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Projection –<br />
La vengeance de Malthus<br />
Produit, production, productivité… mais de quelle valeur<br />
parlons-nous ? Les principes économiques et leur cycle<br />
poussés à bout, on voyait un peu mieux à quoi menait cette<br />
danse sans fin, quelques décennies après le tournant du<br />
millénaire…<br />
Nous autres, post-humains, savons que la richesse ne vient<br />
pas de la transformation de la terre par le travail. Nous<br />
savons que la propriété ne justifie pas tout. Nous savons que<br />
la recherche de profit n’est pas la clef de notre organisation.<br />
Nous le savons parce que nous avons survécu au cataclysme<br />
engendré par l’appareil idéologique antérieur au prix d’une<br />
modification drastique de nos paradigmes .<br />
Les signes avant-coureurs étaient pourtant identifiés depuis<br />
longtemps. Mais leur instrumentalisation ne leur avait pas<br />
donné l’attention qu’ils méritaient. Au tournant du dernier<br />
millénaire, quand la modernité, c’est-à-dire le triomphe de<br />
la raison instrumentale, inventée par et pour l’Europe, étendit<br />
son influence à l’ensemble de la planète, ses limites apparurent<br />
avec une évidence dramatique et soudaine. Le rêve<br />
d’une croissance économique éternellement supérieure à la<br />
croissance démographique, d’une augmentation du revenu<br />
supérieur à celle de la population, bref, le fondement de la<br />
société industrielle énoncé au XVIIIe et mis en œuvre pendant<br />
les deux siècles suivant, avait vécu. On ne vivrait pas<br />
à l’échelle mondiale de plus en plus nombreux et de plus en<br />
plus riche jusqu’à l’horizon. L’effet naturel du commerce ne<br />
fut pas de porter à la paix : la promesse de Montesquieu d’un<br />
adoucissement des mœurs s’était heurtée à un brutal retour<br />
de la violence malgré la prospérité. Le rêve d’un affranchissement<br />
de la loi d’airain de Malthus avait pris brutalement<br />
fin lorsque le milieu considéré cessa d’être celui d’une tribu,<br />
d’une nation et même d’un continent. La domination de<br />
l’Europe et de sa filiale transatlantique, devenue holding<br />
à la faveur d’une redistribution des facteurs de production,<br />
avait atteint un point sans retour. Le miracle européen n’en<br />
était pas un, son modèle reposait sur un impérialisme structurel<br />
rendu obsolète par la mondialisation, et l’avidité avait<br />
finalement conduit la main invisible dans des eaux glacées<br />
dont elle ne reviendrait pas.<br />
Il faut dire que, dès le départ, le fameux prodige de la productivité<br />
et de l’organisation par la recherche de profit n’en<br />
avait été un que pour une fraction de la population. Pour<br />
l’esclave babylonien, athénien ou romain, pour le serf du<br />
Moyen-Âge, pour l’ouvrier du XIXe, comme pour le pauvre<br />
mondialisé des zones périphériques des années 2000, le cheminement<br />
vertueux de la poursuite des intérêts privés était<br />
resté au stade de l’hypothèse. Au gré de 4 000 ans d’histoire<br />
économique, le pauvre avait conservé un revenu à la<br />
stabilité édifiante : un dollar par jour en parité de pouvoir<br />
d’achat, le montant équivalent à environ 2 000 calories, le<br />
strict nécessaire pour survivre jusqu’au lendemain. On avait<br />
vu mieux comme horizon.<br />
Pendant un moment on tenta de renommer cette société,<br />
peut-être dans l’espoir de la préserver, de masquer son<br />
mensonge séminal ou de refouler les mutations dont elle<br />
devait inéluctablement payer le prix. « Post », « moderne »<br />
ou « industriel », ce monde n’avait à l’évidence pas encore<br />
trouvé son nom. Plus tard, après le Grand Décimage et la<br />
Mutation, on devait appeler cette transition La Vengeance<br />
de Malthus. Mais à l’époque il fallait se contenter d’un suffixe<br />
pour se définir, ce qui montre bien la difficulté du système<br />
d’alors à se réinventer.<br />
Ce qui nous paraît rétrospectivement incroyable, c’est la<br />
