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BIENVENUE<br />

EN FRANCE!<br />

Ce que dit le « phénomène »<br />

ÉRIC ZEMMOUR.<br />

Et ce que dit<br />

aussi l’entrée de<br />

JOSÉPHINE BAKER<br />

au Panthéon.<br />

MALI<br />

SORTIR<br />

DES CRISES<br />

PERMANENTES<br />

Un dossier spécial<br />

16 pages<br />

ESPOIR<br />

VERS LA FIN<br />

DU PALUDISME ?<br />

NOS INTERVIEWS<br />

AVEC<br />

◗ MOH<strong>AM</strong>ED<br />

MBOUGAR SARR<br />

◗ CÉCILE FAKHOURY<br />

◗ MEHDI CHAREF<br />

◗ AÏSSA MAÏGA<br />

DOCUMENT<br />

NUMÉRIQUE,<br />

L’ENFER DU DÉCOR<br />

ÉDITO<br />

BÉCHIR BEN YAHMED<br />

TEL QU’EN LUI-MÊME<br />

par Zyad Limam<br />

N°<strong>422</strong> - NOVEMBRE 2021<br />

L 13888 - <strong>422</strong> - F: 4,90 € - RD<br />

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0


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édito<br />

PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

BBY PAR LUI-MÊME<br />

Le livre est posé là, sur la table de mon bureau.<br />

Il vient de sortir, à Paris, et puis un peu partout,<br />

progressivement. Les mémoires autobiographiques<br />

et posthumes de Béchir Ben Yahmed. BBY, pour<br />

reprendre des initiales devenues célèbres, y mettait<br />

la dernière main, quand la pandémie de Covid-19 l’a<br />

emporté. Il nous a quittés le 3 mai dernier, à l’aube, le<br />

jour de la liberté mondiale de la presse, il avait 93 ans,<br />

presque un siècle. J’aime le titre (je l’ai proposé), J’assume.<br />

Ça lui correspond, ses réussites, ses échecs, ses<br />

intuitions, ses entêtements, ses fulgurances, ses faiblesses,<br />

BBY était entier, il ne finassait pas. Il ne regrettait<br />

rien. Dans ses derniers jours, il se battait pied à<br />

pied, par principe, tout en étant fatigué par son long<br />

chemin. Fidèle à lui-même, dans un monde sens dessus<br />

dessous, cherchant à avoir les idées claires, à être<br />

« debout » : « Je n’ai pas peur, m’avait-il dit sur son lit<br />

d’hôpital. Je ne veux pas être dépendant, je sais que<br />

ma vie a été vécue. J’ai fait du mieux possible entre<br />

le point de départ et le point d’arrivée. »<br />

La vie d’un point A à un point B. Voilà. La phrase<br />

m’est restée.<br />

Il fallait ce livre, qui échappe au « récit dominant<br />

», témoignage d’une génération unique, celle<br />

des indépendances. François Poli fut le premier à<br />

lui en parler. Puis ce fut Jean-Louis Gouraud, ami de<br />

toujours. Il y eut une première tentative prometteuse,<br />

et sans lendemain, avec Hamid Barrada et Philippe<br />

Gaillard, tous deux collaborateurs de longue date<br />

de Jeune Afrique. Puis Jean-Louis Gouraud proposa,<br />

fin 2011, de m’associer au projet. De 2012 à 2016, les<br />

entretiens se sont donc succédé pour rassembler la<br />

base du texte. BBY ne parlait pas comme il écrivait. Il<br />

était à la fois plus libre, moins organisé, plus instinctif.<br />

Il foisonnait d’idées, d’anecdotes. Il « tapait » pas<br />

mal aussi. La masse de travail est devenue impressionnante.<br />

En octobre 2017, je suis « débarqué », sans<br />

trop de cérémonie. Pour des raisons multiples et complexes,<br />

dont certaines n’ont rien à voir avec le livre<br />

lui-même. Tandis que d’autres ont certainement à<br />

voir avec le livre lui-même, un manuscrit devenu un<br />

peu fou, et un BBY plus qu’agacé par la lenteur et par<br />

ses propres hésitations. D’autres, tout particulièrement<br />

Joséphine Dedet, auteure et journaliste à JA, auront<br />

l’immense mérite de mener le manuscrit à terme.<br />

Ce livre, c’est lui. Un autoportrait réel, très proche<br />

de sa vérité, un BBY tel qu’il est, soucieux « de dire »<br />

sans filtre, avec ses sincérités, ses contradictions,<br />

ses silences, ses ambiguïtés, son sens du pouvoir, sa<br />

capacité à oublier ou à atténuer. Et ce regard unique,<br />

incisif, « sans fausse diplomatie », sur le monde tel qu’il<br />

était, tel qu’il est, et tel qu’il pourrait devenir. BBY fait<br />

revivre le soleil des indépendances, les espoirs et les<br />

désillusions de l’Afrique contemporaine, les convulsions<br />

du monde, les guerres d’Orient. On croise des<br />

personnages de l’histoire d’hier et d’aujourd’hui :<br />

Bourguiba, Houphouët, Lumumba, Che Guevara,<br />

Hô Chi Minh, Senghor (« un intellectuel et un homme<br />

d’action »), Foccart, Mitterrand, Omar Bongo, Hassan<br />

II, Alassane Ouattara (« un véritable ami »), et tant<br />

d’autres… On y retrouve l’histoire stupéfiante de JA<br />

(« Je voulais créer un journal qui dépasse les frontières,<br />

qui soit connu dans le monde entier », disait-il sans<br />

fausse modestie aucune). Et son roman personnel,<br />

l’autoportrait d’un entrepreneur aussi perspicace<br />

qu’aventureux, qui pensait que seule la persévérance<br />

pouvait mener au succès (« Le monde est peuplé de<br />

losers intelligents… »). Le texte ouvre aussi une porte<br />

sur l’intime, une réflexion émouvante, sur l’identité, la<br />

spiritualité, Dieu et la fin du chemin.<br />

Voilà, c’était un homme à part, un personnage<br />

unique, qui a su dépasser ses frontières, qui a vu<br />

grand, qui a mené une vie de journaliste, d’éditorialiste<br />

et d’entrepreneur, une vie libre, forte et dense.<br />

Dans les derniers moments, il faisait face au mystère<br />

de l’éternité, mais il ne croyait pas beaucoup<br />

à la persistance, à la postérité de l’œuvre humaine<br />

elle-même.<br />

J’espère que l’accueil, ici-bas, de ce livre, de son<br />

livre, lui prouvera, là où il est, le contraire. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 3


Extraits<br />

Ce chapitre se situe à la toute fin du livre.<br />

BBY propose un autoportrait très personnel.<br />

Retour aux sources<br />

Si j’ai un seul mérite, c’est d’avoir suivi une voie<br />

difficile. De tous les jeunes nationalistes de ma<br />

génération, ces futurs hauts cadres du tiers-monde<br />

naissant, aucun n’a suivi l’itinéraire que j’ai emprunté. La<br />

plupart ont été ministres, fonctionnaires internationaux,<br />

Premiers ministres, parfois même chefs d’État. Aucun<br />

d’entre eux n’a fait, comme moi, une longue carrière<br />

de journaliste, de patron de presse, d’homme<br />

indépendant. Je l’ai voulu et j’en ai payé le prix. À ce<br />

titre, je suis quelqu’un d’atypique, peut-être d’original.<br />

(…)<br />

Je ne suis pas non plus un intellectuel. Je me<br />

considère comme un chef d’entreprise, un homme<br />

d’action qui risque son argent, sa vie. Un chef<br />

d’entreprise est obligé de résoudre des problèmes<br />

matériels. J’y ai passé toute ma vie. Et cela, ce n’est<br />

pas de l’intellectualisme. En revanche, les intellectuels<br />

qui sont devenus des hommes d’action m’intéressent.<br />

Senghor l’écrivain a construit un État en s’appuyant sur<br />

des principes que les Sénégalais continuent d’observer.<br />

De Gaulle, Bourguiba (même s’il n’écrivait pas comme<br />

ce dernier), Mitterrand, Obama sont à la fois des<br />

hommes d’action et des intellectuels.<br />

Je me considère aussi comme un homme<br />

de gauche. La personnalité qui m’a le plus influencé,<br />

Hubert Beuve-Méry, était un intellectuel de<br />

centre-gauche et un homme d’action. Il a créé<br />

un journal et s’est colleté avec tous les problèmes<br />

que cela suppose, notamment ceux liés à la<br />

préservation de son indépendance.<br />

(...)<br />

Avec le recul, je suis conscient que la chance et<br />

les rencontres ont beaucoup compté dans ma relative<br />

réussite. Encore faut-il savoir saisir les perches que nous<br />

tend le destin, « enfourcher le cheval qui passe », comme<br />

le disait François Mitterrand. Il y a aussi, évidemment,<br />

la persévérance, sans laquelle on n’arrive à rien. On me<br />

dit obstiné. Je le suis sans doute, car je n’abandonne<br />

presque jamais. Je sais qu’il faut « vouloir longtemps ».<br />

C’est la clé de tout. Le monde est peuplé de gens<br />

très intelligents qui n’ont pas réussi.<br />

Persévérance ne signifie cependant pas<br />

entêtement. La capacité à s’adapter est essentielle.<br />

Bourguiba nous l’a appris, Deng Xiaoping en a fait<br />

sa stratégie. Tous les grands chefs d’entreprise et les<br />

hommes politiques d’envergure ont su s’arrêter, voire<br />

reculer quand il le fallait. Je tâche de m’y employer.<br />

(…)<br />

Aujourd’hui encore, je suis et je me sens Tunisien.<br />

Je suis de la génération de ceux qui ont lutté<br />

pour l’indépendance, l’ont gagnée, ont participé<br />

à l’édification de la nation et pour qui la nationalité<br />

est un honneur, un motif de fierté. C’est indélébile,<br />

inscrit au plus profond de moi ; je ne conçois même<br />

pas d’en changer.<br />

Vivant et travaillant en France depuis plus d’un<br />

demi-siècle, je possède aussi, depuis trois décennies,<br />

un passeport français. Si je n’y avais pas été obligé<br />

pour des raisons professionnelles, je n’aurais jamais<br />

pris cette décision.<br />

(…)<br />

Je ne suis pas Français, j’ai seulement un passeport<br />

français. Je ne regrette pas de ne pas être né Français,<br />

tout en sachant pertinemment que tout aurait été<br />

bien plus facile pour moi.<br />

Nous sommes le produit de notre lieu et de notre<br />

date de naissance. Je suis né à Djerba en 1928. Je suis<br />

donc musulman et Tunisien. Je ne peux pas – et ne<br />

veux pas – être d’identité française. Et quand on me dit :<br />

« Monsieur, vous êtes d’origine… », je réponds : « Non, je<br />

suis Tunisien, pas d’origine. » Je n’ai pas d’états d’âme.<br />

J’ai donné à la France plus qu’elle ne m’a donné.<br />

Je pense néanmoins la connaître et la comprendre,<br />

et j’éprouve une certaine admiration pour ce pays,<br />

qui, tout en ne représentant que moins de 1 % de la<br />

population du monde, a donné de grands savants,<br />

de grands écrivains. Il a beaucoup de qualités, comme<br />

les Français. Beaucoup de défauts aussi, que l’on<br />

connaît tous. Son histoire, millénaire, en a fait l’une<br />

des très grandes puissances planétaires, la sixième.<br />

(…)<br />

Je ne suis pas sensible au « fantasme » du retour<br />

au pays. Le temps a fait son œuvre. Je vais en Tunisie<br />

pour les vacances, pour garder le contact avec mes<br />

amis et ma patrie. Les personnes avec qui je peux<br />

discuter et avec qui je partage des souvenirs y sont<br />

de moins en moins nombreuses, c’est normal. La Tunisie<br />

post-Bourguiba, et maintenant post-Ben Ali, est une<br />

autre Tunisie, avec une autre génération, un autre<br />

rapport à la politique. J’en suis parfaitement conscient.<br />

Ceux qui ne comprennent pas que la Tunisie est<br />

passée à autre chose ont tort.<br />

(…)<br />

Plus le temps passe, plus je mesure tout ce que je<br />

dois à mon père, et je suis fier de lui. Il a eu l’intelligence<br />

de faire faire des études à ses enfants et de rompre<br />

le « cycle de l’épicerie ». Après le certificat d’études,<br />

il a dit à mon frère aîné, Sadok : « Tu seras pharmacien. »<br />

Dans son esprit, la pharmacie était l’épicerie moderne,<br />

4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


le stade suprême du business. Sadok a reçu une<br />

éducation française, au lycée Carnot. Selon la<br />

conception djerbienne de la répartition des risques,<br />

mon père a envoyé mon deuxième frère à la Zitouna.<br />

Au bout de dix ans, Othman en est sorti docteur<br />

en théologie, puis est devenu… épicier. Mon troisième<br />

frère, Brahim, qui était bagarreur et dynamique,<br />

a décrété : « Je ne veux pas faire d’études, je veux<br />

travailler. » Mon père ne s’y est pas opposé. Et Brahim<br />

est devenu… épicier. Quand mon tour est arrivé,<br />

Sadok est intervenu : « Béchir pourrait aller à Sadiki,<br />

un établissement prestigieux et qui, contrairement<br />

à Carnot, fait une place importante à la culture<br />

arabe. » Mon père a dû trouver le projet raisonnable.<br />

Voilà comment je me suis retrouvé à Tunis,<br />

élève du meilleur collège du pays,<br />

foyer du nationalisme.<br />

Sadok a été mon deuxième père.<br />

Tous mes frères ont été d’une gentillesse<br />

et d’une générosité extraordinaires à mon<br />

égard. Ils travaillaient pendant que je<br />

faisais des études et dépensais. Pourtant,<br />

à chaque fois qu’ils achetaient un bien,<br />

ils le partageaient en quatre, et m’en<br />

donnaient donc une part.<br />

Un jour, Danielle a retrouvé des photos<br />

de mes parents. Elle les a fait encadrer<br />

et me les a offertes. Je ne sais comment<br />

elles sont arrivées jusqu’à nous. En tout<br />

cas, ce sont les seules photos de mon père<br />

et de ma mère qui ont traversé le temps,<br />

la seule manière tangible que j’ai de les<br />

revoir. Elles sont sur mon bureau. J’emmène<br />

celle de mon père partout où je vais. C’est<br />

la seule chose qui me rattache à lui.<br />

(…)<br />

Reste la question de l’islam, et de la foi. Comme<br />

le dit l’islamologue tunisien Mohamed Talbi, je suis<br />

de culture musulmane. Selon Talbi, nous tous, croyants<br />

mais non pratiquants, finissons par être seulement<br />

« de culture musulmane ». Je connais le Coran. Je sais<br />

qui est le Prophète. Je sais ce qu’est l’islam, j’ai été<br />

élevé dans cette religion. Quand le général de Gaulle<br />

disait : « Je suis chrétien par l’histoire et la géographie »,<br />

il avait parfaitement raison. J’ai été croyant, pieux<br />

et pratiquant. Je ne suis plus pratiquant. Je suis<br />

croyant… tout en ayant des doutes. Pour moi, ce<br />

doute est consubstantiel à la foi. Ceux qui ont une foi<br />

aveugle sont des intégristes et des fanatiques.<br />

Les agnostiques croient à la non-existence<br />

de Dieu. Je ne sais pas si le Prophète fut littéralement<br />

le porte-parole du divin, mais je considère qu’il fut<br />

un très grand initié. Sa philosophie (la sienne, pas<br />

celle qu’on lui prêtera par la suite) trouve un écho<br />

en moi. Mohammed était un homme moderne. Il a<br />

révolutionné les mœurs et les usages d’un peuple<br />

arriéré et ignorant. Il a édicté des règles qui ont fait<br />

faire aux Arabes un formidable bond en avant.<br />

Je suis proche des néo-islamologues Rachid<br />

Benzine ou Abdelmajid Charfi, qui disent du Coran<br />

qu’il « est la parole de Dieu, mais dans l’esprit, pas<br />

à la lettre ». Charfi va jusqu’à affirmer que le vin n’est<br />

pas interdit par l’islam, ou que le crime d’apostasie est<br />

une chimère. En somme, la charia n’existe pas comme<br />

corpus religieux authentique. On l’a créée un siècle et<br />

demi après la disparition du Prophète,<br />

un peu comme les catholiques<br />

ont « créé » la religion catholique<br />

bien après la mort du Christ.<br />

Il faut, à mon sens, simplifier notre<br />

approche de la foi. Dans la religion<br />

musulmane, vous croyez en un seul<br />

Dieu, vous croyez que Mohammed<br />

est son Prophète, et qu’il y a un<br />

au-delà. Le reste est secondaire. Pour<br />

moi, dès lors que l’on partage ces<br />

trois convictions, on est musulman.<br />

Ou, du moins, de culture musulmane.<br />

La prière n’est pas une obligation<br />

absolue. Le pèlerinage non plus.<br />

Il ne m’intéresse pas, et je n’irai<br />

jamais à La Mecque. De même,<br />

on peut se libérer du ramadan<br />

en donnant aux plus pauvres.<br />

Quand le Prophète a épousé<br />

Khadija, il est resté monogame<br />

pendant vingt-cinq ans. Après, il s’est laissé aller.<br />

J’ai interrogé Abdelmajid Charfi sur la crémation<br />

en islam. Après réflexion, il m’a répondu que ce n’était<br />

pas interdit. Ce type de penseurs m’intéresse, parce<br />

qu’ils cherchent. Je les lis, je les consulte, je discute<br />

avec eux. Les questions religieuses m’intriguent,<br />

mais pas au point d’y passer des jours et des nuits.<br />

J’ai envie de comprendre, mais pas d’aller plus loin.<br />

Si je crois de moins en moins en la vie<br />

éternelle, je n’ai pas pour autant complètement<br />

perdu confiance. Je ne suis pas absolument sûr<br />

qu’il n’y ait rien « après ». Omar Khayyam disait :<br />

« L’au-delà, c’est soit le néant, soit la miséricorde. »<br />

J’en suis là. Et je penche plutôt pour le néant<br />

que pour la miséricorde. Au seuil de la mort,<br />

François Mitterrand, lui, a dit : « Maintenant,<br />

je vais savoir. » Je serais tenté d’en dire autant. ■<br />

Béchir Ben Yahmed,<br />

J’assume :<br />

Les Mémoires du fondateur<br />

de Jeune Afrique,<br />

éditions du Rocher.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 5


N° <strong>422</strong> - NOVEMBRE 2021<br />

3 ÉDITO<br />

BBY par lui-même<br />

par Zyad Limam<br />

8 ON EN PARLE<br />

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />

DE LA MODE ET DU DESIGN<br />

Désir de connexions<br />

28 PARCOURS<br />

Randa Maroufi…<br />

par Fouzia Marouf<br />

31 C’EST COMMENT ?<br />

La COP de la dernière chance ?<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

54 CE QUE J’AI APPRIS<br />

Patrick Bebey<br />

par Astrid Krivian<br />

94 PORTFOLIO<br />

Samuel Fosso :<br />

Des autoportraits<br />

et des miroirs<br />

par Luisa Nannipieri<br />

100 LE DOCUMENT<br />

Numérique, l’envers<br />

bien réel du décor<br />

par Zyad Limam<br />

114 VINGT QUESTIONS À…<br />

Kandy Guira<br />

par Astrid Krivian<br />

TEMPS FORTS<br />

32 Bienvenue en France !<br />

par Zyad Limam, Cédric<br />

Gouverneur, Venance Konan<br />

et Frida Dahmani<br />

40 Joséphine Baker,<br />

une autre histoire française<br />

par Cédric Gouverneur<br />

48 Le début de la fin du « palu » ?<br />

par Cédric Gouverneur<br />

DOSSIER MALI<br />

56 QUELLES SORTIES<br />

DE CRISES ?<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

60 Lamine Seydou Traoré :<br />

« Tout ce que nous voulons,<br />

ce sont des résultats »<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

64 Économie : L’étonnante résilience<br />

par Fatoumata Maguiraga<br />

66 Souleymane Waïgalo :<br />

« La plupart des banques<br />

se portent bien ! »<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

70 Sécurité : Dans l’impasse ?<br />

par Boubacar Sidiki Haidara<br />

72 Cécile Fakhoury :<br />

« Il faut connecter<br />

l’art contemporain<br />

africain au monde »<br />

par Zyad Limam<br />

78 Mehdi Charef :<br />

« Rien n’était prêt<br />

pour nous »<br />

par Astrid Krivian<br />

84 Aïssa Maïga :<br />

« Beaucoup<br />

de choses<br />

m’indignent »<br />

par Sophie Rosemont<br />

88 Mohamed<br />

Mbougar Sarr :<br />

« La littérature<br />

est un pays<br />

de liberté absolue »<br />

par Astrid Krivian<br />

P.88<br />

P.08<br />

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />

nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />

de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />

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6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

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FONDÉ EN 1983 (37 e ANNÉE)<br />

31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

redaction@afriquemagazine.com<br />

Zyad Limam<br />

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />

zlimam@afriquemagazine.com<br />

Assisté de Laurence Limousin<br />

llimousin@afriquemagazine.com<br />

RÉDACTION<br />

Emmanuelle Pontié<br />

DIRECTRICE ADJOINTE<br />

DE LA RÉDACTION<br />

epontie@afriquemagazine.com<br />

Isabella Meomartini<br />

DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />

imeomartini@afriquemagazine.com<br />

Jessica Binois<br />

PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />

DE RÉDACTION<br />

sr@afriquemagazine.com<br />

Amanda Rougier PHOTO<br />

arougier@afriquemagazine.com<br />

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />

Muriel Boujeton, Jean-Marie Chazeau,<br />

Frida Dahmani, Catherine Faye, Glez,<br />

Cédric Gouverneur, Boubacar Sidiki<br />

Haidara, Dominique Jouenne, Venance<br />

Konan, Astrid Krivian, Fatoumata<br />

Maguiraga, Fouzia Marouf, Jean-Michel<br />

Meyer, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.<br />

VIVRE MIEUX<br />

Danielle Ben Yahmed<br />

RÉDACTRICE EN CHEF<br />

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.<br />

GETTY IMAGES VIA AFP - SHUTTERSTOCK - PATRICE LAPOIRIE/NICE MATIN<br />

BUSINESS<br />

104 Le retour des géants<br />

de l’Internet<br />

108 Paps, l’ambitieuse<br />

sénégalaise<br />

109 Cameroun :<br />

Un nouveau site<br />

pour Prometal<br />

110 L’expansion des zones<br />

économiques<br />

spéciales<br />

112 La République<br />

du Congo jongle pour<br />

éviter la faillite<br />

113 Le numérique<br />

donne un nouvel<br />

élan au cinéma<br />

par Jean-Michel Meyer<br />

MALI<br />

SORTIR<br />

DES CRISES<br />

PERMANENTES<br />

Un dossier spécial<br />

16 pages<br />

ESPOIR<br />

VERS LA FIN<br />

DU PALUDISME ?<br />

NOS INTERVIEWS<br />

AVEC<br />

◗ MOH<strong>AM</strong>ED<br />

MBOUGAR SARR<br />

◗ CÉCILE FAKHOURY<br />

◗ MEHDI CHAREF<br />

◗ AÏSSA MAÏGA<br />

BIENVENUE<br />

EN FRANCE!<br />

Ce que dit le « phénomène »<br />

ÉRIC ZEMMOUR.<br />

Et ce que dit<br />

aussi l’entrée de<br />

JOSÉPHINE BAKER<br />

au Panthéon.<br />

PHOTOS DE COUVERTURE :<br />

SHUTTERSTOCK - JOEL SAGET/AFP - PICTURELUX/THE<br />

HOLLYWOOD ARCHIVE/AL<strong>AM</strong>Y STOCK PHOTO<br />

DOCUMENT<br />

NUMÉRIQUE,<br />

L’ENFER DU DÉCOR<br />

ÉDITO<br />

BÉCHIR BEN YAHMED<br />

TEL QU’EN LUI-MÊME<br />

par Zyad Limam<br />

P.84<br />

N°<strong>422</strong> - NOVEMBRE 2021<br />

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VENTES<br />

EXPORT Laurent Boin<br />

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La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />

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© Afrique Magazine 2021.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 7


ON EN PARLE<br />

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />

SANDRA<br />

NKAKÉ<br />

ET JÎ DRU,<br />

Tribe From<br />

The Ashes,<br />

Label Bleu.<br />

De gauche<br />

à droite, Jî Dru,<br />

Sandra Nkaké,<br />

accompagnés<br />

de la chanteuse<br />

Marion Rampal.<br />

8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


JAZZ<br />

Sandra NKaké et Jî Drû<br />

DÉSIR DE<br />

CONNEXIONS<br />

Né du BESOIN DE FÉDÉRER autour<br />

de la musique durant le premier confinement<br />

de 2020, Tribe From The Ashes nous fait<br />

voyager dans une nouvelle dimension poétique.<br />

DR - SEKA (2)<br />

LA CHANTEUSE MARION R<strong>AM</strong>PAL,<br />

les saxophonistes Nathalie Ahadji<br />

et Thomas de Pourquery, la violoniste<br />

Anne Gouverneur, le pianiste Jean-Phi<br />

Dary… Ils sont une quinzaine à entourer<br />

Sandra NKaké et Jî Drû. La chanteuse et<br />

comédienne franco-camerounaise s’est<br />

alliée avec le flûtiste et producteur français<br />

pour façonner à la fois un son et une<br />

atmosphère : « Juste après l’annonce du<br />

premier confinement, Jî Drû et moi avons<br />

longuement échangé quant à notre place<br />

de troubadours, de passeurs d’émotions,<br />

de questionneurs du monde au moment<br />

Une partie<br />

des invités<br />

de l’album.<br />

où nous étions collectivement empêchés<br />

d’échanger. » De ce désir irrépressible<br />

de créer des connexions est né le<br />

morceau « Love Together », envoyé à des<br />

camarades musiciens issus de la scène<br />

jazz actuelle. Chacun, confiné, a renvoyé<br />

son interprétation sonore. Diffusé sur<br />

les réseaux sociaux, le résultat a reçu un<br />

si bel accueil que Nkaké et Drû ont décidé<br />

de poursuivre l’aventure. « Le déclic pour<br />

moi, précise le second, est aussi venu de<br />

la lecture d’une interview d’Angela Davis,<br />

qui décrivait la capacité de l’art à prolonger<br />

la lutte… J’ai trouvé cela beau et vrai, et les<br />

cendres du vieux monde se sont envolées<br />

pour créer cette tribu. » Ici, on entend aussi<br />

bien du Sun Ra que du Miriam Makeba<br />

ou du Alice Coltrane – en particulier<br />

son sublime et légendaire « Journey in<br />

Satchidananda ». Des influences digérées<br />

et nourries, le temps de 13 pistes, de harpe,<br />

de contrebasse, de batterie, de harpe,<br />

de flûte, de trompette et de piano Fender<br />

Rhodes. Dixit Nkaké : « Tribe From The<br />

Ashes est une aventure où poésie, chanson,<br />

spiritual jazz, classique se croisent. Nous<br />

avons hâte de présenter cette musique<br />

particulière et sensible. » Et nous, hâte<br />

d’en découvrir la version live (ils seront<br />

en concert le 24 janvier au New Morning,<br />

à Paris), que l’on devine d’ores et déjà<br />

hypnotique. ■ Sophie Rosemont<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 9


ON EN PARLE<br />

SOUNDS<br />

À écouter maintenant !<br />

❶<br />

Amina<br />

La Lumière de mes choix,<br />

29 Music/Kuroneko<br />

Il a suffi d’une<br />

rencontre avec l’auteurcompositeur<br />

et interprète Léonard Lasry<br />

autour de la chanson « Radwoi », écrite<br />

pour la maison Cartier. La complicité<br />

a été immédiate. En résulte ce disque<br />

majoritairement francophone, où se<br />

distingue cependant « Taffi Nari », chanté<br />

en arabe par une Amina qui n’a rien perdu<br />

de sa superbe vocale. Soleil tunisien, rock<br />

et pop lyrique : voilà un beau retour !<br />

SOUL<br />

YOLA<br />

DIGNE<br />

DES PLUS GRANDES<br />

Avec ce DEUXIÈME ALBUM, la<br />

chanteuse et guitariste anglaise devient<br />

incontournable sur la scène internationale.<br />

ON LA VERRA BIENTÔT à l’affiche du biopic sur Elvis réalisé<br />

par Baz Luhrmann, dans lequel elle incarnera la première grande<br />

rockeuse de tous les temps, Sister Rosetta Tharpe. Une nouvelle<br />

occasion pour Yola de rappeler l’importance des femmes noires<br />

dans la grande histoire de la musique, qui est aussi au cœur de son<br />

dernier album Stand For Myself : « Je voulais parler de leur isolement<br />

tant social qu’affectif, du fait que l’on oublie si vite ce dont elles sont<br />

capables. Il m’était nécessaire de raconter comment j’avais moi-même<br />

mûri et pris confiance, comment je m’étais échappée de mon<br />

environnement. » En effet, découverte au sein de la scène de Bristol,<br />

celle qui a (entre autres) chanté pour Massive Attack s’est lancée avec<br />

éclat dans le solo il y a quelques saisons. De quoi taper dans l’oreille<br />

de Dan Auerbach, des Black Keys, qui la fait enregistrer à Nashville.<br />

Ainsi, Stand For Myself s’inspire aussi bien de Minnie Riperton<br />

que du R’n’B américain ou des mélopées de la Barbade. ■ S.R.<br />

YOLA, Stand For Myself, Easy Eye Sound.<br />

❷<br />

❸<br />

Awa Ly<br />

Safe and Sound,<br />

Zamora/Rising Bird<br />

Music/Pias<br />

Le groupe de blues créole<br />

Delgrès, la batteuse Anne<br />

Paceo, le songwriter Piers Faccini…<br />

Il y a du beau monde invité sur cet<br />

album de folk mystique et bucolique<br />

concocté par la gracieuse chanteuse<br />

franco-sénégalaise. Il s’offre aujourd’hui<br />

une réédition, agrémentée de trois<br />

remixes (on remarquera celui de<br />

Boddhi Satva) et de trois inédits (dont<br />

l’un partagé avec la Daara J Family),<br />

mais préserve sa veine intimiste.<br />

James BKS<br />

Wolves of Africa,<br />

7 Wallace<br />

Fils de Manu Dibango,<br />

maître de l’afro-jazz<br />

disparu en mars 2020,<br />

le Franco-Camerounais James BKS a une<br />

certaine dextérité quand il s’agit de mêler<br />

rythmes bikutsi et afro-rap. Après avoir<br />

écrit pour des pointures américaines<br />

comme Snoop Dogg, il s’est lancé en solo<br />

sous l’œil bienveillant de son père, que l’on<br />

entend dans Wolves of Africa, ainsi que<br />

Yemi Alade, Jokair ou encore Little Simz.<br />

Et il a signé sur le label d’Idris Elba ! ■ S.R.<br />

JOSEPH ROSS - DR (4)<br />

10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Khansa Batma<br />

et Ahmed Hammoud.<br />

CINÉ<br />

PUNK FICTION<br />

Tarantino à Casa ? SEXE, DROGUE ET<br />

HEAVY METAL sont au programme d’un ovni dans<br />

la production marocaine, parfois bancal, mais qui<br />

a tout du film culte. Avec une actrice primée à Venise.<br />

DR<br />

ÇA COMMENCE TRÈS FORT juste avant le générique :<br />

une prostituée de Casablanca entre dans un taxi, faisant<br />

fuir un client choqué, et demande au chauffeur s’il connaît<br />

la blague du barbu et de la pute… S’ensuivra une rencontre<br />

choc avec un autre personnage sulfureux, un ex-rockeur<br />

à succès de retour dans son Maroc natal, habillé de peau<br />

de serpents des pieds à la tête, jusqu’à sa guitare électrique.<br />

Un couple improbable va ainsi se constituer et nous<br />

plonger dans la médina, avant d’être traqué dans le désert,<br />

rattrapé par son addiction aux drogues, à l’alcool… et<br />

par un psychopathe plus complexe qu’il n’y paraît…<br />

Attention, ce premier long-métrage est un film de genre,<br />

loin du naturalisme, même s’il est tourné dans les rues (les<br />

« zanka » du titre original : Zanka Contact) du quartier Cuba,<br />

quartier difficile de la vieille ville. Les personnages sont à<br />

la fois cassés et flamboyants, les sentiments exacerbés. On a<br />

parfois du mal à comprendre l’enchaînement des situations,<br />

mais quelle ambiance ! La bande originale, qui fait entendre<br />

le hard rock des Variations (groupe français d’origine<br />

marocaine qui a joué en première partie de Led Zeppelin),<br />

du rock touareg des années 1950, ou encore « les Rolling<br />

Stones de l’Afrique », Nass El Ghiwane, y est pour beaucoup.<br />

On pense à Quentin Tarantino (bande originale rock,<br />

personnages tordus, hémoglobine), Sergio Leone (le désert),<br />

et même à Jean Cocteau (un emprunt à Orphée, récemment<br />

déjà vu chez Mati Diop). Entre fiction trash et western<br />

spaghetti, une poésie dopée à la guitare électrique irrigue<br />

les deux heures de cette improbable cavale, où l’alcool<br />

coule à flots et la drogue se répand comme un venin.<br />

Si cette plongée dans<br />

le heavy metal marocain<br />

parfois foutraque (et où la<br />

femme n’est puissante qu’en étant passée par le trottoir…)<br />

finit par nous emporter, c’est grâce au soin donné à sa mise<br />

en scène, jusqu’aux décors et au son, et à son interprétation :<br />

Khansa Batma, qui incarne la prostituée à la voix d’or, a<br />

d’ailleurs été récompensée à la dernière Mostra de Venise.<br />

Ce qui aurait pu n’être qu’une série B pour fans de rock’n’roll<br />

s’avère finalement un film qui secoue les habituelles<br />

oppositions entre tradition et modernité, Occident et<br />

monde arabe. Hors champ, savoir que son réalisateur,<br />

Ismaël El Iraki, est un rescapé de l’attentat du Bataclan<br />

du 13 novembre 2015 ajoute à cette impression de fureur<br />

de vivre rock et post-traumatique… ■ Jean-Marie Chazeau<br />

BURNING CASABLANCA (France, Belgique,<br />

Maroc), d’Ismaël El Iraki. Avec Khansa Batma,<br />

Ahmed Hammoud, Saïd Bey. En salles.<br />

La comédienne, qui<br />

incarne une prostituée,<br />

a été récompensée<br />

à la Mostra.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 11


ON EN PARLE<br />

Le soul man du saxo<br />

était célébré à travers<br />

la planète, et tout<br />

particulièrement sur le continent.<br />

LÉGENDE<br />

LA TOURNÉE<br />

DES ADIEUX<br />

Un documentaire sur les cinq<br />

dernières années de la vie de MANU<br />

DIBANGO, qui parcourait encore<br />

le monde à 85 ans…<br />

LA PRÉCISION EST DONNÉE juste avant le générique final :<br />

ce film a été visionné par Manu Dibango et n’a pas été modifié<br />

depuis. Dix-huit mois après sa disparition, voici donc le célèbre<br />

et débonnaire musicien camerounais durant les cinq dernières<br />

années de sa vie. Avec de nombreux témoignages d’admiration,<br />

comme celui de Yannick Noah, qui l’appelle Tonton Manu<br />

et souligne qu’il a ouvert bien des portes en étant « le premier<br />

à avoir débarqué du Cameroun dans les années 1950 ».<br />

Ce précurseur de la world music pillé par Michael Jackson (qui<br />

a samplé son « Soul Makossa » sans l’avoir crédité) a su s’imposer<br />

dans le paysage musical mondial : aussi à l’aise avec un orchestre<br />

symphonique au Brésil que sur la scène de l’illustre Apollo<br />

Theater à New York, où il rejoue quarante-deux ans après avoir<br />

été le premier Africain à s’y produire. On le voit aussi de retour<br />

à Douala, Yaoundé ou encore Abidjan. Les archives sont rares,<br />

mais de généreux extraits de ses dernières prestations permettent<br />

d’entendre le maestro du saxo qui n’arrêtait jamais. ■ J.-M.C.<br />

TONTON MANU (France), de Thierry Dechilly<br />

et Patrick Puzenat. En salles.<br />

DR<br />

12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Plat omeyyade,<br />

entre 600 et<br />

800 apr. J.-C.<br />

TODD WHITE ART PHOTOGRAPHY - DR<br />

HISTORIQUE<br />

ÉCRIN SUPRÊME<br />

Entièrement restauré, l’Hôtel de la Marine<br />

accueillera durant vingt ans les chefs-d’œuvre<br />

de la COLLECTION AL-THANI, du nom<br />

de la famille princière du Qatar.<br />

IL AURA FALLU 135 millions d’euros<br />

de travaux pour que l’édifice parisien,<br />

situé place de la Concorde, renoue avec les<br />

grandes heures de l’ancien Garde-Meuble<br />

de la Couronne, lorsqu’il réunissait les<br />

objets d’art les plus précieux des collections<br />

royales françaises. Quatre cents ans plus<br />

tard, ce sont autant de mètres carrés que<br />

l’Hôtel de la Marine octroie à la collection<br />

du cheikh Hamad ben Abdullah Al-Thani,<br />

cousin de l’émir du Qatar, pour un loyer de<br />

1 million d’euros par an. Pendant vingt ans,<br />

expositions permanentes et temporaires<br />

feront découvrir l’ensemble des 6 000 pièces<br />

de l’impressionnante collection, couvrant<br />

le monde antique à nos jours. L’exposition<br />

inaugurale frappe fort et met en lumière<br />

environ 120 chefs-d’œuvre, d’une<br />

somptueuse tête de jeune pharaon<br />

(1475-1292 av. J.-C.), taillée dans du jaspe<br />

rouge, à un ours replet et placide (206 av.<br />

J.-C.-25 apr. J.-C.) de la dynastie des Han,<br />

sculpté dans du bronze doré. Un voyage<br />

unique, au fil de cinq mille ans de savoirfaire<br />

exceptionnels et d’un large éventail de<br />

cultures et de civilisations. ■ Catherine Faye<br />

« TRÉSORS<br />

DE LA COLLECTION<br />

AL-THANI »,<br />

Hôtel de la Marine,<br />

Paris (France),<br />

à partir du 18 novembre.<br />

hotel-de-la-marine.paris<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 13


ON EN PARLE<br />

DOCU<br />

EN ATTENDANT LA PLUIE<br />

Le premier long-métrage d’AÏSSA MAÏGA a été tourné au Niger<br />

au milieu de populations obligées de marcher des kilomètres<br />

pour s’approvisionner en eau. Esthétique et efficace.<br />

« UN FILM TOURNÉ DANS LE SAHEL, d’où je viens, où j’ai<br />

été procréée ! », avait annoncé la comédienne Aïssa Maïga<br />

[voir son interview pp. 84-87] en présentant son premier<br />

documentaire pour le cinéma au Festival de Cannes<br />

en juillet dernier. Une boutade pour mieux souligner les<br />

racines d’un projet qui lui tient à cœur : rendre hommage<br />

au courage des populations de cette région où les pluies<br />

se font de plus en plus rares… Il y a pourtant beaucoup<br />

d’eau sous leurs pieds, mais à 150 mètres de profondeur,<br />

et faute de forage et de puits, il faut marcher des kilomètres<br />

pour pouvoir remplir ses bidons. Une tâche souvent<br />

déléguée aux enfants, qui n’ont ainsi pas le temps d’aller<br />

à l’école, tandis que leurs parents partent toujours plus<br />

loin gagner leur argent. Entre documentaire et fiction,<br />

la caméra d’Aïssa Maïga s’attache à la figure de Houlaye,<br />

jeune Peule de 14 ans qui se retrouve seule à devoir gérer<br />

la recherche de l’eau ainsi que ses petits frères… Notre<br />

regard est parfois troublé : qu’est-ce qui est authentique ?<br />

Qu’est-ce qui est reconstitué, fabriqué ? Une chose est<br />

sûre, la situation est réelle, aggravée par le réchauffement<br />

climatique. Les villageois de Tatiste (à 15 heures de route<br />

de Niamey) se sont mobilisés pour obtenir une intervention<br />

de leur gouvernement, avec l’aide de l’ONG franco-américaine<br />

Amman Imman. La réalisatrice arrive à faire passer de<br />

l’émotion et donne un souffle virtuose et poétique aux images<br />

du désert qu’elle montre au fil des saisons. L’occasion de<br />

rappeler qu’en Afrique subsaharienne, seulement 24 % de<br />

la population a accès à une source d’eau potable… ■ J.-M.C.<br />

MARCHER SUR L’EAU (Belgique, France, Niger),<br />

d’Aïssa Maïga. En salles.<br />

POLAR<br />

Le retour des Soprano SUR FOND D’ÉMEUTES RACIALES près<br />

de New York, des mafiosi voient leur territoire menacé par des gangsters afro-américains.<br />

Nous sommes en 1967, à Newark, et c’est dans ce contexte historique et violent (très bien<br />

reconstitué sur les lieux mêmes, dans le New Jersey) que Tony Soprano, encore jeune homme,<br />

est fasciné par un proche de la famille : Dickie Moltisanti. Un personnage souvent évoqué dans<br />

la série multirécompensée Les Soprano, se déroulant trente ans plus tard. Pour s’y retrouver,<br />

pas besoin d’avoir vu les six saisons de cette saga qui a marqué l’histoire de la télé américaine<br />

au début des années 2000. Mais les fans décèleront dans ce préquel plusieurs clins d’œil,<br />

à commencer par le Tony Soprano adolescent incarné par le fils de James Gandolfini, l’acteur<br />

(décédé en 2013) qui avait porté au sommet son rôle de mafieux dépressif… ■ J.-M.C.<br />

MANY SAINTS OF NEWARK : UNE HISTOIRE DES SOPRANO<br />

(États-Unis), d’Alan Taylor. Avec Alessandro Nivola, Leslie Odom Jr.,<br />

Michael Gandolfini. En salles.<br />

DR<br />

14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


CULTE<br />

FELA<br />

KUTI<br />

Made<br />

in England<br />

Pour célébrer ses 50 ans,<br />

l’album mythique<br />

LONDON SCENE<br />

connaît un nouveau<br />

pressage vinyle.<br />

BERNARD MATUSSIERE - DR<br />

APRÈS L’ALTÉRATION du collectif<br />

Africa 70 à la toute fin des seventies,<br />

Fela Kuti fonde Egypt 80 avec son complice<br />

de longue date, le saxophoniste baryton<br />

Lekan Animashaun. En 1981, il enregistre<br />

deux albums mythiques : London Scene et Live!<br />

With Ginger Baker, réédités en vinyles cet<br />

automne pour le premier, et en février pour<br />

le second. Enregistré dans les studios Abbey<br />

Road, London Scene impose, dès son titre<br />

inaugural « J’Ehin J’Ehin », des rythmiques<br />

entêtantes, des claviers stellaires, des cuivres<br />

lyriques, le tout pour servir la grande cause<br />

afrobeat. Porté par les appels engagés de Fela,<br />

« Egbe Moi » nous sort d’une torpeur, tandis<br />

que les sursauts cuivrés de « Who’re You » et<br />

de « Buy Africa » annoncent le morceau final,<br />

« Fight to Finish ». Un grand disque, dont les<br />

couleurs disparates se retrouvent sur le vinyle<br />

lui-même : bleu, rouge et blanc. ■ S.R.<br />

FELA KUTI,<br />

London Scene, Partisan/Pias.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 15


ON EN PARLE<br />

ALSO KNOWN<br />

AS AFRICA,<br />

Carreau<br />

du Temple,<br />

Paris (France),<br />

du 12 au<br />

14 novembre.<br />

akaafair.com<br />

Les Justiciers<br />

de la nature, Christiano<br />

Mangovo, 2020.<br />

ARTS<br />

IT’S TIME FOR AFRICA !<br />

100 artistes représenteront le continent durant la 6 e édition d’AKAA.<br />

CETTE ANNÉE, Also Known As Africa (AKAA) met à<br />

l’honneur le Sud-Africain Morné Visagie (galerie Nuweland)<br />

au Carreau du Temple, en l’invitant pour l’installation<br />

monumentale du cœur de la foire parisienne : ses couleurs<br />

franches et ses lignes abstraites distillent un curieux<br />

mystère, suggèrent un spectacle intrigant. Du côté des<br />

galeries, l’algérienne Rhizome fait son entrée. Et l’offensive<br />

de jeunes espaces défendant des artistes émergents<br />

d’Afrique de l’Ouest (comme Afikaris, basé à Paris, ou<br />

African Arty, à Casablanca) est à noter. L’angolaise This<br />

Is Not A White Cube, elle, est axée sur la scène lusophone.<br />

L’implication de Bonhams confirme la vitalité<br />

de l’art made in Africa : un département dédié à l’art<br />

contemporain africain y assurera une vente. Une première<br />

pour la maison de vente aux enchères britannique, qui<br />

se tiendra le 12 novembre. Les œuvres d’Ahmed Ben Driss<br />

El Yacoubi (Maroc, 1929-1985) et d’Aboudia (Côte d’Ivoire,<br />

né en 1983) y seront mises en vente. Entre photos, peintures<br />

et sculptures, AKAA ouvre la voie à un cercle vertueux,<br />

à travers des coproductions transversales et des associations<br />

d’idées. Très attendue, cette foire réunira les<br />

collectionneurs, la profession et la critique. ■ Fouzia Marouf<br />

DR<br />

16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DR<br />

DESIGN<br />

DJILÈNE<br />

CRÉATIONS<br />

Le confort vient<br />

du Sénégal<br />

Qualité et gaieté caractérisent<br />

les objets de cette entreprise<br />

qui s’engage pour SOUTENIR<br />

LES ARTISANS.<br />

DERRIÈRE cette entreprise équitable et solidaire, basée<br />

à la frontière entre la Moselle et le Luxembourg, il y a un<br />

Sénégalais devenu Français, Michel Henry Dioh, et une belle<br />

équipe d’artisans de son pays d’origine. Lancée officiellement<br />

en 2017, Djilène Créations naît par hasard après des vacances<br />

à Dakar, où Michel a l’habitude d’acheter des souvenirs à<br />

Bismark, un artisan avec pignon sur rue. « Un jour, il n’était<br />

plus à sa place, se souvient l’entrepreneur. J’ai su qu’il n’avait<br />

Les fauteuils et chaises longues sont tressés en fils de pêche<br />

bariolés sur une structure en métal ou en acier.<br />

pas assez d’argent pour payer le loyer. » Sur un coup de tête,<br />

il lui rachète plusieurs pièces pour les revendre en France.<br />

L’opération, montée à la va-vite, est une grosse perte financière,<br />

mais les fauteuils de Bismark, tressés en fils de pêche bariolés<br />

sur une structure en métal forgé, font un tabac.<br />

Les deux commencent alors à modifier les modèles pour<br />

les adapter aux goûts et aux standards de confort et de finition<br />

européens. Veillant à toujours leur donner des noms évocateurs.<br />

La société prospère et se diversifie, proposant des sacs et<br />

paniers en plastique recyclé ainsi que des objets en cuir et wax.<br />

Aujourd’hui, elle fait travailler 17 personnes dans plusieurs<br />

ateliers. Pour Michel, pas de doutes : « Au Sénégal, on sait faire<br />

des choses de qualité. » ■ Luisa Nannipieri. djilenecreations.com<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 17


ON EN PARLE<br />

Le créateur utilise essentiellement<br />

des textiles en raphia de Madagascar<br />

ou en soie tissée main.<br />

MODE<br />

ERIC RAISINA,<br />

LA TEXTURE<br />

DE LA COULEUR<br />

Le styliste malgache présente<br />

une nouvelle collection qui<br />

exorcise ses angoisses dues à la<br />

crise sanitaire, et les transforme<br />

en ÉLAN CRÉATIF.<br />

« HIDDEN FANTASY », la dernière collection du designer<br />

malgache Eric Raisina, est un hommage à ses souvenirs, à ses<br />

voyages en Afrique, à ses échanges avec ses amis du continent.<br />

Mais y naît aussi une réflexion sur la période chaotique créée<br />

par la pandémie et sur l’effet que la crise sanitaire a eu, d’un<br />

jour à l’autre, sur le monde : « Toutes les inquiétudes, toutes<br />

les angoisses et les peurs qui auraient pu s’emparer de moi, j’ai<br />

préféré les transformer en un élan créatif, qui s’est manifesté<br />

d’un coup », explique le créateur. L’étincelle qui a transformé<br />

ce tourbillon d’idées d’abord en silhouettes sur le papier,<br />

puis en pièces flamboyantes, a été le défilé Africa Fashion Up<br />

[voir <strong>AM</strong> n° 421], organisé par l’ancienne mannequin et amie de<br />

Raisina, Valérie Ka. « Le timing était parfait, juste une semaine<br />

avant la Fashion Week de Paris », remarque celui qui vit depuis<br />

des années au Cambodge, où il réalise ses créations avec une<br />

Eric Raisina.<br />

équipe khmère, qu’il a formée personnellement. Fidèle à son<br />

concept de collection « haute texture », il utilise essentiellement<br />

des textiles en raphia de Madagascar ou en soie, tissée main<br />

et transformée – comme dans le cas de la fourrure de soie,<br />

protégée par un brevet –, pour en faire des pièces uniques<br />

et des accessoires. Les sacs et les colliers sont presque<br />

indissociables de ses modèles, auxquels ils apportent une<br />

touche supplémentaire, soit par contraste soit par symétrie.<br />

Remarquables, les vestes, vaporeuses ou avec une coupe<br />

plus classique mais toujours sophistiquées, captent le regard.<br />

Et, bien sûr, faites main. Un travail de maître artisan inspiré<br />

par les cultures africaines et asiatiques. Fasciné par les tissus<br />

artisanaux et curieux de toutes les techniques, Eric Raisina<br />

élabore ses habits à partir de la matière et de la couleur :<br />

« J’aime vraiment les couleurs. Elles me procurent de la joie<br />

et du rêve. » Des sensations qu’il essaye de partager avec son<br />

public à travers toutes ses collections. ■ L.N. ericraisina.com<br />

ARTHUR ROCHA PHOTOGRAPHIE (3) - ZHANGYU<br />

18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


COLLECTION DAHAN-HIRSCH BRUXELLES - GROSS F<strong>AM</strong>ILY COLLECTION TRUST<br />

EXPOSITION<br />

NOUVELLE<br />

DONNE<br />

L’IMA met<br />

à l’honneur l’histoire<br />

des COMMUNAUTÉS<br />

JUIVES dans<br />

les pays arabes.<br />

PAS MOINS DE<br />

280 ŒUVRES inédites<br />

issues de collections<br />

internationales (France,<br />

Angleterre, Maroc,<br />

Israël, États-Unis,<br />

Espagne) explorent<br />

les multiples facettes<br />

de la cohabitation entre<br />

juifs et musulmans, des<br />

premiers liens tissés entre<br />

les tribus juives d’Arabie et le<br />

prophète Mahomet aux prémices<br />

de l’exil définitif des juifs du monde<br />

arabe. Amulettes, manuscrits anciens,<br />

bijoux, objets liturgiques, photographies<br />

ou encore installations audiovisuelles<br />

témoignant ainsi de l’importance et<br />

de la pluralité de ces communautés,<br />

et des échanges prolifiques qui ont façonné<br />

les sociétés du monde arabo-musulman<br />

durant des siècles. L’approche<br />

chronologique et thématique de<br />

l’exposition, conçue sous la houlette de<br />

l’historien Benjamin Stora, commissaire<br />

général, décline les grands temps de la vie<br />

intellectuelle et culturelle juive en Orient.<br />

Une mise en perspective inédite. Et une<br />

relecture de l’histoire, à l’aune d’un<br />

patrimoine d’une formidable richesse. ■ C.F.<br />

« JUIFS D’ORIENT :<br />

UNE HISTOIRE<br />

PLURIMILLÉNAIRE »,<br />

Institut du monde arabe,<br />

Paris (France),<br />

du 24 novembre 2021<br />

au 13 mars 2022. imarabe.org<br />

Babouches<br />

en cuir, Meknès<br />

(Maroc), 1900.<br />

Couverture de tête,<br />

Sanaa (Yémen),<br />

vers 1900.


