16 - mondomix.com - DossierMusiques s<strong>ou</strong>fiesAu XIII ème siècle, le poète et mystique Djalâl ud-Dîn Rûmi, écrivait : "N<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>s entendu cette musiqueau Paradis. Bien que l'eau et l'argile de nos corps aient fait tomber sur n<strong>ou</strong>s un d<strong>ou</strong>te, quelque chosede cette musique n<strong>ou</strong>s revient en mémoire." 800 ans plus tard, nombreux sont les musiciens engagés dans lavoie s<strong>ou</strong>fie qui cherchent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à s’approcher de ce secret magnifique. Loin de prétendre faire le t<strong>ou</strong>r desmusiques s<strong>ou</strong>fies, après un résumé biographique du poète qui fonda la confrérie des derviches t<strong>ou</strong>rneurs,n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s présentons quelques exemples clés de cette approche musicale en quête d’absolu. Génie du chantqawwali, Nusrat Fateh Ali Khan a disparu il y a dix ans, au faîte de la gloire. Sur un registre voisin, sa compatrioteAbida Parveen éveille auj<strong>ou</strong>rd’hui l’extase dans t<strong>ou</strong>t le s<strong>ou</strong>s-continent indien. En France, interviewsavec Thierry Robin, qui prépare un hommage à Rûmi p<strong>ou</strong>r la prochaine édition du festival Africolor, et avecle hip-hopper s<strong>ou</strong>fi Abd al Malik, dont les concerts de l’été traverseront de nombreux festival musiques dumonde dont celui des Suds à Arles durant lequel le 12 septembre aura lieu une conférence sur "Musiquesdu monde et spiritualité". Bien sûr, lors de la récente édition du Festival des Musiques Sacrées de Fès, il futlargement question de Rûmi. Retr<strong>ou</strong>vez ici un aperçu du reportage quotidien réalisé par <strong>Mondomix</strong>.Djalâl ud-Dîn RûmiL'am<strong>ou</strong>r de l'autreVoici 800 ans, en 1207 naissait à Balkh, au sud deSamarkand, dans le territoire de l'actuel Afghanistan,l'une des plus grandes figures de la mystiquemusulmane, Mevlana Djalalleddine Rûmi. Poète éclairéet figure décisive de la philosophie s<strong>ou</strong>fie, il a prôné unislam d’am<strong>ou</strong>r, de tolérance, où la poésie et la musiquesont considérées comme des émanations du divin. Huitsiècles plus tard il est encore chanté en Orient par d’immensesartistes comme les iraniens Shahram Nazeri <strong>ou</strong>Mohamed Reza Shadjarian, mais aussi en Occident où lerappeur Abd Al Malik <strong>ou</strong> le guitariste Thierry Robin le citentcomme une influence importante. Gérard Kurdjian,directeur artistique du Festival de Fès des Musiques Sacréesdu Monde, n<strong>ou</strong>s retrace sa vie et brosse son personnage.A la fois maître spirituel, poète, philosophe, théologien et écrivain,Djallaleddin Rûmi a laissé une oeuvre considérable dontle joyau est le Mesnevi, poème de 25.000 vers traitant del'enseignement initiatique s<strong>ou</strong>fi, parfois apprécié dans le monde musulmancomme un "second Coran". Fils d'un éminent érudit en sciences religieuses etprofesseur de droit islamique (fiqh), Bahaedin Veled, Rûmi dut quitter très tôt saville natale, fuyant avec sa famille à la fois les invasions mongoles et le sultan dela région p<strong>ou</strong>r s'installer à Konya, l'antique Iconium des Romains, —d'où sonsurnom de Rûmi, du pays des R<strong>ou</strong>ms chrétiens de l'Empire byzantin— devenuentre temps capitale de l'empire turc Seldj<strong>ou</strong>kide. À la mort de Bahaeddin Veled,ses disciples se rassemblèrent aut<strong>ou</strong>r de Rûmi et lui confièrent l'héritage del'autorité paternelle.Suivant d'abord les traces plutôt austères de son père, Djallaleddine —dont lenom signifie "Majesté de la Religion"— devint un savant, une figure parmi lesnotables religieux de sa ville, jusqu'à ce que le c<strong>ou</strong>rs de son destin bascule àtravers deux rencontres décisives qui lui firent déc<strong>ou</strong>vrir "les secrets de l'Am<strong>ou</strong>rDivin et de l'Union avec le Bien Aimé". Son chemin croise d'abord celui d'un dervicheerrant, Shams Tabrizi —de la ville de Tabriz, en Azerbaïdjan iranien— quivit consumé en permanence dans l'extase mystique. Cette rencontre le b<strong>ou</strong>leverseau point que Shams devient le centre de sa vie, mieux, de son être, et qu’ilabandonne femme, enfants, ville, fonctions publiques, p<strong>ou</strong>r vivre à ses côtés etse n<strong>ou</strong>rrir de sa présence, au point de provoquer rumeurs et scandales... Aprèsdes années d'une liaison chaotique et intense, Shams, marié un temps à la proprefille de Rûmi, disparaît sans laisser de traces —peut être assassiné par desdisciples jal<strong>ou</strong>x ?