36PoésieVersouvertsLa poésie n’est pas dépassée, el<strong>le</strong> est même en avance : alors que l’hivers’éternise, el<strong>le</strong> bourgeonne déjà sur <strong>le</strong>s pages blanches. Chaque année,dès <strong>le</strong>s premières semaines de mars, <strong>le</strong> Printemps des Poètes poussela France entière à sortir goûter quelques vers. Entretien avec Jean-Pierre Siméon, <strong>le</strong> directeur artistique de cette manifestation, éga<strong>le</strong>mentpoète et auteur du court mais frappant Passage du Désir.Propos recueillis par : François Mauger Photographie : Michel DurigneuxLes chats pelés © D.R.n Ecrire un poème, c’est se couper du <strong>monde</strong> ?Jean-Pierre Siméon : Le préjugé est enraciné : <strong>le</strong> poète doit être unsolitaire, reclus dans son propre <strong>monde</strong>, fuyant <strong>le</strong> réel pour atteindreun éden perdu. Or, <strong>le</strong>s apparences sont trompeuses : si l’écriture proprementdite du poème implique en effet un temps d’iso<strong>le</strong>ment, unesécession provisoire d’avec <strong>le</strong> <strong>monde</strong>, c’est paradoxa<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong>dessein de mieux saisir du <strong>monde</strong> sa vérité profonde. « Si l’homme nefermait pas parfois souverainement <strong>le</strong>s yeux, il finirait par ne plus voirce qui vaut d’être regardé », disait René Char. Il faut donc comprendreque la plupart des poètes ont justement une passion si intransigeantede comprendre <strong>le</strong> <strong>monde</strong> et ses réalités qu’ils prennent <strong>le</strong> temps d’uneattention supérieure qui n’est qu’en apparence un détachement.n Peut-on dire qu’aujourd’hui, au travers des actions devotre association ou de l’engouement pour <strong>le</strong> slam, lapoésie revient ?JPS : Oui, je l’affirme sans cil<strong>le</strong>r, l’intérêt pour la poésie est de plusen plus partagé. La création poétique est très vivante, très riche, et<strong>le</strong>s jeunes générations, <strong>le</strong>s trentenaires et quarantenaires, comptentbeaucoup de très bons poètes... Je suis confiant et optimiste : il y aplus d’écritures neuves et origina<strong>le</strong>s dans la poésie que dans <strong>le</strong>s autresgenres. Et <strong>le</strong> paradoxe, c’est que parce qu’el<strong>le</strong> échappe à la mode duspectaculaire et du peop<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> suscite un intérêt nouveau : commeil existe des énergies alternatives, il existe une littérature alternative,la poésie ! Par <strong>le</strong> livre, la voix haute, la chanson, l’affiche, <strong>le</strong> net, el<strong>le</strong>est sans doute aujourd’hui plus présente que jamais dans l’espacepublic.n Pourtant, la poésie conserve pour beaucoup uneimage scolaire, vieillotte. Comment faire évoluer <strong>le</strong>smentalités ?JPS : L’image vieillotte, voire négative de la poésie, repose sur un ma<strong>le</strong>ntendudont l’éco<strong>le</strong>, malgré <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures intentions du <strong>monde</strong>, esten partie responsab<strong>le</strong>. Répertoire restreint, <strong>le</strong>cture codifiée et surveilléedu poème confortent <strong>le</strong>s idées fausses. La solution pour changer <strong>le</strong>sreprésentations est simp<strong>le</strong> : il faut confronter <strong>le</strong> public à la poésie réel<strong>le</strong>,« La poésie nous sauve des languesde bois qui aplatissent <strong>le</strong> réel »infinie dans ses formes et ses enjeux, cel<strong>le</strong> d’hier et d’aujourd’hui, d’iciet d’ail<strong>le</strong>urs. Et il faut dédramatiser, libérer <strong>le</strong> rapport au poème, donnerconfiance, revendiquer pour chacun un usage libre, intime, subjectif dupoème. Mais attention, pour que la poésie revienne, il faut qu’el<strong>le</strong> restece qu’el<strong>le</strong> est, déconcertante, indoci<strong>le</strong>. Car c’est précisément sonétrangeté qui est désirab<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> nous sauve des langues de bois quiaplatissent <strong>le</strong> réel...n Comme beaucoup d’autres, votre association estmenacée par des coupes dans ses subventions. Querépondez-vous à ceux qui estiment qu’en temps decrise, la poésie est un luxe superflu ?JPS : Je réponds ceci : la crise n’est pas seu<strong>le</strong>ment économique etfinancière. El<strong>le</strong> est aussi mora<strong>le</strong>, intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>, symbolique. El<strong>le</strong> tientaussi