ON EN PARLE<br />

MUSIQUE<br />

MONOSWEZI<br />

Au croisement<br />

Le QUINTETTE aux origines<br />

plurielles livre un superbe<br />

nouvel opus, à la fois<br />

organique et synthétique.<br />

MONOSWEZI, c’est-à-dire Mo<br />

(Mozambique), No (Norvège),<br />

Swe (Suède) et Zi (Zimbabwe).<br />

Et si « mono » signifie en grec « un<br />

seul », « swezi » veut dire « monde »<br />

en dialecte sud-africain. Ne fût-ce<br />

que par son nom, ce groupe aux<br />

origines plurielles propose, depuis<br />

plus d’une décennie, une musique hybride portée par la voix<br />

de Hope Masike, également joueuse de mbira du Zimbabwe.<br />

Sur Shanu, l’organique est dynamisé par l’électronique,<br />

ce qui n’est pas sans évoquer le travail de Damon Albarn<br />

auprès d’Amadou et Mariam : merci au mellotron,<br />

ici généreusement utilisé par le multi-instrumentiste et<br />

compositeur en chef du groupe, Hallvard Godal. Le propos<br />

est engagé, dénonçant le sexisme, les inégalités sociales<br />

et gouvernementales. En résulte un disque qui plonge<br />

aux sources de ce que nous sommes, à la fois touchant<br />

et enthousiasmant, traditionnel et audacieux. ■ S.R.<br />

MONOSWEZI, Shanu, Riverboat Records.<br />

RÉCIT<br />

L’ADIEU AU PÈRE<br />

Le deuil confiné d’une autrice phare de<br />

la littérature contemporaine anglophone.<br />

« C’EST UN ACTE de résistance et<br />

de refus : le chagrin vous dit que c’est<br />

fini et votre cœur que ça ne l’est pas ; le<br />

chagrin essaie de réduire votre amour<br />

au passé et votre cœur dit qu’il est au présent. » Lorsque<br />

l’autrice de L’Hibiscus pourpre (2003) et d’Americanah<br />

(2013), vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires<br />

en langue anglaise, apprend subitement, en juin 2020,<br />

la mort de son père, c’est un séisme. Séparée de ses proches,<br />

tandis que la planète entière, frappée par la crise sanitaire,<br />

est confinée, l’écrivaine nigériane et militante féministe,<br />

qui n’a de cesse de prendre position contre toutes les<br />

formes de discriminations, se raccroche alors aux mots.<br />

En 30 courts chapitres, Chimamanda Ngozi Adichie nous dit<br />

sa douleur et le deuil insupportable. Poignant et spontané,<br />

son texte écrit au vif de la perte explore sans ambages les<br />

méandres de l’amour filial. Et redonne vie, pour quelques<br />

minutes encore, aux souvenirs les plus intimes. ■ C.F.<br />

CHIM<strong>AM</strong>ANDA NGOZI ADICHIE, Notes sur le chagrin,<br />

Gallimard, 112 pages, 9,90 €.<br />

ROMAN<br />

EXIL DE SOI<br />

Le 18 e roman de Nina Bouraoui livre<br />

un récit troublant sur une Française<br />

émigrée en Algérie, au lendemain<br />

de l’indépendance du pays.<br />

SATISFACTION ou insatisfaction ?<br />

Le mal-être de Madame Hakli, une<br />

Bretonne mariée à un Algérien, grandit<br />

au fil de sa nouvelle vie dans le quartier d’Hydra, à Alger.<br />

Et de ses carnets, rédigés en cachette, comme autant<br />

de confidences et de désillusions. « Je me suis trompée<br />

de vie. Je ne veux pas y croire, mais je l’écris, ce qui est écrit<br />

est à demi écarté », consigne-t-elle dans son récit ambigu<br />

d’un chavirement, émotionnel et psychologique, à l’aune<br />

d’une Algérie en train de se construire, mais qui n’y arrive<br />

pas. La solitude, le déracinement, la maternité habitent<br />

ce roman troublant, où l’amour qui s’égare et le désir<br />

coupable font perdre la raison – la résignation et l’ennui<br />

dégénérant insidieusement en un poison mordant. Ce texte<br />

mélancolique et sensuel rend hommage aux femmes qui<br />

épousent une autre patrie que la leur, une autre histoire,<br />

au grand dam de leur liberté. ■ C.F.<br />

NINA BOURAOUI, Satisfaction,<br />

JC Lattès, 288 pages, 20 €.<br />

GANESH INSIDE PRODUCTION - DR (3)<br />

20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DPA/PHOTONONSTOP<br />

TÉMOIGNAGE<br />

Denis<br />

Mukwege<br />

RÉPARER LE MONDE<br />

Le gynécologue congolais retrace<br />

le COMBAT DE SA VIE : mettre fin<br />

à l’utilisation du viol comme arme de guerre.<br />

« CHAQUE FEMME VIOLÉE, je l’identifie à ma femme.<br />

Chaque mère violée, je l’identifie à ma mère. Et chaque enfant,<br />

je l’identifie à mes enfants. » Ces paroles prononcées<br />

par Denis Mukwege devant le Parlement européen lors<br />

de la remise de son prix Sakharov, en 2014, comment<br />

les oublier ? Rapportées dans le film de Thierry<br />

Michel, L’Homme qui répare les femmes (2015),<br />

elles rendent compte avec force de son quotidien<br />

rude auprès de petites filles et femmes victimes<br />

de sévices sexuels perpétrés par les forces militaires<br />

de la RDC. Un documentaire coup de poing, où l’on<br />

découvre un médecin porté par sa foi en l’humanité,<br />

exposé à ce que même un œil de chirurgien<br />

ne peut s’habituer à voir, et investi d’une mission<br />

plus forte que tout. Son engagement, au péril<br />

de sa vie, a été récompensé par le prix Nobel de<br />

la paix en 2018 – avec l’Irakienne Nadia Murad qui<br />

a attiré l’attention de la communauté internationale<br />

sur les viols de masse organisés par Daech sur les<br />

Yézidis. Depuis plus de vingt ans, cet homme n’a<br />

de cesse de soigner les victimes de violences sexuelles<br />

à l’hôpital de Panzi, à Bukavu, où, menacé de mort,<br />

il vit dorénavant cloîtré, sous la protection des Casques<br />

bleus de la Mission de l’Organisation des Nations<br />

Unies pour la stabilisation en République démocratique<br />

du Congo. Son approche du soin allie prises en charge<br />

médicale, psychologique, socio-économique et légale. Une<br />

manière d’appréhender ses patientes dans leur globalité.<br />

En prenant la plume, ce médecin au destin exceptionnel<br />

continue aujourd’hui d’alerter le monde. Dans un<br />

vrai cri de mobilisation, il nous met face au fléau qui<br />

ravage son pays et nous invite à reconsidérer le monde.<br />

En pansant la douleur subie par toutes les survivantes<br />

de ces crimes contre l’humanité et en clamant haut et<br />

fort que la guérison et l’espoir sont possibles, il insuffle<br />

une force décuplée à toutes les femmes meurtries. ■ C.F.<br />

DENIS MUKWEGE,<br />

La Force des femmes,<br />

Gallimard, 400 pages, 20 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 21


ON EN PARLE<br />

De gauche<br />

à droite, Dighya<br />

Moh-Salem,<br />

Souad Asla,<br />

Noura Mint<br />

Seymali et<br />

Malika Zarra.<br />

CONCERT<br />

SAHARIENNES<br />

HYMNE<br />

À LA SORORITÉ<br />

Avec leur spectacle Sahariennes,<br />

ces quatre illustres chanteuses<br />

CÉLÈBRENT LE DÉSERT.<br />

QUATRE GRANDES VOIX originaires des pays du Sahara<br />

célèbrent à l’unisson le patrimoine commun ancestral<br />

des cultures du désert, et les particularités propres<br />

à chaque territoire. Hymne à la sororité et au partage,<br />

le projet Sahariennes oppose la puissance fédératrice<br />

de la musique aux conflits, aux adversités géopolitiques,<br />

aux frontières arbitraires. Il rappelle la place déterminante<br />

des femmes au sein de ces sociétés, notamment dans la<br />

sauvegarde et la transmission de cet héritage culturel. Sur<br />

des rythmes chaloupés et des riffs de guitare lancinants,<br />

cette transe des dunes est portée par la joueuse d’ardîn<br />

(harpe réservée aux femmes) et griotte mauritanienne<br />

Noura Mint Seymali, l’Algérienne Souad Asla, la Marocaine<br />

Malika Zarra et la native du Sahara occidental Dighya<br />

Moh-Salem. Sous la direction musicale de Piers Faccini, ce<br />

spectacle est constitué d’un répertoire de leurs compositions<br />

respectives et de morceaux traditionnels, sacrés ou<br />

profanes, souvent transmis de mère (ou grand-mère)<br />

en fille, évoquant la célébration, les épreuves. Pour faire<br />

vibrer cette grande famille des musiques sahraouies,<br />

les chanteuses sont notamment accompagnées de<br />

Jeiche Ould Chighaly (guitare, tidinît) et de Mohamed<br />

Abdennour (mandole, guembri). ■ Astrid Krivian<br />

SAHARIENNES, une coproduction Opéra de Lyon<br />

et Dérapage Prod. En concert le 16 novembre<br />

à Noisy-le-Sec, le 21 à Faches-Thumesnil,<br />

le 22 à Orléans, le 25 ou le 27 à Bordeaux.<br />

JEUNESSE<br />

DÉCOUVRIR UN<br />

NOUVEAU MONDE<br />

Dans ce premier volume d’une<br />

collection pour enfants, Anna<br />

Djigo-Koffi rappelle la richesse<br />

et la diversité de l’art africain.<br />

UNE VIE PASSÉE entre<br />

New York, la Côte d’Ivoire et<br />

la France… Anna Djigo-Koffi<br />

a toujours vu l’art comme un<br />

espace de découverte, mais<br />

a aussi très vite remarqué<br />

que les artistes africains<br />

étaient laissés aux marges.<br />

Avec ce texte, et à travers<br />

un personnage qui s’inspire<br />

de sa propre fille, Noa, elle<br />

propose de faire découvrir<br />

des références plurielles et de<br />

s’éveiller à l’art et aux œuvres<br />

ROMAN<br />

L’ATTRAPE-CŒUR<br />

Antonio Dikele Distefano<br />

frappe fort avec son<br />

quatrième roman, adapté<br />

en série pour Netflix.<br />

ANNA DJIGO-KOFFI,<br />

Noa découvre l’art, éditions<br />

Hybrid, 50 pages, 22 €.<br />

pluridisciplinaires du monde<br />

noir. Le riche portfolio<br />

du photographe Paul Sika,<br />

l’architecture épurée d’Issa<br />

Diabaté, l’art plastique engagé<br />

de Nu Barreto ou encore la<br />

peinture sculptée d’Ernest<br />

Dükü nourriront l’imaginaire<br />

des petits lecteurs (à partir<br />

de 7 ans). Un projet innovant,<br />

créé en collaboration avec<br />

des galeries et des artistes,<br />

pour développer une mémoire<br />

culturelle négligée. ■ L.N.<br />

À découvrir sur<br />

ateliersnoa.com.<br />

« LA VIE NOUS TRAITAIT<br />

comme si elle voulait notre<br />

peau et puis finalement,<br />

elle nous la laissait. » C’est l’histoire de Zéro, enfant<br />

qui se sent invisible aux yeux de ses parents, mais aussi<br />

aux yeux du pays qui l’a vu naître (l’Italie) et de<br />

celui de ses origines (l’Angola), qu’il n’a toujours<br />

pas rencontré. Ses blessures affectives fectives ne seront<br />

pansées que par la découverte, adolescent,<br />

du rap. Comme Antonio Dikele Distefano,<br />

dont la mère a ouvert le premier er<br />

magasin dit « exotique » de Ravenne,<br />

dans le nord de l’Italie… Une<br />

création de label et de revue (Esse<br />

Magazine) plus tard, celui qui<br />

poste sans cesse ses histoires sur<br />

Facebook est remarqué, publié, et ne<br />

cesse, depuis, de propager son verbe.<br />

Ce superbe nouveau roman prouve<br />

qu’il est désormais non seulement ent<br />

devenu visible, mais lisible. ■ S.R.<br />

ANTONIO<br />

DIKELE<br />

DISTEFANO,<br />

Invisible,<br />

Liana Levi,<br />

224 pages,<br />

16 €.<br />

GCONNAN - DR (2) - BASSO CANNARSA/OPALE<br />

22


Panneau de revêtement à la joute<br />

poétique, Iran, XVII e siècle.<br />

« ARTS<br />

DE L’ISL<strong>AM</strong> :<br />

UN PASSÉ POUR<br />

UN PRÉSENT »,<br />

18 expositions<br />

dans 18 villes<br />

françaises,<br />

du 20 novembre<br />

2021 au 27 mars<br />

2022.<br />

expo-arts-islam.fr<br />

ÉVÉNEMENT<br />

LES TRÉSORS DE L’ISL<strong>AM</strong><br />

Une opération ambitieuse pour poser<br />

un NOUVEAU REGARD sur les arts<br />

et les cultures du monde musulman.<br />

MUSÉE DU LOUVRE/RAPHAËL CHIPAULT - DR - NIL YALTER - ADAGP, PARIS 2021<br />

ANGOULÊME, BLOIS, RENNES, Clermont-Ferrand,<br />

Toulouse, Tourcoing ou encore Saint-Louis, à la<br />

Réunion… Dix-huit villes françaises témoignent de<br />

la grande diversité des territoires et des populations<br />

concernées par l’islam à travers 18 expositions<br />

de 10 œuvres chacune, issues du département des<br />

arts de l’islam du musée du Louvre et de collections<br />

nationales et régionales. Soit plus de 180 œuvres<br />

au total, à la fois historiques et contemporaines,<br />

d’une lampe de mosquée du XI e siècle, provenant<br />

de Jérusalem, à un chandelier de l’époque de<br />

Saladin, signé par un artiste de Mossoul, en passant<br />

par les dessins et collages de la Franco-Turque<br />

Nil Yalter. Car la civilisation islamique, vieille de<br />

1 300 ans, est aussi arabe que turque, indienne<br />

qu’iranienne, asiatique ou maghrébine. Et c’est cette<br />

pluralité culturelle et confessionnelle que ce projet,<br />

destiné à un très large public – et aux jeunes<br />

générations en particulier –, met en lumière. ■ C.F.<br />

Les Collages<br />

de Topak Ev,<br />

Nil Yalter, 1973.<br />

Extrait du film Le Roman algérien (chapitre 1), Katia Kameli, 2016.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 23


ON EN PARLE<br />

PHOTOGRAPHIE<br />

AU CŒUR<br />

DE LA MODE<br />

Parce que le continent ne cesse<br />

de témoigner sa folle effervescence<br />

en matière de créateurs, cet ouvrage<br />

RICHE EN IMAGES en retrace<br />

les plus beaux exemples.<br />

EMMANUELLE COURRÈGES,<br />

Swinging Africa :<br />

Le Continent mode,<br />

Flammarion, 240 pages, 60 €.<br />

EMMANUELLE COURRÈGES, journaliste, donne dès son avant-propos<br />

les raisons de ce beau livre : « La multitude de cultures qui traversent<br />

ce continent, le nombre de créateurs et de photographes de talent<br />

qui le font aujourd’hui scintiller sur la scène locale et/ou internationale ;<br />

le dynamisme créatif des diasporas d’Europe, du Brésil ou des États-Unis. »<br />

Ainsi, en texte comme en très belles photographies, on découvre les<br />

propositions mode d’Ituen Basi (Nigeria), d’IamISIGO (Nigeria également),<br />

de Maxhosa Africa (Afrique du Sud), de Noureddine Amir (Maroc) ou<br />

encore de Loza Maléombho (Côte d’Ivoire). Sans oublier la beauté ainsi que<br />

les accessoires imaginés par une jeune garde qui ne cesse de questionner<br />

le monde qui l’entoure, y compris le plus lointain. Passionnant. ■ S.R.<br />

Ibaaku.<br />

DR - JEAN-BAPTISTE JOIRE<br />

24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


IamSIGO.<br />

MAGANGA MWAGOGO<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 25


ON EN PARLE<br />

La BoBaR est à la fois<br />

une boutique, un bar<br />

et un restaurant.<br />

SPOTS<br />

LE TOGO<br />

AUX FOURNEAUX<br />

À LOMÉ OU À PARIS,<br />

deux adresses qui mettent<br />

en lumière la cuisine « comme<br />

au pays ».<br />

C’EST AFIN DE PROMOUVOIR une consommation saine<br />

et locale que l’Organisation d’appui à la démocratie et au<br />

développement local (OADEL), une ONG togolaise, a décidé<br />

de lancer la BoBaR, à Lomé, en 2013. Un lieu qui associe<br />

boutique, bar et restaurant. Dans un joli cadre, sur la lagune<br />

de Bè, cet espace unique propose des spécialités à base<br />

de feuilles de haricots, de moringa ou de patates douces,<br />

servies avec du riz ou des céréales togolaises (mil, sorgho,<br />

maïs frais…). Tous les plats, traditionnels ou innovants, sont<br />

cuisinés avec des légumes, de la viande ou du poisson issus<br />

de productions locales. Des recettes à retrouver dans un livre<br />

Le 228 Togo a ouvert en juillet 2020<br />

dans le 12 e arrondissement parisien.<br />

édité par l’ONG et à savourer avec des boissons à l’ananas,<br />

mangue et gingembre, ou un verre de vin togolais. On peut<br />

aussi terminer le repas avec un peu d’eau-de-vie de palme.<br />

Si la BoBaR vous a mis l’eau à la bouche, mais que<br />

vous ne pouvez pas aller jusqu’à Lomé, vous pouvez<br />

toujours tester le 228 Togo, à Paris. Ouvert en juillet 2020<br />

dans le 12 e arrondissement par la jeune Gold Teko, ce<br />

nouveau spot veut redonner toute sa place à la cuisine<br />

togolaise dans la capitale. Arrivée à Paris il y a six ans,<br />

Gold travaille avec sa mère, et doit beaucoup à son père,<br />

un cuisinier sud-africain. Dans son restaurant, des entrées<br />

aux fromages, en passant par l’ayimolou (le petit-déjeuner),<br />

tout est togolais. Même la bière et les jus arrivent de<br />

Lomé. Que vous soyez plus poulet djenkoumé ou foufou,<br />

un plat traditionnel à base d’igname pilé, le nord comme<br />

le sud sont bien représentés. Tout comme les sauces :<br />

ademe, graine, arachide, tomate… Un vrai régal ! ■ L.N.<br />

228-togo.business.site<br />

CHRISTOPH PÜSCHNER/BROT FÜR DIE WELT - DR (2)<br />

26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


ARCHI<br />

L’hôpital de Tambacounda<br />

Au-delà du bâti<br />

Pensé en ÉTROITE COLLABORATION avec les acteurs locaux,<br />

le projet a eu des retombées positives sur le tissu social sénégalais.<br />

LA FONDATION JOSEF ET ANNI<br />

ALBERS a financé la construction d’une<br />

maternité et d’un service pédiatrique<br />

au sein de l’hôpital de Tambacounda,<br />

l’une des villes les plus chaudes de<br />

la planète, dans l’est du Sénégal. Le<br />

projet a été confié à l’architecte suisse<br />

Manuel Herz, qui a passé plusieurs mois<br />

sur place avant de proposer une idée<br />

respectant les attentes des Sénégalais.<br />

Le nouveau bâtiment de deux étages<br />

et en forme de S est très long et étroit.<br />

Tout y est pensé pour garantir une<br />

bonne ventilation des pièces, disposées<br />

sur un seul côté des couloirs, où ont été<br />

aménagés des espaces pour les parents<br />

des patients, qui peuvent attendre<br />

à l’abri de la chaleur. La façade en<br />

briques ajourées, dont le prototype<br />

a été remployé pour construire une<br />

école dans un autre village – d’après<br />

une idée du docteur Magueye Ba,<br />

de l’association Le Korsa – permet<br />

de ne pas recourir à la climatisation,<br />

en dehors du bloc opératoire. Comme<br />

le reste du bâtiment, le brise-soleil<br />

a été imaginé à partir de matériaux<br />

locaux et construit par des ouvriers<br />

de la région. « Le chantier a garanti<br />

des revenus à une quarantaine<br />

de familles », détaille l’architecte.<br />

Qui a financé la construction d’un<br />

jardin pour enfants et continue de<br />

développer le projet : « Nous sommes<br />

dans un dialogue et une collaboration<br />

permanente avec les personnes.<br />

C’est un chantier vivant, on ne<br />

peut pas le réduire à un bâtiment »,<br />

explique-t-il. ■ L.N. manuelherz.com<br />

IWAN BAAN/STUDIO IWAN<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 27


PARCOURS<br />

Randa Maroufi<br />

ENTRE PHOTOS, FILMS ET INSTALLATIONS,<br />

les œuvres de cette artiste franco-marocaine s’attachent à révéler l’histoire<br />

des « invisibles ». Elle présente un solo show au Centre d’art contemporain<br />

Chanot, à Clamart, en région parisienne. par Fouzia Marouf<br />

Passionnée, l’œil vif, Randa Maroufi se fixe sur les objets, les images qui lui sont chers,<br />

dévoilant son panthéon personnel lors de l’exposition « L’Autre comme hôte », au Centre<br />

d’art contemporain Chanot, en région parisienne. Le titre de l’événement est un hommage<br />

à son père, douanier dans le nord du Maroc, qui avait fait le serment de « considérer comme<br />

hôte dans son pays le voyageur étranger ». Au travers de photos, de films, d’installations,<br />

l’artiste nous plonge dans une histoire culturelle et sociale multiple. « La photographie est<br />

avant tout un médium. Je ne souhaite pas m’enfermer dans une seule forme d’expression.<br />

Je préfère me penser multidisciplinaire, indisciplinée. Les films me donnent cette liberté :<br />

j’y intègre une dimension photographique, la performance, le son, la mise en scène, et ce<br />

rapport particulier à l’espace et au mode de diffusion », confie-t-elle. Dans la vidéo Les Plieurs, l’esthétique flirte<br />

avec le formel, deux hommes tentent de plier avec maladresse un tissu bleu, outil de commémoration, drapeau<br />

de la communication. Née en 1987 à Casablanca, Randa Maroufi est diplômée de l’Institut national des beaux-arts<br />

de Tétouan en 2010 et de l’École supérieure des beaux-arts d’Angers en 2013. La sensibilité de son regard pose<br />

la question de la place des sans-voix dans<br />

l’espace public ou intime, en témoignant<br />

de leur dignité. Ses images bousculent<br />

l’inconscient collectif et s’attachent<br />

à révéler l’histoire des invisibles qu’elle<br />

choisit de mettre en scène. Pour preuve,<br />

Les Intruses (2019), une série consacrée aux<br />

femmes du quartier de Barbès, à Paris : « Je<br />

m’inspire de préoccupations d’ordre social,<br />

sociétal et politique. Mes photos examinent<br />

le territoire, interrogent ses limites, la<br />

façon dont les êtres humains l’investissent.<br />

« Mhajbi - Barbès » de la série Les Intruses, 2019.<br />

Je mène une réflexion approfondie sur<br />

les formes d’appropriations des espaces politiques. Je choisis de montrer ce que ces espaces réels ou symboliques<br />

produisent sur les corps. Ce projet est né lors de mes trajets quotidiens sur la ligne 2 du métro parisien, j’ai observé<br />

une occupation majoritairement masculine. L’envie de travailler sur le détournement des genres a germé. »<br />

Fruits d’une longue réflexion, ses œuvres protéiformes ouvrent la voie à des représentations nuancées et engagées :<br />

« Chaque projet naît d’une rencontre avec un lieu et des individus, ce croisement est précieux et primordial pour<br />

créer des fictions questionnant le réel. » Dans une veine politique, son court film Bab Sebta (2019), primé à travers<br />

le monde, évoque l’enclave espagnole de Ceuta sur le territoire marocain, haut lieu de l’économie parallèle : « Il<br />

révèle des rapports humains hors du commun, une perte de repères, une folie de l’espace !» Son art a été exposé<br />

au New Museum of Contemporary Art de New York, à la Biennale de Dakar et lors des Rencontres photographiques<br />

de Bamako. ■ « L’Autre comme hôte », Centre d’art contemporain Chanot, Clamart (France), jusqu'au 28 novembre.<br />

ŒUVRE PRODUITE PAR L’INSTITUT DES CULTURES D’ISL<strong>AM</strong> DANS LE CADRE DE L’APPEL À PROJETS DE LA VILLE DE PARIS “EMBELLIR PARIS”.<br />

28 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


BENJ<strong>AM</strong>IN GEMINEL/HANS LUCAS<br />

« Chaque projet<br />

naît d’une<br />

rencontre<br />

avec un lieu<br />

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C’EST COMMENT ?<br />

PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />

LA COP DE LA DERNIÈRE CHANCE ?<br />

DOM<br />

Samedi 23 octobre, Sénégal. Une centaine de femmes battent le pavé à Dakar.<br />

Elles sont là pour tirer la sonnette d’alarme en vue de sauver d’urgence l’environnement<br />

menacé par les changements climatiques. La plupart d’entre elles travaillent la terre et<br />

sont confrontées aux inondations, à la pollution, à l’érosion, aux coups de vents inhabituels…<br />

« Nous n’avons plus de nappes phréatiques. Les animaux meurent par manque<br />

d’eau. Nous ne pouvons plus faire d’agriculture », clame leur porte-parole Nadia. Un<br />

mouvement de ras-le-bol, orchestré volontairement à une semaine de l’ouverture de la<br />

COP26, le dimanche 31 octobre, à Glasgow, en Écosse. Une COP considérée comme<br />

celle de la dernière chance par la plupart des pays du continent. Et par le président du<br />

Groupe africain des négociateurs sur le changement climatique, le Gabonais Tanguy<br />

Gahouma-Bekale : « On ne voit pas l’argent sur le terrain,<br />

ça fait plus de dix ans que nous attendons les 100 milliards<br />

de dollars promis. »<br />

Pour l’Afrique, un seul thème à l’ordre du jour :<br />

forcer les pays développés à tenir leurs promesses face à<br />

l’urgence écologique. Une aide qui devrait déjà être revue<br />

à la hausse, selon la plupart des spécialistes de la question.<br />

Six ans après la COP21 tenue à Paris, on parle de besoins<br />

allant jusqu’à 700 milliards de dollars par an… À voir. Mais<br />

ce qui est sûr, c’est que pour les petits pollueurs du monde<br />

(pour rappel, le continent est responsable de 4 % des émissions<br />

de gaz à effet de serre dans le monde), les ravages<br />

sont déjà démesurés. Avec des premières retombées imminentes<br />

sur la question alimentaire, avec des terres brûlées<br />

et une pénurie d’eau grandissante.<br />

Et surtout, faut-il le rappeler, les politiques locales<br />

ont du mal à imposer des règles en faveur du climat, faute<br />

de moyens c’est sûr, mais aussi à cause des réalités du<br />

terrain. Dans des pays préoccupés par l’urgence de la pauvreté<br />

à résoudre ou confrontés à l’insécurité, la question de<br />

l’environnement est reléguée au second plan. Voire à La Saint-Glinglin pour des citoyens<br />

occupés à sauver leur peau et à nourrir leurs enfants au jour le jour. Ils n’ont pas toujours<br />

l’espace mental pour se projeter sur les catastrophes climatiques de demain. Si couper<br />

du bois pour se chauffer à moindre coût participe dangereusement à la déforestation,<br />

peu importe. Et lorsque l’argent aura été débloqué et les politiques vertes africaines mises<br />

en place, ce sera peut-être là, au niveau de la prise de conscience citoyenne, que le<br />

combat pour l’environnement sera le plus difficile à mener. Car, en Afrique, les deux combats<br />

doivent se mener de concert, celui pour le développement et celui pour le climat. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 31


décryptage<br />

BIENVENUE<br />

EN FRANCE !<br />

À quelques mois d’une élection présidentielle capitale, le débat<br />

est dominé par les « excès » d’Éric Zemmour, sur l’identité, la religion,<br />

les rapports hommes-femmes, l’histoire. Le reflet d’une nation<br />

qui rejette sa propre pluralité. par Zyad Limam<br />

On ne parle presque que de cela, et<br />

presque que de lui. Éric Zemmour,<br />

ancien journaliste au Figaro, vedette<br />

télévisuelle des cercles de droite,<br />

écrivain et polémiste, monopolise les<br />

médias et la scène politique avec un discours<br />

d’ultra-droite, une non-campagne<br />

parfaitement rodée et avant même qu’il<br />

ait déclaré sa candidature à l’élection présidentielle, il réalise<br />

une percée inédite par la fulgurance et l’ampleur. Il se trouve<br />

en capacité de se qualifier pour le second tour. Zemmour a de<br />

l’expérience, « du fond ». Il s’est rodé tout au long de ses années<br />

de militantisme et des nombreuses émissions de télévision. Il a<br />

clairement une ambition et une équipe qui s’organise. Il y a certainement<br />

des personnalités, des entrepreneurs qui partagent sa<br />

vision bipolaire et étriquée du monde. CNews où il a longtemps<br />

sévi appartient au milliardaire Vincent Bolloré. Bref, Zemmour,<br />

ce n’est pas un « guignol », pour reprendre l’expression hâtive<br />

d’Anne Hidalgo, maire de Paris et candidate du Parti socialiste.<br />

Zemmour est un symptôme d’une société crispée et un animal<br />

politique très habile. Il relève plus du danger public organisé.<br />

À côté, Marine Le Pen, c’est presque soft.<br />

Zemmour profite à plein de la crise du débat public et de la<br />

démocratie représentative, en France comme ailleurs. Le débat<br />

à l’ancienne, raisonnable, basé sur des programmes, sur une<br />

certaine relativité, ne répond plus à l’anxiété d’une partie des<br />

citoyens. Selon les enquêtes d’opinion menées par la fondation<br />

Jean-Jaurès, les soutiens d’Éric Zemmour ne font pas dans la<br />

finesse idéologique : 65 % se déclarent comme « radicaux » ou<br />

« très radicaux ». Ils sont préoccupés avant tout par l’immigration<br />

(75 %) et la délinquance (51 %). Ils estiment, à 96 %, que l’islam<br />

est une menace et à 98 % qu’il faut fermer davantage encore<br />

les portes de l’immigration. Les questions environnementales,<br />

sociétales, les problèmes d’inégalité sociale ne les concernant pas<br />

ou peu… L’électorat potentiel traverse toutes les classes sociales,<br />

riches ou moins riches, jeunes ou moins jeunes, à l’exception<br />

notable des femmes, cibles répétées du discours « machisant » et<br />

virilisant d’Éric Zemmour. Et de toutes les minorités sexuelles<br />

(obsessions qui, à elles seules, mériteraient une analyse psychanalytique<br />

avancée).<br />

Zemmour, c’est Donald Trump, en plus structuré, méthodique,<br />

froid. Comme Charles Maurras et d’autres penseurs<br />

de l’extrême droite, Zemmour est conscient que le récit l’emporte<br />

sur les faits. Le mensonge paie, l’outrance et la radicalité<br />

séduisent, les condamnations judiciaires répétées pour incitation<br />

à la haine raciale ne pèsent pas lourd. Zemmour ose. Avec<br />

quelques idées « fortes », si on peut les qualifier ainsi. Dans le<br />

« récit » apocalyptique « zemmourien », la répétition fonctionne :<br />

le rejet de l’immigration, le rejet de l’arabe et des musulmans,<br />

inaptes à s’intégrer et, pire encore, acteurs actifs et déterminés<br />

d’un grand remplacement qu’il faut stopper. Voire tous, plus ou<br />

moins, des terroristes en puissance. Comme Zemmour l’écrit :<br />

32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


À Rouen, le 22 octobre,<br />

dans le cadre de sa tournée<br />

promotionnelle pour<br />

son dernier livre.<br />

ETIENNE CHOGNARD/STARFACE<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 33


DÉCRYPTAGE<br />

« La démographie, c’est le destin. » Il faut donc construire la<br />

forteresse et protéger la seule civilisation qui vaille. Zemmour<br />

invoque une France idéale, homogène, « racialement » et religieusement,<br />

il insiste sur une France qui tourne le dos au déclin,<br />

revenant ainsi à une époque mythique, préalable à la débâcle<br />

historique de 1940 et aux défaites de la décolonisation (Diên<br />

Biên Phu, accords d’Évian). Une France fière d’elle-même ou tout<br />

le monde devra porter des prénoms « français ».<br />

Pour reconstruire cette France éternelle et glorieuse, il faut<br />

purger son passé, élaborer là encore un récit mythifié, quitte à<br />

tordre le cou aux faits historiques. Émettre des doutes sur l’innocence<br />

de Dreyfus, relativiser Vichy et Pétain (qui aurait aidé les<br />

juifs de France), De Gaulle et Pétain devenant quasiment complémentaires,<br />

justifier Maurice Papon, condamner la famille<br />

Sandler, victime de l’horreur du terroriste Merah, pour avoir<br />

fait enterrer les siens en Israël… C’est stupéfiant. C’est souvent<br />

illégal, mais ça passe. L’opinion s’habitue aux excès, aux condamnations.<br />

Et au fond, le plus inquiétant, c’est que cela résonne<br />

aussi. « Voilà, finalement, quelqu’un qui dit ce qu’il pense. Et puis<br />

c’est vrai, ces Arabes et ces musulmans… Et au fond, la France<br />

d’hier, ça ne devait pas être si mal… »<br />

Pour Éric Zemmour, la stratégie doit être celle de la rupture,<br />

de l’affrontement. Sans concession. Une lutte frontale. Les<br />

mots sont violents et assumés : « Pour moi, la délinquance que<br />

nous vivons n’est pas une délinquance, c’est un djihad », ou bien<br />

encore : « Nos dirigeants pensent qu’en refusant le conflit, ils<br />

l’éviteront. Ils se trompent. Il n’y a qu’une seule alternative :<br />

soit nous assumons ce rapport de force, comme nous l’avons<br />

assumé pendant des siècles ; soit nous perdrons et nous serons<br />

liquidés. » Ou bien encore : « Nous ne pouvons pas supporter<br />

deux civilisations sur le sol français. » Ou bien encore : « Il faut<br />

réserver en priorité les soins aux nationaux [dans les hôpitaux,<br />

ndlr]. » Zemmour met en scène un véritable risque existentiel<br />

pour la France, et il désigne des « ennemis ». C’est la stratégie de<br />

la guerre civile. Une fois de plus, on pense à Donald Trump. Et<br />

Donald Trump a été élu… Pour Zemmour, la stratégie est opérationnelle.<br />

Il faut « disrupter », dynamiter le système en levant<br />

les tabous, en dépassant « la bourgeoisie lepéniste ». Et dans ces<br />

sociétés troublées par la pandémie de Covid-19, chamboulées<br />

par deux ans de restrictions, de peur, de confinements, la lutte<br />

est gagnable. La présidence est possible… à condition évidemment<br />

d’obtenir les 500 parrainages d’élus pour se présenter.<br />

Soixante-dix pour cent des Français répondent que, de toute<br />

façon, Zemmour est « inéligible », qu’il n’a pas l’étoffe d’un président<br />

de la République. Mais le danger est réel. Peut-être pas<br />

aujourd’hui, peut-être pas pour la présidentielle de mai 2022.<br />

Même si l’on imagine avec un certain effroi le débat possible :<br />

Emmanuel Macron versus Éric Zemmour… Mais le « zemmourisme<br />

» dans sa logique de combat, du tout ou rien, de désignation<br />

de l’ennemi intérieur s’installe. Il s’installe sur le terreau<br />

d’une France, ou d’une partie de la France, obsédée par les questions<br />

identitaires, religieuses, migratoires. Cible du terrorisme,<br />

comme d’autres, cette France a construit un imaginaire antimusulman<br />

puissant (« tous coupables », « inassimilables »), alimenté<br />

aussi par l’héritage de la période coloniale. Le zemmourisme,<br />

comme le lepénisme, s’installe aussi sur les impasses de<br />

l’intégration. La France a importé massivement des ouvriers<br />

pendant les années 1960 et 1970, pour laisser leurs enfants<br />

se concentrer dans des banlieues délaissées, en marge de la<br />

République. L’intégration ne fonctionne pas « en bas », avec un<br />

marché du travail difficilement accessible, la ghettoïsation scolaire<br />

et urbaine. Et elle ne fonctionne pas en haut non plus. Les<br />

élites françaises (politiques, médiatiques, entrepreneuriales…)<br />

restent largement « blanches ». Il suffit de regarder la télévision.<br />

Avec des exceptions tolérables dans les milieux de la culture et<br />

du sport, cache-misère bien pratique du reste…<br />

LA FRANCE EST UN PAYS « MÉTIS »<br />

La France est pourtant « identitairement » un pays « métis ».<br />

Selon Pascal Blanchard [voir son interview ci-contre], entre 12<br />

et 14 millions de Français, soit entre 18 et 22 % de la population<br />

totale, ont au moins un de leurs grands-parents né dans<br />

un territoire non européen. L’historien calcule que sur quatre<br />

générations, un quart au moins des Français ont une origine<br />

extra-européenne et un autre quart ont au moins un grandparent<br />

issu des immigrations intra-européennes. Quarante pour<br />

cent auraient donc un « ailleurs » dans leur généalogie. Et cet<br />

« ailleurs » a fortement contribué au génie de la nation.<br />

Pourtant, dans ce pays métis, le danger migratoire est perçu<br />

comme une urgence, alors que depuis les années 1980, les gouvernements<br />

successifs empilent les lois de plus en plus restrictives.<br />

Un empilement destiné à contrer l’extrême droite (avec le<br />

succès que l’on sait…) et qui finit par accentuer la paranoïa au<br />

lieu de la réduire. Et qui va à l’encontre des chiffres. La population<br />

étrangère, vivant en France, s’élève à un peu plus de 5 millions<br />

de personnes, soit un peu moins de 8 % de la population. Et<br />

la France n’est pas le pays d’Europe qui compte le pourcentage<br />

le plus élevé d’immigrés : Autriche (17 %), Suède (16 %), États-<br />

Unis (15 %), Royaume-Uni (13 %), Espagne (13 %), Allemagne<br />

(12 %), France (12 %), Pays-Bas (12 %), Belgique (11 %), ou<br />

bien encore Italie (10 %).<br />

Cette crispation permanente pèse de plus en plus lourdement<br />

sur le soft power français. L’image du pays des droits de<br />

l’homme, de l’universalisme, qu’il renvoie via les télévisions, les<br />

réseaux sociaux, Internet, est celui de la fermeture, du repli, de<br />

l’hostilité, des visas impossibles. D’un pays miné par les discours<br />

lepénistes, zemmouristes, par le racisme ambiant et l’obsession<br />

identitaire. D’un pays replié sur un « lui-même fantasmé », au<br />

lieu de privilégier sa diversité consubstantielle, ses diasporas<br />

actives et leurs potentiels à créer des liens aux quatre coins du<br />

monde. Cette négativité joue sur la diplomatie, l’économie, l’attractivité<br />

du pays. On le voit dans ses relations à l’Afrique, alors<br />

que le continent pourrait être un formidable levier de croissance<br />

partagée. On le voit aussi en matière de compétitivité. En cette<br />

34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


époque de Covid ou de post-Covid, le redémarrage des économies<br />

riches est aussi freiné par les pénuries de main-d’œuvre.<br />

Aujourd’hui, l’hôpital et l’agriculture ont besoin de bras, de<br />

talents venus d’ailleurs. Mais la rigidité du débat sur l’immigration<br />

rend la perspective insurmontable. Le blocage ne concerne<br />

pas que les immigrants potentiels « du Sud ». Les Européens,<br />

qui ont toute liberté à s’installer et à travailler dans l’UE ne<br />

plébiscitent pas la France (sauf pour s’y acheter une maison de<br />

campagne peut être…). Ils préfèrent le Luxembourg, l’Autriche,<br />

la Belgique, l’Irlande, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, l’Italie,<br />

les Pays-Bas… Et toujours l’Angleterre, malgré le populisme<br />

ambiant et les « barbelés à la frontière ». Pour réussir, exister sur<br />

la scène, il faut aussi pouvoir attirer les talents, être compétitif à<br />

l’échelle du monde, faire venir les futurs prix Nobel, attirer les<br />

grands écrivains de demain, les sportifs, les entrepreneurs, les<br />

capitalistes, les scientifiques. S’ouvrir. Ce que faisait la France du<br />

XX e siècle en attirant l’élite internationale des arts, des sciences,<br />

des lettres… Dans ce monde sens dessus dessous, bouleversé<br />

par le Covid et les changements climatiques, où tout change<br />

vite, la France a encore un rôle à jouer. En tournant le dos à<br />

Zemmour, et à tous ceux qui font du déclinisme et de l’identité<br />

l’alpha et l’oméga du discours. En se réconciliant avec ellemême,<br />

avec sa nature plurielle. En tournant le dos aux discours<br />

« ethniques » pour se recentrer sur ce qui fait sa force dans un<br />

monde global : sa diversité. Et en focalisant sur les vrais sujets :<br />

les nouvelles croissances, les égalités sociales et géographiques,<br />

l’éducation, l’attrait.<br />

Les autres chemins sont une impasse. ■<br />

HERVÉ THOUROUDE<br />

Pascal Blanchard<br />

« La peur profonde : celle<br />

de ne plus être blanc demain »<br />

Pascal Blanchard est coauteur du livre Le Racisme en images :<br />

Déconstruire ensemble, une analyse historique d’illustrations<br />

et de photos racistes, agrémentée de contributions de personnalités.<br />

Il détaille le fonctionnement de cet imaginaire… encore prégnant en France, et permet<br />

d’appréhender l’aura du polémiste d’extrême droite. par Cédric Gouverneur<br />

<strong>AM</strong> : Dans votre livre, vous reproduisez une publicité<br />

de 1986 mettant en scène un cannibale. Et une affiche<br />

de 1989 où l’humoriste Michel Leeb pratique le blackface.<br />

Lilian Thuram témoigne, lui, des brimades subies à la<br />

récré, dans les années 1980, à cause d’un dessin animé en<br />

apparence anodin, La Noiraude, qui montrait une vache<br />

noire, hypocondriaque et stupide. Pour les autres enfants,<br />

elle ne pouvait être que le garçon noir de l’école !<br />

Ce sont des exemples concrets. Depuis la sortie du livre,<br />

beaucoup de gens sont venus nous raconter de telles anecdotes.<br />

Les stéréotypes, les préjugés, les images « humoristiques » sont<br />

un peu comme un mille-feuille : elles constituent des strates qui<br />

demeurent dans l’inconscient collectif. Une image, ce n’est pas<br />

comme un film, un livre ou un discours que vous avez le choix de<br />

regarder, de lire ou d’écouter. Elles ont une puissance de frappe<br />

hallucinante, elles s’imposent pour nous transmettre une vision<br />

du monde. En voyant ces images aujourd’hui, on s’imagine que<br />

l’on a pris nos distances, mais il demeure quelque chose dans<br />

l’inconscient collectif. Une dame m’a parlé des yeux en boules de<br />

loto des Noirs dans les caricatures coloniales : « Cela me faisait<br />

rire lorsque j’étais enfant. » Cette caricature, représentée sur des<br />

dizaines de milliers de cartes postales et dessins de presse de<br />

l’époque, sous-tend l’idée que le cerveau des Noirs serait plus<br />

petit, fonctionnerait moins bien et moins vite, une des théories<br />

racistes véhiculées par des « savants » du XIX e siècle. Lorsque le<br />

public rigolait, il intégrait, en fait, cette idée : les Noirs seraient<br />

moins intelligents que les Blancs ! Il y a une sorte d’échelle de<br />

Richter du racisme : étape 1, l’humour ; étape 2, la différenciation<br />

; étape 3, la xénophobie… jusqu’à l’étape 10, le Ku Klux<br />

Klan (KKK) et les nazis. Chacune, de 1 à 9, prépare le terrain<br />

de la dixième. Tout le monde – ou presque – est heureusement,<br />

aujourd’hui, horrifié par les images de propagande hitlérienne<br />

et celles du KKK. Mais beaucoup auront, au préalable, approuvé<br />

de manière inconsciente ces étapes intermédiaires.<br />

Vous montrez une publicité chinoise ahurissante, où une<br />

femme met un Africain dans une machine à laver, dont<br />

il ressort asiatique ! Elle serait impensable aujourd’hui<br />

en Europe, mais elle date seulement de… 2016 ! Malgré la<br />

Chinafrique, le racisme est toujours très présent en Asie ?<br />

En Asie, les « méchants » des mangas ont la peau foncée. Les<br />

Japonais se perçoivent comme blancs, et à Osaka, en 1903, un<br />

zoo humain présentait des Aïnous [peuple indigène de l’archipel<br />

nippon, ndlr], des Formosiens et des Coréens… La propagande<br />

coloniale japonaise avait même inventé un personnage coréen<br />

cannibale afin de justifier la conquête de la péninsule ! Le mécanisme<br />

est toujours le même : coloniser passe par l’acceptation de<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 35