—, laissant derrière lui flotter le parfum du mystère.Rûmi, l'érudit sobre et austère, est maintenant totalement habité par cette soifinextinguible d'absolu et d'ivresse intérieure, cette "délicieuse blessure" que leBien Aimé Divin, par son absence, imprime dans son coeur. Un j<strong>ou</strong>r, que danscet état proche de la transe —le hal des s<strong>ou</strong>fis— sorte de "saturation de t<strong>ou</strong>sles sens, tendus vers le divin", il se promenait dans le s<strong>ou</strong>k du marché de Konya,il vécut sa deuxième rencontre décisive. S'approchant du quartier des bij<strong>ou</strong>tiers,il entendit s<strong>ou</strong>dain résonner dans l'atelier de son ami, l'orfèvre Salaheddin Zerb<strong>ou</strong>ki,les frappes du délicat marteau travaillant l'or. La légende raconte qu'àl'éc<strong>ou</strong>te de ces sonorités cristallines, qu'il perçut comme étant de nature céleste,Djallaleddin Rûmi, au milieu des marchands ébahis, se mit à t<strong>ou</strong>rner sur luimême, saisi de m<strong>ou</strong>vements incontrôlables et effrénés. C'est en s<strong>ou</strong>venir de cemoment extatique, de cette "dans", où il fut comme emporté par cette énergiede nature divine, que fut codifié par la suite au sein de sa confrérie, la Mevleviya,et par son propre fils, Sultan Valad, ce qui deviendra "La Danse des DervichesT<strong>ou</strong>rneurs".Djallaleddine Rûmi s'est fait avant t<strong>ou</strong>t le chantre de l'Am<strong>ou</strong>r divin, de la Beauté.Les séances de Sama', réunion rituelle collective de la confrérie, qui duraientparfois plusieurs j<strong>ou</strong>rs sans interruption, mêlaient les séances de prières et leslitanies des Noms de Dieu aux chants, aux musiques et aux danses à la gloiredu Créateur. S<strong>ou</strong>s l'impulsion du maître, une place essentielle fut ainsi donnéeà l'effusion et aux "transports divins". De nombreux musiciens célèbres, dontles compositions sont encore j<strong>ou</strong>ées dans la musique ottomane, ont été formés
quotidienne des Iraniens me t<strong>ou</strong>che profondément. Il est du c<strong>ou</strong>p à l'opposédes clichés véhiculés quotidiennement par la presse occidentale sur cetterégion du monde, leurs habitants et leurs traditions et sur la religion musulmaneen particulier. La sagesse véhiculée par cette pensée devrait êtred'un grand sec<strong>ou</strong>rs en dehors du monde oriental. Il y a également, du pointde vue esthétique, la richesse rythmique de son écriture et sa musicalité quisont exceptionnelles. "Plusieurs voies mènent à Dieu, j'ai choisi la voie dela danse et de la musique." C'est donc un bonheur d'approcher (modestement)cette richesse artistique.Thierry 'Titi' RobinCREDITAprès avoir collaboré avec Danyel Waro et Esma Redzepova,(deux spectacles qu'il présente aux Suds à Arles le 13 juillet),Thierry "Titi" Robin prépare p<strong>ou</strong>r cet hiver un hommage àRûmi. Propos recueillis par Benjamin MiNiMuMComment as-tu déc<strong>ou</strong>vert les écrits de Djallaleddin Rûmi ?À travers mon intérêt p<strong>ou</strong>r la poésie s<strong>ou</strong>fie, de Hâfez à Khayam, de AlisherNavoï à Machrab, en passant par Yunus Emre et Amir Khushrau. C'est p<strong>ou</strong>rmoi une culture de référence inépuisable et un repère essentiel. Je considèreaussi que les coplas chantées du flamenco se rattachent à cettemême voie.Quels sont tes vers favoris ?Il y en a trop ! Quelques exemples :"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé.Chacun en ramasse un fragment et dit que t<strong>ou</strong>te la vérité s'y tr<strong>ou</strong>ve."Que représente Djallaleddin Rûmi p<strong>ou</strong>r toi ?Mawlânâ est un des maîtres et sa place dans la culture persane et la vieS<strong>ou</strong>s quelle forme vas-tu lui rendre hommage ?Ce sera un parallèle entre la musique instrumentale (choix dans mes compositionsqui