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HOMMAGE<br />
Le legs de<br />
MAUREEN FORRESTER<br />
Jean-Pierre Sévigny<br />
<strong>La</strong> «grande dame » de l’art vocal canadien<br />
a laissé un héritage immense.<br />
On connaît bien ses enregistrements<br />
de Haendel, Bach ou Brahms, mais<br />
c’est dans ses interprétations du compositeur<br />
autrichien Gustav Mahler, surtout<br />
l’émouvant Das Lied von der Erde et la<br />
Symphonie n o 2 «Résurrection», que sa voix est<br />
radieuse et transcendante. Maureen Forrester<br />
a aussi interprété des œuvres moins connues:<br />
Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc –<br />
son interprétation de la vieille prieure est sidérante<br />
– et The Medium de Gian Carlo<br />
Menotti. Plus tard dans sa carrière, elle s’est<br />
«aventurée» dans le répertoire plus populaire<br />
de Gilbert et Sullivan (Mikado et Iolanthe) et<br />
de Humperdinck (Hänsel und Gretel), ce qui a<br />
n’a pas toujours plu aux critiques.<br />
Maureen Forrester a aussi apporté d’autres<br />
contributions à la culture canadienne. Elle a<br />
pris la parole, à titre d’artiste et de présidente<br />
du Conseil des Arts du Canada, pour se<br />
prononcer sur deux enjeux importants de<br />
notre époque : le financement des arts et la<br />
valeur de la musique contemporaine.<br />
En 1983, alors au sommet de sa carrière,<br />
Forrester accepta du gouvernement de Pierre<br />
Elliott Trudeau la présidence du Conseil des<br />
Arts du Canada (CAC); elle y resta cinq ans.<br />
«Lorsque j’ai commencé, dit-elle en 1988, il<br />
n’y avait pas de Conseil des Arts. J’ai accepté<br />
le poste pour remettre au Canada ce qu’il<br />
m’avait donné.» Pas toujours diplomate, elle<br />
a fait des vagues. Irrité par ce qu’il appelait<br />
un virage à gauche qui ne reflétait pas, selon<br />
lui, les valeurs de la société canadienne, le<br />
gouvernement Trudeau voulait exercer, par le<br />
biais d’un projet de loi controversé, un<br />
contrôle «politique» sur les organismes et<br />
sociétés de la Couronne, particulièrement le<br />
Conseil des Arts, Radio-Canada, la Société<br />
de développement de l’industrie cinématographique<br />
canadienne (aujourd’hui Téléfilm<br />
Canada) et l’ONF. Le gouvernement de<br />
Stephen Harper n’a rien inventé.<br />
Maureen Forrester a abordé courageusement<br />
ce dossier épineux. Elle a défendu sur<br />
toutes les tribunes le financement des arts et<br />
la liberté d’expression. À ses yeux, le financement<br />
des arts par l’État ne donnait aucun<br />
droit de regard idéologique à un gouvernement.<br />
Femme entière et passionnée, elle a<br />
défendu constamment et férocement l’autonomie<br />
du Conseil des Arts, non sans embêter<br />
de nombreux ministres et hauts fonctionnaires.<br />
« Aucune<br />
société libre ne<br />
compromet la<br />
liberté de ses<br />
artistes », a-t-elle<br />
répliqué au gouvernement.<br />
Et il<br />
n’était pas facile<br />
pour un politicien<br />
de contreattaquer<br />
quand la<br />
lobbyiste en chef<br />
était aussi la<br />
«grande dame» de l’art vocal au Canada et<br />
un «trésor national». Il est à noter qu’elle a<br />
«gagné» ce débat très public auprès d’une<br />
majorité de parlementaires et de citoyens.<br />
Tout au long de son mandat, elle a intercédé<br />
au nom des artistes et des organismes<br />
culturels auprès du gouvernement, afin de<br />
faire valoir le besoin d’une aide accrue pour<br />
