40∑DÉBATS & POLÉMIQUEL’architecte tessinois Mario Botta dresse un constat amer face à la dislocation duterritoire qui touche son canton et dénonce les impulsions de la spéculation générantun désastre territorial.MIEUX COMPRENDREUrbanismeDéferlante de béton sur le TessinMARIO BOTTAAl’instar d’autres réalités géographiquesde la vieille Europe, les zonesurbanisées du Tessin ont subi ces dernièresdécennies de lourdes transformationsde la trame paysagère en raison dela transition rapide d’une économie postagricoleà une réalité nouvelle que nouspouvons définir comme post-tertiaire.Ces nouveaux paramètres de l’espace devie mettent en évidence tous les déséquilibresconstatés sur un territoire où l’impactde nouveaux habitats urbains n’estpas parvenu à créer un tissu bâti capablede rivaliser avec l’extraordinaire qualitédu paysage existant.Les équilibres dictés par les systèmessocioéconomiques du siècle dernier, envigueur jusque dans les années 60, ontété bouleversés avec une brutalité jamaisvue, dans la seconde moitié du XX e siècle,par de nouveaux habitats qui ont essaiméhors de toute mesure, tandis que s’étoffaientde nouvelles infrastructures detransport – chemin de fer, autoroute et,désormais, AlpTransit – qui ont tracé denouveaux axes de traversée nord-sud lelong du Tessin.Par ailleurs, de nouveaux modèles de vieet de comportement complètement différentsde ceux de naguère ont été dictéspar la «révolution électronique» et la globalisation,ce qui a conduit le pays à desmodèles d’utilisation du territoire inédits.C’est surtout autour des quatre zonesurbaines de Locarno, Bellinzone, Luganoet Mendrisio qu’une urbanisation agressivea trouvé un terreau fertile, bien audelàdu développement naturel des villes,mettant en relief les aspects les plusnégatifs de la déferlante spéculative. Lesplans d’urbanisation des récentesimplantations créées au sein des frontièrescantonales ont vu le jour indépendammentd’une réalité externe plus vastede laquelle il n’est plus possible de s’abstraire:la contiguïté géographique de l’airemétropolitaine gravitant autour de Milan(quelque 8 millions d’habitants dans unrayon de 50 à 70 kilomètres).Il tombe sous le sens que, au-delà desfrontières nationales et de la diversitédes systèmes politiques, cette immenseconurbation qui effleure le Tessin aunord doit être considérée, bongré mal gré, comme la référencede la nouvelle situationurbanistique: le long des axesqui mènent au cœur de l’Europe,la poussée migratoire deshommes et des services conditionnetoujours plus l’aménagementdu territoire. Lesimages de satellite montrentbien comment les régions préalpinesprennent aujourd’huidéjà la forme d’un véritablemarcottage de l’aire périphériquemétropolitaine.Dans ce contexte nouveau,apparu à un rythme exponentielces dernières années, lesplans de développementapprouvés par le canton duTessin ont été sans cessedébordés par la complexité etla rapidité des nouvelles transformationsen cours, sans lamoindre possibilité d’agir facePROFILà la dislocation du territoire et à la barbariestupide d’une activité de constructionabandonnée aux impulsions de la spéculation:un authentique désastre territorialqui s’est réalisé – c’est pire! – dans le respectabsolu de toutes les lois et règlementsde construction.MARIO BOTTANé en 1943 auTessin.De 1961 à 1964,il étudie au LiceoArtistico à Milanpuis à l’Institutuniversitaired’architecture deVenise. Il travailledans l’atelier de LeCorbusier en 1965et ouvre sa propreagence à Luganoen 1970. Il a réaliséde nombreusesœuvres en Europe,au Japon ainsiqu’aux Etats-Unis.KARL MATHIS KEYSTONELa politique d’urbanisation n’est peutêtrepas la seule à avoir abdiqué sesdevoirs, c’est la culture moderne toutentière qui sort détruite de l’ivresse de lasociété de consommation et de celle du«progrès technique» sans fin.A l’aube de ce nouveau siècle, nous voicien train de collecter les fragments d’unterritoire urbanisé sans aucun véritableprojet, sans plan, sans objectifs capablesd’au moins suggérer la formation d’unpaysage nouveau: de fait, une réalitépolitico-urbanistique qui a fonctionnéjusqu’ici uniquement pour soutenir lafurie constructrice en cours, par le biaisdes plans d’affectation.Le paysage construit est d’une pauvretéconfondante, sans aucune attention portéeà la promotion d’une meilleure qualitéde vie ou à la mise en valeur dessplendeurs paysagères ou architecturales,pourtant si présentes entre lac etmontagne. C’est un spectacle digne despires banlieues, le miroir impitoyabled’une société qui a oublié les principes etles valeurs de la vie en commun.Si quelqu’un nourrit quelque doute à