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Interview –<br />
Guillaume Henry<br />
Le marché du luxe est saturé parce que beaucoup de<br />
choses se ressemblent. Pourquoi chercher à être une<br />
marque de plus ? Etre en plus ce n’est pas apporter<br />
quelque chose de plus, c’est ajouter un wagon<br />
au train […]<br />
Après avoir fait ses classes aux Beaux<br />
Arts, à l’Ecole Supérieure d’Arts<br />
Appliqués Duperré et à l’IFM, puis<br />
travaillé dans l’ombre chez Givenchy<br />
et Paule Ka, Guillaume Henry assure<br />
la direction artistique de Carven. A<br />
lui la charge de relancer la griffe fondée<br />
en 1945 par Carmen de Tommaso,<br />
maison passée de main en main et<br />
aujourd’hui remise sur pied par son<br />
ancien licencié en mode masculine.<br />
Oubliés les défilés de Haute Couture,<br />
Guillaume Henry signe pour le printemps<br />
été 2010 une première collection<br />
de prêt-à-porter pleine de fraîcheur.<br />
Juste réponse à l’ère nouvelle.<br />
Carven cela ne représente plus grand<br />
chose, tout au plus, pour les férus<br />
d’histoire du costume, un vent de fraîcheur<br />
après guerre. Rien pourtant qui<br />
évoque un quelconque patrimoine<br />
stylistique…<br />
Cela peut être un avantage. On assiste<br />
parfois à des hors sujet en mode, des<br />
collections à côte de la plaque ne correspondant<br />
pas à l’idée que le public<br />
se fait d’une griffe. Je ne risquais pas<br />
l’écueil du hors sujet puisqu’il n’y avait<br />
plus vraiment de sujet…<br />
De quels codes vous êtes-vous joué<br />
pour réveiller la belle endormie ?<br />
Carven, ce n’est pas une mode référencée<br />
en terme de silhouette ou de structures<br />
de vêtements, mais la notion<br />
de fraîcheur demeure. Certains ont<br />
un foulard hérité de leur grand mère,<br />
d’autres connaissent les parfums. Il<br />
reste des traces, des souvenirs…<br />
Quelle a donc été votre méthode ?<br />
Le souci, c’est que les gens avaient<br />
de la griffe une image vieillotte, j’ai<br />
donc opté pour une inspiration un<br />
peu gamine. Des robes très courtes –<br />
mais aux décolletés très fermés –, aux<br />
manches comme rétrécies, comme si<br />
la fille avait grandi trop vite. L’idée<br />
n’étant pas d’habiller des gamines,<br />
mais de ramener quelque chose de<br />
super frais. Je ne vais pas demander à<br />
une dame, qui a de l’argent de se vêtir<br />
comme une lycéenne, ce n’est pas possible<br />
! Elle pourra par contre piocher<br />
ce qu’elle veut dans la collection. Mon<br />
rapport à la mode est assez ouvert. Les<br />
gens qui achètent nos vêtements sont<br />
libres de les porter comme bon leur<br />
semble. C’est comme lorsque l’on va<br />
chez le coiffeur ; je déteste quant on<br />
vous met du gel à la fin. En sortant, je<br />
passe toujours la main dans mes cheveux.<br />
Je vais chez le coiffeur pour me<br />
faire couper les cheveux, pas pour me<br />
faire coiffer. Me coiffer, il n’y a que<br />
moi qui sache le faire. En mode, c’est<br />
un peu pareil, on propose, après les<br />
gens s’habillent comme ils veulent.<br />
Cela tranche-t-il avec la notion de<br />
directeur artistique/ dictateur artistique<br />
en cours ces dernières années ?<br />
Je me considère tout d’abord comme<br />
un employé, j’ai certes le poste de<br />
directeur artistique, mais je suis loin<br />
de prendre toutes les décisions concernant<br />
cette maison. En tant que styliste,<br />
on propose une vision. Et en l’occurrence<br />
pour Carven, je n’en connais<br />
pas encore tous les contours. On ne<br />
saura que dans deux ou trois saisons ce<br />
nous sommes vraiment. Pour l’instant,<br />
j’avance la tête dans le guidon, je ne<br />
sais pas très bien vers où je vais… Le<br />