DÉCRYPTAGE<br />

l’inacceptable (la domination raciale, le travail forcé…), il faut<br />

donc déshumaniser. Le cannibale étant inhumain, il ne serait<br />

pas inhumain de le coloniser. Les livres racistes, comme ceux<br />

d’Arthur de Gobineau, étant peu lus, cette propagande passe par<br />

l’image. Pendant l’affaire Dreyfus (1894-1906), dans une société<br />

française qui était encore très rurale, les juifs étaient représentés<br />

par la propagande antisémite sous forme d’animaux « nuisibles<br />

», qui seraient différents et dangereux. La caricature laisse<br />

une trace et façonne l’inconscient collectif. Quarante ans après<br />

l’affaire Dreyfus, ce sera l’occupation, Vichy, et finalement la<br />

Shoah. Ces images antisémites n’ont pas disparu et reviennent,<br />

aujourd’hui, sur les réseaux sociaux.<br />

Aujourd’hui, quel est le poids de l’image<br />

dans nos sociétés ?<br />

En une seule journée, les jeunes d’aujourd’hui voient autant<br />

d’images que leurs arrière-grands-mères<br />

en voyaient dans toute leur vie. Ils ont<br />

un degré d’acceptation hallucinant. Les<br />

filles sont davantage choquées, car le<br />

discours dévalorisant et sexuel sur les<br />

femmes a été peu à peu déconstruit.<br />

Mais globalement, il y a un « taux d’acceptation<br />

» du stéréotype assez élevé.<br />

Les tensions actuelles entre<br />

la France et l’Algérie s’inscrivent<br />

dans une guerre des mémoires<br />

non résolue ?<br />

Les rapports entre ces deux pays<br />

continuent de s’appréhender non sur le<br />

réel mais sur le fictionnel, notamment<br />

sur cet imagier colonial. La plupart des<br />

Français actuels n’ont pas connu les<br />

colonies. Mais ils ont vu des images. Le<br />

vieil oncle réactionnaire qui, au repas de<br />

famille, vous bassine avec l’Algérie française<br />

a en tête non la réalité, mais les images de la propagande<br />

coloniale de l’époque : des ponts, des routes, des dispensaires…<br />

qui ne disent évidemment rien de la violence des rapports coloniaux.<br />

La différence est que dorénavant un contre-imaginaire<br />

se construit : les moins de 25 ans ont entendu les intellectuels et<br />

les artistes parler de la torture, du massacre du 17 octobre 1961.<br />

Ils ont tous vu le western Django Unchained de Quentin Tarantino<br />

sur l’esclavage, et ils connaissent, bien sûr, l’affaire George<br />

Floyd. Tout cela a changé la manière de regarder ce passé.<br />

Cette contre-culture va, parfois, jusqu’à en appeler<br />

au déboulonnage de statues aux Antilles, voire à brûler<br />

des livres, comme dans des écoles amérindiennes,<br />

au Canada ! Vous y êtes opposé.<br />

Je prendrais comme exemple le monument Voortrekker,<br />

inauguré à Pretoria en 1949 pour célébrer la conquête sanglante<br />

du pays par les Boers au XIX e siècle. C’est un mémorial ouvertement<br />

raciste, à la gloire de l’Apartheid et de la suprématie<br />

« On est passé<br />

d’un rejet<br />

des étrangers<br />

et des immigrés<br />

au rejet de leurs<br />

enfants, pour<br />

protéger “notre”<br />

identité. »<br />

blanche. En 1994, le Congrès national africain voulait le démonter.<br />

Mais Nelson Mandela s’y est opposé, disant, sommairement,<br />

que « personne ne nous croira si on le démonte ». Déboulonner,<br />

c’est se priver d’outils pédagogiques, de preuves. Supprimer<br />

celles-ci laisse le champ libre aux révisionnistes. Aujourd’hui,<br />

les Sud-Africains visitent cet édifice afin de ne jamais oublier.<br />

Après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu des débats sur la<br />

pertinence de montrer des images de la Shoah : cela nous paraît<br />

évident, aujourd’hui, qu’il faut les montrer pour couper court<br />

aux négationnistes. Idem pour les lynchages dans les États<br />

sudistes, qui étaient annoncés par voie de presse et pouvaient<br />

rassembler des milliers de personnes ! Des familles posaient en<br />

photo devant les cadavres d’Afro-Américains suppliciés et brûlés<br />

! Il faut montrer ces images choquantes afin que ne soit pas<br />

mise en doute la réalité de ces faits. Spike Lee les utilise dans son<br />

film BlacKkKlansman, car les jeunes<br />

Afro-Américains les avaient quelque<br />

peu oubliées. Elles permettent de<br />

déconstruire le passé et le racisme.<br />

L’audience de Marine Le Pen,<br />

et désormais d’Éric Zemmour,<br />

représente-elle la réussite<br />

posthume de cet imagier<br />

colonial ?<br />

Dans la bouche de Le Pen et de<br />

Zemmour, la perte ressentie de la<br />

grandeur de la France est symbolisée<br />

par la perte de l’empire colonial.<br />

Le second appuie sur cet imaginaire<br />

lorsqu’il parle du déclin de l’Hexagone,<br />

qui était alors, à ses yeux, une<br />

grande puissance, où chacun – selon<br />

sa couleur de peau – était à sa place<br />

et restait à sa place. Où le métissage<br />

était réprouvé, mais où les hommes<br />

blancs se divertissaient avec les femmes colonisées : la congaï<br />

d’Indochine, la prostituée de Casablanca. C’est cela qu’il évoque<br />

lorsqu’il compare hier à aujourd’hui, qu’il parle des minorités qui<br />

vont faire la loi… Un hier fantasmé, le temps béni des colonies<br />

que Michel Sardou chantait encore en 1976 ! Zemmour peut<br />

surfer sur cet imaginaire, car il n’a jamais disparu : il y a ces<br />

strates en amont, une continuité. Zemmour dit en substance :<br />

« Il y a eu une parenthèse de soixante ans, depuis 1962, et je<br />

vais l’effacer. » Le discours « décliniste » se base toujours sur le<br />

mythe d’un âge d’or. Dans les années 1920, l’Occident se voyait<br />

perdre son hégémonie : cela a été l’apogée du Ku Klux Klan, puis<br />

des nazis en Europe. Avec un contexte où de nombreux auteurs<br />

publiaient des ouvrages sur le déclin supposé de l’Occident. Éric<br />

Zemmour joue sur ce ressenti, le « c’était mieux avant », le « on<br />

est chez nous », slogan du Rassemblement national (ex-Front<br />

national) ces dernières années. Les élites françaises sont très<br />

gênées pour parler de l’histoire coloniale. Ainsi, François<br />

36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DR (4)<br />

Mitterrand, qui avait été ministre de la<br />

France d’Outre-Mer en 1950-1951, puis<br />

ministre de l’Intérieur en pleine guerre<br />

d’Algérie, était bien silencieux sur le<br />

sujet… L’empire colonial, par sa grandeur,<br />

transcendait les classes sociales<br />

et trouvait des partisans même dans<br />

l’opinion publique ouvrière, malgré<br />

l’anticolonialisme du Parti communiste<br />

français. C’est le dernier tabou de l’histoire<br />

de France. On n’entend quasiment<br />

que Zemmour et, de l’autre côté, ceux<br />

qui veulent déboulonner les statues !<br />

Entre les deux, il y a un vide discursif<br />

et une peur de parler de ces questions,<br />

où seul Emmanuel Macron s’est engagé<br />

depuis quatre ans.<br />

Vous expliquez dans votre<br />

livre que le white power<br />

– le suprémacisme blanc,<br />

notamment américain – repose<br />

sur la peur. L’aura de Zemmour<br />

repose-t-elle sur ce même<br />

Le Racisme en images :<br />

Déconstruire ensemble,<br />

Pascal Blanchard<br />

et Gilles Boetsch,<br />

La Martinière.<br />

mécanisme émotionnel ?<br />

Éric Zemmour parle aux Français<br />

de leur peur la plus profonde,<br />

celle de ne plus être « blanc » demain.<br />

De l’envahissement par les « non-Blancs ». De l’effondrement de<br />

leur identité. C’est un discours émotionnel et non de raison.<br />

Devant son public, il explique, en somme, que l’Algérie, pour<br />

se construire en tant que pays en 1962, a expulsé les juifs et<br />

les pieds-noirs, dont sa famille. Puis, il explique qu’elle a eu un<br />

peu raison, que c’était alors justifiable pour bâtir une nation ! Et<br />

donc que cette analyse est aujourd’hui valable pour la France,<br />

pour reconstruire la nation. Dans cet électorat-là, on est passé<br />

d’un rejet xénophobe des étrangers, des travailleurs immigrés,<br />

à celui des descendants des immigrés – qui sont citoyens français<br />

! –, au profit de l’ethnie, d’une identité blanche qui a peur de<br />

tout perdre et pense devoir réagir. Cela fonctionne, car l’opinion<br />

s’est préparée à entendre ce type de discours, notamment par<br />

ce mille-feuille de l’imagier colonial que j’évoquais. La peur s’est<br />

cristallisée sur l’islam.<br />

Depuis janvier 2015, pas moins de 264 personnes ont<br />

été tuées en France dans des attentats djihadistes :<br />

l’incapacité ressentie de l’État de droit et des institutions<br />

démocratiques à éradiquer cette menace terroriste<br />

joue-t-elle en faveur de l’extrême droite ?<br />

Même si les forces de l’ordre déjouent 9 attentats sur 10 et<br />

contiennent cette menace, ces attaques constituent la démonstration,<br />

pour l’auditoire de Zemmour, que les musulmans<br />

sont dangereux. Qu’il y a une idéologie, un substrat politique<br />

et religieux derrière leur invasion. C’est un discours efficace,<br />

devant lequel les politiques<br />

paraissent tétanisés. Zemmour<br />

est un peu comme le<br />

général Boulanger à la fin<br />

du XIX e siècle ou Pierre Poujade<br />

dans les années 1950 :<br />

des hommes qui sont en<br />

dehors du monde politique<br />

– un militaire, un<br />

syndicaliste de petits commerçants,<br />

et, aujourd’hui,<br />

un polémiste. Le phénomène Zemmour<br />

s’inscrit dans le même mouvement. C’est<br />

cyclique dans l’histoire de France.<br />

Zemmour cherche à présenter Pétain<br />

en « sauveur de juifs » ou à dénigrer<br />

les résistants « communistes », qui<br />

auraient selon lui « poussé à la guerre<br />

civile ». À quelle frange de la France<br />

parle ce discours révisionniste ?<br />

Les chiffres sont explicites : sur les 74 150 juifs déportés,<br />

un tiers avait la nationalité française [les autres étaient d’origines<br />

polonaise, russe, allemande, autrichienne, etc., et étaient<br />

venus se réfugier en France, pensant y trouver la sécurité, ndlr].<br />

Le débat historique est clair. Pas la symbolique mémorielle sur<br />

laquelle s’engage Éric Zemmour. Il faut, à ses yeux, rétablir un<br />

mythe d’une France totale et globale. Comme si Pétain et De<br />

Gaulle avaient fusionné pour combattre l’occupant allemand,<br />

chacun dans sa tessiture. On trouve cette analyse dès le procès<br />

de Pétain, puis en 1978, dans les mémoires du contre-amiral<br />

Gabriel Auphan, qui fut chef d’état-major des forces maritimes,<br />

puis, en 1942, secrétaire d’État à la Marine de Vichy. La thèse<br />

« du glaive et du bouclier » se retrouve dans les écrits de Robert<br />

Aron, Histoire de Vichy [parus en 1954, ndlr]. C’est dans cette<br />

tradition historiographique que s’inscrit Éric Zemmour. Il veut<br />

montrer qu’il fédère les deux France. Cette thèse est déjà omniprésente<br />

dans son essai, Le Suicide français, en 2014, et lors de<br />

son passage dans l’émission d’Alain Finkielkraut sur France<br />

Culture, en novembre de la même année. Le mois précédent,<br />

chez Ruquier, il affirmait : « Pétain a sauvé les juifs français !» Il<br />

veut prouver par ces déclarations qu’il regarde la « vraie » histoire<br />

en face et, donc, qu’il est dans le bon camp au regard de l’histoire<br />

coloniale. Il serait à ses yeux dans l’héritage des récits communs<br />

de l’ultra-droite et, en même temps, de la pensée gaulliste. Un<br />

fédérateur. Il veut être l’héritier du bouclier et de l’épée pour<br />

atteindre les électeurs de la droite et de l’ex-Front national. Pour<br />

conclure, je citerai la journaliste Brigitte Benkemoun : « Je pense<br />

à mon grand-oncle Albert, juif et français, né en Algérie comme<br />

Zemmour, déchu de sa nationalité par Pétain, arrêté en 1943 à<br />

Nice, et mort à Auschwitz. Je pense à mon père, exclu de l’école<br />

à 10 ans, mes oncles interdits d’enseigner. Arrêtons de laisser<br />

falsifier l’histoire. » Tout est dit. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 37


DÉCRYPTAGE<br />

tribune<br />

par Venance Konan<br />

« Si tu<br />

veux<br />

venir en<br />

France… »<br />

Le phénomène ou le grand<br />

buzz, en ce moment en<br />

France, est un certain Éric<br />

Zemmour. Journaliste,<br />

chroniqueur, polémiste aux<br />

propos plus que dérangeants, il est de<br />

plus en plus vu comme un potentiel candidat<br />

à la présidence de la France dans<br />

quelques mois, avec de sérieuses chances<br />

de faire un score plus qu’honorable. Et<br />

on ne parle plus que de lui dans l’Hexagone.<br />

Tous ceux qui arrivent à décoder<br />

son discours savent qu’il dit n’importe<br />

quoi, joue sur les peurs d’une partie de<br />

la population, fait des amalgames, mais<br />

il continue de grimper dans les sondages,<br />

et ses livres sont de gros succès en librairie.<br />

Si pour le moment, il semble laisser<br />

plutôt indifférent le citoyen africain<br />

lambda – qui a d’autres chats à fouetter<br />

entre les luttes contre le terrorisme, les<br />

coups d’États à répétition, le Covid-19 et<br />

tout simplement son combat pour survivre<br />

–, Éric Zemmour dit pourtant beaucoup<br />

de choses concernant les Africains.<br />

Son discours, qui est à la droite de celui<br />

des Le Pen père, fille et nièce (c’est peu<br />

dire !), ne prône pas précisément la fraternité<br />

universelle. Pour résumer sa pensée<br />

: le bon Africain est celui qui reste sur<br />

le continent. Ce dernier pourra-t-il encore<br />

aller vivre en France, ou seulement la<br />

visiter, si jamais l’essayiste en devenait<br />

le président ? En principe oui, mais sous<br />

certaines conditions cependant…<br />

Ne pas porter un prénom de sauvage<br />

du genre Mohamed, Koudou, Rokyatou<br />

ou Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga.<br />

Journaliste et écrivain ivoirien.<br />

Ils sont peut-être poétiques et racontent<br />

certainement de très belles histoires,<br />

mais ils n’auront plus leur place dans la<br />

France de Zemmour. Non, il vaudra mieux<br />

porter un nom de baptême chrétien, juif,<br />

ou fleurant bon la campagne profonde :<br />

Joseph, Désiré, Éric, Marie (pas Maryam<br />

ou Myriam) ou Corinne, entre autres.<br />

Ne pas être basané ou noir. Non.<br />

Éric Zemmour vous accuse d’être tous<br />

(Arabes et Noirs) des<br />

voleurs, des violeurs, des<br />

trafiquants de drogue, et<br />

pire, il vous soupçonne<br />

de vouloir remplacer sa<br />

belle race blanche – pour<br />

ne pas dire aryenne –, et<br />

à terme, obliger tous les<br />

Français bien blancs qui<br />

survivraient à danser le<br />

Ndombolo et à manger<br />

le mafé. Il en a la preuve<br />

chaque fois qu’il se rend<br />

dans le quartier de Château-Rouge, où il<br />

a passé une partie de son adolescence. Il<br />

n’y voit plus de Blancs, mais seulement<br />

des bougnouls – dont beaucoup lui ressemblent,<br />

puisque sa famille vient d’Algérie<br />

– et des Blacks qui vendent des<br />

Son discours,<br />

qui est à la droite<br />

de celui des<br />

Le Pen père, fille<br />

et nièce, ne prône<br />

pas précisément<br />

la fraternité<br />

universelle.<br />

maïs bouillis ou braisés dans les rues.<br />

Non, les Congolais qui se sont décapés<br />

la peau ne pourront pas se faire passer<br />

pour des Blancs. Quel que soit le résultat<br />

de leur opération de blanchiment, ils<br />

seront toujours trahis par leur nez épaté<br />

et leur accent.<br />

Ne pas être homosexuel. Sur ce<br />

point, il s’entendra certainement avec de<br />

nombreux Africains. Dans la France de<br />

Zemmour, comme dans<br />

l’Europe d’un certain<br />

Adolf Hitler, les hommes<br />

doivent être musclés et<br />

virils, même si lui-même<br />

ressemble plutôt à une<br />

chauve-souris ou à Nosferatu,<br />

le vampire des<br />

films d’horreur – comme<br />

d’ailleurs Hitler ressemblait<br />

très peu au modèle<br />

aryen dont il rêvait.<br />

Si vous êtes une<br />

femme, sachez que dans la France de<br />

Zemmour, votre place est dans les cuisines<br />

et votre rôle est essentiellement de<br />

procréer. Bon, on me dira que la place et<br />

le rôle des femmes ne sont pas très différents<br />

dans bon nombre de nos régions<br />

C<strong>AM</strong>ILLE MILLERAND<br />

38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


africaines, mais il est bon de le savoir<br />

avant de se risquer dans la France de<br />

Zemmour.<br />

Ne pas être pauvre. Je sais que c’est<br />

difficile de ne pas l’être lorsque l’on est<br />

africain, surtout au sud du Sahara, et<br />

c’est la raison principale de son émigration<br />

vers la France, mais essayez,<br />

autant que possible, de ne pas avoir l’air<br />

misérable. Car la France que veut Zemmour<br />

ne peut et ne souhaite supporter<br />

toutes les misères du monde, et surtout<br />

d’Afrique. Il n’est pas le premier à le dire,<br />

mais il insiste.<br />

Enfin, et c’est le plus important, ne<br />

pas, mais au grand jamais, ne pas être<br />

musulman. Pour Zemmour, l’ennemi<br />

mortel de l’Occident judéo-chrétien est<br />

le musulman. L’islam, dit-il, est en guerre<br />

contre l’Occident depuis plus de mille ans,<br />

une guerre qui n’est pas près de s’arrêter.<br />

Et donc tout musulman, pratiquant ou<br />

pas, modéré ou pas (de toutes les façons,<br />

pour Zemmour, islam ne rime pas avec<br />

modération), est un ennemi potentiel.<br />

Et la meilleure façon de se protéger d’un<br />

ennemi est de ne pas le laisser mettre les<br />

pieds chez soi. Il n’a rien dit concernant<br />

les adeptes du vaudou, mais je doute qu’il<br />

les aime. Les seules bonnes religions sont<br />

le christianisme et le judaïsme.<br />

Mon frère, ma sœur d’Afrique, voilà<br />

donc ce qui t’attend si tu veux aller « te<br />

chercher » en France, au cas où Éric Zemmour<br />

devenait le président de ce pays. Tu<br />

me diras qu’on en a vu d’autres, depuis<br />

Charles Pasqua et ses charters en passant<br />

par les Le Pen, et qu’il en faudrait plus<br />

que cela pour doucher ton envie de fuir<br />

la misère de ton bled pour t’installer au<br />

bord de la Seine, et tu auras raison. Il ne<br />

pourra jamais construire un mur autour<br />

de la France, comme Donald Trump l’a<br />

fait à la frontière entre les États-Unis et<br />

le Mexique – ce qui n’empêche d’ailleurs<br />

pas les candidats au rêve américain de<br />

toujours accourir par milliers. Il ne<br />

pourra jamais mettre tous les Africains<br />

et les musulmans qui vivent déjà en<br />

France dans des bateaux. Et à dire vrai,<br />

la probabilité qu’il devienne président de<br />

la France est plutôt proche de zéro. ■<br />

Menaces et chimères<br />

par Frida Dahmani<br />

Ne demandez pas à un Tunisien qui est Zemmour, l’opinion<br />

publique ne sait que peu de choses sur le trublion, excepté<br />

ses saillies aux côtés de Laurent Ruquier dans l’émission<br />

On n’est pas couché, il y a quelques années. À La Marsa,<br />

au café du Saf Saf, où les habitués décortiquent tous les<br />

matins l’actualité, Zemmour n’est pas encore à la une. « Est-il originaire<br />

du village d’Azmour dans le Cap Bon ?», s’interroge un néophyte des<br />

élections françaises qui a pressenti l’origine berbère de ce probable candidat.<br />

Les Tunisiens ne perdent pas de vue pourtant l’actualité hexagonale :<br />

une habitude bien ancrée, héritée de la période coloniale et surtout<br />

des années Ben Ali, où l’on pouvait tout critiquer, sauf le régime du pays.<br />

Fin septembre, une grande majorité de l’opinion a surtout été choquée<br />

par la brutale décision française de réduire de 30 % le nombre de visas<br />

annuellement octroyés à la population – une résolution officiellement<br />

motivée par le manque de coopération des autorités afin d’accélérer<br />

le retour de leurs ressortissants, dont des migrants clandestins et des<br />

fichés S. Tous sont unanimes : « Emmanuel Macron tente d’être plus<br />

à droite de sa droite et de séduire un nouvel électorat d’extrême droite. »<br />

D’autres notent que le populisme est une tendance mondiale<br />

et qu’« un profil à la Zemmour peut très bien apparaître en Tunisie ».<br />

Nostalgique d’une France idéalisée par ses parents, Elyas, en deuxième<br />

année de médecine à Toulouse, est décidé : « Si Zemmour ferme l’accès<br />

aux Africains et aux musulmans, j’irai au Canada.» La France confirmerait<br />

la décadence de son débat d’idées et d’une culture métisse qu’elle défendait<br />

jusque-là. « Que ferait-il s’il devait être soigné par un médecin prénommé<br />

Mohamed ?», poursuit l’étudiant, rappelant que le marché tricolore a une<br />

appétence pour les compétences tunisiennes. « En comparaison, les Le Pen<br />

sont des enfants de chœur », constate un binational, tandis que son père<br />

estime que « Zemmour est une chimère, une menace improbable que l’opinion<br />

française agite régulièrement pour se faire peur en période électorale ».<br />

Quant aux plus jeunes, c’est leur perception de la France qui change.<br />

Celle des Lumières, des droits de l’homme, porteuse d’un projet égalitaire,<br />

qui a été enseignée à de nombreuses générations de Tunisiens, se révèle<br />

être une utopie. Elle n’a pas fait sa mise à jour pour demeurer attractive.<br />

L’homme dérange. L’écrivain est perçu comme le symbole des maux d’une<br />

époque et des problèmes que la France a éludé, notamment son rapport aux<br />

pieds-noirs et les conséquences de la guerre d’Algérie. « Face aux Le Pen,<br />

catholiques pur jus dont le patriarche Jean-Marie a commis des exactions<br />

en Algérie, voilà Zemmour, juif errant qui a perdu son paradis originel.<br />

La France se divise autour de ce malaise identitaire », résume un ancien<br />

journaliste. Entre arabité, berbéritude, francophilie et religion, les Tunisiens,<br />

aussi, n’ont pas résolu leurs problèmes identitaires et se cherchent encore,<br />

tout en assumant difficilement la différence et la pluralité. Un mal-être<br />

commun avec l’essayiste, qui semble décidé à en découdre, quitte à faire<br />

démentir son nom qui, en berbère, signifie « olivier »… symbole de paix. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 39


Vers 1932.<br />

40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


légende<br />

JOSÉPHINE BAKER,<br />

UNE AUTRE<br />

HISTOIRE FRANÇAISE<br />

Le 30 novembre, elle sera la première femme noire à reposer<br />

au Panthéon, nécropole des illustres de la République. Petite-fille<br />

d’esclaves afro-américains naturalisée, chanteuse, danseuse,<br />

muse et – ce que l’on sait moins – résistante, elle incarne aussi<br />

toutes les ambiguïtés et les complexités de la France<br />

vis-à-vis des citoyens de la différence.<br />

par Cédric Gouverneur<br />

AL<strong>AM</strong>Y<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 41


LÉGENDE<br />

Septembre 1939.<br />

Hitler vient d’envahir la Pologne. La<br />

Seconde Guerre mondiale débute et va<br />

plonger le monde dans un invraisemblable<br />

cauchemar. La France ne le sait pas<br />

encore, mais ses troupes ne feront pas le<br />

poids face à la « guerre éclair » nazie. En<br />

attendant, aux premiers jours du conflit,<br />

l’armée développe son réseau d’informateurs.<br />

Un officier du contre- espionnage,<br />

le capitaine Jacques Abtey, se rend au<br />

château de Joséphine Baker en Dordogne<br />

: des amis communs l’ont informé<br />

que la star afro-américaine – naturalisée<br />

française depuis son mariage deux<br />

années auparavant – souhaite se mettre<br />

au service de son pays d’adoption…<br />

L’officier est sceptique : la bonne<br />

volonté ne suffit pas pour faire un bon<br />

agent. Aussi, il a sans doute un peu de<br />

mal à prendre au sérieux cette artiste à<br />

la beauté enivrante qu’il a vu, comme<br />

tous les Français, se déhancher seins<br />

nus, une ceinture de bananes autour des<br />

hanches, sur des affiches, en photo ou<br />

au cinéma… Mais face à elle, il est « saisi<br />

par un étrange rayonnement », est-il<br />

rapporté dans le livre Joséphine Baker<br />

contre Hitler : La Star noire de la France<br />

libre (Charles Onana, éditions Duboiris,<br />

2006). « C’est la France qui a fait ce que<br />

je suis, je lui dois une reconnaissance<br />

éternelle », lui explique la jeune femme,<br />

née Freda Josephine – sans accent sur<br />

le « e » – McDonald, dans le Missouri<br />

en 1906. Songe-t-elle à son enfance misérable<br />

à Saint-Louis, ville fondée – curieux<br />

hasard ! – par des Français et nommée<br />

en l’honneur de Louis IX, roi réputé, à<br />

tort ou à raison, pour son équité ? Se<br />

remémore-t-elle les mauvais traitements<br />

infligés par les riches blancs chez qui sa<br />

mère l’avait placée comme bonne à tout<br />

faire ? « La France est douce, il y fait bon<br />

vivre pour nous, les gens de couleur »,<br />

poursuit-elle.<br />

Des lynchages endeuillent alors<br />

ponctuellement les États sudistes, dans<br />

une consternante impunité. Cette même<br />

année 1939, Billie Holiday chante avec<br />

tristesse ce « fruit étrange » (« Strange<br />

Fruit ») pendu aux arbres du Mississippi…<br />

Plus tôt, en 1921, à Tulsa, en Oklahoma,<br />

des centaines d’Afro- Américains ont<br />

été massacrés et leur quartier incendié,<br />

au prétexte qu’un Noir aurait frôlé<br />

une Blanche dans un ascenseur. Alors,<br />

certes, en comparaison, la France est<br />

« douce pour les gens de couleur », fort<br />

peu nombreux en « métropole ». Mais<br />

Joséphine Baker n’a sans doute guère<br />

Affiche de la revue<br />

Paris qui remue, dans lequel était<br />

joué « J’ai deux amours ».<br />

idée de la réalité quotidienne dans les<br />

colonies… A-t-elle entendu « Nénufar »,<br />

abjecte chanson coloniale d’Alibert (un<br />

nom heureusement plutôt oublié) aux<br />

paroles d’un racisme outrancier ? En tout<br />

cas, comme la plupart des Français, elle<br />

n’a certainement pas eu connaissance du<br />

pogrom, en 1893, qui a coûté la vie à<br />

des dizaines d’immigrés italiens, lynchés<br />

dans le Gard, dans le sud de la France,<br />

par une foule xénophobe n’ayant rien à<br />

envier à celle de Tulsa. Peut-être que son<br />

(déjà troisième et non dernier !) époux<br />

Jean Lion, né Lévy, lui a parlé de l’affaire<br />

Dreyfus et de la vague antisémite qui,<br />

pendant une décennie au tournant du<br />

siècle, a hystérisé le pays de Rousseau<br />

et Voltaire. Celle qui chantait « J’ai deux<br />

amours, mon pays et Paris » avait néanmoins<br />

déclaré, en 1927 : « La France, bien<br />

que moins raciste que les États-Unis, a<br />

tout de même des progrès à faire. »<br />

Quoi qu’il en soit, Joséphine a coiffé<br />

son prénom originel d’un accent : elle<br />

est française. Définitivement française.<br />

Elle aime la France, et son pays de cœur<br />

le lui rend bien, même si l’amour de<br />

ce dernier est ambigu… Alors, l’artiste<br />

s’engage résolument pour le défendre<br />

contre les suprémacistes à croix gammée<br />

qui astiquent leurs panzers de<br />

l’autre côté du Rhin : à la France, elle est<br />

« prête, capitaine, à donner aujourd’hui<br />

[s]a vie ». En septembre 1939, Joséphine<br />

Baker est donc recrutée par le<br />

contre- espionnage.<br />

Cette facette de sa personnalité, aussi<br />

méconnue qu’héroïque, est révélatrice<br />

de la richesse de l’existence de celle qui<br />

sera honorée le 30 novembre prochain<br />

par le président Emmanuel Macron : une<br />

vie qui en contient mille autres. Une vie<br />

picaresque, épique, digne d’un roman<br />

particulièrement fécond. Une vie que<br />

les circonstances sociales destinaient à<br />

l’indigence, mais dont Freda Josephine<br />

McDonald, issue du sous-prolétariat du<br />

Sud ségrégationniste, a su, par la force<br />

de son talent artistique et de sa détermination,<br />

se transcender pour se métamorphoser<br />

en Joséphine Baker, étoile<br />

de la scène, et sixième femme à entrer<br />

au Panthéon, aux côtés notamment de<br />

Marie Curie et de Simone Veil.<br />

RUE DES ARCHIVES/RDA<br />

42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


L’officier<br />

a sans doute<br />

un peu de mal<br />

à prendre<br />

au sérieux<br />

cette artiste<br />

qu’il a vu<br />

se déhancher<br />

une ceinture<br />

de bananes<br />

autour<br />

des hanches.<br />

Dans la revue<br />

La Folie du jour,<br />

aux Folies Bergère,<br />

à Paris, en 1926.<br />

Une image iconique,<br />

mais loin de résumer<br />

l’incroyable vie<br />

de cette femme.<br />

RENE DAZY/RUE DES ARCHIVES<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 43


LÉGENDE<br />

Une rencontre fortuite va bouleverser sa<br />

destinée et lui donner une trajectoire unique.<br />

COSETTE AU MISSOURI<br />

L’artiste est donc née le 3 juin 1906 à<br />

Saint-Louis. Son père, Eddie Carson, un<br />

musicien itinérant d’origine espagnole,<br />

disparaît rapidement de la circulation…<br />

Sa mère, Carrie McDonald, est une<br />

métisse noire et amérindienne qui a été<br />

adoptée par un couple d’anciens esclaves.<br />

Abandonnée par son mari, elle épouse<br />

alors en secondes noces un certain Arthur<br />

Martin. Le couple a trois enfants et, pour<br />

boucler ses fins de mois, place Josephine,<br />

dès l’âge de 8 ans, en tant que bonne chez<br />

des Blancs qui la battent pour la moindre<br />

broutille… Puis, à 13 ans, ils la marient<br />

à un dénommé Willie Wells. L’union précoce<br />

(et forcée !) ne dure pas. Divorcée<br />

à 14 ans, elle part travailler comme serveuse.<br />

Mais cette Cosette du Missouri<br />

a un talent : elle sait danser et chanter.<br />

Comme personne. Et elle jouit d’un don<br />

pour la comédie. Les clients s’esclaffent<br />

devant cette femme-enfant prodige.<br />

Une troupe de saltimbanques, le<br />

Jones Family Band, la remarque et<br />

l’embarque dans ses pérégrinations. La<br />

voici à Philadelphie, loin du Sud et de<br />

sa cruauté raciale. Mais même sur la<br />

plus ouverte côte est, la mixité est interdite<br />

: les troupes artistiques sont soit<br />

noires, soit blanches. Et pour incarner<br />

un Noir, un Blanc pratique le blackface…<br />

Josephine intègre donc la troupe des<br />

Dixie Steppers, et danse pour 10 dollars<br />

par semaine au Standard Theater<br />

de « Philly ». Elle épouse son deuxième<br />

mari, Willie Baker, qu’elle plaque vite<br />

mais dont elle conservera le nom (signifiant<br />

« boulanger »). Puis elle part tenter<br />

sa chance à New York, faisant le siège des<br />

music-halls de Broadway, jusqu’à décrocher<br />

une audition. Elle se produit dans<br />

des troupes aux noms évocateurs – les<br />

Chocolate Dandies, le Plantation Club –<br />

et joue même dans la comédie musicale<br />

Shuffle Along…<br />

Josephine aurait pu demeurer à<br />

New York. Y poursuivre une carrière<br />

honorable, qui aurait déjà constitué<br />

une réussite au regard de son enfance<br />

misérable. Mais une rencontre fortuite<br />

va bouleverser sa destinée et lui donner<br />

Le 3 juin 1947,<br />

elle se marie pour<br />

la quatrième<br />

fois avec le chef<br />

d’orchestre<br />

Jo Bouillon.<br />

une trajectoire unique : Caroline Dudley<br />

Reagan, mondaine et épouse de l’attaché<br />

commercial de l’ambassade américaine<br />

à Paris, la prend sous son aile et<br />

l’invite à la suivre en France. L’occasion<br />

est inespérée ! En septembre 1925, à<br />

19 ans, Josephine Baker embarque sur<br />

le paquebot RMS Berengaria, direction<br />

Cherbourg. Que s’imaginait-elle, sur le<br />

pont du navire, en contemplant l’océan<br />

vide derrière lequel l’attendait l’Europe ?<br />

Certainement pas le quart de la moitié de<br />

ce qui allait suivre…<br />

À LA DÉCOUVERTE DE PARIS<br />

À Paris, en cette rentrée 1925, le<br />

directeur artistique du théâtre des<br />

Champs-Élysées André Daven cherche<br />

une nouvelle idée de spectacle. Un ami,<br />

le peintre Fernand Léger, lui suggère un<br />

numéro entièrement joué par des personnes<br />

noires. Après tout, la culture noire<br />

– au sens large – est à la mode : depuis<br />

le passage des troupes américaines lors<br />

de la Grande Guerre, les Français se sont<br />

pris de passion pour le jazz et le charleston.<br />

Et des artistes comme Max Jacob<br />

ou Pablo Picasso vantent l’« art nègre ».<br />

Daven rencontre l’Américaine Reagan,<br />

qui lui présente alors sa jeune protégée…<br />

Dès le 2 octobre, le théâtre des<br />

Champs-Élysées lance son nouveau<br />

show, La Revue nègre, composé de deux<br />

douzaines de danseurs et de musiciens,<br />

dont Joséphine Baker, mais aussi Sidney<br />

Bechet, le jazzman américain, qui<br />

deviendra célèbre par la suite. La jeune<br />

femme y danse le charleston seins nus,<br />

vêtue d’un simple pagne en (fausses)<br />

bananes, au rythme d’un tambour… Et<br />

éclipse rapidement le reste de la troupe.<br />

Le spectacle fait salle comble. Et tout<br />

Paris s’entiche de Joséphine Baker. Les<br />

femmes veulent lui ressembler : en 1926<br />

est lancée la brillantine Bakerfix, qui permet<br />

aux Françaises de se coiffer comme<br />

leur idole ! Tandis que les cubistes et les<br />

surréalistes sont fous de cette « vénus<br />

AFP


Le 22 avril 1966, le président sénégalais Léopold Sédar Senghor et son épouse accueillent la chanteuse,<br />

qui participe au premier Festival mondial des arts nègres, organisé à Dakar.<br />

AFP<br />

d’ébène ». Picasso la surnommera aussi<br />

« la Néfertiti de son époque ».<br />

Les lettrés noirs de l’époque trouvent<br />

cependant ce spectacle désolant. Dans un<br />

article de La Revue du monde noir d’octobre<br />

1928, la Martiniquaise Paulette<br />

Nardal critique sévèrement le déhanché<br />

de cette Américaine caricaturant les<br />

Africaines dans le but d’émoustiller les<br />

mâles blancs : Joséphine Baker est qualifiée<br />

de « pantin exotique », contribuant<br />

à l’« exotisation du corps noir ». Mais la<br />

chanteuse considère que c’est l’inverse : à<br />

ses yeux, « il s’agit bien ici de se moquer<br />

des Blancs et de leur manière de gérer<br />

leurs colonies ».<br />

Après le théâtre des Champs-Élysées,<br />

elle danse aux Folies Bergère, au Casino<br />

de Paris, puis se lance dans une tournée<br />

mondiale. Elle apparaît également dans<br />

plusieurs films, comme Zouzou (1934),<br />

de Marc Allégret, avec Jean Gabin. Et<br />

chaque Français connaîtra bientôt sa voix<br />

grâce à l’immortelle chanson « J’ai deux<br />

amours », en 1930, sur laquelle elle est<br />

accompagnée par l’orchestre de jazz du<br />

Casino de Paris.<br />

Joséphine Baker est sulfureuse. Très<br />

sulfureuse. Elle joue de son exotisme et<br />

de ce qu’il évoque, provoque, dans la<br />

France des années folles : Henri Varna,<br />

le directeur du Casino de Paris, lui offre<br />

un guépard apprivoisé, Chiquita, qu’elle<br />

promène en laisse dans les rues de la<br />

capitale ! Devant cette vision onirique,<br />

les passants tombent en pâmoison. La<br />

jeune femme vit un rêve : « J’étouffais aux<br />

États-Unis, j’habitais un pays où j’avais<br />

peur d’être noire… Je me suis sentie<br />

libérée à Paris », confiera-t-elle. Que de<br />

chemin parcouru depuis le Missouri :<br />

pagne de bananes ou pas, les Français<br />

non seulement la respectent, mais la<br />

vénèrent, l’adulent…<br />

Le Tout-Paris lui prête, non sans raison,<br />

de nombreuses liaisons. Son amant<br />

officiel n’est autre que son imprésario<br />

sicilien, Giuseppe Abatino, surnommé<br />

« Pepito ». Mais elle fréquente en parallèle<br />

un jeune romancier belge, dont elle<br />

fera son secrétaire particulier : un certain<br />

George Simenon ! Le père des Maigret<br />

lancera une revue à la gloire de sa maîtresse,<br />

Joséphine Baker’s Magazine, illustré<br />

par l’affichiste Paul Colin, et dont un<br />

seul numéro sortira, en avril 1927. Libre<br />

et décomplexée, Joséphine aime aussi les<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 45


