DANS LA VAGUE L'INVITÉ Brouillard à Saint- Pétersbourg Texte Christian Garcin ¬ Illustration Dorian Jude ¬ Hier, la température a chuté de dix degrés dans la nuit. Tout était figé, glacial, désert. Les trottoirs gelés lançaient de brefs éclats sous le soleil matinal. Les avenues dessinaient de vastes perspectives, impeccablement vides. Emmitouflé et muet, j’avançais lentement, le nez dans mon écharpe. Je me rendais à l’angle de la rue Yamskaya et de l’avenue Kuznechny, chez Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, que je n’avais pas vu depuis longtemps. Je ne l’avais pas prévenu — c’était inutile : il travaille tous les jours à son bureau, et son épouse Anna Grigorievna ne sort presque jamais de chez eux. Je suis monté à l’étage et, lorsque j’ai frappé à la porte, celle-ci a cédé sous mes doigts et s’est ouverte. Que se passait-il donc ? Je suis entré doucement. L’appartement était vide et silencieux. Sur le bureau de Fiodor, un paquet de feuilles manuscrites était posé, attendant le retour du maître. Au-dessus, 12 N° 2 / 2015
L'INVITÉ DANS LA VAGUE La Vierge de Raphaël que lui avait offerte Sophie Tolstoï m’adressait un regard d’une infinie candeur. Je ne comprenais rien. Je suis ressorti à petits pas, ai rejoint la rue blanche et glacée, et j’ai marché, fort préoccupé, en direction du nord, passant devant les bulbes dorés de l’église Vladimirskaya, où Fiodor a ses habitudes. Je me suis dit alors que je pourrais rendre visite à Anna Akhmatova, qui n’habite pas très loin, sur Liteiny, dans le prolongement de l’avenue Vladimirsky. La température s’était un peu réchauffée, mais à peine — suffisamment cependant pour que peu à peu l’avenue reprenne vie. Quelques passants se croisaient sans se voir, emmitouflés et muets, indifférents. Laissons l’hiver passer, semblaient-ils se dire — même si l’hiver, ici, dure six mois. Quelle importance ? Le temps, après tout, n’est pas grand-chose. Anna occupe, avec son mari et le fils de son premier mariage, un logement situé dans le Palais Cheremetiev. J’y suis arrivé assez vite, suis monté, mais là non plus il n’y avait personne, et son appartement était identiquement ouvert et vide. La plaque dorée sur la porte indiquait le nom de son dernier mari, Nikolaï Punin, que je ne connais pas — je sais simplement qu’il est historien d’art. Je sais aussi qu’ils sont étroitement surveillés tous les trois. Mes mains se mirent à trembler. J’espérai qu’il ne leur était rien arrivé. Je suis entré lentement, ai noté un manteau accroché à sa patère, et un chapeau. Un parapluie. Un magazine sur une chaise. Rien qui indiquât un départ précipité. La porte du cabinet de Nikolaï était fermée. Je suis passé par la cuisine, sur ma droite. Il y avait un torchon étendu sur une corde à linge au-dessus de la cuisinière, un broc sur un petit meuble adossé à la patine verte du mur, et l’armoire à vaisselle, où tout était soigneusement rangé. Rien d’autre. Le silence était absolu. J’eus alors vraiment peur. Fiodor, Anna, où étaient-ils donc passés, l’un comme l’autre ? Une fois redescendu, j’ai soudain pensé à Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, dont j’avais appris la veille qu’il était rentré de voyage. J’ai voulu aller le saluer chez lui sur le quai de la Moika, ai descendu pour cela l’intégralité ou presque de la perspective Nevski dans le vent coupant qui soufflait de la Neva. Le trajet n’était pas très long, mais avec ce froid qui saisissait mon nez que l’écharpe avait du mal à abriter, menaçant de le séparer du reste de mon visage, c’était assez pénible. « Je me sentais