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BIENVENUE<br />
EN FRANCE!<br />
Ce que dit le « phénomène »<br />
ÉRIC ZEMMOUR.<br />
Et ce que dit<br />
aussi l’entrée de<br />
JOSÉPHINE BAKER<br />
au Panthéon.<br />
MALI<br />
SORTIR<br />
DES CRISES<br />
PERMANENTES<br />
Un dossier spécial<br />
16 pages<br />
ESPOIR<br />
VERS LA FIN<br />
DU PALUDISME ?<br />
NOS INTERVIEWS<br />
AVEC<br />
◗ MOH<strong>AM</strong>ED<br />
MBOUGAR SARR<br />
◗ CÉCILE FAKHOURY<br />
◗ MEHDI CHAREF<br />
◗ AÏSSA MAÏGA<br />
DOCUMENT<br />
NUMÉRIQUE,<br />
L’ENFER DU DÉCOR<br />
ÉDITO<br />
BÉCHIR BEN YAHMED<br />
TEL QU’EN LUI-MÊME<br />
par Zyad Limam<br />
N°<strong>422</strong> - NOVEMBRE 2021<br />
L 13888 - <strong>422</strong> - F: 4,90 € - RD<br />
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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édito<br />
PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
BBY PAR LUI-MÊME<br />
Le livre est posé là, sur la table de mon bureau.<br />
Il vient de sortir, à Paris, et puis un peu partout,<br />
progressivement. Les mémoires autobiographiques<br />
et posthumes de Béchir Ben Yahmed. BBY, pour<br />
reprendre des initiales devenues célèbres, y mettait<br />
la dernière main, quand la pandémie de Covid-19 l’a<br />
emporté. Il nous a quittés le 3 mai dernier, à l’aube, le<br />
jour de la liberté mondiale de la presse, il avait 93 ans,<br />
presque un siècle. J’aime le titre (je l’ai proposé), J’assume.<br />
Ça lui correspond, ses réussites, ses échecs, ses<br />
intuitions, ses entêtements, ses fulgurances, ses faiblesses,<br />
BBY était entier, il ne finassait pas. Il ne regrettait<br />
rien. Dans ses derniers jours, il se battait pied à<br />
pied, par principe, tout en étant fatigué par son long<br />
chemin. Fidèle à lui-même, dans un monde sens dessus<br />
dessous, cherchant à avoir les idées claires, à être<br />
« debout » : « Je n’ai pas peur, m’avait-il dit sur son lit<br />
d’hôpital. Je ne veux pas être dépendant, je sais que<br />
ma vie a été vécue. J’ai fait du mieux possible entre<br />
le point de départ et le point d’arrivée. »<br />
La vie d’un point A à un point B. Voilà. La phrase<br />
m’est restée.<br />
Il fallait ce livre, qui échappe au « récit dominant<br />
», témoignage d’une génération unique, celle<br />
des indépendances. François Poli fut le premier à<br />
lui en parler. Puis ce fut Jean-Louis Gouraud, ami de<br />
toujours. Il y eut une première tentative prometteuse,<br />
et sans lendemain, avec Hamid Barrada et Philippe<br />
Gaillard, tous deux collaborateurs de longue date<br />
de Jeune Afrique. Puis Jean-Louis Gouraud proposa,<br />
fin 2011, de m’associer au projet. De 2012 à 2016, les<br />
entretiens se sont donc succédé pour rassembler la<br />
base du texte. BBY ne parlait pas comme il écrivait. Il<br />
était à la fois plus libre, moins organisé, plus instinctif.<br />
Il foisonnait d’idées, d’anecdotes. Il « tapait » pas<br />
mal aussi. La masse de travail est devenue impressionnante.<br />
En octobre 2017, je suis « débarqué », sans<br />
trop de cérémonie. Pour des raisons multiples et complexes,<br />
dont certaines n’ont rien à voir avec le livre<br />
lui-même. Tandis que d’autres ont certainement à<br />
voir avec le livre lui-même, un manuscrit devenu un<br />
peu fou, et un BBY plus qu’agacé par la lenteur et par<br />
ses propres hésitations. D’autres, tout particulièrement<br />
Joséphine Dedet, auteure et journaliste à JA, auront<br />
l’immense mérite de mener le manuscrit à terme.<br />
Ce livre, c’est lui. Un autoportrait réel, très proche<br />
de sa vérité, un BBY tel qu’il est, soucieux « de dire »<br />
sans filtre, avec ses sincérités, ses contradictions,<br />
ses silences, ses ambiguïtés, son sens du pouvoir, sa<br />
capacité à oublier ou à atténuer. Et ce regard unique,<br />
incisif, « sans fausse diplomatie », sur le monde tel qu’il<br />
était, tel qu’il est, et tel qu’il pourrait devenir. BBY fait<br />
revivre le soleil des indépendances, les espoirs et les<br />
désillusions de l’Afrique contemporaine, les convulsions<br />
du monde, les guerres d’Orient. On croise des<br />
personnages de l’histoire d’hier et d’aujourd’hui :<br />
Bourguiba, Houphouët, Lumumba, Che Guevara,<br />
Hô Chi Minh, Senghor (« un intellectuel et un homme<br />
d’action »), Foccart, Mitterrand, Omar Bongo, Hassan<br />
II, Alassane Ouattara (« un véritable ami »), et tant<br />
d’autres… On y retrouve l’histoire stupéfiante de JA<br />
(« Je voulais créer un journal qui dépasse les frontières,<br />
qui soit connu dans le monde entier », disait-il sans<br />
fausse modestie aucune). Et son roman personnel,<br />
l’autoportrait d’un entrepreneur aussi perspicace<br />
qu’aventureux, qui pensait que seule la persévérance<br />
pouvait mener au succès (« Le monde est peuplé de<br />
losers intelligents… »). Le texte ouvre aussi une porte<br />
sur l’intime, une réflexion émouvante, sur l’identité, la<br />
spiritualité, Dieu et la fin du chemin.<br />
Voilà, c’était un homme à part, un personnage<br />
unique, qui a su dépasser ses frontières, qui a vu<br />
grand, qui a mené une vie de journaliste, d’éditorialiste<br />
et d’entrepreneur, une vie libre, forte et dense.<br />
Dans les derniers moments, il faisait face au mystère<br />
de l’éternité, mais il ne croyait pas beaucoup<br />
à la persistance, à la postérité de l’œuvre humaine<br />
elle-même.<br />
J’espère que l’accueil, ici-bas, de ce livre, de son<br />
livre, lui prouvera, là où il est, le contraire. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 3
Extraits<br />
Ce chapitre se situe à la toute fin du livre.<br />
BBY propose un autoportrait très personnel.<br />
Retour aux sources<br />
Si j’ai un seul mérite, c’est d’avoir suivi une voie<br />
difficile. De tous les jeunes nationalistes de ma<br />
génération, ces futurs hauts cadres du tiers-monde<br />
naissant, aucun n’a suivi l’itinéraire que j’ai emprunté. La<br />
plupart ont été ministres, fonctionnaires internationaux,<br />
Premiers ministres, parfois même chefs d’État. Aucun<br />
d’entre eux n’a fait, comme moi, une longue carrière<br />
de journaliste, de patron de presse, d’homme<br />
indépendant. Je l’ai voulu et j’en ai payé le prix. À ce<br />
titre, je suis quelqu’un d’atypique, peut-être d’original.<br />
(…)<br />
Je ne suis pas non plus un intellectuel. Je me<br />
considère comme un chef d’entreprise, un homme<br />
d’action qui risque son argent, sa vie. Un chef<br />
d’entreprise est obligé de résoudre des problèmes<br />
matériels. J’y ai passé toute ma vie. Et cela, ce n’est<br />
pas de l’intellectualisme. En revanche, les intellectuels<br />
qui sont devenus des hommes d’action m’intéressent.<br />
Senghor l’écrivain a construit un État en s’appuyant sur<br />
des principes que les Sénégalais continuent d’observer.<br />
De Gaulle, Bourguiba (même s’il n’écrivait pas comme<br />
ce dernier), Mitterrand, Obama sont à la fois des<br />
hommes d’action et des intellectuels.<br />
Je me considère aussi comme un homme<br />
de gauche. La personnalité qui m’a le plus influencé,<br />
Hubert Beuve-Méry, était un intellectuel de<br />
centre-gauche et un homme d’action. Il a créé<br />
un journal et s’est colleté avec tous les problèmes<br />
que cela suppose, notamment ceux liés à la<br />
préservation de son indépendance.<br />
(...)<br />
Avec le recul, je suis conscient que la chance et<br />
les rencontres ont beaucoup compté dans ma relative<br />
réussite. Encore faut-il savoir saisir les perches que nous<br />
tend le destin, « enfourcher le cheval qui passe », comme<br />
le disait François Mitterrand. Il y a aussi, évidemment,<br />
la persévérance, sans laquelle on n’arrive à rien. On me<br />
dit obstiné. Je le suis sans doute, car je n’abandonne<br />
presque jamais. Je sais qu’il faut « vouloir longtemps ».<br />
C’est la clé de tout. Le monde est peuplé de gens<br />
très intelligents qui n’ont pas réussi.<br />
Persévérance ne signifie cependant pas<br />
entêtement. La capacité à s’adapter est essentielle.<br />
Bourguiba nous l’a appris, Deng Xiaoping en a fait<br />
sa stratégie. Tous les grands chefs d’entreprise et les<br />
hommes politiques d’envergure ont su s’arrêter, voire<br />
reculer quand il le fallait. Je tâche de m’y employer.<br />
(…)<br />
Aujourd’hui encore, je suis et je me sens Tunisien.<br />
Je suis de la génération de ceux qui ont lutté<br />
pour l’indépendance, l’ont gagnée, ont participé<br />
à l’édification de la nation et pour qui la nationalité<br />
est un honneur, un motif de fierté. C’est indélébile,<br />
inscrit au plus profond de moi ; je ne conçois même<br />
pas d’en changer.<br />
Vivant et travaillant en France depuis plus d’un<br />
demi-siècle, je possède aussi, depuis trois décennies,<br />
un passeport français. Si je n’y avais pas été obligé<br />
pour des raisons professionnelles, je n’aurais jamais<br />
pris cette décision.<br />
(…)<br />
Je ne suis pas Français, j’ai seulement un passeport<br />
français. Je ne regrette pas de ne pas être né Français,<br />
tout en sachant pertinemment que tout aurait été<br />
bien plus facile pour moi.<br />
Nous sommes le produit de notre lieu et de notre<br />
date de naissance. Je suis né à Djerba en 1928. Je suis<br />
donc musulman et Tunisien. Je ne peux pas – et ne<br />
veux pas – être d’identité française. Et quand on me dit :<br />
« Monsieur, vous êtes d’origine… », je réponds : « Non, je<br />
suis Tunisien, pas d’origine. » Je n’ai pas d’états d’âme.<br />
J’ai donné à la France plus qu’elle ne m’a donné.<br />
Je pense néanmoins la connaître et la comprendre,<br />
et j’éprouve une certaine admiration pour ce pays,<br />
qui, tout en ne représentant que moins de 1 % de la<br />
population du monde, a donné de grands savants,<br />
de grands écrivains. Il a beaucoup de qualités, comme<br />
les Français. Beaucoup de défauts aussi, que l’on<br />
connaît tous. Son histoire, millénaire, en a fait l’une<br />
des très grandes puissances planétaires, la sixième.<br />
(…)<br />
Je ne suis pas sensible au « fantasme » du retour<br />
au pays. Le temps a fait son œuvre. Je vais en Tunisie<br />
pour les vacances, pour garder le contact avec mes<br />
amis et ma patrie. Les personnes avec qui je peux<br />
discuter et avec qui je partage des souvenirs y sont<br />
de moins en moins nombreuses, c’est normal. La Tunisie<br />
post-Bourguiba, et maintenant post-Ben Ali, est une<br />
autre Tunisie, avec une autre génération, un autre<br />
rapport à la politique. J’en suis parfaitement conscient.<br />
Ceux qui ne comprennent pas que la Tunisie est<br />
passée à autre chose ont tort.<br />
(…)<br />
Plus le temps passe, plus je mesure tout ce que je<br />
dois à mon père, et je suis fier de lui. Il a eu l’intelligence<br />
de faire faire des études à ses enfants et de rompre<br />
le « cycle de l’épicerie ». Après le certificat d’études,<br />
il a dit à mon frère aîné, Sadok : « Tu seras pharmacien. »<br />
Dans son esprit, la pharmacie était l’épicerie moderne,<br />
4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
le stade suprême du business. Sadok a reçu une<br />
éducation française, au lycée Carnot. Selon la<br />
conception djerbienne de la répartition des risques,<br />
mon père a envoyé mon deuxième frère à la Zitouna.<br />
Au bout de dix ans, Othman en est sorti docteur<br />
en théologie, puis est devenu… épicier. Mon troisième<br />
frère, Brahim, qui était bagarreur et dynamique,<br />
a décrété : « Je ne veux pas faire d’études, je veux<br />
travailler. » Mon père ne s’y est pas opposé. Et Brahim<br />
est devenu… épicier. Quand mon tour est arrivé,<br />
Sadok est intervenu : « Béchir pourrait aller à Sadiki,<br />
un établissement prestigieux et qui, contrairement<br />
à Carnot, fait une place importante à la culture<br />
arabe. » Mon père a dû trouver le projet raisonnable.<br />
Voilà comment je me suis retrouvé à Tunis,<br />
élève du meilleur collège du pays,<br />
foyer du nationalisme.<br />
Sadok a été mon deuxième père.<br />
Tous mes frères ont été d’une gentillesse<br />
et d’une générosité extraordinaires à mon<br />
égard. Ils travaillaient pendant que je<br />
faisais des études et dépensais. Pourtant,<br />
à chaque fois qu’ils achetaient un bien,<br />
ils le partageaient en quatre, et m’en<br />
donnaient donc une part.<br />
Un jour, Danielle a retrouvé des photos<br />
de mes parents. Elle les a fait encadrer<br />
et me les a offertes. Je ne sais comment<br />
elles sont arrivées jusqu’à nous. En tout<br />
cas, ce sont les seules photos de mon père<br />
et de ma mère qui ont traversé le temps,<br />
la seule manière tangible que j’ai de les<br />
revoir. Elles sont sur mon bureau. J’emmène<br />
celle de mon père partout où je vais. C’est<br />
la seule chose qui me rattache à lui.<br />
(…)<br />
Reste la question de l’islam, et de la foi. Comme<br />
le dit l’islamologue tunisien Mohamed Talbi, je suis<br />
de culture musulmane. Selon Talbi, nous tous, croyants<br />
mais non pratiquants, finissons par être seulement<br />
« de culture musulmane ». Je connais le Coran. Je sais<br />
qui est le Prophète. Je sais ce qu’est l’islam, j’ai été<br />
élevé dans cette religion. Quand le général de Gaulle<br />
disait : « Je suis chrétien par l’histoire et la géographie »,<br />
il avait parfaitement raison. J’ai été croyant, pieux<br />
et pratiquant. Je ne suis plus pratiquant. Je suis<br />
croyant… tout en ayant des doutes. Pour moi, ce<br />
doute est consubstantiel à la foi. Ceux qui ont une foi<br />
aveugle sont des intégristes et des fanatiques.<br />
Les agnostiques croient à la non-existence<br />
de Dieu. Je ne sais pas si le Prophète fut littéralement<br />
le porte-parole du divin, mais je considère qu’il fut<br />
un très grand initié. Sa philosophie (la sienne, pas<br />
celle qu’on lui prêtera par la suite) trouve un écho<br />
en moi. Mohammed était un homme moderne. Il a<br />
révolutionné les mœurs et les usages d’un peuple<br />
arriéré et ignorant. Il a édicté des règles qui ont fait<br />
faire aux Arabes un formidable bond en avant.<br />
Je suis proche des néo-islamologues Rachid<br />
Benzine ou Abdelmajid Charfi, qui disent du Coran<br />
qu’il « est la parole de Dieu, mais dans l’esprit, pas<br />
à la lettre ». Charfi va jusqu’à affirmer que le vin n’est<br />
pas interdit par l’islam, ou que le crime d’apostasie est<br />
une chimère. En somme, la charia n’existe pas comme<br />
corpus religieux authentique. On l’a créée un siècle et<br />
demi après la disparition du Prophète,<br />
un peu comme les catholiques<br />
ont « créé » la religion catholique<br />
bien après la mort du Christ.<br />
Il faut, à mon sens, simplifier notre<br />
approche de la foi. Dans la religion<br />
musulmane, vous croyez en un seul<br />
Dieu, vous croyez que Mohammed<br />
est son Prophète, et qu’il y a un<br />
au-delà. Le reste est secondaire. Pour<br />
moi, dès lors que l’on partage ces<br />
trois convictions, on est musulman.<br />
Ou, du moins, de culture musulmane.<br />
La prière n’est pas une obligation<br />
absolue. Le pèlerinage non plus.<br />
Il ne m’intéresse pas, et je n’irai<br />
jamais à La Mecque. De même,<br />
on peut se libérer du ramadan<br />
en donnant aux plus pauvres.<br />
Quand le Prophète a épousé<br />
Khadija, il est resté monogame<br />
