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4 / Même pas peur N o 6 / MARS 2016<br />
L’UTOPIE<br />
PAYPAL<br />
Vous êtes à la recherche d’un local pour<br />
accueillir votre startup de prostitution<br />
enfantine ? Vous envisagez de vous lancer<br />
dans le business d’esclaves ? Vous<br />
souhaitez innover en créant une grande<br />
foire aux organes humains ? Ou vous<br />
cherchez tout simplement un endroit<br />
tranquille pour préparer vos attentats<br />
terroristes en famille? À condition<br />
d’avoir le pied marin, Peter Thiel, le<br />
boss de PayPal, a peut-être une solution<br />
à vous proposer...<br />
Le seasteading<br />
Benoit Doumont<br />
Au terme d’une conférence organisée<br />
aux Bahamas en avril 2011 par le Seasteading<br />
Institute, Patri Friedman et Brad Taylor<br />
publient un document édifiant, sobrement<br />
intitulé Seasteading and Institutional<br />
Evolution. 1<br />
Décorticage.<br />
Le seasteading - mot-valise contractant<br />
« sea » (mer) et « homesteading » (autosubsistance)<br />
– est un projet d’installation,<br />
au large des eaux territoriales, d’îles<br />
artificielles autonomes capables d’édicter<br />
leurs propres lois. Il pourrait s’agir de<br />
navires modifiés ou, à plus long terme, de<br />
designs innovants ressemblant à des plateformes<br />
pétrolières. Ces « seasteads » seraient<br />
des lieux où les entrepreneurs à la recherche<br />
de profit ou les groupes d’individus motivés<br />
par d’autres préoccupations pourraient installer<br />
des établissements permanents ayant le<br />
pouvoir d’établir leurs propres règles. Naturellement,<br />
vu le cours actuel de la plateforme<br />
pétrolière, n’est pas propriétaire<br />
d’un seastead qui veut, et les auteurs n’en<br />
font d’ailleurs pas mystère : pour vivre<br />
sur l’océan, les seasteaders doivent pouvoir<br />
gagner leur vie. L’océan, c’est pas pour les<br />
glandeurs !<br />
Ce qui nous amène à l’identité des signataires.<br />
Le romancier Brad Taylor, ancien<br />
officier de la Delta Force, travaille comme<br />
1 Patri FRIEDMAN et Brad TAYLOR, Seasteading<br />
and Institutional Evolution, Paper Presented at the Association<br />
of Private Enterprise Education Conference,<br />
Nassau, The Bahamas, April 10-12, 2011, PDF téléchargeable<br />
sur: http://seasteadingorg.wpengine.com/<br />
wpcontent/uploads/2015/12/FriedmanTaylor_2011_<br />
Seasteading_APEE.pdf (consulté le 15 janvier 2016).<br />
consultant pour le « Seasteading Institute<br />
», fondé par Patri Friedman. Ce dernier<br />
est le fils de David Friedman, principal<br />
théoricien de l’anarcho-capitalisme<br />
utilitariste 2 , une idéologie qui transpire<br />
dans chaque ligne du projet Seasteading. Et<br />
nous voici arrivés au cœur de notre sujet,<br />
ami lecteur, car cette doctrine incarne<br />
probablement mieux qu’aucune autre la<br />
figure du Libéralisme Joyeux, lointain<br />
parent du Socio-libéralisme Atchoum et<br />
du Libertarianisme Grincheux.<br />
Pour faire court, ses adeptes rejettent<br />
l’État (c’est leur côté joyeux), mais<br />
défendent la propriété privée (ça, c’est<br />
leur naturel libéral qui revient au galop),<br />
car elle permet d’accroître la liberté :<br />
toujours plus de richesses pour toujours<br />
plus de liberté ! Cette accumulation passe<br />
2 Voir surtout : David FRIEDMAN, Vers une société<br />
sans État (The Machinery of Freedom : Guide to a Radical<br />
Capitalism), 2e éd. trad. par Françoise Liégeois,<br />
Les Belles Lettres (coll. « Laissez faire »), 1992 (1973).<br />
nécessairement par une privatisation de<br />
tous les services : police, justice, etc. Tu<br />