LÉGENDE<br />

Elle recueille des informations, cache<br />

des microfilms dans son soutien-gorge…<br />

femmes : elle a notamment eu une aventure<br />

avec l’écrivaine française Colette, la<br />

peintre mexicaine Frida Kahlo ou encore<br />

la chanteuse de jazz afro-américaine<br />

Ada Smith, dite « Bricktop », qui tenait<br />

une boîte de nuit à Pigalle. Selon son<br />

chef d’orchestre Georges Tabet, Baker<br />

aurait en outre multiplié les conquêtes<br />

épisodiques dans les rangs des jeunes<br />

danseuses… Les paroles de « J’ai deux<br />

amours » comporteraient d’ailleurs une<br />

allusion à sa bisexualité…<br />

En 1935, lors d’une tournée aux<br />

États-Unis en compagnie de Pepito, Joséphine<br />

Baker mesure le fossé qui la sépare<br />

désormais de son pays de naissance :<br />

les Américains se montrent mal à l’aise<br />

devant cette femme noire sophistiquée<br />

qui parle anglais avec un accent français<br />

jugé arrogant. La voilà devenue trop<br />

française pour eux ! La critique du New<br />

York Times flingue son spectacle. Après<br />

le décès de Pepito, elle épouse en 1937<br />

un jeune industriel du sucre, Jean Lion,<br />

et s’installe avec lui au château des<br />

Milandes, en Dordogne. Une demeure<br />

qu’elle surnomme son « château de la<br />

Belle au bois dormant ».<br />

Lorsque la guerre éclate, elle s’enrôle<br />

donc dans le contre- espionnage. Certes,<br />

recruter comme agent secret (un métier<br />

qui exige, pour le moins, de la discrétion)<br />

une célébrité noire pour espionner<br />

des nazis (par définition racistes) peut<br />

paraître incongru. Il n’en est rien : « C’est<br />

très pratique d’être Joséphine Baker. Dès<br />

que je suis annoncée dans une ville, les<br />

invitations pleuvent à l’hôtel. J’affectionne<br />

les ambassades et les consulats,<br />

qui fourmillent de gens intéressants »,<br />

lit-on dans De Gaulle inattendu (Nouveau<br />

Monde Éditions, 2021).<br />

La voilà en tournée dans l’Espagne<br />

franquiste, qui grouille d’Allemands et<br />

d’Italiens… Elle recueille des informations,<br />

les note à l’encre invisible sur ses<br />

partitions, cache des microfilms dans son<br />

soutien-gorge, puis franchit tout sourire<br />

la frontière avec le Portugal : « Qui oserait<br />

fouiller Joséphine Baker ? » rigolet-elle<br />

en racontant que les douaniers de<br />

Franco lui ont demandé des autographes.<br />

Lorsque la Wehrmacht veut fouiller son<br />

château de Dordogne – mis à disposition<br />

du maquis local ! –, elle joue l’ingénue :<br />

« Je pense que monsieur l’officier n’est pas<br />

sérieux. » Si elle avait été découverte, elle<br />

aurait certainement été fusillée…<br />

EN 5 DATES<br />

1906 : Naissance<br />

à Saint-Louis, dans le<br />

Missouri, aux États-Unis.<br />

1925 : Arrivée en France,<br />

à 19 ans.<br />

1937 : Naturalisation<br />

française, à la suite<br />

de son mariage avec<br />

Jean Lion.<br />

1939 : Rentrée dans<br />

la Résistance et le<br />

contre-espionnage.<br />

1975 : Décès à Paris,<br />

à l’âge de 68 ans, victime<br />

d’une attaque cérébrale.<br />

En 1957, sa nomination à l’Ordre<br />

national de la Légion d’honneur louera<br />

« son courage et son sang-froid remarquable<br />

», ainsi que la valeur des renseignements<br />

récoltés : liste d’espions nazis,<br />

mouvements de troupes, politiques du<br />

Japon, intentions de Mussolini, etc. Elle<br />

parviendra même, en le faisant passer<br />

pour un artiste, à exfiltrer le capitaine<br />

Jacques Abtey vers Londres, via l’Espagne<br />

! Et contrairement à beaucoup<br />

d’artistes français, elle refuse catégoriquement<br />

de monter sur scène devant les<br />

occupants allemands, qui raffolent des<br />

nuits parisiennes. Elle s’installe ensuite<br />

au Maroc et passe le reste de la guerre<br />

en Afrique du Nord et au Moyen-Orient<br />

à chanter pour les troupes, et termine le<br />

conflit avec le grade de sous- lieutenant<br />

dans l’armée de l’air, décorée de la<br />

médaille de la Résistance française et de<br />

la croix de guerre. En témoignage de sa<br />

gratitude, le général De Gaulle lui offre<br />

une croix de Lorraine en or. Elle lui écrira<br />

tout au long de sa vie.<br />

LA TRIBU ARC-EN-CIEL<br />

Lors de ces années mouvementées,<br />

Joséphine Baker endure cependant une<br />

blessure aussi cruelle qu’intime : en 1941,<br />

à Casablanca, elle accouche d’un enfant<br />

mort-né, puis contracte une infection<br />

qui la laissera stérile… Après-guerre,<br />

avec son quatrième mari, le célèbre chef<br />

d’orchestre Jo Bouillon, elle décidera<br />

d’adopter, avec son cœur, ces enfants que<br />

son corps ne peut plus avoir. Un, deux,<br />

trois, puis finalement douze ! Soit dix<br />

garçons et deux filles, des orphelins de<br />

tous les continents, et une fratrie qu’elle<br />

surnomme sa « tribu arc-en-ciel ». « Elle<br />

avait l’âge d’être notre grand-mère, et elle<br />

a dû gérer douze ados en crise », témoignait<br />

Jean-Claude Bouillon-Baker dans<br />

Ouest-France, en 2017. « Je n’étais pas son<br />

enfant, mais je suis sûr d’être son fils. »<br />

Cette tribu arc-en-ciel, c’est son<br />

message de fraternité contre le racisme.<br />

Lors d’un séjour à New York en 1951, un<br />

incident lui rappelle la prégnance de la<br />

ségrégation dans son pays de naissance :<br />

le Stork Club, à Manhattan, alors l’un des<br />

plus prestigieux night-clubs au monde,<br />

refuse de la servir… Que l’on se permette<br />

de traiter ainsi une célébrité noire à<br />

New York la cosmopolite laisse imaginer<br />

le quotidien terrible d’un Afro-Américain<br />

lambda habitant le Sud profond… Baker<br />

porte plainte et organise une manifestation<br />

devant le club, avec comme seul<br />

résultat d’être fichée comme communiste<br />

par le FBI !<br />

Mais il en faut davantage pour l’intimider<br />

: avec la Ligue internationale<br />

contre l’antisémitisme (la future LICRA),<br />

46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


RUE DES ARCHIVES/AGIP<br />

elle donnera des conférences dans toute<br />

l’Europe de l’Ouest les années suivantes<br />

pour sensibiliser au racisme, notamment<br />

après l’acquittement, en 1955, des<br />

assassins d’Emmett Till, un jeune Noir<br />

de Chicago lynché dans le Mississippi,<br />

scandalisant le monde entier. En 1963,<br />

c’est dans son uniforme de l’armée française<br />

qu’elle participe à la Marche sur<br />

Washington pour l’emploi et la liberté<br />

du pasteur Martin Luther King.<br />

Deux ans plus tard, elle se fait un<br />

honneur de répondre à l’invitation<br />

de Fidel Castro. On imagine la rage<br />

du patron du FBI, J. Edgar Hoover, en<br />

entendant la Française le provoquer<br />

avec délectation depuis La Havane : « Je<br />

suis heureuse d’avoir été le témoin du<br />

premier échec de l’impérialisme américain<br />

! » Joséphine Baker n’est pas pour<br />

autant « communiste » : lors des événements<br />

de mai 1968, elle se place dans les<br />

premiers rangs de la manifestation de<br />

soutien au président De Gaulle, conspué<br />

depuis des semaines par les émeutiers et<br />

les grévistes. « Hypermoderne, elle était<br />

en même temps très vieille France, expliquait<br />

son fils Jean-Claude. Elle s’est prise<br />

en pleine face la révolution culturelle de<br />

mai 1968. »<br />

En fait, Baker est juste Baker. Et c’est<br />

déjà beaucoup. L’artiste a désormais<br />

la soixantaine. En 1973, elle épouse<br />

son cinquième et dernier mari, Robert<br />

Brady, collectionneur américain. Mais<br />

son train de vie la crible de dettes…<br />

Expulsée de son château, elle est logée<br />

sur la Côte d’Azur, aux frais de la princesse<br />

de Monaco, Grace Kelly, elle aussi<br />

d’origine américaine. Celle-ci finance son<br />

retour sur les planches, à l’Olympia de<br />

Paris, au Carnegie Hall de New York, au<br />

London Palladium, et enfin à Bobino, où<br />

en mars 1975, Jean-Claude Brialy organise<br />

la rétrospective Joséphine à Bobino<br />

pour ses 50 ans de carrière. Le public<br />

est enthousiaste. Le 8 avril, à l’hôtel<br />

du Bristol, un dîner de gala rassemble<br />

250 invités prestigieux : Alain Delon,<br />

Jeanne Moreau, Mick Jagger ou encore<br />

Sophia Loren… Un jubilé de reine,<br />

une apothéose.<br />

Elle reçoit la croix de la Légion d’honneur dans son uniforme de lieutenant<br />

de l’armée de l’air, le 19 août 1961, dans le parc de son château des Milandes.<br />

Et comme si, devant ces démonstrations<br />

d’amour du public et de ses pairs,<br />

elle s’était dit que sa vie constituait un<br />

accomplissement total, que la boucle<br />

était bouclée, qu’il était temps de tirer le<br />

rideau en même temps que sa révérence,<br />

Joséphine Baker, née Freda Josephine<br />

McDonald soixante-huit ans plus tôt,<br />

fait une attaque cérébrale le surlendemain.<br />

L’étoile s’éteint deux jours plus<br />

tard, le 12 avril, à l’hôpital parisien de la<br />

Pitié-Salpêtrière.<br />

«ENTRE ICI, JOSÉPHINE BAKER…»<br />

C’est le philosophe Régis Debray<br />

qui, l’un des premiers, avait proposé de<br />

faire entrer l’artiste au Panthéon, afin de<br />

« mettre de la turbulence et du soleil dans<br />

cette crypte froide », dans une magnifique<br />

tribune publiée par Le Monde en<br />

décembre 2013. « Tous ceux et toutes<br />

celles qui de par le monde ont deux<br />

amours, leur pays et Paris, ne bouderaient<br />

pas leur plaisir » d’y voir entrer « une Américaine<br />

naturalisée, libertaire et gaulliste<br />

» : « C’est toujours le présent qui se<br />

célèbre lui-même en consacrant tel ou tel<br />

fantôme tutélaire », soulignait avec malice<br />

le philosophe. Le 30 novembre, Emmanuel<br />

Macron inaugurera donc une plaque<br />

à la mémoire de cette légende au mausolée<br />

– son corps continuant de reposer au<br />

cimetière de Monaco. « La famille est d’accord<br />

pour que la dépouille y reste », avait<br />

confié Luis Bouillon-Baker, l’un de ses<br />

fils, au journal Nice-Matin en avril dernier.<br />

Et de conclure : « Elle nous a appris<br />

à ne jamais juger les personnes dans le<br />

monde qui nous entoure, et ce malgré les<br />

problèmes qu’elle rencontrait. » ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 47


santé<br />

LE DÉBUT<br />

DE LA<br />

FIN DU<br />

? « PALU »<br />

200 millions de cas, dont 94 %<br />

en Afrique, et plus de 400 000 décès<br />

chaque année, dont les deux tiers sont<br />

des enfants de moins de 5 ans…<br />

Le paludisme reste une plaie<br />

de l’humanité. Début octobre 2021,<br />

l’Organisation mondiale de la santé<br />

a recommandé l’inoculation massive<br />

des plus jeunes avec un nouveau vaccin.<br />

Une première avancée historique<br />

dans la lutte contre cette<br />

parasitose. par Cédric Gouverneur<br />

48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


SHUTTERSTOCK<br />

Imprégnée d’insecticide,<br />

la moustiquaire est l’une<br />

des meilleures protections.<br />

Ici, un camp de réfugiés<br />

au Soudan du Sud.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 49


SANTÉ<br />

Depuis la nuit des temps, le<br />

paludisme est l’ennemi sournois<br />

de l’homme sur le continent<br />

africain. L’Organisation<br />

mondiale de la santé (OMS)<br />

estime que cette parasitose<br />

affecte plus de 200 millions<br />

de personnes chaque année :<br />

219 millions en 2019, dont<br />

94 % en Afrique, avec 50 %<br />

dans seulement six pays : Nigeria (23 %), République démocratique<br />

du Congo (11 %), Tanzanie (5 %), Burkina Faso, Niger et<br />

Mozambique (chacun 4 %). Le paludisme peut être mortel pour<br />

les plus jeunes. Ainsi, sur les 409000 décès estimés en 2019, les<br />

deux tiers étaient des enfants de moins de 5 ans. Chez l’adulte,<br />

ses symptômes (fièvres, courbatures, céphalées…) indisposent<br />

le malade pendant plusieurs jours, et le rendent inapte à toute<br />

activité. Et les conséquences sont importantes : l’OMS, en 2018, a<br />

calculé que le continent perd chaque année environ 12 milliards<br />

de dollars en productivité, en investissements et en coûts pour<br />

les systèmes de santé ! Le parasite perturbant les échanges au<br />

niveau du placenta, l’organisation « estime que, chaque année,<br />

800000 enfants naissent avec un poids trop faible à cause du<br />

paludisme de leur mère ».<br />

Mais afin de le combattre, un vaccin va, pour la première<br />

fois, faire l’objet d’une campagne à grande échelle. Il s’agit du<br />

RTS,S, appelé également Mosquirix. Mis au point par Glaxo-<br />

SmithKline (GSK), il est testé depuis mai 2018 au Ghana, au<br />

Kenya et au Malawi, où 2,3 millions de doses ont été administrées<br />

à 800000 enfants. Le directeur de l’OMS, l’Éthiopien<br />

Tedros Adhanom Ghebreyesus, qualifie son futur déploiement<br />

d’« avancée historique ». Un enthousiasme tempéré par le docteur<br />

Badara Cissé, de l’Institut de recherche en santé de surveillance<br />

épidémiologique et de formation de Dakar, qui a commenté le<br />

8 octobre dernier dans la revue médicale Nature : « Je ne pense<br />

pas qu’un taux d’efficacité vaccinale de 30 % serait acceptable<br />

pour les Américains. » En effet, ce vaccin ne constitue pas une<br />

panacée, car il ne prévient qu’environ 70 % des cas graves.<br />

Quant à Nathalie Ernoult, chargée de campagne de Médecins<br />

sans frontières (MSF) pour l’accès aux médicaments essentiels,<br />

elle remarque : « Le résultat statistique est une baisse de 30 %<br />

des hospitalisations, ce qui n’est pas mirobolant. » Et on ignore<br />

encore combien d’années le Mosquirix conservera son efficacité…<br />

En outre, si le paludisme est partiellement immunisant<br />

(ses symptômes sont de moins en moins graves au fil des expositions),<br />

on constate que les émigrés, après plusieurs années passées<br />

en Europe, s’exposent à des formes beaucoup plus sévères<br />

à leur retour en Afrique. Cette efficacité limitée s’explique par<br />

la complexité de l’élaboration du RTS,S. Le parasite Plasmodium<br />

La « fièvre<br />

des marais » est<br />

connue depuis<br />

des millénaires,<br />

et était déjà<br />

endémique sous<br />

l’Empire romain.<br />

change en effet d’aspect une fois qu’il a pénétré – via une piqûre<br />

de moustique – dans le corps humain, ce qui rend difficile son<br />

identification par les défenses immunitaires. « Chaque espèce de<br />

Plasmodium comporte plus de 5 000 gènes, et donc une diversité<br />

de protéines bien supérieure à celle d’un virus ou d’une bactérie<br />

», soulignent Dominique Mazier et Olivier Silvie, chercheurs<br />

à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale<br />

(INSERM), dans un rapport de 2017.<br />

La recherche a donc longtemps tâtonné : les premiers tests<br />

ont débuté en 1987 ! Rappelons que l’histoire du combat de<br />

l’homme contre la malaria (autre nom du paludisme) est faite<br />

de malentendus : la « fièvre des marais » est connue depuis des<br />

millénaires – elle était déjà endémique sous l’Empire romain,<br />

comme l’ont démontré en 2016 des analyses ADN dans des<br />

ossuaires de l’Antiquité. Faute de meilleure explication, on en<br />

attribuait la cause au « mauvais air » des zones marécageuses,<br />

nauséabondes et fangeuses. Dans les années 1830, lors de la<br />

conquête de l’Algérie, cette mystérieuse « fièvre » avait décimé<br />

les troupes françaises et les premiers colons européens dans la<br />

plaine de la Mitidja. Les travaux du français Alphonse Laveran<br />

en Algérie en 1880, puis ceux du Britannique Ronald Ross (prix<br />

Nobel 1902) aux Indes permirent d’identifier le coupable et son<br />

vecteur : un parasite destructeur de globules rouges, le Plasmodium<br />

falsiparum, véhiculé d’un malade à l’autre par le moustique<br />

anophèle. La pénétration coloniale européenne dans l’intérieur<br />

du continent africain correspond, d’ailleurs, à la découverte des<br />

effets antipaludiques de la quinine…<br />

QUATRE DOSES NÉCESSAIRES<br />

Dans cette longue épopée, pour le moins laborieuse de la<br />

lutte antipaludique, l’élaboration d’un vaccin – même imparfait<br />

– pose donc un jalon notable. Nathalie Ernoult précise ainsi<br />

que MSF « soutient la recommandation de l’OMS ». Et ajoute :<br />

« Même si son efficacité n’est pas extraordinaire, cela peut avoir<br />

un impact dans une zone de grande prévalence du paludisme.<br />

C’est important, nous étions arrivés à une sorte de “plateau”. Ce<br />

50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Mis au point par GSK,<br />

le vaccin Mosquirix<br />

est testé depuis mai 2018<br />

au Ghana, au Kenya<br />

et au Malawi.<br />

PATRICK MEINHARDT/GETTY IMAGES VIA AFP - SHUTTERSTOCK -<br />

FABRICE COFFRINI/POOL VIA REUTERS<br />

C’est le moustique anophèle qui véhicule<br />

le parasite d’un malade à l’autre.<br />

Ci-contre, le directeur général de l’OMS,<br />

Tedros Adhanom Ghebreyesus.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 51


SANTÉ<br />

Gabriel Alcoba<br />

« Le développement d’un vaccin<br />

contre un tel parasite est plus complexe »<br />

Docteur au service de médecine tropicale et humanitaire des hôpitaux<br />

universitaires de Genève, ce clinicien explique la manière dont fonctionne<br />

le Mosquirix et pourquoi son déploiement constitue – malgré son efficacité<br />

relative – une bonne nouvelle.<br />

<strong>AM</strong> : L’OMS qualifie de « moment historique »<br />

la recommandation du vaccin RTS,S de GSK.<br />

Ce qualificatif est-il, à votre avis, justifié ?<br />

Gabriel Alcoba : Oui, il s’agit d’un moment historique en<br />

matière de santé globale et d’impact potentiel, de réduction<br />

de la mortalité globale due au paludisme, mais aussi<br />

en matière d’innovation vaccinale contre une infection<br />

parasitaire (et non pas virale ou bactérienne) : celui<br />

du parasite du paludisme appelé Plasmodium.<br />

De quel type de vaccin s’agit-il ?<br />

Le RTS,S résulte d’une technologie très innovante<br />

et unique qui cible pour la première fois<br />

un parasite protozoaire. Le développement<br />

d’un vaccin contre un tel parasite est plus<br />

complexe que celui utilisé contre les virus<br />

ou bactéries. Les parasites disposent,<br />

en effet, de mécanismes « d’échappement<br />

immunitaire », qui les protègent contre<br />

nos anticorps et nos globules blancs.<br />

Le Mosquirix contient une protéine<br />

du parasite (circumsporozoïte), cruciale<br />

pour solliciter une immunogénicité. L’OMS<br />

explique qu’il y a deux autres éléments<br />

essentiels : la méthode de présentation<br />

de cette protéine antigénique et le produit<br />

adjuvant qui va augmenter la réaction immunitaire<br />

naturelle. Le vaccin ne contient pas le parasite vivant<br />

atténué ni inactivé, mais cette protéine, c’est-à-dire<br />

uniquement une partie de son enveloppe. L’OMS loue<br />

le partenariat international solide et durable sur trente<br />

ans mené par plusieurs plates-formes scientifiques<br />

internationales, et les nombreux spécialistes africains<br />

impliqués dans cette recherche collaborative.<br />

Que sait-on de l’efficacité réelle du Mosquirix ?<br />

Dans ces trois pays, 800000 enfants ont été vaccinés,<br />

avec un nombre très faible d’effets indésirables sur un total<br />

de 2,3 millions de doses injectées. Il faut faire la différence<br />

entre l’efficacité vaccinale pure – assez modeste, 30 %<br />

de réduction de paludisme sévère – et l’efficacité<br />

populationnelle réelle à l’échelle de la santé publique,<br />

qui est excellente si l’on considère le nombre de décès<br />

évités grâce aux premières doses au Kenya, au Ghana, et<br />

au Malawi. Potentiellement, sur les 260000 décès annuels<br />

d’enfants (400 000 au total avec les adultes), une réduction<br />

de 30 % signifie environ 78000 vies sauvées par an,<br />

mais également plusieurs millions de paludismes sévères<br />

(hospitalisations, anémies graves, transfusions sanguines,<br />

convulsions épileptiques, handicaps) évités. Toutefois,<br />

ce vaccin ne protège pas efficacement au<br />

niveau individuel (30 % seulement) et<br />

ne doit donc, en aucun cas, remplacer les<br />

mesures préventives primaires et secondaires<br />

recommandées : moustiquaires imprégnées,<br />

prophylaxie saisonnière ou pendant<br />

la grossesse, accès rapide au diagnostic<br />

et traitement, etc.<br />

BioNTech annonce la recherche<br />

d’un vaccin à ARN messager. Quelles<br />

sont les différences d’action entre<br />

celui-ci et un autre plus « classique »<br />

contre une parasitose ?<br />

Il s’agit de deux mécanismes très<br />

différents. Comme pour ceux contre le SARS-CoV2, un<br />

vaccin à ARN messager permet d’introduire un petit<br />

morceau du code génétique d’une partie du parasite, très<br />

brièvement, pour « exprimer » une protéine de surface<br />

qui va solliciter la réponse immune, mais ne modifie pas<br />

le code génétique humain. Le vaccin contre le paludisme<br />

actuellement recommandé par l’OMS utilise une technique<br />

plus « classique » à base de protéines de l’organisme, mais<br />

est aussi très innovant, car il est le premier contre un<br />

parasite et combine trois éléments : la bonne protéine<br />

circumsporozoïte, mais aussi la manière de la présenter,<br />

et l’adjuvant du produit.<br />

DR<br />

52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


L’inquiétude de certaines populations africaines face<br />

au vaccin contre le Covid pourrait-elle se traduire par<br />

une réticence à se faire vacciner contre le paludisme ?<br />

L’acceptabilité d’un vaccin contre le paludisme<br />

est imprévisible à la suite de l’énorme crise de confiance<br />

envers les vaccins anti-Covid, provoquée, en partie,<br />

par cette nouvelle technologie développée très rapidement<br />

[l’ARN messager, ndlr]. Mais cette défiance est due aussi<br />

à la communication des pays du Nord et à la méfiance<br />

envers l’industrie pharmaceutique. Cependant, le<br />

paludisme est un fléau reconnu comme priorité majeure<br />

par la plupart des ministères de la Santé des pays<br />

concernés. En outre, il s’agit d’un codéveloppement<br />

« par l’Afrique pour l’Afrique », ce qui diffère énormément<br />

du contexte des vaccins anti-Covid. L’approche conjointe<br />

de l’OMS, l’UNICEF, l’ONG PATH et GSK a été mûrement<br />

réfléchie au cours des vingt années de cogestion.<br />

GAVI va étudier comment déployer le vaccin.<br />

Cela risque-t-il de prendre plusieurs années en raison<br />

des défis logistiques (accès aux zones rurales),<br />

du coût et de la pandémie de Covid ?<br />

En effet. Généralement, ce type de déploiement prend<br />

plusieurs années. Mais l’analyse préliminaire coût-efficacité<br />

semble favorable, compte tenu de la gigantesque mortalité<br />

mondiale due au paludisme. L’accès aux zones rurales<br />

n’est pas aussi problématique que l’accès aux territoires<br />

en conflit ou aux lieux d’insécurité. L’expérience de nos<br />

partenaires sur de grandes campagnes de vaccination<br />

contre la rougeole dans des endroits très reculés, comme<br />

Médecins sans frontières, démontre une certaine<br />

faisabilité. Cependant, la nécessité d’un schéma à quatre<br />

doses avec plusieurs mois d’intervalle complique la tâche.<br />

Autre protection assez efficace contre le paludisme :<br />

la moustiquaire imprégnée d’insecticide. Son usage<br />

est-il suffisamment répandu dans les zones à risques ?<br />

L’usage des moustiquaires imprégnées n’est pas<br />

suffisant. La crise du Covid et la paralysie de certains<br />

programmes et transports ont eu un impact, comme<br />

la priorité donnée aux mesures anti-Covid au détriment<br />

d’autres maladies, dont la malaria. Cependant,<br />

les programmes de distribution de moustiquaires semblent<br />

avoir repris, et la dynamique apportée par l’annonce<br />

du vaccin pourrait déboucher sur une meilleure<br />

priorisation du paludisme, comme en faire un impératif<br />

de santé publique en zone endémique. Selon l’OMS,<br />

la superposition des deux approches (moustiquaires<br />

et vaccins) permettrait de couvrir les besoins en prévention<br />

de 90 % des enfants dans les trois pays tests, et au-delà.<br />

Il s’agit donc d’une très bonne nouvelle en matière de<br />

faisabilité et d’impact de santé publique potentiel. ■<br />

vaccin s’ajoute à la gamme des outils disponibles. » Toutefois, le<br />

Mosquirix nécessite au moins quatre doses, espacées chacune<br />

d’environ un mois. Et une cinquième est recommandée à la<br />

saison des pluies… Un défi logistique que MSF se sent apte à<br />

relever : « Il est possible de faire passer le RTS,S dans le cadre du<br />

mécanisme des vaccinations infantiles de routine, ce n’est pas<br />

un problème majeur. » La méfiance manifestée envers la vaccination<br />

contre le Covid-19 pourrait-elle impacter cette future campagne<br />

? Nathalie Ernoult ne le pense pas : « Difficile de comparer<br />

ces deux pathologies. Contrairement au Covid, le paludisme est<br />

très concret en Afrique. Les gens le vivent et le sentent passer…<br />

Ils sont cloués au lit plusieurs jours. » Depuis l’apparition des<br />

premiers cas sur le continent en février 2020, le SARS-CoV-2<br />

a tué trois fois moins que la malaria : 214 000 décès en dix-huit<br />

mois pour l’un, contre plus de 400 000 par an pour l’autre. Sur<br />

le continent, du fait de la jeunesse de la population, la grande<br />

majorité des personnes touchées par le coronavirus demeurent<br />

asymptomatiques. Cependant, le nombre de malades serait sept<br />

fois supérieur à ceux recensés, a estimé l’OMS le 14 octobre dernier<br />

(près de 60 millions, contre 8,4 officiellement).<br />

Nathalie Ernoult pointe toutefois le risque que les Africains<br />

surestiment l’efficacité du RTS,S et négligent les autres outils de<br />

protection. Ainsi, précise-t-elle que « la vaccination ne doit pas se<br />

faire au détriment de l’usage des moustiquaires et des répulsifs,<br />

impératifs pour prévenir l’exposition aux moustiques ». Les premières<br />

sont notamment financées par le Fonds mondial, qui lutte<br />

contre la tuberculose, la malaria et le sida. Et si 46 % de cette<br />

population exposée au risque paludéen dispose désormais de<br />

moustiquaires imprégnées d’insecticide (contre seulement 2 %<br />

en 2000), l’OMS constate que ce taux n’augmente plus depuis<br />

cinq ans.<br />

UN COÛT DE 5 DOLLARS<br />

Quoi qu’il en soit, la dose de Mosquivix vaudra 5 dollars…<br />

Le coût de la vaccination des enfants, à raison de 4 à 5 doses<br />

pour chacun, sera donc conséquent. GAVI, l’Alliance du vaccin a<br />

déjà financé les essais pilotes au Ghana, au Kenya et au Malawi<br />

en partenariat avec le Fonds mondial et UNITAID (organisation<br />

internationale d’achats de médicaments). Et a annoncé plancher<br />

sur le déploiement d’une campagne à grande échelle. « La dynamique<br />

apportée par l’annonce de ce vaccin pourrait déboucher<br />

sur une meilleure “priorisation” du paludisme comme impératif<br />

de santé publique en zone endémique », estime le docteur Gabriel<br />

Alcoba, des hôpitaux universitaires de Genève [voir interview<br />

ci-contre]. « L’autorisation du Mosquirix est un point de départ et<br />

un tournant, indique Nathalie Ernoult. Car d’autres, qui seront<br />

plus efficaces, sont en développement. » BioNTech, la start-up<br />

allemande qui, avec l’américain Pfizer, a élaboré l’un des fameux<br />

vaccins à ARN messager contre le Covid, cherche à en mettre<br />

un autre du même type au point. Ses essais cliniques pourraient<br />

démarrer fin 2022. Le combat plurimillénaire de l’humanité<br />

contre la « fièvre des marais » se poursuit… ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 53


CE QUE J’AI APPRIS<br />

Patrick Bebey<br />

LE CHANTEUR ET MULTI-INSTRUMENTISTE<br />

d’origine camerounaise a fait ses armes auprès de son père,<br />

l’illustre Francis Bebey. La réédition de l’album Dibiye, qu’ils ont<br />

enregistré ensemble en 1997, est un vibrant hommage à ce pionnier<br />

des musiques africaines. propos recueillis par Astrid Krivian<br />

J’ai eu la chance de grandir dans la musique. Avec sa collection de plus de 1000 vinyles, mon père<br />

nous en faisait écouter de toutes sortes, des Beatles à Beethoven. J’ai appris le piano classique dès 5 ans, avec un<br />

professeur particulier. Et j’ai poursuivi au conservatoire, à Paris. Tout ça m’a donné envie d’en faire mon métier.<br />

Quand mon père a commencé à être célèbre, j’étais un adolescent rebelle ! [Rires.] Par<br />

principe, je ne m’intéressais pas à ce qu’il faisait. Mais j’ai compris ensuite que c’était un véritable enrichissement<br />

de communiquer avec lui à travers la musique. On est devenus très complices. J’ai joué avec lui à partir de 19 ans.<br />

J’ai beaucoup appris. Concernant la technique, il me montrait une fois, puis je devais me débrouiller ! Ça me<br />

poussait à chercher de mon côté comment progresser, à écouter des musiques traditionnelles, à les comprendre.<br />

La sanza permet à une famille entière de communiquer. Chaque note jouée correspond<br />

à l’un de ses membres. Et à l’intérieur de l’instrument, des petits cailloux représentent les ancêtres, les morts<br />

qui vivent sous la terre. Si l’on secoue la sanza, les ancêtres s’adressent à la famille. Quant à la flûte pygmée,<br />

elle joue une seule note. Toutes les autres sont créées par la voix humaine, qui essaie d’imiter la sonorité<br />

de la flûte. Quel mélange magique !<br />

Ces instruments traditionnels étaient mal vus dans le passé. Et<br />

c’est encore le cas aujourd’hui. Mon grand-père disait à mon père d’écouter Bach, de<br />

ne pas s’intéresser à sa propre culture. Il voulait que son fils apprenne la « grande<br />

musique ». À ses yeux, les musiques traditionnels étaient des musiques de sauvages.<br />

On avait réussi à l’en persuader ! Mais mon père estimait que l’Afrique aussi avait sa<br />

grande musique classique.<br />

La réédition de Dibiye offre une seconde vie à cet album<br />

de mon père. Lors de sa sortie en 1997, nous n’avions hélas pas pu le défendre<br />

Francis Bebey, Dibiye,<br />

PeeWee!<br />

sur scène. Les cordes vocales abîmées par une opération, mon père ne pouvait plus chanter. Depuis le milieu<br />

des années 1970 jusqu’à sa mort, en 2001, il enregistrait en moyenne un disque par an, parfois deux. Il avait<br />

beaucoup trop d’idées au regard du temps dont il disposait pour les exploiter. Il les couchait vite sur une bande<br />

et passait à autre chose. Au niveau du son, je trouvais que ses projets n’étaient pas assez aboutis. Avec Vincent<br />

Mahey, directeur et ingénieur du son du label PeeWee!, nous l’avons convaincu d’enregistrer ce disque, de prendre<br />

le temps pour réaliser une vraie production.<br />

J’adore mon métier ! Convaincre des inconnus que ma musique peut leur faire du bien. Je ne l’échangerai<br />

pour rien au monde ! J’aime cette peur, être à nu devant un public qui attend d’être surpris. Je ne sais jamais<br />

ce qu’il va se passer. On est parfois si bien accueillis qu’on peut facilement perdre pied, oublier que l’on est<br />

juste humain. J’ai eu la chance d’avoir mon père comme exemple. C’était un puits de science, mais il avait cette<br />

simplicité, il était toujours prêt à aider les autres. Il partageait son savoir sans se mettre plus en avant que ça. ■<br />

DR<br />

54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DR<br />

« Il me montrait<br />

une fois,<br />

puis je devais<br />

me débrouiller ! »


DOSSIER<br />

MALI<br />

QUELLES SORTIES<br />

DE CRISES ?<br />

56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Vue sur la cité administrative<br />

de Bamako depuis le fleuve Niger.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

Depuis le coup<br />

d’État d’août 2020<br />

et celui de mai 2021, le pays est toujours à la recherche<br />

d’une stabilité politique durable. Pourtant, l’activité<br />

économique résiste. Et la population continue d’avancer.<br />

par Emmanuelle Pontié, envoyée spéciale<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 57


DOSSIER MALI<br />

Dans le quartier des affaires de<br />

l’ACI 2000, hérissé des imposants<br />

sièges de la plupart des grandes<br />

sociétés de la place, rien n’a changé.<br />

Les 4x4 des directeurs généraux<br />

déambulent, l’import-export a repris<br />

de plus belle, les banques affichent<br />

des résultats bénéficiaires pour<br />

2020, avec une progression de 7<br />

à 8 % malgré la chute du taux de<br />

croissance du pays. Mieux, la dernière campagne cotonnière<br />

a bénéficié d’un bon taux de pluviométrie et garantit au Mali<br />

sa deuxième place de producteur mondial d’or blanc. Avec de<br />

belles retombées sur l’économie locale pour l’année qui vient.<br />

Preuve, s’il en faut, de la légendaire résilience de Bamako,<br />

secouée depuis près d’une décennie par des crises politiques et<br />

sécuritaires majeures [voir encadré ci-contre], assorties, comme<br />

pour le reste du monde, des effets de la pandémie de Covid<br />

19-depuis un an. Ici, on est habitués aux hommes en treillis,<br />

aux annonces récurrentes de tel ou tel attentat dans le nord<br />

ou le centre du pays, aux enlèvements, aux coups d’État. Mais<br />

dans la capitale, relativement protégée depuis quelques années<br />

des exactions en tous genres qui font rage à sa porte, la vie suit<br />

son cours, que ce soit dans les hautes sphères du<br />

business ou dans les quartiers où chacun s’active<br />

– à 80 % dans l’informel – pour nourrir sa famille.<br />

Certes, les hôtels et leurs miradors sont barricadés<br />

de portes géantes en fer, les restaurants<br />

cachés derrière des doubles portails opaques gardés<br />

par des agents de sécurité, et les piscines prises<br />

d’assaut par des militaires de toutes les nationalités,<br />

qui déposent leurs armes impressionnantes<br />

sur les transats, le temps d’un break à Bamako,<br />

avant de repartir au front. Des images qui peuvent<br />

paraître assez surréalistes pour le visiteur de passage,<br />

mais auxquelles les Bamakois se sont habitués.<br />

Depuis le 24 mai dernier et la « rectification »<br />

du coup d’État du 18 août 2020, le colonel Assimi Goïta, 39 ans,<br />

est le nouveau président de la transition. Assez peu loquace en<br />

public, il a prononcé le 22 septembre dernier un discours à l’occasion<br />

de la fête nationale, annonçant une refondation urgente<br />

de l’État, la cession des deux tiers du budget de souveraineté de<br />

la présidence pour la cause des localités défavorisées, la réhabilitation<br />

de salles de classe, la lutte contre la corruption et le<br />

renfort global des forces de sécurité avec l’acquisition d’aéronefs<br />

ou l’ouverture d’une école de guerre… À la fin, il a remercié<br />

les nations étrangères qui participent à maintenir la paix au<br />

Mali, avec une petite phrase lourde de sens dans le contexte<br />

du moment : « Cependant, leur engagement à nos côtés doit, de<br />

toute évidence, contribuer à la résolution durable des problématiques<br />

sécuritaires et servir de déclic pour notre résilience. C’est<br />

à ce seul prix que l’assistance internationale aura tout son sens .»<br />

« La France<br />

n’a qu’à<br />

nous laisser.<br />

On n’a jamais<br />

eu autant<br />

d’attaques et<br />

d’enlèvements<br />

depuis qu’ils<br />

sont là. »<br />

Car globalement, les dires du jeune président censé rendre le<br />

pouvoir le 27 février 2022, après dix-huit mois de transition,<br />

lors d’un scrutin où il ne pourra pas se présenter, ne passionnent<br />

pas particulièrement les Maliens. « Tant qu’on peut continuer à<br />

aller bosser, tout va bien. Le président de la transition, c’est pas<br />

trop notre problème. Nous attendons l’élection présidentielle<br />

pour faire notre choix », confie un opérateur économique de la<br />

capitale. Une attente qui devrait se prolonger. L’équipe de transition<br />

tient à organiser des assises nationales comme préalable à<br />

tout scrutin, prévues pour fin décembre. Et malgré les pressions<br />

internationales, il semble que le Mali devra se plier à l’agenda<br />

du jeune colonel. La dernière délégation du Conseil de sécurité<br />

de l’ONU envoyée à Bamako, fin octobre, est revenue avec la<br />

promesse d’un scrutin en 2022, sans date précise, après la tenue<br />

des assises d’une part, et d’autre part l’apaisement de la situation<br />

sécuritaire dans le nord et le centre, en proie aux exactions de<br />

terroristes islamistes et d’une nébuleuse de groupes armés qui<br />

font régner la terreur dans les villages. « Comment battre campagne<br />

dans des contrées affectées par l’insécurité, assurer la<br />

pleine participation des citoyens sans le préalable<br />

de la sécurité ? », a rétorqué le Premier ministre<br />

Choguel Maïga à la délégation onusienne. Malheureusement,<br />

aucun signe positif ne pointe à<br />

l’horizon pour que la situation en question s’améliore<br />

dans les mois à venir.<br />

LES RUSSES À LA RESCOUSSE ?<br />

Fin octobre, les autorités de la transition ont<br />

déclaré entamer des négociations avec le Groupe<br />

de soutien à l’islam et aux musulmans, une<br />

organisation terroriste liée à Al-Qaïda. Avant de<br />

démentir l’information le 21 octobre… Pourtant<br />

confirmée par le ministre du Culte et le Haut<br />

Conseil islamique. En revanche, le gouvernement, notamment<br />

par la voix de son Premier ministre, ne dément pas continuer<br />

à négocier avec la société de mercenaires russes Wagner qui<br />

pourraient être appelés en renfort afin de normaliser la situation<br />

sécuritaire. Une manière de tenir la dragée haute à la France,<br />

qui a annoncé qu’elle retirerait peu à peu ses troupes Barkhane<br />

de ses bases habituelles pour recentrer son intervention sur la<br />

zone des trois frontières Mali-Burkina-Niger. Afin de justifier son<br />

choix, l’État accusait la France le 25 septembre dernier à la tribune<br />

de l’ONU d’« abandon en plein vol », par la voix de Choguel<br />

Maïga. Personne ne sait, à ce jour, comment se soldera le bras de<br />

fer diplomatique que mènent les deux pays, ni si l’option russe<br />

aboutira. Mais en ville, le débat fait rage. D’un côté, on s’inquiète<br />

du déploiement de 1 000 mercenaires à la réputation sulfureuse.<br />

On soupçonne même le colonel Goïta de vouloir se servir d’eux<br />

58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


NICOLAS RÉMÉNÉ/LE PICTORIUM - PAUL LORGERIE/REUTERS<br />

Le président<br />

« intérimaire », Assimi<br />

Goïta, lors de son<br />

investiture à Bamako,<br />

le 7 juin 2021.<br />

Le Premier ministre Choguel Maïga.<br />

comme bouclier personnel, dans le but de s’éterniser au pouvoir.<br />

D’un autre côté, le sujet a déclenché un sentiment antifrançais<br />

chez les couches plus populaires et plus jeunes. Un chauffeur de<br />

taxi s’emporte : « La France n’a qu’à nous laisser. On n’a jamais<br />

eu autant d’attaques et d’enlèvements depuis qu’ils sont là. Les<br />

Russes vont régler le problème à leur place ! » Rien n’est moins<br />

sûr. Mais en cette fin d’année, le colonel Goïta, jouant sur la<br />

corde nationaliste, est celui qui tient tête à la France. De quoi<br />

prendre du galon dans une certaine opinion publique. La vraie<br />

question est : jusqu’à quand ? ■<br />

Une décennie<br />

de troubles<br />

17 janvier 2012 : la rébellion touarègue du Mouvement<br />

national de libération de l’Azawad (MNLA)<br />

et d’autres combattants, rentrés depuis la Libye,<br />

lancent une offensive dans le nord.<br />

22 mars 2012 : des militaires menés<br />

par le capitaine Amadou Sanogo renversent<br />

le président Amadou Toumani Touré.<br />

11 janvier 2013 : la France lance l’opération<br />

Serval, dont la mission est d’enrayer la progression<br />

des djihadiste.<br />

1 er juillet 2013 : la Mission multidimensionnelle<br />

intégrée des Nations unies pour la stabilisation<br />

au Mali (Minusma) est lancée à son tour.<br />

11 août 2013 : Ibrahim Boubacar Keïta est élu président.<br />

1 er août 2014 : l’opération Serval est remplacée<br />

par la force Barkhane.<br />

Mai-juin 2015 : un accord de paix est signé<br />

par le camp gouvernemental et les rebelles<br />

séparatistes du Nord.<br />

20 novembre 2015 : attentat de l’hôtel Radisson Blu<br />

de Bamako, qui fera 22 morts, revendiqué<br />

par Al-Mourabitoune.<br />

Janvier 2020 : le président Emmanuel Macron<br />

annonce que la force française va se concentrer<br />

sur la zone des trois frontières (Mali, Niger, Burkina)<br />

18 août 2020 : le président Ibrahim Boubacar Keïta<br />

est renversé par un coup d’État mené par la junte<br />

militaire, et Bah N’Daw est nommé président de la<br />

transition, avec Assimi Goïta comme vice-président.<br />

24 mai 2021 : le colonel Assimi Goïta prend<br />

le pouvoir à son tour en renversant N’Daw. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 59