pendant vingt-cinq ans. Après, il s’est laissé aller.<br />
J’ai interrogé Abdelmajid Charfi sur la crémation<br />
en islam. Après réflexion, il m’a répondu que ce n’était<br />
pas interdit. Ce type de penseurs m’intéresse, parce<br />
qu’ils cherchent. Je les lis, je les consulte, je discute<br />
avec eux. Les questions religieuses m’intriguent,<br />
mais pas au point d’y passer des jours et des nuits.<br />
J’ai envie de comprendre, mais pas d’aller plus loin.<br />
Si je crois de moins en moins en la vie<br />
éternelle, je n’ai pas pour autant complètement<br />
perdu confiance. Je ne suis pas absolument sûr<br />
qu’il n’y ait rien « après ». Omar Khayyam disait :<br />
« L’au-delà, c’est soit le néant, soit la miséricorde. »<br />
J’en suis là. Et je penche plutôt pour le néant<br />
que pour la miséricorde. Au seuil de la mort,<br />
François Mitterrand, lui, a dit : « Maintenant,<br />
je vais savoir. » Je serais tenté d’en dire autant. ■<br />
Béchir Ben Yahmed,<br />
J’assume :<br />
Les Mémoires du fondateur<br />
de Jeune Afrique,<br />
éditions du Rocher.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 5
N° <strong>422</strong> - NOVEMBRE 2021<br />
3 ÉDITO<br />
BBY par lui-même<br />
par Zyad Limam<br />
8 ON EN PARLE<br />
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />
DE LA MODE ET DU DESIGN<br />
Désir de connexions<br />
28 PARCOURS<br />
Randa Maroufi…<br />
par Fouzia Marouf<br />
31 C’EST COMMENT ?<br />
La COP de la dernière chance ?<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
54 CE QUE J’AI APPRIS<br />
Patrick Bebey<br />
par Astrid Krivian<br />
94 PORTFOLIO<br />
Samuel Fosso :<br />
Des autoportraits<br />
et des miroirs<br />
par Luisa Nannipieri<br />
100 LE DOCUMENT<br />
Numérique, l’envers<br />
bien réel du décor<br />
par Zyad Limam<br />
114 VINGT QUESTIONS À…<br />
Kandy Guira<br />
par Astrid Krivian<br />
TEMPS FORTS<br />
32 Bienvenue en France !<br />
par Zyad Limam, Cédric<br />
Gouverneur, Venance Konan<br />
et Frida Dahmani<br />
40 Joséphine Baker,<br />
une autre histoire française<br />
par Cédric Gouverneur<br />
48 Le début de la fin du « palu » ?<br />
par Cédric Gouverneur<br />
DOSSIER MALI<br />
56 QUELLES SORTIES<br />
DE CRISES ?<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
60 Lamine Seydou Traoré :<br />
« Tout ce que nous voulons,<br />
ce sont des résultats »<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
64 Économie : L’étonnante résilience<br />
par Fatoumata Maguiraga<br />
66 Souleymane Waïgalo :<br />
« La plupart des banques<br />
se portent bien ! »<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
70 Sécurité : Dans l’impasse ?<br />
par Boubacar Sidiki Haidara<br />
72 Cécile Fakhoury :<br />
« Il faut connecter<br />
l’art contemporain<br />
africain au monde »<br />
par Zyad Limam<br />
78 Mehdi Charef :<br />
« Rien n’était prêt<br />
pour nous »<br />
par Astrid Krivian<br />
84 Aïssa Maïga :<br />
« Beaucoup<br />
de choses<br />
m’indignent »<br />
par Sophie Rosemont<br />
88 Mohamed<br />
Mbougar Sarr :<br />
« La littérature<br />
est un pays<br />
de liberté absolue »<br />
par Astrid Krivian<br />
P.88<br />
P.08<br />
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />
nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />
de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />
SEKA LEDOUX - <strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
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Zyad Limam<br />
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Isabella Meomartini<br />
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PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />
DE RÉDACTION<br />
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Amanda Rougier PHOTO<br />
arougier@afriquemagazine.com<br />
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />
Muriel Boujeton, Jean-Marie Chazeau,<br />
Frida Dahmani, Catherine Faye, Glez,<br />
Cédric Gouverneur, Boubacar Sidiki<br />
Haidara, Dominique Jouenne, Venance<br />
Konan, Astrid Krivian, Fatoumata<br />
Maguiraga, Fouzia Marouf, Jean-Michel<br />
Meyer, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.<br />
VIVRE MIEUX<br />
Danielle Ben Yahmed<br />
RÉDACTRICE EN CHEF<br />
avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.<br />
GETTY IMAGES VIA AFP - SHUTTERSTOCK - PATRICE LAPOIRIE/NICE MATIN<br />
BUSINESS<br />
104 Le retour des géants<br />
de l’Internet<br />
108 Paps, l’ambitieuse<br />
sénégalaise<br />
109 Cameroun :<br />
Un nouveau site<br />
pour Prometal<br />
110 L’expansion des zones<br />
économiques<br />
spéciales<br />
112 La République<br />
du Congo jongle pour<br />
éviter la faillite<br />
113 Le numérique<br />
donne un nouvel<br />
élan au cinéma<br />
par Jean-Michel Meyer<br />
MALI<br />
SORTIR<br />
DES CRISES<br />
PERMANENTES<br />
Un dossier spécial<br />
16 pages<br />
ESPOIR<br />
VERS LA FIN<br />
DU PALUDISME ?<br />
NOS INTERVIEWS<br />
AVEC<br />
◗ MOH<strong>AM</strong>ED<br />
MBOUGAR SARR<br />
◗ CÉCILE FAKHOURY<br />
◗ MEHDI CHAREF<br />
◗ AÏSSA MAÏGA<br />
BIENVENUE<br />
EN FRANCE!<br />
Ce que dit le « phénomène »<br />
ÉRIC ZEMMOUR.<br />
Et ce que dit<br />
aussi l’entrée de<br />
JOSÉPHINE BAKER<br />
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reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />
dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />
d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />
même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />
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© Afrique Magazine 2021.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 7
ON EN PARLE<br />
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />
SANDRA<br />
NKAKÉ<br />
ET JÎ DRU,<br />
Tribe From<br />
The Ashes,<br />
Label Bleu.<br />
De gauche<br />
à droite, Jî Dru,<br />
Sandra Nkaké,<br />
accompagnés<br />
de la chanteuse<br />
Marion Rampal.<br />
8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
JAZZ<br />
Sandra NKaké et Jî Drû<br />
DÉSIR DE<br />
CONNEXIONS<br />
Né du BESOIN DE FÉDÉRER autour<br />
de la musique durant le premier confinement<br />
de 2020, Tribe From The Ashes nous fait<br />
voyager dans une nouvelle dimension poétique.<br />
DR - SEKA (2)<br />
LA CHANTEUSE MARION R<strong>AM</strong>PAL,<br />
les saxophonistes Nathalie Ahadji<br />
et Thomas de Pourquery, la violoniste<br />
Anne Gouverneur, le pianiste Jean-Phi<br />
Dary… Ils sont une quinzaine à entourer<br />
Sandra NKaké et Jî Drû. La chanteuse et<br />
comédienne franco-camerounaise s’est<br />
alliée avec le flûtiste et producteur français<br />
pour façonner à la fois un son et une<br />
atmosphère : « Juste après l’annonce du<br />
premier confinement, Jî Drû et moi avons<br />
longuement échangé quant à notre place<br />
de troubadours, de passeurs d’émotions,<br />
de questionneurs du monde au moment<br />
Une partie<br />
des invités<br />
de l’album.<br />
où nous étions collectivement empêchés<br />
d’échanger. » De ce désir irrépressible<br />
de créer des connexions est né le<br />
morceau « Love Together », envoyé à des<br />
camarades musiciens issus de la scène<br />
jazz actuelle. Chacun, confiné, a renvoyé<br />
son interprétation sonore. Diffusé sur<br />
les réseaux sociaux, le résultat a reçu un<br />
si bel accueil que Nkaké et Drû ont décidé<br />
de poursuivre l’aventure. « Le déclic pour<br />
moi, précise le second, est aussi venu de<br />
la lecture d’une interview d’Angela Davis,<br />
qui décrivait la capacité de l’art à prolonger<br />
la lutte… J’ai trouvé cela beau et vrai, et les<br />
cendres du vieux monde se sont envolées<br />
pour créer cette tribu. » Ici, on entend aussi<br />
bien du Sun Ra que du Miriam Makeba<br />
ou du Alice Coltrane – en particulier<br />
son sublime et légendaire « Journey in<br />
Satchidananda ». Des influences digérées<br />
et nourries, le temps de 13 pistes, de harpe,<br />
de contrebasse, de batterie, de harpe,<br />
de flûte, de trompette et de piano Fender<br />
Rhodes. Dixit Nkaké : « Tribe From The<br />
Ashes est une aventure où poésie, chanson,<br />
spiritual jazz, classique se croisent. Nous<br />
avons hâte de présenter cette musique<br />
particulière et sensible. » Et nous, hâte<br />
d’en découvrir la version live (ils seront<br />
en concert le 24 janvier au New Morning,<br />
à Paris), que l’on devine d’ores et déjà<br />
hypnotique. ■ Sophie Rosemont<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 9
ON EN PARLE<br />
SOUNDS<br />
À écouter maintenant !<br />
❶<br />
Amina<br />
La Lumière de mes choix,<br />
29 Music/Kuroneko<br />
Il a suffi d’une<br />
rencontre avec l’auteurcompositeur<br />
et interprète Léonard Lasry<br />
autour de la chanson « Radwoi », écrite<br />
pour la maison Cartier. La complicité<br />
a été immédiate. En résulte ce disque<br />
majoritairement francophone, où se<br />
distingue cependant « Taffi Nari », chanté<br />
en arabe par une Amina qui n’a rien perdu<br />
de sa superbe vocale. Soleil tunisien, rock<br />
et pop lyrique : voilà un beau retour !<br />
SOUL<br />
YOLA<br />
DIGNE<br />
DES PLUS GRANDES<br />
Avec ce DEUXIÈME ALBUM, la<br />
chanteuse et guitariste anglaise devient<br />
incontournable sur la scène internationale.<br />
ON LA VERRA BIENTÔT à l’affiche du biopic sur Elvis réalisé<br />
par Baz Luhrmann, dans lequel elle incarnera la première grande<br />
rockeuse de tous les temps, Sister Rosetta Tharpe. Une nouvelle<br />
occasion pour Yola de rappeler l’importance des femmes noires<br />
dans la grande histoire de la musique, qui est aussi au cœur de son<br />
dernier album Stand For Myself : « Je voulais parler de leur isolement<br />
tant social qu’affectif, du fait que l’on oublie si vite ce dont elles sont<br />
capables. Il m’était nécessaire de raconter comment j’avais moi-même<br />
mûri et pris confiance, comment je m’étais échappée de mon<br />
environnement. » En effet, découverte au sein de la scène de Bristol,<br />
celle qui a (entre autres) chanté pour Massive Attack s’est lancée avec<br />
éclat dans le solo il y a quelques saisons. De quoi taper dans l’oreille<br />
de Dan Auerbach, des Black Keys, qui la fait enregistrer à Nashville.<br />
Ainsi, Stand For Myself s’inspire aussi bien de Minnie Riperton<br />
que du R’n’B américain ou des mélopées de la Barbade. ■ S.R.<br />
YOLA, Stand For Myself, Easy Eye Sound.<br />
❷<br />
❸<br />
Awa Ly<br />
Safe and Sound,<br />
Zamora/Rising Bird<br />
Music/Pias<br />
Le groupe de blues créole<br />
Delgrès, la batteuse Anne<br />
Paceo, le songwriter Piers Faccini…<br />
Il y a du beau monde invité sur cet<br />
album de folk mystique et bucolique<br />
concocté par la gracieuse chanteuse<br />
franco-sénégalaise. Il s’offre aujourd’hui<br />
une réédition, agrémentée de trois<br />
remixes (on remarquera celui de<br />
Boddhi Satva) et de trois inédits (dont<br />
l’un partagé avec la Daara J Family),<br />
mais préserve sa veine intimiste.<br />
James BKS<br />
Wolves of Africa,<br />
7 Wallace<br />
Fils de Manu Dibango,<br />
maître de l’afro-jazz<br />
disparu en mars 2020,<br />
le Franco-Camerounais James BKS a une<br />
certaine dextérité quand il s’agit de mêler<br />
rythmes bikutsi et afro-rap. Après avoir<br />
écrit pour des pointures américaines<br />
comme Snoop Dogg, il s’est lancé en solo<br />
sous l’œil bienveillant de son père, que l’on<br />
entend dans Wolves of Africa, ainsi que<br />
Yemi Alade, Jokair ou encore Little Simz.<br />
Et il a signé sur le label d’Idris Elba ! ■ S.R.<br />
JOSEPH ROSS - DR (4)<br />
10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Khansa Batma<br />
et Ahmed Hammoud.<br />
CINÉ<br />
PUNK FICTION<br />
Tarantino à Casa ? SEXE, DROGUE ET<br />
HEAVY METAL sont au programme d’un ovni dans<br />
la production marocaine, parfois bancal, mais qui<br />
a tout du film culte. Avec une actrice primée à Venise.<br />
DR<br />
ÇA COMMENCE TRÈS FORT juste avant le générique :<br />
une prostituée de Casablanca entre dans un taxi, faisant<br />
fuir un client choqué, et demande au chauffeur s’il connaît<br />
la blague du barbu et de la pute… S’ensuivra une rencontre<br />
choc avec un autre personnage sulfureux, un ex-rockeur<br />
à succès de retour dans son Maroc natal, habillé de peau<br />
de serpents des pieds à la tête, jusqu’à sa guitare électrique.<br />
Un couple improbable va ainsi se constituer et nous<br />
plonger dans la médina, avant d’être traqué dans le désert,<br />
rattrapé par son addiction aux drogues, à l’alcool… et<br />
par un psychopathe plus complexe qu’il n’y paraît…<br />
Attention, ce premier long-métrage est un film de genre,<br />
loin du naturalisme, même s’il est tourné dans les rues (les<br />
« zanka » du titre original : Zanka Contact) du quartier Cuba,<br />
quartier difficile de la vieille ville. Les personnages sont à<br />
la fois cassés et flamboyants, les sentiments exacerbés. On a<br />
parfois du mal à comprendre l’enchaînement des situations,<br />
mais quelle ambiance ! La bande originale, qui fait entendre<br />
le hard rock des Variations (groupe français d’origine<br />
marocaine qui a joué en première partie de Led Zeppelin),<br />
du rock touareg des années 1950, ou encore « les Rolling<br />
Stones de l’Afrique », Nass El Ghiwane, y est pour beaucoup.<br />
On pense à Quentin Tarantino (bande originale rock,<br />
personnages tordus, hémoglobine), Sergio Leone (le désert),<br />
et même à Jean Cocteau (un emprunt à Orphée, récemment<br />
déjà vu chez Mati Diop). Entre fiction trash et western<br />
spaghetti, une poésie dopée à la guitare électrique irrigue<br />
les deux heures de cette improbable cavale, où l’alcool<br />
coule à flots et la drogue se répand comme un venin.<br />
Si cette plongée dans<br />
le heavy metal marocain<br />
parfois foutraque (et où la<br />
femme n’est puissante qu’en étant passée par le trottoir…)<br />
finit par nous emporter, c’est grâce au soin donné à sa mise<br />
en scène, jusqu’aux décors et au son, et à son interprétation :<br />
Khansa Batma, qui incarne la prostituée à la voix d’or, a<br />
d’ailleurs été récompensée à la dernière Mostra de Venise.<br />
Ce qui aurait pu n’être qu’une série B pour fans de rock’n’roll<br />
s’avère finalement un film qui secoue les habituelles<br />
oppositions entre tradition et modernité, Occident et<br />
monde arabe. Hors champ, savoir que son réalisateur,<br />
Ismaël El Iraki, est un rescapé de l’attentat du Bataclan<br />
du 13 novembre 2015 ajoute à cette impression de fureur<br />
de vivre rock et post-traumatique… ■ Jean-Marie Chazeau<br />
BURNING CASABLANCA (France, Belgique,<br />
Maroc), d’Ismaël El Iraki. Avec Khansa Batma,<br />
Ahmed Hammoud, Saïd Bey. En salles.<br />
La comédienne, qui<br />
incarne une prostituée,<br />
a été récompensée<br />
à la Mostra.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 11
ON EN PARLE<br />
Le soul man du saxo<br />
était célébré à travers<br />
la planète, et tout<br />
particulièrement sur le continent.<br />
LÉGENDE<br />
LA TOURNÉE<br />
DES ADIEUX<br />
Un documentaire sur les cinq<br />
dernières années de la vie de MANU<br />
DIBANGO, qui parcourait encore<br />
le monde à 85 ans…<br />
LA PRÉCISION EST DONNÉE juste avant le générique final :<br />
ce film a été visionné par Manu Dibango et n’a pas été modifié<br />
depuis. Dix-huit mois après sa disparition, voici donc le célèbre<br />