les arts. À quelques occasions, il lui est même<br />
arrivé de passer outre son devoir de réserve.<br />
En 1987, ma vie a croisé celle de Maureen<br />
Forrester. Une amie musicologue me suggéra<br />
d’écouter son interprétation d’une œuvre<br />
canadienne contemporaine, The Confession<br />
Stone du compositeur Robert Fleming. Ébloui<br />
à la fois par l’œuvre et son interprète, j’ai décidé<br />
alors de rééditer sur disque compact l’enregistrement<br />
The Confession Stone et Liederkreis,<br />
op. 39 de Schumann, paru en 1976 sur étiquette<br />
RCA–CTL (Canadian Talent Library,<br />
compagnie sans but lucratif dont la mission<br />
était d’assurer la réalisation et la distribution<br />
d’enregistrements d’artistes canadiens et de<br />
compositions canadiennes; CTL a poursuivi<br />
ses activités de 1962 jusqu’à sa fusion en 1985<br />
avec FACTOR, ayant constitué un catalogue<br />
de 268 microsillons). Outre le Fleming et le<br />
Schumann, nous avons pu aussi inclure sur le<br />
disque, en complément, le lumineux Der<br />
Abschied (L’adieu) du Chant de la Terre de<br />
Mahler, sous la direction de Bruno Walter. Le<br />
maestro, disciple et ami du compositeur, avait<br />
(1930-<strong>2010</strong>)<br />
lui-même dirigé la création du Chant de la<br />
Terre à Munich en 1911. C’est avec lui que<br />
Forrester à appris à chanter Mahler. Le disque<br />
Maureen Forrester – Song Cycles (Gala-110) est<br />
l’un de ceux dont je suis le plus fier.<br />
Maureen Forrester a toujours défendu et<br />
illustré la musique canadienne contemporaine.<br />
Tout au long de sa carrière, elle a chanté<br />
Schafer, Coulthard, Chatman, Fleming,<br />
Freedman, etc. En 1966, elle commanda une<br />
œuvre nouvelle au compositeur canadien<br />
Robert Fleming. En 1967, elle a créé le cycle<br />
The Confession Stone de Fleming à Stratford,<br />
Ontario. Confession Stone (The Songs of Mary)<br />
est un cycle de huit mélodies pour voix et<br />
piano d’après l’œuvre du poète afro-américain<br />
Owen Dodson (1914-1983). Confession Stone<br />
fut publié originalement dans le recueil<br />
Beyond The Blues, New Poems by American<br />
Negroes, paru en 1962 aux éditions Hand and<br />
Flower Press. Le cycle de Fleming demeure<br />
l’un des plus beaux jamais écrits au Canada.<br />
Accompagnée au piano par le fidèle John<br />
Newmark, la voix de Maureen Forrester est<br />
sublime et touchante. Elle a défendu cette<br />
œuvre tout au long de sa carrière. En tournée,<br />
elle apportait plusieurs copies de la partition<br />
(publiée aux Éditions Leeds, 1968) qu’elle<br />
offrait à des collègues ou musiciens désireux<br />
d’étudier ou d’interpréter le cycle. Forrester<br />
était à elle seule une véritable agence de promotion<br />
de la musique canadienne. Elle croyait<br />
– et c’est là une autre de ses contributions<br />
importantes – que les musiciens ne doivent<br />
pas se cantonner dans les œuvres du passé et<br />
regarder uniquement dans le rétroviseur. Les<br />
artistes, les orga nismes et les sociétés musicales<br />
doivent aller de l’avant, explorer, faire tomber<br />
les murs. L’art, c’est prendre des risques. Il<br />
existe de grandes œuvres contemporaines et<br />
l’on ne devrait pas les exclure sous prétexte<br />
que le public ne les aime pas d’emblée. Il faut<br />
exposer, sensibiliser le public à ces œuvres, lui<br />
permettre de les comprendre et les aimer. Ce<br />
débat est toujours d’une actualité criante. ■<br />
18 OCTOBRE <strong>2010</strong> OCTOBER