Cuisine et Politique: le plat national existe-t-il? - Revue des sciences ...
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JEAN-BAPTISTE LEGAVRE<br />
Jean-Baptiste LEGAVRE<br />
Des journalistes au trava<strong>il</strong> : <strong>le</strong> portrait dans Libération<br />
Etre partie prenante de<br />
la réalité décrite<br />
■<br />
138<br />
Des journalistes<br />
au trava<strong>il</strong><br />
Le portrait dans Libération<br />
JEAN-BAPTISTE LEGAVRE<br />
Université de Versa<strong>il</strong><strong>le</strong>s-Saint-<br />
Quentin<br />
Faculté de Droit <strong>et</strong> de Science<br />
D<br />
epuis fin 1995, plus de 1000 portrait<br />
ont été publiés par <strong>le</strong> journal<br />
Libération en dernière page.<br />
C<strong>et</strong>te rubrique est origina<strong>le</strong> dans la<br />
presse française : <strong>le</strong>s quotidiens réservent<br />
c<strong>et</strong> espace éditorial aux nouvel<strong>le</strong>s<br />
de dernière heure ou à la publicité fort<br />
rémunératrice à c<strong>et</strong> emplacement. De<br />
plus, une p<strong>et</strong>ite équipe de trois rédacteurs<br />
fait partie d’un service ad hoc. Ils<br />
écrivent ou relisent <strong>le</strong>s portraits proposés<br />
par l’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong> journalistes<br />
de Libération, assistés de quelques<br />
pigistes plus ou moins réguliers. Marie<br />
Guichoux, ancienne correspondante à<br />
Londres, est à l’origine de la rubrique.<br />
El<strong>le</strong> avait été frappée par la qualité<br />
<strong>des</strong> portraits outre-Manche <strong>et</strong> la volonté<br />
d’éviter, comme en France, de <strong>le</strong>s<br />
réaliser sans toujours rencontrer <strong>le</strong><br />
futur biographé. Serge July, <strong>le</strong> directeur<br />
du quotidien, va soutenir <strong>le</strong> proj<strong>et</strong><br />
<strong>et</strong> offrir la dernière page à l’actuel<strong>le</strong><br />
rédactrice en chef de Libération. Il<br />
voulait « faire du peop<strong>le</strong> », comme <strong>le</strong><br />
disent plusieurs journalistes rencontrés<br />
1 .«Un Voici intel<strong>le</strong>ctuel en dernière<br />
page », précise l’un d’entre eux dans un<br />
sourire ironique. Le succès est rapide<br />
: la bonne exposition - un artic<strong>le</strong> en<br />
dernière page, accompagné d’une<br />
photo du portraituré 2 - en fait un genre<br />
valorisé, <strong>et</strong> <strong>le</strong>s enquêtes auprès du<br />
<strong>le</strong>ctorat indiquent que la formu<strong>le</strong> est<br />
plébiscitée 3 . De nombreux journaux<br />
vont imiter Libération <strong>et</strong> créer <strong>des</strong><br />
rubriques sim<strong>il</strong>aires (de L’Express un<br />
temps à La Tribune en passant par<br />
Ouest-France notamment) ou multiplier<br />
<strong>le</strong>ur nombre - comme Le Monde par<br />
exemp<strong>le</strong> dans ses pages « Horizons » où<br />
chaque semaine paraissent plusieurs<br />
portraits.<br />
Analyser sociologiquement une tel<strong>le</strong><br />
entreprise a l’avantage d’offrir une<br />
loupe grossissante perm<strong>et</strong>tant de comprendre<br />
quelques évolutions de l’écriture<br />
journalistique <strong>et</strong> cel<strong>le</strong>-ci en particulier<br />
: <strong>le</strong>s journalistes, en décrivant la<br />
rencontre au principe du portrait tendent<br />
à par<strong>le</strong>r d’eux-mêmes, de <strong>le</strong>ur trava<strong>il</strong><br />
