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É<br />
Robert Lévesque est journaliste<br />
culturel et essayiste. Ses ouvrages<br />
sont publiés aux éditions Boréal,<br />
Liber et Lux.<br />
LA CHRONIQUE DE ROBERT LÉVESQUE<br />
EN ÉTAT DE ROMAN<br />
Samuel Beckett<br />
Le taciturne grand épistolier<br />
l i t t é r a t u r e É T R A N G È R E<br />
Intarissable, ce Beckett-là! Chaque jour ou presque et souvent deux fois plutôt<br />
qu’une, il prend la plume (ou se bat avec le ruban de sa machine à écrire)<br />
pour jaser, raconter, rapporter, commenter, rappeler, gloser, ridiculiser, ironiser,<br />
souvent ironiser, blaguer, relativiser, et puis se plaindre de ses ennuis de santé<br />
(ses pieds, ses kystes, ses furoncles, ses palpitations cardiaques) auprès de<br />
ses amis et quelques connaissances (surtout Tom McGreevy, poète, critique,<br />
traducteur, historien d’art, son grand pote).<br />
Cet écrivain prétendument taciturne (le Grand Silencieux, on va dire) s’était<br />
engagé dans de régulières et volumineuses correspondances, il fut un épistolier<br />
infatigable (un des derniers grands d’avant l’ère d’Internet) qui laissa au bas mot<br />
15 000 missives et plus… dont on peut lire maintenant, avec le premier des quatre<br />
tomes prévus, celles des années allant de 1929 à 1940 (il a de 23 à 34 ans), ses<br />
années de galère célibataire, de chômage sans prestations (il refuse de travailler<br />
dans l’entreprise de son père : Beckett & Medcalf Métreurs-Vérificateurs), de<br />
cafard assuré et amusé (à son cher Tom le 4 août 1932 : « Je suis déprimé comme<br />
un chou envahi de limaces »), d’écriture ardue (son étude sur Proust, puis le lent<br />
accouchement du premier roman, Murphy – en deux ans, quarante éditeurs en<br />
accuseront réception sans suite), de refus systématiques, nombreux, de presque<br />
découragement (« Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres<br />
que personne ne lira », confie-t-il à McGreevy le 26 juillet 1936), et de sa valsehésitation<br />
existentialiste avant l’heure entre Paris (où il a été lecteur d’anglais à<br />
Normale Sup de 1928 à 1930), Londres (où il va souvent au concert et dans les<br />
musées), Dublin (où il va plutôt au théâtre et occasionnellement aux putes) et<br />
Foxrock (où il vit chez ses parents, à leurs crochets, se déplaçant vers les pubs<br />
de rase campagne avec la bécane de son père – Bill Beckett, qui meurt d’une<br />
crise cardiaque en juin 1933).<br />
À l’automne 1936, il effectue un voyage de six mois dans l’Allemagne (c’est celle<br />
d’Hitler, tout de même!) où – apolitique à l’os mais pas dupe – il n’en aura que<br />
pour les tableaux de maîtres des musées de Berlin et de Dresde et y lisant en<br />
allemand le gigantesque Faust de Goethe (« C’était le genre à ne pouvoir rien<br />
raccourcir », écrit-il à l’ami Tom à qui il avoue en avoir abandonné la lecture à<br />
la seconde partie). Hormis ses lettres, il n’écrit presque rien (« Je tiens un journal<br />
de façon décousue, mais je n’ai rien écrit de cohérent depuis que je suis parti,<br />
ni d’incohérent. Quant au début d’un livre, pas un pet de lapin », écrit-il depuis<br />
Berlin le 13 décembre 1936 à Mary Manning Howe, une amie d’enfance).<br />
Ces lettres postées durant ces onze ans d’avant-guerre (200 à l’un, 300 à l’autre,<br />
plus de 600 à McGreevy) étaient généralement écrites en anglais, plusieurs<br />
l’étaient en français, certaines en allemand. C’est le Beckett d’avant Godot et<br />
la célébrité mondiale (il n’aura son Nobel qu’en 1969), le Beckett tenaillé et<br />