chemin sera parsemé de rencontres, et<br />
la plus importante sera celle que nous<br />
ferons avec les clientes qui s’identifieront<br />
à la marque. J’étais tout à l’heure<br />
au téléphone avec la vendeuse des<br />
Galeries Lafayette. Je veux savoir ce<br />
qui fonctionne, ce qui marche moins<br />
bien ; si certaines choses ne passent<br />
pas, il faut réfléchir à une autre façon<br />
de les proposer. On s’adresse à des<br />
femmes, il faut être à leur écoute. En<br />
mode, les clients ont toujours le dernier<br />
mot. Moi je suis là pour rebondir.<br />
Et je veux que cela marche.<br />
Un charme vintage flotte sur vos<br />
créations.<br />
Je viens de la campagne, de Langres,<br />
un petit village en Haute Marne – et<br />
je défends mes valeurs provinciales !<br />
Ado, je trouvais les filles de mon lycée<br />
super cool, mais il n’y avait qu’une boutique<br />
de mode à Langres. On y allait<br />
donc de la débrouille, en récupérant<br />
des trucs de nos grands frères, et on<br />
arrivait très bien à exprimer nos personnalités<br />
! Je ne crois d’ailleurs pas<br />
que les vêtements hyper griffés soient<br />
le meilleur moyen de se concocter un<br />
style bien à soi. Rien ne me touche plus<br />
qu’une femme portant le même trench<br />
pendant 20 ans. À la fin, ce trench sera<br />
son trench, il aura pris la forme de son<br />
coude. L’esprit rétro s’avère souvent un<br />
supplément d’âme.<br />
Comment traduire cette patine en<br />
prêt-à-porter ?<br />
La collection repose pour beaucoup<br />
sur des robes courtes, très<br />
courtes même. À un moment,<br />
craignant qu’elles ne virent au sexy<br />
– et pour moi Carven c’est tout sauf<br />
sexy – j’ai décidé de les accessoiriser<br />
avec des médailles de baptême.<br />
Cela rend les looks plus timides.<br />
Votre mode juvénile participe d’un<br />
changement de stéréotype de femme,<br />
un changement d’époque aussi. Adieu<br />
Bombas, bonjour Lolita ?<br />
On a peut-être trop vu de femmes<br />
fantasmées. Le Red Carpet n’est<br />
pas le quotidien de toutes les filles.<br />
Personnellement, je suis plus séduit<br />
par une forme de banalité qu’obsédé<br />
à l’idée d’habiller des actrices pour<br />
des premières. Davantage qu’à Sharon<br />
Stone, je pense à une jolie fille de<br />
province.<br />
Quel type de femme vous inspire ?<br />
Je suis sensible au cinéma, à la banalité<br />
et à l’élégance. J’adore donc toutes les<br />
héroïnes chabroliennes. Ça peut sembler<br />
un peu suranné, mais j’idolâtre<br />
Stéphane Audran ! J’apprécie aussi<br />
les héroïnes de Bertrand Blier, celles<br />
d’André Téchiné. Des filles droites,<br />
mais un peu cassées.<br />
Pas franchement dans le glamour<br />
donc ?<br />
Le glamour, je ne sais pas si c’est une<br />
histoire de tendance ou d’époque, mais<br />
je n’y suis pas vraiment sensible. Je préfère<br />
qu’une fille ne soit pas déguisée,<br />
pas trop apprêtée, car dans les deux<br />
cas, elle perd un peu de ce qu’elle est.<br />
Et puis cela demande beaucoup d’efforts…<br />
Je reviens sur cette notion de<br />
banalité charmante ; j’adore les bourgeoises<br />
collet monté, dont le soutiengorge<br />
se voit en transparence au travers<br />
de leur blouse. Elles sont les seules<br />
à pas le remarquer. Ce genre de petit<br />
détail m’attendrit. Je craque aussi en<br />
voyant les manteaux coincés dans les<br />
portes de voitures. Les MTV Music<br />
Award, c’est chouette, mais non, c’n’est<br />
pas trop mon truc !<br />
Une particularité de votre travail réside<br />
dans son positionnement prix. Loin<br />
d’êtres exorbitants, ils se situent entre<br />
250 et 450 euros, équivalent à ceux<br />
de lignes bis comme See by Chloé ou<br />
Marc by Marc Jacobs<br />
La volonté n’était pas de s’aligner sur<br />
