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12 / Même pas peur N o 6 / MARS 2016<br />
La légende de la main invisible<br />
André Clette<br />
Adam Smith, à qui l’on attribue l’invention<br />
de la théorie classique du libéralisme<br />
économique, était, paraît-il, fort<br />
joli garçon en plus d’être Écossais. On<br />
raconte qu’il portait le kilt avec une rare<br />
élégance.<br />
La légende veut que c’est en parcourant<br />
le marché de Noël d’Édimbourg, par un<br />
froid dimanche de décembre 1766, à la<br />
recherche d’abats de mouton pour préparer<br />
la traditionnelle panse de brebis<br />
farcie du réveillon, qu’il perçut soudain,<br />
dans le bas de son dos, le frôlement d’une<br />
main baladeuse animée d’intentions<br />
équivoques. Tentant d’échapper à cette<br />
pression importune, et suivant le principe<br />
qui veut que ce qu’un gentilhomme<br />
porte sous son kilt ne regarde que lui,<br />
il pressa le pas parmi les échoppes des<br />
marchands. Heureux réflexe qui lui permit<br />
d’arriver juste à temps pour rafler, à<br />
l’étal du tripier, la dernière panse de brebis<br />
qu’un quidam s’apprêtait à saisir. Un<br />
vrai morceau de chance !<br />
C’est là que se produisit l’événement qui<br />
allait changer sa vie en même temps que<br />
l’économie mondiale. Sa conversion eut<br />
lieu alors que, coudoyé et bousculé par la<br />
foule devant l’éventaire du commerçant,<br />
tel Paul Claudel derrière le second pilier<br />
de Notre-Dame, il hésitait entre un cœur,<br />
un foie et un poumon pour remplir sa<br />
panse. Adam Smith sentit à nouveau le<br />
frôlement de la main, tandis qu’une voix<br />
lui murmurait :<br />
- Fais comme tu sens. De toute façon, ce<br />
sera bon. Je m’occupe de tout. Et prends<br />
aussi des rognons…<br />
- Bon sang, mais c’est bien sûr ! s’exclama-t-il<br />
avec un fort accent écossais,<br />
j’ai découvert la loi du marché, il existe<br />
une main invisible qui fait en sorte que la<br />
recherche par chacun de son intérêt personnel<br />
concoure à l’intérêt général. Il faut<br />
que j’écrive un bouquin là-dessus.<br />
Après avoir hésité entre « Ma Conversion<br />
», « Exercices spirituels » et « La main<br />
invisible existe, je l’ai sentie passer », il<br />
opta pour « Enquête sur la nature et les<br />
causes de la richesse des nations ». Un titre<br />
tellement sérieux que, deux siècles après,<br />
on le révère encore dans les traités, dans<br />
les hautes écoles et, de manière générale,<br />
dans tous les milieux où l’on porte le costume<br />
trois pièces et l’attaché-case.<br />
Mais, qu’est-ce au juste que l’intérêt<br />
général ? me diras-tu, cher lecteur. Et ne<br />
m’en veux pas si je te tutoie, je dis tu à<br />
tous ceux que j’aime.<br />
Dans la conception libérale et utilitariste<br />
la plus classique, chaque agent économique,<br />
poursuivant son intérêt particulier,<br />
cherche à maximiser son profit. La<br />
main invisible organise tout ça pour un<br />
mieux. Il n’y a pas à s’en préoccuper. Le<br />
dogme dit que l’intérêt général n’est autre<br />
que la somme des intérêts particuliers.<br />
Exemple si dans une salle de cinéma<br />
pleine à craquer, tu cries « AU FEU », tout<br />
le monde se précipite vers la sortie pour<br />
maximiser ses chances de survie. Les<br />
gens s’écrasent les uns sur les autres, chacun<br />
cherchant à assurer son intérêt particulier.<br />
Après, tu n’as plus qu’à additionner<br />
les morts. La somme, c’est l’intérêt<br />
général. On l’appelle parfois PIB ou PNB<br />
selon le mode de calcul.<br />
Une telle approche, qui peut paraître<br />
empreinte de mysticisme, se révèle en<br />
définitive strictement mathématique.<br />
C’est à cela qu’on voit que l’économie est<br />
une science et pas une religion, en dépit<br />
de certaines ressemblances.<br />
Ainsi, tu n’auras pas manqué, ami lecteur,<br />
de remarquer que la main était<br />
peut-être invisible, mais pas muette. Il<br />
est à noter qu’après avoir délivré la bonne<br />
nouvelle, la voix de la main invisible n’a<br />
plus jamais été entendue par la suite. Rien<br />
d’étonnant à cela. Après tout, le Dieu des<br />
temps bibliques communiquait lui aussi<br />
en direct avec les humains, mais cela fait<br />
maintenant de nombreux siècles qu’on ne<br />
l’a plus entendu.<br />
Lire dans les lignes de la main est toujours<br />
hasardeux, et plus encore dans les<br />
lignes d’une main invisible. En revanche,<br />
son silence et son invisibilité autorisent<br />
les élucubrations les plus hardies et les<br />
affirmations les plus péremptoires. Sans<br />
doute est-ce là ce qui a permis la prolifération<br />
des prophètes et des exégètes.<br />
Depuis Adam Smith, les écoles et les<br />
courants se sont donc multipliés, s’enrichissant<br />
de concepts et d’équations<br />
diverses. Les dogmes et les incantations<br />
se sont accumulés, empilant les<br />
analyses, les conseils, les anathèmes et<br />
les prédictions au nom de Saint Libreéchange,<br />
Sainte Compétitivité, et Saint<br />
Concurrence…<br />
Les adeptes de la main invisible ont<br />
ainsi imposé leur culte à l’ensemble du<br />
monde occidental.<br />
Aujourd’hui, de la droite ultralibérale<br />
à la gauche de gouvernement, les mantras<br />
sont les mêmes : limiter les dépenses<br />
publiques, créer un cadre favorable à<br />
la concurrence et surtout libérer les<br />
énergies…<br />
Tout cela est regrettable et consternant,<br />
certes, mais on a évité le pire : ils auraient<br />
pu nous imposer la panse de brebis farcie.