20∑ENTREPRISEACTUELSressourcer, comme PierinVincenz, à la Raiffeisen, qui s’accordeune pause de deux moisaprès treize ans d’activité dans labanque, ou Joe Hogan, ex-patrond’ABB, qui a démissionné et seconsacre à sa famille. «Cesexemples l’illustrent bien: il nes’agit pas uniquement d’unequestion de santé, mais d’unéquilibre à trouver entre vie privéeet vie professionnelle»,estime Alain Salamin, consultanten ressources humaines etprofesseur à HEC Lausanne.«Mon départ pour me consacrerà ma vie de famille avait été ressenticomme un coup de tonnerredans un ciel bleu, se souvientGérard Botteron, présidentde la direction du groupe pharmaceutiqueGalenica jusqu’en1990. Je suis parti une année enCalifornie, j’ai enfin eu du temps.Et j’ai fini par m’épanouir. Cen’est pas bon de toujours toutfaire dans l’urgence. Aujourd’hui,la société dans son ensemble serend compte qu’il y a davantagede pression sur les patrons etadmet mieux ce genre d’initiative.»La surcharge de travail reste lefacteur de stress le plus fort,rappelle Olivier Torrès: dormirmoins pour travailler plus, lenez dans le guidon, jusqu’àtomber dans la «spirale des 3D:dépression, divorce, dépôt debilan»… «Le paradoxe despatrons de grosses structures,c’est qu’ils peuvent éprouver unsentiment de solitude malgréleur équipe nombreuse.» Difficilede sortir de cette autarcie,ajoute Alain Salamin: «UnCEO épuisé ne peut que trèsdifficilement s’en ouvrir à sescollaborateurs ou à sa famille.La seule porte de salut est souventà l’extérieur de l’entreprise,avec son médecin ou uncoach, par exemple.»«Pas le temps d’être malades.»Un patron peut-il vraiment,aujourd’hui, assumer ses fragili-CHRISTIAN WANNER, cofondateuret directeur de LeShop jusqu’en septembre«Le CEO est exposé à la solitude»Après seize ans de bons et loyaux services, le cofondateur de laplateforme de vente en ligne LeShop, filiale de Migros depuis 2006,a décidé de changer de cap. Une pause pour se consacrer à sa famille,avant de se réorienter vers une nouvelle aventure entrepreneuriale:«J’ai décidé en toute conscience d’arrêter le job de CEO à un momentoù tout va bien dans l’entreprise. Cela pourrait être vu comme unefragilité par ceux qui estiment que cela ne se fait pas d’avoir un troudans son CV. Mais j’ai l’impression que les mentalités changent:notre génération est peut-être plus consciente de la nécessité del’équilibre de vie, du besoin de se ressourcer à certains moments.»Au mot «fragilité», Christian Wanner préfère celui de «doute». «C’estle lot de tout CEO. Et le doute génère de l’anxiété. De par sa fonction,le directeur général est exposé à la solitude, il occupe une position àl’intersection des employés d’une part, de l’actionnariat et du conseild’administration d’autre part. A la fin, on est seul à trancher. Quandtout le monde s’est renvoyé la balle, celle-ci finit sur notre table.»Face à cette pression, l’entrepreneur se réserve des espaces deréflexion, durant lesquels il se concentre sur une seule idée. «Maisla meilleure manière de répartir la charge, c’est de s’entourer de genscompétents et loyaux avec qui l’on a envie de partir en bataille. Il fautaussi savoir quelle culture d’entreprise on veut insuffler. L’humourreste une des armes fatales contre l’anxiété.»Un autre soutien, il l’a trouvé au sein du réseau de jeunes dirigeants«Young Presidents’ Organization», qui rassemble de jeunes chefsd’entreprise dans le monde entier, avec une dizaine de rencontrespar année. «Nous pouvons partager nos expériences, nos rêves, maisaussi nos angoisses. L’idée est de s’entraider, dans un rapport deconfidentialité, et non de faire des affaires. Nous prenons du reculensemble. Cela permet d’éloigner le risque de la tour d’ivoire.»√SMLESHOPtés? «Certains me disent qu’ilsn’ont tout simplement pas letemps d’être malades… Le diagnosticrisque ensuite d’êtreencore plus sévère. Mais vousseriez surpris de voir le nombrede dirigeants qui fréquentent nosconférences. Une fois la boîte dePandore ouverte, ils n’hésitentplus à parler», assure Olivier Torrès.L’universitaire n’a pas fondéson observatoire sur des motifspurement académiques: «C’estaussi un appel aux patrons à libérerleur parole face à l’hérésieanthropologique du dirigeantinvincible. Il faut agir!»L’affaiblissement de cetteculture d’entreprise qui vise à«sélectionner» brutalement lesdirigeants les plus endurants àl’interne, c’est également l’évolutionqu’observe Alain Salamin.