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Rencontre –<br />
Aymeric<br />
Il y a Peter, que je vois vendredi et auquel il faudra que je<br />
donne 150 euros pour l’interviewer. Ce sera ma première<br />
rencontre tarifée sans « body fluid exchange », comme<br />
disent les Américaines. Il y a eu Jihane au Diamant Noirpuis<br />
à Essaouira, avant l’inquiétude de savoir qu’elle étaitnée<br />
en 1987. C’était en 2004. Elle voulait de l’affection, pas<br />
d’argent. Je pense à elle tous les 19 juillet. …/…<br />
…/… Puis il y a eu Frédéric, dont la mauvaise vie a été évoquée<br />
ici avec Mr Pearl et beaucoup d’admiration, bien avant<br />
que son emballement pour la cause de Roman P. ne révèle<br />
les réflexes canins de Benoit H et le peu de respect qu’a Laurence<br />
Ferrari pour son métier et pour la littérature. Il y a<br />
aussi Edouard, gêné par notre discussion de Noël, qui dit<br />
qu’il faut « laisser Frédo tranquille ».<br />
Il y a aussi l’adresse sexy d’Aymeric : rue du faubourg<br />
Saint-Denis, à Paris. Impossible d’en mener large dans<br />
l’ascenseur très étroit qui mène à son penthouse. On se<br />
connait depuis plus de dix ans, et les derniers échanges<br />
que nous avons eus étaient numériques, mais parlaient<br />
de chair : j’étais à Tokyo, et je voulais ses adresses de strip<br />
club à Roppongi. Ce dimanche soir tard et froid de janvier,<br />
nous sommes en tailleur sur des coussins ethniques dans<br />
son antre chaleureux et doux, et sans retenue Aymeric me<br />
raconte de sa voix presqu’opiacée cet aspect de sa vie que<br />
d’autres préfèreraient savoir clandestin : « Je travaillais chez<br />
LVMH j’étais très jeune, j’étais à NY, j’étais content, c’était<br />
la grande ville et j’avais un super hôtel. Je me suis dit que<br />
je n’allais pas profiter de tout ça tout seul, j’ai pris le Village<br />
Voice, regardé dans les pages réservées aux orientales<br />
et téléphoné. Une Coréenne est entrée dans ma chambre.<br />
Elle était sublime : les cheveux plus bas que les fesses, une<br />
silhouette gracieuse et longiligne, un petit cul à rêver. Elle<br />
rentre, elle s’installe, c’était 200 dollars et je lui donne l’argent.<br />
On passe notre heure ensemble, c’était vraiment bien.<br />
C’était évident qu’il se passait quelque chose. On déborde<br />
un peu du temps imparti, mais l’agence téléphone et la fille<br />
range vite ses affaires et part. Le lendemain, quelqu’un<br />
toque à la porte, et c’était elle. Elle me dit « je suis venue<br />
vous faire un petit cadeau », et elle m’offre un porte clef<br />
hideux de chez Tiffany. Et dans la pochette, elle avait écrit<br />
son numéro de téléphone. Là je comprends qu’elle avait<br />
décidé de me rembourser d’une façon ou d’une autre l’argent<br />
qu’elle m’avait pris. Je l’ai rappelée, on a passé la nuit<br />
ensemble, et ça n’était plus payant. On a passé quatre ans<br />
ensemble. »<br />
Elle avait été vue à la télévision en Corée pendant les<br />
révoltes étudiantes, avait du fuir son pays et ne pouvait plus<br />
quitter les Etats-Unis. Elle y faisait son métier d’escort à<br />
reculons et son histoire avec Aymeric l’avait aidée à renaître.<br />
Jusqu’au jour où elle s’est mariée, a fait un enfant, est devenue<br />
danseuse de ballets et a disparu de la vie d’Aymeric. En<br />
partant de chez LVMH, il a laissé toutes les images qu’il<br />
avait d’elle dans son bureau. Mais il n’a pas cessé de croire à<br />
l’échange possible avec des professionnelles, même si la plupart<br />
de ses relations payantes n’ont pas su éveiller son intérêt<br />
au point qu’il bande, tout simplement : « c’est tout bête,<br />
mais si tu ne sens pas l’excitation de l’autre c’est impossible.<br />
C’est l’excitation de l’autre qui est la source principale de<br />
désir. Il m’est souvent arrivé de penser le faire, puis finalement<br />
de discuter sans même essayer de coucher. Quand ce<br />
n’est pas très glauque, c’est de toute façon limité s’il n’y a<br />
pas d’échange ».<br />
Le strip, ça n’a rien à voir. Ça peut mener au sexe, mais les<br />
ressorts sont très différents. « Il m’est arrivé d’avoir des sensations<br />
exceptionnelles pendant un lap dance, et dans certains<br />
pays tu peux, contre beaucoup d’argent, partir avec la<br />
fille qui a dansé pour toi. Au Mexique et en Russie, ça m’est<br />
arrivé, et dans les deux cas c’était dément. Tout simplement<br />
