You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
Images – Des larmes<br />
de crocodiles<br />
Et il faudrait s’interroger sur ces<br />
insistantes vues du ciel dès lors que l’on<br />
parle de préservation de l’environnement,<br />
[…] ces images faussement documentaires<br />
qui, sous prétexte de prendre<br />
En 2009, la mode était à sauver l’avenir de la planète, et<br />
la banquise fondit inexorablement. Pendant ce temps,<br />
Lacoste lançait une ligne capsule et une campagne publicitaire<br />
catalysant remarquablement les obsessions de<br />
l’époque<br />
Rappel. En février 2009, Lacoste de-vient la première<br />
marque internationale à soutenir l’opération « Save your<br />
logo », une initiative proposant à des entreprises de s’engager<br />
pour la sauvegarde de l’animal que représente leur sigle :<br />
le groupe s’intronise parrain des grands reptiles agonisant<br />
aux quatre coins de la planète. Suit une mise à profit sous la<br />
forme d’une collaboration : Lacoste fait appel aux brésiliens<br />
Fernando et Humberto Campana pour réaliser une série<br />
d’éditions limitées remaniant le célèbre polo au crocodile.<br />
Les pièces produites évoqueront la difficile existence des<br />
crocodiles brésiliens à l’ère du réchauffement climatique<br />
lorsque ceux-ci, sur les lits asséchés des rivières, se mêlent<br />
les uns aux autres afin de préserver un peu de fraîcheur et<br />
d’humidité : le logo s’anime sur la surface textile, grouille et<br />
se multiplie jusqu’à former une dentelle ou un treillis pour la<br />
série la plus exclusive. Novembre 2009 : BETC Luxe sort la<br />
campagne presse proposant les photographies d’Eric Nehr,<br />
représenté à Paris par la galerie Anne Barrault et connu<br />
jusqu’alors pour ses portraits d’anonymes à la belle et saisissante<br />
étrangeté.<br />
Trois images successives pour la campagne presse : une<br />
durée, un processus, un devenir. Première et deuxième<br />
images : une vue du ciel, les pages s’offrent comme une plage<br />
de sable désert et éblouie de chaleur où les grands lézards<br />
se rassemblent progressivement. Les images alliées à la présence<br />
des sauriens ont des airs de début comme de fin du<br />
monde : malaise, d’autant plus que le point de vue en hauteur<br />
s’apparente à celui de Yann Arthus Bertrand dans son<br />
très médiatisé film Home. Troisième page, explication et<br />
transformation : les sauriens sont devenus les emblèmes de<br />
la marque et le lit asséché une cotonnade blanche – il s’agit<br />
de la série de polos aux huit crocodiles éditée à 20 000 exemplaires.<br />
Transformation mais aussi réification : la menace est<br />
sensible, les Campana ont altéré la puissance du logo et ce<br />
qu’elle signifiait (1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires,<br />
l’arrogance sportive ou l’esprit fair play de la communauté<br />
bcbg) en déstructurant comme en ré-animalisant le signe.<br />
Et Lacoste émet une louable alarme en belle et bonne forme,<br />
par ailleurs sélective et donc très désirable, bientôt disponible<br />
en boutique. Cerise sur le gâteau : les douze exemplaires<br />
« dentelle » de crocodiles auront été produit en coopération<br />
avec une association située dans une favela de Rio,<br />
geste qui aura permis aux couturières défavorisées « d’exister<br />
à travers ce travail artisanal » ; Lacoste prend désormais<br />
soin des bêtes, et des hommes.<br />
Pourquoi la présence du « designer » dans ce dispositif en<br />
lieu et place du « créateur de mode » ? Parce que ce dernier<br />
serait davantage du côté du plaisir, de la futilité et ses inconséquences.<br />
Le designer lui reste ancré dans la tradition plus<br />
dure de l’aventure moderne et de ses avant-gardes ; il est<br />
censé repenser comme maîtriser de bout en bout la logique<br />
industrielle dans une démarche prospective ou critique, et<br />
aussi de rigueur, de morale et de transparence. Les frères<br />
Campana ont, qui plus est, bâti leur renommée sur des pratiques<br />
alternatives, branchées sur les savoir-faire traditionnels<br />
d’un pays et d’une population en difficulté : quelque<br />
chose d’une attitude subversive, éco-sensible et citoyenne.<br />
À ce regard en biais se superpose évidemment celui de « l’artiste<br />
» dans la campagne presse. Lacoste préempte ainsi différents<br />
secteurs de la culture pour une stratégie transversale,<br />
à portée globale. Air connu, sauf qu’ici l’ambition planétaire<br />
se pare d’une justification nouvelle : un cercle vertueux qui<br />
relierait bêtes, hommes, postures et pratiques autour d’une<br />
nécessité mondiale qui ne peut faire que consensus. Ce tour<br />
de passe-passe est orchestré de main de maître, et après tout<br />
on n’en attendait pas moins d’une entreprise de prêt à porter<br />
qui, parmi les premières, apposa son logo à l’extérieur du<br />
vêtement, anticipant la prééminence du signe et son discours<br />
sur la réalité tangible du produit. Les éditions limitées, soit<br />
la raréfaction dudit produit au profit d’une inflation du désir<br />
et de l’image, sont l’un des derniers symptômes de ce phénomène.<br />
Et il faut ajouter ici que la multiplication du logo à<br />
l’œuvre dans les pièces réalisées par les Campana peut être<br />
aussi perçue comme une autre forme d’inflation.<br />
Alors bien sûr, quelques esprits grincheux auront déjà<br />
pu reprocher aux Campana de récupérer des pratiques<br />
pauvres au profit d’une culture d’élite et ses prix prohibitifs.<br />
Bien sûr l’édition limitée est l’un des signes actuels de cette<br />
culture d’élite, et Lacoste prend des airs de bon colon prosélyte.<br />
Et il faudrait s’interroger sur la pertinence de ces insistantes<br />
vues du ciel dès lors que l’on parle de préservation de<br />
l’environnement, présentes chez Yann Arthus Bertrand et<br />
maintenant Eric Nehr ; ces images faussement documentaires<br />
qui, sous prétexte de prendre de la hauteur, prennent<br />
justement de haut, ne font peut-être que redoubler une<br />
volonté d’emprise et réifient la planète en de jolies cartes<br />
postales ou de jolis motifs sur une toile textile. On peut s’inquiéter<br />
enfin, au regard de l’échec de Copenhague, de ce que<br />
l’utopie soit recyclée sur un mode essentiellement spectaculaire<br />
par les stratégies commerciales. Mais c’était en 2009,<br />
l’année où nos grands dirigeants politiques furent à deux<br />
doigts de sauver l’avenir de la planète ; Lacoste à son tour<br />
partait en croisade, et ce fut une belle campagne.<br />
Céline Mallet<br />
Campagne Lacoste « Save your logo »<br />
et « Lacoste+Campanas » (2009),<br />
agence Betc Luxe, photographe :<br />
Eric Nehr.<br />
60 61