DOSSIER MALI<br />

Lamine Seydou Traoré<br />

Ministre des Mines, de l’Énergie et de l’Eau<br />

« Tout ce que nous voulons,<br />

ce sont des résultats »<br />

Depuis un an, il est à la tête de TROIS SECTEURS SENSIBLES. Il fait le point<br />

sur les défis et les solutions déjà engagées pour l’accès à l’eau et à l’électricité<br />

pour tout le monde, des capitales urbaines aux communes rurales.<br />

<strong>AM</strong> : Vous avez été nommé ministre au moment de<br />

la transition. D’où venez-vous, quel est votre parcours ?<br />

Lamine Seydou Traoré : J’ai intégré le premier gouvernement<br />

de transition le 5 octobre 2020. Après la rectification de la<br />

trajectoire de la transition le 24 mai dernier, à la faveur de<br />

la nomination du nouveau Premier ministre Choguel Maïga<br />

le 7 juin, j’ai réintégré le gouvernement au même poste le 11<br />

du même mois. Je m’inscris dans la continuité. J’ai 42 ans.<br />

Avant d’être ministre, j’étais membre du conseil de régulation<br />

de l’Autorité de régulation des télécommunications, des TIC et<br />

des postes du Mali (<strong>AM</strong>RTP) où j’étais chargé des<br />

questions économiques. Et avant, j’ai fait carrière<br />

durant quinze ans au sein d’Orange Mali où j’ai<br />

successivement occupé les fonctions de directeur<br />

financier, directeur général de la filiale Mobile<br />

Money – Orange Money –, et finalement celui de<br />

directeur général adjoint de tout le groupe.<br />

Vous ne venez pas du secteur<br />

des mines et de l’énergie…<br />

J’ai obtenu le diplôme d’expertise comptable<br />

et financière de l’UEMOA. J’ai aussi un mastère<br />

spécialisé en régulation de l’économie numérique<br />

et des télécoms de ParisTech, qui est une école des<br />

Mines-Telécom. Il n’y a pas tellement de rapport,<br />

mais la formation d’expert-comptable est transversale.<br />

«Les<br />

entreprises<br />

maliennes<br />

doivent être<br />

bénéficiaires<br />

de marchés<br />

sur la chaîne<br />

de valeur de<br />

la production<br />

de l’or. »<br />

Comment se portent aujourd’hui les trois<br />

secteurs dont vous avez la charge ?<br />

Beaucoup mieux qu’il y a un an. Lorsque nous sommes arrivés<br />

en octobre 2020, nous avons trouvé un secteur de l’énergie<br />

confronté à un choc de son business model. Énergie du Mali<br />

(EDM) vend de l’électricité à un prix largement inférieur à<br />

son coût de revient. Le coût de production est supérieur au<br />

prix de vente. Pourquoi ? Tout simplement parce que 70 % de<br />

la fabrication d’électricité est faite à partir de centrales thermiques,<br />

un modèle très onéreux. Dans les années 2000, lorsque<br />

l’on a donné la concession à EDM, l’essentiel de la production<br />

provenait d’unités hydroélectriques. Une source d’énergie<br />

parmi les moins chères. À force de ne plus investir dans ce<br />

domaine, et la demande croissant constamment, nous avons<br />

privilégié des solutions d’urgence, année après année. Et qui<br />

dit solution d’urgence, dit groupe électrogène, dans lequel on<br />

met du fioul et ça fonctionne. Résultat : le secteur de l’électricité<br />

compte 200 milliards de francs CFA de dette d’exploitation. Et<br />

il est marqué par la vétusté de ses équipements. Nous sommes<br />

restés vingt ans sans investissement. Le constat est similaire<br />

en ce qui concerne le secteur de l’eau. Il est sous-tarifé. Nous<br />

sommes le seul pays en Afrique de l’Ouest où son<br />

prix est resté au même niveau pendant quinze<br />

ans. Trop bas. De plus, nous avons pâti d’une<br />

insuffisance d’investissements. Notre société de<br />

gestion de l’eau potable présente un déficit chronique.<br />

40 % du chiffre d’affaires est consacré à<br />

la masse salariale. Enfin, en ce qui concerne les<br />

mines, quand nous sommes arrivés, un nouveau<br />

code avait été promulgué, sans décret d’application.<br />

Il ne pouvait donc pas être mis en pratique,<br />

alors que l’ancien était déjà abrogé. Heureusement,<br />

le décret d’application a été approuvé un<br />

mois plus tard. Ce qui a permis de relancer les<br />

recherches minières. Il faut rappeler que les premiers<br />

livres de droits dans ce secteur au Mali faisaient la part<br />

belle aux investisseurs. Le domaine n’étant pas développé, il<br />

devait être attractif. Aujourd’hui, c’est différent. Le code a dû<br />

évoluer, notamment en intégrant la valorisation des contenus<br />

locaux. Les entreprises maliennes doivent être bénéficiaires<br />

de marchés sur la chaîne de valeur de la production de l’or.<br />

Elles peuvent se charger des excavations, du transport des<br />

minerais, etc. Deuxième point : nous allons valoriser les ressources<br />

humaines locales. À niveau de compétences égales, le<br />

nouveau code privilégie l’emploi de personnel malien. Et enfin,<br />

pas question que des sociétés minières soient installées dans<br />

une localité dont les populations continuent à vivre de façon<br />

60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DR<br />

misérable. Ces entreprises doivent payer des redevances pour<br />

promouvoir le développement. Il faut de l’eau potable, de l’électricité,<br />

etc.<br />

Quelles solutions pour résoudre<br />

le souci d’énergie dans le pays ?<br />

Quand nous sommes arrivés, il fallait faire face à la dette.<br />

Mais avant cela, il fallait faire face aussi à la demande qui<br />

croît de 10 % chaque année. Et nous avions des installations<br />

vétustes, ainsi qu’un problème de transport de l’énergie. On sait<br />

tous qu’il y a une période chaude au Mali, entre février et mai.<br />

Il fallait que le quotidien du citoyen ne soit pas détérioré, et en<br />

même temps, poser les jalons d’un développement harmonieux<br />

pour le futur. Après avoir étudié les causes du<br />

délestage, on s’est rendu compte que 70 % d’entre<br />

elles étaient dues à des insuffisances en approvisionnement<br />

en fioul de nos centrales thermiques.<br />

Autre souci, les postes de transformation étaient<br />

désuets. Et tombaient souvent en panne. Ces deux<br />

causes étant connues, il fallait trouver des solutions<br />

immédiates. La première était de diversifier<br />

les fournisseurs qui nous approvisionnent en carburant.<br />

Ce pour quoi nous avons lancé un appel<br />

d’offres, qui nous a permis de faire baisser les prix.<br />

Et à ce jour, l’approvisionnement de nos centrales<br />

est sécurisé. La seconde, face à la vétusté des équipements,<br />

a été de lancer un programme de rénovation. Ce qui a<br />

été fait, même si cela requiert du temps. Nous avons également<br />

identifié deux points névralgiques sur Bamako, qui est divisé<br />

par le fleuve Niger en deux rives. Nous avons donc installé une<br />

capacité dormante de 20 mégawatts (MW) sur chacune d’elles.<br />

Ainsi, lorsque nous avons des pannes au niveau des postes,<br />

nous pouvons injecter directement l’électricité vers les foyers,<br />

en attendant des réparations qui prennent du temps.<br />

Est-ce que vous restez sur le même choix<br />

de<br />

type d’énergie ?<br />

C’est une question pour le long<br />

terme. Avant cela, nous nous<br />

sommes rendu compte que<br />

le<br />

quart de nos besoins en<br />

électricité vient de<br />

l’ex-<br />

térieur,<br />

r, une<br />

proportion<br />

qu’il va urgemment<br />

falloir inverser. Mais il<br />

faut d’abord rendre le<br />

secteur e viable. Pour<br />

cela, il y a deux<br />

« À long<br />

terme, il faut<br />

travailler sur<br />

un panachage<br />

qui privilégie<br />

des sources<br />

d’énergie<br />

moins<br />

onéreuses. »<br />

possibilités. Soit on augmente le prix, ce qui serait catastrophique<br />

pour les populations, soit on se bat pour réduire les coûts<br />

de production. Pour les diminuer, il y a des solutions à court<br />

terme, comme les appels d’offres que nous avons lancés et qui<br />

nous permettent de baisser de 10 % les coûts. Grâce à des négociations<br />

avec les locataires de centrales thermiques, on est aussi<br />

parvenu à avoir 10 à 15 % de réduction. Mais à long terme,<br />

il faut travailler sur un panachage qui privilégie des sources<br />

d’énergie moins onéreuses. C’est dans ce cadre que nous avons<br />

lancé des projets de construction de centrales d’éoliennes,<br />

hydroélectriques et d’énergie solaire. Nous avons en cours<br />

de préparation des unités solaires d’une capacité d’au moins<br />

400 MW sur l’ensemble du territoire, un projet de<br />

construction d’une centrale éolienne de 150 MW<br />

et un projet de construction de quatre barrages.<br />

Le premier, celui de Kenié, se situe à 60 kilomètres<br />

de Bamako, à Koulikoro. Ses travaux ont démarré<br />

en mars-avril dernier. Il sera livré par la société<br />

Sinohydro dans quatre ans. Pour les trois autres,<br />

nous avons signé un protocole d’accord avec elle,<br />

mais nous allons opter pour un partenariat publicprivé<br />

(PPP). Afin de régler globalement le problème<br />

de l’électricité dans le pays, nous avons besoin<br />

de débloquer 2 300 milliards de FCFA. Sur cette<br />

somme, nous ferons un PPP avec des producteurs<br />

indépendants qui vont produire et vendre de l’électricité à la<br />

société de distribution, à hauteur de 1 400 milliards de FCFA.<br />

Soit 65 %. Pour le reste, nos partenaires techniques et financiers<br />

ont promis d’apporter 400 milliards, et les 500 milliards<br />

restants seront financés sur le budget national. Mais l’objectif<br />

est clair : arriver à une compilation énergétique où la partie<br />

thermique passera à l’horizon 2026-2028 de 70 à 30 %. Cela<br />

assainira le secteur.<br />

Le solaire et l’éolien sont de gros<br />

investissements au départ.<br />

Oui, mais en PPP, c’est possible.<br />

Et en ce qui concerne le secteur de l’eau, quels projets ?<br />

Comme le secteur n’est pas non plus rentable, nous envisageons<br />

de faire une révision tarifaire avant la fin de l’année,<br />

qui est réclamée aussi par nos partenaires techniques et financiers.<br />

Mais cette augmentation ne touchera que les couches<br />

les plus aisées. Le prix de l’eau, qui est subventionné par l’État,<br />

restera le même pour les ménages. Ceux qui paieront plus cher,<br />

ce sont les administrations, les grandes entreprises, les chancelleries,<br />

etc. On la leur vendra au tarif juste. Sans subvention.<br />

Cette nouvelle manne financière permettra de donner de l’eau<br />

à davantage de personnes. Notre objectif final est d’éradiquer<br />

la fracture hydraulique qui existe entre les capitales urbaines<br />

et les communes rurales, en mettant un point d’eau à disposition<br />

de toutes les localités du Mali. Pour y arriver, il faut rendre<br />

ce domaine stable et pérenne. D’où l’augmentation tarifaire,<br />

afin que les investisseurs puissent constater qu’il peut être<br />

61


DOSSIER MALI<br />

rentable. Il faut rappeler que dans les objectifs du développement<br />

durable, on demande aux États que le secteur de l’eau<br />

représente 5 % de leur budget global à l’horizon 2030.<br />

Et aujourd’hui, il représente combien ?<br />

On a pu le faire passer de 2,5 % en 2020 à 3,5 % en 2021,<br />

et il sera à 4 % en 2022. Ce qui n’empêche pas une insuffisance<br />

d’investissements. Nous avons constaté que ceux-ci sont réalisés<br />

sur la base des financements de bailleurs. Parfois, le temps<br />

de finir de monter les dossiers peut prendre un ou deux ans,<br />

pour des « petits » apports de 400 ou 600 millions. Et entretemps,<br />

les besoins de la population croissent. Pour éviter cela,<br />

nous avons commencé à réaliser tous les petits investissements<br />

sur fonds propres. Cela a considérablement amélioré<br />

la desserte d’approvisionnement de l’eau<br />

dans les grandes agglomérations, mais aussi<br />

dans les localités rurales. On permet également<br />

aux communautés de s’abonner à un prix<br />

subventionné : c’est ce que l’on appelle les branchements<br />

sociaux. Avec l’aide de la Banque mondiale<br />

et de l’Agence française de développement,<br />

nous sommes parvenus à faire 100 000 branchements<br />

à des tarifs très avantageux, à peu près<br />

divisés par cinq. Voilà tout ce que l’on a pu faire<br />

en un an de transition dans les domaines de l’eau<br />

et de l’électricité.<br />

La situation de transition, justement, a-t-elle<br />

« Les dossiers<br />

ne dorment<br />

plus, nous les<br />

faisons sortir<br />

vite, car nous<br />

n’avons pas<br />

d’ambitions<br />

politiques. »<br />

refroidi certains investisseurs ou bailleurs ?<br />

Au départ, oui. Vous savez, les investisseurs sont très rationnels.<br />

Quand il y a des événements politiques de ce genre, dans<br />

un premier temps, ils restent sur leur réserve. Mais ils viennent<br />

quand même discuter après. Et ils ont pu voir que l’on a fait<br />

de gros progrès en matière de doing business. Les dossiers ne<br />

dorment plus, nous les faisons sortir vite, car nous n’avons pas<br />

d’ambitions politiques. Tout ce que nous voulons, ce sont des<br />

résultats. Nous travaillons avec des Chinois, mais aussi des<br />

Français et autres.<br />

En quoi la situation sécuritaire impacte vos secteurs ?<br />

La question sécuritaire a retardé un certain nombre de<br />

projets. Notamment, l’aménagement des surfaces du barrage<br />

et des terres irrigables de Taoussa, où l’entreprise adjudicatrice<br />

du marché n’a pas pu faire le travail. Mais aujourd’hui, on est<br />

en train de boucler cette affaire avec les bailleurs de fonds.<br />

Il faut noter que le contexte sécuritaire commence à s’améliorer.<br />

En tout cas, on a de l’espoir, au regard de tous les partenaires<br />

qui sont prêts à nous accompagner. On commence enfin à parler<br />

franchement avec nos associés au sujet de ce qu’il faut faire<br />

pour sécuriser le pays. Ce n’était pas le cas avant.<br />

En ce qui concerne les mines, c’est moins<br />

compliqué, car elles opèrent surtout au sud ?<br />

Oui. Et la pandémie de Covid-19 a fait augmenter le prix<br />

de l’once. On est passé de 800 à 1200 dollars. Et ça ne fait que<br />

croître. L’or est une valeur refuge. L’activité économique s’est<br />

repliée, et son prix a grimpé. Le contexte sécuritaire et le Covid<br />

ont freiné certains projets. Mais depuis octobre 2020, on est<br />

parvenus à donner un nouvel élan.<br />

On parle d’un secteur d’avenir<br />

au Mali : la chaux. Qu’en est-il ?<br />

Les gens ont tendance à réduire les secteurs miniers,<br />

au Mali, aux mines. Mais nous possédons aussi des carrières<br />

de calcaire, de chaux. Nous avons du magnésium, du fer,<br />

du lithium. Effectivement, nous avons identifié plusieurs<br />

zones capables de procurer de la chaux. Elle est utilisée dans<br />

la production de l’or et les traitements miniers. Aujourd’hui,<br />

elle est importée. Alors, en obtenir chez nous est très prometteur.<br />

Nous avons fait de grandes découvertes de<br />

gisements. Mais il reste un souci d’accès. Il faut<br />

des routes. Nous travaillons sur le sujet avec le<br />

ministère des Transports et des Infrastructures.<br />

Les mines de chaux se trouvent dans le sud du<br />

pays, vers Kayes.<br />

Du 16 au 18 novembre, vous<br />

organisez la 9 e édition des Journées<br />

minières et pétrolières. Qu’en<br />

attendez-vous cette année ?<br />

C’est un événement biennal. Une tribune<br />

qui permet de mieux vendre le secteur minier<br />

malien. Cela permet aussi de regrouper toutes les parties<br />

prenantes autour de sujets d’intérêt commun. Par exemple,<br />

le thème de cette année porte sur les contenus locaux en<br />

géoperspective et le rôle de l’État. Nous comptons mettre un<br />

accent particulier sur les énergies renouvelables en milieu<br />

minier, parce que cela participe de la responsabilité sociétale<br />

de ces entreprises.<br />

Vous prévoyez combien de participants ?<br />

Tous les ministères concernés des pays de la CEDEAO sont<br />

attendus, ainsi que tous les grands pays producteurs de l’or<br />

dans le monde. Nous avons un niveau de fréquentation entre<br />

25000 à 50000 personnes tous les deux ans. À un mois de l’événement,<br />

on était déjà à 417 000 euros de ventes de stands.<br />

En 2019, le chiffre d’affaires a été de 480000 euros.<br />

Pour finir, quels sont vos défis à vous ?<br />

Quand je suis arrivé à la tête de ce département, je me<br />

suis promis de tout mettre en œuvre pour éradiquer la fracture<br />

énergétique et la fracture hydraulique. Pour moi, il ne<br />

s’agit plus de se contenter de donner de l’électricité aux Bamakois<br />

– qui se plaignent beaucoup –, mais à tout le monde. Il en<br />

va de même pour l’eau. L’accès aux services sociaux de base<br />

à tous accélérera le développement social et la croissance<br />

économique. Et pour reparler de la question de la sécurité,<br />

je dis souvent que le problème, dans notre pays, est économique<br />

avant d’être sécuritaire. Je pense que la fourniture du<br />

service public de l’eau et de l’électricité est également un outil<br />

de rapprochement entre les Maliens pour consolider la paix<br />

et la réconciliation. ■ Propos recueillis par Emmanuelle Pontié<br />

62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DOSSIER MALI<br />

Économie<br />

L’étonnante résilience<br />

Malgré les tensions,<br />

le pays affiche des indicateurs<br />

PLUTÔT POSITIFS.<br />

par Fatoumata Maguiraga<br />

Malgré les crises sécuritaire, institutionnelle et sanitaire<br />

qu’elle a connues ces dernières années, l’économie<br />

malienne affiche plutôt des indicateurs<br />

positifs : une croissance régulière du produit intérieur<br />

brut (PIB) autour de 5 %, une inflation contenue et des<br />

engagements internationaux tenus. Une résistance aux chocs qui<br />

n’occulte pas la fragilité d’une économie ayant du mal à amorcer<br />

le développement. Selon la Banque mondiale, le ratio des<br />

Maliens défavorisés en fonction du seuil de pauvreté national est<br />

de 42,1 % de la population, en 2019. Un chiffre qui tranche avec<br />

le taux de croissance positif de la richesse nationale.<br />

Mais il traduit en réalité « une situation économique actuelle »<br />

qui se caractérise par « une forme de résilience », note Boubacar<br />

Ouologuem, chef de section Suivi du marché financier à la Direction<br />

nationale du trésor et de la comptabilité<br />

publique. Malgré la crise institutionnelle née<br />

de celle postélectorale, en 2018, ainsi que<br />

les grosses difficultés liées à la pandémie de<br />

Covid-19 en 2020, « les objectifs de recettes<br />

fiscales ont été atteints. Le budget a presque<br />

été dans les normes », constate ce spécialiste.<br />

Sur le marché financier, le Mali continue<br />

d’émettre normalement. En moyenne, il a<br />

enregistré 200 % de taux de soumissions<br />

aux émissions. Une « confiance des investisseurs<br />

» qui « tient aux potentialités du pays à<br />

rembourser ses dettes ».<br />

En 2020, 906 milliards de francs CFA<br />

ont été mobilisés sur le marché financier<br />

sur 830 milliards demandés, contre 543 milliards en<br />

2019. En 2021, avant la clôture de l’année, les fonds mobilisés<br />

ont atteint 810 milliards de FCFA, l’objectif étant<br />

905 milliards. Malgré la situation, l’engouement des investisseurs<br />

est démontré par un engagement des banques dont<br />

« les propositions tournent autour de 220 % du montant »,<br />

ajoute Boubacar Ouologuem. Les coups d’État du 18 août 2020<br />

et du 24 mai 2021 ont provoqué le retrait des partenaires,<br />

QUELQUES DONNÉES<br />

2020 (% du PIB)<br />

Dette globale : 44,7<br />

Taux d’investissement : 22,6<br />

Croissance du PIB réel : -1,6<br />

Poids secteurs<br />

Primaire : 37 %<br />

Secondaire : 20,6 %<br />

Tertiaire : 42,4 %<br />

Taux de pauvreté : 42 (en 2019)<br />

Taux d’inflation : 1,9 (juillet 2021)<br />

qui, aujourd’hui, commencent à revenir. Alors que l’inflation,<br />

estimée à 1,9 % (juillet 2021), reste aussi maîtrisée. Évaluée<br />

à 4,7 en 2018 et 2019, la croissance du PIB a enregistré un recul<br />

de 1,6 en 2020, en raison de la pandémie, mais les projections<br />

de 2021 tablent sur un taux positif, autour de 4 %. Le Mali fait<br />

encore office de « bon élève » en matière de partenariat, parce<br />

qu’il continue d’honorer ses engagements, malgré les difficultés.<br />

Les réformes pour redynamiser les recettes fiscales et le respect<br />

des normes font partie des facteurs de cette confiance.<br />

Dans le domaine du marché financier, la crise sanitaire a<br />

même eu un impact positif, selon les acteurs, « grâce » à la « surliquidité<br />

au niveau des banques qui ont investi beaucoup au<br />

niveau de l’État ». Il y a eu également les réformes entreprises<br />

par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest pour<br />

booster l’économie – avec leurs effets positifs sur les taux –,<br />

permettant d’emprunter moins cher.<br />

L’épidémie de Covid-19 n’a cependant pas épargné le Mali,<br />

qui a enregistré ses premiers cas en mars 2020. La crise a frappé<br />

de nombreux secteurs, dont ceux des services et du commerce<br />

(représentant environ 40 % de l’économie), qui ont particulièrement<br />

souffert. Près de 75 % des petites et moyennes entreprises<br />

(PME) ont subi les impacts négatifs de la pandémie. Cela<br />

s’explique par la fermeture de certains services<br />

liés au voyage, comme les agences, les<br />

courtiers d’assurance, les restaurateurs, ou<br />

encore les transporteurs. « Le problème est<br />

que les PME n’ont pas eu droit aux mesures<br />

d’accompagnement pour leur permettre<br />

de refaire surface », regrette Sanou Sarr,<br />

le président du réseau des PME. Contrairement<br />

à d’autres pays où les gouvernements<br />

ont injecté de l’argent pour aider certaines<br />

sociétés à se relever. Au Mali, les soutiens<br />

annoncés n’ont pas été à la hauteur. L’État a<br />

mobilisé 20 milliards de FCFA pour épauler<br />

ces entreprises, à travers le Fonds de garantie<br />

du secteur privé. Mais les « conditions<br />

n’ont pas permis de faciliter l’accès à ce fonds », ajoute Sanou<br />

Sarr. « Si le pays est encore debout, c’est grâce aux PME », insistet-il.<br />

Elles ont su s’adapter pour « maintenir la tête hors de l’eau ».<br />

L’absence de sources pérennes de financement, l’accès à la<br />

commande publique qui, malgré un décret de 2018, n’est pas<br />

encore effectif, continuent d’être un frein pour les sociétés.<br />

L’inexistence de ce marché potentiel les empêche de se développer.<br />

Les acteurs pointent aussi du doigt certaines pratiques<br />

Sources : Banque mondiale, BCEAO.<br />

64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Le supermarché<br />

Shopreate dans le quartier<br />

de Badalabougou,<br />

à Bamako.<br />

EMMANUEL BAKARY DAOU<br />

qui entravent leur épanouissement. Au nombre desquelles,<br />

« la substitution des cadres de l’État aux hommes d’affaires » et<br />

la captation des marchés publics à leur profit, au gré des équipes<br />

qui se succèdent. Les recettes du pays sont constituées principalement<br />

par les impôts de ces sociétés et par l’extraction minière.<br />

Les PME constituent 80 % des opérateurs locaux. « Et l’État se<br />

portera mieux si leur santé s’améliore », ajoute Sanou Sarr.<br />

« Le panier de la ménagère va très mal », s’indigne Badou<br />

Samounou, le président du Regroupement pour la défense des<br />

consommateurs du Mali (REDECOMA). Même si le phénomène<br />

semble « mondial en cette année », la hausse des prix de plusieurs<br />

produits de première nécessité (viande, pain, huile…) a été historique.<br />

De nombreux facteurs ont été évoqués pour en expliquer<br />

les raisons, de la mauvaise campagne cotonnière (2020-2021) à<br />

la pandémie, en passant par la crise institutionnelle. Si le pain a<br />

été au centre des préoccupations plusieurs semaines durant, un<br />

accord a finalement permis de revenir à son prix initial qui avait<br />

enregistré une hausse de 50 FCFA, faisant passer la baguette de<br />

250 à 300 FCFA. Quant à la viande, cette année, les nombreuses<br />

tentatives des autorités qui s’étaient engagées à subventionner<br />

les coûts de l’abattage n’ont pas permis de faire redescendre les<br />

prix à leur niveau d’avant la crise.<br />

Après l’inaccessibilité des aliments pour le bétail, l’insécurité<br />

reste la principale cause évoquée pour justifier ces augmentations.<br />

Même si le marché libéral, la loi de l’offre et de la<br />

demande qui reste forte, ne favorisent pas la baisse des prix,<br />

il n’est pas exclu que certains profitent du contexte pour faire de<br />

la spéculation, explique le président du REDECOMA. C’est donc<br />

au consommateur d’être plus engagé pour défendre ses intérêts,<br />

aux autorités d’être « responsables et prêtes à s’assumer, quitte à<br />

sévir quand il le faut ». Enfin, concernant les céréales, malgré les<br />

nouvelles récoltes, les tarifs restent supérieurs d’environ 20 % à<br />

leur niveau de l’année dernière, selon l’Organisation des Nations<br />

unies pour l’alimentation et l’agriculture.<br />

L’économie malienne est surtout basée sur le secteur primaire,<br />

le secondaire étant peu développé, ce qui fait d’elle une<br />

économie de consommation. Elle demeure donc portée par un<br />

secteur informel « qui déjoue les normes », mais résiste malgré<br />

tout grâce au « dynamisme de la population », explique Sékou<br />

Diakité, enseignant-chercheur à la Faculté des sciences économiques<br />

et de gestion de Bamako.<br />

Dans un tel contexte et pour booster l’économie, « l’État a<br />

un rôle crucial », explique-t-il. Le défi est de mobiliser plus de<br />

recettes pour faire face aux difficultés et permettre à la population<br />

de profiter des fruits de la croissance. Mais il prévient<br />

que la mauvaise gouvernance constitue un frein important<br />

à ce processus. D’où la nécessité de faire des réformes dans le<br />

« sens des investissements productifs » et de mener une lutte<br />

implacable contre la corruption. Pour réussir la délicate mission<br />

de sortir des multiples crises et transformer la résilience<br />

en développement, les autorités disposent de plusieurs leviers<br />

d’intervention pour une économie plus « normée » et une structuration<br />

des activités grâce à une vision et une volonté politique<br />

bien affirmées. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 65


DOSSIER MALI<br />

Souleymane Waïgalo<br />

Directeur général de la Banque nationale de développement agricole (BNDA)<br />

« La plupart des banques<br />

se portent bien ! »<br />

Soutenir le traditionnel monde agricole, tout en s’ouvrant<br />

sur LA DIGITALISATION, tel est l’objectif envisagé par le financier.<br />

<strong>AM</strong> : Vous êtes à la tête de la BNDA depuis 2017,<br />

une banque dont le cœur de cible reste le monde<br />

agricole. Comment se porte-t-il aujourd’hui ?<br />

Souleymane Waïgalo : Si l’on regarde les derniers chiffres<br />

publiés par le ministère du Développement rural, la campagne<br />

écoulée a bénéficié d’une bonne pluviométrie et d’une production<br />

satisfaisante. Pourtant, le contexte actuel est difficile, car nous<br />

traversons des crises multiples, dont une politique, l’insécurité,<br />

les revendications syndicales… Elles ont impacté l’ensemble du<br />

monde agricole et de l’activité économique malienne. À cela,<br />

la pandémie est venue s’ajouter. Cependant, la<br />

BNDA continue à mener son activité avec sérénité<br />

et se porte bien.<br />

Concrètement, comment le monde agricole<br />

a-t-il été impacté par le Covid-19 ?<br />

Nous avons d’abord vécu le confinement,<br />

période durant laquelle nous ne pouvions plus<br />

exporter le coton. Au niveau du trafic des ports<br />

et des commandes, tout était stoppé. Les prix<br />

ont chuté, car ceux qui devaient les fixer ont été<br />

obligés de tenir compte de la situation. Quand ils ont fait une<br />

proposition d’achat du coton à 200 francs CFA le kilo, nous avons<br />

vécu un véritable boycott. Les producteurs ont répondu : « Impossible<br />

de produire du coton à un tel prix ! » L’acteur principal, qui<br />

est l’État, devait venir soutenir le secteur. Mais compte tenu de<br />

l’absence d’analyse en profondeur de l’ensemble des impacts et à<br />

cause des autres crises politiques qui sévissaient, les discussions<br />

se sont prolongées jusqu’à l’hiver. Résultat : les paysans n’ont pas<br />

produit de coton… Ce qui a engendré un manque à gagner inestimable<br />

pour l’ensemble des intervenants de la chaîne : industriels,<br />

producteurs de matières premières, agriculteurs et coopératives,<br />

fournisseurs d’intrants, banques, transporteurs, huileries, éleveurs,<br />

impôts et taxes, etc. La production a stagné en dessous<br />

de 25 % des 800 000 tonnes attendues. Même si les producteurs<br />

ont cultivé plus de céréales pour minimiser les pertes, les effets<br />

sont encore perceptibles. En revanche, les autres spéculations,<br />

comme le riz, le mil ou le maïs, ont enregistré des progressions<br />

«Quatre-vingts<br />

pour cent de<br />

la population<br />

travaille dans<br />

le monde rural.<br />

C’est énorme. »<br />

satisfaisantes. Et aujourd’hui, le secteur agricole offre de bonnes<br />

perspectives de reprise.<br />

Autre effet de tout ça, il y a eu une augmentation<br />

des prix des matières premières dont se plaignent<br />

les consommateurs. À votre avis, d’où vient, par<br />

exemple, l’augmentation violente du prix du sac<br />

de riz à Bamako ? Ou celle du lait, de la viande ?<br />

C’est une conséquence directe des effets de la pandémie.<br />

Il existe une forte corrélation entre les prix et le coût de revient<br />

des produits importés. En ce qui concerne le riz ou le maïs par<br />

exemple, le prix est déterminé par les coûts de<br />

revient et de production. Dans la production du<br />

riz, il faut tenir compte des intrants. En raison de<br />

la crise du Covid, le prix du transport s’est envolé.<br />

Et même si on en avait les moyens, il y avait des<br />

difficultés à importer. Car l’ordre des priorités a<br />

été bousculé par les nouveaux besoins en produits<br />

sanitaires, comme les gels, les masques… Les prix<br />

du transport sur des intrants, dont les marges<br />

sont déjà très faibles, devenaient inabordables.<br />

Un conteneur loué à 1 200 dollars est passé à 3 400 dollars.<br />

Le producteur a vu son coût de production exploser et a été<br />

contraint de rattraper sa marge sur le marché. Idem pour les<br />

producteurs de viande. Les zones de pâturage ont été réduites,<br />

d’une part à cause de l’insécurité, et d’autre part car le prix de<br />

l’aliment bétail a flambé par la nécessité d’importer de la graine<br />

de coton du Togo ou du Burkina. Certes, cette augmentation des<br />

prix en général pèse sur le panier de la ménagère et peut avoir<br />

des répercussions sociales graves. Ce qui nécessite des mesures<br />

appropriées de la part des pouvoirs publics de manière à permettre<br />

à l’économie de tourner et de parvenir à une reprise de<br />

la croissance.<br />

Vous avez diversifié vos activités à la BNDA.<br />

Pourquoi ? Et comment ça se passe ?<br />

Notre cœur de métier reste le monde agricole. Environ 49 %<br />

de nos financements sont destinés à l’agriculture. Et une grande<br />

partie de notre diversification va vers les entreprises qui restent<br />

66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


NICOLAS RÉMÉNÉ<br />

dans la chaîne de valeur agricole, soit dans la transformation,<br />

soit dans la commercialisation. Aujourd’hui, on est à peu près<br />

à 120 milliards de FCFA de financement en faveur des PME.<br />

Les particuliers, les salariés, représentent à peu près 25 % de<br />

nos activités. C’est beaucoup. Cette diversification vers cette<br />

catégorie de clientèle relève de notre volonté de trouver des ressources<br />

pour financer l’agriculture. Parce que les particuliers ont<br />

de l’épargne. Il faut leur offrir des produits adaptés, en matière<br />

de logement, d’équipements, afin de les capter.<br />

Combien pèse le secteur agricole au Mali ?<br />

Quatre-vingts pour cent de la population travaille dans le<br />

monde rural. Environ quatre à cinq millions de producteurs et<br />

leurs familles en vivent. C’est énorme. D’où l’immense impact<br />

sur les populations quand le secteur est sinistré.<br />

Parlons des effets du terrorisme et des zones sous<br />

« occupation » islamiste ? L’agriculture en pâtit aussi ?<br />

Oui. Mais il y a encore des zones agricoles dans ces endroits,<br />

entre Mopti et Gao. Car le fleuve traverse et irrigue tout le Mali.<br />

Nous les financions avant. Aujourd’hui, certains périmètres<br />

sont encore utilisés. Mais nous n’y avons plus accès. Car l’une<br />

des règles pour octroyer des financements, c’est de se rendre<br />

sur place. Il faut aller voir les terres, les personnes. Nous continuons<br />

seulement à accompagner nos clients historiques qui sont<br />

à jour de leurs engagements. Sinon, nous disposons au niveau de<br />

l’Office du Niger d’environ 2 millions d’hectares aménageables,<br />

dont moins de 300000 sont aménagés. Il reste encore un gros<br />

potentiel. Si vous prenez la zone de Mali-Sud, elle représente<br />

énormément d’espace pour la culture du coton ou des céréales.<br />

En fait, sur l’ensemble du territoire, nous pouvons disposer de<br />

terres cultivables. On a suffisamment d’eau et de terres pour<br />

développer l’agriculture dans toutes les zones.<br />

Comment se porte le secteur bancaire ?<br />

On assiste à une montée en puissance<br />

de la dématérialisation des transactions.<br />

Au 31 décembre 2021, on comptait 14 banques et trois établissements<br />

financiers. Avec un bilan total de plus de 43258 milliards<br />

de FCFA et un produit net bancaire de 250 milliards<br />

de FCFA, la structure financière des banques du Mali est de<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 67


DOSSIER MALI<br />

plus en plus solide. Beaucoup d’entre elles se portent très bien<br />

et déclarent des résultats bénéficiaires. Courant 2020, elles ont<br />

enregistré une bonne progression de l’ordre de 8 % pour la collecte<br />

des ressources et poursuivent de manière satisfaisante le<br />

financement des économies avec plus de 7 % d’augmentation,<br />

malgré la chute du taux de croissance. Les différentes réformes<br />

engagées par les autorités depuis 2017 ont fortement contribué<br />

à améliorer leur gouvernance et à développer non seulement le<br />

taux de bancarisation, mais aussi à sécuriser les emplois. Nous<br />

avons bénéficié d’un bon accompagnement de la Banque centrale,<br />

à la suite des conséquences du Covid. Et nous, nous nous<br />

sommes lancés dans la digitalisation des processus et des produits,<br />

comme à la BNDA. Ce qui entraîne aussi une amélioration<br />

continue du taux de bancarisation.<br />

À combien s’élève-t-il à ce jour ?<br />

Il tournait autour de 12 ou 13 %, sans tenir compte des institutions<br />

de microfinance et de l’impact du mobile. Difficile de<br />

le chiffrer aujourd’hui, mais nous avons énormément de clients<br />

qui ont accès à ces opérations via leur portable ou leur ordinateur.<br />

Si on intègre le digital, le Mobile Money, etc., on arrive à<br />

un taux de bancarisation beaucoup plus élevé.<br />

Au niveau de la BNDA, en particulier, nous<br />

sommes aux alentours de 380 000 clients, ce qui<br />

représente une augmentation de 12 % par an<br />

de nos dépôts. Et nous envisageons de faire de<br />

la digitalisation notre cheval de bataille. Certains<br />

services, déjà, sont mis à disposition des<br />

clients par l’intermédiaire de leur mobile. Ça va<br />

se généraliser pour toutes les opérations. Ce qui<br />

permettra de recruter de nouveaux clients sur<br />

l’ensemble du territoire national, en connexion<br />

avec les autres partenaires. Nous envisageons de<br />

leur permettre de faire des opérations que l’on<br />

« Avec un bilan<br />

total de plus de<br />

43 258 milliards<br />

de francs CFA,<br />

la structure<br />

des banques<br />

du Mali<br />

est de plus<br />

en plus solide. »<br />

appelle Wallet to Wallet, afin de passer de leur compte de dépôt<br />

à leur compte de téléphonie, Orange Money, S<strong>AM</strong>A Money ou<br />

autre. Nous voulons baser notre développement sur ce genre<br />

de partenariats pour toucher davantage de personnes, souvent<br />

non bancarisées. Ce sera justement une opportunité pour nous<br />

de leur offrir des produits bancaires.<br />

Quel est votre avis, en tant que banquier, sur<br />

cette incroyable résilience économique de Bamako ?<br />

Terrorisme, coups d’État, pandémie mondiale…<br />

Quoi qu’il arrive, la capitale continue à « fonctionner ».<br />

Nous, banquiers, évoluons dans l’économie réelle, dans le<br />

financement d’activités concrètes. Et nous prenons des engagements<br />

sur lesquels nous avons une bonne maîtrise des risques<br />

et des contreparties. Résultat : des crises peuvent arriver, mais<br />

comme la contrepartie est là, nous résistons. Nos financements<br />

sont toujours adossés à quelque chose de très sûr. Mais nous<br />

avons, en effet, traversé plusieurs crises depuis 2012 : politiques,<br />

terroristes, sanitaire, sociales… Les conséquences ont été d’une<br />

extrême gravité, avec des pertes en vies humaines, des écoles<br />

fermées, des zones inaccessibles, des villages et des animaux<br />

incendiés… Malgré cette détérioration de la sécurité et de la<br />

qualité de vie, les Maliens résistent. Ils sont ingénieux et courageux.<br />

Et savent s’adapter. Ils croient au Mali et travaillent à sa<br />

remise en selle. Quoi qu’il arrive. La résilience réside aussi dans<br />

la solidarité. Du fait de la grande proportion des activités et des<br />

structures dans l’informel, l’agilité et l’adaptation permettent de<br />

limiter les conséquences et d’envisager une reprise. En ce qui<br />

nous concerne, avec la crise sécuritaire, nos agences du Nord<br />

à Gao ont été dynamitées, nos agences de Tombouctou ont été<br />

pillées et nos coffres emportés. Nous avons perdu de l’argent.<br />

Certains crédits contractés par des producteurs n’étaient plus<br />

récupérables. Nous avons été obligés de quitter la zone. Mais<br />

une fois que l’accalmie est revenue, nous sommes repartis sur<br />

place. Effectivement, on a perdu de l’argent avec de mauvais<br />

débiteurs ou des gens qui ont été déplacés et ont abandonné leur<br />

activité. Mais nous avons redémarré comme on pouvait. On se<br />

recentre vers des zones plus sécurisées, vers d’autres produits<br />

dont nous avons la maîtrise, et nous comblons rapidement les<br />

pertes subies. La clé, c’est l’anticipation, la diversification vers<br />

d’autres clients et la conquête permanente de la<br />

maîtrise des risques. Je pense que la même règle<br />

prévaut dans tous les secteurs économiques.<br />

Revenons à la BNDA. Où en êtesvous<br />

aujourd’hui et quels sont<br />

vos projets à court terme ?<br />

Nous venons de démarrer notre 7 e plan<br />

de développement à moyen terme 2021-2025,<br />

après une évaluation satisfaisante du 6 e plan<br />

par notre conseil d’administration et nos actionnaires.<br />

Notre ambition est de faire de la BNDA<br />

une banque digitale permettant la bancarisation<br />

d’un million de Maliens. Et d’assurer des<br />

services sur l’ensemble du territoire. Tout en restant champion<br />

dans le financement de l’agriculture et dans l’accompagnement<br />

des ruraux. Pour ce faire, la BNDA a pu mobiliser des mesures<br />

d’accompagnement de l’Agence française de développement,<br />

de la KfW [banque publique allemande, ndlr] et de la Banque<br />

ouest-africaine de développement. Ces financements complètent<br />

la collecte interne qui a atteint 426 milliards de FCFA<br />

au 30 juin 2021, soit une progression de 14 % par rapport au<br />

31 décembre 2020. Avec 77 milliards de fonds propres effectifs,<br />

nous occupons le premier rang. Ce qui nous permet aisément de<br />

poursuivre notre développement. Notre réseau d’agences est en<br />

extension et la rénovation d’anciennes se poursuit. Notre parc de<br />

guichets automatiques bancaires est en cours d’étoffement. Nos<br />

objectifs sont clairs : s’affirmer comme acteur majeur du financement<br />

agricole et rural par l’innovation, et réussir notre vaste<br />

programme de transformation digitale grâce à une politique de<br />

ressources humaines innovante, afin de permettre à nos clients<br />

de rester connectés à leur banque 24 heures sur 24, où qu’ils se<br />

trouvent. ■ Propos recueillis par Emmanuelle Pontié<br />

68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DOSSIER MALI<br />

Sécurité<br />

Dans l’impasse ?<br />

Entre massacres,<br />

enlèvements et diktats,<br />

les groupes terroristes<br />

et armés continuent<br />

de faire subir un<br />

VÉRITABLE CALVAIRE<br />

aux populations civiles.<br />

par Boubacar Sidiki Haidara<br />

Aux premières lueurs du matin, des tirs d’armes automatiques<br />

perturbent la quiétude dominicale de ce<br />

17 octobre. Des hommes armés non identifiés, mais<br />

probablement des djihadistes au vu du modus operandi,<br />

attaquent un poste de l’armée à Acharane, localité située<br />

à 45 kilomètres de la ville de Tombouctou, dans le nord du pays.<br />

La riposte vigoureuse des soldats met en déroute les assaillants<br />

qui abandonnent, dans leur fuite, six corps et des équipements.<br />

Mais cette rare victoire militaire célébrée sur les réseaux sociaux<br />

peine à masquer la réalité de la situation sécuritaire qui n’a de<br />

cesse de se dégrader. La menace, localisée dans le septentrion<br />

au début de la crise en 2012, s’est métastasée dans le centre et<br />

plus récemment dans le sud du pays. Un diagnostic que partage<br />

le Premier ministre de la transition, Choguel Maïga, et qu’il a<br />

posé dans une récente interview au journal Le Monde : « Le Mali<br />

a demandé à la France de l’aider à détruire le terrorisme et à<br />

recouvrir l’intégralité de son territoire. Près de neuf ans après,<br />

que constatons-nous ? Le terrorisme qui était confiné à Kidal<br />

(extrême nord du pays) s’est étendu à 80 % de notre territoire. »<br />

Cette « inefficacité » décriée de Barkhane et sa réorganisation<br />

sont depuis plusieurs semaines l’objet de joutes verbales entre<br />

Paris et Bamako. Le second accusant le premier « d’abandon en<br />

plein vol », argument utilisé pour justifier la recherche d’une<br />

diversification de partenariats, sans pour autant confirmer un<br />

éventuel accord avec la société paramilitaire russe Wagner. La<br />

rumeur a mis la France en branle-bas de combat.<br />

Loin de ces échanges diplomatiques peu courtois, les<br />

groupes djihadistes plus professionnels ont changé de stratégie<br />

pour acculer l’État. Aux attaques d’envergure contre les camps<br />

militaires, prisées en 2019-2020, se sont substitués les embuscades,<br />

tueries de civils et actes de vandalisme. En juillet dernier,<br />

des djihadistes ont saboté une antenne relais, privant durant<br />

douze jours toute la région nord de connexion. Conséquence,<br />

plus d’appels ni d’Internet et une économie à l’arrêt, les banques<br />

et les autres services ne pouvant plus fonctionner. Un « embargo<br />

sans présence physique » pour reprendre l’expression imagée<br />

d’un ressortissant de ces régions qui confie avoir vécu un calvaire<br />

durant ces presque deux semaines. Au centre, dans les<br />

régions de Mopti et de Ségou, les populations vivent dans une<br />

psychose constante. En plus des violences subies, elles sont<br />

empêchées de pratiquer l’agriculture. La zone Office du Niger,<br />

considérée comme le grenier du Mali, est la cible d’attaques.<br />

Dans le cercle de Niono, les paysans n’accèdent plus à leurs<br />

champs, ceux qui s’y aventurent sont tués. Les pailles de riz<br />

déjà à maturité sont brûlées, les matériels agricoles incendiés.<br />

Le cercle compte 29 000 déplacés vivant dans des écoles, dont<br />

beaucoup sont fermées pour cause d’insécurité, les terroristes<br />

menaçant enseignants et élèves. En juin 2021, un rapport de<br />

l’ONU estimait à 1 595 le nombre d’écoles fermées, affectant<br />

478 500 élèves.<br />

« TUER LA VIE »<br />

La nébuleuse djihadiste n’épargne aucune partie du pays.<br />

À l’ouest, sur le tronçon reliant la région de Kayes à Bamako,<br />

l’un des poumons de l’économie malienne, les attaques ciblées<br />

s’intensifient. Le 11 septembre dernier, deux camionneurs<br />

marocains ont été tués sur cette voie par des djihadistes présumés<br />

qui n’ont pas touché à leur marchandise. « Les groupes<br />

terroristes veulent asphyxier l’économie et décrédibiliser les<br />

forces de défense et de sécurité. Toutes ces attaques ont pour<br />

objectif l’effondrement de l’État pour qu’ils puissent installer leur<br />

émirat islamique », analyse Boubacar Salif Traoré, directeur du<br />

cabinet Afriglob Conseil et spécialiste des questions sécuritaires<br />

au Sahel. Les autorités de la transition tentent aujourd’hui la<br />

carte de la négociation. Elles ont récemment mandaté le Haut<br />

Conseil islamique, principale organisation musulmane du pays,<br />

pour nouer le contact avec le Groupe de soutien à l’islam et aux<br />

musulmans (GSIM). Une organisation terroriste liée à Al-Qaïda,<br />

avec à sa tête Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa. Pourtant, le gouvernement<br />

de la transition a démenti l’information dans un communiqué<br />

dans la soirée du 21 octobre. Et la même information<br />

a été confirmée par le ministre du Culte et plusieurs membres<br />

du Haut Conseil islamique. Ce qui pose la question d’une « cacophonie<br />

» au sommet de l’État sur cette question…<br />

Le dialogue avec ces groupes est une volonté exprimée par<br />

les Maliens en 2017 lors de la Conférence d’entente nationale,<br />

puis réitérée en 2019 à l’issue du Dialogue national inclusif.<br />

Jamais deux sans trois. Selon des observateurs, la confirmation<br />

70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


officielle des autorités de la transition devrait intervenir après<br />

les Assises nationales de la refondation, dont la phase finale est<br />

programmée pour décembre prochain. Pour des analystes, un<br />

éventuel dialogue ne suffira pas à mettre fin à la crise, caractérisée<br />

par sa complexité et la multiplicité des acteurs.<br />

Au-delà des deux grands groupes terroristes identifiés, et<br />

ennemis, le GSIM et l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS),<br />

plusieurs autres entités détiennent des armes. Dans le centre, des<br />

djihadistes font régulièrement face à des dozos (confréries de<br />

chasseurs). Ces derniers sont souvent accusés d’exaction, notamment<br />

contre l’ethnie peule. Mais ils s’en défendent, affirmant<br />

toujours être des remparts dans des zones où l’État n’est pas<br />

présent. Des bandits armés, trafiquants et autres contrebandiers,<br />

complètent ce tableau non exhaustif de ceux qui profitent de<br />

l’économie de la terreur. « Pour mieux appréhender la crise, nous<br />

avons besoin d’une cartographie claire des acteurs en présence,<br />

c’est essentiel », plaide Aly Tounkara, directeur du Centre des<br />

études sécuritaires et stratégiques au Sahel.<br />

LES CIVILS, CES CIBLES<br />

Selon le rapport trimestriel sur le Mali du secrétaire général<br />

des Nations unies, publié le 1 er octobre 2021, les attaques contre<br />

les civils ont augmenté, passant de 307 entre la fin mars et la<br />

fin mai à 326 entre le 26 mai et le 26 août, période au cours de<br />

laquelle 181 personnes ont été tuées, 145 blessées et 178 enlevées.<br />

Le 8 août, dans une localité de Gao, dans le nord, au moins<br />

42 personnes ont été tuées par des assaillants appartenant, selon<br />

certaines informations, à l’EIGS. Un massacre en guise de représailles<br />

contre des populations accusées de collaborer avec les<br />

forces maliennes ou étrangères. Les habitants se retrouvent entre<br />

le marteau et l’enclume, notamment dans plusieurs villages du<br />

centre où les djihadistes les mettent au pas, spécialement les<br />

femmes. De l’autre côté, les chasseurs leurs font payer leur docilité<br />

contrainte. « Partout où des pactes se scellent entre civils et<br />

djihadistes, il ne faut surtout pas les lire comme l’adhésion des<br />

populations aux recommandations ou volontés des djihadistes.<br />

Elles n’ont pas le choix, l’essentiel pour elles étant d’être libres<br />

et de vaquer à leurs différentes occupations sans risquer de se<br />

faire tuer », explique Boubacar Haidara, chercheur associé au<br />

laboratoire Les Afriques dans le monde, de Sciences-Po Bordeaux.<br />

Et lorsqu’elles sont libres de se déplacer, ce n’est jamais<br />

sans risques, car il y a des engins explosifs improvisés (EEI)<br />

disséminés un peu partout. Depuis le début de l’année 2021, ces<br />

EEI ont fait 85 victimes civiles selon des données du service des<br />

Nations unies pour la lutte antimines. Des dangers permanents<br />

qui accroissent la lassitude et le désenchantement de nombreux<br />

civils qui se sentent oubliés. Dans le centre et le nord, ils confient<br />

qu’ils ne « se sentent plus Maliens dans cette crise ». ■<br />

<br />

UNE ÉQUIPE,<br />

publicité UN ESPRIT, demi-page EDM<br />

UN SERVICE<br />

PUBLI-REPORTAGE<br />

EDM-SA a élaboré un plan de de faire passer la consommation<br />

développement quinquennal annuelle d’électricité de<br />

sur la période 2021-2025.<br />

<br />

L’objectif est d’atteindre à terme <br />

l’équilibre opérationnel et<br />

Il est aussi prévu de mettre en<br />

<br />

l’amélioration de la continuité <br />

de service et l’augmentation <br />

du taux d’accès à l’électricité. <br />

La mise en œuvre de ce plan de l’important potentiel solaire<br />

<br />

Visite du chantier de la centrale thermique de Sirakoro, le 27 septembre. De g. à dr. : le DG d'EDM, le chef<br />

de projet, le ministre de la sécurité et de la protection civile et le ministre des mines, de l'énergie et de l'eau.<br />