commences à voir le tableau ? La police se<br />
mue en milices privées. La justice, rendue<br />
sur base strictement économique (et donc<br />
forcément plus dure à l’encontre des plus<br />
démunis), avalise les juteux commerces<br />
d’armes, de drogue, d’organes. Les États<br />
entrent en concurrence entre eux pour<br />
attirer les citoyens-consommateurs, en<br />
promulguant des « lois-produits » alléchantes<br />
qui garantissent par exemple le<br />
droit à la prostitution, le droit des enfants<br />
à travailler ou même le droit à l’esclavage.<br />
Tout ça dans une optique humaniste,<br />
comme le rappellent nos conférenciers :<br />
un monde de gouvernance réellement compétitive<br />
[…] serait un énorme boom pour le<br />
bien-être humain. On leur fait confiance.<br />
Le monde rêvé de Thiel l’espiègle<br />
Qui en rêve ? En tout cas le milliardaire<br />
Peter Thiel, cofondateur et PDG de Pay-<br />
Pal, qui s’est fendu d’une dringuelle d’un<br />
demi-million de dollars lors de la fondation<br />
de l’institut en 2008. Il faut dire<br />
que dans le monde rêvé de Peter Thiel,<br />
la valeur de l’immobilier flottant n’est pas<br />
constamment réduite par une augmentation<br />
des taxes sur la propriété, parce qu’il y a la<br />
possibilité de déménager l’immeuble vers<br />
une nouvelle juridiction. Mais qui servira<br />
les cocktails ? Nos rêveurs préconisent<br />
l’usage de low-cost procedures enabled by<br />
cheap labor (« procédures à bas coût basées<br />
sur une main-d’œuvre bon marché »<br />
- autrement traduit : « l’exploitation »).<br />
Dans ce monde onirique, on peut même<br />
synthétiser de la morphine ou préparer<br />
des attentats en toute quiétude, à condition<br />
d’avoir un bon comptable : le plus<br />
léger indice indiquant qu’un seastead est<br />
utilisé pour exporter de la drogue ou financer<br />
le terrorisme menacerait son existence [...]<br />
Heureusement, à l’instar de presque tous les<br />
business issus d’une gouvernance plus effective,<br />
les entrepreneurs d’un seastead peuvent<br />
filtrer agressivement ces affaires pour lesquelles<br />
il n’y a pas de preuve d’intervention.<br />
On peut aussi jeter les voleurs en pâture<br />
aux requins, réduire les enfants en esclavage,<br />
acheter les yeux des pauvres pour<br />
les revendre aux riches, on peut...<br />
Mais le rêve deviendra-t-il réalité, ami<br />
lecteur ? Le premier seastead aurait dû<br />
voir le jour en 2014 ; hélas, sa construction<br />
a été ajournée en raison de difficultés<br />
techniques.<br />
Anarchistes ? Mon cul !<br />
Les conséquences inévitables d’un tel<br />
système sont évidentes : précarisation<br />
générale des populations du continent,<br />
violations des droits humains, regroupement<br />
des communautés, montée de la<br />
violence... Car le projet, ne nous y trompons<br />
pas, consiste en un rejet pur et<br />
simple de la société. Lorsque Friedman<br />
et Taylor assènent que le seasteading pallierait<br />
à la tyrannie de la majorité, c’est bien<br />
aux fondements mêmes de la démocratie<br />
qu’ils s’attaquent.<br />
Sous couvert d’ «anarchie», ces capitalistes<br />
assoiffés de pouvoir entendent<br />
créer pour nous des règles plus nombreuses,<br />
meilleures, et moins chères ! Pire, le seasteading<br />
bafoue jusqu’au principe le plus élémentaire<br />
de tout idéal libertaire : l’égalité<br />
entre tous les individus. Alors, les seasteaders,<br />
des anars utopistes ? Mon cul ! Plutôt<br />
une nouvelle flopée de marchands mégalomanes.<br />
Reste cette question : lorsque<br />
viendra le tsunami, devrons-nous leur<br />
envoyer les hélicos ou les laisser se<br />
démerder avec leurs partenariats privés ?