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Réf<strong>le</strong>xion<br />
TOUS LES JUIFS NE<br />
S'APPELLENT PAS,<br />
DAVID<br />
C'est <strong>le</strong> pluriel<br />
de "Différences" qui me fait signe<br />
" S i <strong>le</strong>s gens n'aiment pas <strong>le</strong>s Juifs,<br />
c'est parce qu'ils ont de<br />
l'argent." Le gamin de treize ans<br />
qui me rapporte ainsi <strong>le</strong>s propos qu'il a tenus<br />
dans sa classe, au cours d'un débat organisé<br />
sur <strong>le</strong> racisme, ne manque pas d'innocence.<br />
Je m'inquiète: "C'est un gag?" Pas <strong>du</strong><br />
tout. Pour lui, cette vérité va de soi. Il y a <strong>le</strong>s<br />
gens d'un côté, <strong>le</strong>s juifs de l'autre, et l'argent<br />
que détiennent tout naturel<strong>le</strong>ment ces derniers<br />
. Où diab<strong>le</strong> a-t-il été chercher çà! ? Il<br />
explique: "C'était pour <strong>le</strong>s défendre!" Et<br />
puis ... Zut! débat d'a<strong>du</strong>ltes. Il retourne à ses<br />
bandes dessinées.<br />
Dans la bouche de cet enfant, c'est l'antisémitisme<br />
qui vient de par<strong>le</strong>r. Ce discours n'est<br />
pas à lui. Il a répété, machina<strong>le</strong>ment. Et dans<br />
<strong>le</strong>s mots, il avais mis un autre contenu. Quelque<br />
chose de sympathique. Il défendait la<br />
"différence juive". Et c'est un stéréotype qui<br />
est sorti. Lui, il est ail<strong>le</strong>urs. Mais l'ennui,<br />
c'est que <strong>le</strong>s stéréotypes savent marcher tout<br />
seuls comme des grands. Et quand ce genre<br />
de stéréotypes commence à marcher, on <strong>le</strong><br />
sait, ce n'est pas faci<strong>le</strong> de <strong>le</strong>s arrêter.<br />
D<br />
ifférence?<br />
Voilà une notion qu'on a<br />
pris l'habitude d'appliquer à des<br />
groupes humains pour <strong>le</strong>ur bien : il<br />
faut défendre la différence des femmes, des<br />
Noirs, des Arabes, des Bretons, des homosexuels<br />
... Une notion qui intervient à partir<br />
de problèmes réels, concrets, incontournab<strong>le</strong>s<br />
: l'oppression des femmes, la douloureuse<br />
histoire de la colonisation et l'immigration,<br />
<strong>le</strong> centralisme hérité en France d'un<br />
passé jacobin, l'intolérance sexuel<strong>le</strong>, etc.<br />
Donc, quelque chose d'incontestab<strong>le</strong>ment<br />
généreux.<br />
Or, quand la droite dite nouvel<strong>le</strong> proclame à<br />
la une "Le Droit à la différence" avec vue<br />
imprenab<strong>le</strong> sur un coucher de so<strong>le</strong>il au cap<br />
Sounion (revue Eléments, sous-titrée "Pour<br />
la civilisation européenne", n° 33), j'ai froid<br />
dans <strong>le</strong> dos. De même, quand un Jean-Edern<br />
Hallier par<strong>le</strong> de "réhabiliter <strong>le</strong> vieil homme<br />
blanc" (interview au quotidien Le Monde).<br />
Quand un Alain de Benoist fait fonctionner<br />
son appareil conceptuel: "Un cas d'altéromanie<br />
tout à fait typique est <strong>le</strong> fait, par exemp<strong>le</strong>,<br />
de ces chercheurs qui s'inquiètent, non<br />
•<br />
sans raison, des conséquences lointaines de<br />
l'érosion des traditions chez <strong>le</strong>s Bororo et <strong>le</strong>s<br />
Dogons, mais qui restent d'une impassibilité<br />
de marbre devant cel<strong>le</strong> des identités col<strong>le</strong>ctives<br />
européennes; ce qui donne à penser que<br />
ces identités <strong>le</strong>s indiffèrent" (op. cit.).<br />
Quand <strong>le</strong>s mots commencent à marcher<br />
dans <strong>le</strong>s cerveaux, on ne fait jamais<br />
assez attention. Les ambiguités s'instal<strong>le</strong>n<br />
très vite. El<strong>le</strong>s réactivent <strong>le</strong>s aveug<strong>le</strong>ments.<br />
Donnent des habits neufs aux vieux<br />
clichés. Le gamin évoqué plus haut aurait pu<br />
