MEME PAS PEUR Numéro 6

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2 / Même pas peur N o 6 / MARS 2016 L’Éditorial Libre à mi-temps Etienne Vanden Dooren Derrière les grilles bien cadenassées de villas « d’Épinal », elles sont barricadées avec leur tribu, leurs certitudes du devoir accompli, un whisky à la main, un homme dans l’autre. Derrière les fenêtres triple vitrage subventionnées de ces mêmes villas, ils sont barricadés avec leur tribu, leurs certitudes du devoir accompli, un whisky à la main, une femme dans l’autre. Ils goûtent leur liberté de libéral joyeux. Le quartier est sécurisé. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté... Le capitalisme s’est emparé de la liberté individuelle pour l’offrir aux « winners » et la reprocher aux autres. Aujourd’hui, tout libéral qui se respecte revendique son droit au travail et étale ses dividendes, nom d’une pipe en bois de chauffage ! De ce même bois que certains opposants à la liberté brûlent sur les autoroutes. L’autoroute, ce symbole de la liberté de tracer au volant de son 4x4 pour filer en vacances. Vacances, une bouffée d’air pour les hommes libres qui travaillent ; vacances, ce vide préférable aux dictats des apprentis-Bénito qui nous gouvernent. Gouverne, pour la vôtre, sachez que lire MÊME PAS PEUR prolonge l’espérance de vie, fait briller les dents et raffermit les seins. Et les seins seront ravis d’apprendre que - Ô fierté quand tu nous prends - à partir d’aujourd’hui, ils pourront sentir l’odeur du papier journal et l’effleurement sensuel de l’édito tous les mois. Oui, MÊME PAS PEUR devient mensuel ! Qu’on se le dise, ! Répandez la nouvelle, sonnez trompettes, pétez sonnettes, MÊME PAS PEUR vivra ! 1 Et pour tout vous dire sur les coulisses du journal et alerter les traqueurs, cet édito est illégal. Il a été écrit entre 7h et 18h par un employé, que dis-je, un inutilisé. Oui, je suis un encombrant sous contrôle de l’organe cache-misère de cryogénisation des parasites géré par l’état. Oui, je profite et je gêne. Je suis chômeur. Être chômeur, c’est culpabiliser à longueur de temps, ou braver les multiples culpabilisateurs, du voisin au banquier en passant par les sbires de la milice publique qu’on nomme Onem, ou même Forem, maintenant. Chômeur, n’ai-je comme seule alternative que de couler corps et âme ou de devenir un joyeux libéral ? Je suis libre de 18h à 7h du mat. Je vais donc postuler comme libéral à mi-temps de nuit et sans revenu. Et si je n’ai pas le job, je pourrai toujours continuer à longer les grilles en fer forgé... Longue lecture et bonne bourre à tous ! MR 2 : J’ai menti dans cet édito. Je ne suis plus chômeur, j’ai été rayé des statistiques avec 69.999 autres personnes en 2015. J’ai été viré après trois ans de chômage, incapable de trouver un travail, comme 400.000 autres chômeurs encore recensés, dans le pot de 60.000 emplois disponibles. 1 Promis, lors de notre passage en mensuel, nous vous laissons voté pour votre représentant syndical favori ; promis, nous n’offrons pas d’I-phone à chaque abonnement souscrit (voir conditions en dernière page) ; promis, nous n’augmentons pas les taxes sur le MÊME PAS PEUR ; promis, nous ne ferons par de promesses... 2 Mort de Rire (et pas Post Scriptum) La bonne technique La police de Zeebrugge harcèle les réfugiés pour les dissuader de s’installer en Belgique ! Alors qu’il suffirait de leur parler de Marie-Christine Marghem et de nos centrales nucléaires... (A. C.)
