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L’ŒUVRE DU MOIS<br />
SUR L’UTILISATION du CHROMATISME DANS<br />
LA JUPITER de MOZART<br />
René Bricault<br />
Lorsqu’il songe à une utilisation<br />
importante du chromatisme dans<br />
une grande période de l’histoire<br />
musicale, le mélomane évoque spontanément<br />
certains affects du<br />
baroque, l’opéra wagnérien ou la musique<br />
atonale plutôt que le classicisme viennois. Ce<br />
dernier, dont la vitalité est fondée sur le<br />
contraste dynamique de tonalités définies et<br />
polarisées, tend naturellement vers un diatonisme<br />
exacerbé. Pourtant, Mozart a su<br />
exploiter, avec autant de succès que de générosité,<br />
les ressources de dramatisation et de<br />
coloration propres au chromatisme dans son<br />
imposante 41 e Symphonie en do majeur (dite<br />
«Jupiter»). Achevée le 10 août 1788, elle est<br />
non seulement la dernière symphonie de<br />
Mozart, mais aussi un exemple exceptionnel<br />
de complexité extrême dissimulée sous une<br />
apparente facilité, comme en témoignent les<br />
célèbres parties fuguées du finale. Nous analyserons<br />
ici certains procédés mozartiens<br />
dans le premier mouvement de ce chefd’œuvre<br />
pour mieux comprendre les façons<br />
typiques du maître de concilier chromatisme<br />
occasionnel et diatonisme dominant.<br />
Mentionnons tout d’abord que le mouvement<br />
est une forme-sonate trithématique. Il<br />
sera utile d’identifier les principaux motifs des<br />
trois thèmes pour mieux nous y retrouver.<br />
Le premier:<br />
Le second:<br />
Le troisième:<br />
Le second thème offre un premier exemple<br />
de chromatisme fonctionnel, de nature purement<br />
mélodique. Mozart aurait certes pu se<br />
passer du sol dièse et laisser le sol en ronde,<br />
mais cela aurait affaibli son thème de deux<br />
façons: d’abord en le rendant plus terne,<br />
ensuite en exagérant le contraste rythmique<br />
entre les durées longues (du début) et brèves<br />
(de la suite). Une solution plus sensée consisterait<br />
à remplacer la note chromatique par<br />
une note voisine (comme un fa dièse ou un<br />
si), mais seulement au prix de la fluidité caractéristique<br />
de la ligne mélodique. Il en va de<br />
même, d’ailleurs, pour la série de croches de<br />
la fin de notre exemple. Notez que Mozart<br />
choisit ses altérations chromatiques de façon à<br />
garder les notes de l’accord de sol sur les temps<br />
forts, maintenant le sens tonal et bridant l’impact<br />
des notes altérées. (Mentionnons au passage<br />
que le troisième mouvement fonde la<br />
majorité de son contenu thématique sur un<br />
principe similaire à ce second thème, mais en<br />
mouvement descendant.)<br />
Un type de chromatisme mélodique encore<br />
plus mozartien (chromatisme renversé, cette<br />
fois) peut s’expliquer à partir de l’extrait suivant:<br />
Il s’agit d’un commentaire précadentiel<br />
suivant le troisième thème. Soulignons les<br />
quasi-broderies (à distance de demi-ton,<br />
comme les do dièse aigus) dont l’altération<br />
est par la suite neutralisée par un bécarre.<br />
Cela permet de créer des répétitions séquentielles<br />
d’une grande excitation mélodique. Le<br />
second mouvement de la symphonie s’avère<br />
d’ailleurs un précieux exemple de coloration<br />
mélodique par altérations chromatiques<br />
(confirmant la touche sensuelle des thèmes<br />
de Mozart, plus souvent évoquée qu’expliquée)<br />
sans nécessiter d’emprunts harmoniques<br />
constants (comme chez Bach, p. ex.).<br />
Cet extrait montre jusqu’où Mozart peut<br />
aller dans ses explorations chromatiques, et<br />
ce, presque à notre insu tant l’exercice est discret.<br />
En huit temps de noires à tempo rapide,<br />
et sans affecter le mouvement vers la cadence,<br />
la mélodie aiguë et la basse (avec pédale<br />
aiguë de ré, absente de l’exemple) se partagent<br />
toutes les notes chromatiques de fa dièse<br />
à ré inclusivement!<br />
Outre l’aspect mélodique, nul ne peut passer<br />
sous silence la fonction harmonique/formelle<br />
du chromatisme, surtout dans la<br />
«Jupiter», mécanisme efficace lors des modulations.<br />
Or, si nous ne regardons que les principales<br />
modulations du premier mouvement,<br />
soit lors du passage à la dominante vers le<br />
second thème et lors du retour à la tonique<br />
vers la réexposition, nous ne remarquerons<br />
pas grand-chose. En effet, le passage à la<br />
dominante s’effectue sur pédale de dominante<br />
avec mélodie, basée sur le second motif du<br />
premier thème, en séquence ascendante n’incluant<br />
que peu de chromatisme mélodique<br />
retourné, avant de clore sur la dominante de<br />
la dominante. Le retour à la tonique sera préparé<br />
par un ingénieux écartèlement du motif<br />
conclusif du troisième thème (absent de<br />
notre exemple) en contrepoint aux bois, avec<br />
de moins en moins de notes altérées et se terminant<br />
sur une gamme descendante de do –<br />
suprême sens d’économie après un développement<br />
assez costaud pour l’époque.<br />
L’intérêt ne réside donc pas tant dans les<br />
cadences importantes, mais plutôt juste avant<br />
celles-ci. Les neuf mesures précédant la pédale<br />
de sol nous menant au second thème regorgent<br />
d’ambiguïtés harmoniques, le tout soutenu<br />
par une descente chromatique au<br />
basson. Le contrepoint modulant à la<br />
tonique vers la réexposition, lui, est joué<br />
quelques mesures après une compression du<br />
premier motif du premier thème et une descente<br />
rapide caractéristique d’un tutti transitoire<br />
en fanfares concluant les périodes<br />
importantes de l’exposition (commentaire du<br />
premier thème avant sa répétition modifiée<br />
en dynamique piano, modulation vers le<br />
second thème et passage vers le développement<br />
– voir mesures 9 à 16, 49 à 54 et 117 à<br />
119), l’ensemble encore une fois bâti sur un<br />
chromatisme descendant à la basse.<br />
S’il fallait souligner un seul autre moment<br />
de l’exposition, ce serait la transition entre les<br />
second et troisième thèmes. Toujours juste<br />
avant un autre tutti aux motifs modifiés, les<br />
cordes en dynamique piano interrompent le<br />
second thème d’une mesure de silence, suivie<br />
par un do mineur forte de deux mesures, puis<br />
un éclatant do majeur avant le retour à la<br />
dominante pour le troisième thème (un peu<br />
comme si Mozart, voulant donner un poids<br />
égal aux deux thèmes à la dominante, les préparait<br />
intentionnellement avec une tonique<br />
péremptoire). Fusion du chromatisme mélodique<br />
et harmonique, l’impact dramatique de<br />
l’inflexion du mi bémol vers mi bécarre servira<br />
assurément de leçon, quelques décennies<br />
plus tard, à un certain Franz Schubert… ■<br />
» 41 e Symphonie en do majeur (dite «Jupiter»), Concert gala<br />
pour I Musici de Montréal<br />
Le 25 oct, Salle Claude Champagne (220, Vincent-d'Indy)<br />
514-983-6038, www.imusici.com<br />
22 OCTOBRE <strong>2010</strong> OCTOBER