<strong>et</strong> de ses contingences. C<strong>et</strong>te mise<br />
en scène de l’interaction est sans doute<br />
<strong>le</strong> trait <strong>le</strong> plus original <strong>des</strong> portraits de<br />
Libération. Initia<strong>le</strong>ment, <strong>il</strong> s’agit seu<strong>le</strong>ment<br />
de faire voir qu’une rencontre a<br />
bien eu lieu. L’enjeu est pour Libération<br />
d’acquérir une crédib<strong>il</strong>ité <strong>et</strong> d’éviter <strong>le</strong>s<br />
portraits dits « sur doc » - sur documentation.<br />
« Le genre était mourant, explique<br />
M. Guichoux. Il souffrait de classicisme<br />
(...). C’était une forme d’écriture très classique,<br />
littéraire, extrêmement ennuyeuse,<br />
peu vivante, très ampoulée » 4 .<br />
L’obligation de la rencontre va produire<br />
<strong>des</strong> eff<strong>et</strong>s considérab<strong>le</strong>s sur l’écriture.<br />
Renouvelant <strong>le</strong> genre du portrait,<br />
la visib<strong>il</strong>isation de l’interaction impose<br />
une scénarisation spécifique 5 . El<strong>le</strong> peut<br />
passer par plusieurs procédés, plus ou<br />
moins significatifs : décrire <strong>le</strong> lieu de<br />
l’entr<strong>et</strong>ien, <strong>le</strong> corps du biographé ou <strong>le</strong><br />
temps de la journée sont autant de<br />
manières d’indiquer que la rencontre a<br />
bien eu lieu 6 . Mais c’est la stratégie<br />
rhétorique consistant à montrer <strong>des</strong><br />
journalistes au trava<strong>il</strong> qui constitue<br />
sans doute la dimension la plus neuve.<br />
La rubrique « Portraits » peut apparaître<br />
ainsi comme un laboratoire d’un<br />
journalisme en rupture avec quelques<br />
traditions établies.<br />
Les spécialistes de sociologie <strong>des</strong><br />
médias distinguent très souvent, parmi<br />
<strong>le</strong>s dimensions possib<strong>le</strong>s de l’écriture<br />
journalistique, « l’amont » <strong>et</strong> « l’aval »<br />
ou « l’enquête » <strong>et</strong> « l’examen » 7 . Autrement<br />
dit, <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s se fonderaient tendanciel<strong>le</strong>ment,<br />
d’un côté, sur une<br />
logique de reportage priv<strong>il</strong>égiant <strong>le</strong>s<br />
émotions vécues, l’immédiat<strong>et</strong>é, l’implication<br />
du rédacteur <strong>et</strong>, de l’autre, sur<br />
une logique experte, d’analyse, faite en<br />
particulier d’une prise de distance plus<br />
forte. On s’accorde ainsi à imaginer un<br />
journaliste derrière sa caméra ou « derrière<br />
» son stylo ou ordinateur. En<br />
d’autres termes encore, <strong>le</strong> journaliste<br />
n’est pas supposé par<strong>le</strong>r de lui, de son<br />
trava<strong>il</strong>, <strong>des</strong> interactions qui <strong>le</strong> constituent.<br />
Surtout dans la presse écrite, <strong>il</strong><br />
n’est pas supposé dire ou montrer ce<br />
qu’est son trava<strong>il</strong> mais offrir <strong>le</strong>s résultats<br />
de son trava<strong>il</strong>. Même si, de ce point<br />
de vue, la logique est grossièrement la<br />
même, <strong>il</strong> en va un peu différemment à la<br />
télévision. La caméra peut f<strong>il</strong>mer l’interviewer<br />
en même temps que l’interviewé,<br />
m<strong>et</strong>tre en scène <strong>le</strong> reporter (par<br />
exemp<strong>le</strong> quand à la fin de son suj<strong>et</strong>, <strong>il</strong><br />