les prix des lignes bis, mais juste d’être<br />
envisageable pour le porte-monnaie.<br />
Se placer dans le luxe ne nous semblait<br />
pas la bonne solution. Il faut<br />
aujourd’hui des moyens colossaux en<br />
termes d’implantations de boutiques et<br />
de plan média pour aujourd’hui rivaliser<br />
sur ce terrain. Ce n’est pas notre<br />
ambition. Et puis en tant que simple<br />
consommateur, j’ai moi-même envie<br />
de rêver sur des produits que je puisse<br />
m’offrir. C’est comme devant la vitrine<br />
d’une agence immobilière, fantasmer<br />
sur un triplex c’est une chose, mais un<br />
joli deux pièces atypique c’est au final<br />
beaucoup mieux.<br />
Le luxe fait-il moins rêver<br />
aujourd’hui ?<br />
Le marché du luxe est saturé parce<br />
que beaucoup de choses se ressemblent.<br />
Pourquoi chercher à être une<br />
marque de plus ? Etre en plus ce<br />
n’est pas apporter quelque chose de<br />
plus, c’est ajouter un wagon au train.<br />
Disons qu’on a plutôt choisi d’emprunter<br />
d’autres rails. J’ai envie de proposer<br />
une mode inspirée, ayant de l’esprit,<br />
mais qui ne soit pas figée en termes de<br />
silhouettes ou de structures de vêtements.<br />
Je trouve l’idée de pièces à piocher<br />
plus démocratique que les total<br />
looks.<br />
Carven a mis la couture en suspens<br />
pour s’attaquer au prêt-à-porter. Pourquoi<br />
l’abandon de cette activité ?<br />
L’arrêt de la couture est une décision<br />
qui revient aux repreneurs. Disons<br />
qu’aujourd’hui cette activité ne semble<br />
viable que lorsqu’elle sert de fairevaloir<br />
stylistique. Économiquement,<br />
c’est jouable pour des marques globales<br />
comme Dior, Givenchy ou Gaultier<br />
déclinant moult produits. Le problème<br />
chez Carven, c’est qu’il n’y avait<br />
plus que la couture… Elle disposait<br />
certes d’une clientèle, mais l’activité<br />
tendait au sur mesure, sans véritablement<br />
de relais médiatique. La volonté<br />
des propriétaires étant de construire<br />
une griffe d’envergure internationale,<br />
le prêt-à-porter permettait un beaucoup<br />
plus grand relais. Et puis, l’arrêt<br />
de la couture s’explique aussi par<br />
le positionnement de ce prêt-à-porter.<br />
On ne peut pas d’un côté proposer<br />
des robes couture au prix d’un appartement<br />
et de l’autre des pièces à 350<br />
euros. Le gap est trop énorme.<br />
En France, depuis une quinzaine d’années,<br />
le salut, pour de jeunes stylistes<br />
passe forcément par la relance de<br />
vieilles maisons. Il n’est plus question<br />
de lancer des griffes nouvelles.<br />
La vérité, c’est que j’ai déjà monté ma<br />
boîte. J’ai eu ma ligne en 2001-2002,<br />
cela a duré trois saisons. Tu fantasmes<br />
sur des coloris incroyables mais, à la<br />
fin, tu fais une collection en coton noir,<br />
seul truc en stock et abordable. Et puis<br />
tu dois trouver l’attaché de presse, les<br />
commerciaux, les fabricants pour te<br />
soutenir… C’était génial, mais j’étais<br />
tellement crevé que lorsque je croisais<br />
des amis dans la rue, je ne trouvais<br />
même plus la force de me souvenir<br />
de leurs prénoms. J’étais épuisé, vidé,<br />
ailleurs… Bosser pour une maison ne<br />
veut pas dire que l’on travaille moins<br />
– c’est autant de boulot ! – mais tu le<br />
fais au sein d’une structure. Il n’y a pas<br />
tout à construire. Tu prends un train<br />
d’avance.<br />
C’est également plus confortable<br />
médiatiquement.<br />
Pas forcément. Un jeune créateur qui<br />
se lance, si sa collection ne plaît pas,<br />
personne n’en parlera, tout le monde<br />
s’en fout ! Un designer en place dans<br />
une maison se plante : on le démonte.<br />
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