proposde mes considérations, il peut lesvérifier aisément en jetant un coup d’œilsur les encarts spéciaux que publie régulièrementle quotidien tessinois LaRegione sous le titre «Dalle nuvole» (Vudes nuages), où les villages tessinois sontphotographiés du ciel avec leurs excroissancesde quartiers nouveaux. Le désastreurbanistique qui émerge de ces imagesest sans égal dans le reste de la Suisse. Ladégradation des sites bâtis naît de la fragmentationdes «initiatives planificatrices»livrées à la merci des plans d’affectationscommunaux, qui mettent en relieftoute la faiblesse des organes de gouvernementcantonaux, la passivité des architecteset la complicité tacite des «planifiL’HEBDO <strong>31</strong> JUILLET 2013
DÉBATS & POLÉMIQUE∑41LUGANO L’aménagement du pôle consacré au tertiaire à Pian Scairolo (à droite) doit être qualifié de pire exemple de planification de tout le pays.BENEDETTO GALLI TI-PRESSEcateurs» bien de chez nous, totalementinadaptés à leur tâche et incapablesd’interpréter dans l’espace les nouvellesexigences de la vie en commun.Dans ce contexte sinistré de l’urbanismeau Tessin, je voudrais signaler en guisede cas emblématiques deux tendancestoujours en cours qui défigurent, chacuneselon sa stratégie propre, l’image de certainesportions de paysage.Le premier exemple est né et s’estimposé dans le très bref espace d’unegénération autour de la bretelle d’entréede l’autoroute de Lugano-Sud, où unevaste plaine s’étendant entre deux collines,le Pian Scairolo, a été submergéepar les infrastructures d’une série d’activitésà caractère régional (supermarchés,magasins, bureaux). La proximité dutissu urbain et l’attrait de la ville deLugano ont créé là, sur plus de 3 kilomètres,un pôle consacré au tertiaire dansune zone qui, jusqu’aux années 70, étaitmajoritairement agricole.<strong>31</strong> JUILLET 2013 L’HEBDOEn quelques décennies, plus de500 000 mètres carrés de surfacesutiles ont été construits en l’absence detout projet urbanistique, multipliant lesinterventions avec pour seules limites lesprétendus plans d’affectation que lescommunes limitrophes avaient approuvésdans l’intervalle. Le seul tracé deroute qui traverse cette pagaille deconstructions est un très timide élargissementde l’ancien chemin de dévestitureagricole: aucun espace public n’a étéprévu, aucun arbre n’a été planté pourverdir le béton; les parkings anarchiquessur les espaces privés le long de la routeservent de filtres aux nouvelles implantations,dont les façades sont réduites aurôle de support d’une infinité d’enseignespublicitaires. Un véritable Las Vegas,mais de quatrième catégorie.Il me semble superflu de parler du traficchaotique qui s’engouffre dans cetteplaine située entre les contreforts splendidesdu Monte San Salvatore et de laCollina d’Oro. Sans l’ombre d’un doute, ledéveloppement urbanistique du PianScairolo doit être qualifié de pire exemplede planification de tout le pays.L’autre exemple désastreux que j’entendssignaler (une autre pointe de l’iceberg dela spéculation foncière) se présente sousdes atours apparemment plus élégantsmais tout aussi sournois. En ville deLugano, ces dernières années, on a vubon nombre d’hôtels peu à peu transformésen appartements meublés. Entre lesterrains les mieux situés dans la collineet ceux qui bordent le lac, les nouvellesrecettes de la vague spéculative ontcontribué à modifier l’affectation deslieux, les faisant passer du statut d’accueilhôtelier à celui de résidence. Lescoûts de ces interventions – restructurationsdans certains cas, reconstructionsdans d’autres – ont causé une brutalehausse des prix du marché, parfois dixfois ou plus par rapport aux prix d’il y aquelques années à peine.Bien, direz-vous. La plus-value conféréepar la situation foncière au cœur du tissuurbain est ainsi reconnue et, finalement,c’est la ville elle-même qui en bénéficierapuisqu’elle sera plus luxueuse, plus richeet peut-être aussi plus belle. Mais il restedes regrets: ces nouvelles structures dontla valeur immobilière équivaut à Londres,Saint-Moritz ou Zurich constituent desportions urbaines fantômes. Quand vousvous promenez le soir à Lugano, vous neverrez guère de fenêtres illuminées, vousne trouverez pas beaucoup de signes devie, vous ne trouverez pas d’enfants quijouent devant les porches: vous trouverezune ville muette, par certains aspectsmétaphysique. On est alors effleuré parle doute de vivre comme dans un film deJacques Tati, dans un cadre urbain ouatéet modelé, hélas, uniquement pour desretraités fortunés… quand ils sont là.√TRADUCTION ET ADPTATION GIAN POZZYPARU DANS LA NZZ DU 2 JUILLETMIEUX COMPRENDRE