<br />

pour les projets s’inscrivant <br />

dans le cadre du partenariat des centrales solaires<br />

<br />

le plan prévoit l’extension du <br />

mobilisés auprès des bailleurs <br />

traditionnels et le reliquat de réalisation et la mise en service <br />

<br />

d’investisseurs lors de la table Un plan ambitieux qui s’inscrit<br />

porter la longueur des lignes en droite ligne de la politique<br />

Ces investissements permettront<br />

AFRIQUE MAGAZINE I<br />

<br />

<strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021<br />

énergétique du gouvernement.<br />

71


discussion<br />

Cécile<br />

Fakhoury<br />

« Il faut<br />

connecter l’art<br />

contemporain<br />

africain<br />

au monde »<br />

Installée à Abidjan (depuis 2012)<br />

et à Dakar (2018), entièrement<br />

impliquée dans les nouveaux circuits<br />

de la création continentale,<br />

elle vient d’ouvrir une galerie<br />

en plein centre de Paris.<br />

L’objectif : rapprocher<br />

ses artistes de la globalité.<br />

Entretien « un pied sur terre »<br />

(du nom de l’exposition inaugurale).<br />

propos recueillis par Zyad Limam<br />

72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


GRÉGORY COPITET<br />

Dans sa nouvelle galerie. À sa gauche,<br />

une peinture de Sadikou Oukpedjo.<br />

Et au fond, une sculpture de Jems Koko Bi.<br />

21 OCTOBRE 2021,<br />

Cécile Fakhoury inaugure sa galerie parisienne dans<br />

une capitale presque festive, animée, entre autres, par<br />

la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) et<br />

par une relative sensation de sécurité face à la pandémie.<br />

Un espace au cœur du nouvel épicentre de l’art<br />

contemporain global, à quelques numéros près de celui<br />

de Mariane Ibrahim, la galeriste franco- somalienne<br />

venant de Chicago. Et à quelques pas des grandes maisons<br />

de ventes Artcurial, Piasa et Christie’s,- qui ont<br />

développé des départements Afrique. Quelque chose<br />

se passe clairement sur la scène de l’art contemporain<br />

africain. Et Cécile en est l’un des acteurs majeurs.<br />

En septembre 2012, elle ouvrait sa première galerie<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 73


discussion<br />

à Abidjan, entraînée par les hasards heureux de la vie et une<br />

solide volonté de s’investir dans ce secteur. En 2018, c’est l’ouverture<br />

d’un espace à Dakar, pour se rapprocher de ses artistes.<br />

Au fil des années, ce sera plus de 40 expositions majeures avec<br />

toute une génération d’artistes emblématiques : Aboudia, Dalila<br />

Dalléas Bouzar, Jems Koko Bi, Vincent Michéa, Sadikou Oukpedjo,<br />

François-Xavier Gbré, Frédéric Bruly Bouabré et d’autres<br />

encore, sans oublier l’immense Ouattara Watts, à cheval entre<br />

New York et Abidjan. Il fallait venir à Paris, dit Cécile Fakhoury,<br />

pour connecter tout le travail fait en Afrique depuis des années,<br />

le connecter au reste du monde. Et lui donner de l’ampleur.<br />

<strong>AM</strong> : À travers vos galeries à Abidjan, puis à Dakar,<br />

vous avez milité pour que l’art contemporain africain<br />

reste sur le continent. Pourquoi un nouvel espace<br />

aujourd’hui à Paris ?<br />

Cécile Fakhoury : Ma conviction reste entière : l’art contemporain<br />

doit être développé sur le continent ! Ce n’est pas parce<br />

que l’on ouvre à Paris qu’Abidjan ou Dakar vont s’affaiblir. Au<br />

contraire, c’est là, dans ces « galeries principales » que notre<br />

énergie, nos expositions, nos actions sont fortes. Mais chaque<br />

ouverture d’espace génère l’observation d’un contexte et une<br />

réponse à celui-ci. Quand j’ouvre Abidjan en 2012, je pose un<br />

premier jalon. J’avais ma stratégie, mon ambition, celle de<br />

développer un marché local, régional, africain. Or, très rapidement,<br />

nous avons été rattrapés par le marché international.<br />

Les deux tiers de nos ventes partaient à l’extérieur du continent.<br />

J’avais l’impression de perpétuer une histoire – c’était l’époque<br />

où le président français Emmanuel Macron avait demandé à<br />

Felwine Sarr et Bénédicte Savoy un rapport sur la restitution<br />

du patrimoine culturel africain. Je me suis alors dit qu’il fallait<br />

changer de dynamique, trouver des moyens de rétablir un<br />

équilibre. Lorsque j’ouvre la galerie de Dakar, en 2018, il y a<br />

un véritable engouement pour l’art contemporain africain, les<br />

collectionneurs africains prennent conscience de la valeur de<br />

leurs collections, ils achètent de plus en plus, ils se structurent.<br />

On a la sensation de rétablir l’histoire d’une certaine manière,<br />

de remettre les choses dans le bon sens. Mais il manque un lien,<br />

un élément. Nous avons une action sur le continent, on se développe,<br />

on participe à notre mesure à la difficile mise en place<br />

d’un écosystème africain, mais pour que tout cela fonctionne,<br />

il faut que l’on se connecte au marché de l’art global, que l’on<br />

se connecte au monde en quelque sorte. Cette connexion, c’est<br />

l’espace que l’on vient d’ouvrir à Paris. Malgré tous nos événements,<br />

nos expos, les foires auxquelles on participe en Europe<br />

ou sur le continent – je pense en particulier à 1-54, à Marrakech<br />

(Maroc), ART X Lagos (Nigeria) et Cape Town Art Fair (Afrique<br />

du Sud) –, nous avons besoin d’augmenter notre visibilité et celle<br />

de nos artistes, accroître leur reconnaissance. Il nous faut une<br />

ville, une géographie en prise avec le marché et les institutions.<br />

Et c’est Paris qui a cette énergie en ce moment. Avec le Brexit<br />

et la crise du Covid-19, la capitale française a récupéré de la<br />

« Je suis à la<br />

recherche de voix<br />

fortes, porteuses,<br />

qui racontent<br />

le monde, notre<br />

société. Je fais<br />

ce métier pour<br />

comprendre. »<br />

centralité, un rayonnement. Et puis j’y avais déjà une équipe,<br />

un showroom, une structure, c’était facile de s’installer, comme<br />

une continuité naturelle.<br />

Est-ce que vous avez réussi à gagner votre pari<br />

de « vendre en Afrique à des Africains »?<br />

Oui, en partie. On avance et nous y avons beaucoup travaillé.<br />

Et c’est là que ça se passe, c’est là que ça se passera ! C’est<br />

là où se trouve la plus grande dynamique de marché. C’est un<br />

champ des possibles ardu, c’est complexe mais, tous les jours,<br />

nous avons des signaux positifs. L’enjeu est évident : le développement<br />

de l’art en Afrique à travers les collectionneurs privés,<br />

publics, les institutions, les entreprises. Aujourd’hui, nous observons<br />

de plus en plus de collections qui se structurent, comme<br />

c’est le cas avec des banques ou des assurances qui sont en train<br />

de constituer des collections de qualité.<br />

Pourquoi des Africains achèteraient de l’art<br />

contemporain africain ? Pourquoi pas de l’art<br />

japonais, français, brésilien, ou autres ?<br />

Rien ne les en empêche ! Mais on commence souvent par<br />

ce qui nous entoure ! Et il y a aussi un formidable enjeu culturel.<br />

Aujourd’hui, les institutions ou les collectionneurs privés<br />

africains doivent retenir leurs artistes, symboles de patrimoine<br />

et de créativité. Si « tout part », une nouvelle fois, dans vingt<br />

ou cinquante ans, les chefs-d’œuvre ne seront visibles qu’en<br />

Europe ou aux États-Unis. Et on continuera à se plaindre. Les<br />

collectionneurs savent que c’est de leur ressort, de leur responsabilité<br />

commune de retenir une partie de ce patrimoine culturel.<br />

La logique voudrait qu’un jour, ces collections s’ouvrent et<br />

deviennent de grandes collections internationales, comme cela<br />

se fait dans le monde entier.<br />

Depuis dix ans, disons depuis l’ouverture de la galerie<br />

d’Abidjan, comment avez-vous vu évoluer la cote<br />

de l’art africain, hors continent ?<br />

74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DR<br />

Le showroom se situe au croisement de l’avenue Matignon et de la rue<br />

du Faubourg-Saint-Honoré, nouvel épicentre de l’art contemporain.<br />

Des artistes africains ont su tirer leur épingle du jeu et sont<br />

sur le marché international avec de grosses cotes, et de belles<br />

évolutions. Ce sont souvent des artistes de la diaspora, qui ont<br />

des liens avec l’Afrique, mais qui n’y sont pas forcément nés. La<br />

sphère afro-américaine, par exemple, très liée au figuratif, que<br />

l’on voit beaucoup en ce moment et qui marche fort. (Ces effets<br />

de mode ont existé à toutes les époques.) L’un des objectifs, dans<br />

ce contexte, c’est le développement du « second marché », celui<br />

des maisons de ventes, pour certains de nos artistes [alors que<br />

le premier marché se réfère à celui qui se déroule dans les galeries<br />

et les foires, ndlr]. Un très jeune artiste n’a pas de raison d’être<br />

présent trop tôt sur ce second marché, mais ceux plus établis<br />

ont besoin de cette légitimité. On devrait<br />

trouver sur le second marché des pièces qui<br />

ont déjà une histoire. La maison de ventes<br />

est complémentaire de la galerie. Et puis,<br />

il y a aussi l’irruption du digital. Le marché<br />

de l’art change. Tout en restant, dans son<br />

fonctionnement profond assez immuable<br />

depuis des décennies… Tout bouge et rien<br />

ne bouge, mais la cote, le second marché<br />

reste, à terme, un objectif essentiel.<br />

Comment « choisissez-vous »<br />

vos artistes, ceux que vous prenez<br />

en main, ceux que vous aidez<br />

à se développer ?<br />

Je n’ai pas de réponses précises, pas de<br />

ligne particulière, l’abstrait, ou le figuratif,<br />

ou autre chose. Mes artistes sont extrêmement<br />

différents, pas un ne se ressemble.<br />

Je suis surtout à la recherche de voix<br />

fortes, porteuses, qui racontent le monde,<br />

qui racontent notre société. Je fais ce métier<br />

pour « comprendre » et j’aime les artistes qui<br />

ont cette capacité de raconter, de décrypter<br />

avec un angle pertinent et fort. Ce n’est pas<br />

un chemin facile. Je cherche depuis plus<br />

de dix ans, je travaille avec une vingtaine<br />

d’artistes… On a souvent tendance à catégoriser<br />

un soi-disant art africain unique, à<br />

le simplifier. La réalité c’est que l’Afrique est<br />

complexe, multiple, qu’elle compte 54 pays,<br />

des centaines de langues. Il faut dépasser<br />

l’imaginaire stéréotypé pour entrer dans<br />

la densité. C’est ce que j’ai envie de faire,<br />

montrer cette pluralité et représenter la<br />

complexité du continent africain.<br />

Qu’est-ce qui fait qu’un peintre<br />

comme Ouattara Watts, déjà reconnu<br />

internationalement, vienne chez vous,<br />

alors qu’il « existe » déjà largement ?<br />

Je cherche, aujourd’hui, une certaine<br />

transversalité dans le choix des artistes, avec des artistes émergents,<br />

des artistes en milieu de carrière, ou très établis comme<br />

Ouattara Watts. J’aime découvrir et défricher. La prospective est<br />

extrêmement importante. Passionnante. Et c’est le sens de notre<br />

second lieu à Abidjan, le Project Space. Si nos galeries attirent,<br />

c’est parce que nous avons une empreinte continentale forte. Nous<br />

sommes enracinés sur le continent. Et ce que l’on voit, c’est le désir<br />

d’artistes connus et reconnus, de revenir « chez eux », sur place,<br />

pour travailler, pour créer. Aujourd’hui, il se passe quelque chose,<br />

et il y a une formidable envie de retour. Une formidable motivation<br />

à « renouer ». Il y a dix ou quinze ans, les conditions étaient<br />

sûrement plus difficiles. Aujourd’hui, ce voyage est plus facile.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 75


discussion<br />

Comment s’est déroulée l’ouverture<br />

de la galerie d’Abidjan ?<br />

Ce sont des raisons personnelles, la rencontre avec mon<br />

mari Clyde Fakhoury, qui m’ont emmenée en Côte d’Ivoire.<br />

Et c’est Abidjan qui a favorisé ma spécificité, qui l’a rendue possible.<br />

J’avais travaillé en galerie et en maison de ventes à Paris.<br />

Quand je me suis installée à Abidjan, je cherchais un travail,<br />

une direction. C’était en 2010-2011, on sortait de la grave crise<br />

électorale, la ville était comme éteinte. J’avais connu « avant ».<br />

Et pour moi, Abidjan restait Abidjan, une vraie promesse, un<br />

potentiel. Je me suis progressivement mise en contact avec des<br />

artistes que je connaissais déjà. Et quand j’ai émis l’idée que je<br />

pourrais faire un lieu, une galerie, ils m’ont encouragée, j’ai<br />

été poussée par les artistes, portée par leur énergie et puis la<br />

mienne. J’y croyais absolument.<br />

Et Dakar ? Quelles différences entre ces deux villes,<br />

portes d’entrées francophones du continent ?<br />

En s’installant à Dakar, nous voulions justement nous rapprocher<br />

des artistes de la galerie qui viennent du Sénégal. La<br />

scène y est très active, il y a un contexte culturel avec des temps<br />

forts, des événements, une biennale reconnue mondialement,<br />

des résidences, des fondations, etc. On pense à Kehinde Wiley,<br />

qui y a installé la résidence Black Rock qui est probablement<br />

la plus identifiée, par laquelle passent des artistes du monde<br />

entier. Et il n’est pas le seul, on peut citer des acteurs locaux<br />

comme Selebe Yoon ou OH GALLERY, qui ont cette volonté de<br />

s’inscrire sur le continent tout en portant une volonté internationale.<br />

En tant que galerie, nous avons besoin de ces mouvements,<br />

de cette pluralité. À Dakar, la dynamique culturelle et<br />

intellectuelle est très prégnante, il y a le début d’un écosystème,<br />

des collectionneurs. Abidjan a une autre énergie, métissée,<br />

urbaine, plus commerçante aussi. Les publics ne sont pas les<br />

mêmes, mais ils ont aussi énormément de similitudes !<br />

Est-ce que Dakar est connecté à l’« afromondialité »?<br />

Oui, ça commence, mais les connexions restent très francophones,<br />

comme celle d’Abidjan d’ailleurs. L’« afromondialité »<br />

vient plus du monde anglophone. Je cherche à m’y connecter<br />

à travers le Ghana et Accra, très proches de la Côte d’Ivoire.<br />

La pandémie de Covid-19 a différé ce projet. Et puis, il y a<br />

des pays réellement fascinants comme le Nigeria. C’est rude,<br />

c’est immense, c’est compliqué, mais on sent que c’est là que<br />

ça va se passer. Il y a une scène forte portée par les artistes,<br />

les galeries et certains événements comme ART X Lagos, qui<br />

drainent une énergie extraordinaire. Tout comme la biennale<br />

d’art contemporain de Lagos. J’essaye d’y aller régulièrement,<br />

j’ai collaboré plusieurs fois avec la structure Art 21, fondée par<br />

Caline Chagoury. Évidemment, le Nigeria, ce sont un peu les<br />

États-Unis d’Afrique. Lorsque je leur parle de Dakar ou d’Abidjan,<br />

quand je leur dis que j’ai une galerie à Abidjan et à Dakar,<br />

pour eux ce sont encore des « villages » [sourire] ! Un marché<br />

de l’art se développe avec des artistes, des collectionneurs, des<br />

galeries, des maisons de ventes, des formations, des écoles<br />

« Quand on voit<br />

les œuvres<br />

d’Aboudia ou de<br />

Sadikou Oukpedjo,<br />

leur héritage est<br />

évident. Il n’y a pas<br />

de rupture entre<br />

hier et aujourd’hui. »<br />

d’art… Tout cela existe, même si cet écosystème est encore en<br />

train de se structurer.<br />

Entre l’art contemporain et le classique,<br />

on sent comme une rupture nette. Peu de galeries<br />

ou de collectionneurs réunissent les deux (on pense<br />

en particulier à feu Sindika Dokolo).<br />

Je ne vois pas forcément de rupture. Je commence à<br />

m’intéresser à l’art premier, et c’est le contemporain qui m’y<br />

amène. Et je m’intéresse à des œuvres d’art premier qui font<br />

écho à certaines peintures ou sculptures contemporaines. Une<br />

jeune génération qui vient de l’art premier s’intéresse à l’art<br />

contemporain. Les collectionneurs et les galeristes en art premier<br />

regardent l’art contemporain. L’histoire est liée. Il y a des<br />

connexions. Le contemporain vient de quelque part. Quand on<br />

voit les œuvres d’Aboudia ou de Sadikou Oukpedjo, leur héritage<br />

est évident. Il n’y a pas de rupture entre hier et aujourd’hui.<br />

L’esthétique, les formes premières sont présentes. On peut voir<br />

dans les lignes d’Aboudia, par exemple, un visage de masque<br />

Grebo. C’est passionnant et abyssal. Cela étant, les marchés<br />

sont très différents. L’art premier a ses codes particuliers. Il est<br />

rare. Il n’y a plus beaucoup de belles pièces aujourd’hui. Ce qui<br />

explique peut-être aussi que certaines personnes spécialisées<br />

en art premier s’orientent vers l’art contemporain.<br />

Que pensez-vous du débat sur les restitutions<br />

du patrimoine culturel africain ?<br />

Le fait que cela fasse débat, que cela génère une véritable<br />

réflexion de part et d’autre est, en soi, très important. Pour<br />

le moment, les restitutions restent encore très limitées. Et le<br />

« restituteur » n’a pas à juger de ce que deviendront les œuvres<br />

« après ». Ce n’est pas son problème. Même si les États décident<br />

d’enterrer les pièces, de les rendre aux communautés pour des<br />

cérémonies, ou même les revendre, etc., ce sera le choix de<br />

76 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


L’espace, au cœur de la capitale, a été inauguré le 27 octobre dernier.<br />

ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

chaque pays. Du côté des « restitués », il y a aussi des décisions à<br />

prendre, stratégiques, il faut savoir comment s’organiser, quelle<br />

est l’approche, la valeur historique et culturelle de ces œuvres<br />

aujourd’hui. Les options existent, dont évidemment la création<br />

de structures opérationnelles pour accueillir ces pièces.<br />

Et cette discussion amène une prise de conscience du côté des<br />

populations, des États aussi. Peu à peu s’impose l’idée que la<br />

culture est importante, que c’est un facteur de développement.<br />

La puissance du soft power, les États en prennent conscience.<br />

L’autre question, c’est l’universalisme…<br />

Oui, évidemment, il faut être universel. Mais c’est un<br />

faux débat, largement « esthétique ». Tout ne reviendra pas en<br />

Afrique. Ce n’est pas l’objectif, la finalité. Et on parle aujourd’hui<br />

de quelques dizaines de pièces. De restituer ce qui a été identifié<br />

comme étant le produit de pillages ou de vols… L’histoire<br />

de royaume d’Abomey est parfaitement connue, documentée.<br />

On sait ce qui s’est passé. On sait qu’une grande partie<br />

des collections du Louvre, en France, et de l’AfricaMuseum<br />

(Tervuren), en Belgique, restera largement sur place. Et je ne<br />

parle pas des milliers de pièces non identifiées, en Occident,<br />

dont on ne sait pas vraiment comment elles y sont arrivées. Oui,<br />

évidemment, l’universalité et la mixité, l’Afrique les porte en<br />

elle-même, sur son sol, et aussi à travers sa formidable diaspora.<br />

L’Afrique est ici aussi, à Paris, ailleurs, aux quatre coins du<br />

monde. C’est indéniable.<br />

Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste<br />

pour faire face à la difficulté d’émerger ?<br />

Je ne crois pas qu’être artiste relève d’un choix. Être artiste,<br />

ça s’impose à soi. Ça vous tombe dessus, comme une urgence,<br />

une urgence de raconter, de faire, de raconter le monde. Le<br />

statut d’artiste est dur. C’est une acceptation. Les jeunes qui<br />

portent cela en eux doivent avant tout s’écouter. Tenter. Y croire.<br />

Si vous aviez la possibilité d’influencer<br />

les acteurs politiques du monde culturel,<br />

les États, que faudrait-il faire ?<br />

Une collection ! Avec un lieu de stockage, simple, efficace,<br />

climatisé, bien fermé. Un musée, c’est magnifique, mais une fois<br />

que l’on a une coquille, le bâtiment (qui coûte cher à construire),<br />

il faut le remplir, l’entretenir, le faire fonctionner… Et puis, il<br />

faut aussi tout l’écosystème qui entoure la fonction muséale : les<br />

curateurs, les spécialistes, les conservateurs, les journalistes…<br />

C’est un objectif louable, mais c’est un très long chemin. Donc je<br />

commencerais par collectionner avec un stockage opérationnel.<br />

En achetant les jeunes artistes nationaux, en construisant un<br />

patrimoine culturel, en investissant sur l’avenir… Il suffit de<br />

regarder le parcours d’Aboudia, par exemple ! ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 77


78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


encontre<br />

MEHDI<br />

CHAREF<br />

« RIEN<br />

N’ÉTAIT<br />

PRÊT POUR<br />

<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

NOUS »<br />

L’auteur et cinéaste publie La Cité de mon<br />

père, nouveau volet de sa bouleversante<br />

autobiographie. De son enfance en Algérie<br />

durant la guerre à l’exil en France et son<br />

arrivée au bidonville de Nanterre, il raconte<br />

son parcours et celui de sa famille pour<br />

se faire une place dans ce nouveau pays.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 79


RENCONTRE<br />

Il aime venir écrire dans ce café parisien, place de<br />

Clichy, où on le rencontre : enveloppé par le brouhaha<br />

des conversations, le cliquetis des tasses,<br />

l’animation des rues, Mehdi Charef y trouve un<br />

contraste salutaire à sa solitude d’auteur. Évoquant<br />

La Cité de mon père, troisième tome de<br />

son autobiographie après Rue des pâquerettes et<br />

Vivants, il plonge dans son « atelier à souvenirs »,<br />

médite sur les instants de sa jeunesse qui ont<br />

gardé toute leur prégnance. Ses mémoires restituent<br />

son enfance en Algérie, où il naît en 1952,<br />

pendant la guerre, dans le village de Maghnia, puis l’exil en<br />

France dans les années 1960 avec sa mère, ses frères et sa sœur,<br />

pour rejoindre son père, ancien berger devenu terrassier en banlieue<br />

parisienne. Ce nouvel ouvrage narre leur installation dans<br />

une cité HLM, quand il a 20 ans, après des années passées dans<br />

un bidonville de Nanterre, puis une cité de transit. Avec son style<br />

ciselé, sa puissance d’évocation caractéristique, sa conscience<br />

aiguë des discriminations et des injustices, il raconte la fierté<br />

de son père enfin retrouvée, les difficultés à faire sa place dans<br />

la société française, son désir dévorant pour les livres et le<br />

cinéma. Il imagine des lettres bouleversantes, empreintes de<br />

tendresse, adressées à sa sœur disparue en Algérie. Auteur de<br />

11 films (dont Le Thé au harem d’Archimède, adapté de son premier<br />

roman et primé du César de la meilleure première œuvre<br />

en 1986), Mehdi Charef est un pionnier des récits de l’immigration<br />

maghrébine en France.<br />

<strong>AM</strong> : Ce nouveau volet autobiographique<br />

raconte votre emménagement dans une cité HLM,<br />

après des années dans une cité de transit. En quoi<br />

était-ce un bouleversement pour vous ?<br />

Mehdi Charef : On avait tellement l’habitude de vivre entre<br />

nous, entre immigrés algériens, portugais, africains… Se<br />

retrouver seuls, dispersés dans un grand HLM nous a perturbés,<br />

déconcertés. Certains de mes copains avaient peur de vivre<br />

dans le même immeuble que des Français. On ne savait pas ce<br />

qu’on allait devenir dans ce pays. Nous avions peur de l’intégration.<br />

On a perdu quelques marques, et même une certaine<br />

tranquillité. Les cités de transit où nous habitions auparavant<br />

étaient hors des villes. Loin de l’école, des commerces, sans bâtiments<br />

autour de nous, personne ne pouvait nous épier. Je me<br />

souviens qu’avant ça, quand nous vivions dans l’un des bidonvilles<br />

de Nanterre, j’avais honte. Je baissais la tête lors de mes<br />

déplacements, pour que les élèves de ma classe, qui vivaient<br />

dans les immeubles autour, ne me reconnaissent pas. La cité de<br />

transit était un bidonville amélioré : on avait l’eau courante, les<br />

toilettes, du lino par terre. On y est restés dix ans, au lieu des<br />

un à deux ans prévus au départ.<br />

Pour certains de vos amis, la cité de transit<br />

était la plus belle période de leur vie ?<br />

Oui. Car on était à l’écart des regards en biais que l’on nous<br />

jetait, des insultes – « T’es pas d’ici !» ou parfois « Retourne dans<br />

ton pays !» Plus tard, au lycée, certains élèves me disaient même<br />

que j’étais un « enfant des allocs ». On oubliait tout ça dans la cité<br />

de transit, on était entre nous. On ne partait pas en vacances,<br />

ce n’était pas l’époque où les Algériens retournaient chez eux<br />

l’été, le voyage coûtait encore trop cher. Quand on rentrait de<br />

l’école, nos mamans nous accueillaient en parlant en arabe. On<br />

les entendait discuter entre voisines. Malgré le confort du logement<br />

HLM, certains de mes copains ont décroché. Ils n’ont pas<br />

accepté ce changement brutal, mais pourtant nécessaire.<br />

Dans ce nouveau logement, votre père est fier<br />

de voir son nom inscrit sur sa boîte aux lettres…<br />

Quand nous avons quitté l’Algérie avec ma mère pour le<br />

rejoindre, cela nous a choqués de le voir à l’abandon. Nos pères<br />

étaient là, certains depuis quinze ans, et personne ne s’était<br />

occupé de leur logement, ni de leur donner des cours de français<br />

le soir. Leurs chefs sur les chantiers, dans les usines, voyaient<br />

bien pourtant qu’ils ne savaient ni lire ni écrire. J’établis un<br />

lien entre le silence de nos pères avec celui de certains pères<br />

aujourd’hui. Ils sont silencieux, absents, c’est plutôt la mère qui<br />

élève les enfants. Comme si ces pères avaient transmis à leurs<br />

fils ce mutisme. Ce sont des traumatismes silencieux, que l’on<br />

garde à l’intérieur. En écrivant, je rends hommage à mon père.<br />

Avant que l’on emménage dans un HLM, il avait honte de notre<br />

logement, du manque de confort. L’installation dans ce 3 pièces<br />

était sa victoire. C’était un grand moment pour lui de ne plus<br />

nous voir dans les bidonvilles. Il était très fier de prendre l’ascenseur<br />

le matin pour aller au boulot. Il a retrouvé un peu d’estime<br />

de lui-même. Il s’est dit : « Ça y est, j’ai réussi, maintenant c’est<br />

aux enfants de se débrouiller, d’obtenir leurs diplômes. » Ma<br />

mère aussi était contente, et fière de nous.<br />

Il prévoyait qu’une fois vos diplômes obtenus, vous<br />

retourneriez en Algérie travailler dans une administration.<br />

Vous n’avez jamais cru au mythe du retour ?<br />

Non. Même si ma mère avait aimé revoir la sienne et ses<br />

sœurs, elle ne voulait pas qu’on y retourne. Elle a trop souffert<br />

en Algérie. Certains jours, on ne mangeait pas. Mon père devait<br />

économiser en France pour acheter une baraque de bidonville,<br />

parce que ça se vendait ! On ne leur faisait pas de cadeau. Il avait<br />

des dettes de son voyage. Avec le mandat qu’il nous envoyait une<br />

fois par mois, ma mère achetait de la semoule, de l’huile, du thé.<br />

Une fois en France, elle a pensé à l’avenir après l’exil. Elle n’avait<br />

pas la notion que nous deviendrions français, comme on dit<br />

maintenant. Mais elle savait que nous serions d’ici, qu’on se sentirait<br />

chez nous. Nous parlions l’algérien avec eux, mais ils acceptaient<br />

que l’on parle en français entre frères et sœurs. Ces petites<br />

choses nous éloignaient un peu d’eux, mais ils savaient que ce<br />

serait mieux pour nous, pour notre éducation scolaire, notre<br />

« intégration », même si l’on n’en parlait pas encore. Ils pensaient<br />

80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

Ce sont des<br />

traumatismes<br />

silencieux,<br />

que l’on garde<br />

à l’intérieur.<br />

En écrivant,<br />

je rends hommage<br />

à mon père.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 81


RENCONTRE<br />

que l’on se marieraient avec des Algériens ou des Algériennes.<br />

Ce ne fut pas le cas ! Mon père a passé sa vie sur les chantiers à<br />

creuser le sol pour installer des tuyaux de gaz. Quand je le regardais<br />

travailler, il me faisait penser à un chercheur d’or. Je rêvais<br />

qu’il trouve un jour une grosse pierre en granit, qu’il la casse et<br />

y découvre une pépite scintillante à l’intérieur. Trente ans plus<br />

tard, la pépite, ce sont ses petits-enfants de toutes les couleurs.<br />

Tiraillé entre deux pays, vous avez accepté<br />

l’exil en vous créant un univers, grâce à l’écriture ?<br />

C’est ce qui me donnait mon identité. L’identité change tout<br />

le temps : quand on a un enfant, quand on<br />

fait une rencontre, quand on écrit un nouveau<br />

livre… Si l’on évolue bien, si on a un<br />

bon boulot, un bon entourage, si on s’occupe<br />

bien de soi, cette identité donne des ailes.<br />

C’est ce que je dis aux élèves lors des ateliers<br />

d’écriture que j’anime, au sein des établissements<br />

scolaires. Raconter d’où viennent<br />

nos parents aide à savoir qui l’on est, et ainsi<br />

foncer pour apprendre un métier. Il faut bien<br />

que ces jeunes fassent quelque chose pour se<br />

mettre en valeur. Il ne s’agit pas d’une identité<br />

reliée à une nation ou un pays. Ce sont<br />

des choses au quotidien qui s’additionnent<br />

– j’ai du talent, ou j’ai des bonnes notes à<br />

l’école, ou j’ai fondé une famille… C’est la<br />

résilience. Malgré les problèmes,<br />

je peux évoluer,<br />

parce que j’existe. Et éviter<br />

ainsi de se sentir écrasés<br />

par certains discours<br />

ambiants, déclarant l’immigration<br />

comme cause<br />

de tous les maux (chômage,<br />

violence…).<br />

Comment avez-vous compris que l’on<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

SÉLECTIVE<br />

◗ La Cité<br />

de mon père,<br />

Hors d’atteintes,<br />

2021.<br />

◗ Rue des<br />

pâquerettes,<br />

Hors d’atteintes,<br />

2019.<br />

◗ À bras-lecœur,<br />

Mercure<br />

de France,<br />

2006.<br />

FILMOGRAPHIE<br />

SÉLECTIVE<br />

◗ Graziella, 2015.<br />

◗ Marie-Line, 1999.<br />

◗ Le Thé au harem<br />

d’Archimède,<br />

1985.<br />

vous destinait à remplacer votre père ?<br />

Au collège, on nous faisait visiter des<br />

usines. On nous orientait vers cette voie.<br />

J’avais 14 ans quand j’ai découvert celle de<br />

Renault, à Boulogne-Billancourt. Ce milieu<br />

mécanique m’effrayait. On a vite compris que l’on nous avait fait<br />

venir pour remplacer nos pères, quand ils seraient en retraite. Il<br />

y avait du travail dans les bâtiments publics, à l’usine.<br />

Vous racontez des souvenirs difficiles de votre enfance<br />

en Algérie coloniale, pendant la guerre.<br />

Enfant, j’avais peur des Français. Les civils voulaient l’Algérie<br />

française, mais ils ne nous touchaient pas. Les soldats étaient des<br />

tueurs. On avait peur qu’ils nous tirent dessus comme des lapins,<br />

on n’avait aucune défense. Quand ils arrivaient ivres morts dans<br />

notre dachra (hameau où vivaient plusieurs familles) à la montagne,<br />

plus un homme ne traînait, car ils tiraient sur n’importe<br />

qui. Mon premier souvenir de la colonisation, de la guerre – je<br />

devais avoir 3 ou 4 ans –, ce sont des soldats qui poursuivaient<br />

deux bergers en djellaba en leur tirant dessus. Je ne saurais<br />

jamais si ces derniers s’en sont sortis vivants. Quand les militaires<br />

arrêtaient quelqu’un, on savait qu’il ne reviendrait pas. Ils<br />

prenaient les filles aussi. Dans notre hameau, deux gamines de<br />

16 ans avaient été enlevées. L’une est rentrée mais complètement<br />

folle, après ce qu’elle a dû endurer pendant trois jours. L’autre<br />

n’est jamais revenue. Pour se protéger, quand ils venaient, ma<br />

mère se déguisait, se défigurait en femme folle. Belle comme elle<br />

était, ils l’auraient prise ! Un jour, ils ont découvert<br />

la fosse où l’on cachait les céréales. Ils l’ont aspergée<br />

de gasoil. Ma mère a été obligée de<br />

nettoyer chaque grain. Elle était costaude<br />

pour affronter tout ça, et même pouvoir<br />

en rire un peu.<br />

Comment avez-vous<br />

vécu ce départ<br />

vers la France,<br />

pays des colons ?<br />

Je ne voulais pas<br />

venir, car j’avais peur<br />

des Français. Mais en<br />

Algérie, il y avait aussi<br />

des gens bien parmi eux,<br />

des instituteurs, des personnes<br />

qui ont eu le cœur déchiré de<br />

nous quitter. Pendant la guerre, ils se<br />

sont sauvés, craignant pour leur vie.<br />

On est restés sans école pendant deux<br />

ans. On les voyait partir dans leur voiture<br />

pleine à craquer de valises. On<br />

ne comprenait pas pourquoi ils pleuraient,<br />

alors qu’ils rentraient chez eux, en France !<br />

C’est seulement plus tard, en rencontrant<br />

des enfants de pieds-noirs, que j’ai compris<br />

qu’ils ne voulaient pas y venir.<br />

Pourquoi vous sentiez-vous<br />

encore considéré comme<br />

un indigène en France ?<br />

On n’était pas attendus. Rien n’était prêt<br />

pour nous. L’école a essayé de nous aider. Un directeur d’établissement<br />

avait créé une classe pour que l’on rattrape ces deux<br />

années sans école. Ils ont essayé de nous faire récupérer et<br />

avaient embauché des instituteurs partis de là-bas, qui connaissaient<br />

bien les Algériens.<br />

C’est aussi l’école qui vous délivrait ce message<br />

sans appel : intègre-toi ou meurs ?<br />

Oui, on sentait qu’il fallait rentrer dans la société française.<br />

Certains copains en ont été effrayés, persuadés qu’ils n’avaient<br />

pas les moyens, qu’ils n’arriveraient jamais à comprendre, à faire<br />

ce qu’on nous demande. Ils sont tombés dans la délinquance. Un<br />

82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


jour, deux copains ont été ramenés par la police. Ils avaient 13<br />

ou 14 ans. J’étais très choqué, j’en avais pleuré.<br />

Pour vous citer : « Lire est un défi, écrire une résistance »?<br />

Oui. En tant qu’enfant immigré, le fait que je lise surprenait<br />

les autres. Les livres étaient mes frères, j’aimais passer du temps<br />

à la bibliothèque. L’instituteur fut mon premier pédagogue, il me<br />

demandait de faire la lecture devant les autres élèves. Il voyait<br />

bien que cela représentait un défi. Il nous lisait des textes, nous<br />

donnant ainsi le goût de la lecture.<br />

Est-ce que les mots protègent ?<br />

Oui. C’est une identité incroyable. M’inventer une façon<br />

d’écrire permet de supporter ce que je raconte. À un moment,<br />

il faut changer, travailler la phrase pour qu’elle n’ait plus rien<br />

à voir avec la réalité. En faisant une jolie tournure, je ne pense<br />

plus à ce qu’elle véhicule. Parfois, on est emportés par les mots,<br />

comme sur un tapis volant. Quand j’écris, il n’y a pas de douleur,<br />

juste un peu de souffrance.<br />

Malgré les difficultés traversées,<br />

vos parents, je vous cite, n’ont<br />

pas toujours été « ces gueules<br />

tristes et abîmées qu’on voit<br />

sur les photographies prises<br />

dans les années soixante devant<br />

les murs des bidonvilles »…<br />

Ma mère n’a pas voulu montrer<br />

ce visage. Elle a toujours voulu<br />

être belle, elle portait de très jolis<br />

foulards. En Algérie, elle chantait<br />

dans les mariages. Mon père était<br />

porté par ça, il l’aimait, l’admirait.<br />

En voyant ses enfants bâtir leur<br />

avenir en France, il s’est longtemps<br />

demandé ce qui lui restait de ses<br />

parents, de son pays, de la religion,<br />

des traditions… Un jour, à la maison,<br />

j’entends des murmures à travers la porte entrouverte : mon père<br />

était à genoux en train de prier sur un beau tapis qu’il venait<br />

d’acheter. On aurait dit que c’était sa première prière. Il avait<br />

retrouvé ses racines, son territoire, son moi, tout ce qu’il était.<br />

Nous, on était d’ici, lui, il était de ce tapis. À partir de là, je l’ai<br />

vu beaucoup plus enjoué. Il me semble que c’est ainsi que l’islam<br />

est arrivé en France. Je l’appelais le musulman clandestin. Car<br />

à l’époque, il n’y avait pas de mosquées. Les jeunes aujourd’hui<br />

sont plus virulents à revendiquer leur religion, peut-être parce<br />

que nos pères en ont été privés pendant longtemps.<br />

Je ne veux<br />

être enterré<br />

ni en « Algérie »,<br />

ni en « France »,<br />

mais en<br />

banlieue. Car<br />

je suis de là.<br />

Votre premier film, Le Thé au harem d’Archimède,<br />

a reçu le César de la meilleure première œuvre en 1986.<br />

Pourquoi la période qui a suivi a-t-elle été difficile ?<br />

Des personnes du milieu du cinéma n’étaient pas contentes<br />

de ma présence. Certaines ont même déclaré qu’il ne fallait<br />

pas que l’on me redonne de l’argent pour faire un film, notamment<br />

le réalisateur Claude Autant-Lara [qui avait déclaré dans<br />

le magazine Le Choc du mois : « Il n’a qu’à faire financer son film<br />

par les Arabes. Tant que les Français n’auront pas ce à quoi ils ont<br />

droit, puisqu’ils sont chez eux, nom de Dieu, on n’a pas à faire venir<br />

des étrangers », ndlr]. Ça m’a embêté, car j’aimais beaucoup La<br />

Traversée de Paris. Mais je ne me suis pas attardé dessus.<br />

Avez-vous eu le sentiment de trahir<br />

votre milieu d’origine en publiant des livres ?<br />

J’avais l’impression d’avoir trahi mes copains, que j’étais du<br />

côté des Français, que je m’« intégrais » trop facilement, ou même<br />

que je jouais des coudes pour m’« intégrer ». J’étais partagé entre<br />

ceux qui refusaient l’intégration, et des Français qui ne voulaient<br />

pas que je m’intègre. Alors je me cachais derrière l’écriture et la<br />

réalisation. Pendant que je créais, je ne pensais pas à ça.<br />

Tous les pays qui furent colonisés ont du mal<br />

à mettre un pied devant l’autre, d’après vous ?<br />

Oui. Avoir été indigène, c’est très dur. C’est une profonde<br />

humiliation. Il faut beaucoup de générations pour que ça s’apaise.<br />

D’autant plus que depuis quelques<br />

années, certains Français veulent redevenir<br />

colons, et considèrent les immigrés<br />

comme des indigènes. Ils n’ont pas oublié<br />

ce temps « génial » où ils avaient des gens<br />

en dessous d’eux. Quand des personnes<br />

n’ont pas d’estime pour eux-mêmes, ils<br />

mésestiment les autres, les traitent en<br />

inférieurs, ça les rassure.<br />

Le leader indépendantiste congolais<br />

Patrice Lumumba était votre héros ?<br />

Oui, gamin, j’aimais beaucoup ses<br />

discours. C’était notre Che Guevara africain.<br />

Mais il a fait plus fort, son discours<br />

était beaucoup plus poétique. Je l’écoutais<br />

parler, on aurait dit qu’il récitait un<br />

beau texte. J’étais triste quand j’ai appris<br />

sa mort.<br />

Est-ce que vous retournez en Algérie ?<br />

Non. Je n’y retournerai pas. Je dois rester ici avec les immigrés.<br />

C’est mon peuple. Plus tard, je ne veux être enterré ni en<br />

« Algérie », ni en « France », mais en banlieue. Car je suis de là.<br />

Dans tous leurs cimetières, il y a un carré arabe, musulman.<br />

La banlieue, ce n’est pas la France ?<br />

Non. J’ai du mal à dire que je suis français, mais je suis<br />

d’ici. On croit qu’on est français, que c’est bon, et puis on se<br />

sent refoulés à nouveau. Alors, on se protège. Certains discours<br />

politiques disent à mes enfants : vous n’êtes pas français. C’est<br />

dur pour eux, qui sont nés ici. Il faut faire preuve de résilience,<br />

ne pas se laisser aller. Sigmund Freud disait à propos des nazis :<br />

« Ils veulent qu’on change le prénom de nos enfants. » J’entends<br />

cette idée, actuellement [l’une des idées d’Éric Zemmour, polémiste<br />

d’extrême droite et potentiel candidat à la présidentielle, est<br />

d’interdire les prénoms étrangers, ndlr]. Mais ma fille l’affirme<br />

haut et fort : « Moi, je suis française, tant pis pour eux !» ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 83


84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


interview<br />

AÏSSA MAÏGA<br />

« Beaucoup<br />

de choses<br />

m’indignent »<br />

ABACA PRESS/AL<strong>AM</strong>Y STOCK PHOTO<br />

Actrice, autrice, militante,<br />

Aïssa Maïga ajoute<br />

une nouvelle corde à son arc<br />

avec sa première réalisation<br />

pour le cinéma, Marcher<br />

sur l’eau. Un documentaire<br />

poignant qui raconte<br />

la sécheresse au Sahel<br />

avec une rare poésie.<br />

Entretien. propos recueillis<br />

par Sophie Rosemont<br />

Tatiste, village du nord du Niger. L’eau<br />

manque, et les adultes aussi, puisqu’ils<br />

doivent partir loin durant plusieurs<br />

mois pour subvenir aux besoins de leur<br />

famille. Chaque jour, la jeune Houlaye<br />

marche des kilomètres pour accéder à<br />

des puits d’eau à la générosité variable.<br />

Elle veille sur sa fratrie, tandis que les parents sont absents,<br />

et essaye tant bien que mal d’étudier en classe. Construit<br />

de rituels, de rires et de larmes retenues, de grandes joies<br />

également, ce quotidien est porté sur grand écran par Aïssa<br />

Maïga. Certes, ce n’est pas son premier docu : avec Isabelle<br />

Simeoni, elle a tourné Regard noir entre la France, le Brésil<br />

et les États-Unis. Mais porté par une structure narrative<br />

solide et une magnifique photographie, Marcher sur l’eau<br />

est un beau film pour le cinéma. Il confirme son inspiration<br />

et la pertinence de son travail… Bien du chemin a été<br />

parcouru depuis son premier rôle marquant, celui de Kassia<br />

dans Les Poupées russes de Cédric Klapisch, en 2005.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 85


