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ALBUM du MOIS<br />
DAVID JALBERT<br />
AVANCER, TOUJOURS avec DOIGTÉ<br />
Lucie Renaud<br />
Technique redoutable, poésie du<br />
toucher, sensibilité de l’oreille, présence<br />
sur scène contagieuse: autant<br />
de qualités associées au jeu de<br />
David Jalbert. Il serait pourtant<br />
réducteur de le cantonner au seul titre de pianiste<br />
soliste exceptionnel. Chambriste<br />
accompli, il est aussi l’un des membres de<br />
Triple Forte et a collaboré avec la violoncelliste<br />
Denise Djokic, le corniste Louis-<br />
Philippe Marsolais, le Quatuor Alcan,<br />
Pentaèdre et Rachel Barton Pine. Depuis<br />
2008, il est également professeur à l’École de<br />
musique de l’Université d’Ottawa. Il préfère<br />
se considérer comme un toutbib, un toucheà-tout<br />
qui embrasse le répertoire dans son<br />
entier et refuse le port de toute étiquette.<br />
APPRIVOISER<br />
Quand il découvre le piano à l’âge de quatre<br />
ans, à la suggestion de son père, le petit<br />
Gaspésien ne sait même pas alors à quoi ressemble<br />
cet instrument-roi ni l’importance<br />
qu’il occupera rapidement dans sa vie. Il travaille<br />
assidument, touche aussi l’orgue – tout<br />
comme son premier professeur Pauline<br />
Charron –, écoute des enregistrements et<br />
déchiffre pour le plaisir des partitions comme<br />
d’autres collectionnent les albums de bande<br />
dessinée ou les cartes sportives. «J’ai beaucoup<br />
appris par moi-même, explique-t-il<br />
aujourd’hui, à l’aube de sa 33 e année. Pour<br />
moi, la découverte du répertoire était un<br />
passe-temps personnel.»<br />
TRANSMETTRE<br />
Curiosité intellectuelle et développement<br />
d’une culture musicale et stylistique complète<br />
sont d’ailleurs deux des éléments que David<br />
Jalbert le pédagogue transmet au quotidien à<br />
sa classe. «Un principe guide le reste de mes<br />
actions: le développement de l’autonomie,<br />
particulièrement technique, insiste-t-il. Il est<br />
essentiel d’apprendre à régler tous les types de<br />
problèmes et surtout de comprendre qu’on<br />
peut trouver les solutions assez rapidement.»<br />
Il admet volontiers apprendre de ses étudiants,<br />
notamment au plan de la gestion du temps:<br />
« Deux journées d’enseignement suffisent<br />
pour réaliser que je perds du temps et ce<br />
constat clarifie plusieurs choses d’un coup. À<br />
l’université, nous avons tendance à travailler<br />
de longues heures, non pas tant pour bien<br />
sonner que pour assurer notre confiance. Il<br />
faut pouvoir la développer avec moins de travail;<br />
nous n’avons pas besoin de prendre<br />
autant de temps pour atteindre nos objectifs.»<br />
Cette vocation d’enseignant lui est venue<br />
tout naturellement, en partie afin de se délester<br />
du poids d’une certaine solitude, vécue<br />
tant à l’instrument que lors d’heures perdues<br />
dans les aéroports ou à parcourir les corridors<br />
aériens d’Amérique du Nord ou d’Europe.<br />
«Cette solitude devenait oppressive et j’ai<br />
considéré qu’un élément de stabilité serait<br />
bienvenu dans mon quotidien. Enseigner<br />
épuise, mais donne aussi de l’énergie.»<br />
ASSOCIER<br />
Reprenant le concept de son tout premier<br />
enregistrement paru en 2004, un salué couplage<br />
Corigliano/Rzewski, David Jalbert juxtapose<br />
cette fois deux compositeurs américains<br />
mythiques: John Adams et Philip Glass (John<br />
Adams, Philip Glass,<br />
David Jalbert, ATMA<br />
