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DOSSIER<br />
Québec : l’autre terre du français<br />
Vu de France, le traité de Paris est donc considéré comme une<br />
réussite diplomatique et économique. Tant pis pour les 70 000<br />
francophones du Canada. Trahi par le roi de France, ce petit<br />
peuple devint « d’irréductibles Gaulois » résistant à l’empire anglo-saxon.<br />
Il va faire (sur)vivre le français durant deux siècles de<br />
soumission à une langue « étrangère » mais officielle, conservant<br />
sa religion et institutions (qu’il conserve constitutionnellement),<br />
territoire, traditions et surtout, sa langue.<br />
UN PEUPLE SOUMIS<br />
En 1963, le français du Québec est un dialecte étouffé par<br />
près de deux siècles de colonisation anglaise. On ne le parlait<br />
qu’à la maison, perdurant l’accent et des expressions de<br />
la vieille France. « Là bas, pour dire revenir, on aspire le deuxième<br />
"e", quand dans le français de France on mange le premier », explique<br />
la comédienne québécoise Brigitte Boucher, désormais<br />
parisienne. Une langue de l’intimité mais vivante.<br />
À l’époque, Montréal est la grande métropole canadienne,<br />
décrochant l’Exposition universelle et les Jeux olympiques.<br />
Une commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme<br />
se met en place afin de créer un environnement<br />
socio-économique égalitaire entre les deux communautés linguistiques.<br />
Il y est clairement démontré que les francophones<br />
du Québec ne jouissent pas de la même qualité de vie que les<br />
anglophones. Ils sont ce que Pierre Vallières appelait « Les nègres<br />
blancs d’Amérique » dans son autobiographie parue en 1968. Les<br />
Québécois sont méprisés, humiliés. Ils sont déclassés : salaires<br />
moins élevés, moins de postes à responsabilités, nombre de<br />
diplômés plus faible (l’accès aux grandes écoles était réservé à<br />
une élite).<br />
Sous l’emprise anglophone, les Québécois commencèrent à se<br />
rebeller, 120 ans après l’épisode sanglant de la révolte des patriotes<br />
(1837-1838). Avec l’arrivée d’artistes et intellectuels français<br />
après la seconde guerre mondiale, puis celle des Français<br />
et des Haïtiens dans les années 60, le Québec prend conscience<br />
de l’importance de sa langue et veut affirmer son joual en guise<br />
d’identité. La Belle Province crée ainsi dès 1961 ses propres réseaux<br />
diplomatiques avec les maisons du Québec.<br />
DES LARMES ET DU SANG<br />
La croissance économique inégalitaire, le fort taux de chômage,<br />
le baby-boom, l’exode rural vers les grandes villes, et<br />
le « Vive le Québec libre » du général de Gaulle, « qui ne faisait<br />
que répéter ce que le peuple québécois lui soufflait tout au long de<br />
son parcours », selon Alain Peyrefitte, contribuent alors à<br />
mettre la pression sur la classe politique canadienne. Un<br />
Dans le préambule de la loi 101<br />
(et ses 214 articles) votée en<br />
1977, de son vrai nom « charte<br />
de la langue française », il est<br />
indiqué : « Langue distinctive<br />
d'un peuple majoritairement<br />
francophone, la langue française<br />
permet au peuple québécois<br />
d'exprimer son identité. »<br />
« L'Assemblée nationale<br />
reconnaît la volonté des<br />
Québécois d'assurer la qualité<br />
et le rayonnement de la langue<br />
française. Elle est donc résolue<br />
à faire du français la langue de<br />
l'État et de la loi aussi bien que<br />
la langue normale et habituelle<br />
du travail, de l'enseignement, des<br />
communications, du commerce et<br />
des affaires. »<br />
La loi donne ainsi le droit de<br />
communiquer en français avec<br />
« l'Administration, les services<br />
de santé et les services sociaux,<br />
les entreprises d'utilité publique,<br />
les ordres professionnels, les<br />
La loi s’impose<br />
associations de salariés et les<br />
diverses entreprises exerçant<br />
au Québec ». Les « travailleurs<br />
ont le droit d'exercer leurs<br />
activités en français », les<br />
« consommateurs […] ont le<br />
droit d'être informés et servis en<br />
français » et « toute personne<br />
admissible à l'enseignement au<br />
Québec a droit de recevoir cet<br />
enseignement en français. »<br />
Autrement dit, une entreprise doit<br />
publier une offre d'emploi dans<br />
un quotidien francophone, ne<br />
peut pas licencier ou discriminer<br />
un employé s’il ne parle que<br />
français et doit même porter un<br />
nom français. «Elleven » a par<br />
exemple été interdit nous explique<br />
une entrepreneuse française<br />
jusqu’à ce qu’on le prononce<br />
« elle vent ».<br />
À partir de cette date, les<br />
produits de consommation seront<br />
nommés en français et « cette<br />
règle s'applique également aux<br />
menus et aux cartes des vins ».<br />
Aucun produit ne disposant<br />
pas d’une version française ne<br />
sera vendu au Québec. Enfin,<br />
« l'affichage public et la publicité<br />
commerciale doivent se faire<br />
en français » et s’il l’est en deux<br />
langues, « le français y figure de<br />
façon nettement prédominante ».<br />
De nombreux recours judiciaires<br />
vont retirer de sa substance à<br />
cette loi. Durant la première<br />
moitié des années 80, la<br />
Cour suprême du Canada<br />
retoque quelques dispositions,<br />
notamment l’affichage unilingue<br />
dans les commerces et dans la<br />
publicité ou encore l’appellation<br />
commerciale qui doit être<br />
uniquement en langue française.<br />
De loi en loi (la loi 178 en<br />
1988, la loi 86 en 1993), la<br />
charte de la langue française<br />
est dépossédée de certaines<br />
de ses prérogatives. Les projets<br />
de loi comme les jugements<br />
sont désormais publiés dans les<br />
deux langues et ont la même<br />
valeur juridique. La signalisation<br />
routière peut être bilingue.<br />
La nouvelle loi permet aussi<br />
quelques contournements pour<br />
l’enseignement dans une autre<br />
langue que le français. La loi 104<br />
(2002) créé l’Office de la langue<br />
française.<br />
En 2013, le Gouvernement<br />
du Parti québécois dépose<br />
vainement le projet de loi 14 :<br />
elle doit entre autres étendre la<br />
législation aux petites entreprises<br />
et révoquer le statut bilingue<br />
de toute municipalité dont la<br />
proportion d’anglophones<br />
descend sous les 50 %.<br />
Le français n'a été déclaré langue<br />
officielle qu’au Québec, où elle<br />
est la seule langue officielle, et au<br />
Nouveau Brunswick où elle est<br />
langue officielle avec l'anglais.<br />
36 N° 2 / 2015