34 <strong>Mondomix</strong>.comFièvre du livreà Brazzavil<strong>le</strong>© Gael Le NyEn février, Alain Mabanckou a invité la fine f<strong>le</strong>ur de la fiction mondia<strong>le</strong> à Brazzavil<strong>le</strong>,<strong>le</strong> temps d’une édition spécia<strong>le</strong> du festival littéraire Etonnants Voyageurs. Le romancier etjournaliste d’origine algérienne Yahia Belaskri, auteur de Si tu cherches la pluie, el<strong>le</strong> vient d’enhaut (2010) et d’Une longue nuit d’absence (2012), était de la partie. Nous lui avions demandéde ramener dans ses bagages des nouvel<strong>le</strong>s des jeunes <strong>le</strong>cteurs de Brazzavil<strong>le</strong>. Voici ses notes.Texte : Yahia Belaskri© Francesco Gattoni« La littérature à Brazzavil<strong>le</strong> ?Un mélange de ta<strong>le</strong>ntset d’indigence »Une après-midi lourde et humide, un taxi rou<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s rues de Brazzavil<strong>le</strong>.Alain Mabanckou allonge ses jambes à côté du chauffeur. « L’enfer c’est <strong>le</strong>sautres ». C’est <strong>le</strong> chauffeur qui a lancé ces mots. L’auteur de Black Bazar,abasourdi : « Vous avez lu Sartre ? ». La discussion s’anime, <strong>le</strong> jeune chauffeurdébal<strong>le</strong> sa culture littéraire : Sartre et Dante, puis s’enflamme : « A est <strong>le</strong>premier puisqu’il est amour, amitié, affection, argent… Le F c’est la femme.Remarquez comme la langue française est subti<strong>le</strong> car on prononce famme enl’écrivant avec un « e » et non un « a », car <strong>le</strong> E c’est l’Enfant…». L’écrivain rit,bluffé par tant d’à-propos.Plus tôt dans la journée, à 9 heures du matin, Alain Mabanckou, avec d’autresécrivains, Elizabeth Tchoungui et Emmelie Prophete notamment, est au lycéePierre Savorgnon de Brazza. Dans la sal<strong>le</strong> Jean Damas Loubassa, une classebondée d’élèves de termina<strong>le</strong> fait face à l’écrivain, revenu en son pays <strong>le</strong>smains p<strong>le</strong>ines avec <strong>le</strong> festival Etonnants Voyageurs. Ils ont lu Demain j’auraivingt ans et Lumières de Pointe-Noire, envoyés deux mois auparavant parl’équipe du festival, comme <strong>le</strong>s ouvrages des autres écrivains invités. Lesquestions fusent, simp<strong>le</strong>s, intelligentes, puis précises, directes, embarrassantes(« Que pensez-vous du pouvoir politique au Congo ? »). A la fin de la rencontre,<strong>le</strong>s jeunes entourent « l’enfant prodigue », ainsi que l’a présenté HenriLopes, autre écrivain congolais, homme politique aussi.n°56 Mars/Avril 2013
Théma / Livres ouvertsreportage 35Brazzavil<strong>le</strong>,terre de littérature et désert culturelBrazzavil<strong>le</strong>, terre de littérature avec outre Henri Lopes, <strong>le</strong>s Tati-Loutard,Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tamsi et bien d’autres. « Terrede meurtrissures », selon <strong>le</strong> ministre de la culture congolais lors del’inauguration du festival. Avant l’allocution du ministre, une jeunefemme monte sur scène, prend <strong>le</strong> micro, d’autorité, se présentecomme écrivain et lance une diatribe contre <strong>le</strong> pouvoir : « Depuisun an, plus de cinq cents famil<strong>le</strong>s vivent sous <strong>le</strong>s tentes sans que<strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s ne bougent <strong>le</strong> doigt, c’est une honte. Pourtant<strong>le</strong> pays est riche », s’exclame-t-el<strong>le</strong>. La