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MARS 2016 / Même pas peur N o 6 / 3<br />
dans<br />
quel<br />
monde<br />
on vit ?<br />
Sylvie Kwaschin<br />
Libéralisme, économie de marché,<br />
capitalisme,... comment qualifier le<br />
monde dans lequel nous vivons ? Estce<br />
que ça a de l’importance d’employer<br />
un mot plutôt que l’autre ? Sylvie, tu<br />
peux nous faire un petit topo de toutes<br />
ces notions pour Même pas peur ?<br />
Je vais essayer. C’est un peu compliqué<br />
parce que cela renvoie en même temps<br />
à des théories et à des réalités, les deux<br />
s’entrelaçant. L’usage de ces notions<br />
glisse aussi souvent sans prévenir entre<br />
économie et politique.<br />
Essaie de faire simple, veux-tu. En première<br />
approche ?<br />
Du point de vue des théories, le libéralisme<br />
renvoie à l’exercice de la liberté<br />
individuelle, dans tous les domaines, particulièrement<br />
politique et économique. Il<br />
a partie liée avec les droits de l’homme<br />
mais aussi avec le marché, si on considère<br />
celui-ci comme le lieu par excellence<br />
de l’exercice de la liberté économique.<br />
Selon une analyse d’origine marxiste, il a<br />
partie liée avec l’exploitation et la domination<br />
capitaliste, toujours au nom de<br />
l’exercice de la liberté individuelle des<br />
détenteurs des moyens de production. Le<br />
marché joue des rôles différents selon les<br />
approches théoriques.<br />
Détaille un peu. Le libéralisme ?<br />
Le libéralisme est un ensemble de courants<br />
et de théories parfois fort dissemblables,<br />
politiques et économiques. Il a<br />
une origine politique forte, ancrée dans<br />
la proclamation de la liberté individuelle,<br />
contre le pouvoir autoritaire d’un<br />
monarque ou de l’État. Dans le registre<br />
politique, il va nous donner la revendication<br />
et la concrétisation des libertés civiles<br />
et politiques (déclaration des droits de<br />
l’homme). Ce n’est pas négligeable. Je<br />
veux dire, cela tient une place importante<br />
dans notre mémoire politique et dans nos<br />
pratiques actuelles.<br />
Oui, mais comme disait l’autre, Marx<br />
peut-être ?, ce sont des libertés formelles,<br />
d’abord au service de la bourgeoisie.<br />
Dans la réalité, les hommes ne<br />
sont pas égaux...<br />
Les femmes surtout ! Bon, plus sérieusement,<br />
ces droits formels ont servi d’appui<br />
à des hommes, des femmes, des «hors<br />
genre», des enfants pour en exiger la<br />
concrétisation. Mais ces combats sont le<br />
fait d’individus agissant collectivement,<br />
là où les libéraux s’enferment dans une<br />
conception de «l’individu» isolé, sans lien<br />
avec un collectif, quel que soit le nom qui<br />
est donné au «groupe» (les «noirs», les<br />
«femmes», les «enfants», le «prolétariat»<br />
ou les «ouvriers» ou les «travailleurs»...).<br />
Nous rencontrons là une des grandes difficulté<br />
de la pensée libérale : elle essaie<br />
de faire fonctionner une fiction, celle<br />
d’individus isolés les uns des autres, qui<br />
passent une espèce de contrat pour «faire<br />
société». Thatcher disait «la société, ça<br />
n’existe pas». C’est pratique, cela permet<br />
d’éviter l’entrée en scène des rapports<br />
économiques et sociaux.<br />
C’est aussi elle qui a lancé la formule<br />
«il n’y a pas d’alternative»...<br />
Oui. Si la société n’est qu’une collection<br />
d’individus indépendants les uns<br />
des autres, propriétaires d’eux-mêmes<br />
et donc des fruits de leur travail, il n’y<br />
a qu’à les laisser agir au mieux de leurs<br />
intérêts. Ce n’est pas la peine de chercher<br />
de midi à quatorze heures, particulièrement<br />
en matière de politique économique.<br />
La seule politique adéquate est de<br />
«libérer le marché» pour éviter que l’Etat<br />
n’ait un rôle trop important. La liberté<br />
individuelle contre l’autorité de l’Etat,<br />
c’est cohérent. On glisse là du politique à<br />
l’économique.<br />
Et on glisse aussi du libéralisme au<br />
marché, non ? Le marché, c’est toujours<br />
un truc libéral ?<br />