évoque l'esprit de ce mysticisme) et la lecture en persan etfrançais d'une sélection de poèmes de Mawlânâ. La rythmique sera s<strong>ou</strong>tenuepar deux j<strong>ou</strong>euses de daf s<strong>ou</strong>fis kurdes (Shadi Fathi et La Coque) surlesquels se posera le zarb soliste de Keyvan Chemirani. Renaud Pion (p<strong>ou</strong>rle s<strong>ou</strong>ffle des instruments à vent) et moi-même (p<strong>ou</strong>r les cordes) j<strong>ou</strong>erontles mélodies et improvisations modales. Le poète iranien Esmaïl et le comédiencomorien Seuf El Badawi liront les textes. Il y aura eu en premièrepartie le duo chant et ney de Ali reza Ghorbani et Eshag Chegini qui illustreral'incarnation de cette poésie dans la culture persane classique."Rien de ce qui existeen ce monden'est en dehors de toi.Cherche bien en toi-mêmece que tu veux êtrepuisque tu es t<strong>ou</strong>t.L'histoire entière du mondesommeille en chacun de n<strong>ou</strong>s."à cette école du Sama' des derviches, devenant parfois musiciens attitrés àla C<strong>ou</strong>r du Sultan. Cette imprégnation profonde d'une voie spirituelle —Tariqa—par la musique et la poésie, que l'on rencontre quelquefois dans lemonde du s<strong>ou</strong>fisme, prend dans la confrérie fondée par Rûmi une importanceexceptionnelle. P<strong>ou</strong>r lui, la musique est à la fois l'écho lointain du Paradis etune clé p<strong>ou</strong>r le réintégrer, le son de la flûte de roseau, le ney, est le symbolede l'homme c<strong>ou</strong>pé de son Bien Aimé, le luth rebab "...n'est que corde sèche,bois sec, peaux sèche, mais il en sort la voix du Créateur", et p<strong>ou</strong>r finir, cettephrase sublime : "Dans les cadences de la musique est caché un secret, si jele révélais, il b<strong>ou</strong>leverserait le monde".Dans un monde musulman oscillant durant t<strong>ou</strong>te son histoire entre les bornescorsetées du licite et de l'illicite, et dans lequel les modèles prescriptifsdogmatiques sont surdéterminants, où la musique a été s<strong>ou</strong>vent considéréeavec défiance par les théologiens et les intégristes, la figure de Rûmi brilled'un éclat particulier. Aflaki, l'un des disciples de la confrérie, qui écrivit unehagiographie du maître quelques décennies après sa mort, raconte que Rûmiétait un j<strong>ou</strong>r à l'éc<strong>ou</strong>te d'un musicien et s<strong>ou</strong>s le charme profond de sa musique.Retentit l'appel du muezzin. À l'injonction d'un ami qui le pressait alorsd'interrompre la musique, Rûmi répondit : "Non pas, car ceci aussi est uneprière".* Cette prévalence donnée à la poésie, à la musique, à la Beauté, commemode d'accès privilégié au monde spirituel, se d<strong>ou</strong>ble chez Rûmi d'uneauthentique acceptation de l'autre, y compris non musulman. On raconte qu'àsa mort la population de Konya, t<strong>ou</strong>te religions et croyances confondues,vintcélébrer ses funérailles, tant il était perçu comme se situant au delà de t<strong>ou</strong>tesles religions formelles, dans celle du Coeur.après n<strong>ou</strong>s vivez/ N'ayez les coeurs contre n<strong>ou</strong>s endurcis, Car, si pitié de n<strong>ou</strong>spauvres avez/ Dieu en aura plus tôt de v<strong>ou</strong>s merci."Message de Miséricorde, plus encore message d'Am<strong>ou</strong>r, message d'Espoiren l'Homme, c'est à n<strong>ou</strong>s, hommes du XXIème siècle naissant, que parleDjallaleddine Rûmi. N<strong>ou</strong>s, c'est-à-dire à la fois l' Occident "désenchanté", enquête de repères, et le monde musulman lui-même en proie à ses crispationset ses propres <strong>ou</strong>blis.*(Cité par Eva de Vitray Meyerovitch in "Islam : l'Autre Visage", Albin Michel)Au-dessus du portail de son mausolée, on peut lire encore auj<strong>ou</strong>rd'hui, gravésen persan dans la pierre, ces mots : "Viens, viens, qui que tu sois, viens !Que tu sois mécréant, hérétique, idolâtre, viens ! Notre seuil n'est pas le seuildu désespoir; même si tu as été cent fois parjure, viens !" Cette adresse,lancée par-delà les temps à la postérité, résonne comme l'écho du cri qu'unautre poète, d'Occident cette fois, notre François Villon national, lancera deuxsiècles plus tard, dans sa célèbre Ballade des Pendus : "Frères humains, quiCREDIT