sal<strong>le</strong> comb<strong>le</strong> lui fait uneovation, bras <strong>le</strong>vés, cris assourdissants. Les jeunes lycéens et étudiantsqui remplissent <strong>le</strong> gigantesque auditorium exultent.Black BazarEn ce mois de février, Brazzavil<strong>le</strong> résonne aux mots des écrivainsvoyageurs venus des quatre coins d’Afrique, mais aussi de France,de Belgique, de Nouvel<strong>le</strong>-Calédonie, d’Inde, d’Haïti et d’ail<strong>le</strong>urs.Le Palais des Congrès et l’Institut français du Congo sont prisd’assaut par <strong>le</strong>s jeunes, lycéens et étudiants, assoiffés car manquantde tout. Car Brazzavil<strong>le</strong> est un désert culturel en réalité. Il ya bien une bibliothèque flambant neuf mais vide d’ouvrages, deslycées gigantesques avec des bibliothèques ridicu<strong>le</strong>s disposantde peu de livres, usagés. Quelques librairies – une et demi, dit-onlà-bas. Le média bus stationné deux jours par semaine devant lafaculté des sciences et cel<strong>le</strong> des <strong>le</strong>ttres réconforte un peu. C’estl’association Marian Ngouabi, fondée par un Congolais vivant à Lil<strong>le</strong>qui propose une bibliothèque ambulante, grâce à un bus aménagéet flambant neuf, don de la Région Nord-Pas-de-Calais. Equipéde rayonnages, sièges confortab<strong>le</strong>s et trois ordinateurs, il offre unealternative, maigre mais précieuse.Des poèmes pour dire la souffranceNombreux sont <strong>le</strong>s lycéens et <strong>le</strong>s étudiants qui songent pourtant àdevenir écrivains. Le jeune Amour Moukondo, en deuxième annéede littérature française, visage d’ange, sourire timide, avoue sa fascinationpour Albert Camus et <strong>le</strong> roman L’Etranger. Mais il ne va pasacheter de livres en librairie - « cela coûte cher. Je vais au CCF [Institutfrançais]. » Il cite pê<strong>le</strong>mê<strong>le</strong> P<strong>le</strong>urer-rire d’Henri Lopes, Le mariagede Figaro de Beaumarchais et la liste s’allonge. Il veut écrire « pourfaire comme Mabanckou ». Sivor Gouaka, grand et fort, <strong>le</strong> regardsombre, étudiant en communication, par<strong>le</strong> de la guerre civi<strong>le</strong> durantlaquel<strong>le</strong> son père a été assassiné. « J’ai fui dans la forêt et lorsque jesuis revenu, je n’avais plus de père. » Il tend un cahier noirci de motset de rage. « J’écris des poèmes pour dire ma souffrance et la vio<strong>le</strong>nceque je ressens. » Il connait <strong>le</strong>s œuvres de Tati-Loutard et HenriLopes. Hermann Nzengui, taciturne, étudiant en deuxième année delangue et littérature françaises, un peu effacé, ne lit pas plus que sescopains mais aime la littérature car « el<strong>le</strong> me permet de rêver ».Le livre numérique n’est pas encore d’actualité car <strong>le</strong>s connexionsinternet ne sont pas au point. Peu de gens disposent d’ordinateurschez eux. Quelques éditeurs congolais ont participé à une réunionsur <strong>le</strong> sujet à l’Institut français. En attendant un changement, deslivres ont été fournis par Etonnants Voyageurs, ceux des écrivainsinvités et l’anthologie L’Afrique qui vient.La littérature à Brazzavil<strong>le</strong> ? Un mélange de ta<strong>le</strong>nts et d’indigence.Des jeunes, ambitieux, aux aspirations semblab<strong>le</strong>s à cel<strong>le</strong>s detous <strong>le</strong>s jeunes de par <strong>le</strong> <strong>monde</strong>, disciplinés et éduqués, attentifsaux autres, tendus vers la France et sa culture, qui manquent demoyens et de conseils. Craintifs, peut-être méfiants