Le «marché» est un «truc», un terme qui<br />
permet tous les glissements de pensée,<br />
donc toutes les facilités idéologiques. Le<br />
marché c’est un lieu où l’on échange. Dans<br />
ce sens, c’est une réalité très ancienne<br />
mais, lorsqu’on lit les anthropologues, on<br />
se rend compte aussi que c’est une réalité<br />
qui pendant longtemps tient peu de place<br />
dans les relations intra- ou inter-groupes.<br />
Les marchés sont aussi une réalité qui<br />
s’est développée avec la naissance du<br />
capitalisme marchand et déjà financier<br />
qui a donné un essor au commerce et à la<br />
bourgeoisie.<br />
Enfin, le «marché» est une notion abstraite,<br />
développée au XIX è siècle par les<br />
théoriciens économiques classiques et<br />
surtout ensuite par les néo-classiques.<br />
Le «marché» est là un mécanisme censé<br />
permettre que tous les échanges, menés<br />
de façon décentralisée, sans coordination<br />
aucune, conduisent à un équilibre économique,<br />
une situation optimale où toutes<br />
les offres et toutes les demandes sont<br />
satisfaites au mieux. Il ne faut surtout<br />
pas intervenir, pour ne pas perturber le<br />
mécanisme. Le seul rôle d’une autorité<br />
publique - l’Etat, la Commission européenne<br />
- est de protéger le mécanisme,<br />
d’ériger les règles qui dégagent le champ<br />
d’action du marché. Une «économie de<br />
marché», dans ce contexte, est une économie<br />
qui table sur ce mécanisme pour<br />
assurer la meilleure situation possible et<br />
pour repousser le spectre de l’économie<br />
planifiée ou centralisée.<br />
Quelle relation y a-t-il entre ce marché<br />
théorique et le libéralisme ? Et la réalité<br />
là-dedans ?<br />
Le lien avec le libéralisme, c’est l’individu<br />
isolé, sans lien mais libre. La fiction<br />
de l’individu sans ancrage, sans appartenance<br />
traverse le libéralisme politique<br />
et économique. Celui qui vend ou achète<br />
via le marché est censé ne poursuivre,<br />
librement, que son intérêt particulier et<br />
ne disposer d’aucun pouvoir suffisant<br />
pour influencer ce marché.<br />
La réalité ne ressemble pas à cette théorie.<br />
Tant le «marché» que les différents<br />
courants du libéralisme renvoient à un<br />
idéal à réaliser et non à une description<br />
(représentation) de la réalité. Si tu es<br />
convaincu par la théorie, ou si la référence<br />
à cette théorie convient bien à tes<br />
intérêts, tu diras que c’est parce qu’on<br />
n’est pas allé assez loin dans l’économie<br />
de marché que la réalité présente des<br />
déséquilibres.<br />
Si tu as eu de mauvaises lectures ou un<br />
peu de sens critique, tu diras que cette<br />
théorie non seulement ne donne pas une<br />
représentation adéquate de la réalité<br />
mais aussi qu’il est impossible d’y conformer<br />
la réalité sauf à détruire tout lien<br />
social, toute société. Il y a aussi d’autres<br />
hypothèses du modèle de marché qui<br />
sont complètement irréalistes, au sens<br />
d’irréalisables. Mais, tu m’as demandé de<br />
faire court...<br />
Oui, oui, oui, c’est déjà suffisamment<br />
complexe comme ça ! Nous ne sommes<br />
donc pas dans une économie libérale<br />
de marché ?<br />
En tout cas ni au sens de la réalisation<br />
des libertés, de toutes les libertés individuelles<br />
et collectives, ni au sens limité<br />
d’une économie conduisant, grâce à des<br />
marchés autorégulés, à une situation<br />
optimale pour tous. Si tu n’introduis pas<br />
une autre approche, tu n’arrives pas à<br />
expliquer pourquoi une minorité décide<br />
pour une immense majorité ni pourquoi<br />
la production économique ne profite qu’à<br />
un petit nombre et, pire, détruit la vie de<br />
beaucoup de gens en dehors des pays dits<br />
développés.<br />
Cette autre approche, c’est celle qui<br />
parle de capitalisme ?<br />
Oui. Nous participons à un mode de<br />
production capitaliste qui se réalise via<br />
les marchés.<br />
Il y a de fait des échanges marchands,<br />
des échanges de marchandises contre<br />
monnaie. Mais, d’une part, les acteurs du<br />
marché ne ressemblent pas à ceux de la<br />