et débonnaire musicien camerounais durant les cinq dernières<br />
années de sa vie. Avec de nombreux témoignages d’admiration,<br />
comme celui de Yannick Noah, qui l’appelle Tonton Manu<br />
et souligne qu’il a ouvert bien des portes en étant « le premier<br />
à avoir débarqué du Cameroun dans les années 1950 ».<br />
Ce précurseur de la world music pillé par Michael Jackson (qui<br />
a samplé son « Soul Makossa » sans l’avoir crédité) a su s’imposer<br />
dans le paysage musical mondial : aussi à l’aise avec un orchestre<br />
symphonique au Brésil que sur la scène de l’illustre Apollo<br />
Theater à New York, où il rejoue quarante-deux ans après avoir<br />
été le premier Africain à s’y produire. On le voit aussi de retour<br />
à Douala, Yaoundé ou encore Abidjan. Les archives sont rares,<br />
mais de généreux extraits de ses dernières prestations permettent<br />
d’entendre le maestro du saxo qui n’arrêtait jamais. ■ J.-M.C.<br />
TONTON MANU (France), de Thierry Dechilly<br />
et Patrick Puzenat. En salles.<br />
DR<br />
12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Plat omeyyade,<br />
entre 600 et<br />
800 apr. J.-C.<br />
TODD WHITE ART PHOTOGRAPHY - DR<br />
HISTORIQUE<br />
ÉCRIN SUPRÊME<br />
Entièrement restauré, l’Hôtel de la Marine<br />
accueillera durant vingt ans les chefs-d’œuvre<br />
de la COLLECTION AL-THANI, du nom<br />
de la famille princière du Qatar.<br />
IL AURA FALLU 135 millions d’euros<br />
de travaux pour que l’édifice parisien,<br />
situé place de la Concorde, renoue avec les<br />
grandes heures de l’ancien Garde-Meuble<br />
de la Couronne, lorsqu’il réunissait les<br />
objets d’art les plus précieux des collections<br />
royales françaises. Quatre cents ans plus<br />
tard, ce sont autant de mètres carrés que<br />
l’Hôtel de la Marine octroie à la collection<br />
du cheikh Hamad ben Abdullah Al-Thani,<br />
cousin de l’émir du Qatar, pour un loyer de<br />
1 million d’euros par an. Pendant vingt ans,<br />
expositions permanentes et temporaires<br />
feront découvrir l’ensemble des 6 000 pièces<br />
de l’impressionnante collection, couvrant<br />
le monde antique à nos jours. L’exposition<br />
inaugurale frappe fort et met en lumière<br />
environ 120 chefs-d’œuvre, d’une<br />
somptueuse tête de jeune pharaon<br />
(1475-1292 av. J.-C.), taillée dans du jaspe<br />
rouge, à un ours replet et placide (206 av.<br />
J.-C.-25 apr. J.-C.) de la dynastie des Han,<br />
sculpté dans du bronze doré. Un voyage<br />
unique, au fil de cinq mille ans de savoirfaire<br />
exceptionnels et d’un large éventail de<br />
cultures et de civilisations. ■ Catherine Faye<br />
« TRÉSORS<br />
DE LA COLLECTION<br />
AL-THANI »,<br />
Hôtel de la Marine,<br />
Paris (France),<br />
à partir du 18 novembre.<br />
hotel-de-la-marine.paris<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 13
ON EN PARLE<br />
DOCU<br />
EN ATTENDANT LA PLUIE<br />
Le premier long-métrage d’AÏSSA MAÏGA a été tourné au Niger<br />
au milieu de populations obligées de marcher des kilomètres<br />
pour s’approvisionner en eau. Esthétique et efficace.<br />
« UN FILM TOURNÉ DANS LE SAHEL, d’où je viens, où j’ai<br />
été procréée ! », avait annoncé la comédienne Aïssa Maïga<br />
[voir son interview pp. 84-87] en présentant son premier<br />
documentaire pour le cinéma au Festival de Cannes<br />
en juillet dernier. Une boutade pour mieux souligner les<br />
racines d’un projet qui lui tient à cœur : rendre hommage<br />
au courage des populations de cette région où les pluies<br />
se font de plus en plus rares… Il y a pourtant beaucoup<br />
d’eau sous leurs pieds, mais à 150 mètres de profondeur,<br />
et faute de forage et de puits, il faut marcher des kilomètres<br />
pour pouvoir remplir ses bidons. Une tâche souvent<br />
déléguée aux enfants, qui n’ont ainsi pas le temps d’aller<br />
à l’école, tandis que leurs parents partent toujours plus<br />
loin gagner leur argent. Entre documentaire et fiction,<br />
la caméra d’Aïssa Maïga s’attache à la figure de Houlaye,<br />
jeune Peule de 14 ans qui se retrouve seule à devoir gérer<br />
la recherche de l’eau ainsi que ses petits frères… Notre<br />
regard est parfois troublé : qu’est-ce qui est authentique ?<br />
Qu’est-ce qui est reconstitué, fabriqué ? Une chose est<br />
sûre, la situation est réelle, aggravée par le réchauffement<br />
climatique. Les villageois de Tatiste (à 15 heures de route<br />
de Niamey) se sont mobilisés pour obtenir une intervention<br />
de leur gouvernement, avec l’aide de l’ONG franco-américaine<br />
Amman Imman. La réalisatrice arrive à faire passer de<br />
l’émotion et donne un souffle virtuose et poétique aux images<br />
du désert qu’elle montre au fil des saisons. L’occasion de<br />
rappeler qu’en Afrique subsaharienne, seulement 24 % de<br />
la population a accès à une source d’eau potable… ■ J.-M.C.<br />
MARCHER SUR L’EAU (Belgique, France, Niger),<br />
d’Aïssa Maïga. En salles.<br />
POLAR<br />
Le retour des Soprano SUR FOND D’ÉMEUTES RACIALES près<br />
de New York, des mafiosi voient leur territoire menacé par des gangsters afro-américains.<br />
Nous sommes en 1967, à Newark, et c’est dans ce contexte historique et violent (très bien<br />
reconstitué sur les lieux mêmes, dans le New Jersey) que Tony Soprano, encore jeune homme,<br />
est fasciné par un proche de la famille : Dickie Moltisanti. Un personnage souvent évoqué dans<br />
la série multirécompensée Les Soprano, se déroulant trente ans plus tard. Pour s’y retrouver,<br />
pas besoin d’avoir vu les six saisons de cette saga qui a marqué l’histoire de la télé américaine<br />
au début des années 2000. Mais les fans décèleront dans ce préquel plusieurs clins d’œil,<br />
à commencer par le Tony Soprano adolescent incarné par le fils de James Gandolfini, l’acteur<br />
(décédé en 2013) qui avait porté au sommet son rôle de mafieux dépressif… ■ J.-M.C.<br />
MANY SAINTS OF NEWARK : UNE HISTOIRE DES SOPRANO<br />
(États-Unis), d’Alan Taylor. Avec Alessandro Nivola, Leslie Odom Jr.,<br />
Michael Gandolfini. En salles.<br />
DR<br />
14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
CULTE<br />
FELA<br />
KUTI<br />
Made<br />
in England<br />
Pour célébrer ses 50 ans,<br />
l’album mythique<br />
LONDON SCENE<br />
connaît un nouveau<br />
pressage vinyle.<br />
BERNARD MATUSSIERE - DR<br />
APRÈS L’ALTÉRATION du collectif<br />
Africa 70 à la toute fin des seventies,<br />
Fela Kuti fonde Egypt 80 avec son complice<br />
de longue date, le saxophoniste baryton<br />
Lekan Animashaun. En 1981, il enregistre<br />
deux albums mythiques : London Scene et Live!<br />
With Ginger Baker, réédités en vinyles cet<br />
automne pour le premier, et en février pour<br />
le second. Enregistré dans les studios Abbey<br />
Road, London Scene impose, dès son titre<br />
inaugural « J’Ehin J’Ehin », des rythmiques<br />
entêtantes, des claviers stellaires, des cuivres<br />
lyriques, le tout pour servir la grande cause<br />
afrobeat. Porté par les appels engagés de Fela,<br />
« Egbe Moi » nous sort d’une torpeur, tandis<br />
que les sursauts cuivrés de « Who’re You » et<br />
de « Buy Africa » annoncent le morceau final,<br />
« Fight to Finish ». Un grand disque, dont les<br />
couleurs disparates se retrouvent sur le vinyle<br />
lui-même : bleu, rouge et blanc. ■ S.R.<br />
FELA KUTI,<br />
London Scene, Partisan/Pias.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 15
ON EN PARLE<br />
ALSO KNOWN<br />
AS AFRICA,<br />
Carreau<br />
du Temple,<br />
Paris (France),<br />
du 12 au<br />
14 novembre.<br />
akaafair.com<br />
Les Justiciers<br />
de la nature, Christiano<br />
Mangovo, 2020.<br />
ARTS<br />
IT’S TIME FOR AFRICA !<br />
100 artistes représenteront le continent durant la 6 e édition d’AKAA.<br />
CETTE ANNÉE, Also Known As Africa (AKAA) met à<br />
l’honneur le Sud-Africain Morné Visagie (galerie Nuweland)<br />
au Carreau du Temple, en l’invitant pour l’installation<br />
monumentale du cœur de la foire parisienne : ses couleurs<br />
franches et ses lignes abstraites distillent un curieux<br />
mystère, suggèrent un spectacle intrigant. Du côté des<br />
galeries, l’algérienne Rhizome fait son entrée. Et l’offensive<br />
de jeunes espaces défendant des artistes émergents<br />
d’Afrique de l’Ouest (comme Afikaris, basé à Paris, ou<br />
African Arty, à Casablanca) est à noter. L’angolaise This<br />
Is Not A White Cube, elle, est axée sur la scène lusophone.<br />
L’implication de Bonhams confirme la vitalité<br />
de l’art made in Africa : un département dédié à l’art<br />
contemporain africain y assurera une vente. Une première<br />
pour la maison de vente aux enchères britannique, qui<br />
se tiendra le 12 novembre. Les œuvres d’Ahmed Ben Driss<br />
El Yacoubi (Maroc, 1929-1985) et d’Aboudia (Côte d’Ivoire,<br />
né en 1983) y seront mises en vente. Entre photos, peintures<br />
et sculptures, AKAA ouvre la voie à un cercle vertueux,<br />
à travers des coproductions transversales et des associations<br />
d’idées. Très attendue, cette foire réunira les<br />
collectionneurs, la profession et la critique. ■ Fouzia Marouf<br />
DR<br />
16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DR<br />
DESIGN<br />
DJILÈNE<br />
CRÉATIONS<br />
Le confort vient<br />
du Sénégal<br />
Qualité et gaieté caractérisent<br />
les objets de cette entreprise<br />
qui s’engage pour SOUTENIR<br />
LES ARTISANS.<br />
DERRIÈRE cette entreprise équitable et solidaire, basée<br />
à la frontière entre la Moselle et le Luxembourg, il y a un<br />
Sénégalais devenu Français, Michel Henry Dioh, et une belle<br />
équipe d’artisans de son pays d’origine. Lancée officiellement<br />
en 2017, Djilène Créations naît par hasard après des vacances<br />
à Dakar, où Michel a l’habitude d’acheter des souvenirs à<br />
Bismark, un artisan avec pignon sur rue. « Un jour, il n’était<br />
plus à sa place, se souvient l’entrepreneur. J’ai su qu’il n’avait<br />
Les fauteuils et chaises longues sont tressés en fils de pêche<br />
bariolés sur une structure en métal ou en acier.<br />
pas assez d’argent pour payer le loyer. » Sur un coup de tête,<br />
il lui rachète plusieurs pièces pour les revendre en France.<br />
L’opération, montée à la va-vite, est une grosse perte financière,<br />
mais les fauteuils de Bismark, tressés en fils de pêche bariolés<br />
sur une structure en métal forgé, font un tabac.<br />
Les deux commencent alors à modifier les modèles pour<br />
les adapter aux goûts et aux standards de confort et de finition<br />
européens. Veillant à toujours leur donner des noms évocateurs.<br />
La société prospère et se diversifie, proposant des sacs et<br />
paniers en plastique recyclé ainsi que des objets en cuir et wax.<br />
Aujourd’hui, elle fait travailler 17 personnes dans plusieurs<br />
ateliers. Pour Michel, pas de doutes : « Au Sénégal, on sait faire<br />
des choses de qualité. » ■ Luisa Nannipieri. djilenecreations.com<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 17
ON EN PARLE<br />
Le créateur utilise essentiellement<br />
des textiles en raphia de Madagascar<br />
ou en soie tissée main.<br />
MODE<br />
ERIC RAISINA,<br />
LA TEXTURE<br />
DE LA COULEUR<br />
Le styliste malgache présente<br />
une nouvelle collection qui<br />
exorcise ses angoisses dues à la<br />
crise sanitaire, et les transforme<br />
en ÉLAN CRÉATIF.<br />
« HIDDEN FANTASY », la dernière collection du designer<br />
malgache Eric Raisina, est un hommage à ses souvenirs, à ses<br />
voyages en Afrique, à ses échanges avec ses amis du continent.<br />
Mais y naît aussi une réflexion sur la période chaotique créée<br />
par la pandémie et sur l’effet que la crise sanitaire a eu, d’un<br />
jour à l’autre, sur le monde : « Toutes les inquiétudes, toutes<br />
les angoisses et les peurs qui auraient pu s’emparer de moi, j’ai<br />
préféré les transformer en un élan créatif, qui s’est manifesté<br />
d’un coup », explique le créateur. L’étincelle qui a transformé<br />
ce tourbillon d’idées d’abord en silhouettes sur le papier,<br />
puis en pièces flamboyantes, a été le défilé Africa Fashion Up<br />
[voir <strong>AM</strong> n° 421], organisé par l’ancienne mannequin et amie de<br />
Raisina, Valérie Ka. « Le timing était parfait, juste une semaine<br />
avant la Fashion Week de Paris », remarque celui qui vit depuis<br />
des années au Cambodge, où il réalise ses créations avec une<br />
Eric Raisina.<br />
équipe khmère, qu’il a formée personnellement. Fidèle à son<br />
concept de collection « haute texture », il utilise essentiellement<br />
des textiles en raphia de Madagascar ou en soie, tissée main<br />
et transformée – comme dans le cas de la fourrure de soie,<br />
protégée par un brevet –, pour en faire des pièces uniques<br />
et des accessoires. Les sacs et les colliers sont presque<br />
indissociables de ses modèles, auxquels ils apportent une<br />
touche supplémentaire, soit par contraste soit par symétrie.<br />
Remarquables, les vestes, vaporeuses ou avec une coupe<br />
plus classique mais toujours sophistiquées, captent le regard.<br />
Et, bien sûr, faites main. Un travail de maître artisan inspiré<br />
par les cultures africaines et asiatiques. Fasciné par les tissus<br />
artisanaux et curieux de toutes les techniques, Eric Raisina<br />
élabore ses habits à partir de la matière et de la couleur :<br />
« J’aime vraiment les couleurs. Elles me procurent de la joie<br />
et du rêve. » Des sensations qu’il essaye de partager avec son<br />
public à travers toutes ses collections. ■ L.N. ericraisina.com<br />
ARTHUR ROCHA PHOTOGRAPHIE (3) - ZHANGYU<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
COLLECTION DAHAN-HIRSCH BRUXELLES - GROSS F<strong>AM</strong>ILY COLLECTION TRUST<br />
EXPOSITION<br />
NOUVELLE<br />
DONNE<br />
L’IMA met<br />
à l’honneur l’histoire<br />
des COMMUNAUTÉS<br />
JUIVES dans<br />
les pays arabes.<br />
PAS MOINS DE<br />
280 ŒUVRES inédites<br />
issues de collections<br />
internationales (France,<br />
Angleterre, Maroc,<br />
Israël, États-Unis,<br />
Espagne) explorent<br />
les multiples facettes<br />
de la cohabitation entre<br />
juifs et musulmans, des<br />
premiers liens tissés entre<br />
les tribus juives d’Arabie et le<br />
prophète Mahomet aux prémices<br />
de l’exil définitif des juifs du monde<br />
arabe. Amulettes, manuscrits anciens,<br />
bijoux, objets liturgiques, photographies<br />
ou encore installations audiovisuelles<br />
témoignant ainsi de l’importance et<br />
de la pluralité de ces communautés,<br />
et des échanges prolifiques qui ont façonné<br />
les sociétés du monde arabo-musulman<br />
durant des siècles. L’approche<br />
chronologique et thématique de<br />
l’exposition, conçue sous la houlette de<br />
l’historien Benjamin Stora, commissaire<br />
général, décline les grands temps de la vie<br />
intellectuelle et culturelle juive en Orient.<br />
Une mise en perspective inédite. Et une<br />
relecture de l’histoire, à l’aune d’un<br />
patrimoine d’une formidable richesse. ■ C.F.<br />
« JUIFS D’ORIENT :<br />
UNE HISTOIRE<br />
PLURIMILLÉNAIRE »,<br />
Institut du monde arabe,<br />
Paris (France),<br />
du 24 novembre 2021<br />
au 13 mars 2022. imarabe.org<br />
Babouches<br />
en cuir, Meknès<br />
(Maroc), 1900.<br />
Couverture de tête,<br />
Sanaa (Yémen),<br />
vers 1900.