parce que j’avais eu un échantillon avant, et que je savais<br />
que ce serait torride, que quelque chose fonctionnait vraiment<br />
entre nous. » Mais la plupart du temps, le plaisir du<br />
strip tease n’est pas sexuel. Et pour Aymeric, lié au voyage.<br />
«Il n’y a pas une ville dans le monde où j’ai été sans y assister.<br />
A Oulan-Bator, c’est atroce : une fille vraiment très moche<br />
dans un bar pourri, tu ressors immédiatement. Au Japon,<br />
c’est incroyable : dans Roppongi, surtout pour les expat’ ou<br />
les riches salarymen japonais, des filles d’Europe de l’est<br />
exclusivement, très belles et glamour, ultra pro ; mais c’est<br />
l’escroquerie permanente sur les consommations. A Kabuki<br />
Cho, dans le quartier chaud de Tokyo, dans des endroits<br />
en sous-sol et compliqués d’accès, ce sont des strip carnavalesques,<br />
dans une ambiance très bon-enfant. Les gens<br />
applaudissent tous en cur et les filles respectent un scenario,<br />
habillées avec des gants mapa, des couettes improbables<br />
dans tous les sens, des jupes très courtes et des couches de<br />
vêtements délirants, de la musique de carnaval et des assistants<br />
qui jettent des confettis et jouent de la trompette. Pendant<br />
toute la première partie du show t’as l’impression d’être<br />
à l’école. Puis la lumière se tamise, les cotillons retombent<br />
et le show vire au spectacle le plus hard qui soit, jambes<br />
écartées. C’est la même nana, et la transition est à mourir<br />
de rire. Ensuite les filles se rhabillent et viennent s’asseoir<br />
sur le côté, où les gens viennent se faire prendre en photo<br />
avec elles ».<br />
Le torse d’Aymeric est plus couturé que celui d’Andy<br />
Warhol. Il y a un an, il a subi une opération à cur ouvert,<br />
et comme par un fait exprès ses problèmes cardiaques ont<br />
été révélés à la suite d’une rupture compliquée. Il est même<br />
convaincu que ses problèmes de cur trouvent un écho organique<br />
dans son corps, comme à la Renaissance les humeurs<br />
étaient des flux corporels. De fait, lui qui n’était pas tombé<br />
amoureux pendant des années s’est presque transformé en<br />
cur d’artichaut depuis l’opération, tombant coup sur coup<br />
de foudre amoureux deux fois en un an. La dernière fois, il<br />
s’en est rendu compte en ne dinant pas, tout simplement : la<br />
noradrénaline et la lulibérine, les molécules du désir amoureux,<br />
avaient remplacé celles de la faim dans l’hypothalamus<br />
et lui donnaient un sentiment de bien être et de satiété.<br />
Un peu d’eau fraîche a suffit, et Aymeric a ressenti à nouveau<br />
cette délicieuse sensation d’être comblé et béat, un peu<br />
bête, aveugle et dans un état « proche de la méditation ». Un<br />
« sentiment fabuleux, rare, que l’on oublie trop vite et qui est<br />
génial. Ça doit être terrible de ne jamais vivre ça ».<br />
« Il y a quelque chose de profondément malade dans<br />
le désir de payer ». Frederic Mitterrand raconte dans son<br />
livre magnifique qu’une actrice qui le devinait lui a fait ce<br />
reproche. « Je suis bien d’accord et depuis le temps que je<br />
n’arrive pas à m’en guérir j’ai eu tout le loisir d’y réfléchir ;<br />
les mensonges qu’on se raconte, les vraies raisons qu’on se<br />
dissimule, je suis incollable en la matière », ajoute l’écrivain<br />
sincère. « Je faisais déjà trop de cadeaux en classe (). Le<br />
truc le plus moche qui est enraciné au cur de cette histoire<br />
c’est le mépris ; celui du garçon pour le type qui le paye, celui<br />
du type qui paye à l’égard du garçon, celui des gens pour ce<br />
genre de transaction qui parait déplaisante à presque tout<br />
le monde ». Pourtant rien dans les histoires d’Aymeric ne<br />
laisse imaginer que ses amours tarifées obéissent aux lois<br />
disséquées par Frédéric, qui rejoue « indéfiniment tous les<br />
rôles de l’humiliation et de la honte ». Il n’est pas ce « faussaire<br />
en séduction, trafiquant de sentiments, tricheur de<br />
l’amour ». Aymeric ne méprise personne. Il n’a pas le cur<br />
à ça.<br />
Mathias Ohrel<br />
Une Coréenne est entrée dans ma<br />
chambre. Elle était sublime : les cheveux<br />
plus bas que les fesses, une silhouette<br />
gracieuse et longiligne, un petit cul à<br />
rêver. Elle rentre, elle s’installe, c’était 200<br />
dollars []<br />
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