transi, particulièrement au dos et aux épaules. J’en venais à me demander si ce n’était pas la faute de mon manteau. » Mais non, il était parfait : épais, étanche et chaud. Enfin arrivé devant chez Pouchkine, je frappai à la porte (fermée, celle-ci), mais sans plus de succès. J’insistai, puis dus à nouveau me rendre à l’évidence : il n’était pas chez lui. Décidément, tout semblait bégayer. Déterminé à l’attendre malgré tout, je me suis rendu au « Café littéraire » où il a ses habitudes, non loin de là, au bas de Nevski. À l’étage, je me suis assis tout à côté du piano, où nul pianiste n’officiait à cette heure. Un serveur habillé de grenat a pris ma commande et m’a dit que non, il n’avait pas vu monsieur Pouchkine aujourd’hui, mais peut-être allait-il passer bientôt — si toutefois, ainsi que je venais de le lui apprendre, il était bien rentré de voyage. Je n’avais qu’à patienter. Ce que je fis, devant un verre de vin chaud. Pouchkine rencontre quelques soucis en ce moment avec son beaufrère, ce Français nommé D’Anthès, qui courtise de manière éhontée son épouse, Natalia Gontcharova. On dit même que c’est pour se rapprocher d’elle qu’il a épousé sa sœur, Ekaterina. Mais on dit tant de choses. Bien sûr D’Anthès apprécie l’indéniable beauté de Natalia et le fait savoir, ce qui ne l’empêche pas d’aimer sincèrement son épouse Ekaterina. Toujours est-il que la tension est grande entre les deux hommes. Des lettres d’injure circulent. Des plaisanteries, des moqueries, des tentatives d’humiliation. À cela Pouchkine réagit vivement — trop, peut-être. Nous sommes nombreux à lui conseiller de ne pas se laisser emporter par son impétuosité, qui est grande. J’ai attendu une heure environ, puis j’ai compris que Pouchkine ne viendrait plus. Décidément, aucun de mes amis ne semblait être à Saint- Pétersbourg hier. Il ne me restait plus qu’à rentrer chez moi. Ce que je fis, tête baissée, ruminant de sombres pensées dans le froid piquant, à présent solidement installé. J’étais inquiet. Aujourd’hui je le suis encore davantage. Car j’ai beau me boucher les oreilles, j’entends dire ici et là que bien des malheurs sont arrivés. Que des chiens meurent sans raison. Que des oiseaux gèlent en plein vol et chutent lourdement au sol. Qu’un inconnu a été jeté dans la Neva entre deux blocs de glace et s’est noyé. Que D’Anthès, ne pouvant demeurer sans réagir aux injures de Pouchkine, l’a provoqué en duel et l’a sérieusement blessé, sur ce Champ de Mars dont il avait glorifié naguère « l’animation guerrière des parades et l’éclat des shakos de cuivre percés de balles ». Que Nikolaï Punin, le mari d’Anna Akhmatova, a été arrêté, et que son fils est très menacé. Tout à l’heure, en passant devant la gare, j’ai cru les voir tous deux parmi une foule d’anonymes entassés sur un des quais, prêts à être emmenés vers une sombre destination. Mais il est possible que je me trompe. Tout se mêle, et je me rends bien compte que je ne sais plus démêler le vrai du faux, ni le passé du présent. Je ne sais plus. « Peut-être ne fut-ce chez moi qu’une impression : tout cela avait passé devant mes yeux comme dans un brouillard. » RdM NOTE « Je me sentais transi, particulièrement au dos et aux épaules. J’en venais à me demander si ce n’était pas la faute de mon manteau. » NIKOLAÏ GOGOL, Le Manteau « […] l’animation guerrière des parades et l’éclat des shakos de cuivre percés de balles. » A. POUCHKINE, Le Cavalier de bronze « Peut-être ne fut-ce chez moi qu’une impression. Tout cela avait passé devant mes yeux comme dans un brouillard. » F.M. DOSTOÏEVSKI, Nietotchka Nezvanova N° 2 / 2015 13