ou ne sachantqu’en attendre, ils ont pris <strong>le</strong> festival en marche, s’y sont fondus,allant de sal<strong>le</strong> en sal<strong>le</strong>, interrogeant <strong>le</strong>s écrivains, <strong>le</strong>s écoutant lorsdes réunions, prenant des notes de tout, feuil<strong>le</strong>tant <strong>le</strong>s livres proposés,posant des questions souvent pertinentes. C’est <strong>le</strong> ta<strong>le</strong>nt.L’indigence est dans <strong>le</strong>s structures, pratiquement inexistantes.Alain Mabanckou aime tout partager, ses amitiés littérairesavec <strong>le</strong>s jeunes de Brazzavil<strong>le</strong> comme son amour dela rumba congolaise avec <strong>le</strong> reste de la planète. Lui-mêmeguitariste (« mais pas assez doué pour remplir Bercy oul’Olympia », nous a-t-il confié), il a créé de toutes piècesun groupe de rêve qu’il a fait enregistrer sous <strong>le</strong> nom deBlack Bazar, <strong>le</strong> titre de son roman <strong>le</strong> plus connu. L’aventurediscographique, que l’on pensait sans <strong>le</strong>ndemain, prendaujourd’hui tout son sens sur scène. Au premier rang, Modogo,un vétéran des premiers orchestres de Koffi Olomidé,laisse sa voix grave chalouper majestueusement avant queCNN Kombe, « l’animateur » de la troupe, ne l’oblige à accélérer<strong>le</strong> rythme. Derrière eux officie <strong>le</strong> guitariste Popolipo,dit « zéro faute », un glorieux rescapé de Zaïko Langa Langa,l’orchestre qui a renouvelé la musique congolaise dans<strong>le</strong>s années 70. Soudé par ses tournées, Black Bazar affichedésormais, pour <strong>le</strong> plus grand bonheur des fou<strong>le</strong>s en sueur,une unité et une cohésion à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s formations de soukousou de ndombolo ne prétendaient même plus depuisdes décennies. Un trophée de plus à ajouter au palmarèsdu romancier ! F.M.n en concert<strong>le</strong> 22/03 à Marseil<strong>le</strong> (Babel Med Music)<strong>le</strong> 19/04 à Paris (Studio de l’Ermitage)<strong>le</strong> 19/05 à Angoulême (Musiques Métisses)© Caroline BlacheAu fur et à mesure que <strong>le</strong> festival avançait, <strong>le</strong>s jeunes se sont affirmés,détendus, sentant une opportunité pour eux. Lors de la clôture,ils étaient des centaines à vibrer aux sons de la musique etaux mots du poète Yvon Le Men. Pas un geste déplacé, pas uneagression ni une dispute, pas un vol. Une ambiance bon enfant,marquée par la gentil<strong>le</strong>sse des Congolais, souffrant peut-être debien des maux, lucides et patients, espérant des jours meil<strong>le</strong>urs.Incroyab<strong>le</strong> Congo, étonnante Brazzavil<strong>le</strong>, peinant mais portant hautla littérature. Alain Mabanckou pouvait se dire « heureux » à la findu festival Etonnants Voyageurs, car il a parlé avec <strong>le</strong>s jeunes deson pays et eux ont partagé avec lui <strong>le</strong>urs doutes et <strong>le</strong>urs rêves.A Brazzavil<strong>le</strong>, la rencontre s’est faite, des liens se sont tissés, despasserel<strong>le</strong>s ont été jetées, des rendez-vous ont été pris. C’est lavolonté de tous, des responsab<strong>le</strong>s congolais certainement, de MichelLe Bris en tous cas, président du festival. « L’avenir, c’est <strong>le</strong>livre numérique, car cela peut al<strong>le</strong>r vite, d’ici cinq ans, peut-être »,estime-t-il. La prochaine édition, c’est dans deux ans et Brazzavil<strong>le</strong>pourrait renouer avec son lustre… littéraire.n°56 Mars/Avril 2013