MARS 2016 / Même pas peur N o 6 / 3 dans quel monde on vit ? Sylvie Kwaschin Libéralisme, économie de marché, capitalisme,... comment qualifier le monde dans lequel nous vivons ? Estce que ça a de l’importance d’employer un mot plutôt que l’autre ? Sylvie, tu peux nous faire un petit topo de toutes ces notions pour Même pas peur ? Je vais essayer. C’est un peu compliqué parce que cela renvoie en même temps à des théories et à des réalités, les deux s’entrelaçant. L’usage de ces notions glisse aussi souvent sans prévenir entre économie et politique. Essaie de faire simple, veux-tu. En première approche ? Du point de vue des théories, le libéralisme renvoie à l’exercice de la liberté individuelle, dans tous les domaines, particulièrement politique et économique. Il a partie liée avec les droits de l’homme mais aussi avec le marché, si on considère celui-ci comme le lieu par excellence de l’exercice de la liberté économique. Selon une analyse d’origine marxiste, il a partie liée avec l’exploitation et la domination capitaliste, toujours au nom de l’exercice de la liberté individuelle des détenteurs des moyens de production. Le marché joue des rôles différents selon les approches théoriques. Détaille un peu. Le libéralisme ? Le libéralisme est un ensemble de courants et de théories parfois fort dissemblables, politiques et économiques. Il a une origine politique forte, ancrée dans la proclamation de la liberté individuelle, contre le pouvoir autoritaire d’un monarque ou de l’État. Dans le registre politique, il va nous donner la revendication et la concrétisation des libertés civiles et politiques (déclaration des droits de l’homme). Ce n’est pas négligeable. Je veux dire, cela tient une place importante dans notre mémoire politique et dans nos pratiques actuelles. Oui, mais comme disait l’autre, Marx peut-être ?, ce sont des libertés formelles, d’abord au service de la bourgeoisie. Dans la réalité, les hommes ne sont pas égaux... Les femmes surtout ! Bon, plus sérieusement, ces droits formels ont servi d’appui à des hommes, des femmes, des «hors genre», des enfants pour en exiger la concrétisation. Mais ces combats sont le fait d’individus agissant collectivement, là où les libéraux s’enferment dans une conception de «l’individu» isolé, sans lien avec un collectif, quel que soit le nom qui est donné au «groupe» (les «noirs», les «femmes», les «enfants», le «prolétariat» ou les «ouvriers» ou les «travailleurs»...). Nous rencontrons là une des grandes difficulté de la pensée libérale : elle essaie de faire fonctionner une fiction, celle d’individus isolés les uns des autres, qui passent une espèce de contrat pour «faire société». Thatcher disait «la société, ça n’existe pas». C’est pratique, cela permet d’éviter l’entrée en scène des rapports économiques et sociaux. C’est aussi elle qui a lancé la formule «il n’y a pas d’alternative»... Oui. Si la société n’est qu’une collection d’individus indépendants les uns des autres, propriétaires d’eux-mêmes et donc des fruits de leur travail, il n’y a qu’à les laisser agir au mieux de leurs intérêts. Ce n’est pas la peine de chercher de midi à quatorze heures, particulièrement en matière de politique économique. La seule politique adéquate est de «libérer le marché» pour éviter que l’Etat n’ait un rôle trop important. La liberté individuelle contre l’autorité de l’Etat, c’est cohérent. On glisse là du politique à l’économique. Et on glisse aussi du libéralisme au marché, non ? Le marché, c’est toujours un truc libéral ? Le «marché» est un «truc», un terme qui permet tous les glissements de pensée, donc toutes les facilités idéologiques. Le marché c’est un lieu où l’on échange. Dans ce sens, c’est une réalité très ancienne mais, lorsqu’on lit les anthropologues, on se rend compte aussi que c’est une réalité qui pendant longtemps tient peu de place dans les relations intra- ou inter-groupes. Les marchés sont aussi une réalité qui s’est développée avec la naissance du capitalisme marchand et déjà financier qui a donné un essor au commerce et à la bourgeoisie. Enfin, le «marché» est une notion abstraite, développée au XIX è siècle par les théoriciens économiques classiques et surtout ensuite par les néo-classiques. Le «marché» est là un mécanisme censé permettre que tous les échanges, menés de façon décentralisée, sans coordination aucune, conduisent à un équilibre économique, une situation optimale où toutes les offres et toutes les demandes sont satisfaites au mieux. Il ne faut surtout pas intervenir, pour ne pas perturber le mécanisme. Le seul rôle d’une autorité publique - l’Etat, la Commission européenne - est de protéger le mécanisme, d’ériger les règles qui dégagent le champ d’action du marché. Une «économie de marché», dans ce contexte, est une économie qui table sur ce mécanisme pour assurer la meilleure situation possible et pour repousser le spectre de l’économie planifiée ou centralisée. Quelle relation y a-t-il entre ce marché théorique et le libéralisme ? Et la réalité là-dedans ? Le lien avec le libéralisme, c’est l’individu isolé, sans lien mais libre. La fiction de l’individu sans ancrage, sans appartenance traverse le libéralisme politique et économique. Celui qui vend ou achète via le marché est censé ne poursuivre, librement, que son intérêt particulier et ne disposer d’aucun pouvoir suffisant pour influencer ce marché. La réalité ne ressemble pas à cette théorie. Tant le «marché» que les