crispation sur certains principes présentés comme indissociables<br />
de l’idée de liberté, alors qu’ils devaient au contraire<br />
aboutir à une contrainte telle qu’elle compromettrait l’espèce<br />
même. Peut-être que les idéologies se font entendre<br />
plus fortement quand elles sont en péril. Un peu comme le<br />
chant du cygne ou l’aboiement du chien quand il sait qu’il<br />
va mourir. C’est ainsi que, au moment où la fin s’annonçait,<br />
les derniers grands soutiens de la société s’étaient mobilisés<br />
massivement pour défendre l’ordre des propriétaires, qu’ils<br />
appelaient libéralisme. En France, un de leurs représentants<br />
éminents avait brandi la formule ultime censée protéger et<br />
justifier l’ordre capitaliste : travailler plus pour gagner plus.<br />
La simplicité du slogan s’appuyait sur un bon sens désarmant.<br />
Elle avait la limpidité d’une idéologie assumée. Mais<br />
elle semblait ignorer la grande loi que les économistes classiques<br />
avaient pourtant identifiée dès le départ : celle des<br />
rendements marginaux décroissants. Plus on travaille et<br />
plus il devient difficile d’en retirer les bénéfices marginaux.<br />
La première heure de travail est plus efficace que la seconde,<br />
et ainsi de suite, jusqu’à devenir au bout du compte nuisible…<br />
En outre, la formule contredisait le projet même de la productivité,<br />
qui consiste à augmenter le rapport de la valeur<br />
ajoutée au facteur de production, c’est-à-dire à gagner plus<br />
en travaillant moins. Mais, malgré son manque de cohérence<br />
et de compatibilité avec le mythe libéral, la formule<br />
avait trouvé un écho, peut être renforcé par la faiblesse de<br />
ces détracteurs. Travailler moins pour gagner moins ne faisait<br />
rêver que quelques anémiques trop penchés sur leurs<br />
livres pour porter une vitalité convaincante. Et c’est ainsi<br />
que les hommes sont allés dans le mur.<br />
La décroissance n’était pas un programme, elle ne l’est toujours<br />
pas après la chute du régime des intérêts particuliers et<br />
la grande catastrophe dont nous sommes les enfants. Maintenant<br />
que le capitalisme s’est effondré en nous léguant ses<br />
embarrassantes ruines, la question de l’organisation et de la<br />
répartition de la richesse se pose encore. L’efficacité, s’organiser<br />
pour mieux faire, est une vision dont on ne se détache<br />
que si elle est concurrencée par d’autres : prier les dieux,<br />
vivre en mystique, un programme qui fait surtout maigrir.<br />
La productivité est une découverte sur laquelle on ne reviendra<br />
pas, ou alors seulement par la magie, qui ressemble souvent<br />
à une manière primitive de tromper la faim. De toute<br />
façon, il nous est impossible de prier des dieux morts, les<br />
cieux sont obscurcis, et il ne reste plus que le post-humain<br />
et son monde à célébrer. Dans le rapport entre valeur et facteur<br />
de production, qui définit la productivité, c’est donc le<br />
premier terme que nous avons retrouvé. Rien n’indiquait<br />
que la valeur ne se cantonne à l’industrie, et c’est même l’inverse<br />
qui s’est révélé à nous. Et en libérant la valeur, nous<br />
avons retrouvé à la fois l’efficacité et la justice. Trois siècles<br />
auparavant un certain Jean-Jacques s’était attiré bien des<br />
moqueries en célébrant la valeur sacrée de la nature et les<br />
vertus des promenades en forêt. Pour nous, habitants d’un<br />
monde à bout de souffle, après le cataclysme, il était facile<br />
de ne pas être ringard en affirmant qu’un bon bol d’air valait<br />
plus qu’une nouvelle paire d’espadrilles ou qu’un ticheurte<br />
de marque. La rareté contribue toujours à la valeur.<br />
Sylvain Ohrel<br />
Exergue<br />
Pendant un moment, on tenta de renommer cette société,<br />
peut-être dans l’espoir de la préserver ou de masquer son<br />
mensonge séminal. « Post », « moderne » ou « industriel » ;<br />
ce monde n’avait, à l’évidence, pas encore trouvé son nom.<br />
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