théorie et, d’autre part, il faut se demander<br />
comment les biens échangés sont<br />
produits et comment l’échange les transforme<br />
en marchandises.<br />
Regardons du côté de la production : il<br />
y a les acteurs qui possèdent les moyens<br />
de production, le capital sous sa forme<br />
«monnaie» (au sens large) et sous sa<br />
forme «technique» (les installations de<br />
production, les brevets, etc.). Et il y a les<br />
acteurs qui ne possèdent que leur force<br />
de travail, qu’ils vendent aux premiers.<br />
Le but de la production de biens et de<br />
leur échange sous forme de marchandises<br />
est de dégager et de s’approprier<br />
une plus-value qui vient accroître le capital,<br />
permettre l’accumulation de capital.<br />
L’échange marchand capitaliste n’est<br />
donc pas un mécanisme enchanteur qui<br />
mettrait en relation des acteurs sans pouvoir<br />
d’influence et qui ne se gripperait<br />
que parce que nous n’en respecterions<br />
pas suffisamment les règles. L’échange<br />
marchand est le moment où le producteur<br />
arrive à transformer sa production<br />
en monnaie et en retire plus que<br />
ce qu’il a dû engager pour réaliser cette<br />
production. Ce supplément de valeur,<br />
cette plus-value, est créé par le travail et<br />
appropriée par les détenteurs du capital.<br />
C’est ce qu’on appelle la propriété privée<br />
des moyens de production. C’est normal,<br />
Brigitte.<br />
Donc, les acteurs ne sont pas égaux<br />
dans le jeu ?<br />
C’est le moins que l’on puisse dire ! La<br />
propriété privée des moyens de production<br />
permet une gigantestesque accumulation<br />
de moyens qui à son tour va<br />
permettre d’agir pour amplifier cette<br />
accumulation privée. Et comme le capital<br />
a besoin d’incorporer le travail dans le<br />
processus de production pour produire<br />
de la sur-valeur, il faut que soit créée<br />
une force de travail qui n’a d’autre choix<br />
que de se laisser incorporer, soit en se<br />
vendant (salariat), soit dans des formes<br />
anciennes ou modernes d’esclavage. C’est<br />
le sens, dans le passé ou aujourd’hui, de<br />
l’expropriation des paysans ou des artisans<br />
de leurs moyens de production pour<br />
qu’ils n’aient d’autre choix que d’entrer<br />
dans la grande machine capitaliste.<br />
Il n’y a pas que le travail et le capital<br />
qui entrent dans un processus de<br />
production. Il y a les ressources naturelles,<br />
la connaissance... ?<br />
La discussion pour déterminer si seul le<br />
travail produit de la valeur économique<br />
nous prendrait trop de place. Il est clair<br />
que le capital doit s’approprier privativement<br />
d’autres ressources : les ressources<br />
naturelles, les connaissances, mais aussi<br />
les processus décisionnels, les acteurs<br />
politiques susceptibles d’établir les règles<br />
favorables au mode de production.<br />
Qu’est-ce que tu en conclus ?<br />
Selon les mots qu’on utilise, on ne<br />
raconte pas la même histoire et on ne<br />
parle pas du même monde. Si on parle<br />
de libéralisme, même néo- ou autre,<br />
on évoque inéluctablement la liberté,<br />
à laquelle nous tenons. C’est une position<br />
d’autant plus inconfortable qu’une<br />
grande confusion est entretenue entre le<br />
fait d’analyser l’économie grâce aux outils<br />
du marxisme et le totalitarisme des expériences<br />
de socialisme réel (URSS, Chine,<br />
Corée...). De là à se trouver piégé à devoir<br />
soutenir une économie de marché qualifiée<br />
de libérale, couplée à une démocratie<br />
représentative, comme seule perspective<br />
raisonnable, il n’y a qu’un pas que beaucoup<br />
franchissent.<br />
Si l’on appelle un chat un chat et qu’on<br />
qualifie le mode de production contemporain<br />
de capitaliste de marché, on se<br />
donne les moyens de penser et de lutter<br />
contre la domination et l’exploitation des<br />
hommes, des ressources, naturelles ou<br />
non, la mainmise sur les choix de production,<br />
etc. Et on peut le faire au nom<br />
de la liberté, de l’égalité et de l’autonomie,<br />
des personnes et des collectifs.