«Cette logique est maintenantmise à mal, puisque même ceuxqui ont été triés pendant desannées selon la loi du plus fortpeuvent craquer. Le modèle traditionnelmontre de plus en plusses limites.» Pour le consultant,le nouveau modèle d’entreprisese rapproche de celui de Google,qui offre un jour par semaine àtous les employés pour travaillersur des projets qui leur tiennentà cœur. «Pour un leader, lanotion d’authenticité, d’être vraiavec ses forces et ses limites, estdevenue beaucoup plus importante.»Sur la scène politique, où la pressionest au moins aussi intensequ’en entreprise, les élus qui ontassumé leurs failles, comme leNeuchâtelois Yvan Perrin ou laZurichoise Nathalie Rickli, ne sesont pas vus ostracisés par lesélecteurs, bien au contraire.«Est-ce que vous préférez unmalade qui s’ignore ou un convalescentqui se soigne? demandeAlain Salamin. Aujourd’hui,davantage de rentes AI sontreversées en Suisse pour desmaladies psychiques que physiques.Les dirigeants ne sontplus épargnés.»√LARGEUR.COML’HEBDO <strong>31</strong> JUILLET 2013
ENTREPRISE∑21JEAN-CLAUDE BIVER, président de Hublot«C’est la dysharmonie qui fragilise»A la présidence de l’horloger Hublot (dont il a transmis la directionopérationnelle il y a deux ans), le Luxembourgeois d’origine restefidèle à son image: celle d’un manager fonceur. «Mon énergie vientde mon caractère passionné, pour le travail ou la vie en général. Jepourrais imaginer de ne plus travailler chez Hublot, mais ce seraitpour faire autre chose: me consacrer à la production de vin ou defromage.»Paradoxalement, des fragilités peuvent aussi résulter de ce trait decaractère. «Je suis émotif. J’ai la faiblesse de ma force. On ne peutpas être passionné sans émotion. Des soucis à la maison ou undivorce dans la famille, ça me pèse et peut me déséquilibrer. Autantl’équilibre affectif me permet de me surpasser, autant le déséquilibreaffectif va me surpasser. L’harmonie est une nécessité. C’est ladysharmonie qui fragilise.»Pour passer du temps en famille, le CEO a adopté un mode vieplutôt original: «Mon credo, c’est de toujours travailler quand lesautres dorment. Comme cela, ils n’ont pas l’impression que je suisabsent. En me levant à 3 heures, cela me permet de me consacrer àmes occupations professionnelles sans que la famille le ressente.Et à 18 heures je suis à la maison. J’ai ainsi du temps pour eux!» Uncôté patron Superman qui nécessite une forte capacité physiquepour tenir le coup: «Cela demande une hygiène de vie saine: pas decigarette, pas d’alcool, faire attention à son alimentation. Il fautrenoncer à certains plaisirs.»Un entraînement qui, selon Jean-Claude Biver, ne diffère guère decelui de l’artiste ou du sportif d’élite: «Nous sommes soumis auxmêmes règles: un chanteur de rock ou un athlète change égalementde ville chaque soir, mène une vie trépidante. Le plus délicat est deparvenir à gérer l’équilibre entre l’affect et le personnel.»√ SMFREDERIC ARANDA KEYSTONE|CAMERA PRESSCLAUDE BÉGLÉ, consultant, ancien présidentdu conseil d’administration de La Poste«Je me ressource dans la contemplation»Une carrière de manager chez Nestlé et Deutsche Post le mène en2008 à la tête du deuxième plus grand employeur du pays, avec43 000 employés. Mais, deux ans plus tard, Claude Béglé démissionnede son poste dans la tourmente, à la suite de divergencesstratégiques. Il ne s’est pas arrêté pour autant – et mène au mêmerythme («en tout cas seize heures de travail par jour») sa nouvellesociété active dans les affaires publiques. Il estime qu’un «manageren Europe a le droit de montrer quelques faiblesses, au contrairedes Etats-Unis et de l’Asie».Pour tenir ce rythme de vie frénétique, le manager de 63 ans seressource dans la prière et la méditation, une pratique développéelors de séjours en Asie: «Je réserve tous les dimanches soirquelques heures pour me recueillir et prendre de la distance –depuis trente-cinq ans, je n’ai jamais manqué une semaine.J’analyse ce qui s’est passé et tente de comprendre les erreursque j’ai pu commettre afin de les accepter.» Le consultant tientun journal dans lequel il veut, chaque jour, relater un épisodemarquant ou cocasse – comme un lever de soleil majestueux ouce vélo qu’il aperçoit flotter dans une rivière près des Diableretsquelques heures avant l’interview.Il estime avoir pu concilier avec satisfaction ses vies professionnelleet familiale en privilégiant le «quality time» à la quantité: «La vieest faite de choix – on manque toujours quelque chose. Mais lorsqueje rentre du travail, je suis épanoui et j’ai des choses à partager. Onapporte davantage avec une énergie positive qu’en accumulant lesheures de présence.» Ses voyages tête à tête avec l’un de ses sixenfants incluent le Transsibérien, le Hoggar et le Kilimandjaro.Des occasions, dit-il, de «refaire le monde avec eux».√DAVID SARAGAMICHAEL BUHOLZER REUTERS1ER AOÛT 2013 L’HEBDO