ON EN PARLE<br />
MUSIQUE<br />
MONOSWEZI<br />
Au croisement<br />
Le QUINTETTE aux origines<br />
plurielles livre un superbe<br />
nouvel opus, à la fois<br />
organique et synthétique.<br />
MONOSWEZI, c’est-à-dire Mo<br />
(Mozambique), No (Norvège),<br />
Swe (Suède) et Zi (Zimbabwe).<br />
Et si « mono » signifie en grec « un<br />
seul », « swezi » veut dire « monde »<br />
en dialecte sud-africain. Ne fût-ce<br />
que par son nom, ce groupe aux<br />
origines plurielles propose, depuis<br />
plus d’une décennie, une musique hybride portée par la voix<br />
de Hope Masike, également joueuse de mbira du Zimbabwe.<br />
Sur Shanu, l’organique est dynamisé par l’électronique,<br />
ce qui n’est pas sans évoquer le travail de Damon Albarn<br />
auprès d’Amadou et Mariam : merci au mellotron,<br />
ici généreusement utilisé par le multi-instrumentiste et<br />
compositeur en chef du groupe, Hallvard Godal. Le propos<br />
est engagé, dénonçant le sexisme, les inégalités sociales<br />
et gouvernementales. En résulte un disque qui plonge<br />
aux sources de ce que nous sommes, à la fois touchant<br />
et enthousiasmant, traditionnel et audacieux. ■ S.R.<br />
MONOSWEZI, Shanu, Riverboat Records.<br />
RÉCIT<br />
L’ADIEU AU PÈRE<br />
Le deuil confiné d’une autrice phare de<br />
la littérature contemporaine anglophone.<br />
« C’EST UN ACTE de résistance et<br />
de refus : le chagrin vous dit que c’est<br />
fini et votre cœur que ça ne l’est pas ; le<br />
chagrin essaie de réduire votre amour<br />
au passé et votre cœur dit qu’il est au présent. » Lorsque<br />
l’autrice de L’Hibiscus pourpre (2003) et d’Americanah<br />
(2013), vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires<br />
en langue anglaise, apprend subitement, en juin 2020,<br />
la mort de son père, c’est un séisme. Séparée de ses proches,<br />
tandis que la planète entière, frappée par la crise sanitaire,<br />
est confinée, l’écrivaine nigériane et militante féministe,<br />
qui n’a de cesse de prendre position contre toutes les<br />
formes de discriminations, se raccroche alors aux mots.<br />
En 30 courts chapitres, Chimamanda Ngozi Adichie nous dit<br />
sa douleur et le deuil insupportable. Poignant et spontané,<br />
son texte écrit au vif de la perte explore sans ambages les<br />
méandres de l’amour filial. Et redonne vie, pour quelques<br />
minutes encore, aux souvenirs les plus intimes. ■ C.F.<br />
CHIM<strong>AM</strong>ANDA NGOZI ADICHIE, Notes sur le chagrin,<br />
Gallimard, 112 pages, 9,90 €.<br />
ROMAN<br />
EXIL DE SOI<br />
Le 18 e roman de Nina Bouraoui livre<br />
un récit troublant sur une Française<br />
émigrée en Algérie, au lendemain<br />
de l’indépendance du pays.<br />
SATISFACTION ou insatisfaction ?<br />
Le mal-être de Madame Hakli, une<br />
Bretonne mariée à un Algérien, grandit<br />
au fil de sa nouvelle vie dans le quartier d’Hydra, à Alger.<br />
Et de ses carnets, rédigés en cachette, comme autant<br />
de confidences et de désillusions. « Je me suis trompée<br />
de vie. Je ne veux pas y croire, mais je l’écris, ce qui est écrit<br />
est à demi écarté », consigne-t-elle dans son récit ambigu<br />
d’un chavirement, émotionnel et psychologique, à l’aune<br />
d’une Algérie en train de se construire, mais qui n’y arrive<br />
pas. La solitude, le déracinement, la maternité habitent<br />
ce roman troublant, où l’amour qui s’égare et le désir<br />
coupable font perdre la raison – la résignation et l’ennui<br />
dégénérant insidieusement en un poison mordant. Ce texte<br />
mélancolique et sensuel rend hommage aux femmes qui<br />
épousent une autre patrie que la leur, une autre histoire,<br />
au grand dam de leur liberté. ■ C.F.<br />
NINA BOURAOUI, Satisfaction,<br />
JC Lattès, 288 pages, 20 €.<br />
GANESH INSIDE PRODUCTION - DR (3)<br />
20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DPA/PHOTONONSTOP<br />
TÉMOIGNAGE<br />
Denis<br />
Mukwege<br />
RÉPARER LE MONDE<br />
Le gynécologue congolais retrace<br />
le COMBAT DE SA VIE : mettre fin<br />
à l’utilisation du viol comme arme de guerre.<br />
« CHAQUE FEMME VIOLÉE, je l’identifie à ma femme.<br />
Chaque mère violée, je l’identifie à ma mère. Et chaque enfant,<br />
je l’identifie à mes enfants. » Ces paroles prononcées<br />
par Denis Mukwege devant le Parlement européen lors<br />
de la remise de son prix Sakharov, en 2014, comment<br />
les oublier ? Rapportées dans le film de Thierry<br />
Michel, L’Homme qui répare les femmes (2015),<br />
elles rendent compte avec force de son quotidien<br />
rude auprès de petites filles et femmes victimes<br />
de sévices sexuels perpétrés par les forces militaires<br />
de la RDC. Un documentaire coup de poing, où l’on<br />
découvre un médecin porté par sa foi en l’humanité,<br />
exposé à ce que même un œil de chirurgien<br />
ne peut s’habituer à voir, et investi d’une mission<br />
plus forte que tout. Son engagement, au péril<br />
de sa vie, a été récompensé par le prix Nobel de<br />
la paix en 2018 – avec l’Irakienne Nadia Murad qui<br />
a attiré l’attention de la communauté internationale<br />
sur les viols de masse organisés par Daech sur les<br />
Yézidis. Depuis plus de vingt ans, cet homme n’a<br />
de cesse de soigner les victimes de violences sexuelles<br />
à l’hôpital de Panzi, à Bukavu, où, menacé de mort,<br />
il vit dorénavant cloîtré, sous la protection des Casques<br />
bleus de la Mission de l’Organisation des Nations<br />
Unies pour la stabilisation en République démocratique<br />
du Congo. Son approche du soin allie prises en charge<br />
médicale, psychologique, socio-économique et légale. Une<br />
manière d’appréhender ses patientes dans leur globalité.<br />
En prenant la plume, ce médecin au destin exceptionnel<br />
continue aujourd’hui d’alerter le monde. Dans un<br />
vrai cri de mobilisation, il nous met face au fléau qui<br />
ravage son pays et nous invite à reconsidérer le monde.<br />
En pansant la douleur subie par toutes les survivantes<br />
de ces crimes contre l’humanité et en clamant haut et<br />
fort que la guérison et l’espoir sont possibles, il insuffle<br />
une force décuplée à toutes les femmes meurtries. ■ C.F.<br />
DENIS MUKWEGE,<br />
La Force des femmes,<br />
Gallimard, 400 pages, 20 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 21
ON EN PARLE<br />
De gauche<br />
à droite, Dighya<br />
Moh-Salem,<br />
Souad Asla,<br />
Noura Mint<br />
Seymali et<br />
Malika Zarra.<br />
CONCERT<br />
SAHARIENNES<br />
HYMNE<br />
À LA SORORITÉ<br />
Avec leur spectacle Sahariennes,<br />
ces quatre illustres chanteuses<br />
CÉLÈBRENT LE DÉSERT.<br />
QUATRE GRANDES VOIX originaires des pays du Sahara<br />
célèbrent à l’unisson le patrimoine commun ancestral<br />
des cultures du désert, et les particularités propres<br />
à chaque territoire. Hymne à la sororité et au partage,<br />
le projet Sahariennes oppose la puissance fédératrice<br />
de la musique aux conflits, aux adversités géopolitiques,<br />
aux frontières arbitraires. Il rappelle la place déterminante<br />
des femmes au sein de ces sociétés, notamment dans la<br />
sauvegarde et la transmission de cet héritage culturel. Sur<br />
des rythmes chaloupés et des riffs de guitare lancinants,<br />
cette transe des dunes est portée par la joueuse d’ardîn<br />
(harpe réservée aux femmes) et griotte mauritanienne<br />
Noura Mint Seymali, l’Algérienne Souad Asla, la Marocaine<br />
Malika Zarra et la native du Sahara occidental Dighya<br />
Moh-Salem. Sous la direction musicale de Piers Faccini, ce<br />
spectacle est constitué d’un répertoire de leurs compositions<br />
respectives et de morceaux traditionnels, sacrés ou<br />
profanes, souvent transmis de mère (ou grand-mère)<br />
en fille, évoquant la célébration, les épreuves. Pour faire<br />
vibrer cette grande famille des musiques sahraouies,<br />
les chanteuses sont notamment accompagnées de<br />
Jeiche Ould Chighaly (guitare, tidinît) et de Mohamed<br />
Abdennour (mandole, guembri). ■ Astrid Krivian<br />
SAHARIENNES, une coproduction Opéra de Lyon<br />
et Dérapage Prod. En concert le 16 novembre<br />
à Noisy-le-Sec, le 21 à Faches-Thumesnil,<br />
le 22 à Orléans, le 25 ou le 27 à Bordeaux.<br />
JEUNESSE<br />
DÉCOUVRIR UN<br />
NOUVEAU MONDE<br />
Dans ce premier volume d’une<br />
collection pour enfants, Anna<br />
Djigo-Koffi rappelle la richesse<br />
et la diversité de l’art africain.<br />
UNE VIE PASSÉE entre<br />
New York, la Côte d’Ivoire et<br />
la France… Anna Djigo-Koffi<br />
a toujours vu l’art comme un<br />
espace de découverte, mais<br />
a aussi très vite remarqué<br />
que les artistes africains<br />
étaient laissés aux marges.<br />
Avec ce texte, et à travers<br />
un personnage qui s’inspire<br />
de sa propre fille, Noa, elle<br />
propose de faire découvrir<br />
des références plurielles et de<br />
s’éveiller à l’art et aux œuvres<br />
ROMAN<br />
L’ATTRAPE-CŒUR<br />
Antonio Dikele Distefano<br />
frappe fort avec son<br />
quatrième roman, adapté<br />
en série pour Netflix.<br />
ANNA DJIGO-KOFFI,<br />
Noa découvre l’art, éditions<br />
Hybrid, 50 pages, 22 €.<br />
pluridisciplinaires du monde<br />
noir. Le riche portfolio<br />
du photographe Paul Sika,<br />
l’architecture épurée d’Issa<br />
Diabaté, l’art plastique engagé<br />
de Nu Barreto ou encore la<br />
peinture sculptée d’Ernest<br />
Dükü nourriront l’imaginaire<br />
des petits lecteurs (à partir<br />
de 7 ans). Un projet innovant,<br />
créé en collaboration avec<br />
des galeries et des artistes,<br />
pour développer une mémoire<br />
culturelle négligée. ■ L.N.<br />
À découvrir sur<br />
ateliersnoa.com.<br />
« LA VIE NOUS TRAITAIT<br />
comme si elle voulait notre<br />
peau et puis finalement,<br />
elle nous la laissait. » C’est l’histoire de Zéro, enfant<br />
qui se sent invisible aux yeux de ses parents, mais aussi<br />
aux yeux du pays qui l’a vu naître (l’Italie) et de<br />
celui de ses origines (l’Angola), qu’il n’a toujours<br />
pas rencontré. Ses blessures affectives fectives ne seront<br />
pansées que par la découverte, adolescent,<br />
du rap. Comme Antonio Dikele Distefano,<br />
dont la mère a ouvert le premier er<br />
magasin dit « exotique » de Ravenne,<br />
dans le nord de l’Italie… Une<br />
création de label et de revue (Esse<br />
Magazine) plus tard, celui qui<br />
poste sans cesse ses histoires sur<br />
Facebook est remarqué, publié, et ne<br />
cesse, depuis, de propager son verbe.<br />
Ce superbe nouveau roman prouve<br />
qu’il est désormais non seulement ent<br />
devenu visible, mais lisible. ■ S.R.<br />
ANTONIO<br />
DIKELE<br />
DISTEFANO,<br />
Invisible,<br />
Liana Levi,<br />
224 pages,<br />
16 €.<br />
GCONNAN - DR (2) - BASSO CANNARSA/OPALE<br />
22
Panneau de revêtement à la joute<br />
poétique, Iran, XVII e siècle.<br />
« ARTS<br />
DE L’ISL<strong>AM</strong> :<br />
UN PASSÉ POUR<br />
UN PRÉSENT »,<br />
18 expositions<br />
dans 18 villes<br />
françaises,<br />
du 20 novembre<br />
2021 au 27 mars<br />
2022.<br />
expo-arts-islam.fr<br />
ÉVÉNEMENT<br />
LES TRÉSORS DE L’ISL<strong>AM</strong><br />
Une opération ambitieuse pour poser<br />
un NOUVEAU REGARD sur les arts<br />
et les cultures du monde musulman.<br />
MUSÉE DU LOUVRE/RAPHAËL CHIPAULT - DR - NIL YALTER - ADAGP, PARIS 2021<br />
ANGOULÊME, BLOIS, RENNES, Clermont-Ferrand,<br />
Toulouse, Tourcoing ou encore Saint-Louis, à la<br />
Réunion… Dix-huit villes françaises témoignent de<br />
la grande diversité des territoires et des populations<br />
concernées par l’islam à travers 18 expositions<br />
de 10 œuvres chacune, issues du département des<br />
arts de l’islam du musée du Louvre et de collections<br />
nationales et régionales. Soit plus de 180 œuvres<br />
au total, à la fois historiques et contemporaines,<br />
d’une lampe de mosquée du XI e siècle, provenant<br />
de Jérusalem, à un chandelier de l’époque de<br />
Saladin, signé par un artiste de Mossoul, en passant<br />
par les dessins et collages de la Franco-Turque<br />
Nil Yalter. Car la civilisation islamique, vieille de<br />
1 300 ans, est aussi arabe que turque, indienne<br />
qu’iranienne, asiatique ou maghrébine. Et c’est cette<br />
pluralité culturelle et confessionnelle que ce projet,<br />
destiné à un très large public – et aux jeunes<br />
générations en particulier –, met en lumière. ■ C.F.<br />
Les Collages<br />
de Topak Ev,<br />
Nil Yalter, 1973.<br />
Extrait du film Le Roman algérien (chapitre 1), Katia Kameli, 2016.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 23
ON EN PARLE<br />
PHOTOGRAPHIE<br />
AU CŒUR<br />
DE LA MODE<br />
Parce que le continent ne cesse<br />
de témoigner sa folle effervescence<br />
en matière de créateurs, cet ouvrage<br />
RICHE EN IMAGES en retrace<br />
les plus beaux exemples.<br />
EMMANUELLE COURRÈGES,<br />
Swinging Africa :<br />
Le Continent mode,<br />
Flammarion, 240 pages, 60 €.<br />
EMMANUELLE COURRÈGES, journaliste, donne dès son avant-propos<br />
les raisons de ce beau livre : « La multitude de cultures qui traversent<br />
ce continent, le nombre de créateurs et de photographes de talent<br />
qui le font aujourd’hui scintiller sur la scène locale et/ou internationale ;<br />
le dynamisme créatif des diasporas d’Europe, du Brésil ou des États-Unis. »<br />
Ainsi, en texte comme en très belles photographies, on découvre les<br />
propositions mode d’Ituen Basi (Nigeria), d’IamISIGO (Nigeria également),<br />
de Maxhosa Africa (Afrique du Sud), de Noureddine Amir (Maroc) ou<br />
encore de Loza Maléombho (Côte d’Ivoire). Sans oublier la beauté ainsi que<br />
les accessoires imaginés par une jeune garde qui ne cesse de questionner<br />
le monde qui l’entoure, y compris le plus lointain. Passionnant. ■ S.R.<br />
Ibaaku.<br />
DR - JEAN-BAPTISTE JOIRE<br />
24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
IamSIGO.<br />
MAGANGA MWAGOGO<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 25
ON EN PARLE<br />
La BoBaR est à la fois<br />
une boutique, un bar<br />
et un restaurant.<br />
SPOTS<br />
LE TOGO<br />
AUX FOURNEAUX<br />
À LOMÉ OU À PARIS,<br />
deux adresses qui mettent<br />
en lumière la cuisine « comme<br />
au pays ».<br />
C’EST AFIN DE PROMOUVOIR une consommation saine<br />
et locale que l’Organisation d’appui à la démocratie et au<br />
développement local (OADEL), une ONG togolaise, a décidé<br />
de lancer la BoBaR, à Lomé, en 2013. Un lieu qui associe<br />
boutique, bar et restaurant. Dans un joli cadre, sur la lagune<br />
de Bè, cet espace unique propose des spécialités à base<br />
de feuilles de haricots, de moringa ou de patates douces,<br />
servies avec du riz ou des céréales togolaises (mil, sorgho,<br />
maïs frais…). Tous les plats, traditionnels ou innovants, sont<br />
cuisinés avec des légumes, de la viande ou du poisson issus<br />
de productions locales. Des recettes à retrouver dans un livre<br />
Le 228 Togo a ouvert en juillet 2020<br />
dans le 12 e arrondissement parisien.<br />
édité par l’ONG et à savourer avec des boissons à l’ananas,<br />
mangue et gingembre, ou un verre de vin togolais. On peut<br />
aussi terminer le repas avec un peu d’eau-de-vie de palme.<br />
Si la BoBaR vous a mis l’eau à la bouche, mais que<br />
vous ne pouvez pas aller jusqu’à Lomé, vous pouvez<br />
toujours tester le 228 Togo, à Paris. Ouvert en juillet 2020<br />
dans le 12 e arrondissement par la jeune Gold Teko, ce<br />
nouveau spot veut redonner toute sa place à la cuisine<br />
togolaise dans la capitale. Arrivée à Paris il y a six ans,<br />
Gold travaille avec sa mère, et doit beaucoup à son père,<br />
un cuisinier sud-africain. Dans son restaurant, des entrées<br />
aux fromages, en passant par l’ayimolou (le petit-déjeuner),<br />
tout est togolais. Même la bière et les jus arrivent de<br />
Lomé. Que vous soyez plus poulet djenkoumé ou foufou,<br />
un plat traditionnel à base d’igname pilé, le nord comme<br />
le sud sont bien représentés. Tout comme les sauces :<br />
ademe, graine, arachide, tomate… Un vrai régal ! ■ L.N.<br />
228-togo.business.site<br />
CHRISTOPH PÜSCHNER/BROT FÜR DIE WELT - DR (2)<br />
26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
ARCHI<br />
L’hôpital de Tambacounda<br />
Au-delà du bâti<br />
Pensé en ÉTROITE COLLABORATION avec les acteurs locaux,<br />
le projet a eu des retombées positives sur le tissu social sénégalais.<br />
LA FONDATION JOSEF ET ANNI<br />
ALBERS a financé la construction d’une<br />
maternité et d’un service pédiatrique<br />
au sein de l’hôpital de Tambacounda,<br />
l’une des villes les plus chaudes de<br />
la planète, dans l’est du Sénégal. Le<br />
projet a été confié à l’architecte suisse<br />
Manuel Herz, qui a passé plusieurs mois<br />
sur place avant de proposer une idée<br />
respectant les attentes des Sénégalais.<br />
Le nouveau bâtiment de deux étages<br />
et en forme de S est très long et étroit.<br />
Tout y est pensé pour garantir une<br />
bonne ventilation des pièces, disposées<br />
sur un seul côté des couloirs, où ont été<br />
aménagés des espaces pour les parents<br />
des patients, qui peuvent attendre<br />
à l’abri de la chaleur. La façade en<br />