INTERVIEW<br />

<strong>AM</strong> : Comment traiter un tel sujet, à la fois<br />

écologique et social, sans être ni didactique<br />

ni dans le survol des enjeux ?<br />

Aïssa Maïga : Il s’agit d’une situation surréaliste : un désert en<br />

proie à la sécheresse qui, dans ses profondeurs, recèle d’une<br />

énorme masse d’eau d’une grande pureté. Il fallait donc être<br />

pédagogique. Mais je ne voulais pas d’une voix off avec un<br />

regard extérieur, des détails techniques sur le manque d’eau…<br />

Je n’ai pas les connaissances scientifiques des activistes ! J’ai<br />

préféré apporter ma sensibilité et la certitude que l’émotion et<br />

l’identification peuvent être des moteurs puissants dans la prise<br />

de conscience des problématiques environnementales.<br />

Pourquoi vous êtes-vous lancée dans une telle aventure ?<br />

Plus jeune, quand j’allais voir ma famille paternelle, dans<br />

la région de Gao, au Mali, j’atterrissais soit à Bamako, soit à<br />

Niamey, au Niger. Sur la route, les paysages se succédaient.<br />

En arrivant dans cette brousse clairsemée de végétation déterminée<br />

à être là, en voyant le fleuve Niger<br />

en or et ses bordures vertes, je savais que<br />

j’allais retrouver ma famille. Je la voyais<br />

peu, car mon papa est parti très tôt. Quand<br />

je revenais, il y avait un énorme bouleversement<br />

: à travers eux, je voyais mon père,<br />

et inversement. Accepter de faire ce film,<br />

qui m’a été proposé par le producteur Yves<br />

Darondeau, c’était accepter de parler de<br />

l’adolescence, des femmes, de l’amour d’un<br />

père pour ses enfants… Dans Marcher sur<br />

l’eau, je raconte ce qu’est une famille dans<br />

le Sahel. Le lien filial, fraternel, la communauté,<br />

cela fait partie de mon vécu,<br />

de mon histoire, de mon identité. Quand<br />

j’ai su que les habitants de Tatiste étaient<br />

des Peuls, ça a en plus tilté très fort. Filmer<br />

ces femmes à fort caractère, à l’image<br />

de celles de ma famille, ça me plaisait<br />

beaucoup. Ma grand-mère paternelle était<br />

peule, je l’adorais.<br />

Bien que ce soit un documentaire, Marcher sur l’eau<br />

suit un fil narratif, on a l’impression de ne jamais<br />

quitter ses personnages, y compris dans les moments<br />

intimes… Comment êtes-vous parvenue à donner<br />

l’impression de ne rien rater ?<br />

J’avais une trame que j’ai à la fois suivie et trahie. Car la réalité<br />

est toujours plus riche que notre imagination. En un an, j’ai<br />

fait cinq voyages au Niger. Le Sahel n’est pas une zone anodine,<br />

il y avait des mesures de sécurité à respecter, des militaires et<br />

des policiers… Je ne pouvais donc pas rester en continu. Si, à<br />

chaque séjour, j’étais en immersion dans leur monde, accueillie<br />

à bras ouverts, il y a par conséquent des choses que je n’ai<br />

pas pu filmer. Comme le départ du père d’Houlaye. Je lui ai<br />

demandé, ainsi qu’à ses enfants, de me montrer comment cela<br />

Marcher sur l’eau sortira dans<br />

les salles françaises le 10 novembre.<br />

s’était passé. J’ai récupéré des informations : ce que contenait<br />

son sac, l’heure du départ… Quand on a filmé cette scène,<br />

ils n’ont pas joué la comédie, ils ont tout simplement revécu<br />

cette séparation.<br />

Quelle a été la réaction des habitants<br />

de Tatiste, durant et après le tournage ?<br />

Il me semble que l’expérience a été marquante pour tous. Y<br />

compris pour le doyen du village, qui est très fier du film et l’a<br />

beaucoup aimé. Avec Houlaye, on a énormément parlé. Pour<br />

cette jeune fille de 14 ans, il y a un avant et un après. Ce n’est<br />

pas tous les jours qu’on lui demande : « Quels sont tes rêves ?»<br />

Le regard de cette communauté comptait pour moi, et ils m’ont<br />

dit que c’était la première fois qu’ils se reconnaissaient dans<br />

un film. Il y a eu beaucoup de documentaires sur les Peuls,<br />

mais ils s’intéressaient surtout à leurs rites très spectaculaires,<br />

leurs coiffures, leurs maquillages, leurs habits, avec un regard<br />

appuyé sur ce que certains considèrent uniquement comme<br />

du folklore. D’autre part, en tant qu’outil<br />

cinématographique, il a pour vocation<br />

d’être un plaidoyer auprès du gouvernement<br />

et de la population sahélienne, je<br />

le mets au service de l’amélioration de sa<br />

condition de vie. Marcher sur l’eau sera<br />

montré dans l’Afrique francophone, et en<br />

particulier aux citadins de la région. Ces<br />

derniers ont beau être informés de cette<br />

lutte pour l’eau, ils ne se figurent pas pour<br />

autant cette lutte au quotidien.<br />

En parallèle du tournage, vous<br />

vous consacriez à celui de Regard<br />

noir. Comment avez-vous réussi<br />

à vous dédoubler ?<br />

Grâce à ma complicité avec ma coréalisatrice<br />

sur Regard noir, Isabelle Simeoni.<br />

De son côté, elle réalisait également un<br />

autre film, mais sur Basquiat ! Je parlais<br />

souvent avec elle de ce que je vivais au<br />

Niger. L’avantage de ne pas avoir de réseau sur place, c’est<br />

que l’on coupe très vite. Plus de WhatsApp ou d’Instagram,<br />

ce qui aide à se concentrer ! Ces deux projets ont été longs à<br />

mener, c’était des courses de fond où la fatigue fait partie du<br />

programme. Heureusement, j’ai un quotidien assez doux, une<br />

vie de famille harmonieuse, ce qui m’a aidée à tout concilier.<br />

Quels sentiments réveillent en vous la situation au Mali ?<br />

C’est une déchirure d’exil perpétuel car je ne sais pas quand<br />

je vais pouvoir retourner dans le nord, et y emmener mes<br />

enfants. Cet empêchement crée un énorme vide. Les questions<br />

de la scolarité, des droits des femmes, de la dignité humaine et<br />

des djihadistes vont marquer les habitants du pays ainsi que la<br />

diaspora malienne…<br />

Noire n’est pas mon métier a rencontré un très bel accueil<br />

critique et public. Est-ce qu’on vous en parle encore ?<br />

DR<br />

86 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


La réalisatrice s’est rendue<br />

au lycée de Bristol,<br />

à Cannes, pour évoquer<br />

son film avec les élèves de<br />

la section cinéma-audiovisuel,<br />

en septembre dernier.<br />

NICE MATIN/PATRICE LAPOIRIE/PHOTOPQR<br />

Oui ! Vu que le livre est récemment sorti en poche, ça a<br />

d’ailleurs relancé la conversation. Des personnes du milieu du<br />

spectacle et du cinéma se sont emparées de ce sujet, mais le<br />

racisme concerne beaucoup de salariés en entreprise ! Il y a<br />

aussi des lecteurs qui comptent des individus noirs, asiatiques<br />

ou arabes dans leur famille et veulent davantage comprendre.<br />

Que les intervenantes parlent toutes à la première personne<br />

a aussi beaucoup contribué à l’identification et à la force de<br />

leurs propos… Cet ouvrage m’a permis de nouer ou de consolider<br />

des liens avec d’autres artistes. Je suis amie avec Nadège<br />

Beausson-Diagne depuis vingt-cinq ans, c’est ma sœur de cœur<br />

et de combat. En revanche, je ne connaissais pas Eye Haïdara,<br />

et j’ai découvert une personnalité très lumineuse, d’une bienveillance<br />

totale. C’était également passionnant d’échanger avec<br />

des plus jeunes que moi, telles Karidja Touré ou Assa Sylla, ou<br />

plus âgées, comme Firmine Richard ou France Zobda.<br />

Un autre livre est-il prévu ?<br />

Oui, je travaille sur un documentaire sur mon papa, qui va<br />

aussi vivre à travers un livre. Il sortira aux éditions de L’Iconoclaste,<br />

où je retrouve l’éditrice de Noire n’est pas mon métier, qui<br />

m’a aidée à avoir confiance en moi et à apprivoiser cette drôle<br />

de chose qu’est l’écriture.<br />

Comment envisagez-vous la visibilité des femmes<br />

noires, et comment pensez-vous la défendre ?<br />

Il s’agit avant tout de s’interconnecter à travers nos ressemblances,<br />

afin de remettre en question la structure sociétale.<br />

Des personnalités aussi charismatiques que France Zobda ou<br />

Angélique Kidjo ont œuvré dans ce sens et nous ont ouvert la<br />

voie, même si la presse de l’époque ne les relayait guère. Depuis,<br />

les réseaux sociaux ont participé à instaurer le débat. Je me<br />

sens à la fois militante et très privilégiée car je fais le métier<br />

dont j’ai rêvé, ce qui me permet d’avoir une véritable plateforme<br />

d’expression. Mais cela demande beaucoup d’énergie et<br />

de vigilance vis-à-vis de soi, de son entourage. Il faut savoir<br />

garder un équilibre émotionnel… Pendant longtemps, il y avait<br />

beaucoup de femmes seules sur le front féministe parce qu’elles<br />

n’étaient pas entendues. Aujourd’hui, je suis rassurée de voir<br />

le jeune âge des activistes et la façon dont leurs camarades<br />

masculins accueillent cette parole. Évidemment, beaucoup de<br />

choses m’indignent, me font mal, me révoltent, mais je ressens<br />

également un sursaut très encourageant.<br />

Effectivement, on a bien vu que des choses vous<br />

indignaient lors de la cérémonie des Césars 2020,<br />

sur la scène de laquelle vous avez dénoncé la cruelle<br />

absence de personnes noires dans la salle !<br />

[Elle éclate de rire.] On m’en parle souvent de cette soirée !<br />

Mais ayant été malade peu de temps après, sans doute du Covid-<br />

19, j’ai été très protégée par mes proches. Des amis de longue<br />

date, comme des inconnus, m’ont manifesté leur soutien sur les<br />

réseaux sociaux. Ils se sont reconnus dans l’idée de vouloir faire<br />

cesser le statu quo sur des sujets comme l’égalité. Par ailleurs,<br />

l’année 2020 a été émaillée de manifestations contre le racisme<br />

partout dans le monde. Ce qui a amené beaucoup de gens à<br />

réfléchir à la question raciale, alors qu’ils pensaient, à l’origine,<br />

qu’elle ne les concernait guère.<br />

Vous reste-t-il un grand rêve à réaliser ?<br />

Maintenant que je me suis prouvé que je pouvais réaliser<br />

des films, cela va sans doute passer par là… J’espère avoir l’opportunité<br />

d’inscrire mon travail dans la durée. Je n’avais pas de<br />

modèle, jusqu’à ce que je rencontre Ava DuVernay ! Avec elle,<br />

j’aimerais créer un studio en France, dans lequel imprimer mes<br />

valeurs humanistes et féministes, et convier des personnalités<br />

d’horizons différents, tant du point de vue social que religieux,<br />

géographique ou ethnique. Bref, un endroit propice à la création<br />

d’histoires, un Tout-Monde d’Édouard Glissant à l’échelle<br />

d’un studio ! ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 87


entretien<br />

Mohamed Mbougar Sarr<br />

« La littérature<br />

est un pays<br />

de liberté<br />

absolue »<br />

Son nouveau roman, La Plus Secrète Mémoire des hommes,<br />

dynamite la scène littéraire. Le jeune virtuose sénégalais<br />

propose une épopée totale, historique, transcontinentale<br />

et polémique, inspirée par le parcours tragique de l’écrivain<br />

Yambo Ouologuem. propos recueillis par Astrid Krivian<br />

La littérature est sa patrie profonde, son<br />

continent intérieur. Né en 1990, enfant<br />

friand de lectures, de dictionnaires et<br />

de Scrabble, Mohamed Mbougar Sarr<br />

écrit dès l’adolescence des reportages<br />

dans un journal. Après ses études<br />

secondaires au Prytanée militaire de<br />

Saint-Louis, au Sénégal, il étudie la littérature et la philosophie<br />

en France à l’École des hautes études en sciences<br />

sociales. En 2014, il publie son premier roman Terre ceinte<br />

(prix Ahmadou Kourouma, Grand prix du roman métis),<br />

puis Silence du chœur en 2017 (prix Littérature monde)<br />

et De purs hommes l’année suivante. Son nouvel ouvrage,<br />

La Plus Secrète Mémoire des hommes, est actuellement<br />

en lice pour les prestigieux prix Goncourt, Renaudot,<br />

Fémina et de l’ Académie française. L’intrigue ? De nos<br />

jours, Diégane Latyr Faye, jeune auteur installé à Paris,<br />

enquête sur la disparition d’un mystérieux écrivain sénégalais,<br />

T.C. Elimane, dont l’œuvre mythique, unique et<br />

sulfureuse, Le Labyrinthe de l’inhumain, avait défrayé la<br />

chronique lors de sa publication en France en 1938. À travers<br />

différents récits, cette quête existentielle, odyssée du<br />

XX e siècle, retrace le destin d’un personnage énigmatique,<br />

confronté aux tragédies de l’histoire, depuis le Sénégal<br />

sous le joug colonial à la France pendant l’Occupation, en<br />

passant par la dictature militaire en Argentine. Ce roman<br />

88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 89


ENTRETIEN<br />

dense, foisonnant, éblouit par sa virtuosité, son inventivité<br />

narrative époustouflante – à la fois fluide et sophistiquée –,<br />

mais également par sa profondeur dans l’analyse des sentiments,<br />

des questionnements philosophiques ou politiques,<br />

notamment sur les relations entre l’Afrique et l’Europe. Pétri de<br />

fulgurances poétiques, de sensualité, d’une ironie mordante,<br />

il offre de passionnantes réflexions sur la puissance de la littérature,<br />

l’amitié, l’amour, l’exil, la transmission ou encore les<br />

mondes invisibles.<br />

<strong>AM</strong> : À l’origine de votre roman, il y a le controversé<br />

Le Devoir de violence, de l’écrivain malien Yambo<br />

Ouologuem, premier Africain récipiendaire du prix<br />

Renaudot en 1968…<br />

Mohamed Mbougar Sarr : C’est un livre maudit. Éblouissant<br />

par son style, son propos a provoqué de nombreuses polémiques<br />

lors de sa réception et la colère d’intellectuels africains comme<br />

européens. Il sentait déjà le soufre. Il obtient le prix Renaudot<br />

mais, en 1972, des accusations de plagiat entachent le livre,<br />

l’honneur et l’intégrité de l’écrivain. Ouologuem se retire alors<br />

de la scène publique et littéraire. Très prometteuse, son œuvre<br />

a été abattue en plein vol. Jusqu’à sa mort en 2017, il n’a plus<br />

rien publié, alors qu’il avait été couronné et salué. Cette histoire<br />

me fascine, m’obsède. Son texte puissant, magnifique, m’a<br />

ébloui pendant des années. C’est l’un des points de départ, l’une<br />

des inspirations de mon livre. Il est également nourri par mes<br />

préoccupations sur le sens d’un engagement littéraire, la définition<br />

d’un roman, d’une narration, du silence en littérature. Et<br />

ma fascination pour les œuvres uniques : parvenir à faire tenir<br />

quasiment tout son propos dans un seul livre.<br />

À l’instar de votre narrateur Diégane, la littérature<br />

est-elle au cœur de votre énigme existentielle ?<br />

Oui. Dire que l’on est obsédé par la littérature, par l’écriture,<br />

semble abstrait. J’ai donc voulu l’incarner à travers des aventures<br />

– la poursuite d’un livre et d’un auteur, en traversant des<br />

épisodes concrets de la vie de celui-ci. Cette hantise littéraire<br />

trouve une signification matérielle, charnelle dans l’existence<br />

de ce jeune narrateur. Après trois romans, je commence à être<br />

perçu comme un écrivain. J’ai des doutes devant ce mot, j’ai parfois<br />

du mal à me définir ainsi. Et je me demande pourquoi continuerais-je<br />

à écrire, alors qu’il y a eu tant de textes avant moi…<br />

Ces questions obsédantes ont des expressions très concrètes au<br />

quotidien. Cela s’accompagne de réflexions pas toujours très<br />

confortables : quel est le sens d’un pareil engagement ? Que<br />

suis-je prêt à mettre en jeu, et quels sont mes moyens ?<br />

Telle une odyssée, votre roman traverse différents<br />

espaces et temps, du Sénégal actuel, et ses<br />

soulèvements populaires, à la France sous l’occupation<br />

nazie, en passant par l’Argentine sous la dictature<br />

militaire. Pourquoi le choix de cette diversité ?<br />

Cette liberté est intéressante. C’est une traversée du<br />

XX e siècle jusqu’au début du XXI e , à travers la perspective de la<br />

« C’est une<br />

réflexion sur<br />

ce que signifie<br />

raconter une<br />

histoire, prendre<br />

en charge un récit,<br />

le transmettre<br />

à quelqu’un. »<br />

vie d’un romancier africain qui a dû se confronter géographiquement<br />

et historiquement au monde, aux événements, aux<br />

lieux où l’histoire s’est faite. C’est également une manière de<br />

ne rien m’interdire en tant qu’écrivain, et particulièrement en<br />

tant qu’écrivain africain. Je peux explorer les géographies, les<br />

cultures, ne pas me cantonner à certains thèmes ou espaces. La<br />

littérature est un pays de liberté absolue qui embrasse tous les<br />

autres pays. L’histoire d’Elimane est aussi une histoire du monde.<br />

Quand on essaie de raconter la vie de quelqu’un, fut-elle fictive,<br />

on se confronte immédiatement à la multiplicité – des sens, des<br />

hypothèses, des interprétations infinies qu’une existence peut<br />

prendre dans l’espace et le temps. C’était important de traduire<br />

cela dans le jeu narratif, avec ces allers-retours dans le temps,<br />

ces déplacements dans la géographie, ces moments de lacune,<br />

ces impasses itou. Le livre est construit sous forme de labyrinthe<br />

mouvant, que j’espère ludique… et sérieux. La narration, dans<br />

son déploiement incessant dans toutes les directions, est également<br />

l’enjeu de la lecture.<br />

La vie d’Elimane est racontée à travers plusieurs<br />

personnages. Réflexion sur la puissance de la littérature,<br />

votre livre est-il plus largement un hommage à celui<br />

qui narre, à l’oral comme à l’écrit ?<br />

C’est une réflexion sur ce que signifie raconter une histoire,<br />

prendre en charge un récit, le transmettre à quelqu’un, depuis<br />

sa propre perspective – laquelle est toujours fragmentaire – sur<br />

une totalité que l’on n’a jamais pleinement en vue. Je questionne<br />

aussi le pouvoir de la littérature, comme espace de narrations,<br />

au pluriel, qui peut embrasser de multiples strates de temps et<br />

d’espaces. C’est dans cette polyphonie que s’inscrit la possibilité<br />

d’une vérité, ou d’un sens. Il faut que beaucoup de personnages<br />

aient la parole pour que se produisent des confrontations, des<br />

malentendus, mais également des accords. Et de cette pluralité<br />

90 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

des voix – qui est quasiment un idéal démocratique et un principe<br />

romanesque de base – peut naître une vérité profonde sur<br />

la condition humaine.<br />

Votre narrateur et son ami Musimbwa s’opposent au sujet<br />

de leur ambiguïté culturelle, en tant qu’écrivains africains<br />

publiant en France. Pour le premier, il faut l’assumer<br />

pleinement, alors qu’elle représente une ruse de leur<br />

destruction pour le second, une mutilation de la part<br />

profonde de leur être.<br />

Ce sont deux points de vue différents sur ce que sont ou<br />

doivent être des écrivains africains, lesquels, par l’histoire, sont<br />

amenés à s’installer ou à publier leurs livres en français, à Paris.<br />

Ces visions sur les relations postcoloniales peuvent me traverser.<br />

Toutefois, même si le débat a lieu, je pense qu’il faut continuer<br />

à explorer, à travailler cette faille de l’ambiguïté. Car c’est<br />

une vraie richesse. À partir d’elle, on est en capacité de créer<br />

beaucoup de choses. Considérer que c’est une ruse coloniale,<br />

c’est estimer que la colonisation nous possède encore et que<br />

nous serions, d’une certaine manière, colonisés. Affirmer que<br />

l’on est plus ambigu que ça, c’est déjà échapper à ce rapport.<br />

C’est pouvoir se définir avec les armes dont on dispose, telle la<br />

langue qui est toujours hybride, bâtarde, mais avec laquelle on<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 91


ENTRETIEN<br />

peut créer autre chose, et exprimer une vision du monde qui<br />

serait pleinement nôtre.<br />

Que représente pour vous le fait d’écrire<br />

en français plutôt qu’en sérère ou en wolof ?<br />

C’est une question, mais pas un problème existentiel. Je suis<br />

très à l’aise avec ça. Je sais pertinemment que ça ne m’empêchera<br />

pas d’écrire dans mes langues nationales. J’ai ce projet, j’y<br />

travaille et je me donne les moyens de pouvoir le faire un jour.<br />

Là aussi, j’estime que c’est une richesse.<br />

Dans votre roman, le mystérieux écrivain T.C. Elimane<br />

a publié Le Labyrinthe de l’inhumain en 1938, en France.<br />

Les critiques de la presse de droite comme de gauche<br />

portent sur lui un regard colonial, jugeant son œuvre<br />

à l’aune de sa couleur de peau, de son africanité.<br />

Questionnez-vous la réception des auteurs<br />

africains en Europe ?<br />

Oui. Des malentendus président parfois aux lectures de leurs<br />

écrits, en Occident. On ne semble pas toujours les considérer<br />

comme des œuvres littéraires à part entière. Il y a cette tentation<br />

de les relier à des spécificités culturelles, voire biologiques, pour<br />

les comprendre, en rejetant en arrière-plan la question purement<br />

littéraire. On peut me rétorquer que le purement littéraire<br />

n’existe pas, et que toute littérature est empreinte d’une culture.<br />

C’est vrai. Mais le problème survient quand ce bagage culturel<br />

devient plus important que le texte lui-même. On semble chercher<br />

dans ces écrits des sortes de preuves, de confirmations, au<br />

sujet d’une couleur de peau, d’un pays, d’une origine, comme<br />

si c’étaient des clefs ultimes, absolues. Avec de tels jugements<br />

préformés, on lit toujours d’une certaine manière, avec ces<br />

attentes-là. Ou alors on ne lit pas, sous prétexte que c’est un<br />

auteur africain, et qu’il doit forcément parler de tel sujet qui, a<br />

priori, ne nous intéresse pas. Ces préjugés produisent le même<br />

résultat : s’éloigner du texte, se concentrer sur des choses anecdotiques<br />

autour de lui.<br />

Ce regard enferme l’autre. On les somme<br />

d’être africains mais pas trop, écrivez-vous.<br />

Il faut qu’ils soient africains pour l’exotisme, mais pas trop,<br />

sinon on ne les comprend pas. Il faut toujours que l’autre soit à<br />

bonne distance de ce que l’on considère être le bien, quand on se<br />

pense dans une position centrale. Dans ces critiques littéraires,<br />

il y a une chosification, une objectivation politique : un individu<br />

qui raconte une histoire, grâce à son génie, est toujours ramené<br />

à de grandes catégories par lesquelles on pense pouvoir interpréter<br />

la littérature africaine. Ça ressemble à un regard colonial,<br />

en effet. Favorable ou défavorable, cette presse pèche, car elle<br />

ne le considère toujours pas comme un auteur, mais comme le<br />

porte-parole de quelque chose, d’une couleur de peau. Elle le<br />

voit et le juge à travers son africanité, ce qui l’éloigne de son<br />

travail littéraire.<br />

Est-ce encore le cas aujourd’hui ?<br />

Je serais bien ironique, voire complètement gonflé de<br />

l’affirmer, car la réception de mon livre est vraiment différente.<br />

« Je suis très attentif<br />

à ce qui se passe<br />

au Sénégal. J’aimerais<br />

pouvoir participer<br />

davantage à la vie<br />

du pays, comme<br />

artiste mais aussi<br />

comme citoyen. »<br />

J’ai l’impression que l’on s’intéresse réellement à mon texte.<br />

Mais c’est aussi parce qu’il met en garde contre ça. C’est toute<br />

la perversité de ce roman… ou tout son piège : une fois lu, on<br />

ne peut plus le recevoir d’une certaine manière, se laisser aller<br />

à une facilité. Car par une mise en abîme, il ne cesse de marteler<br />

que c’est le texte et la lecture qui comptent. Je pense donc<br />

être sauvé pour ce livre-là, mais ces choses arrivent encore,<br />

sporadiquement. À mon avis, chaque auteur africain peut vous<br />

raconter une anecdote où il a été perçu à travers son africanité.<br />

Ça peut venir d’un mouvement bienveillant, d’une admiration.<br />

Le malentendu dans ce cas est de ne pas voir ces auteurs comme<br />

des écrivains à part entière, mais comme des sortes d’anthropologues,<br />

des porte-parole politiques… Toutefois, c’est en train<br />

de changer. Et si mon livre peut également faire réfléchir sur le<br />

regard que l’on porte sur l’autre, j’en serai heureux.<br />

Le roman fait la part belle aux mondes invisibles,<br />

au surnaturel. C’est important pour vous ?<br />

La question de l’invisible et du surnaturel se pose de façon<br />

très naturelle pour moi, et pas seulement parce que je viens<br />

d’une culture où ils font partie du quotidien. Tout n’est pas<br />

réductible, explicable par des faits, des effets mécaniques, par<br />

la philosophie mécaniste. Ne serait-ce que la mort : le souvenir<br />

des défunts, la pensée envers eux, l’idée qu’ils ne nous quittent<br />

jamais, même si on ne croit pas en l’immortalité, c’est extraordinaire.<br />

Ils meurent, mais ne disparaissent pas. On porte donc<br />

toujours une part d’invisible en nous, de surnaturel. On ne vit<br />

pas que dans des effets visibles et objectivables. La seule pensée<br />

des morts, des souvenirs de ces invisibles, le fait qu’ils vivent<br />

avec nous, même si c’est une vie intérieure, ouvre, pour moi,<br />

un champ dans ce que l’on nomme le réel. Quelque chose de<br />

plus profond, une ombre liée, attachée à notre vie, s’exprime<br />

de différentes manières dans notre quotidien. Il était important<br />

92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


DR<br />

de lui donner une place dans le roman. Et puis,<br />

c’est toujours intéressant de mêler des épisodes<br />

de troubles dans le cours de la narration, pour<br />

rompre une rationalité trop forte. C’est une<br />

aventure purement littéraire, romanesque de<br />

les introduire.<br />

Dans votre livre, vous dites que c’est<br />

nous qui hantons, sans jamais leur laisser<br />

de repos, ceux qui nous ont précédés.<br />

N’est-ce pas nous qui refusons de laisser<br />

partir nos morts ? On les garde avec nous,<br />

on ne veut pas qu’ils disparaissent, qu’ils<br />

retournent à un néant absolu. Nous sommes<br />

des fantômes de fantômes. Nous allons toujours<br />

hanter le passé, et non l’inverse. Nous<br />

y retournons dès que nous pouvons, pour<br />

chercher quelque chose. Nous sommes travaillés<br />

par lui, non par nostalgie, mais parce<br />

que les disparus font partie intégrante de<br />

notre vie intérieure.<br />

Cet écrivain, T.C. Elimane, est accusé<br />

de plagiat. Cela vous intéressait<br />

pour donner une lecture différente,<br />

personnelle, de l’histoire de Yambo<br />

Ouologuem. Mais aussi pour rappeler<br />

qu’un auteur n’écrit jamais à partir de rien, et souligner ce<br />

lien quasi organique avec ses lectures ?<br />

C’est également une réflexion sur la lit térature comme la<br />

suite d’un long texte, ou d’un texte sans cesse repris, réécrit<br />

plus ou moins habilement. Non seulement, on rédige à partir de<br />

ses lectures, d’une généalogie littéraire, mais aussi avec. Donc<br />

la question du plagiat doit être posée. Évidemment, le plagiat<br />

littéral et le vol existent. Mais il faut aussi pouvoir dire qu’aucun<br />

auteur, comme vous le dites, n’écrit à partir de rien. C’est<br />

pourquoi je défends la notion de singularité plutôt que celle<br />

d’originalité. Il s’agit de raconter une chose déjà dite, mais tenter<br />

de l’exprimer autrement, pas seulement d’un point de vue<br />

formel, mais également existentiel, philosophique. Cette variation<br />

autour d’une parole qui serait plus longue, plus ancienne,<br />

presque éternelle, me semble intéressante. J’ai la prétention de<br />

revendiquer une singularité, non pas une originalité, et je paie<br />

mes dettes dès que je peux à tous les écrivains qui m’ont guidé.<br />

Dans ce roman, j’indique clairement une généalogie littéraire,<br />

distillée çà et là, aussi par jeu. Des phrases, des expressions plus<br />

ou moins transparentes ou réécrites sont directement des clins<br />

d’œil, des références à des auteurs qui me sont chers. Certaines<br />

sont remarquables, d’autres, absolument indétectables.<br />

Écrire, ne pas écrire, c’est aussi votre dilemme ?<br />

Oui. C’est une question existentielle profonde, shakespearienne,<br />

sur le sens de l’engagement littéraire aujourd’hui : que<br />

faut-il écrire à la suite des aînés, des anciens ? Ou ne pas écrire,<br />

parce qu’on n’est pas à la hauteur, qu’on n’a pas grand-chose<br />

Bibliographie sélective<br />

◗ La Plus Secrète<br />

Mémoire des hommes,<br />

éditions Philippe<br />

Rey/Jimsaan, 2021.<br />

◗ De Purs hommes,<br />

Philippe Rey/Jimsaan,<br />

2018.<br />

◗ Silence du chœur,<br />

Présence africaine, 2017.<br />

◗ Terre ceinte,<br />

Présence africaine, 2015.<br />

à dire ? C’est une manière d’oser<br />

le geste de la rédaction, de le<br />

voir comme un acte sérieux qui<br />

engage des implications profondes.<br />

Il faut aussi pouvoir en<br />

rire. Écrire, ne pas écrire, est une<br />

grande question. Quand on se la<br />

répète, elle devient risible, telle l’obsession d’un écrivain coupé<br />

du monde. La littérature doit être en mesure de s’amuser d’ellemême.<br />

Ainsi, elle peut continuer à résister sans être écrasée par<br />

sa propre histoire, son propre poids.<br />

Les questionnements de Diégane sur le rôle<br />

de la littérature face à la souffrance sociale<br />

et à la politique vous habitent-ils ?<br />

Bien sûr. Comme je n’y vis pas, je suis très attentif à ce qui se<br />

passe au Sénégal. J’aimerais pouvoir participer davantage à la<br />

vie du pays, comme artiste mais aussi comme citoyen. Parce que<br />

je suis loin, que j’écris et suis publié en France – même si c’est<br />

une coédition et que le roman circule au Sénégal –, je suis hanté<br />

par ces questions : est-ce que je pourrais faire plus, écrire plus,<br />

est-ce qu’on attend plus de moi ? En mars dernier, lors des soulèvements<br />

faisant suite aux événements politiques [l’arrestation<br />

d’Ousmane Sonko, l’un des principaux opposants au président<br />

Macky Sall, a provoqué un soulèvement populaire au Sénégal,<br />

ndlr], on m’a beaucoup sollicité pour des prises de position, des<br />

tribunes. En tant qu’écrivain relativement reconnu, on estimait<br />

que j’avais des choses à dire, à écrire et que je devais m’exprimer.<br />

Dois-je m’engager davantage, et si oui, comment ? Par mes<br />

livres ou des actions plus concrètes ? La place des écrivains, et<br />

singulièrement des auteurs africains installés en Europe vis-àvis<br />

de leur pays d’origine, ainsi que les questions politiques et<br />

sociales me travaillent. Si je devais rester fidèle à l’image de<br />

l’écrivain « pur », seul dans sa tour, dans son travail du langage,<br />

cela soulèverait aussi des interrogations. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 93


PORTFOLIO<br />

Samuel Fosso<br />

Des autoportraits<br />

et des miroirs<br />

présenté par Luisa Nannipieri<br />

Ses premiers autoportraits, l’artiste<br />

franco-camerounais les a tirés dans<br />

le studio qu’il avait ouvert, encore<br />

adolescent, en République centrafricaine.<br />

Qui aurait imaginé que ces clichés, pris<br />

pour terminer les pellicules de ses clients<br />

et se mettre joyeusement en scène, lui auraient<br />

permis de remporter, en 1994, le premier prix des<br />

Rencontres de Bamako ? Aujourd’hui artiste global<br />

incontournable, il est considéré comme l’un des<br />

principaux représentants de la photographie de studio<br />

africaine, qu’il a contribué à réinventer. Il fait l’objet<br />

d’une rétrospective majeure à la Maison européenne<br />

de la photographie, à Paris, du 10 novembre 2021<br />

au 13 mars 2022. L’exposition regroupe son travail des<br />

années 1970 à nos jours et propose des séries inédites.<br />

Ses œuvres dévoilent des univers multiples qui se<br />

télescopent : performances, chatoyants échos à la mode<br />

occidentale, exil, mémoire d’un monde postcolonial<br />

marqué par l’impérialisme culturel… Les portraits<br />

et autoportraits de Samuel Fosso restent une œuvre<br />

unique, africaine et universelle. ■ mep-fr.org<br />

Série « Tati », La Femme américaine libérée des années 70 • 1997<br />

Parmi ses séries les plus connues, « Tati » naît d’une commande<br />

de la célèbre enseigne française à l’occasion de ses 50 ans.<br />

Pour la première fois, Fosso travaille avec une équipe aguerrie pour mettre<br />

en scène des personnages stéréotypés, inspirés par les représentations<br />

occidentales : la femme américaine libérée, le golfeur ou encore le rockeur.<br />

S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />

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PORTFOLIO<br />

Série « 70’s Lifestyle » • 1975-1978<br />

Dans son premier studio, ouvert à Bangui à 13 ans, Samuel Fosso<br />

découvre les autoportraits. Pour la plupart en noir et blanc,<br />

ils s’inspirent largement du style et des poses des jeunes<br />

Afro-Américains dans les magazines de pop culture, ou du chanteur<br />

nigérian Prince Nico Mbarga, très populaire en Afrique de l’Ouest.<br />

S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY<br />

JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />

96 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Série « Emperor of Africa » • 2013<br />

Reprenant les codes de l’iconographie officielle, l’artiste<br />

se photographie en Mao Zedong dans cette série irrévérente,<br />

qui dénonce en creux le pouvoir qu’exerce la Chine sur<br />

le continent via l’exploitation de ses richesses naturelles.<br />

Série « Black Pope » • 2017<br />

Critique de l’institution ecclésiastique<br />

et références à l’art contemporain (La Nona Ora,<br />

de Maurizio Cattelan) se mélangent dans cette<br />

série où le photographe incarne un pape noir<br />

et explore les questions de pouvoir, de foi<br />

et de colonialisme au cœur de l’Église.<br />

S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS (3)<br />

Série « African Spirits » • 2008<br />

Martin Luther King (ci-contre), Malcolm X, Angela<br />

Davis, Patrice Lumumba ou encore Mohamed Ali…<br />

Avec cette série iconique, Fosso met en scène des portraits<br />

cultes pour « rendre hommage à ceux qui ont fait<br />

[sa] liberté », tout en explorant la question de l’identité.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 97


PORTFOLIO<br />

S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />

98 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Série<br />

« Allonzenfans »<br />

• 2013<br />

Dans cette série, réalisée<br />

après « African Spirits »<br />

et en même temps<br />

que « Emperor of Africa »,<br />

l’artiste incarne<br />

des tirailleurs africains,<br />

ces soldats qui ont servi<br />

dans l’armée française<br />

durant les deux guerres<br />

mondiales, puis ont été<br />

oubliés en Occident et<br />

regardés avec ambivalence<br />

sur le continent.<br />

S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 99


LE DOCUMENT<br />

Numérique, l’envers<br />

bien réel du décor<br />

Dans un monde où tout n’est (presque) plus que digital,<br />

le journaliste Guillaume Pitron a enquêté durant près<br />

de deux ans sur les CONSÉQUENCES PHYSIQUES<br />

du virtuel et les coûts financiers et environnementaux<br />

de cette révolution du xxi e siècle. par Zyad Limam<br />

Un like, un message, un scroll,<br />

un thread, une visite sur<br />

Instagram ou sur Facebook,<br />

un call sur WhatsApp, un petit<br />

plaisir sur Snapchat, ou<br />

Tinder, une visioconférence<br />

avec un client… Tout cela<br />

semble appartenir à un univers immatériel, digital,<br />

à quelque chose qui se passe dans un univers parallèle,<br />

incompréhensible et lointain. Pourtant, ce monde<br />

dématérialisé du numérique, ce village global lié à<br />

Internet, devenu indispensable à la vie moderne, à la<br />

communication, au commerce, aux échanges, recouvre<br />

une réalité bien tangible. Le monde numérique est<br />

en passe de devenir la plus vaste infrastructure édifiée<br />

par l’homme, avec ces câbles sous-marins, les antennes,<br />

les tuyaux, les fibres, les datacenters géants (sans parler<br />

des téléphones mobiles par centaines de millions)…<br />

Une infrastructure tentaculaire loin d’être neutre<br />

en matière de développement durable.<br />

Elle absorberait près de 10 % de la production<br />

électrique mondiale et représenterait près de 4 %<br />

des émissions de CO 2<br />

(tout comme le transport<br />

aérien). Un véritable défi environnemental, qui se<br />

démultipliera dans les années à venir. À l’horizon 2030,<br />

la totalité de l’humanité devrait être connectée au<br />

World Wide Web (la toile d’araignée mondiale).<br />

Journaliste, Guillaume Pitron a enquêté durant<br />

deux ans, aux quatre coins de la planète. Il décortique<br />

les enjeux de cet « enfer numérique » en faisant<br />

L’ENFER NUMÉRIQUE :<br />

VOYAGE AU BOUT D’UN LIKE,<br />

de Guillaume Pitron, éditions<br />

Les Liens qui libèrent, 352 pages, 21 €.<br />

intervenir une multitude de témoins et d’acteurs.<br />

Un voyage bien réel dans le monde dit virtuel.<br />

Le précédent ouvrage de cet ancien collaborateur<br />

d’Afrique Magazine, La Guerre des métaux rares :<br />

La Face cachée de la transition énergétique et numérique,<br />

a été traduit dans une douzaine de langues et<br />

décliné en documentaire sur la chaîne Arte. ■<br />

DR<br />

100 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Extraits<br />

De la zénitude des smartphones<br />

Un smartphone classique contient dorénavant<br />

deux caméras, trois micros, un capteur de gestes infrarouge,<br />

un détecteur de proximité, un magnétomètre, sans oublier de<br />

multiples antennes GPS, WiFi, 4G et Bluetooth… À quel coût<br />

matériel fabrique-t-on ces prodigieux objets ? Pour le savoir,<br />

allez donc déambuler dans un vide-grenier. Vous tomberez<br />

certainement sur un vieux téléphone des années 1960<br />

flanqué de son cadran circulaire : à l’époque, sa fabrication<br />

nécessitait tout au plus une dizaine de matières premières,<br />

telles que de l’aluminium ou du zinc. Vous exhumerez<br />

également les épais téléphones des années 1990 : plus évolués,<br />

ils contenaient alors 19 ressources supplémentaires telles<br />

que du cuivre, du cobalt ou encore du plomb.<br />

Comparez-les maintenant à un smartphone actuel :<br />

son format bien plus réduit est trompeur, car il contient<br />

en réalité davantage de matières premières telles que<br />

l’or, le lithium, le magnésium, le silicium, le brome… plus<br />

d’une cinquantaine en tout ! Celles-ci sont utilisées pour<br />

concevoir la batterie, la coque, l’écran ainsi que l’ensemble<br />

de l’électronique des mobiles, et tout ce qui vise à les concevoir<br />

plus conviviaux et faciles à manipuler. Prenons l’exemple<br />

du néodyme : cet obscur métal fait vibrer votre appareil<br />

lorsqu’il est réglé sur le mode adéquat. L’écran contient<br />

également quelques traces d’indium, un oxyde (une poudre)<br />

qui a rendu nos écrans tactiles. Bref, nous transportons<br />

au quotidien souvent moins d’un gramme de chacune de<br />

ces ressources dont nous ignorons l’existence et l’utilité,<br />

et qui, pourtant, ont largement suffi à bouleverser nos vies.<br />

Internet induit également tous les réseaux<br />

de télécommunication (câbles, routeurs, bornes WiFi)<br />

et les centres de stockage de données, les fameux datacenters,<br />

qui permettent aux objets connectés de communiquer<br />

entre eux – une gigantesque infrastructure qui siphonne<br />

une part croissante des ressources terrestres : 12,5 % de la<br />

production mondiale de cuivre et 7 % de celle de l’aluminium<br />

(tous deux des métaux abondants) sont destinées aux TIC.<br />

De même, ces dernières fonctionnent grâce à des petits<br />

métaux aux exceptionnelles propriétés chimiques, et<br />

que l’on retrouve dans les écrans plats, les condensateurs,<br />

les disques durs, les circuits intégrés, les fibres optiques<br />

ou encore les semi-conducteurs. Le numérique engloutit une<br />

large part de la production mondiale de ces métaux : 15 %<br />

du palladium, 23 % de l’argent, 40 % du tantale, 41 % de<br />

l’antimoine, 42 % du béryllium, 66 % du ruthénium, 70 %<br />

du gallium, 87 % du germanium, et même 88 % du terbium.<br />

Quant à assembler ces ressources dans un smartphone<br />

tenant dans la paume d’une main, c’est devenu une ingénierie<br />

d’une folle complexité, notoirement énergivore… Résultat :<br />

sa seule fabrication est responsable de près de la moitié<br />

de l’empreinte environnementale et de 80 % de l’ensemble<br />

de sa dépense énergétique durant son cycle de vie.<br />

***<br />

Enquête sur le nuage<br />

Quel que soit l’usage que nous fassions de notre<br />

smartphone, celui-ci est relié à un datacenter. Lorsque<br />

nous réservons un billet d’avion, commandons une pizza<br />

ou appelons un ami, notre interface ne communique pas<br />

directement avec celle d’EasyJet, de Pizza Hut ou de Pierre…<br />

Entre les deux terminaux, il existe un point d’interconnexion,<br />

c’est-à-dire un lieu de transit, de stockage et de traitement<br />

de l’information, que celle-ci emprunte pour en repartir<br />

immédiatement (une conversation téléphonique), ou pour<br />

y être conservée et analysée (la commande d’une pizza<br />

aux pepperoni). Nos photos postées sur Instagram, vidéos<br />

Facebook et messages WhatsApp ne se trouvent donc pas<br />

seulement dans notre téléphone ; ils sont conservés dans<br />

ces points d’interconnexion, et plus précisément dans des<br />

« serveurs » (ordinateurs) avec lesquels nous communiquons<br />

lorsque nous surfons sur Internet.<br />

(…)<br />

Pendant longtemps, toutes les entreprises stockaient<br />

leurs données à demeure, dans des « locaux techniques »<br />

exilés au fond d’un placard à balais ou dans les W.C.<br />

Aujourd’hui encore, les plus grosses firmes du monde<br />

(Google, Facebook, Apple) gèrent elles-mêmes leurs propres<br />

serveurs dans des espaces privatisés. Mais pour des raisons<br />

de coût et de sécurité, un nombre croissant d’entreprises<br />

préfèrent confier la gestion de leurs serveurs à des groupes<br />

spécialisés tels qu’Equinix, Interxion, EdgeConneX,<br />

CyrusOne, Alibaba Cloud ou Amazon Web Service…<br />

En bons « hébergeurs », ces derniers accueillent les données<br />

de leurs clients dans des datacenters de « colocation »,<br />

autrement dit des « hôtels pour serveurs » reliés à Internet.<br />

L’ensemble de ces installations constitue le « nuage », un<br />

service externalisé de stockage de data, accessible depuis<br />

n’importe quelle interface, tellement populaire qu’un tiers<br />

des données produites aujourd’hui dans le monde transite<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 101


