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I<br />

LA CHRONIQUE D’ÉLISABETH VONARBURG<br />

Née à Paris, Élisabeth Vonarburg<br />

vit à Chicoutimi depuis 1973. Elle est<br />

considérée comme l’écrivaine<br />

francophone de SF la plus connue<br />

dans le monde.<br />

Au cœur de la différence<br />

Lauréate en 2015 du prix Hommage visionnaire qui salue le travail et la<br />

présence obstinés des auteurs québécois de science-fiction et de fantastique,<br />

Esther Rochon poursuit depuis quarante ans des visions très personnelles qui,<br />

pourtant, s’inscrivent à la fois dans l’imaginaire collectif québécois et dans celui<br />

de chacun de ses lecteurs, d’où qu’ils viennent. En songeant à l’oxymore du titre<br />

– La splendeur des monstres –, j’ai cru comprendre pourquoi : Rochon explore<br />

la lisière où se rencontrent terreurs et aspirations d’un peuple en devenir, soit<br />

terreurs et désirs de la métamorphose.<br />

Dès les premiers textes ouvrant le recueil, le ton est donné. Que ce soit avec<br />

« L’étoile de mer » (« La science nous apprend que les vertébrés – par exemple<br />

les êtres humains – descendent des échinodermes – par exemple les étoiles<br />

de mer. Certains échinodermes acquirent jadis la faculté de se reproduire à<br />

l’état larvaire; ils se mirent à passer leur vie entière à l’état larvaire. C’est de ces<br />

animaux que les vertébrés proviennent. Ainsi, d’une certaine façon, nous ne<br />

sommes jamais devenus adultes. ») ou les fantômes affamés des Xils qui errent<br />

dans Montréal et que la narratrice nourrit sans les craindre (« à défaut de nous<br />

parler, nous pourrons au moins être beaux ensemble »), la rencontre de l’Autre,<br />

dans sa différence « monstrueuse », parce qu’il n’est tout simplement pas moi, est<br />

génératrice d’irréparables changements qu’il faut accueillir les mains ouvertes<br />

sous peine de succomber à la raideur mortelle des refus.<br />

La monstration, c’est la mise en évidence, et ce que nous montre Rochon,<br />

son illumination, c’est la complexité profonde du vivant et en même temps sa<br />

simplicité, ni coupable ni innocente. Car Rochon (pétrie de simplicité bouddhiste,<br />

mais aussi de l’humour très particulier nourri par cette vision du monde) est une<br />

auteure paradoxale : du choc des contraires, de la splendeur des monstres, jaillit<br />

la révélation. C’est la merveille de ses textes : sa capacité discrète mais généreuse<br />

à faire jaillir la lumière de la noirceur, la beauté des cloaques. La force de la<br />

nouvelle « Coquillage » repose sur le violent dégoût de la laideur revendiquée<br />

d’un des protagonistes, retournée en tendresse et en compassion, comme sur la<br />

férocité douce du coquillage à l’égard de ses humains. On en trouve un autre<br />

écho dans « La nappe de velours rose » où, sur fond de cataclysme meurtrier et<br />

de personnes déplacées de force, une adolescente perdue commet des actes<br />

épouvantables afin de survivre puis devient la figure de proue des survivants,<br />

non dans la gloriole triomphante, mais dans l’acceptation honnête et humble<br />

de ce qui est et de ce qui a été : « Nous sommes tous des émigrés, même ceux<br />

qui sont nés ici. Par contre, nous sommes vivants, et à notre place. Morts par<br />

rapport aux espoirs qu’on avait mis en nous, vivants face à ce qui est en train<br />

d’avoir lieu ».<br />

L’humour n’est pas forcément le premier terme qui nous vient à l’esprit lorsqu’on<br />

songe à l’œuvre d’Esther Rochon et, pourtant, il y a toujours la distance souriante<br />

de ce regard posé sur les êtres et les choses, avec parfois une étincelle presque<br />

sarcastique. C’est perceptible dans ses fictions, mais aussi – et surtout – dans<br />

les introductions de ses nouvelles, qu’on pourrait ne pas lire si l’on estime qu’il<br />

s’agirait d’un voyeurisme importun – elle-même n’est pas dupe de l’exercice<br />