briques ajourées, dont le prototype<br />
a été remployé pour construire une<br />
école dans un autre village – d’après<br />
une idée du docteur Magueye Ba,<br />
de l’association Le Korsa – permet<br />
de ne pas recourir à la climatisation,<br />
en dehors du bloc opératoire. Comme<br />
le reste du bâtiment, le brise-soleil<br />
a été imaginé à partir de matériaux<br />
locaux et construit par des ouvriers<br />
de la région. « Le chantier a garanti<br />
des revenus à une quarantaine<br />
de familles », détaille l’architecte.<br />
Qui a financé la construction d’un<br />
jardin pour enfants et continue de<br />
développer le projet : « Nous sommes<br />
dans un dialogue et une collaboration<br />
permanente avec les personnes.<br />
C’est un chantier vivant, on ne<br />
peut pas le réduire à un bâtiment »,<br />
explique-t-il. ■ L.N. manuelherz.com<br />
IWAN BAAN/STUDIO IWAN<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 27
PARCOURS<br />
Randa Maroufi<br />
ENTRE PHOTOS, FILMS ET INSTALLATIONS,<br />
les œuvres de cette artiste franco-marocaine s’attachent à révéler l’histoire<br />
des « invisibles ». Elle présente un solo show au Centre d’art contemporain<br />
Chanot, à Clamart, en région parisienne. par Fouzia Marouf<br />
Passionnée, l’œil vif, Randa Maroufi se fixe sur les objets, les images qui lui sont chers,<br />
dévoilant son panthéon personnel lors de l’exposition « L’Autre comme hôte », au Centre<br />
d’art contemporain Chanot, en région parisienne. Le titre de l’événement est un hommage<br />
à son père, douanier dans le nord du Maroc, qui avait fait le serment de « considérer comme<br />
hôte dans son pays le voyageur étranger ». Au travers de photos, de films, d’installations,<br />
l’artiste nous plonge dans une histoire culturelle et sociale multiple. « La photographie est<br />
avant tout un médium. Je ne souhaite pas m’enfermer dans une seule forme d’expression.<br />
Je préfère me penser multidisciplinaire, indisciplinée. Les films me donnent cette liberté :<br />
j’y intègre une dimension photographique, la performance, le son, la mise en scène, et ce<br />
rapport particulier à l’espace et au mode de diffusion », confie-t-elle. Dans la vidéo Les Plieurs, l’esthétique flirte<br />
avec le formel, deux hommes tentent de plier avec maladresse un tissu bleu, outil de commémoration, drapeau<br />
de la communication. Née en 1987 à Casablanca, Randa Maroufi est diplômée de l’Institut national des beaux-arts<br />
de Tétouan en 2010 et de l’École supérieure des beaux-arts d’Angers en 2013. La sensibilité de son regard pose<br />
la question de la place des sans-voix dans<br />
l’espace public ou intime, en témoignant<br />
de leur dignité. Ses images bousculent<br />
l’inconscient collectif et s’attachent<br />
à révéler l’histoire des invisibles qu’elle<br />
choisit de mettre en scène. Pour preuve,<br />
Les Intruses (2019), une série consacrée aux<br />
femmes du quartier de Barbès, à Paris : « Je<br />
m’inspire de préoccupations d’ordre social,<br />
sociétal et politique. Mes photos examinent<br />
le territoire, interrogent ses limites, la<br />
façon dont les êtres humains l’investissent.<br />
« Mhajbi - Barbès » de la série Les Intruses, 2019.<br />
Je mène une réflexion approfondie sur<br />
les formes d’appropriations des espaces politiques. Je choisis de montrer ce que ces espaces réels ou symboliques<br />
produisent sur les corps. Ce projet est né lors de mes trajets quotidiens sur la ligne 2 du métro parisien, j’ai observé<br />
une occupation majoritairement masculine. L’envie de travailler sur le détournement des genres a germé. »<br />
Fruits d’une longue réflexion, ses œuvres protéiformes ouvrent la voie à des représentations nuancées et engagées :<br />
« Chaque projet naît d’une rencontre avec un lieu et des individus, ce croisement est précieux et primordial pour<br />
créer des fictions questionnant le réel. » Dans une veine politique, son court film Bab Sebta (2019), primé à travers<br />
le monde, évoque l’enclave espagnole de Ceuta sur le territoire marocain, haut lieu de l’économie parallèle : « Il<br />
révèle des rapports humains hors du commun, une perte de repères, une folie de l’espace !» Son art a été exposé<br />
au New Museum of Contemporary Art de New York, à la Biennale de Dakar et lors des Rencontres photographiques<br />
de Bamako. ■ « L’Autre comme hôte », Centre d’art contemporain Chanot, Clamart (France), jusqu'au 28 novembre.<br />
ŒUVRE PRODUITE PAR L’INSTITUT DES CULTURES D’ISL<strong>AM</strong> DANS LE CADRE DE L’APPEL À PROJETS DE LA VILLE DE PARIS “EMBELLIR PARIS”.<br />
28 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
BENJ<strong>AM</strong>IN GEMINEL/HANS LUCAS<br />
« Chaque projet<br />
naît d’une<br />
rencontre<br />
avec un lieu<br />
et des individus. »
PROFITEZ D'<br />
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C’EST COMMENT ?<br />
PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />
LA COP DE LA DERNIÈRE CHANCE ?<br />
DOM<br />
Samedi 23 octobre, Sénégal. Une centaine de femmes battent le pavé à Dakar.<br />
Elles sont là pour tirer la sonnette d’alarme en vue de sauver d’urgence l’environnement<br />
menacé par les changements climatiques. La plupart d’entre elles travaillent la terre et<br />
sont confrontées aux inondations, à la pollution, à l’érosion, aux coups de vents inhabituels…<br />
« Nous n’avons plus de nappes phréatiques. Les animaux meurent par manque<br />
d’eau. Nous ne pouvons plus faire d’agriculture », clame leur porte-parole Nadia. Un<br />
mouvement de ras-le-bol, orchestré volontairement à une semaine de l’ouverture de la<br />
COP26, le dimanche 31 octobre, à Glasgow, en Écosse. Une COP considérée comme<br />
celle de la dernière chance par la plupart des pays du continent. Et par le président du<br />
Groupe africain des négociateurs sur le changement climatique, le Gabonais Tanguy<br />
Gahouma-Bekale : « On ne voit pas l’argent sur le terrain,<br />
ça fait plus de dix ans que nous attendons les 100 milliards<br />
de dollars promis. »<br />
Pour l’Afrique, un seul thème à l’ordre du jour :<br />
forcer les pays développés à tenir leurs promesses face à<br />
l’urgence écologique. Une aide qui devrait déjà être revue<br />
à la hausse, selon la plupart des spécialistes de la question.<br />
Six ans après la COP21 tenue à Paris, on parle de besoins<br />
allant jusqu’à 700 milliards de dollars par an… À voir. Mais<br />
ce qui est sûr, c’est que pour les petits pollueurs du monde<br />
(pour rappel, le continent est responsable de 4 % des émissions<br />
de gaz à effet de serre dans le monde), les ravages<br />
sont déjà démesurés. Avec des premières retombées imminentes<br />
sur la question alimentaire, avec des terres brûlées<br />
et une pénurie d’eau grandissante.<br />
Et surtout, faut-il le rappeler, les politiques locales<br />
ont du mal à imposer des règles en faveur du climat, faute<br />
de moyens c’est sûr, mais aussi à cause des réalités du<br />
terrain. Dans des pays préoccupés par l’urgence de la pauvreté<br />
à résoudre ou confrontés à l’insécurité, la question de<br />
l’environnement est reléguée au second plan. Voire à La Saint-Glinglin pour des citoyens<br />
occupés à sauver leur peau et à nourrir leurs enfants au jour le jour. Ils n’ont pas toujours<br />
l’espace mental pour se projeter sur les catastrophes climatiques de demain. Si couper<br />
du bois pour se chauffer à moindre coût participe dangereusement à la déforestation,<br />
peu importe. Et lorsque l’argent aura été débloqué et les politiques vertes africaines mises<br />
en place, ce sera peut-être là, au niveau de la prise de conscience citoyenne, que le<br />
combat pour l’environnement sera le plus difficile à mener. Car, en Afrique, les deux combats<br />
doivent se mener de concert, celui pour le développement et celui pour le climat. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 31
décryptage<br />
BIENVENUE<br />
EN FRANCE !<br />
À quelques mois d’une élection présidentielle capitale, le débat<br />
est dominé par les « excès » d’Éric Zemmour, sur l’identité, la religion,<br />
les rapports hommes-femmes, l’histoire. Le reflet d’une nation<br />
qui rejette sa propre pluralité. par Zyad Limam<br />
On ne parle presque que de cela, et<br />
presque que de lui. Éric Zemmour,<br />
ancien journaliste au Figaro, vedette<br />
télévisuelle des cercles de droite,<br />
écrivain et polémiste, monopolise les<br />
médias et la scène politique avec un discours<br />
d’ultra-droite, une non-campagne<br />
parfaitement rodée et avant même qu’il<br />
ait déclaré sa candidature à l’élection présidentielle, il réalise<br />
une percée inédite par la fulgurance et l’ampleur. Il se trouve<br />
en capacité de se qualifier pour le second tour. Zemmour a de<br />
l’expérience, « du fond ». Il s’est rodé tout au long de ses années<br />
de militantisme et des nombreuses émissions de télévision. Il a<br />
clairement une ambition et une équipe qui s’organise. Il y a certainement<br />
des personnalités, des entrepreneurs qui partagent sa<br />
vision bipolaire et étriquée du monde. CNews où il a longtemps<br />
sévi appartient au milliardaire Vincent Bolloré. Bref, Zemmour,<br />
ce n’est pas un « guignol », pour reprendre l’expression hâtive<br />
d’Anne Hidalgo, maire de Paris et candidate du Parti socialiste.<br />
Zemmour est un symptôme d’une société crispée et un animal<br />
politique très habile. Il relève plus du danger public organisé.<br />
À côté, Marine Le Pen, c’est presque soft.<br />
Zemmour profite à plein de la crise du débat public et de la<br />
démocratie représentative, en France comme ailleurs. Le débat<br />
à l’ancienne, raisonnable, basé sur des programmes, sur une<br />
certaine relativité, ne répond plus à l’anxiété d’une partie des<br />
citoyens. Selon les enquêtes d’opinion menées par la fondation<br />
Jean-Jaurès, les soutiens d’Éric Zemmour ne font pas dans la<br />
finesse idéologique : 65 % se déclarent comme « radicaux » ou<br />
« très radicaux ». Ils sont préoccupés avant tout par l’immigration<br />
(75 %) et la délinquance (51 %). Ils estiment, à 96 %, que l’islam<br />
est une menace et à 98 % qu’il faut fermer davantage encore<br />
les portes de l’immigration. Les questions environnementales,<br />
sociétales, les problèmes d’inégalité sociale ne les concernant pas<br />
ou peu… L’électorat potentiel traverse toutes les classes sociales,<br />
riches ou moins riches, jeunes ou moins jeunes, à l’exception<br />
notable des femmes, cibles répétées du discours « machisant » et<br />
virilisant d’Éric Zemmour. Et de toutes les minorités sexuelles<br />
(obsessions qui, à elles seules, mériteraient une analyse psychanalytique<br />
avancée).<br />
Zemmour, c’est Donald Trump, en plus structuré, méthodique,<br />
froid. Comme Charles Maurras et d’autres penseurs<br />
de l’extrême droite, Zemmour est conscient que le récit l’emporte<br />
sur les faits. Le mensonge paie, l’outrance et la radicalité<br />
séduisent, les condamnations judiciaires répétées pour incitation<br />
à la haine raciale ne pèsent pas lourd. Zemmour ose. Avec<br />
quelques idées « fortes », si on peut les qualifier ainsi. Dans le<br />
« récit » apocalyptique « zemmourien », la répétition fonctionne :<br />
le rejet de l’immigration, le rejet de l’arabe et des musulmans,<br />
inaptes à s’intégrer et, pire encore, acteurs actifs et déterminés<br />
d’un grand remplacement qu’il faut stopper. Voire tous, plus ou<br />
moins, des terroristes en puissance. Comme Zemmour l’écrit :<br />
32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
À Rouen, le 22 octobre,<br />
dans le cadre de sa tournée<br />
promotionnelle pour<br />
son dernier livre.<br />
ETIENNE CHOGNARD/STARFACE<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 33
DÉCRYPTAGE<br />
« La démographie, c’est le destin. » Il faut donc construire la<br />
forteresse et protéger la seule civilisation qui vaille. Zemmour<br />
invoque une France idéale, homogène, « racialement » et religieusement,<br />
il insiste sur une France qui tourne le dos au déclin,<br />
revenant ainsi à une époque mythique, préalable à la débâcle<br />
historique de 1940 et aux défaites de la décolonisation (Diên<br />
Biên Phu, accords d’Évian). Une France fière d’elle-même ou tout<br />
le monde devra porter des prénoms « français ».<br />
Pour reconstruire cette France éternelle et glorieuse, il faut<br />
purger son passé, élaborer là encore un récit mythifié, quitte à<br />
tordre le cou aux faits historiques. Émettre des doutes sur l’innocence<br />
de Dreyfus, relativiser Vichy et Pétain (qui aurait aidé les<br />
juifs de France), De Gaulle et Pétain devenant quasiment complémentaires,<br />
justifier Maurice Papon, condamner la famille<br />
Sandler, victime de l’horreur du terroriste Merah, pour avoir<br />
fait enterrer les siens en Israël… C’est stupéfiant. C’est souvent<br />
illégal, mais ça passe. L’opinion s’habitue aux excès, aux condamnations.<br />
Et au fond, le plus inquiétant, c’est que cela résonne<br />
aussi. « Voilà, finalement, quelqu’un qui dit ce qu’il pense. Et puis<br />
c’est vrai, ces Arabes et ces musulmans… Et au fond, la France<br />
d’hier, ça ne devait pas être si mal… »<br />
Pour Éric Zemmour, la stratégie doit être celle de la rupture,<br />
de l’affrontement. Sans concession. Une lutte frontale. Les<br />
mots sont violents et assumés : « Pour moi, la délinquance que<br />
nous vivons n’est pas une délinquance, c’est un djihad », ou bien<br />
encore : « Nos dirigeants pensent qu’en refusant le conflit, ils<br />
l’éviteront. Ils se trompent. Il n’y a qu’une seule alternative :<br />
soit nous assumons ce rapport de force, comme nous l’avons<br />
assumé pendant des siècles ; soit nous perdrons et nous serons<br />
liquidés. » Ou bien encore : « Nous ne pouvons pas supporter<br />
deux civilisations sur le sol français. » Ou bien encore : « Il faut<br />
réserver en priorité les soins aux nationaux [dans les hôpitaux,<br />
ndlr]. » Zemmour met en scène un véritable risque existentiel<br />
pour la France, et il désigne des « ennemis ». C’est la stratégie de<br />
la guerre civile. Une fois de plus, on pense à Donald Trump. Et<br />
Donald Trump a été élu… Pour Zemmour, la stratégie est opérationnelle.<br />
Il faut « disrupter », dynamiter le système en levant<br />
les tabous, en dépassant « la bourgeoisie lepéniste ». Et dans ces<br />
sociétés troublées par la pandémie de Covid-19, chamboulées<br />
par deux ans de restrictions, de peur, de confinements, la lutte<br />
est gagnable. La présidence est possible… à condition évidemment<br />
d’obtenir les 500 parrainages d’élus pour se présenter.<br />
Soixante-dix pour cent des Français répondent que, de toute<br />
façon, Zemmour est « inéligible », qu’il n’a pas l’étoffe d’un président<br />
de la République. Mais le danger est réel. Peut-être pas<br />
aujourd’hui, peut-être pas pour la présidentielle de mai 2022.<br />
Même si l’on imagine avec un certain effroi le débat possible :<br />
Emmanuel Macron versus Éric Zemmour… Mais le « zemmourisme<br />
» dans sa logique de combat, du tout ou rien, de désignation<br />
de l’ennemi intérieur s’installe. Il s’installe sur le terreau<br />
d’une France, ou d’une partie de la France, obsédée par les questions<br />
identitaires, religieuses, migratoires. Cible du terrorisme,<br />
comme d’autres, cette France a construit un imaginaire antimusulman<br />
puissant (« tous coupables », « inassimilables »), alimenté<br />
aussi par l’héritage de la période coloniale. Le zemmourisme,<br />
comme le lepénisme, s’installe aussi sur les impasses de<br />
l’intégration. La France a importé massivement des ouvriers<br />
pendant les années 1960 et 1970, pour laisser leurs enfants<br />
se concentrer dans des banlieues délaissées, en marge de la<br />
République. L’intégration ne fonctionne pas « en bas », avec un<br />
marché du travail difficilement accessible, la ghettoïsation scolaire<br />
et urbaine. Et elle ne fonctionne pas en haut non plus. Les<br />
élites françaises (politiques, médiatiques, entrepreneuriales…)<br />
restent largement « blanches ». Il suffit de regarder la télévision.<br />
Avec des exceptions tolérables dans les milieux de la culture et<br />
du sport, cache-misère bien pratique du reste…<br />
LA FRANCE EST UN PAYS « MÉTIS »<br />
La France est pourtant « identitairement » un pays « métis ».<br />
Selon Pascal Blanchard [voir son interview ci-contre], entre 12<br />
et 14 millions de Français, soit entre 18 et 22 % de la population<br />
totale, ont au moins un de leurs grands-parents né dans<br />
un territoire non européen. L’historien calcule que sur quatre<br />
générations, un quart au moins des Français ont une origine<br />
extra-européenne et un autre quart ont au moins un grandparent<br />
issu des immigrations intra-européennes. Quarante pour<br />
cent auraient donc un « ailleurs » dans leur généalogie. Et cet<br />
« ailleurs » a fortement contribué au génie de la nation.<br />
Pourtant, dans ce pays métis, le danger migratoire est perçu<br />
comme une urgence, alors que depuis les années 1980, les gouvernements<br />
