Mais, de manière très origina<strong>le</strong> par rapport<br />
à c<strong>et</strong>te règ<strong>le</strong> classique, <strong>des</strong> journalistes<br />
parcourent <strong>le</strong>urs portraits de notations<br />
qui <strong>le</strong>s montrent dans une relation<br />
interpersonnel<strong>le</strong> forte <strong>et</strong> assumée. Le<br />
tutoiement peut en être <strong>le</strong> signe, comme<br />
avec l’ex-président de l’UNEF-ID (P.Amirshahi)<br />
- <strong>le</strong> rédacteur indique même son<br />
« charme » -, l’entraîneur de rugby J. Maso<br />
ou l’ex « Guignol » de Canal+, B. Delépine.<br />
Mais plus souvent que <strong>le</strong> tutoiement<br />
assez rare, tout se passe comme si un<br />
contact rapproché entre <strong>le</strong> journaliste <strong>et</strong> <strong>le</strong><br />
portraituré à la recherche d’une vie imposait<br />
un type de relation éloignée <strong>des</strong><br />
normes professionnel<strong>le</strong> communes. Un<br />
journaliste peut indiquer qu’<strong>il</strong> est «déstab<strong>il</strong>isé<br />
» par « l’étrang<strong>et</strong>é » de la comédienne<br />
A. Broch<strong>et</strong>, <strong>le</strong> même écrire qu’<strong>il</strong> n’arrive<br />
pas à soutenir « <strong>le</strong> regard b<strong>le</strong>u glacier »<br />
[de B. Picard, psychiatre se lançant dans un<br />
tour du monde en ballon]. Mais, surtout,<br />
quelques portraits font de la relation de<br />
séduction ou de la complicité <strong>le</strong> ou l’un <strong>des</strong><br />
ressorts de <strong>le</strong>ur artic<strong>le</strong>. C’est la journaliste<br />
A. Diatkine expliquant au <strong>le</strong>cteur qu’el<strong>le</strong><br />
a perdu un pari de 1000 francs avec<br />
L. Bondy. Le journaliste de Libération rencontrant<br />
A. Souchon se décrit regardant<br />
avec <strong>le</strong> chanteur <strong>et</strong> appréciant en connaisseur<br />
<strong>le</strong>s « jolies inconnues ». La journaliste<br />
peut aussi indiquer comment l’acteur<br />
141<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Socia<strong>le</strong>s, 2001, n° 28, nouve@ux mon<strong>des</strong> ?