You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
14 / Même pas peur N o 6 / MARS 2016<br />
lu pour vous<br />
Un réformisme radical au petit pied<br />
Sylvie Kwaschin<br />
Peut-être avez-vous senti passer le<br />
souffle médiatique qui a accompagné<br />
l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital<br />
au XXIe siècle. Les paris sont ouverts<br />
pour savoir si l’opus de celui qui fut<br />
son professeur, Anthony Atkinson,<br />
sobrement titré Inégalités, sera lui aussi<br />
un record de ventes. Les ingrédients<br />
y sont : une prose relativement accessible,<br />
une dénonciation de la croissance<br />
de l’inégalité, tant dans les pays<br />
riches qu’entre pays au niveau mondial,<br />
quinze propositions de solutions répétées<br />
à trois reprises, une campagne<br />
d’interviews dans la presse francophone<br />
bien orchestrée à l’occasion de la<br />
parution le 14 janvier 2016 de la traduction<br />
en français (Libération, L’humanité,<br />
Les Inrocks....).<br />
Pourquoi ai-je donc l’air de bouder<br />
mon plaisir ? Passons sur l’introduction<br />
de Thomas Piketty, tellement dithyrambique<br />
qu’on croirait lire une nécro.<br />
Cela dit, il y a un risque à annoncer un<br />
livre « engagé et mordant » et un « réformisme<br />
radical » : celui que le lecteur soit<br />
déçu. Atkinson est engagé en faveur<br />
de la réduction des inégalités, cela est<br />
certain. Cet engagement se situe de<br />
manière assumée au sein du système<br />
de capitalisme de marché mais cette<br />
position peut être qualifiée de pragmatique<br />
: qui veut réduire les inégalités à<br />
court ou moyen terme a intérêt à ne pas<br />
attendre un hypothétique grand soir.<br />
Le malaise vient de cette revendication<br />
de radicalité, l’auteur se félicitant<br />
à plusieurs reprises de prendre ses<br />
distances avec la théorie économique<br />
orthodoxe, sans pour autant mobiliser<br />
des théories critiques. D’autre part, vu<br />
de Belgique et non du Royaume-Uni,<br />
certaines propositions donnent le sentiment<br />
que l’on réinvente l’eau chaude en<br />
en limitant la température à vingt-cinq<br />
degrés. Il en va ainsi de la proposition<br />
qui vise à « assurer un cadre juridique qui<br />
autorise les syndicats à représenter les travailleurs<br />
dans des conditions équitables » et<br />
à « créer, s’il n’existe pas, un Conseil économique<br />
et social réunissant les partenaires<br />
sociaux et d’autres organisations non gouvernementales<br />
», telles que les associations<br />
de défense des consommateurs<br />
(proposition 2). Evidemment, Thatcher<br />
ayant réduit à néant la capacité d’action<br />
des syndicats en Angleterre, on peut<br />
comprendre. Mais, la radicalité du propos<br />
se mesure donc à l’aune de la situation<br />
ou de l’orthodoxie théorique qui<br />
sert de repoussoir.<br />
La presse s’esbaudit de la proposition<br />
qui vise à faire de l’Etat le garant en dernier<br />
ressort de l’emploi « en offrant un<br />
emploi public garanti au salaire minimum<br />
à ceux qui le souhaitent » (proposition<br />
3). On voit bien les levées de boucliers<br />
qu’une telle proposition peut susciter, y<br />
compris en Belgique. Mais, il ne suffit<br />
pas de susciter l’ire de la droite libérale<br />
pour être de gauche. Cette proposition<br />
s’ancre dans un constat : « l’emploi change<br />
de nature » (chapitre 5). Fini le job unique<br />
à temps plein dans un contrat à durée<br />
indéterminée. Aujourd’hui les travailleurs<br />
sont de plus en plus nombreux<br />
à avoir un « portefeuille d’activités. »,<br />
euphémisme pour dire que de plus en<br />
plus de travailleurs doivent avoir plus<br />
d’un job pour s’en sortir. Il s’agirait donc<br />
de compléter le portefeuille d’activités<br />
de Monsieur Smith à concurrence de<br />
35h. par semaine, au salaire minimum,<br />
afin d’éviter le chômage involontaire.<br />
Selon Atkinson, cette politique proclamerait<br />
la valeur du travail.<br />
« L’emploi change de nature ». « Nature »<br />
est un mot qui m’a toujours dérangée<br />
lorsqu’on analyse des phénomènes<br />
socio-économiques. Par définition, ces<br />
phénomènes sont sociaux, donc liés,<br />
notamment, à des choix, individuels et<br />
collectifs, à des rapports de force, etc.<br />
Pas naturels pour un sou. Ici, c‘est un<br />
processus historique édulcoré qui sert<br />
de nature. « Avant la révolution industrielle,<br />
chacun faisait souvent coexister<br />
emplois à temps partiel et emplois indépendants<br />
» (p. 191) « Lorsque l’économie s’est<br />
industrialisée et la population urbanisée,<br />
l’emploi est devenu tout ou rien » (p. 191).<br />
L’emploi à temps plein est donc « une<br />
relation d’emploi particulière » qui n’a eu<br />
qu’un temps. S’ensuivent trois pages de<br />
description des nouveaux jobs « atypiques<br />
», dont le contrat « zéro heure »<br />
au Royaume-Uni 1 . Conclusion : « Il est<br />
donc de plus en plus fallacieux de parler en<br />
termes de gens qui soit ont un emploi, soit<br />
n’en ont pas. Le travail n’est pas une activité<br />