se fait f<strong>il</strong>mer en plan américain analysant<br />
<strong>le</strong>s <strong>le</strong>çons de son trava<strong>il</strong>), ou encore,<br />
dans une émission comme « Envoyé<br />
spécial » sur France 2, se concentrer<br />
après <strong>le</strong> reportage sur <strong>le</strong>(s) journaliste(s)-réalisateur(s)<br />
(interviewé(s) par<br />
<strong>le</strong> présentateur). Mais <strong>il</strong> est admis que<br />
<strong>le</strong> journaliste est « derrière » la réalité<br />
décrite.Tout se passe comme si, en m<strong>et</strong>tant<br />
en scène l’interaction entre <strong>le</strong> biographe<br />
<strong>et</strong> <strong>le</strong> biographé, <strong>le</strong>s portraits de<br />
Libération tranchaient avec <strong>le</strong>s logiques<br />
ordinaires de l’écriture de presse écrite.<br />
Le portrait de Libération est bien, à<br />
l’égal du genre, un « genre total » 8 où se<br />
mê<strong>le</strong>nt l’émotion <strong>et</strong> l’analyse, l’implication<br />
<strong>et</strong> la distance. Mais « genre total »,<br />
<strong>il</strong> l’est d’une autre manière aussi : <strong>le</strong><br />
journaliste montre qu’<strong>il</strong> est bien partie<br />
prenante de l’interaction à l’origine de<br />
l’artic<strong>le</strong>.<br />
Des situations de trava<strong>il</strong><br />
ordinaires<br />
■<br />
En rendant compte très souvent<br />
dans son artic<strong>le</strong> de c<strong>et</strong>te interaction, <strong>le</strong><br />
Libération, Le portrait, mercredi 27 septembre 2000, artic<strong>le</strong> de Ph<strong>il</strong>ippe Lançon,<br />
photo Isabel<strong>le</strong> Levy<br />
rédacteur de Libération souligne du<br />
coup <strong>le</strong>s ajustements mutuels à la rencontre,<br />
<strong>le</strong>s perceptions de l’un <strong>et</strong> de<br />
l’autre, en somme quelques pans de<br />
l’activité journalistique ordinaire. On<br />
pourrait multiplier <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s, même<br />
si tous ne poussent pas la logique aussi<br />
loin. Le dévoi<strong>le</strong>ment de dimensions traditionnel<strong>le</strong>ment<br />
tues de l’interaction<br />
est, <strong>le</strong> plus souvent, supposé révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />
caractère du portraituré. Ainsi L. Bondy<br />
(m<strong>et</strong>teur en scène), présenté comme un<br />
« prestidigitateur » 9 . Le me<strong>il</strong><strong>le</strong>ur indicateur<br />
? L’issue de l’entr<strong>et</strong>ien précisément<br />
: « On ne s’en aperçoit pas tout de<br />
suite mais [... <strong>il</strong>] subt<strong>il</strong>ise l’attention de<br />
ses interlocuteurs, pour ne <strong>le</strong>ur rendre que<br />
bien plus tard. Lorsqu’on s’en aperçoit, <strong>le</strong><br />
mal est fait, inuti<strong>le</strong> d’al<strong>le</strong>r au poste pour<br />
une déclaration de perte, <strong>le</strong> délit n’est pas<br />
répertorié. L’entr<strong>et</strong>ien a eu lieu, <strong>le</strong>s propos<br />
sont déjà en voie d’effacement, logés dans<br />
une partie inaccessib<strong>le</strong> de la mémoire ».<br />
Dès lors comment construire un portrait<br />
quand on a presque tout oublié ? L’artic<strong>le</strong><br />
part de ce paradoxe qui livre au<br />
<strong>le</strong>cteur la c<strong>le</strong>f du personnage. C’est<br />
encore M. S. Tantawi (religieux diri-<br />
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