138 G. Tiberghi<strong>en</strong>, J.-L. Beauvois / Psychologie française 53 (2008) 135–155• un <strong>en</strong>seignant de <strong>psychologie</strong> se plaignant du faible niveau de maîtrise <strong>en</strong> français de sesthésards reçoit la réponse suivante d’un de ses collègues : « Quelle importance puisque l’onleur demande seulem<strong>en</strong>t de savoir écrire <strong>des</strong> articles...<strong>en</strong> anglais!»;• <strong>en</strong>fin, le désir le plus cher d’un chercheur français, réputé <strong>en</strong> <strong>psychologie</strong>, est d’être reçu...àla Maison-Blanche, par le Présid<strong>en</strong>t <strong>des</strong> États-Unis !Sénac de Meilhan a écrit : « Une langue ne peut être dominante sans que les idées qu’ell<strong>et</strong>ransm<strong>et</strong> ne pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t un grand asc<strong>en</strong>dant sur les esprits, <strong>et</strong> une nation qui parle une autre langueque la si<strong>en</strong>ne perd ins<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t son caractère » (Etiemble, 1964) 5 . Il est à craindre que leschercheurs <strong>en</strong> <strong>psychologie</strong> n’ai<strong>en</strong>t pas perçu toutes les conséqu<strong>en</strong>ces de c<strong>et</strong>te évolution <strong>et</strong> de c<strong>et</strong>tedomination linguistique sur leur capacité à p<strong>en</strong>ser <strong>et</strong> produire <strong>des</strong> connaissances nouvelles dansleur domaine.2.2. Contrôle de la communication sci<strong>en</strong>tifiqueSi l’anglo-américain est dev<strong>en</strong>u la langue de communication, c’est parce que les pays angloaméricains<strong>et</strong> leurs affidés ont contrôlé progressivem<strong>en</strong>t, directem<strong>en</strong>t ou indirectem<strong>en</strong>t, une partieimportante du système d’édition <strong>et</strong> de diffusion <strong>des</strong> connaissances sci<strong>en</strong>tifiques. Les disciplinesacadémiques sont donc dev<strong>en</strong>ues très largem<strong>en</strong>t dép<strong>en</strong>dantes de ce « marché » de la connaissance<strong>et</strong>, bi<strong>en</strong> sûr, la <strong>psychologie</strong> n’y échappe pas.On peut donner un ordre de grandeur de l’importance de c<strong>et</strong>te domination dans le domaine« psy » (<strong>psychologie</strong>–psychiatrie) : de 1996 à juill<strong>et</strong> 2006, les États-Unis ont publié, dans cedomaine, 112 257 articles ayant généré 1 129 758 citations ; au cours de la même période, laFrance a publié 4896 articles ayant généré 32 690 citations (Source : ISI Web of Knowledge,Septembre 2006). Sur le plan éditorial, la comparaison est aussi saisissante : <strong>en</strong> 1988, les 24premières revues de <strong>psychologie</strong> ont un facteur d’impact (voir Beauvois <strong>et</strong> Pansu, ce numéro,pour une définition) compris <strong>en</strong>tre 0,280 <strong>et</strong> 5,136, elles sont toutes de langue anglaise. En 1999,53 revues de <strong>psychologie</strong> ont un facteur d’impact compris <strong>en</strong>tre 0,175 <strong>et</strong> 7,790. On n’y trouveque deux revues françaises (Le Travail Humain, classée au 51 e rang, <strong>et</strong> dont le facteur d’impactest de 0,257 ; La Revue de Neuro<strong>psychologie</strong>, classée au 53 e rang, <strong>et</strong> dont le facteur d’impact estde 0,175) 6 . Sept ans plus tard, <strong>en</strong> 2006, 60 revues ont un facteur d’impact compris <strong>en</strong>tre 0,121 <strong>et</strong>9,784. On y r<strong>et</strong>rouve les deux revues françaises précédemm<strong>en</strong>t nommées : Le Travail Humain estau 60 e rang avec un facteur d’impact de 0,121 <strong>et</strong> La Revue de Neuro<strong>psychologie</strong> au 59 e rang avecun de 0,179 (source : SCI Journal Citation Reports, 1988, 1999, 2006). En 1992, les revues delangue française (toutes disciplines confondues) ne représ<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t plus, déjà, que 2,8 % <strong>des</strong> 4500périodiques rec<strong>en</strong>sés par le sci<strong>en</strong>ce citation index (Chneiwess <strong>et</strong> al., 1992) 7 .5 Dans un contexte beaucoup plus dramatique, celui de la domination nazie <strong>en</strong> Allemagne, Victor Klemperer, 1946 aécrit : « Langue du vainqueur...on ne la parle pas impuném<strong>en</strong>t, on la respire autour de soi <strong>et</strong> on vit d’après elle ».6 Rappelons, pour fixer un repère, que l’Inserm a décidé de ne pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> considération, pour l’évaluation de seschercheurs <strong>et</strong> de ses équipes de recherche, que les revues à facteur d’impact supérieur à 2.7 Certes, on pourrait aussi déf<strong>en</strong>dre la thèse selon laquelle l’impact de la <strong>psychologie</strong> américaine ne devrait ri<strong>en</strong> àl’expansionnisme géostratégique de c<strong>et</strong>te nation. C<strong>et</strong>te influ<strong>en</strong>ce pourrait ne résulter que d’une supériorité sci<strong>en</strong>tifiqueécrasante sur le reste du monde (les « p<strong>et</strong>its se comparant aux grands <strong>et</strong> non l’inverse »). Nous ne sommes pas totalem<strong>en</strong>tconvaincus par c<strong>et</strong>te interprétation. En eff<strong>et</strong>, la supériorité <strong>des</strong> États-Unis sur l’Europe, <strong>en</strong> <strong>psychologie</strong>, est anci<strong>en</strong>ne <strong>et</strong>elle était déjà manifeste tout au long de la première moitié du xx e siècle. Il a fallu att<strong>en</strong>dre la fin de la seconde guerremondiale <strong>et</strong> la prés<strong>en</strong>ce directe <strong>des</strong> États-Unis <strong>en</strong> Europe (sans oublier la guerre froide) pour voir grandir c<strong>et</strong>te dép<strong>en</strong>dance
G. Tiberghi<strong>en</strong>, J.-L. Beauvois / Psychologie française 53 (2008) 135–155 139Dans une étude, portant sur la période 1986–1990, 81 % <strong>des</strong> 26 articles les plus cités <strong>en</strong><strong>psychologie</strong> étai<strong>en</strong>t signés par <strong>des</strong> chercheurs étasuni<strong>en</strong>s <strong>et</strong> 89 % par <strong>des</strong> chercheurs dont l’anglaisétait la langue d’origine. D’ailleurs, 78 % <strong>des</strong> 50 chercheurs <strong>en</strong> <strong>psychologie</strong> les plus cités, au coursde c<strong>et</strong>te période, étai<strong>en</strong>t aussi <strong>des</strong> chercheurs étasuni<strong>en</strong>s (<strong>et</strong> 94 % <strong>des</strong> chercheurs anglo-saxons).Enfin, sur les 50 institutions de recherche <strong>en</strong> <strong>psychologie</strong> ayant le facteur d’impact le plus élevé,88 % sont aux États-Unis <strong>et</strong> 98 % dans <strong>des</strong> pays dont la langue nationale est l’anglais (États-Unis,Grande Br<strong>et</strong>agne <strong>et</strong> Canada anglophone) [Garfield, 1992]. Autant dire que ce qui est mesuré iciest, aussi, l’appart<strong>en</strong>ance à un habitus anglo-américain (Beauvois <strong>et</strong> Pansu, ce numéro) <strong>et</strong> ce bilanstatistique serait à peine modifié s’il avait été élaboré à partir <strong>des</strong> seuls pays anglo-saxons...c’està-dire,<strong>en</strong> excluant le reste du monde. En d’autres termes, la maîtrise de la langue anglaise, pour unpsychologue non anglophone, est un capital intellectuel considérable qui lui perm<strong>et</strong> d’être admisdans c<strong>et</strong> espace social de production sci<strong>en</strong>tifique anglo-américain (sur ces questions de capitalsymbolique <strong>et</strong> d’habitus, voir Bourdieu, 1994).Cela signifie donc que la visibilité internationale <strong>des</strong> revues françaises est complètem<strong>en</strong>t écraséepar celle <strong>des</strong> revues anglo-américaines 8 En eff<strong>et</strong>, les publications rédigées <strong>en</strong> anglais <strong>et</strong>publiées dans ces revues ont, ipso facto, une visibilité <strong>et</strong> un prestige plus important que cellesréalisées dans n’importe quelle autre langue. Ou, comme le dit Pierre Bourdieu, « ...il est pluspayant de publier dans l’American Journal of so and so que dans la Revue Française de cela-cela »(1997, p. 20–21). Ces