aimanté par ce Paris qu’il avait tant goûté, c’est l’écrivain irlandais en préparation<br />
du passage volontaire vers la langue de Molière (et conséquemment du<br />
détachement progressif avec sa mère – il qualifie d’épineuses les relations avec<br />
celle qu’il désigne d’un simple M.), bref le Samuel Beckett d’avant Samuel Beckett,<br />
déprimé, indolent, détaché, mais orgueilleux, et un brin alcoolo, attendant<br />
quelque chose (plus que quelqu’un) qui sera la Littérature, sa seule conviction.<br />
Le 16 janvier 1936, il écrit à McGreevey (qui l’avait précédé comme lecteur<br />
d’anglais à Normale Sup, rue d’Ulm) : « Le seul plan sur lequel j’ai l’impression<br />
que ma défaite n’est pas prouvée est le plan littéraire. Warte nur… ». Warte nur<br />
veut dire « Attends seulement… ». Son Godot arrivera, il en était certain sans<br />
le savoir vraiment, mais n’anticipons pas car en 1940 (fin du tome 1 de sa<br />
Correspondance), il ne pouvait encore que l’espérer, ce Godot (autrement dit<br />
l’œuvre beckettienne), mais il aura d’abord à se défaire de l’influence de James<br />
Joyce (à qui McGreevy l’a présenté en 1928 à Paris) et à trouver sa manière,<br />
c’est-à-dire avoir son illumination, la révélation de ce que sera son œuvre à lui,<br />
ce qui ne se produira qu’en 1945 au sortir de la guerre (il a voulu s’engager, on<br />
n’a pas voulu de lui) quand il saisira que si Joyce additionne, lui va soustraire.<br />
Au savoir, il opposera la perte, à la maîtrise l’appauvrissement, à la brillance<br />
l’écru. Vladimir et Estragon seuls sous la lune auprès d’un arbre sec attendant<br />
quelqu’un qui ne viendra peut-être pas... N’allons pas trop loin, ces lettres du<br />
tome 1 nous circonscrivent au Beckett des premiers essais, Whoroscope qu’il<br />
a fait lire à Joyce (qu’il appelle « l’Homme de plume »), celui sur Proust dont il<br />
avoue à Tom le 11 mars 1931 : « Je l’ai relu en entier rapidement et je me suis<br />
vraiment demandé de quoi je parlais », ses poèmes qu’il a mis des années à<br />
faire éditer sous le titre Echo’s Bones, ses nouvelles inspirées de sa lecture de la<br />
Divine Comédie de Dante, More Pricks Than Kicks, parues sous ce titre à double<br />
sens scabreux en 1934 puis interdites par la censure catholique irlandaise durant<br />
plus de vingt ans mais célébrées en 1994 lors de leur traduction chez son éditeur<br />
Jérôme Lindon sous le titre Bande et sarabande, puis ses articles parus en revues<br />
et ses traductions faites par nécessité alimentaire (dont des poèmes d’Éluard).<br />
C’est le Beckett qui a suivi une psychanalyse avec W. R. Bion (de laquelle<br />
seule la relation avec sa mère ne s’est pas éclaircie, sa mère présente dans ses<br />
préoccupations mais tenue loin) et qui avoue à Tom : « Mais les sentiments des<br />
gens ne semblent pas avoir d’importance, on est gentil ad libitum avec tout un<br />
chacun, offenseurs et offensés, avec un basso profondo de solitude qui ne vous<br />
abandonne jamais ». C’est le Beckett qui, une seule fois dans ces 214 lettres,<br />
évoque celle qui sera la grande compagne de sa vie, Suzanne Deschevaux-<br />
Dumesnil. Le 18 avril 1939 à McGreevy après avoir raconté bien des choses :<br />
« Il y a aussi une jeune fille française que j’aime bien, sans passion, et qui me fait<br />
beaucoup de bien ».<br />
À la prochaine chronique, le tome 2, le Beckett où Godot arrive!<br />
LETTRES.<br />
1929-1940 (T. 1)<br />
Samuel Beckett<br />
(trad. André Topia)<br />
Gallimard<br />
806 p. | 99,95$<br />
LES LIBRAIRES • FÉVRIER-MARS 2016 • 27