MEME PAS PEUR Numéro 6

6 / Même pas peur N o 6 / MARS 2016
couille molle a des choses à dire
Un gars qui se cherche André Clette
Ce matin, mon pote Couille Molle 1
est venu me trouver avec une mine
tracassée.
- Je ne sais plus quoi penser, fieu ! Tu
sais que j’ai toujours été socialiste, hein !
Enfin, que j’ai presque toujours voté
socialiste, quoi. Surtout aux communales.
C’est normal puisque l’échevin
des sports a toujours été un socialiste.
En ma qualité de président du club de
fléchettes, je ne vais pas cracher dans
la soupe, tu comprends. Je reçois des
subsides, je donne ma voix. Ce n’est que
juste.
Mais voilà que, l’autre jour, je rencontre
l’échevin qui me dit, avec une longue
figure : Couille Molle, je vous apprécie
beaucoup, mais je dois quand même
vous dire une chose. Les fléchettes, ça
n’intéresse plus les jeunes. Vous et votre
club, vous appartenez au passé. Si vous
aviez un club de skate, je ne dis pas…
mais les fléchettes, ça non. Vous n’avez
pas su prendre le tournant générationnel.
On ne peut plus vous subventionner.
Croyez bien que j’en ai le cœur qui
saigne.
- Tu te rends compte, fieu, a repris
Couille Molle. Je suis face à un dilemme.
Je n’ai que deux solutions : ou me mettre
au skate, ou aller voir du côté des libéraux.
Ils ont l’échevinat des aînés et de
la vie associative. Je pourrais essayer.
Parce que le skate, à mon âge…
Seulement, avant d’aller voir un libéral,
il faut que je me documente un peu sur
1 NDLR : Le nom et le prénom ont été changés pour
préserver l’anonymat de l’intéressé.
le libéralisme, tu comprends. Histoire de
trouver les bons mots, d’élaborer les éléments
de langage, dans une démarche
stratégique, pour créer la confiance et
construire une synergie performante
entre décideurs et acteurs de terrain,
comme il est écrit dans le PowerPoint du
séminaire « Conquête de marché et stratégie
d’offre » qu’on a eu en staff l’année
dernière.
Tu comprends, avant d’aller dire à
l’échevin « gravissons des sommets
ensemble », comme ils disent sur le
syllabus, il convient que j’appréhende
mieux les fondements théoriques de la
pensée libérale, hein. Donc, je suis allé
voir Monsieur Proetmacher, notre chef
comptable. Je sais qu’il connait le beaufrère
d’une nièce de Willy Borsus…
Il m’a tout de suite dit, en levant les
yeux comme s’il voyait des anges dans
le ciel : «— Ah ! Le libéralisme… c’est
la pensée la plus noble que l’Homme
ait jamais conçue. La liberté… les
Lumières… 1789… l’abolition des privilèges…
la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen… Maine de
Biran, Tocqueville, Montesquieu… le
doux commerce… »
- Le doux commerce, voyez-vous Couille
Molle, m’a dit Monsieur Proetmacher,
c’est le fondement de la civilisation : là où
il y a des mœurs douces, il y a du commerce,
nous dit Montesquieu, et partout où il y a du
commerce, il y a des mœurs douces. L’effet
naturel du commerce est de porter à la paix,
il unit les nations, favorise la tolérance et
guérit des préjugés destructeurs… n’est-ce
pas édifiant ?
J’ai rien voulu dire, a repris Couille
Molle. Je respecte trop Monsieur Proetmacher.
Mais, franchement, le doux
commerce, hein, je n’y crois pas trop,
fieu. Regarde Daesh, qui fait du commerce
en douce pour vendre son pétrole.
Ça ne les rend pas plus gentils, hein ? J’ai
pas raison ?
Alors, j’ai cherché par moi-même sur
internet. Sur des sites genre «le libéralisme
pour les nuls». Et là, au milieu
de beaucoup de blabla, qu’est-ce que je
trouve ? Ça : Les valeurs libérales sont, la
liberté individuelle, l’indépendance personnelle,
le respect des droits individuels, l’égalité
des individus en droit… Le droit dont il
est question ici est le droit naturel, et non
l’ensemble des « faux droits » octroyés par
l’État, qui précisément favorisent les uns
aux dépens des autres, et donc accroissent
les inégalités… Pour un libéral, toute distinction
fondée sur la naissance, l’intérêt de
quelques-uns (oligarchie), ou la « tyrannie de
la majorité » (démocratie) aboutit à l’injustice
et au mépris des droits de l’individu…
Le libéralisme politique vise à limiter les pouvoirs
de l’État pour ramener celui-ci à la protection
des droits et libertés individuelles…
J’ai cru que j’allais tomber de ma
chaise, fieu ! Bon, le racisme, l’antisémitisme,
les privilèges, le nationalisme,…
tout ça c’est juste le contraire du libéralisme.
On est d’accord. Toute distinction
fondée sur la naissance est anti-libérale,
non ? Ça veut dire qu’il n’est pas normal
que certains héritent des fortunes
de leurs parents et, d’autres, des clopinettes.
L’État doit intervenir – le moins
possible, mais il doit intervenir quand
même – pour empêcher les privilèges,
hein. Des enfants naissent riches et
d’autres pauvres. Un État libéral devrait
intervenir. Ça ne va pas qu’il y en ait
qui aillent dans des écoles pour privilégiés
et d’autres dans des écoles pour
défavorisés… tout ça, c’est des inégalités
fondées sur la naissance. L’État doit
intervenir. Si tu dois payer une amende
de 150 euros, ce n’est pas pareil si tu as
50 euros sur ton compte en banque ou
si tu en as 10 millions. Donc, l’État doit
intervenir…
Par exemple, pour qu’il n’y ait plus de
différences entre les écoles, on pourrait
tirer au sort l’école où tu dois mettre
tes enfants, hein. Plus « égalité des
chances » que le tirage au sort, il n’y a
pas, non ? Ça protège les droits et les
libertés individuelles.
Pour éviter que certains profitent d’un
gros héritage, ce n’est pas plus compliqué
: dans un État libéral, quand tu
meurs, tout tes biens retournent à l’État,
et on distribue le même pécule pour
chaque enfant. Sinon on va vers l’oligarchie,
hein. Ce serait anti-libéral.
Et pour éviter la «tyrannie de la majorité»,
un État libéral devrait supprimer
les élections… et mettre, une fois pour
toutes, le parti libéral au pouvoir.
Tu te rends compte, fieu ? Si on suit leur
logique, ces gens sont pires que des bolcheviques
! Ça fait réfléchir, non ?…
Tout compte fait, tu crois que c’est
très difficile d’apprendre à faire du
skateboard ?
Le libéralisme économique est le symbole de la solide
aridité sociale.
Éric Dejaeger