être cet autre, moins jeune, rencontré à<br />
Bruxel<strong>le</strong>s. Devant une boîte, je m'enquiers<br />
<strong>du</strong> programme. Il me répond, souriant, que<br />
"hélas, on ne peut pas danser". Ajoutant:<br />
"Tel que je te vois, tu dois bien danser,<br />
toi !" Gentil<strong>le</strong>sse sans conséquence sur fond<br />
d 'images globalisantes. "Différence" au<br />
quotidien, à mettre en perspective avec nombre<br />
d'exercices de voltige théoriques.<br />
Une critique des banalités quotidiennes montre<br />
comment l'idéologie de la différence,<br />
appliquée aux Noirs, rassemb<strong>le</strong>nt ceux-ci en<br />
un corps commun, une âme commune, sans<br />
tenir compte des singularités de <strong>le</strong>urs histoires.<br />
Comme si la cou<strong>le</strong>ur constituait une<br />
identité. Naguère, <strong>le</strong> Noir était considéré<br />
comme inférieur; son essence, censée être<br />
mauvaise. Aujourd'hui où <strong>le</strong>s luttes démocratiques<br />
et <strong>le</strong>s avancées de la science lui ont<br />
acquis et reconnu son égalité, on continue à<br />
lui attribuer une essence, enracinée généra<strong>le</strong>ment<br />
sur une nature. Cette nouvel<strong>le</strong> représentation<br />
a donc rompu avec <strong>le</strong>s thèses sur l'infériorité<br />
intrinsèque d'une "race" à une autre,<br />
mais c'est en conservant <strong>le</strong>ur base. Tous <strong>le</strong>s<br />
hommes sont égaux, mais ils ne sont pas faits<br />
pareils. Et, en régime de liberté, Hallier a<br />
bien <strong>le</strong> droit de préférer l'essence <strong>du</strong> Blanc!<br />
Les tenants <strong>du</strong> nationalisme noiriste se<br />
tiennent sur <strong>le</strong> même terrain. On a pu<br />
entendre ceci au Colloque de Tunis,<br />
en 1975 : "La race exerce son influence sur <strong>le</strong><br />
DIFFÉRENCES DÉCEMBRE 1980<br />
développement (.. .) <strong>le</strong> développement économique,<br />
à son tour, agit sur la race en même<br />
temps que <strong>le</strong>s conditions géographiques (.. .)<br />
<strong>le</strong>s vertus non seu<strong>le</strong>ment racia<strong>le</strong>s mais ethniques,<br />
nationa<strong>le</strong>s, se transmettent matériel<strong>le</strong>ment<br />
par <strong>le</strong>s gènes des chromosomes". Signé<br />
Léopold Sedar Senghor.<br />
La prétention de scientificité rend-el<strong>le</strong> de tel<strong>le</strong>s<br />
eugénistes déclarations plus dangereuses<br />
qu'une formu<strong>le</strong> tel<strong>le</strong> que : "l'âme persévérante<br />
de la race" (André Breton) ? Je ne sais<br />
pas s'il faut choisir entre <strong>le</strong> racisme cru, <strong>le</strong><br />
racisme à rebours et l'autoflagellation sur<br />
fond de conscience malheureuse. A partir <strong>du</strong><br />
moment où l'on campe une figure <strong>du</strong> Blanc,<br />
<strong>du</strong> Noir, <strong>du</strong> Juif, de l' Arabe, etc .. . qui<br />
échapperait à toutes contingences, on n'est<br />
pas sortis de l'auberge.<br />
E<br />
ntre un protestant noir-américain , un<br />
musulman i<strong>voir</strong>ien, un vaudouisant<br />
haïtien et un catholique montréalais<br />
noir, quel<strong>le</strong> commune différence autorise à<br />
<strong>le</strong>s placer dans un ensemb<strong>le</strong> homogène? On<br />
pourrait ainsi multiplier <strong>le</strong>s clivages.<br />
Que reste-t-il alors si <strong>le</strong>s mots sont piégés?<br />
Leur donner des contenus concrets. Ainsi<br />
est-ce <strong>le</strong> pluriel de Différences qui me fait<br />
signe, contre l'actualité féroce des racismes.<br />
C'est-à-dire la porte ouverte à l'espoir que <strong>le</strong>s<br />
sociétés occidenta<strong>le</strong>s, en un moment historique<br />
diffici<strong>le</strong>, ne réinventent pas <strong>le</strong>urs limites.<br />
Jean-Claude CHARLES<br />
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