AU-DELÀ DU RÉEL<br />

qu’elle transforme en une autodésacralisation assez réjouissante par ses<br />

confidences énoncées simplement et sans fard. J’ai aimé l’écho de cette voix qui<br />

prolonge ses textes et résonne en un va-et-vient subtil avec eux. Il me reste à<br />

souhaiter en conclusion que le reste des nouvelles de Rochon (re)trouve sa voie<br />

vers les lecteurs des nouvelles générations dans le milieu. C’est une voix unique,<br />

singulière et universelle, qui se moque bien des étiquettes de genre, mais qui<br />

saura parler à quiconque est conscient de la familière étrangeté du monde.<br />

La SF sur sa table à café<br />

Hurtubise a eu la brillante idée de traduire de l’anglais Dictionnaire de la sciencefiction,<br />

qui contient « plus de deux cents titres célèbres ». Comme l’indiquent<br />

la préface intelligente et raisonnablement nuancée de l’écrivain Stephen Baxter<br />

puis l’introduction du responsable de l’ouvrage, Guy Haley, on a pris acte de la<br />

visibilité (littérale) de la SF dans le monde actuel par les écrans petits ou grands,<br />

et c’est surtout à cela qu’on a consacré les études et, particulièrement, les images.<br />

Si on prend au hasard un des thèmes choisis, « Sombres futurs, apocalypses et<br />

guerres spatiales », sur soixante-dix entrées, dix-sept sont des œuvres de fiction<br />

écrite. Le reste traite de films, de téléséries, de dessins animés divers et de<br />

mangas. Les amateurs seront comblés. Mais on n’a pas donné à ce livre de table à<br />

café des dimensions adéquates. Il y a au début quatre pages intitulées « Comment<br />

lire ce livre ». Réponse de ma part : « Avec une bonne loupe » (suggestion de<br />

cadeau d’accompagnement). Personne, bien sûr, ne lira ce livre; on regardera<br />

plutôt les nombreuses images. Je n’ai pu retenir un mouvement agacé devant<br />

cette prépondérance donnée au visuel. Il fascine, même fixe, comme ici, sans<br />

laisser d’espace à la réflexion; or qu’est-ce que la SF si elle n’invite pas (comme le<br />

disent les préfaciers) à réfléchir? Je remarquerai enfin que tous les contributeurs<br />

de l’ouvrage sont des spécialistes américains, anglais ou anglo-canadiens (?), et<br />

j’ai dû beaucoup chercher dans l’index pour trouver des créateurs français. Par<br />

exemple : Verne (Jules et Michel, même si les pages qui sont consacrées au père<br />

sont, inévitablement, importantes), Vadim (pour Barbarella), Valérian (et donc<br />

Mézières et Christin), René Laloux (et donc Moebius)… En général, si on cite<br />

des francophones (ou des Russes, Italiens, Polonais, bref, des non-anglophones),<br />

c’est parce qu’ils ont travaillé aux images d’un film, d’une série TV ou d’une BD.<br />

Les œuvres les plus « célèbres » sont donc d’une manière écrasante : a) du visuel;<br />

b) issues de l’anglophonie. Mais, quelle que soit la langue, on a plus de chance<br />

d’être visible avec des images qu’avec des fictions écrites, de toute évidence.<br />

LA SPLENDEUR<br />

DES MONSTRES<br />

Esther Rochon<br />

Alire<br />

277 p. | 22,95$<br />

DICTIONNAIRE<br />

DE LA<br />

SCIENCE-FICTION<br />

Collectif<br />

Hurtubise<br />

576 p. | 39,95$<br />

l i t t é r a t u r e s d e L ’ I M A G I N A I R E<br />

LES LIBRAIRES • FÉVRIER-MARS 2016 • 49

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