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J<br />
ENTREVUE<br />
GISÈLE DESROCHES<br />
L’art d’affronter<br />
ses dragons<br />
Enseignante, critique littéraire et auteure, Gisèle Desroches<br />
coule des jours heureux dans la région de Chaudière-Appalaches<br />
où elle s’efforce, entre autres, de revitaliser son village. Paraît<br />
en février Le 13 e dragon, un roman à la frontière entre le<br />
merveilleux et le fantastique qui sous-tend le thème de la peur.<br />
Retour sur un entretien signifiant avec une auteure<br />
pleine d’humanité.<br />
Par Marie Fradette<br />
© Florence Borshy-Desroches<br />
l i t t é r a t u r e J E U N E S S E<br />
Depuis Une bougie à la main, roman paru chez Boréal en 2010, Gisèle<br />
Desroches gardait sa plume au chaud. Elle l’a ressortie pour offrir un texte<br />
sur tous ces obstacles qui nous empêchent d’être. On lit ici l’histoire de<br />
Thomas qui vivra un épisode étrange en classe. Après avoir été grondé par<br />
sa professeure, il se sent tout à coup soulevé dans les airs, ressentant une<br />
« sensation fabuleuse de légèreté. L’envie de rester là pour toujours. Ailleurs.<br />
Comme s’il était un autre ». Puis, retour à la réalité, il fuit et court se réfugier<br />
chez ses grands-parents.<br />
Le dragon en nous<br />
Inspirée par un enfant timide, incapable de prendre la vie à bras le corps,<br />
Gisèle a eu l’idée d’écrire Le 13 e dragon : « Il n’avait pas une bonne estime de<br />
lui. Quelque chose le bloquait. Or c’est en pensant à lui, à tous les enfants<br />
qui ont peur, que j’ai commencé mon histoire […].<br />
Quand j’écris pour eux, je veux qu’il y ait quelque<br />
chose qui parle à toutes leurs dimensions. Ici, par<br />
exemple, je voulais apporter quelque chose à ceux<br />
qui ont peur. » Mais elle le fait en prenant un chemin<br />
de traverse, plus merveilleux que rationnel, plus<br />
fantastique que réel. « On a tous des dragons en nous,<br />
des peurs, des colères intérieures ou des émotions<br />
qui nous dépassent et nous empêchent d’avancer. Le<br />
dragon, c’est une façon symbolique d’exprimer les<br />
peurs, quelque chose de monstrueux qui est en nous et nous dépasse. » Pour<br />
Thomas, le dragon est ce phénomène paranormal, ce don qu’il voit comme<br />
un adversaire qui le distingue et le sépare des autres. Mais il représente aussi,<br />
selon l’auteure, « quelque chose qu’il devait rencontrer pour se révéler à luimême<br />
». Une quête de soi se lit en filigrane de cette traversée.<br />
Une narration multiple<br />
Pour mettre en place cette histoire, Desroches a opté pour une présentation<br />
singulière. L’événement qui survient dans la classe laisse plusieurs témoins<br />
actifs qui ont droit de citer et de rapporter leur version des faits. On a<br />
ainsi des changements de narration fréquents, laissant tantôt la parole à<br />
Maïté Nault, une petite élève, tantôt au journal du quartier, à Mirella Dionne,<br />
l’agente de police dépêchée sur les lieux, au psychologue qui rencontre<br />
Thomas après l’événement et, bien sûr, au héros lui-même. Cette façon de<br />
faire était importante pour l’auteure : « Ça permet un petit flou… Ça laisse<br />
le bénéfice du doute à chacun qui le lit. C’est important que les enfants<br />
« Le dragon, c’est une façon<br />
symbolique d’exprimer les<br />
peurs, quelque chose de<br />
monstrueux qui est en nous<br />
et nous dépasse. »<br />
sachent qu’il y a plusieurs points de vue. » D’ailleurs, cette narration multiple<br />
est appuyée d’une typographie différente selon le personnage qui prend la<br />
parole. En plus de dynamiser l’histoire, ce procédé permet aux lecteurs de<br />
saisir concrètement les variations narratives.<br />
La part de jeu<br />
Si l’écriture de Gisèle reste sérieuse, réfléchie, elle laisse deviner aussi une<br />
intention ludique. « Quand j’écris, je pense à mes lecteurs. Est-ce que c’est<br />
accessible pour eux? Je ne pense pas à ce qui serait politiquement acceptable.<br />
J’aime jouer, j’aime le jeu. » Ce désir d’amuser, on le retrouve ici notamment<br />
dans l’utilisation qu’elle fait du chiffre 13. Présent d’abord dans le titre, il<br />
revient comme un leitmotiv, laissant le lecteur chercher sa trace. Aussi, 13,<br />
c’est l’âge que le héros aura à son anniversaire le 13 décembre, l’événement<br />
en classe a lieu un 13 novembre, la caserne de l’agent<br />
Mirella porte le numéro 13, la classe de Thomas,<br />
le 113… Relever tous ces clins d’œil devient ainsi<br />
amusant pour les lecteurs. Et, enfin, le roman se divise<br />
en 13 chapitres, détail voulu par l’auteure : « Après les<br />
corrections et les coupures, Robert Soulières [l’éditeur]<br />
m’a demandé de combiner deux chapitres, ce qui en<br />
aurait donné 12, mais je tenais à ce que le roman en<br />
compte 13. Pour le jeu. »<br />
L’écriture de Gisèle Desroches ressemble finalement à celle du vol d’un<br />
dragon. Tout comme lui, elle travaille en cercle concentrique. Elle écrit,<br />
revient, retourne, s’interroge et tente toujours de transmettre son expérience<br />
de vie à travers l’écriture. Fascinée par l’humain, elle livre ici un récit singulier,<br />
un voyage aérien offrant une vue en plongée sur la peur et ses travers.<br />
LE 13 e DRAGON<br />
Soulières éditeur<br />
152 p. | 10,95$<br />
Dès 10 ans<br />
LES LIBRAIRES • FÉVRIER-MARS 2016 • 57