revues finiss<strong>en</strong>t donc par être considérées comme plus pertin<strong>en</strong>tes ou plusprestigieuses (les évaluateurs les qualifi<strong>en</strong>t à tort d’internationales), ce qui n’est plus seulem<strong>en</strong>tun biais de communication mais aussi un biais signant un état de domination culturelle.2.3. Contrôle de la production <strong>et</strong> de l’évaluation sci<strong>en</strong>tifiqueLe contrôle de l’institution perm<strong>et</strong>tant la publication <strong>des</strong> résultats sci<strong>en</strong>tifiques se double d’uncontrôle de la définition <strong>des</strong> politiques éditoriales <strong>et</strong> <strong>des</strong> procédures d’évaluation sci<strong>en</strong>tifique.Les comités éditoriaux <strong>des</strong> principales revues de <strong>psychologie</strong> sont largem<strong>en</strong>t dominés par <strong>des</strong>chercheurs américains, <strong>et</strong> ils sont aussi très bi<strong>en</strong> représ<strong>en</strong>tés dans les revues non américaines 9 .Ces comités ont un rôle de sélection particulièrem<strong>en</strong>t important puisqu’ils détermin<strong>en</strong>t le choix<strong>des</strong> évaluateurs d’articles, dont un avis positif est le préalable à la publication, ce sont doncmajoritairem<strong>en</strong>t <strong>des</strong> évaluateurs américains. En eff<strong>et</strong>, <strong>en</strong> 2006 toutes disciplines confondues, 54 %<strong>des</strong> membres de ces comités (« gatekeepers », <strong>en</strong> anglais) sont américains <strong>et</strong> 64 % anglo-américains<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te relative soumission de la recherche française, <strong>en</strong> <strong>psychologie</strong>, à l’égard du Nouveau Monde (il serait instructifd’étudier, de ce point de vue, le rôle qu’a joué l’OTAN, dans les dernières déc<strong>en</strong>nies du xx e siècle, dans ce processus decontrôle de la production <strong>des</strong> connaissances <strong>en</strong> Europe).8 Et pourtant... elles exist<strong>en</strong>t, contrairem<strong>en</strong>t à ce que certains affirm<strong>en</strong>t ! La Société française de <strong>psychologie</strong> a, parexemple, rec<strong>en</strong>sé, <strong>en</strong> 1999, 74 périodiques réguliers dont au moins 50 % <strong>des</strong> articles apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t au domaine de la<strong>psychologie</strong> <strong>et</strong> sont accessibles dans les gran<strong>des</strong> bibliothèques nationales. Tr<strong>en</strong>te-huit de ces revues étai<strong>en</strong>t, à c<strong>et</strong>te date,indexées dans une <strong>des</strong> bases de données bibliographiques existantes mais sept seulem<strong>en</strong>t étai<strong>en</strong>t, à c<strong>et</strong>te date, indexéespar Curr<strong>en</strong>t Cont<strong>en</strong>ts (CC) <strong>et</strong> Social Sci<strong>en</strong>ce Citation Index (SSCI).9 Par exemple, la revue internationale, d’origine europé<strong>en</strong>ne, Applied Cognitive Psychology, a été créée <strong>en</strong> 1986 àl’initiative de psychologues britanniques. Son comité éditorial compr<strong>en</strong>ait, <strong>en</strong> novembre 2005, 17 chercheurs étasuni<strong>en</strong>s,dix chercheurs britanniques, deux Canadi<strong>en</strong>s anglophones, deux Australi<strong>en</strong>s <strong>et</strong> un Nouveau zélandais, les autres pays separtageant les six postes restants (un Itali<strong>en</strong>, un Suédois, un Japonais, un Allemand, un Français, un Néerlandais). Ainsi,45 % <strong>des</strong> membres du comité éditorial de c<strong>et</strong>te revue internationale sont américains <strong>et</strong> 84 % sont anglophones. Même <strong>des</strong>revues nationales françaises font aussi la part belle aux anglo-saxons (ainsi, par exemple, le comité éditorial <strong>des</strong> Cahiersde Psychologie Cognitive [CPC], comportait, lors de sa création, 25 % de chercheurs anglo-saxons [sept britanniques,deux américains <strong>et</strong> un canadi<strong>en</strong> anglophone], c’est-à-dire autant que de chercheurs francophones).