DOSSIER Québec : l’autre terre du français "On est toujours le folklore de quelqu'un d'autre" Michel Tremblay © Dmitriip & Lucy Magdo Par Vincy Thomas ¬ 34 N° 2 / 2015
Québec : l’autre terre du français DOSSIER La présence française au Canada n’a duré que 150 ans et aura pourtant donné naissance à une nation québécoise forte aujourd’hui de 8 millions d’habitants revendiquant le français comme marqueur d’une identité propre. Mais cette permanence de la langue de Molière a été un long combat au centre de revendications indépendantistes encore vivaces. Rarement un pays n’a eu autant de lois sur sa propre langue. C’en est même devenu une passion aussi bien politique que culturelle, une affirmation identitaire qui prend ses racines au siècle de Voltaire pour s’exacerber au moment de la Révolution tranquille des années 60. La loi 101, votée en 1977, est le résultat de toute une succession de lois, d’études parlementaires, et même d’un livre blanc. Elle est la pierre fondatrice du projet souverainiste. Au Québec, le français est désormais la langue officielle, une langue de résistance malgré tout, sans cesse menacée dans un vaste continent anglophone. Héritage d’un colonialisme français qui n’aura pourtant existé que 155 ans au Québec. De 1608, fondation de Québec par Samuel de Champlain à 1763, cession du Canada, la France domine la vallée du Saint-Laurent et impose sa langue, sa culture, ses valeurs et sa religion. Au XVIII e siècle, elle abandonne progressivement ces vastes terres, peu rentables, d’abord avec le traité d’Utrecht (1713), quand Louis XIII cède déjà à l’Angleterre Terre-Neuve, la baie d’Hudson et l’Acadie. La crise économique et financière accélère la séparation. Hormis les dépenses militaires et les revenus du commerce, qui sont rapatriés dans l’Hexagone, rien n’est fait pour créer une province stable et riche. Le Canada coûte cher et rapporte peu comparé aux Antilles. LES PLAINES D’ABRAHAM Les plaines d’Abraham, immense espace au cœur de la ville de Québec, surplombant le fleuve Saint-Laurent, est aujourd’hui un mausolée, le lieu emblématique de la défaite du marquis de Montcalm par le général James Wolfe où s’est joué le destin francophone en Amérique pour s’achever avec le traité de Paris (1763), après sept ans de guerre. L’Angleterre conquiert (jusqu’à l’indépendance des États-Unis) toute l’Amérique du Nord, de la Floride (alors espagnole) jusqu’au Mississipi et au Canada. La France ne récupère que Saint- Pierre-et-Miquelon, ses droits de pêche de Terre-Neuve au golfe du Saint-Laurent, en échange de la Martinique et de la Guadeloupe, de comptoirs en Inde et de son poste de traite des esclaves au Sénégal. Le traité de Paris est un autre Yalta mondial : les possessions françaises, espagnoles et britanniques sont négociées, de Belle-Île à Minorque, de la Louisiane et la péninsule indienne, d’Haïti à Manille. Le Québec n’est qu’une parcelle des empires coloniaux européens. Ironie de l’histoire, le Québec aurait pu rester français. Mais la logique économique a prévalu. D’un côté, les Français voulaient conserver les riches Antilles plutôt que le Canada moqué par Voltaire : « Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu'elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut. » Le philosophe français n’avait pas de mots assez méprisants pour « la misérable Acadie » et le « petit terrain litigieux » qu’était le Canada : « J’aime mieux la paix que le Canada, et je crois que la France peut être heureuse sans Québec. » Facile de lâcher le Québec quand Saint-Domingue rapportait des fortunes avec son sucre. Plutôt que de dominer l’ensemble des Caraïbes, les lords britanniques, propriétaires des plantations lucratives mais moins compétitives face aux plantations françaises, ont préféré la concurrence à la perte de leurs marges sur le marché anglais. N° 2 / 2015 35