successifs empilent les lois de plus en plus restrictives.<br />
Un empilement destiné à contrer l’extrême droite (avec le<br />
succès que l’on sait…) et qui finit par accentuer la paranoïa au<br />
lieu de la réduire. Et qui va à l’encontre des chiffres. La population<br />
étrangère, vivant en France, s’élève à un peu plus de 5 millions<br />
de personnes, soit un peu moins de 8 % de la population. Et<br />
la France n’est pas le pays d’Europe qui compte le pourcentage<br />
le plus élevé d’immigrés : Autriche (17 %), Suède (16 %), États-<br />
Unis (15 %), Royaume-Uni (13 %), Espagne (13 %), Allemagne<br />
(12 %), France (12 %), Pays-Bas (12 %), Belgique (11 %), ou<br />
bien encore Italie (10 %).<br />
Cette crispation permanente pèse de plus en plus lourdement<br />
sur le soft power français. L’image du pays des droits de<br />
l’homme, de l’universalisme, qu’il renvoie via les télévisions, les<br />
réseaux sociaux, Internet, est celui de la fermeture, du repli, de<br />
l’hostilité, des visas impossibles. D’un pays miné par les discours<br />
lepénistes, zemmouristes, par le racisme ambiant et l’obsession<br />
identitaire. D’un pays replié sur un « lui-même fantasmé », au<br />
lieu de privilégier sa diversité consubstantielle, ses diasporas<br />
actives et leurs potentiels à créer des liens aux quatre coins du<br />
monde. Cette négativité joue sur la diplomatie, l’économie, l’attractivité<br />
du pays. On le voit dans ses relations à l’Afrique, alors<br />
que le continent pourrait être un formidable levier de croissance<br />
partagée. On le voit aussi en matière de compétitivité. En cette<br />
34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
époque de Covid ou de post-Covid, le redémarrage des économies<br />
riches est aussi freiné par les pénuries de main-d’œuvre.<br />
Aujourd’hui, l’hôpital et l’agriculture ont besoin de bras, de<br />
talents venus d’ailleurs. Mais la rigidité du débat sur l’immigration<br />
rend la perspective insurmontable. Le blocage ne concerne<br />
pas que les immigrants potentiels « du Sud ». Les Européens,<br />
qui ont toute liberté à s’installer et à travailler dans l’UE ne<br />
plébiscitent pas la France (sauf pour s’y acheter une maison de<br />
campagne peut être…). Ils préfèrent le Luxembourg, l’Autriche,<br />
la Belgique, l’Irlande, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, l’Italie,<br />
les Pays-Bas… Et toujours l’Angleterre, malgré le populisme<br />
ambiant et les « barbelés à la frontière ». Pour réussir, exister sur<br />
la scène, il faut aussi pouvoir attirer les talents, être compétitif à<br />
l’échelle du monde, faire venir les futurs prix Nobel, attirer les<br />
grands écrivains de demain, les sportifs, les entrepreneurs, les<br />
capitalistes, les scientifiques. S’ouvrir. Ce que faisait la France du<br />
XX e siècle en attirant l’élite internationale des arts, des sciences,<br />
des lettres… Dans ce monde sens dessus dessous, bouleversé<br />
par le Covid et les changements climatiques, où tout change<br />
vite, la France a encore un rôle à jouer. En tournant le dos à<br />
Zemmour, et à tous ceux qui font du déclinisme et de l’identité<br />
l’alpha et l’oméga du discours. En se réconciliant avec ellemême,<br />
avec sa nature plurielle. En tournant le dos aux discours<br />
« ethniques » pour se recentrer sur ce qui fait sa force dans un<br />
monde global : sa diversité. Et en focalisant sur les vrais sujets :<br />
les nouvelles croissances, les égalités sociales et géographiques,<br />
l’éducation, l’attrait.<br />
Les autres chemins sont une impasse. ■<br />
HERVÉ THOUROUDE<br />
Pascal Blanchard<br />
« La peur profonde : celle<br />
de ne plus être blanc demain »<br />
Pascal Blanchard est coauteur du livre Le Racisme en images :<br />
Déconstruire ensemble, une analyse historique d’illustrations<br />
et de photos racistes, agrémentée de contributions de personnalités.<br />
Il détaille le fonctionnement de cet imaginaire… encore prégnant en France, et permet<br />
d’appréhender l’aura du polémiste d’extrême droite. par Cédric Gouverneur<br />
<strong>AM</strong> : Dans votre livre, vous reproduisez une publicité<br />
de 1986 mettant en scène un cannibale. Et une affiche<br />
de 1989 où l’humoriste Michel Leeb pratique le blackface.<br />
Lilian Thuram témoigne, lui, des brimades subies à la<br />
récré, dans les années 1980, à cause d’un dessin animé en<br />
apparence anodin, La Noiraude, qui montrait une vache<br />
noire, hypocondriaque et stupide. Pour les autres enfants,<br />
elle ne pouvait être que le garçon noir de l’école !<br />
Ce sont des exemples concrets. Depuis la sortie du livre,<br />
beaucoup de gens sont venus nous raconter de telles anecdotes.<br />
Les stéréotypes, les préjugés, les images « humoristiques » sont<br />
un peu comme un mille-feuille : elles constituent des strates qui<br />
demeurent dans l’inconscient collectif. Une image, ce n’est pas<br />
comme un film, un livre ou un discours que vous avez le choix de<br />
regarder, de lire ou d’écouter. Elles ont une puissance de frappe<br />
hallucinante, elles s’imposent pour nous transmettre une vision<br />
du monde. En voyant ces images aujourd’hui, on s’imagine que<br />
l’on a pris nos distances, mais il demeure quelque chose dans<br />
l’inconscient collectif. Une dame m’a parlé des yeux en boules de<br />
loto des Noirs dans les caricatures coloniales : « Cela me faisait<br />
rire lorsque j’étais enfant. » Cette caricature, représentée sur des<br />
dizaines de milliers de cartes postales et dessins de presse de<br />
l’époque, sous-tend l’idée que le cerveau des Noirs serait plus<br />
petit, fonctionnerait moins bien et moins vite, une des théories<br />
racistes véhiculées par des « savants » du XIX e siècle. Lorsque le<br />
public rigolait, il intégrait, en fait, cette idée : les Noirs seraient<br />
moins intelligents que les Blancs ! Il y a une sorte d’échelle de<br />
Richter du racisme : étape 1, l’humour ; étape 2, la différenciation<br />
; étape 3, la xénophobie… jusqu’à l’étape 10, le Ku Klux<br />
Klan (KKK) et les nazis. Chacune, de 1 à 9, prépare le terrain<br />
de la dixième. Tout le monde – ou presque – est heureusement,<br />
aujourd’hui, horrifié par les images de propagande hitlérienne<br />
et celles du KKK. Mais beaucoup auront, au préalable, approuvé<br />
de manière inconsciente ces étapes intermédiaires.<br />
Vous montrez une publicité chinoise ahurissante, où une<br />
femme met un Africain dans une machine à laver, dont<br />
il ressort asiatique ! Elle serait impensable aujourd’hui<br />
en Europe, mais elle date seulement de… 2016 ! Malgré la<br />
Chinafrique, le racisme est toujours très présent en Asie ?<br />
En Asie, les « méchants » des mangas ont la peau foncée. Les<br />
Japonais se perçoivent comme blancs, et à Osaka, en 1903, un<br />
zoo humain présentait des Aïnous [peuple indigène de l’archipel<br />
nippon, ndlr], des Formosiens et des Coréens… La propagande<br />
coloniale japonaise avait même inventé un personnage coréen<br />
cannibale afin de justifier la conquête de la péninsule ! Le mécanisme<br />
est toujours le même : coloniser passe par l’acceptation de<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 35
DÉCRYPTAGE<br />
l’inacceptable (la domination raciale, le travail forcé…), il faut<br />
donc déshumaniser. Le cannibale étant inhumain, il ne serait<br />
pas inhumain de le coloniser. Les livres racistes, comme ceux<br />
d’Arthur de Gobineau, étant peu lus, cette propagande passe par<br />
l’image. Pendant l’affaire Dreyfus (1894-1906), dans une société<br />
française qui était encore très rurale, les juifs étaient représentés<br />
par la propagande antisémite sous forme d’animaux « nuisibles<br />
», qui seraient différents et dangereux. La caricature laisse<br />
une trace et façonne l’inconscient collectif. Quarante ans après<br />
l’affaire Dreyfus, ce sera l’occupation, Vichy, et finalement la<br />
Shoah. Ces images antisémites n’ont pas disparu et reviennent,<br />
aujourd’hui, sur les réseaux sociaux.<br />
Aujourd’hui, quel est le poids de l’image<br />
dans nos sociétés ?<br />
En une seule journée, les jeunes d’aujourd’hui voient autant<br />
d’images que leurs arrière-grands-mères<br />
en voyaient dans toute leur vie. Ils ont<br />
un degré d’acceptation hallucinant. Les<br />
filles sont davantage choquées, car le<br />
discours dévalorisant et sexuel sur les<br />
femmes a été peu à peu déconstruit.<br />
Mais globalement, il y a un « taux d’acceptation<br />
» du stéréotype assez élevé.<br />
Les tensions actuelles entre<br />
la France et l’Algérie s’inscrivent<br />
dans une guerre des mémoires<br />
non résolue ?<br />
Les rapports entre ces deux pays<br />
continuent de s’appréhender non sur le<br />
réel mais sur le fictionnel, notamment<br />
sur cet imagier colonial. La plupart des<br />
Français actuels n’ont pas connu les<br />
colonies. Mais ils ont vu des images. Le<br />
vieil oncle réactionnaire qui, au repas de<br />
famille, vous bassine avec l’Algérie française<br />
a en tête non la réalité, mais les images de la propagande<br />
coloniale de l’époque : des ponts, des routes, des dispensaires…<br />
qui ne disent évidemment rien de la violence des rapports coloniaux.<br />
La différence est que dorénavant un contre-imaginaire<br />
se construit : les moins de 25 ans ont entendu les intellectuels et<br />
les artistes parler de la torture, du massacre du 17 octobre 1961.<br />
Ils ont tous vu le western Django Unchained de Quentin Tarantino<br />
sur l’esclavage, et ils connaissent, bien sûr, l’affaire George<br />
Floyd. Tout cela a changé la manière de regarder ce passé.<br />
Cette contre-culture va, parfois, jusqu’à en appeler<br />
au déboulonnage de statues aux Antilles, voire à brûler<br />
des livres, comme dans des écoles amérindiennes,<br />
au Canada ! Vous y êtes opposé.<br />
Je prendrais comme exemple le monument Voortrekker,<br />
inauguré à Pretoria en 1949 pour célébrer la conquête sanglante<br />
du pays par les Boers au XIX e siècle. C’est un mémorial ouvertement<br />
raciste, à la gloire de l’Apartheid et de la suprématie<br />
« On est passé<br />
d’un rejet<br />
des étrangers<br />
et des immigrés<br />
au rejet de leurs<br />
enfants, pour<br />
protéger “notre”<br />
identité. »<br />
blanche. En 1994, le Congrès national africain voulait le démonter.<br />
Mais Nelson Mandela s’y est opposé, disant, sommairement,<br />
que « personne ne nous croira si on le démonte ». Déboulonner,<br />
c’est se priver d’outils pédagogiques, de preuves. Supprimer<br />
celles-ci laisse le champ libre aux révisionnistes. Aujourd’hui,<br />
les Sud-Africains visitent cet édifice afin de ne jamais oublier.<br />
Après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu des débats sur la<br />
pertinence de montrer des images de la Shoah : cela nous paraît<br />
évident, aujourd’hui, qu’il faut les montrer pour couper court<br />
aux négationnistes. Idem pour les lynchages dans les États<br />
sudistes, qui étaient annoncés par voie de presse et pouvaient<br />
rassembler des milliers de personnes ! Des familles posaient en<br />
photo devant les cadavres d’Afro-Américains suppliciés et brûlés<br />
! Il faut montrer ces images choquantes afin que ne soit pas<br />
mise en doute la réalité de ces faits. Spike Lee les utilise dans son<br />
film BlacKkKlansman, car les jeunes<br />
Afro-Américains les avaient quelque<br />
peu oubliées. Elles permettent de<br />
déconstruire le passé et le racisme.<br />
L’audience de Marine Le Pen,<br />
et désormais d’Éric Zemmour,<br />
représente-elle la réussite<br />
posthume de cet imagier<br />
colonial ?<br />
Dans la bouche de Le Pen et de<br />
Zemmour, la perte ressentie de la<br />
grandeur de la France est symbolisée<br />
par la perte de l’empire colonial.<br />
Le second appuie sur cet imaginaire<br />
lorsqu’il parle du déclin de l’Hexagone,<br />
qui était alors, à ses yeux, une<br />
grande puissance, où chacun – selon<br />
sa couleur de peau – était à sa place<br />
et restait à sa place. Où le métissage<br />
était réprouvé, mais où les hommes<br />
blancs se divertissaient avec les femmes colonisées : la congaï<br />
d’Indochine, la prostituée de Casablanca. C’est cela qu’il évoque<br />
lorsqu’il compare hier à aujourd’hui, qu’il parle des minorités qui<br />
vont faire la loi… Un hier fantasmé, le temps béni des colonies<br />
que Michel Sardou chantait encore en 1976 ! Zemmour peut<br />
surfer sur cet imaginaire, car il n’a jamais disparu : il y a ces<br />
strates en amont, une continuité. Zemmour dit en substance :<br />
« Il y a eu une parenthèse de soixante ans, depuis 1962, et je<br />
vais l’effacer. » Le discours « décliniste » se base toujours sur le<br />
mythe d’un âge d’or. Dans les années 1920, l’Occident se voyait<br />
perdre son hégémonie : cela a été l’apogée du Ku Klux Klan, puis<br />
des nazis en Europe. Avec un contexte où de nombreux auteurs<br />
publiaient des ouvrages sur le déclin supposé de l’Occident. Éric<br />
Zemmour joue sur ce ressenti, le « c’était mieux avant », le « on<br />
est chez nous », slogan du Rassemblement national (ex-Front<br />
national) ces dernières années. Les élites françaises sont très<br />
gênées pour parler de l’histoire coloniale. Ainsi, François<br />
36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DR (4)<br />
Mitterrand, qui avait été ministre de la<br />
France d’Outre-Mer en 1950-1951, puis<br />
ministre de l’Intérieur en pleine guerre<br />
d’Algérie, était bien silencieux sur le<br />
sujet… L’empire colonial, par sa grandeur,<br />
transcendait les classes sociales<br />
et trouvait des partisans même dans<br />
l’opinion publique ouvrière, malgré<br />
l’anticolonialisme du Parti communiste<br />
français. C’est le dernier tabou de l’histoire<br />
de France. On n’entend quasiment<br />
que Zemmour et, de l’autre côté, ceux<br />
qui veulent déboulonner les statues !<br />
Entre les deux, il y a un vide discursif<br />
et une peur de parler de ces questions,<br />
où seul Emmanuel Macron s’est engagé<br />
depuis quatre ans.<br />
Vous expliquez dans votre<br />
livre que le white power<br />
– le suprémacisme blanc,<br />
notamment américain – repose<br />
sur la peur. L’aura de Zemmour<br />
repose-t-elle sur ce même<br />
Le Racisme en images :<br />
Déconstruire ensemble,<br />
Pascal Blanchard<br />
et Gilles Boetsch,<br />
La Martinière.<br />
mécanisme émotionnel ?<br />
Éric Zemmour parle aux Français<br />
de leur peur la plus profonde,<br />
celle de ne plus être « blanc » demain.<br />
De l’envahissement par les « non-Blancs ». De l’effondrement de<br />
leur identité. C’est un discours émotionnel et non de raison.<br />
Devant son public, il explique, en somme, que l’Algérie, pour<br />
se construire en tant que pays en 1962, a expulsé les juifs et<br />
les pieds-noirs, dont sa famille. Puis, il explique qu’elle a eu un<br />
peu raison, que c’était alors justifiable pour bâtir une nation ! Et<br />
donc que cette analyse est aujourd’hui valable pour la France,<br />
pour reconstruire la nation. Dans cet électorat-là, on est passé<br />
d’un rejet xénophobe des étrangers, des travailleurs immigrés,<br />
à celui des descendants des immigrés – qui sont citoyens français<br />
! –, au profit de l’ethnie, d’une identité blanche qui a peur de<br />
tout perdre et pense devoir réagir. Cela fonctionne, car l’opinion<br />
s’est préparée à entendre ce type de discours, notamment par<br />
ce mille-feuille de l’imagier colonial que j’évoquais. La peur s’est<br />
cristallisée sur l’islam.<br />
Depuis janvier 2015, pas moins de 264 personnes ont<br />
été tuées en France dans des attentats djihadistes :<br />
l’incapacité ressentie de l’État de droit et des institutions<br />
démocratiques à éradiquer cette menace terroriste<br />
joue-t-elle en faveur de l’extrême droite ?<br />
Même si les forces de l’ordre déjouent 9 attentats sur 10 et<br />
contiennent cette menace, ces attaques constituent la démonstration,<br />
pour l’auditoire de Zemmour, que les musulmans<br />
sont dangereux. Qu’il y a une idéologie, un substrat politique<br />
et religieux derrière leur invasion. C’est un discours efficace,<br />
devant lequel les politiques<br />
paraissent tétanisés. Zemmour<br />
est un peu comme le<br />
général Boulanger à la fin<br />
du XIX e siècle ou Pierre Poujade<br />
dans les années 1950 :<br />
des hommes qui sont en<br />
dehors du monde politique<br />
– un militaire, un<br />
syndicaliste de petits commerçants,<br />
et, aujourd’hui,<br />
un polémiste. Le phénomène Zemmour<br />
s’inscrit dans le même mouvement. C’est<br />
cyclique dans l’histoire de France.<br />
Zemmour cherche à présenter Pétain<br />
en « sauveur de juifs » ou à dénigrer<br />
les résistants « communistes », qui<br />
auraient selon lui « poussé à la guerre<br />
civile ». À quelle frange de la France<br />
parle ce discours révisionniste ?<br />
Les chiffres sont explicites : sur les 74 150 juifs déportés,<br />
un tiers avait la nationalité française [les autres étaient d’origines<br />