LE DOCUMENT<br />

par lui. « Chaque jour de votre vie, pour vos besoins les plus<br />

banals, vous êtes susceptible de mobiliser une centaine de<br />

datacenters éparpillés dans dix pays différents », explique<br />

Fredrik Kallioniemi, directeur commercial de l’hébergeur<br />

de données Hydro66.<br />

***<br />

La bataille du Grand Nord<br />

Le nouvel impératif de souveraineté digitale dont<br />

se réclame un nombre croissant d’États pourrait bousculer<br />

la géographie du cloud. De nombreuses capitales entendent<br />

en effet mieux maîtriser leurs flux informatiques… Au point<br />

qu’un nouveau paradigme de puissance consiste moins,<br />

aujourd’hui, à étendre ses positions à travers le vaste monde<br />

qu’à les consolider chez soi ! Depuis 2015, la Russie impose<br />

ainsi la localisation des données personnelles de ses citoyens<br />

sur son territoire. Le projet européen d’infrastructures<br />

de données Gaia-X vise également à enraciner un cloud<br />

souverain sur le Vieux Continent, sans recours aux services<br />

proposés par les plateformes américaines.<br />

Le même défi se pose à l’Afrique, « qui concentre 17 %<br />

de la population mondiale, mais où ne se trouve que 1 %<br />

des données produites dans le monde », note un expert de<br />

Cap Ingelec. Des hubs se positionnent à travers le continent,<br />

tels que Johannesburg, Dakar, Accra ou encore Casablanca,<br />

où nous nous rendons durant l’hiver 2020. « La position<br />

stratégique du Maroc, à cheval entre l’Europe et l’Afrique<br />

subsaharienne, permettrait aux entreprises européennes<br />

d’y stocker les données de leur clientèle africaine et de<br />

gagner quelques millisecondes de latence », veut croire un<br />

collègue de la même entreprise. Voilà que ressurgit l’impératif<br />

de vitesse… De nombreux spécialistes des datacenters<br />

pensent en effet que l’éloignement géographique des données<br />

réfugiées près des pôles rendra leur temps de transfert<br />

difficilement acceptable pour l’écosystème Internet. Aux<br />

côtés des infrastructures hyperscale, l’avenir serait donc<br />

au edge, un réseau de microdatacenters éparpillés au plus<br />

proche des utilisateurs… Des « circuits informatiques courts »,<br />

en quelque sorte, qui présenteraient également l’avantage<br />

de diminuer la consommation énergétique du transfert<br />

des données, réputée plus lourde que leur stockage.<br />

***<br />

Quand les robots pollueront<br />

davantage que les humains<br />

Robots collaboratifs, voitures autonomes, appareils<br />

communicants, habitations intelligentes, infrastructures<br />

connectées, supply chains (gestion de la chaîne logistique)<br />

digitales, clones numériques… la 5G signe l’affranchissement<br />

progressif de milliards d’objets et autres machines appelés<br />

à cohabiter avec, mais aussi indépendamment des humains.<br />

Après tout, c’est le sens de l’histoire : au début du XX e siècle,<br />

les hommes parlaient à d’autres hommes ; puis ils se mirent<br />

à parler aux machines ; lesquelles leur parlèrent en retour.<br />

Avec la 5G, un nombre croissant de machines peuvent<br />

parler entre elles, sans que nous ayons le moindre besoin<br />

d’intervenir. Certes, ces dernières sont mises au service<br />

de Sapiens… Mais Internet modèle un monde où l’activité<br />

humaine stricto sensu n’est plus la seule à animer l’univers<br />

numérique. « Les ordinateurs et objets communiquent<br />

entre eux sans intervention humaine. La production<br />

de données n’est plus cantonnée à une action de notre<br />

part », confirme Mike Hazas, professeur à l’université de<br />

Lancaster. Ce phénomène génère bien entendu un impact<br />

environnemental… sans que nous soyons capables de<br />

le calculer, voire même de le contrôler. Une question<br />

dérangeante se pose dès lors : en fait d’activité numérique,<br />

les robots pourraient-ils laisser un jour une trace écologique<br />

plus profonde encore que celle des hommes ?<br />

La question est des plus sérieuses, quand on sait que<br />

nos actions représenteraient moins de 60 % de l’activité<br />

globale mesurée sur Internet, le reste étant « une attention<br />

factice, produite par des robots ou par des humains dont c’est<br />

le métier », relève l’auteur d’un ouvrage consacré à l’économie<br />

de l’attention. Internet est en effet un champ de bataille<br />

où des « trolls », « botnets » et autres « spambots » – souvent<br />

automatisés – sont engagés pour envoyer des courriers<br />

indésirables, amplifier des rumeurs sur les réseaux sociaux<br />

ou exagérer la popularité de certaines vidéos. En 2018,<br />

YouTube a même dû déployer des outils qui détectent les vues<br />

de vidéos considérées comme « frauduleuses ». L’Internet des<br />

objets accélère bien entendu cette activité non humaine : en<br />

2023, les connexions entre machines (on parle aussi de M2M<br />

pour machine to machine), tirées en particulier par les maisons<br />

connectées et les voitures intelligentes, devraient totaliser<br />

la moitié des connexions sur le Web. Quant aux données,<br />

le non-humain s’est déjà mis à en produire davantage<br />

que l’humain, et ce depuis l’année 2012…<br />

(…)<br />

102 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Bref, « les dynamiques sous-jacentes à l’augmentation<br />

de la production de data sont en train de devenir moins liées<br />

à l’attention des individus et au temps de consommation de<br />

contenus », explique le professeur Mike Hazas. Les GAF<strong>AM</strong><br />

peuvent donc bien œuvrer à ce que toujours plus d’individus<br />

passent toujours plus de temps sur le Net… L’irruption des<br />

ordinateurs, algorithmes et autres objets communicants dans<br />

la vie du Web fait voler en éclats les limites physiologiques de<br />

l’activité humaine sur Internet. Nous basculons d’un réseau<br />

utilisé par et pour les hommes à un Internet exploité par,<br />

voire pour les machines. Et dans ce cas, conclut Mike Hazas,<br />

« le plafond [de la production de données] est sans limites ».<br />

dans ce qu’il convient d’appeler « la soute du Net. Le parallèle<br />

avec les égouts est intéressant… Ce n’est pas très glamour,<br />

pas très visible et pourtant indispensable », explique un<br />

professionnel des télécommunications. Voici de fins tuyaux<br />

de métal, enveloppés dans du polyéthylène (plastique),<br />

renfermant en leur cœur des paires de fibre optique,<br />

c’est-à-dire des fils de verre, dans lesquels transite,<br />

à environ 200 000 kilomètres par seconde, l’information<br />

codée sous forme de pulsations de lumière.<br />

(…)<br />

SHUTTERSTOCK<br />

***<br />

Vingt mille tentacules<br />

sous les mers<br />

Internet est un gigantesque réseau<br />

amphibie : près de 99 % du trafic mondial<br />

de données transite aujourd’hui, non par<br />

les airs, mais via des courroies déployées<br />

sous terre et au fond des mers. Nos<br />

données de géolocalisation et autres<br />

réunions Zoom ne laissent donc pas<br />

seulement des traces dans les mines de<br />

l’Heilongjiang, les fleuves scandinaves<br />

et le ciel taïwanais… Elles sillonnent<br />

dorénavant les abysses, fréquentent<br />

les détroits et circulent dans les deltas.<br />

Chaque jour qui passe, nous sollicitons<br />

des centaines de câbles, éparpillés<br />

sur des milliers de kilomètres. Pourtant, nous restons très<br />

majoritairement persuadés que nos appels, photos et vidéos<br />

volent au-dessus de nos têtes… Peut-être parce que nos<br />

actions numériques sont d’abord relayées par des antennes<br />

(3G, 4G, 5G), avant que celles-ci répercutent les données aux<br />

réseaux filaires. Et puis parce qu’« une fusée au décollage,<br />

c’est plus impressionnant qu’un bateau qui fume ! », convient<br />

Olivier Ségalard. Et enfin parce que, dans les années 1970,<br />

câbles et satellites se trouvaient en compétition pour<br />

capter le trafic de données encore balbutiant. « Il y avait<br />

alors un débat sur laquelle des technologies l’emporterait<br />

sur l’autre », se remémore un ancien ingénieur des câbles<br />

de télécommunication.<br />

Mais ça, c’était avant que vous lisiez ce livre, avant que<br />

le big data s’en mêle… Au vu de leur formidable capacité<br />

de transmission et de leurs coûts compétitifs, les autoroutes<br />

de la mer allaient l’emporter sur le spatial. Pour prendre<br />

la pleine mesure de cette infrastructure, descendons<br />

Environ 450 tentacules « allumés » tapisseraient désormais<br />

le fond des océans, totalisant 1,2 million de kilomètres,<br />

soit trente fois la circonférence de la Terre. L’épine dorsale<br />

du Net prospère surtout sous l’eau : certes, la pose d’un câble<br />

sous-marin peut coûter des centaines de millions d’euros,<br />

mais cela reste dix fois moins onéreux que de creuser<br />

des tranchées sur la terre ferme.<br />

(…)<br />

À l’heure où ces lignes sont écrites, des dizaines<br />

de tuyaux sont ainsi en train d’être posés au fond des<br />

océans et, à ce rythme, on pourrait en recenser un millier<br />

en fonctionnement à l’horizon 2030. D’où ce paradoxe<br />

que ne manque pas de soulever la conservatrice du Science<br />

Museum de Londres, « Les gens croient que nous vivons<br />

dans un “monde sans fil”. Mais en fin de compte, nous<br />

sommes aujourd’hui davantage reliés les uns aux autres<br />

par des fils que nous ne l’avons jamais été ! » ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 103


BUSINESS<br />

Paps,<br />

l’ambitieuse<br />

sénégalaise<br />

Cameroun<br />

Un nouveau site<br />

pour Prometal<br />

L’expansion<br />

des zones économiques<br />

spéciales<br />

La République<br />

du Congo<br />

jongle pour éviter<br />

la faillite<br />

Le numérique<br />

donne un nouvel<br />

élan au cinéma<br />

Le retour des géants<br />

de l’Internet<br />

La croissance économique revenue, les GAF<strong>AM</strong> américains renouent<br />

avec une stratégie offensive en Afrique. Google ouvre le bal avec un investissement<br />

de 1 milliard de dollars sur cinq ans. par Jean-Michel Meyer<br />

Pluie de dollars. Sundar Pichai,<br />

le président-directeur général<br />

d’Alphabet et de sa filiale<br />

Google, a relancé la course<br />

des Big Tech américaines, dans la<br />

conquête du continent. « Nous prévoyons<br />

d’investir 1 milliard de dollars en<br />

Afrique sur cinq ans. Cette somme<br />

couvrira une série d’initiatives, allant<br />

de l’amélioration de la connectivité<br />

à l’investissement dans les start-up »,<br />

a-t-il indiqué, le 6 octobre 2021,<br />

lors d’une visioconférence enregistrée.<br />

« Trois cents millions d’Africains<br />

se connecteront à Internet dans les<br />

cinq ans », a-t-il dit en ayant à l’esprit<br />

les prévisions d’un rapport de 2020,<br />

réalisé par Google et la Société<br />

financière internationale. Ce document<br />

estime que d’ici à 2025, les activités<br />

générées par Internet pourraient<br />

contribuer à hauteur de 180 milliards<br />

de dollars à l’économie africaine<br />

(5,2 % du produit intérieur brut [PIB]<br />

continental) et s’envoler à 712 milliards<br />

de dollars (8,5 %) d’ici à 2050. Afin<br />

d’atteindre ces résultats, il faudra<br />

« des investissements importants dans<br />

les infrastructures », précise cet écrit.<br />

Message entendu. L’offensive<br />

du géant californien doit « accompagner<br />

la transformation digitale du<br />

continent ». Google finance le câble<br />

Internet sous-marin (la fibre optique)<br />

Equiano. Parti d’Europe pour être relié<br />

à l’Afrique fin 2022, il passera par<br />

le Nigeria, la Namibie et l’Afrique du<br />

Sud. « Le câble, affirme Sundar Pichai,<br />

permettra des connexions 20 fois plus<br />

rapides et diminuera le prix de l’accès<br />

à Internet de 21 %. Et entre 2022<br />

et 2025, il devrait créer indirectement<br />

plus de 1,6 million d’emplois au<br />

Nigeria et en Afrique du Sud, grâce<br />

à l’expansion de l’économie numérique<br />

et de ses secteurs périphériques. »<br />

En collaboration avec les opérateurs<br />

de téléphonie, le groupe contribue<br />

à la commercialisation de smartphones<br />

Android de qualité, accessibles au<br />

pouvoir d’achat des Africains. Il s’est<br />

associé au Kényan Safaricom et étendra<br />

ses partenariats avec Airtel, M-Kopa,<br />

MTN Group, Orange, Transsion<br />

Holdings ou Vodacom. Google veut<br />

soutenir les entreprises dans leur<br />

transformation numérique. Avec l’ONG<br />

américaine Kiva de microcrédits,<br />

il débloque 10 millions de dollars<br />

pour accorder des prêts à faible taux<br />

d’intérêt aux PME, principalement<br />

au Ghana, au Kenya, au Nigeria et en<br />

Afrique du Sud. Pour booster la création<br />

d’entreprises technologiques, la firme<br />

lance un fonds d’investissement de<br />

50 millions de dollars dédié aux<br />

104 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Selon le patron<br />

de l’entreprise<br />

californienne,<br />

Sundar Pichai,<br />

« le câble devrait<br />

créer plus<br />

de 1,6 million<br />

d’emplois au<br />

Nigeria et en<br />

Afrique du Sud,<br />

grâce à l’expansion<br />

de l’économie<br />

numérique ».<br />

ALBERT FACELLY/DIVERGENCE<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 105


BUSINESS<br />

start-up africaines. À travers le Black<br />

Founders Fund, qui fait partie d’un<br />

engagement de 175 millions de dollars<br />

en faveur d’entrepreneurs noirs, le<br />

géant du Net accompagnera 50 start-up,<br />

dont AC Group et Bongalo (Rwanda),<br />

Infiuss Health (Cameroun) et Paps<br />

(Côte d’Ivoire). Basées dans neuf pays,<br />

elles emploient 1 053 salariés et gagnent<br />

un revenu total mensuel de 3,3 millions<br />

de dollars. « Les jeunes développeurs<br />

africains et fondateurs de start-up<br />

sont les mieux placés pour résoudre<br />

les plus gros problèmes du continent »,<br />

a relevé Nitin Gajria, directeur<br />

général de Google sur le continent.<br />

Le groupe mobilise 40 millions<br />

de dollars pour soutenir les structures<br />

qui « s’efforcent d’améliorer la vie<br />

en Afrique », selon Sundar Pichai.<br />

Comme l’équipe du projet AirQo – de<br />

l’université Makerere (Ouganda) – qui<br />

utilise l’intelligence artificielle et des<br />

capteurs pour surveiller la qualité de<br />

l’air à Kampala, « une cause majeure<br />

de décès prématurés ». Elle bénéficie<br />

d’une subvention de 3 millions de<br />

dollars pour étendre ce travail dans<br />

dix villes de cinq pays du continent.<br />

Avec cet investissement, Google<br />

marque des points face à ses<br />

concurrents. Mais Facebook n’est pas<br />

loin. Ayant le même objectif de réduire<br />

les prix d’usage d’Internet<br />

et de renforcer les<br />

infrastructures haut débit<br />

pour toucher de nouveaux<br />

usagers, la firme de Mark<br />

Zuckerberg déploie son<br />

câble sous-marin, 2Africa.<br />

Cet investissement,<br />

compris entre 800 millions<br />

et 1 milliard de dollars, doit tracer une<br />

boucle autour du continent d’ici 2023<br />

à 2024, en partant du Royaume-Uni<br />

pour finir en Espagne. Un consortium<br />

d’opérateurs (MTN Group, Orange,<br />

Vodafone, Telecom Egypt, China<br />

Mobile, Saudi Telecom Company,<br />

West Indian Ocean Cable Company)<br />

Ce qui intéresse<br />

Jack Dorsey,<br />

le créateur<br />

de Twitter, c’est<br />

le marché des<br />

cryptomonnaies.<br />

est impliqué afin de connecter 16 pays<br />

africains à la fibre optique : Sénégal,<br />

Côte d’Ivoire, Ghana, Gabon, Congo,<br />

Afrique du Sud, Madagascar, Djibouti…<br />

Présent dans 44 pays africains,<br />

Facebook s’associe, depuis 2016,<br />

à des acteurs locaux pour installer<br />

des réseaux de fibre optique en<br />

Afrique du Sud (Vast<br />

Network), en Ouganda<br />

(Bandwidth & Cloud<br />

Services Group et Airtel)<br />

ou au Nigeria, dans des<br />

zones rurales (MainOne).<br />

« Les bénéfices<br />

économiques pour<br />

l’Afrique subsaharienne<br />

découlant des initiatives de connectivité<br />

de Facebook pourraient ainsi<br />

dépasser les 50 milliards de dollars<br />

au cours des cinq prochaines années<br />

[2020-2024, ndlr] », a calculé en<br />

2020 le cabinet britannique spécialisé<br />

dans les télécoms Analysys Mason.<br />

En revanche, Microsoft apparaît<br />

La filiale d’Alphabet<br />

finance la fibre optique<br />

sous-marine Equiano,<br />

partie d’Europe pour<br />

être reliée à l’Afrique<br />

fin 2022.<br />

DR<br />

106 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


SHUTTERSTOCK - AL<strong>AM</strong>Y<br />

en retrait. Ainsi, sa dernière annonce<br />

remonte à 2019, avec un investissement<br />

de 100 millions de dollars dans<br />

les cinq ans pour créer un centre<br />

de développement technologique en<br />

Afrique, avec des sites au Kenya et au<br />

Nigeria. Toutefois, la firme bénéficie<br />

toujours du travail réalisé par son<br />

fondateur, Bill Gates, sur le continent.<br />

Pour sa part, Jack Dorsey,<br />

le créateur de Twitter, a chuté de<br />

son piédestal. Fin 2019, il annonçait<br />

sa venue en Afrique en 2020, mais<br />

le Covid-19 l’en a empêché. De plus,<br />

le réseau social – outil de contestation<br />

pour de nombreux jeunes – irrite<br />

les chefs d’État. Le président nigérian<br />

Muhammadu Buhari l’a ainsi suspendu<br />

pendant près de six mois. Mais ce qui<br />

intéresse Jack Dorsey, c’est le marché<br />

africain des cryptomonnaies. Lui,<br />

qui a aussi fondé la société de paiements<br />

électroniques Square et son service<br />

Cash App, a discrètement participé,<br />

en octobre dernier, à la levée de fonds<br />

de 15 millions de dollars de la start-up<br />

nigériane Yellow Card, une plate-forme<br />

d’échange de cryptomonnaies.<br />

À côté de ces géants, Uber, Visa,<br />

Mastercard, Salesforce se donnent<br />

aussi rendez-vous en Afrique. Ce tir<br />

groupé traduit la confrontation<br />

entre Washington et Pékin. Moins<br />

médiatisés, les Chinois sont présents<br />

en force, avec Alibaba ou le moteur<br />

de recherche Baidu. Leurs investisseurs<br />

en capital-risque auraient investi plus<br />

de 220 millions de dollars fin 2019 dans<br />

des start-up africaines, (PalmPay, Opay,<br />

etc.). Dans ce bras de fer, les Américains<br />

bénéficient d’un coup de pouce<br />

inespéré des autorités adverses ! Actif<br />

sur le continent, Jack Ma, l’inventeur<br />

d’Alibaba, s’est attiré les foudres<br />

de Pékin après avoir critiqué le système<br />

financier de son pays lors d’un discours,<br />

en 2020. Depuis, il s’est fait discret<br />

et n’a plus remis les pieds en Afrique ! ■<br />

LES CHIFFRES<br />

860 milliards<br />

de dollars,<br />

c’est le montant<br />

record en 2020<br />

de la dette des pays<br />

à faible revenu,<br />

en hausse de 12 %.<br />

1,4 MILLIARD DE DOLLARS<br />

ONT ÉTÉ LEVÉS<br />

PAR AFRICAN<br />

INFRASTRUCTURE<br />

INVESTMENT MANAGERS,<br />

LE GESTIONNAIRE<br />

SUD-AFRICAIN DE FONDS<br />

DE CAPITAL-INVESTISSEMENT<br />

AXÉ SUR LES INFRASTRUCTURES.<br />

2 à 3<br />

milliards<br />

d’euros,<br />

c’est l’estimation de la<br />

valorisation de Bolloré<br />

Africa Logistics qui<br />

est à vendre.<br />

500 MILLIONS<br />

DE DOLLARS,<br />

SOIT L’INVESTISSEMENT<br />

QUE VEUT RÉALISER<br />

LE LABORATOIRE<br />

<strong>AM</strong>ÉRICAIN MODERNA<br />

DANS LA CONSTRUCTION<br />

D’UNE USINE DE VACCINS<br />

ARN EN AFRIQUE.<br />

1,9 milliard<br />

de dollars en 2021<br />

et 1,5 milliard en 2022,<br />

ce sont les montants<br />

des pertes estimées<br />

des transporteurs<br />

aériens africains.<br />

19 000 milliards de francs CFA (29 milliards<br />

d’euros) seront mobilisés pour la mise<br />

en œuvre du deuxième Plan national<br />

de développement économique<br />

et social (PNDES-II) du Burkina Faso.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 107


BUSINESS<br />

Paps, l’ambitieuse sénégalaise<br />

La start-up fondée par Bamba Lô en 2016<br />

a développé une application de livraisons à domicile<br />

qu’elle entend exporter sur le continent.<br />

À<br />

l’occasion du sommet<br />

Afrique-France des 5 et<br />

6 octobre 2021, à Paris,<br />

Bamba Lô a gagné en visibilité en<br />

étant invité, lors d’une table ronde,<br />

à plancher sur le thème « Réinventer<br />

les infrastructures et la logistique à<br />

l’heure de la Zone de libre-échange<br />

continentale africaine (Zlecaf) ». Après<br />

avoir grandi en France, le patron<br />

sénégalais de 35 ans est revenu au<br />

pays pour décrocher un master à Sup L’entrepreneur vise l’international.<br />

de Co Dakar et fonder Paps (à l’origine<br />

Allô Papi), fin 2016, avec 2000 euros de 3 millions de livraisons, acheminées<br />

en poche. Sa start-up met à la disposition par plus de 300 livreurs, des salariés<br />

de ses clients (particuliers ou entreprises) fixes et des indépendants occasionnels<br />

une application mobile de livraisons payés à la mission. Pour se rémunérer,<br />

rapides géolocalisées (repas, billets d’avion, Paps, qui ne révèle pas ses revenus,<br />

objets oubliés…) permettant de suivre les facture la distance parcourue par ses<br />

coursiers en temps réel. Et l’entrepreneur livreurs ainsi qu’une commission de<br />

relève un défi logistique majeur : la gestion 10 % auprès des entreprises sur la valeur<br />

du dernier kilomètre. Aujourd’hui, Paps des produits apportés. Deux priorités<br />

emploie 65 salariés permanents sur deux aujourd’hui : se déployer à l’international<br />

sites à Dakar et un à Abidjan, où elle s’est (au Bénin et au Togo au premier<br />

implantée en juillet dernier. Entre 2020 semestre 2022, puis au Rwanda) et se<br />

et septembre 2021, elle a réalisé près lancer dans la livraison par drones. ■<br />

MAURITANIE : MATTEL À CÉDER<br />

Quatre prétendants pour la reprise de l’opérateur télécoms Mattel, numéro<br />

deux du marché mauritanien derrière Mauritel (filiale de Maroc Telecom).<br />

Lancé en 2000, Mattel appartient à Tunisie Telecom (51 %), le groupe BSA<br />

du milliardaire mauritanien Mohamed Bouamatou (24,5 %) et celui de Béchir Moulaye<br />

El Hassen (24,5 %). Un plan de redressement plus tard, Mattel, dirigé par le Tunisien<br />

Elyes Ben Sassi depuis 2019, va changer de main. Son offre initiale de reprise a été<br />

soumissionnée par le marocain Inwi (détenu à 31 % par le koweïtien Zain), Axian du<br />

milliardaire malgache Hassanein Hiridjee, l’opérateur Telecel Group de l’homme d’affaires<br />

burkinabé Apollinaire Compaoré et le groupe Orange. Réponse d’ici à la fin de l’année. ■<br />

Sasol mise<br />

sur l’énergie<br />

du futur<br />

Le chimiste<br />

sud-africain s’intéresse<br />

à l’hydrogène vert.<br />

Le géant sud-africain<br />

de la chimie et de<br />

l’énergie Sasol annonce<br />

le lancement d’une étude<br />

de faisabilité sur deux ans pour<br />

la production d’hydrogène vert<br />

dans la zone économie spéciale<br />

de Namakwa, en partenariat<br />

avec l’Agence de développement<br />

du Cap-Nord. À l’issue de cet<br />

examen, le groupe décidera<br />

de l’avenir de son plan<br />

de production et d’exportation<br />

de 400 kilotonnes d’hydrogène<br />

vert par an, destinées<br />

aux transports terrestres<br />

et à l’aérien, mais aussi<br />

à l’exploitation minière.<br />

« Nous pensons que l’Afrique<br />

australe est bien placée pour<br />

être un acteur dans l’économie<br />

mondiale de l’hydrogène vert »,<br />

a avancé Priscillah Mabelane,<br />

vice-présidente exécutive<br />

de Sasol pour l’énergie. Outre<br />

de nombreux emplois qualifiés,<br />

le projet pourrait contribuer<br />

à hauteur de 100 milliards<br />

de rands par an (5,8 milliards<br />

d’euros) à l’économie du pays.<br />

Sans attendre les résultats<br />

de l’étude, Sasol coopère<br />

déjà avec Toyota South<br />

Africa Motors, la filiale du<br />

constructeur japonais Toyota,<br />

pour recourir à l’hydrogène vert<br />

dans le transport par camions<br />

en Afrique du Sud. ■<br />

DR<br />

108 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


VICTOR ZEBAZE<br />

Cameroun<br />

Un nouveau site<br />

pour Prometal<br />

Le métallurgiste construit une quatrième usine.<br />

Opérationnelle avant la fin de l’année, elle hissera la<br />

production d’acier de 200 000 à 300 000 tonnes par an.<br />

Le barrage hydroélectrique<br />

de Lom-Pangar, deuxième<br />

pont routier et ferroviaire sur<br />

le Wouri, à Douala, les stades<br />

de football Olembé (à Yaoundé)<br />

et Japoma (à Douala), des tronçons<br />

d’autoroutes… le métallurgiste<br />

Prometal, leader du marché des<br />

produits ferreux au Cameroun avec plus<br />

de 50 produits commercialisés en acier,<br />

est impliqué dans de nombreux grands<br />

chantiers du pays d’Afrique centrale.<br />

Pour suivre la cadence, l’entreprise<br />

construit un nouveau site de production<br />

dans la zone industrielle de Bassa, à<br />

Douala, opérationnel avant la fin 2021.<br />

Aux trois usines déjà existantes depuis<br />

la création de Prometal en 2010<br />

– qui s’étendent sur 177 000 m², pour<br />

un investissement de 56,9 milliards<br />

de francs CFA (87 millions d’euros) –,<br />

vient s’en ajouter une nouvelle sur<br />

65 000 m², qui a mobilisé 40 milliards<br />

de francs CFA (61 millions d’euros),<br />

un investissement soutenu par un<br />

consortium de quatre banques locales.<br />

Jusque-là, le métallurgiste produisait<br />

des fers à béton, du matériel agricole<br />

(brouettes, limes, machettes), ainsi<br />

que des produits de profilage (tôles<br />

d’acier, tubes…) et de tréfilage (pointes<br />

et fils tréfilés). Baptisée Prometal 4, la<br />

manufacture fera grimper la production<br />

totale de l’entreprise de 200 000 tonnes<br />

à plus de 300 000 par an. Elle<br />

constituera « l’unité de transformation de<br />

fer la plus moderne et la plus diversifiée<br />

d’Afrique subsaharienne », assurent les<br />

dirigeants. Et elle aura la particularité<br />

de mettre sur le marché des produits<br />

importés jusque-là : poutrelles, cornières,<br />

fers plats et lisses, fils machine, vis.<br />

Selon Prometal, les nouveaux produits<br />

devraient réduire de 50 % le déficit de<br />

la balance commerciale camerounaise<br />

sur les matériaux de construction<br />

à base de fer. Taillé également<br />

pour l’exportation, le site devrait miser<br />

sur les grands chantiers en Afrique<br />

centrale et profiter des opportunités<br />

avec l’essor de la Zlecaf. L’avenir paraît<br />

porteur pour Prometal qui emploie<br />

un peu moins de 1 000 salariés<br />

pour un chiffre d’affaires qui dépasse<br />

les 10 milliards de francs CFA<br />

(15,25 millions d’euros), selon la<br />

direction générale des impôts. Mais<br />

tout n’a pas été simple. Pendant des<br />

années les métallurgistes camerounais<br />

ont dû se battre contre les importations,<br />

souvent obtenues par des passe-droits.<br />

Mais surtout, Prometal s’est constituée<br />

avec l’idée de s’approvisionner depuis<br />

le gisement géant de fer de Mbalam,<br />

à cheval entre le Cameroun et le Congo.<br />

Après quinze ans de fausses promesses<br />

d’exploitation, elle n’en a pas tiré<br />

un gramme ! Fin juin 2021, l’État<br />

camerounais et le chinois AustSino<br />

ont signé un accord pour relancer<br />

l’exploitation du gisement. Un signe<br />

favorable pour Prometal. ■<br />

La société a contribué à la construction du barrage hydroélectrique de Lom-Pangar.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 109


BUSINESS<br />

L’expansion des zones<br />

économiques spéciales<br />

Qualifiés d’outils les plus adaptés pour industrialiser un pays, ces espaces<br />

fleurissent en Afrique : il en existe plus de 200, et 70 sont en projet.<br />

La crise sanitaire mondiale a<br />

révélé la grande dépendance<br />

des économies du continent<br />

aux importations. « L’ambition<br />

de nombreux pays africains de<br />

s’industrialiser, en transformant sur<br />

place les matières premières, peut<br />

trouver dans les zones économiques<br />

spéciales (ZES) l’outil d’une réussite<br />

rapide », estime Moubarack Lô,<br />

le directeur général du Bureau de<br />

prospective économique du Sénégal.<br />

« L’intérêt d’une ZES est de bâtir un<br />

environnement de classe mondiale. Il est<br />

possible d’en créer en trois ou quatre<br />

ans, alors que le développement d’un<br />

pays prend plus de temps », plaide-t-il.<br />

Maurice, le Ghana, le Liberia<br />

ou le Sénégal l’ont adopté dès les<br />

années 1970, mais l’outil retrouve<br />

une nouvelle jeunesse. « Le concept<br />

de ZES est tellement attractif qu’il<br />

est le symbole de l’industrialisation<br />

réussie », garantit un rapport de<br />

l’Institut de prospective économique<br />

du monde méditerranéen (IPEMED)<br />

de septembre 2021.<br />

Une ZES est une zone<br />

strictement délimitée, avec un<br />

régime fiscal et douanier particulier,<br />

et des infrastructures facilitant<br />

l’exportation de productions. « Leur<br />

capacité à agir, à la fois comme<br />

catalyseurs des investissements<br />

directs étrangers industriels (IDE)<br />

et à répondre aux objectifs des pays<br />

dans lesquelles elles sont implantées,<br />

en particulier en générant des<br />

emplois, est un modèle qui n’est<br />

plus à démontrer », affirme Mehdi<br />

Tazi-Riffi, président, de l’association<br />

African Economic Zone (AEZO).<br />

« Depuis quelques années, on assiste<br />

à une explosion des ZES. Il en existait<br />

5 383 dans le monde en 2019 », souligne<br />

l’IPEMED. Quant à l’AEZO, elle estime<br />

que 203 sont opérationnelles sur le<br />

continent et que « 70 projets sont en<br />

cours de développement ». La République<br />

démocratique du Congo a annoncé<br />

pour 2022 les débuts de la ZES de<br />

Maluku, à l’est de Kinshasa, spécialisée<br />

dans l’agro-industrie, les matériaux<br />

de construction, les emballages<br />

et la transformation métallurgique.<br />

Jean-Louis Guigou, président de<br />

l’IPEMED, précise que « 70 % des ZES en<br />

Afrique sont gérées par des opérateurs<br />

privés ou publics chinois ». La Zambie<br />

abrite dans celle de Chambishi la plus<br />

La plate-forme de Tanger-Med, au Maroc,<br />

réunit plusieurs de ces lieux aux régimes fiscaux<br />

et douaniers particuliers.<br />

grande fonderie de cuivre d’Afrique,<br />

mais aussi la plus importante que<br />

la Chine possède dans le monde.<br />

Ces zones ont fleuri dans 38 des<br />

54 pays. « La moitié des ZES africaines<br />

connaissent une croissance de leurs<br />

exportations supérieure à 10 % par an »,<br />

FADEL SENNA/AFP<br />

110 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


GLEZ<br />

souligne le rapport. Dans 39 % des cas,<br />

l’agriculture et l’agroalimentaire sont les<br />

premiers secteurs exportateurs des ZES,<br />

suivis de l’industrie légère (19 %), du<br />

textile et de l’habillement, des matériaux<br />

de construction et de l’automobile (9 %).<br />

Deux exemples illustrent bien<br />

ce succès. Née de la volonté conjointe<br />

de Renault-Nissan et de l’État<br />

marocain, la plateforme de Tanger<br />

Med, qui réunit plusieurs ZES, a créé<br />

90 000 emplois dans 1 100 entreprises<br />

basées dans la zone portuaire de Tanger.<br />

Au Gabon, la ZES de Nkok, créée entre<br />

le gouvernement et le singapourien<br />

Olam, « est née de l’interdiction<br />

d’exporter du bois non transformé »,<br />

précise Carmen Ndaot, ministre de la<br />

Promotion des investissements et de<br />

l’Entrepreneuriat national. Nkok a<br />

attiré 2 milliards d’IDE et emploie<br />

6 500 personnes, dont 70 % de Gabonais.<br />

« C’est un accélérateur de croissance,<br />

insiste-t-elle. L’apport du secteur bois<br />

représente désormais 5 % du PIB,<br />

grâce à la transformation sur place,<br />

multipliée par quatre, sans accroître<br />

la part de bois coupé. » Un terrain<br />

de 12 hectares est ainsi attribué à des<br />

PME locales qui réutilisent les déchets<br />

des coupes pour fabriquer des meubles.<br />

Désormais, le défi est de<br />

favoriser un modèle africain.<br />

Il faut que les ZES « africanisées »<br />

soient intégrées dans les plans<br />

de développement nationaux, tout en<br />

visant un rayonnement régional. Elles<br />

doivent associer les entreprises locales,<br />

obtenir l’approbation des populations<br />

et respecter la propriété foncière.<br />

Mais aussi favoriser l’emploi local<br />

et répondre aux besoins des Africains.<br />

Car l’expérience a montré que<br />

les zones hors-sol étaient vouées<br />

à l’échec. « Les ZES peuvent être<br />

le meilleur comme le pire des outils<br />

pour le développement économique<br />

et territorial », prévient l’IPEMED. ■<br />

LES MOTS<br />

« Nous sommes là pour aider<br />

les pays du continent,<br />

pas leurs gouvernements. »<br />

MARKUS SCHRADER,<br />

RESPONSABLE PAYS<br />

AU SECRÉTARIAT D’ÉTAT<br />

À L’ÉCONOMIE SUISSE.<br />

« Le revenu par habitant devrait<br />

augmenter de près de 5 % dans<br />

les économies avancées en 2021, mais<br />

de seulement 0,5 % dans les pays à faible<br />

revenu. C’est l’inverse de ce que nous<br />

voulons pour réduire l’écart d’inégalité. »<br />

DAVID MALPASS, PRÉSIDENT DU GROUPE<br />

DE LA BANQUE MONDIALE.<br />

« Avec un volume<br />

d’échanges<br />

commerciaux<br />

de plus<br />

de 25 milliards de<br />

dollars, la Turquie<br />

s’impose comme<br />

un partenaire stratégique<br />

pour les pays africains. »<br />

RECEP TAYYIP ERDOGAN,<br />

PRÉSIDENT<br />

DE LA TURQUIE.<br />

« Si nous ne faisons rien<br />

pour y remédier, il y aura<br />

de nombreux pays pauvres<br />

qui ne pourront pas rivaliser<br />

à cause des subventions<br />

importantes des pays<br />

riches à l’agriculture. »<br />

NGOZI OKONJO-IWEALA, DIRECTRICE<br />

GÉNÉRALE DE L’ORGANISATION<br />

MONDIALE DU COMMERCE.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 111


BUSINESS<br />

La République du Congo<br />

jongle pour éviter la faillite<br />

Les caisses vides après la chute du cours du pétrole et surendetté,<br />

l’État cherche des appuis pour se renflouer et relancer son économie.<br />

La Chine, les traders pétroliers,<br />

la société de travaux<br />

publics et de construction<br />

Commisimpex, le FMI, la Banque<br />

mondiale, l’Union européenne :<br />

la République du Congo multiplie<br />

les négociations et les rencontres<br />

avec ses créanciers et ses bailleurs<br />

de fonds pour éviter la faillite. En ce<br />

mois de novembre, le Premier ministre,<br />

Anatole Collinet Makosso, sollicitera,<br />

cette fois, la Commission de l’Union<br />

européenne, à Bruxelles, pour tenter de<br />

sauver un État aux finances exsangues.<br />

La présence du nom de l’inamovible<br />

chef de l’État, Denis Sassou Nguesso,<br />

dans les « Pandora Papers », l’enquête<br />

internationale sur l’évasion fiscale<br />

publiée début octobre dernier, ne<br />

facilitera pas les discussions, avec un<br />

pays classé 165 e sur 180 pour l’indice<br />

de perception de la corruption en 2020.<br />

Or, l’économie congolaise, au plus<br />

mal, s’est contractée de 8,6 %. Dans<br />

un contexte de crise mondiale et avec<br />

un prix du baril tombé à 18 dollars,<br />

le pays a vu sa production chuter sous<br />

les 300 000 barils par jour durant<br />

cette même année. L’or noir représente<br />

plus d’un tiers du PIB et un peu plus<br />

des deux tiers des recettes de l’État,<br />

tandis qu’il alimente<br />

85 % des exportations<br />

nationales. L’an passé,<br />

l’équilibre budgétaire avait<br />

été calculé sur un prix du<br />

baril à 55 dollars, avant<br />

de le réajuster à 25 dollars.<br />

Résultat ? Le pays de<br />

5,2 millions d’habitants,<br />

dont plus de 50 % vivent<br />

sous le seuil de pauvreté,<br />

a accusé un déficit de plus<br />

de 1 milliard de dollars.<br />

Brazzaville est enferrée depuis<br />

des années dans une spirale<br />

du surendettement en raison d’une<br />

gestion douteuse de la rente pétrolière.<br />

OÙ INVESTIR SUR LE CONTINENT EN 2021 ?<br />

Le rapport « Où investir en Afrique 2021 » de Rand Merchant Bank<br />

a livré son classement. Pour la banque sud-africaine, l’Égypte est<br />

la première destination d’investissement en Afrique, suivie du Maroc<br />

et de l’Afrique du Sud. Au pied du podium, le Rwanda et le Botswana, occupent<br />

respectivement la 4 e et la 5 e position. L’impact du Covid-19 a modifié les<br />

critères : « Trois sont essentiels, ceux qui permettent de lutter contre la pandémie<br />

et de relancer les conditions économiques », explique l’auteur Daniel Kavishe,<br />

ajoutant que « les capitaux iraient naturellement vers les économies offrant<br />

un bon mélange d’opportunités et de facilité à faire des affaires ». Maurice,<br />

la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Kenya et la Tanzanie complètent le top 10. ■<br />

En 2020,<br />

le pays de<br />

5,2 millions<br />

d’habitants<br />

a accusé un<br />

déficit de plus<br />

de 1 milliard<br />

de dollars.<br />

En juillet 2019, le Front monétaire<br />

international (FMI) estimait la dette<br />

du pays à 9 milliards de dollars (dont<br />

près de la moitié envers la Chine),<br />

pour un PIB de 11,6 milliards de dollars.<br />

Sous la pression de l’institution<br />

mondiale, les autorités congolaises<br />

étaient parvenues, en<br />

avril 2019, à rééchelonner<br />

3,15 milliards de dollars<br />

de la dette auprès de la<br />

Chine. Un préalable pour<br />

l’organisation qui accordait<br />

dans la foulée une Facilité<br />

élargie de crédit (FEC)<br />

de 449 millions de dollars,<br />

dont 45 millions déboursés<br />

immédiatement, pour<br />

aider le pays à « rétablir<br />

la viabilité des finances<br />

publiques et reconstituer les réserves<br />

régionales tout en améliorant la<br />

gouvernance et en protégeant les<br />

groupes vulnérables de la population ».<br />

Toutefois depuis deux ans,<br />

plus aucun fonds n’a été débloqué<br />

par le FMI, en raison des difficultés<br />

des autorités à tenir leurs engagements.<br />

En juin dernier, Le président Denis<br />

Sassou Nguesso et son homologue<br />

chinois Xi Jinping ont abordé la<br />

restructuration de la dette congolaise,<br />

sans aboutir à une solution. Dans un<br />

document du 28 septembre 2021,<br />

l’institution mondiale s’est dite prête<br />

à une nouvelle négociation avec<br />

le Congo-Brazzaville en vue d’une<br />

autre FEC. L’opération de la dernière<br />

chance pour sauver le pays ? ■<br />

112 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Le numérique donne<br />

un nouvel élan au cinéma<br />

La pandémie a lourdement pénalisé la distribution de films en salles. Mais le Covid-19<br />

a aussi accéléré la révolution digitale d’une industrie qui retrouve un nouveau souffle.<br />

DR<br />

Clap de fin ? La période<br />

du Covid-19 a été marquée,<br />

en Afrique par la fermeture<br />

des cinémas. Avec un<br />

total de 1653 écrans, soit un pour<br />

787 402 habitants, le continent<br />

était déjà le moins bien loti en<br />

matière de distribution dans les<br />

salles de cinéma. Cette activité doit<br />

« s’adapter ou mourir », tranche le<br />

rapport « L’industrie du film en Afrique :<br />

tendances, défis et opportunités<br />

de croissance », publié début octobre<br />

dernier PAR l’Organisation des Nations<br />

unies pour l’éducation, la science et la<br />

culture (UNESCO).<br />

Par chance, la pandémie a<br />

également révélé « des opportunités<br />

inédites, avec un public qui s’est tourné<br />

massivement vers les plateformes<br />

en ligne », relève l’agence onusienne,<br />

qui voit même émerger un nouveau<br />

modèle économique. « C’est la<br />

révolution numérique en cours,<br />

accélérée par la pandémie, qui change<br />

vraiment la donne pour l’industrie<br />

cinématographique et audiovisuelle<br />

africaine. Aujourd’hui, la technologie,<br />

le coût raisonnable des équipements<br />

numériques et la possibilité nouvelle<br />

de distribuer, mais aussi de monétiser,<br />

des contenus en direct par le biais<br />

des plateformes en ligne permettent<br />

l’émergence d’une nouvelle économie<br />

pour les créateurs de contenus africains,<br />

qui se passent désormais des acteurs<br />

et des financements traditionnels basés<br />

Netflix a favorisé la visibilité<br />

de créations africaines,<br />

dont la série Queen Sono.<br />

sur des subventions. » Concrètement,<br />

la réalisatrice sud-africaine Jenna Bass<br />

a démontré, avec le film High Fantasy,<br />

qu’il est désormais possible de tourner<br />

une vidéo de qualité cinématographique<br />

avec un smartphone. De leur côté,<br />

les réseaux sociaux (YouTube, Facebook,<br />

Instagram, TikTok) favorisent la<br />

diffusion et la monétisation de vidéos,<br />

renforcées par l’essor rapide de la vidéo<br />

à la demande, avec des abonnements qui<br />

devraient passer de 3,9 millions en 2020<br />

à 13 millions en 2025 selon Digital TV<br />

Research, mais aussi avec l’implication<br />

d’acteurs mondiaux comme MultiChoice,<br />

ou Canal+, entre autres. « L’arrivée<br />

en Afrique de Netflix en 2019 a marqué<br />

un tournant pour les réalisateurs du<br />

continent en rendant pour la première<br />

fois leurs contenus accessibles à un<br />

public mondial », observe le rapport.<br />

Mais le succès planétaire de l’industrie<br />

cinématographique nigériane, qui<br />

emploie plus d’un million de personnes<br />

et a produit 2 599 films en 2020,<br />

est un écran de fumée. L’Afrique<br />

et le Moyen-Orient ne représentent<br />

que 3 %, soit 58 milliards de dollars<br />

des 2 250 milliards de dollars générés<br />

tous les ans au niveau mondial par<br />

les industries créatives et culturelles.<br />

« Il s’agit d’un potentiel inexploité pour<br />

les pays africains cherchant à diversifier<br />

leurs économies », positive l’UNESCO.<br />

Aujourd’hui, cette industrie représente<br />

5 milliards de dollars et emploie<br />

5 millions de personnes. Selon la<br />

Fédération panafricaine des cinéastes,<br />

accroître les investissements permettrait<br />

de créer plus de 20 millions d’emplois<br />

et de générer 20 milliards de dollars<br />

de revenus par an. Un scénario idéal. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 113


LES 20 QUESTIONS<br />

Kandy Guira<br />

Pour porter ses valeurs humanistes,<br />

solidaires, progressistes, la chanteuse<br />

burkinabée a créé son style :<br />

le FASO ÉLECTRO-POP, rencontre<br />

de sonorités urbaines et de mélodies<br />

traditionnelles de sa terre natale.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

1 Votre objet fétiche ?<br />

Sur scène, je porte toujours un pagne du Burkina Faso<br />

tissé à la main. Je me sens bien accompagnée, protégée.<br />

2 Votre voyage favori ?<br />

La Chine. Pour sa cuisine, la bonté de ses habitants, leur<br />

sens du collectif, comme en Afrique.<br />

3 Le dernier voyage<br />

que vous avez fait ?<br />

En Italie, à Turin, pour un concert<br />

avec Les Amazones d’Afrique.<br />

4 Ce que vous emportez<br />

toujours avec vous ?<br />

Un vêtement de mon fils, mon portebonheur<br />

! Son prénom, Kounandi,<br />

signifie « chance » en bambara.<br />

5 Un morceau de musique ?<br />

« Famille », de Lokua Kanza.<br />

6 Un livre sur une île déserte ?<br />

La bande dessinée autobiographique Ouagadougou<br />

pressé, de Roukiata Ouedraogo. Une belle histoire<br />

pleine de lumière, de voyages, de drôlerie !<br />

7 Un film inoubliable ?<br />

Les œuvres de Hayao Miyazaki.<br />

8 Votre mot favori ?<br />

« Ensemble », « nagtaba » en mooré.<br />

9 Prodigue ou économe ?<br />

Dans la mesure de mes moyens, j’aime me faire<br />

plaisir, courir les magasins pour mon fils et moi.<br />

Nagtaba, Que du bonheur<br />

en son/Vlad Production/RFI<br />

Talents/InOuïe Distribution.<br />

10 De jour ou de nuit ?<br />

Je suis plus inspirée la nuit.<br />

11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />

coup de fil ou lettre ?<br />

Coup de fil, et un peu Instagram. J’aime recevoir des<br />

lettres manuscrites. Mais je préfère écrire des textos !<br />

12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />

tout oublier ?<br />

Regarder un dessin animé. J’aime les animés<br />

de fantasy. Et aussi Winx Club, une série un peu<br />

futile qui me vide bien la tête. C’est ma récré !<br />

13 Votre extravagance favorite ?<br />

Être différente. Lors d’une fête traditionnelle<br />

au lycée, je m’étais vêtue d’une jupe en feuilles<br />

de cocotier et d’un buste en calebasses.<br />

Personne n’avait osé, j’étais la vedette !<br />

14 Ce que vous rêviez d’être<br />

quand vous étiez enfant ?<br />

Chanteuse.<br />

15 La dernière rencontre<br />

qui vous a marquée ?<br />

La contrebassiste américaine Esperanza Spalding.<br />

Elle reste accessible malgré sa renommée.<br />

On a vécu une belle complicité, comme si l’on<br />

se connaissait depuis longtemps.<br />

16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />

de résister ?<br />

La bonne nourriture [rires] !<br />

17 Votre plus beau souvenir ?<br />

Une tournée en Nouvelle-Zélande avec Oumou<br />

Sangaré. Nous avons rencontré des peuples<br />

autochtones dans une forêt quasiment<br />

préservée de l’intervention humaine. Ils ont<br />

réussi à lier traditions et modernité.<br />

18 L’endroit où vous aimeriez<br />

vivre ?<br />

Au Burkina, retourner sur ma<br />

terre. Ou en Nouvelle-Zélande, pour m’y<br />

installer. J’aime leur esprit citoyen.<br />

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />

Une lettre avec un joli poème. À l’ancienne !<br />

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne<br />

de vous au siècle prochain ?<br />

Que j’ai fait de mon mieux pour lutter contre<br />

l’exclusion et la discrimination des personnes dites<br />

handicapées, malentendantes. J’ai créé une association<br />

au Burkina pour accompagner ces enfants. Nous<br />

devrions tous apprendre la langue des signes. ■<br />

JEAN-CLAUDE FRISQUE - JEAN-MARC LEJEUNE<br />

114 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021


Je participe<br />

chaque jour aux<br />

développements<br />

de mon pays.<br />

BERTINE TETCHI<br />

AGENT DE CIRCULATION<br />

CRÉER plus POUR DÉVELOPPER LES ÉCHANGES INTRA-AFRICAINS<br />

Bolloré Transport & Logistics opère le premier réseau de logistique intrégrée du continent et<br />

investit pour fluidifier la circulation des biens et des personnes. Le rail, la route, les fleuves,<br />

sont autant de solutions qui permettent le désenclavement des pays sans façade maritime.<br />

Le chemin de fer en particulier est une alternative écologique à la route qui réduit<br />

la congestion, dans un contexte d’urbanisation et de développement des villes africaines.<br />

NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE

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