différents courants du libéralisme renvoient à un idéal à réaliser et non à une description (représentation) de la réalité. Si tu es convaincu par la théorie, ou si la référence à cette théorie convient bien à tes intérêts, tu diras que c’est parce qu’on n’est pas allé assez loin dans l’économie de marché que la réalité présente des déséquilibres. Si tu as eu de mauvaises lectures ou un peu de sens critique, tu diras que cette théorie non seulement ne donne pas une représentation adéquate de la réalité mais aussi qu’il est impossible d’y conformer la réalité sauf à détruire tout lien social, toute société. Il y a aussi d’autres hypothèses du modèle de marché qui sont complètement irréalistes, au sens d’irréalisables. Mais, tu m’as demandé de faire court... Oui, oui, oui, c’est déjà suffisamment complexe comme ça ! Nous ne sommes donc pas dans une économie libérale de marché ? En tout cas ni au sens de la réalisation des libertés, de toutes les libertés individuelles et collectives, ni au sens limité d’une économie conduisant, grâce à des marchés autorégulés, à une situation optimale pour tous. Si tu n’introduis pas une autre approche, tu n’arrives pas à expliquer pourquoi une minorité décide pour une immense majorité ni pourquoi la production économique ne profite qu’à un petit nombre et, pire, détruit la vie de beaucoup de gens en dehors des pays dits développés. Cette autre approche, c’est celle qui parle de capitalisme ? Oui. Nous participons à un mode de production capitaliste qui se réalise via les marchés. Il y a de fait des échanges marchands, des échanges de marchandises contre monnaie. Mais, d’une part, les acteurs du marché ne ressemblent pas à ceux de la théorie et, d’autre part, il faut se demander comment les biens échangés sont produits et comment l’échange les transforme en marchandises. Regardons du côté de la production : il y a les acteurs qui possèdent les moyens de production, le capital sous sa forme «monnaie» (au sens large) et sous sa forme «technique» (les installations de production, les brevets, etc.). Et il y a les acteurs qui ne possèdent que leur force de travail, qu’ils vendent aux premiers. Le but de la production de biens et de leur échange sous forme de marchandises est de dégager et de s’approprier une plus-value qui vient accroître le capital, permettre l’accumulation de capital. L’échange marchand capitaliste n’est donc pas un mécanisme enchanteur qui mettrait en relation des acteurs sans pouvoir d’influence et qui ne se gripperait que parce que nous n’en respecterions pas suffisamment les règles. L’échange marchand est le moment où le producteur arrive à transformer sa production en monnaie et en retire plus que ce qu’il a dû engager pour réaliser cette production. Ce supplément de valeur, cette plus-value, est créé par le travail et appropriée par les détenteurs du capital. C’est ce qu’on appelle la propriété privée des moyens de production. C’est normal, Brigitte. Donc, les acteurs ne sont pas égaux dans le jeu ? C’est le moins que l’on puisse dire ! La propriété privée des moyens de production permet une gigantestesque accumulation de moyens qui à son tour va permettre d’agir pour amplifier cette accumulation privée. Et comme le capital a besoin d’incorporer le travail dans le processus de production pour produire de la sur-valeur, il faut que soit créée une force de travail qui n’a d’autre choix que de se laisser incorporer, soit en se vendant (salariat), soit dans des formes anciennes ou modernes d’esclavage. C’est le sens, dans le passé ou aujourd’hui, de l’expropriation des paysans ou des artisans de leurs moyens de production pour qu’ils n’aient d’autre choix que d’entrer dans la grande machine capitaliste. Il n’y a pas que le travail et le capital qui entrent dans un processus de production. Il y a les ressources naturelles, la connaissance... ? La discussion pour déterminer si seul le travail produit de la valeur économique nous prendrait trop de place. Il est clair que le capital doit s’approprier privativement d’autres ressources : les ressources naturelles, les connaissances, mais aussi les processus décisionnels, les acteurs politiques susceptibles d’établir les règles favorables au mode de production. Qu’est-ce que tu en conclus ? Selon les mots qu’on utilise, on ne raconte pas la même histoire et on ne parle pas du même monde. Si on parle de libéralisme, même néo- ou autre, on évoque inéluctablement la liberté, à laquelle nous tenons. C’est une position d’autant plus inconfortable qu’une grande confusion est entretenue entre le fait d’analyser l’économie grâce aux outils du marxisme et le totalitarisme des expériences de socialisme réel (URSS, Chine, Corée...). De là à se trouver piégé à devoir soutenir une économie de marché qualifiée de libérale, couplée à une démocratie représentative, comme seule perspective raisonnable, il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent. Si l’on appelle un chat un chat et qu’on qualifie le mode de production contemporain de capitaliste de marché, on se donne les moyens de penser et de lutter contre la domination et l’exploitation des hommes, des ressources, naturelles ou non, la mainmise sur les choix de production, etc. Et on peut le faire au nom de la liberté, de l’égalité et de l’autonomie, des personnes et des collectifs.
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MEME PAS PEUR Numéro 6

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