polonaise, russe, allemande, autrichienne, etc., et étaient<br />
venus se réfugier en France, pensant y trouver la sécurité, ndlr].<br />
Le débat historique est clair. Pas la symbolique mémorielle sur<br />
laquelle s’engage Éric Zemmour. Il faut, à ses yeux, rétablir un<br />
mythe d’une France totale et globale. Comme si Pétain et De<br />
Gaulle avaient fusionné pour combattre l’occupant allemand,<br />
chacun dans sa tessiture. On trouve cette analyse dès le procès<br />
de Pétain, puis en 1978, dans les mémoires du contre-amiral<br />
Gabriel Auphan, qui fut chef d’état-major des forces maritimes,<br />
puis, en 1942, secrétaire d’État à la Marine de Vichy. La thèse<br />
« du glaive et du bouclier » se retrouve dans les écrits de Robert<br />
Aron, Histoire de Vichy [parus en 1954, ndlr]. C’est dans cette<br />
tradition historiographique que s’inscrit Éric Zemmour. Il veut<br />
montrer qu’il fédère les deux France. Cette thèse est déjà omniprésente<br />
dans son essai, Le Suicide français, en 2014, et lors de<br />
son passage dans l’émission d’Alain Finkielkraut sur France<br />
Culture, en novembre de la même année. Le mois précédent,<br />
chez Ruquier, il affirmait : « Pétain a sauvé les juifs français !» Il<br />
veut prouver par ces déclarations qu’il regarde la « vraie » histoire<br />
en face et, donc, qu’il est dans le bon camp au regard de l’histoire<br />
coloniale. Il serait à ses yeux dans l’héritage des récits communs<br />
de l’ultra-droite et, en même temps, de la pensée gaulliste. Un<br />
fédérateur. Il veut être l’héritier du bouclier et de l’épée pour<br />
atteindre les électeurs de la droite et de l’ex-Front national. Pour<br />
conclure, je citerai la journaliste Brigitte Benkemoun : « Je pense<br />
à mon grand-oncle Albert, juif et français, né en Algérie comme<br />
Zemmour, déchu de sa nationalité par Pétain, arrêté en 1943 à<br />
Nice, et mort à Auschwitz. Je pense à mon père, exclu de l’école<br />
à 10 ans, mes oncles interdits d’enseigner. Arrêtons de laisser<br />
falsifier l’histoire. » Tout est dit. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 37
DÉCRYPTAGE<br />
tribune<br />
par Venance Konan<br />
« Si tu<br />
veux<br />
venir en<br />
France… »<br />
Le phénomène ou le grand<br />
buzz, en ce moment en<br />
France, est un certain Éric<br />
Zemmour. Journaliste,<br />
chroniqueur, polémiste aux<br />
propos plus que dérangeants, il est de<br />
plus en plus vu comme un potentiel candidat<br />
à la présidence de la France dans<br />
quelques mois, avec de sérieuses chances<br />
de faire un score plus qu’honorable. Et<br />
on ne parle plus que de lui dans l’Hexagone.<br />
Tous ceux qui arrivent à décoder<br />
son discours savent qu’il dit n’importe<br />
quoi, joue sur les peurs d’une partie de<br />
la population, fait des amalgames, mais<br />
il continue de grimper dans les sondages,<br />
et ses livres sont de gros succès en librairie.<br />
Si pour le moment, il semble laisser<br />
plutôt indifférent le citoyen africain<br />
lambda – qui a d’autres chats à fouetter<br />
entre les luttes contre le terrorisme, les<br />
coups d’États à répétition, le Covid-19 et<br />
tout simplement son combat pour survivre<br />
–, Éric Zemmour dit pourtant beaucoup<br />
de choses concernant les Africains.<br />
Son discours, qui est à la droite de celui<br />
des Le Pen père, fille et nièce (c’est peu<br />
dire !), ne prône pas précisément la fraternité<br />
universelle. Pour résumer sa pensée<br />
: le bon Africain est celui qui reste sur<br />
le continent. Ce dernier pourra-t-il encore<br />
aller vivre en France, ou seulement la<br />
visiter, si jamais l’essayiste en devenait<br />
le président ? En principe oui, mais sous<br />
certaines conditions cependant…<br />
Ne pas porter un prénom de sauvage<br />
du genre Mohamed, Koudou, Rokyatou<br />
ou Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga.<br />
Journaliste et écrivain ivoirien.<br />
Ils sont peut-être poétiques et racontent<br />
certainement de très belles histoires,<br />
mais ils n’auront plus leur place dans la<br />
France de Zemmour. Non, il vaudra mieux<br />
porter un nom de baptême chrétien, juif,<br />
ou fleurant bon la campagne profonde :<br />
Joseph, Désiré, Éric, Marie (pas Maryam<br />
ou Myriam) ou Corinne, entre autres.<br />
Ne pas être basané ou noir. Non.<br />
Éric Zemmour vous accuse d’être tous<br />
(Arabes et Noirs) des<br />
voleurs, des violeurs, des<br />
trafiquants de drogue, et<br />
pire, il vous soupçonne<br />
de vouloir remplacer sa<br />
belle race blanche – pour<br />
ne pas dire aryenne –, et<br />
à terme, obliger tous les<br />
Français bien blancs qui<br />
survivraient à danser le<br />
Ndombolo et à manger<br />
le mafé. Il en a la preuve<br />
chaque fois qu’il se rend<br />
dans le quartier de Château-Rouge, où il<br />
a passé une partie de son adolescence. Il<br />
n’y voit plus de Blancs, mais seulement<br />
des bougnouls – dont beaucoup lui ressemblent,<br />
puisque sa famille vient d’Algérie<br />
– et des Blacks qui vendent des<br />
Son discours,<br />
qui est à la droite<br />
de celui des<br />
Le Pen père, fille<br />
et nièce, ne prône<br />
pas précisément<br />
la fraternité<br />
universelle.<br />
maïs bouillis ou braisés dans les rues.<br />
Non, les Congolais qui se sont décapés<br />
la peau ne pourront pas se faire passer<br />
pour des Blancs. Quel que soit le résultat<br />
de leur opération de blanchiment, ils<br />
seront toujours trahis par leur nez épaté<br />
et leur accent.<br />
Ne pas être homosexuel. Sur ce<br />
point, il s’entendra certainement avec de<br />
nombreux Africains. Dans la France de<br />
Zemmour, comme dans<br />
l’Europe d’un certain<br />
Adolf Hitler, les hommes<br />
doivent être musclés et<br />
virils, même si lui-même<br />
ressemble plutôt à une<br />
chauve-souris ou à Nosferatu,<br />
le vampire des<br />
films d’horreur – comme<br />
d’ailleurs Hitler ressemblait<br />
très peu au modèle<br />
aryen dont il rêvait.<br />
Si vous êtes une<br />
femme, sachez que dans la France de<br />
Zemmour, votre place est dans les cuisines<br />
et votre rôle est essentiellement de<br />
procréer. Bon, on me dira que la place et<br />
le rôle des femmes ne sont pas très différents<br />
dans bon nombre de nos régions<br />
C<strong>AM</strong>ILLE MILLERAND<br />
38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
africaines, mais il est bon de le savoir<br />
avant de se risquer dans la France de<br />
Zemmour.<br />
Ne pas être pauvre. Je sais que c’est<br />
difficile de ne pas l’être lorsque l’on est<br />
africain, surtout au sud du Sahara, et<br />
c’est la raison principale de son émigration<br />
vers la France, mais essayez,<br />
autant que possible, de ne pas avoir l’air<br />
misérable. Car la France que veut Zemmour<br />
ne peut et ne souhaite supporter<br />
toutes les misères du monde, et surtout<br />
d’Afrique. Il n’est pas le premier à le dire,<br />
mais il insiste.<br />
Enfin, et c’est le plus important, ne<br />
pas, mais au grand jamais, ne pas être<br />
musulman. Pour Zemmour, l’ennemi<br />
mortel de l’Occident judéo-chrétien est<br />
le musulman. L’islam, dit-il, est en guerre<br />
contre l’Occident depuis plus de mille ans,<br />
une guerre qui n’est pas près de s’arrêter.<br />
Et donc tout musulman, pratiquant ou<br />
pas, modéré ou pas (de toutes les façons,<br />
pour Zemmour, islam ne rime pas avec<br />
modération), est un ennemi potentiel.<br />
Et la meilleure façon de se protéger d’un<br />
ennemi est de ne pas le laisser mettre les<br />
pieds chez soi. Il n’a rien dit concernant<br />
les adeptes du vaudou, mais je doute qu’il<br />
les aime. Les seules bonnes religions sont<br />
le christianisme et le judaïsme.<br />
Mon frère, ma sœur d’Afrique, voilà<br />
donc ce qui t’attend si tu veux aller « te<br />
chercher » en France, au cas où Éric Zemmour<br />
devenait le président de ce pays. Tu<br />
me diras qu’on en a vu d’autres, depuis<br />
Charles Pasqua et ses charters en passant<br />
par les Le Pen, et qu’il en faudrait plus<br />
que cela pour doucher ton envie de fuir<br />
la misère de ton bled pour t’installer au<br />
bord de la Seine, et tu auras raison. Il ne<br />
pourra jamais construire un mur autour<br />
de la France, comme Donald Trump l’a<br />
fait à la frontière entre les États-Unis et<br />
le Mexique – ce qui n’empêche d’ailleurs<br />
pas les candidats au rêve américain de<br />
toujours accourir par milliers. Il ne<br />
pourra jamais mettre tous les Africains<br />
et les musulmans qui vivent déjà en<br />
France dans des bateaux. Et à dire vrai,<br />
la probabilité qu’il devienne président de<br />
la France est plutôt proche de zéro. ■<br />
Menaces et chimères<br />
par Frida Dahmani<br />
Ne demandez pas à un Tunisien qui est Zemmour, l’opinion<br />
publique ne sait que peu de choses sur le trublion, excepté<br />
ses saillies aux côtés de Laurent Ruquier dans l’émission<br />
On n’est pas couché, il y a quelques années. À La Marsa,<br />
au café du Saf Saf, où les habitués décortiquent tous les<br />
matins l’actualité, Zemmour n’est pas encore à la une. « Est-il originaire<br />
du village d’Azmour dans le Cap Bon ?», s’interroge un néophyte des<br />
élections françaises qui a pressenti l’origine berbère de ce probable candidat.<br />
Les Tunisiens ne perdent pas de vue pourtant l’actualité hexagonale :<br />
une habitude bien ancrée, héritée de la période coloniale et surtout<br />
des années Ben Ali, où l’on pouvait tout critiquer, sauf le régime du pays.<br />
Fin septembre, une grande majorité de l’opinion a surtout été choquée<br />
par la brutale décision française de réduire de 30 % le nombre de visas<br />
annuellement octroyés à la population – une résolution officiellement<br />
motivée par le manque de coopération des autorités afin d’accélérer<br />
le retour de leurs ressortissants, dont des migrants clandestins et des<br />
fichés S. Tous sont unanimes : « Emmanuel Macron tente d’être plus<br />
à droite de sa droite et de séduire un nouvel électorat d’extrême droite. »<br />
D’autres notent que le populisme est une tendance mondiale<br />
et qu’« un profil à la Zemmour peut très bien apparaître en Tunisie ».<br />
Nostalgique d’une France idéalisée par ses parents, Elyas, en deuxième<br />
année de médecine à Toulouse, est décidé : « Si Zemmour ferme l’accès<br />
aux Africains et aux musulmans, j’irai au Canada.» La France confirmerait<br />
la décadence de son débat d’idées et d’une culture métisse qu’elle défendait<br />
jusque-là. « Que ferait-il s’il devait être soigné par un médecin prénommé<br />
Mohamed ?», poursuit l’étudiant, rappelant que le marché tricolore a une<br />
appétence pour les compétences tunisiennes. « En comparaison, les Le Pen<br />
sont des enfants de chœur », constate un binational, tandis que son père<br />
estime que « Zemmour est une chimère, une menace improbable que l’opinion<br />
française agite régulièrement pour se faire peur en période électorale ».<br />
Quant aux plus jeunes, c’est leur perception de la France qui change.<br />
Celle des Lumières, des droits de l’homme, porteuse d’un projet égalitaire,<br />
qui a été enseignée à de nombreuses générations de Tunisiens, se révèle<br />
être une utopie. Elle n’a pas fait sa mise à jour pour demeurer attractive.<br />
L’homme dérange. L’écrivain est perçu comme le symbole des maux d’une<br />
époque et des problèmes que la France a éludé, notamment son rapport aux<br />
pieds-noirs et les conséquences de la guerre d’Algérie. « Face aux Le Pen,<br />
catholiques pur jus dont le patriarche Jean-Marie a commis des exactions<br />
en Algérie, voilà Zemmour, juif errant qui a perdu son paradis originel.<br />
La France se divise autour de ce malaise identitaire », résume un ancien<br />
journaliste. Entre arabité, berbéritude, francophilie et religion, les Tunisiens,<br />
aussi, n’ont pas résolu leurs problèmes identitaires et se cherchent encore,<br />
tout en assumant difficilement la différence et la pluralité. Un mal-être<br />
commun avec l’essayiste, qui semble décidé à en découdre, quitte à faire<br />
démentir son nom qui, en berbère, signifie « olivier »… symbole de paix. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 39
Vers 1932.<br />
40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
légende<br />
JOSÉPHINE BAKER,<br />
UNE AUTRE<br />
HISTOIRE FRANÇAISE<br />
Le 30 novembre, elle sera la première femme noire à reposer<br />
au Panthéon, nécropole des illustres de la République. Petite-fille<br />
d’esclaves afro-américains naturalisée, chanteuse, danseuse,<br />
muse et – ce que l’on sait moins – résistante, elle incarne aussi<br />
toutes les ambiguïtés et les complexités de la France<br />
vis-à-vis des citoyens de la différence.<br />
par Cédric Gouverneur<br />
AL<strong>AM</strong>Y<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 41
LÉGENDE<br />
Septembre 1939.<br />
Hitler vient d’envahir la Pologne. La<br />
Seconde Guerre mondiale débute et va<br />
plonger le monde dans un invraisemblable<br />
cauchemar. La France ne le sait pas<br />
encore, mais ses troupes ne feront pas le<br />
poids face à la « guerre éclair » nazie. En<br />
attendant, aux premiers jours du conflit,<br />
l’armée développe son réseau d’informateurs.<br />
Un officier du contre- espionnage,<br />
le capitaine Jacques Abtey, se rend au<br />
château de Joséphine Baker en Dordogne<br />
: des amis communs l’ont informé<br />
que la star afro-américaine – naturalisée<br />
française depuis son mariage deux<br />
années auparavant – souhaite se mettre<br />
au service de son pays d’adoption…<br />
L’officier est sceptique : la bonne<br />
volonté ne suffit pas pour faire un bon<br />
agent. Aussi, il a sans doute un peu de<br />
mal à prendre au sérieux cette artiste à<br />
la beauté enivrante qu’il a vu, comme<br />
tous les Français, se déhancher seins<br />
nus, une ceinture de bananes autour des<br />
hanches, sur des affiches, en photo ou<br />
au cinéma… Mais face à elle, il est « saisi<br />
par un étrange rayonnement », est-il<br />
rapporté dans le livre Joséphine Baker<br />
contre Hitler : La Star noire de la France<br />
libre (Charles Onana, éditions Duboiris,<br />
2006). « C’est la France qui a fait ce que<br />
je suis, je lui dois une reconnaissance<br />
éternelle », lui explique la jeune femme,<br />
née Freda Josephine – sans accent sur<br />
le « e » – McDonald, dans le Missouri<br />
en 1906. Songe-t-elle à son enfance misérable<br />
à Saint-Louis, ville fondée – curieux<br />
hasard ! – par des Français et nommée<br />
en l’honneur de Louis IX, roi réputé, à<br />
tort ou à raison, pour son équité ? Se<br />
remémore-t-elle les mauvais traitements<br />
infligés par les riches blancs chez qui sa<br />
mère l’avait placée comme bonne à tout<br />
faire ? « La France est douce, il y fait bon<br />
vivre pour nous, les gens de couleur »,<br />
poursuit-elle.<br />
Des lynchages endeuillent alors<br />
ponctuellement les États sudistes, dans<br />
une consternante impunité. Cette même<br />
année 1939, Billie Holiday chante avec<br />
tristesse ce « fruit étrange » (« Strange<br />
Fruit ») pendu aux arbres du Mississippi…<br />
Plus tôt, en 1921, à Tulsa, en Oklahoma,<br />
des centaines d’Afro- Américains ont<br />
été massacrés et leur quartier incendié,<br />
au prétexte qu’un Noir aurait frôlé<br />
une Blanche dans un ascenseur. Alors,<br />
certes, en comparaison, la France est<br />
« douce pour les gens de couleur », fort<br />
peu nombreux en « métropole ». Mais<br />
Joséphine Baker n’a sans doute guère<br />
Affiche de la revue<br />
Paris qui remue, dans lequel était<br />
joué « J’ai deux amours ».<br />
idée de la réalité quotidienne dans les<br />
colonies… A-t-elle entendu « Nénufar »,<br />
abjecte chanson coloniale d’Alibert (un<br />
nom heureusement plutôt oublié) aux<br />
paroles d’un racisme outrancier ? En tout<br />
cas, comme la plupart des Français, elle<br />
n’a certainement pas eu connaissance du<br />
pogrom, en 1893, qui a coûté la vie à<br />
des dizaines d’immigrés italiens, lynchés<br />
dans le Gard, dans le sud de la France,<br />
par une foule xénophobe n’ayant rien à<br />
envier à celle de Tulsa. Peut-être que son<br />
(déjà troisième et non dernier !) époux<br />
Jean Lion, né Lévy, lui a parlé de l’affaire<br />
Dreyfus et de la vague antisémite qui,<br />
pendant une décennie au tournant du<br />
siècle, a hystérisé le pays de Rousseau<br />
et Voltaire. Celle qui chantait « J’ai deux<br />
amours, mon pays et Paris » avait néanmoins<br />
déclaré, en 1927 : « La France, bien<br />
que moins raciste que les États-Unis, a<br />
tout de même des progrès à faire. »<br />
Quoi qu’il en soit, Joséphine a coiffé<br />
son prénom originel d’un accent : elle<br />
est française. Définitivement française.<br />
Elle aime la France, et son pays de cœur<br />
le lui rend bien, même si l’amour de<br />
ce dernier est ambigu… Alors, l’artiste<br />
s’engage résolument pour le défendre<br />
contre les suprémacistes à croix gammée<br />
qui astiquent leurs panzers de<br />