simple de type binaire. Le marché du travail<br />
du XXI e siècle est plus complexe, et ce<br />
constat a des conséquences pour notre façon<br />
de penser l’emploi comme moyen de sortir<br />
de la pauvreté, et le plein-emploi comme<br />
instrument susceptible de nous aider à<br />
réduire l’inégalité. » Cqfd. Alors certes,<br />
Atkinson prône un objectif de chômage<br />
de 2%, mais avec quels emplois en toile<br />
de fond et quels rapports de force dans<br />
l’emploi ? La multiplicité de jobs à temps<br />
partiels, de périodes de stage, etc., outre<br />
qu’elle est un casse-tête pour l’organisation<br />
de la vie privée, ne permet pas de<br />
construire des collectifs de travail, sape<br />
les possibilités de solidarité...<br />
L’emploi ne change pas de nature<br />
comme la matière passe de l’état liquide<br />
à l’état gazeux. Atkinson évoque bien à<br />
plusieurs reprises les cadres sociaux et<br />
légaux de l’économie en général et de<br />
1 Contrat par lequel le travailleur ne sait pas s’il sera<br />
employé zéro, deux, dix, vingt, trente-trois… heures<br />
dans la semaine.<br />
l’emploi en particulier. Mais, il ne va<br />
pas jusqu’à s’interroger sur l’utilité de<br />
préserver des emplois « convenables »<br />
grâce à la législation du travail, moins<br />
encore sur l’opportunité et la possibilité<br />
d’organiser la production autrement.<br />
Du côté de la rémunération, il prône<br />
la fixation d’un salaire minimum.<br />
Pour les rémunérations supérieures, il<br />
prône un code de bonne conduite... Et<br />
si on essayait la réduction du temps de<br />
travail ?<br />
L’espace manque pour poursuivre<br />
mais il faut encore souligner l’indigence<br />
de la conception du capital 2 . Le<br />
chapitre 6 est intitulé « Le partage du<br />
capital ». Mais, tout au long de l’ouvrage,<br />
les notions de capital, de fortune et de<br />
patrimoine sont allègrement utilisées<br />
comme si elles étaient interchangeables.<br />
Atkinson sait très bien, il l’écrit,<br />
qu’au sens strict, le capital recouvre les<br />
moyens financiers et matériels qui sont<br />
investis dans la production afin de<br />
générer du profit (de la plus-value) et<br />
que, dans certaines conditions, la détention<br />
de ce capital est liée au pouvoir de<br />
décision. Mais il ne fait rien de cette<br />
connaissance. Au moment de parler de<br />
« partage du capital », il évoque fortune<br />
et patrimoine, traitant la possession<br />
de la maison individuelle d’habitation<br />
comme du capital. Que la possession de<br />
la maison d’habitation puisse soutenir<br />
la réduction des inégalités, à condition<br />
qu’il n’y ait pas de cons pour provoquer<br />
l’éclatement d’une bulle immobilière,<br />
certes. Que cela s’appelle du partage du<br />
capital, il n’y a même pas de quoi rire.<br />
La proposition 6 qui vise à « donner une<br />
dotation en capital (un héritage minimum)<br />
(...) à tous lors du passage à l’âge adulte »<br />
n’est pas négative en soi 3 . Mais, à nouveau,<br />
c’est du registre du patrimoine et<br />
non du capital et ce n’est pas de nature à<br />
modifier les rapports de force entre les<br />
détenteurs du capital et les autres.<br />
Finalement, Atkinson veut restaurer<br />
l’Etat-providence keynésien et compte<br />
sur l’Etat et les citoyens pour le faire.<br />
Pourquoi pas ? Il est clair que la Belgique<br />
qui, jusqu’à présent, a moins<br />
détricoté sa sécurité sociale, s’en sort<br />
plutôt mieux au jeu des classements en<br />
matière d’inégalités. Mais, qu’est-ce qui<br />
diable a conduit au tournant des années<br />
septante, et plus encore quatre-vingt, à<br />
affaiblir le rôle de l’Etat au profit des<br />
marchés financiers, à crier haro sur les<br />
politiques publiques, à remplacer les<br />
pensions publiques par répartition par<br />
des pensions par capitalisation dépendant<br />
de la réussite ou de la faillite des<br />
marchés, j’en passe et de meilleures ? Et<br />
donc, quels sont les éléments objectifs et<br />
les rapports de force qui permettraient<br />
aujourd’hui de restaurer certains mécanismes<br />
ayant fait leurs preuves ? De<br />
cela pas un mot.<br />
Pour finir : un livre facile à lire ? Oui.<br />
Le problème est peut-être qu’il est trop<br />
facile à lire. Il présente ses catégories<br />
d’analyse comme des évidences, alors<br />
qu’elles restent intrinsèquement liées<br />
au cadre néo-classique qui est infoutu<br />
d’expliquer de manière cohérente la<br />
répartition des revenus dans une économie.<br />
Seul un lecteur un peu averti<br />
s’en rend compte, malheureusement et<br />
le risque est donc grand de prendre des<br />
vessies pour des lanternes.<br />
Dommage que la presse le salue<br />
comme quasi le seul propos d’économiste<br />
présentant des solutions de<br />
gauche. Achetez tous les bouquins des<br />
Économistes atterrés (www.atterres.<br />
org), par exemple. C’est documenté,<br />
argumenté, il est possible d’être d’accord<br />
ou non mais au moins cela aide à<br />
penser.<br />
2 Indigence partagée avec Piketty.<br />
3 Mais Couille Molle préfèrerait, lui, qu’on supprime<br />
tout héritage…