à une sorte de fatigue de la conscience, épuisée de tant de défaites,de déceptions, de mensonges, d’incertitudes. Et quel est, dansla communauté humaine, <strong>le</strong> lieu où la conscience s’éprouve, s’informeet se reforme ? L’art bien sûr. Plus la crise est profonde, plus il faut deculture, plus il faut élargir l’offre de la pratique artistique, y compris etpeut-être surtout amateure. J’ajouterai que la poésie est <strong>le</strong> moyen <strong>le</strong>plus direct, <strong>le</strong> plus partageab<strong>le</strong> et <strong>le</strong> moins coûteux d’éprouver, dans lasimp<strong>le</strong> écoute ou la <strong>le</strong>cture, cet appel à la conscience qui est la fonctionsocia<strong>le</strong> et politique de l’art.• www.printempsdespoetes.comn <strong>le</strong> Printemps des PoètesDu 9 au 24 mars, dans toute la Francel interview en intégralité sur www.mondomix.comn°56 Mars/Avril 2013
Théma / Livres ouvertsChanson 37la suisseenchantéeLes poètes, ce sont parfois <strong>le</strong>s musiciensqui en par<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> mieux. Chanteur renomméen Suisse et respecté de ce côté de lafrontière, Thierry Romanens s’est épris desinventions d’A<strong>le</strong>xandre Voisard, l’un desplus prolifiques et des plus espièg<strong>le</strong>s auteurssuisses. Il <strong>le</strong>s a très librement portées surscène avec <strong>le</strong> trio Format A3 et dévoi<strong>le</strong>aujourd’hui un nouvel album, ‘Round Voisard.Propos recueillis par : François MaugerPhotographie : Mercedes Riedyn Comment avez-vous découvert A<strong>le</strong>xandre Voisard ?Thierry Romanens : J’ai rencontré l’homme avant l’œuvre. Ilm’avait invité pour faire <strong>le</strong> trublion lors d’un débat public. Il m’avaitdonné <strong>le</strong> mandat suivant : « Dès que tu vois que <strong>le</strong> débat ronf<strong>le</strong> unpeu ou se répand dans un discours trop intel<strong>le</strong>ctuel, tu intervienset tu bouscu<strong>le</strong>s tout ça ! ». Souvent <strong>le</strong>s poètes qu’on lit sont déjàmorts. Lui était mon premier poète de renom et il était bien vivant !Je me suis tout de suite mis à espérer que sa poésie me plaise…Ce fut évidemment <strong>le</strong> cas ! Je me suis procuré une pi<strong>le</strong> de bouquinset j’ai commencé à <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>ter. Alors que je pataugeais moi-mêmedans une mare de doutes quant à mon métier de comédien-chanteur,je suis tombé sur : « Broyer à fond <strong>le</strong> noir, pour en extraire eten inventorier tous <strong>le</strong>s gris, toutes <strong>le</strong>s grisail<strong>le</strong>s ». Ça résonne, etça raisonne ! Il avait presque 80 ans quand je l’ai rencontré, ce futd’emblée une terrib<strong>le</strong> <strong>le</strong>çon de jeunesse...n A-t-il été surpris de votre travail sur ses textes ?TR : Oui, certes. Mais nous aussi ! Au départ de l’aventure, nousnous demandions si <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> serait bien reçu. Je m’attache àrendre la poésie jouissive et vivante et, visib<strong>le</strong>ment, nous avons unbon retour du public. Je n’avais même pas osé inviter Voisard à lapremière. Il est venu à la deuxième. Nous étions tous très émus,vraiment. Souvent, je lui demande de nous rejoindre sur scène à la findu spectac<strong>le</strong>. Nos regards sont éloquents.n Qu’est-ce qui vous a séduit dans ses textes ?TR : L’acuité de l’écriture. En poésie, quand c’est bien écrit, <strong>le</strong>s motssonnent. Il y a un flow : <strong>le</strong>s poètes sont <strong>le</strong>s premiers rappeurs ! Je« <strong>le</strong>s poètessont <strong>le</strong>s premiers rappeurs ! »suis aussi fasciné par un homme qui a consacré sa vie à la poésie, sifuti<strong>le</strong>, et si essentiel<strong>le</strong>…n Y-a-t-il aussi dans ses textes une « suissitude » quivous par<strong>le</strong> particulièrement ?TR : El<strong>le</strong> est ancrée dans sa terre nata<strong>le</strong>, <strong>le</strong> Jura suisse. Voisard aété reconnu dans un premier temps comme un poète militant. Lorsd’une manifestation pour <strong>le</strong> Jura libre en 1970, il a lu Liberté à l’aubedevant 15 000 personnes. ça a marqué une génération. Mais sesthèmes sont universels.n Est-ce que cette expérience va changer votrerapport à l’écriture ?TR : Cela opère déjà ! El<strong>le</strong> me pousse à une certaine exigence. Ilm’arrive de me dire : « Tiens, si Voisard lisait ça, il me renverrait àma copie ! ».• www.romanens.netl interview en intégralité sur www.mondomix.com