ACD22556). « J’adore<br />
John Adams, précise le<br />
pianiste, il écrit une<br />
musique absolument<br />
magnifique.» Ses Phrygian<br />
Gates, opus 1 écrit<br />
par un tout jeune<br />
Adams en 1977, inspirées par le mouvement<br />
des vagues de Californie, explorent le principe<br />
d’ondulation. «C’est la sonate de Liszt du 20 e<br />
siècle, croit l’interprète, et d’une difficulté<br />
absolument inouïe.» Combat entre les différents<br />
modes, particulièrement phrygien et<br />
lydien, l’œuvre d’une vingtaine de minutes est<br />
traitée d’un seul souffle, chaque portail devenant<br />
changement d’ondulation, parfaitement<br />
fondu, les deux mains devant être dotées d’une<br />
complète indépendance. China Gates, plus<br />
accessible techniquement, exploite quant à elle<br />
la beauté délicate des vagues caressant le rivage,<br />
semblables mais pourtant uniques.<br />
Si le choix des pièces d’Adams relevait de<br />
l’évidence, Jalbert admet avoir eu du mal à<br />
trouver une page de Philip Glass pouvant<br />
servir d’écho à la densité et à la fluidité des<br />
textures. Après plusieurs heures infructueuses<br />
d’écoute du catalogue complet des œuvres<br />
pour piano de Glass, il a été séduit par la<br />
suite d’Orphée, tirée de son opéra de chambre<br />
créé en 1993 et transcrite par Paul Barnes en<br />
2000. «Les sept mouvements sont tous différents,<br />
mais possèdent une certaine unité harmonique<br />
et des textures beaucoup plus riches<br />
que celles qu’on retrouve habituellement<br />
dans la musique pour piano de Glass. Le côté<br />
opératique confère une ligne émotive véritable.»<br />
<strong>La</strong> musique prolonge l’esprit un peu<br />
surréaliste du film de Cocteau en le citant à<br />
l’occasion, mais surtout en intégrant des éléments<br />
poétiques au récit.<br />
OUVRIR<br />
David Jalbert vient également d’enregistrer<br />
avec ses complices de Triple Forte Jasper<br />
Wood et Yegor Dyachkov des trios de Ravel,<br />
Ives et Chostakovitch et entrera sous peu en<br />
studio avec les membres de Pentaèdre dans un<br />
programme Poulenc. En juin prochain, il s’attaquera<br />
aux Variations Goldberg, avec lesquelles<br />
il vit depuis maintenant plus d’un an.<br />
«C’est un retour à ce que j’aime le plus, le<br />
contrepoint, élément qui me garde assis au<br />
piano. J’aime avoir plusieurs instruments à<br />
gérer et j’éprouve une grande joie à jouer cette<br />
œuvre, avec ses voix qui fusent de toute part<br />
et ses effets d’écho.» Quand on évoque le fantôme<br />
de Gould, il ne bronche pas, même s’il<br />
admet préférer l’«énergie fabuleuse» de la version<br />
de 1955. «Il ne m’intimide pas autant<br />
que Murray Perahia, qui a transmis la version<br />
idéale selon moi. Tous les interprètes ont réagi<br />
à Glenn Gould et font avancer le paradigme<br />
des Variations Goldberg, repoussent les<br />
limites. Je les approche en toute humilité.»<br />
Celui qui se sent interpellé autant par le<br />
répertoire symphonique de Mahler ou Strauss<br />
que par la richesse de Beethoven, Schumann<br />
ou Brahms, la délicatesse des compositeurs<br />
français ou les œuvres des 20 e et 21 e siècles, ne<br />
craint rien ou presque. «C’est un saut dans le<br />
vide, il faut accepter d’être exposé. Il faut se<br />
faire confiance pour pouvoir faire chanter<br />
Beethoven ou Chopin avec toute la générosité<br />
nécessaire. Le geste n’a rien de vulgaire, de<br />
facile; il est tout simplement honnête.» ■<br />
OCTOBRE <strong>2010</strong> OCTOBER 27