DOSSIER LA RUSSIE FRANCOPHILE Jusqu’à la révolution de 1917, l’aristocratie russe parle français. Cette francophilie des élites de Saint-Pétersbourg héritée de la fascination de Pierre le Grand pour le Roi-Soleil ne se démentira pas Quand pendant deux siècles malgré les soubresauts de l’Histoire. Par Sébastien Righi ¬ Russie la français… parlait 46 N° 2 / 2015
LLA RUSSIE FRANCOPHILE a francophilie des élites russes commence avec Pierre le Grand. Né en 1672 à Moscou, il accède au pouvoir dès 1682 à l’époque où Louis XIV et Versailles fascinent le monde. L’éclat du Roi-Soleil rayonne sur l’Europe entière et l’ambassadeur de Russie en France relate au tsar les splendeurs de la Cour. Cette correspondance a été conservée avec notamment les plans des plus beaux palais que se faisait envoyer le jeune tsar. En 1717, Pierre effectue une visite officielle en France, dans l’espoir de marier sa fille Elisabeth au Dauphin, le futur Louis XV. Son voyage se révèle autant politique qu’artistique et touristique. À Paris, tout l’intéresse : il visite aussi bien les musées, les fonderies de statues, que Versailles ou les arsenaux. Ce goût pour l’urbanisme et cette fascination pour Paris se retrouveront dans le schéma en damier et les avenues rayonnantes de Saint-Pétersbourg dont la fondation commence en 1703. Les Russes de Saint-Pétersbourg s'habillent « à la française » et se rasent la barbe dans une volonté affichée d’occidentalisation. LA FRANCE QUI S’EXPORTE Dans ses Mémoires, Saint-Simon décrit Pierre I er comme « un fort grand homme, très bien fait, assez maigre, le regard majestueux et gracieux qui pouvait devenir sévère et farouche. Il entendait bien le français, mais, par grandeur, il avait toujours un interprète. » D’autres sources plus cocasses, s’étonnent du français peu châtié du tsar. « Lorsque je parle avec le tsar en français, rapporte l’abbé Dubois, ministre du Régent, je me demande qui a bien pu lui enseigner notre langue. Il ne connaît aucun mot courant, mais use d’expressions qui feraient rougir les dragons de nos régiments. Je l’ai entendu une fois, à Versailles, jurer de telle façon que les valets d’écurie en sont restés bouche bée. » Sans doute les fréquentations de jeunesse de Pierre I er expliquent-elles cela. Plus sérieusement, de retour en Russie, Pierre emmène dans ses bagages Alexandre Leblond, l’architecte du roi de France, accompagné d’artisans, tapissiers, sculpteurs, chargés de lui construire son « Versailles russe », le château de Peterhof. En 1720, des ingénieurs venus de France élaborent les plans du futur canal de la Baltique à la mer Blanche. Et Molière est joué devant la Cour, certes traduit en russe. À la même époque, des précepteurs et cuisiniers français s’installent dans les maisons aristocratiques où les bibliothèques se remplissent d’ouvrages de Vauban ou Racine. Cette francophilie de Pierre pousse la noblesse russe, dans le sillage des élites culturelles européennes, à adopter le français. Dans le cas russe, une faiblesse structurelle propre vient s’ajouter, que décrit ainsi Hélène Carrère d'Encausse, grande spécialiste de la Russie et fille d’émigrés : « C’est que la Russie souffre alors d’une faiblesse. Elle n’a pas encore de langue propre à assurer le développement d’une culture nationale. On écrit en Russie en slavon d’église et le russe proprement dit n’est que langue parlée. En l’absence d’une langue littéraire, la culture russe ne progresse pas. » « UNE NOBLESSE RUSSE FRANCOPHONE Élisabeth I ère monte sur le trône en 1741. Avec la fille de Pierre le Grand, qui a reçu une éducation à la française, débute une ère de gloire pour la langue de Molière qui restera celle de la noblesse russe jusqu’en 1917. On retrouve des artistes français tels que Louis Tocqué ou les frères Lagrenée qui enseignent à l’Académie des beaux-arts. En 1758, le Lorrain est nommé « premier peintre de l'Impératrice de toutes les Russies, directeur de son Académie de peinture, sculpture, et architecture à Saint-Pétersbourg ». Il y décèdera l’année suivante d’une pneumonie. C’est aussi l’architecte français, Vallin de la Mothe, qui œuvrera à l’édification de nombreux palais et églises impériaux de 1761 à 1767 : la galerie des marchands sur la perspective Nevski, l'église catholique Sainte-Catherine, le Petit Ermitage, le château d'Alexandrino… DOSSIER Cette francophilie de Pierre pousse la noblesse russe, dans le sillage des élites culturelles européennes, à adopter le français » Catherine & Voltaire L’impératrice fut pendant 17 ans une grande lectrice de Voltaire. C'est en 1763 que commença leur correspondance, une étonnante joute intellectuelle et narcissique. Véritable guide spirituel de la tsarine, Voltaire espérait mettre en application sa philosophie après ses échecs en France et en Prusse. De son côté, elle gagna la réputation de protectrice des Lumières. Le philosophe n’eut jamais l’occasion de se rendre en Russie. À sa mort en 1778, Catherine acheta sa bibliothèque forte de 6 210 ouvrages et ses manuscrits à Mme Denis, la nièce de Voltaire. Enrichie de celle de Diderot, cette bibliothèque rejoignit celle de l'Ermitage. Aujourd’hui, on peut la retrouver en partie à la Bibliothèque nationale de Russie. N° 2 / 2015 47