l’autre côté du Rhin : à la France, elle est<br />
« prête, capitaine, à donner aujourd’hui<br />
[s]a vie ». En septembre 1939, Joséphine<br />
Baker est donc recrutée par le<br />
contre- espionnage.<br />
Cette facette de sa personnalité, aussi<br />
méconnue qu’héroïque, est révélatrice<br />
de la richesse de l’existence de celle qui<br />
sera honorée le 30 novembre prochain<br />
par le président Emmanuel Macron : une<br />
vie qui en contient mille autres. Une vie<br />
picaresque, épique, digne d’un roman<br />
particulièrement fécond. Une vie que<br />
les circonstances sociales destinaient à<br />
l’indigence, mais dont Freda Josephine<br />
McDonald, issue du sous-prolétariat du<br />
Sud ségrégationniste, a su, par la force<br />
de son talent artistique et de sa détermination,<br />
se transcender pour se métamorphoser<br />
en Joséphine Baker, étoile<br />
de la scène, et sixième femme à entrer<br />
au Panthéon, aux côtés notamment de<br />
Marie Curie et de Simone Veil.<br />
RUE DES ARCHIVES/RDA<br />
42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
L’officier<br />
a sans doute<br />
un peu de mal<br />
à prendre<br />
au sérieux<br />
cette artiste<br />
qu’il a vu<br />
se déhancher<br />
une ceinture<br />
de bananes<br />
autour<br />
des hanches.<br />
Dans la revue<br />
La Folie du jour,<br />
aux Folies Bergère,<br />
à Paris, en 1926.<br />
Une image iconique,<br />
mais loin de résumer<br />
l’incroyable vie<br />
de cette femme.<br />
RENE DAZY/RUE DES ARCHIVES<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 43
LÉGENDE<br />
Une rencontre fortuite va bouleverser sa<br />
destinée et lui donner une trajectoire unique.<br />
COSETTE AU MISSOURI<br />
L’artiste est donc née le 3 juin 1906 à<br />
Saint-Louis. Son père, Eddie Carson, un<br />
musicien itinérant d’origine espagnole,<br />
disparaît rapidement de la circulation…<br />
Sa mère, Carrie McDonald, est une<br />
métisse noire et amérindienne qui a été<br />
adoptée par un couple d’anciens esclaves.<br />
Abandonnée par son mari, elle épouse<br />
alors en secondes noces un certain Arthur<br />
Martin. Le couple a trois enfants et, pour<br />
boucler ses fins de mois, place Josephine,<br />
dès l’âge de 8 ans, en tant que bonne chez<br />
des Blancs qui la battent pour la moindre<br />
broutille… Puis, à 13 ans, ils la marient<br />
à un dénommé Willie Wells. L’union précoce<br />
(et forcée !) ne dure pas. Divorcée<br />
à 14 ans, elle part travailler comme serveuse.<br />
Mais cette Cosette du Missouri<br />
a un talent : elle sait danser et chanter.<br />
Comme personne. Et elle jouit d’un don<br />
pour la comédie. Les clients s’esclaffent<br />
devant cette femme-enfant prodige.<br />
Une troupe de saltimbanques, le<br />
Jones Family Band, la remarque et<br />
l’embarque dans ses pérégrinations. La<br />
voici à Philadelphie, loin du Sud et de<br />
sa cruauté raciale. Mais même sur la<br />
plus ouverte côte est, la mixité est interdite<br />
: les troupes artistiques sont soit<br />
noires, soit blanches. Et pour incarner<br />
un Noir, un Blanc pratique le blackface…<br />
Josephine intègre donc la troupe des<br />
Dixie Steppers, et danse pour 10 dollars<br />
par semaine au Standard Theater<br />
de « Philly ». Elle épouse son deuxième<br />
mari, Willie Baker, qu’elle plaque vite<br />
mais dont elle conservera le nom (signifiant<br />
« boulanger »). Puis elle part tenter<br />
sa chance à New York, faisant le siège des<br />
music-halls de Broadway, jusqu’à décrocher<br />
une audition. Elle se produit dans<br />
des troupes aux noms évocateurs – les<br />
Chocolate Dandies, le Plantation Club –<br />
et joue même dans la comédie musicale<br />
Shuffle Along…<br />
Josephine aurait pu demeurer à<br />
New York. Y poursuivre une carrière<br />
honorable, qui aurait déjà constitué<br />
une réussite au regard de son enfance<br />
misérable. Mais une rencontre fortuite<br />
va bouleverser sa destinée et lui donner<br />
Le 3 juin 1947,<br />
elle se marie pour<br />
la quatrième<br />
fois avec le chef<br />
d’orchestre<br />
Jo Bouillon.<br />
une trajectoire unique : Caroline Dudley<br />
Reagan, mondaine et épouse de l’attaché<br />
commercial de l’ambassade américaine<br />
à Paris, la prend sous son aile et<br />
l’invite à la suivre en France. L’occasion<br />
est inespérée ! En septembre 1925, à<br />
19 ans, Josephine Baker embarque sur<br />
le paquebot RMS Berengaria, direction<br />
Cherbourg. Que s’imaginait-elle, sur le<br />
pont du navire, en contemplant l’océan<br />
vide derrière lequel l’attendait l’Europe ?<br />
Certainement pas le quart de la moitié de<br />
ce qui allait suivre…<br />
À LA DÉCOUVERTE DE PARIS<br />
À Paris, en cette rentrée 1925, le<br />
directeur artistique du théâtre des<br />
Champs-Élysées André Daven cherche<br />
une nouvelle idée de spectacle. Un ami,<br />
le peintre Fernand Léger, lui suggère un<br />
numéro entièrement joué par des personnes<br />
noires. Après tout, la culture noire<br />
– au sens large – est à la mode : depuis<br />
le passage des troupes américaines lors<br />
de la Grande Guerre, les Français se sont<br />
pris de passion pour le jazz et le charleston.<br />
Et des artistes comme Max Jacob<br />
ou Pablo Picasso vantent l’« art nègre ».<br />
Daven rencontre l’Américaine Reagan,<br />
qui lui présente alors sa jeune protégée…<br />
Dès le 2 octobre, le théâtre des<br />
Champs-Élysées lance son nouveau<br />
show, La Revue nègre, composé de deux<br />
douzaines de danseurs et de musiciens,<br />
dont Joséphine Baker, mais aussi Sidney<br />
Bechet, le jazzman américain, qui<br />
deviendra célèbre par la suite. La jeune<br />
femme y danse le charleston seins nus,<br />
vêtue d’un simple pagne en (fausses)<br />
bananes, au rythme d’un tambour… Et<br />
éclipse rapidement le reste de la troupe.<br />
Le spectacle fait salle comble. Et tout<br />
Paris s’entiche de Joséphine Baker. Les<br />
femmes veulent lui ressembler : en 1926<br />
est lancée la brillantine Bakerfix, qui permet<br />
aux Françaises de se coiffer comme<br />
leur idole ! Tandis que les cubistes et les<br />
surréalistes sont fous de cette « vénus<br />
AFP
Le 22 avril 1966, le président sénégalais Léopold Sédar Senghor et son épouse accueillent la chanteuse,<br />
qui participe au premier Festival mondial des arts nègres, organisé à Dakar.<br />
AFP<br />
d’ébène ». Picasso la surnommera aussi<br />
« la Néfertiti de son époque ».<br />
Les lettrés noirs de l’époque trouvent<br />
cependant ce spectacle désolant. Dans un<br />
article de La Revue du monde noir d’octobre<br />
1928, la Martiniquaise Paulette<br />
Nardal critique sévèrement le déhanché<br />
de cette Américaine caricaturant les<br />
Africaines dans le but d’émoustiller les<br />
mâles blancs : Joséphine Baker est qualifiée<br />
de « pantin exotique », contribuant<br />
à l’« exotisation du corps noir ». Mais la<br />
chanteuse considère que c’est l’inverse : à<br />
ses yeux, « il s’agit bien ici de se moquer<br />
des Blancs et de leur manière de gérer<br />
leurs colonies ».<br />
Après le théâtre des Champs-Élysées,<br />
elle danse aux Folies Bergère, au Casino<br />
de Paris, puis se lance dans une tournée<br />
mondiale. Elle apparaît également dans<br />
plusieurs films, comme Zouzou (1934),<br />
de Marc Allégret, avec Jean Gabin. Et<br />
chaque Français connaîtra bientôt sa voix<br />
grâce à l’immortelle chanson « J’ai deux<br />
amours », en 1930, sur laquelle elle est<br />
accompagnée par l’orchestre de jazz du<br />
Casino de Paris.<br />
Joséphine Baker est sulfureuse. Très<br />
sulfureuse. Elle joue de son exotisme et<br />
de ce qu’il évoque, provoque, dans la<br />
France des années folles : Henri Varna,<br />
le directeur du Casino de Paris, lui offre<br />
un guépard apprivoisé, Chiquita, qu’elle<br />
promène en laisse dans les rues de la<br />
capitale ! Devant cette vision onirique,<br />
les passants tombent en pâmoison. La<br />
jeune femme vit un rêve : « J’étouffais aux<br />
États-Unis, j’habitais un pays où j’avais<br />
peur d’être noire… Je me suis sentie<br />
libérée à Paris », confiera-t-elle. Que de<br />
chemin parcouru depuis le Missouri :<br />
pagne de bananes ou pas, les Français<br />
non seulement la respectent, mais la<br />
vénèrent, l’adulent…<br />
Le Tout-Paris lui prête, non sans raison,<br />
de nombreuses liaisons. Son amant<br />
officiel n’est autre que son imprésario<br />
sicilien, Giuseppe Abatino, surnommé<br />
« Pepito ». Mais elle fréquente en parallèle<br />
un jeune romancier belge, dont elle<br />
fera son secrétaire particulier : un certain<br />
George Simenon ! Le père des Maigret<br />
lancera une revue à la gloire de sa maîtresse,<br />
Joséphine Baker’s Magazine, illustré<br />
par l’affichiste Paul Colin, et dont un<br />
seul numéro sortira, en avril 1927. Libre<br />
et décomplexée, Joséphine aime aussi les<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 45
LÉGENDE<br />
Elle recueille des informations, cache<br />
des microfilms dans son soutien-gorge…<br />
femmes : elle a notamment eu une aventure<br />
avec l’écrivaine française Colette, la<br />
peintre mexicaine Frida Kahlo ou encore<br />
la chanteuse de jazz afro-américaine<br />
Ada Smith, dite « Bricktop », qui tenait<br />
une boîte de nuit à Pigalle. Selon son<br />
chef d’orchestre Georges Tabet, Baker<br />
aurait en outre multiplié les conquêtes<br />
épisodiques dans les rangs des jeunes<br />
danseuses… Les paroles de « J’ai deux<br />
amours » comporteraient d’ailleurs une<br />
allusion à sa bisexualité…<br />
En 1935, lors d’une tournée aux<br />
États-Unis en compagnie de Pepito, Joséphine<br />
Baker mesure le fossé qui la sépare<br />
désormais de son pays de naissance :<br />
les Américains se montrent mal à l’aise<br />
devant cette femme noire sophistiquée<br />
qui parle anglais avec un accent français<br />
jugé arrogant. La voilà devenue trop<br />
française pour eux ! La critique du New<br />
York Times flingue son spectacle. Après<br />
le décès de Pepito, elle épouse en 1937<br />
un jeune industriel du sucre, Jean Lion,<br />
et s’installe avec lui au château des<br />
Milandes, en Dordogne. Une demeure<br />
qu’elle surnomme son « château de la<br />
Belle au bois dormant ».<br />
Lorsque la guerre éclate, elle s’enrôle<br />
donc dans le contre- espionnage. Certes,<br />
recruter comme agent secret (un métier<br />
qui exige, pour le moins, de la discrétion)<br />
une célébrité noire pour espionner<br />
des nazis (par définition racistes) peut<br />
paraître incongru. Il n’en est rien : « C’est<br />
très pratique d’être Joséphine Baker. Dès<br />
que je suis annoncée dans une ville, les<br />
invitations pleuvent à l’hôtel. J’affectionne<br />
les ambassades et les consulats,<br />
qui fourmillent de gens intéressants »,<br />
lit-on dans De Gaulle inattendu (Nouveau<br />
Monde Éditions, 2021).<br />
La voilà en tournée dans l’Espagne<br />
franquiste, qui grouille d’Allemands et<br />
d’Italiens… Elle recueille des informations,<br />
les note à l’encre invisible sur ses<br />
partitions, cache des microfilms dans son<br />
soutien-gorge, puis franchit tout sourire<br />
la frontière avec le Portugal : « Qui oserait<br />
fouiller Joséphine Baker ? » rigolet-elle<br />
en racontant que les douaniers de<br />
Franco lui ont demandé des autographes.<br />
Lorsque la Wehrmacht veut fouiller son<br />
château de Dordogne – mis à disposition<br />
du maquis local ! –, elle joue l’ingénue :<br />
« Je pense que monsieur l’officier n’est pas<br />
sérieux. » Si elle avait été découverte, elle<br />
aurait certainement été fusillée…<br />
EN 5 DATES<br />
1906 : Naissance<br />
à Saint-Louis, dans le<br />
Missouri, aux États-Unis.<br />
1925 : Arrivée en France,<br />
à 19 ans.<br />
1937 : Naturalisation<br />
française, à la suite<br />
de son mariage avec<br />
Jean Lion.<br />
1939 : Rentrée dans<br />
la Résistance et le<br />
contre-espionnage.<br />
1975 : Décès à Paris,<br />
à l’âge de 68 ans, victime<br />
d’une attaque cérébrale.<br />
En 1957, sa nomination à l’Ordre<br />
national de la Légion d’honneur louera<br />
« son courage et son sang-froid remarquable<br />
», ainsi que la valeur des renseignements<br />
récoltés : liste d’espions nazis,<br />
mouvements de troupes, politiques du<br />
Japon, intentions de Mussolini, etc. Elle<br />
parviendra même, en le faisant passer<br />
pour un artiste, à exfiltrer le capitaine<br />
Jacques Abtey vers Londres, via l’Espagne<br />
! Et contrairement à beaucoup<br />
d’artistes français, elle refuse catégoriquement<br />
de monter sur scène devant les<br />
occupants allemands, qui raffolent des<br />
nuits parisiennes. Elle s’installe ensuite<br />
au Maroc et passe le reste de la guerre<br />
en Afrique du Nord et au Moyen-Orient<br />
à chanter pour les troupes, et termine le<br />
conflit avec le grade de sous- lieutenant<br />
dans l’armée de l’air, décorée de la<br />
médaille de la Résistance française et de<br />
la croix de guerre. En témoignage de sa<br />
gratitude, le général De Gaulle lui offre<br />
une croix de Lorraine en or. Elle lui écrira<br />
tout au long de sa vie.<br />
LA TRIBU ARC-EN-CIEL<br />
Lors de ces années mouvementées,<br />
Joséphine Baker endure cependant une<br />
blessure aussi cruelle qu’intime : en 1941,<br />
à Casablanca, elle accouche d’un enfant<br />
mort-né, puis contracte une infection<br />
qui la laissera stérile… Après-guerre,<br />
avec son quatrième mari, le célèbre chef<br />
d’orchestre Jo Bouillon, elle décidera<br />
d’adopter, avec son cœur, ces enfants que<br />
son corps ne peut plus avoir. Un, deux,<br />
trois, puis finalement douze ! Soit dix<br />
garçons et deux filles, des orphelins de<br />
tous les continents, et une fratrie qu’elle<br />
surnomme sa « tribu arc-en-ciel ». « Elle<br />
avait l’âge d’être notre grand-mère, et elle<br />
a dû gérer douze ados en crise », témoignait<br />
Jean-Claude Bouillon-Baker dans<br />
Ouest-France, en 2017. « Je n’étais pas son<br />
enfant, mais je suis sûr d’être son fils. »<br />
Cette tribu arc-en-ciel, c’est son<br />
message de fraternité contre le racisme.<br />
Lors d’un séjour à New York en 1951, un<br />
incident lui rappelle la prégnance de la<br />
ségrégation dans son pays de naissance :<br />
le Stork Club, à Manhattan, alors l’un des<br />
plus prestigieux night-clubs au monde,<br />
refuse de la servir… Que l’on se permette<br />
de traiter ainsi une célébrité noire à<br />
New York la cosmopolite laisse imaginer<br />
le quotidien terrible d’un Afro-Américain<br />
lambda habitant le Sud profond… Baker<br />
porte plainte et organise une manifestation<br />
devant le club, avec comme seul<br />
résultat d’être fichée comme communiste<br />
par le FBI !<br />
Mais il en faut davantage pour l’intimider<br />
: avec la Ligue internationale<br />
contre l’antisémitisme (la future LICRA),<br />
46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
RUE DES ARCHIVES/AGIP<br />
elle donnera des conférences dans toute<br />
l’Europe de l’Ouest les années suivantes<br />
pour sensibiliser au racisme, notamment<br />
après l’acquittement, en 1955, des<br />
assassins d’Emmett Till, un jeune Noir<br />
de Chicago lynché dans le Mississippi,<br />
scandalisant le monde entier. En 1963,<br />
c’est dans son uniforme de l’armée française<br />
qu’elle participe à la Marche sur<br />
Washington pour l’emploi et la liberté<br />
du pasteur Martin Luther King.<br />
Deux ans plus tard, elle se fait un<br />
honneur de répondre à l’invitation<br />
de Fidel Castro. On imagine la rage<br />
du patron du FBI, J. Edgar Hoover, en<br />
entendant la Française le provoquer<br />
avec délectation depuis La Havane : « Je<br />
suis heureuse d’avoir été le témoin du<br />
premier échec de l’impérialisme américain<br />
! » Joséphine Baker n’est pas pour<br />
autant « communiste » : lors des événements<br />
de mai 1968, elle se place dans les<br />
premiers rangs de la manifestation de<br />
soutien au président De Gaulle, conspué<br />
depuis des semaines par les émeutiers et<br />
les grévistes. « Hypermoderne, elle était<br />
en même temps très vieille France, expliquait<br />
son fils Jean-Claude. Elle s’est prise<br />
en pleine face la révolution culturelle de<br />
mai 1968. »<br />
En fait, Baker est juste Baker. Et c’est<br />
déjà beaucoup. L’artiste a désormais<br />
la soixantaine. En 1973, elle épouse<br />
son cinquième et dernier mari, Robert<br />
Brady, collectionneur américain. Mais<br />
son train de vie la crible de dettes…<br />
Expulsée de son château, elle est logée<br />
sur la Côte d’Azur, aux frais de la princesse<br />
de Monaco, Grace Kelly, elle aussi<br />
d’origine américaine. Celle-ci finance son<br />
retour sur les planches, à l’Olympia de<br />
Paris, au Carnegie Hall de New York, au<br />
London Palladium, et enfin à Bobino, où<br />
en mars 1975, Jean-Claude Brialy organise<br />
la rétrospective Joséphine à Bobino<br />
pour ses 50 ans de carrière. Le public<br />
est enthousiaste. Le 8 avril, à l’hôtel<br />
du Bristol, un dîner de gala rassemble<br />
250 invités prestigieux : Alain Delon,<br />
Jeanne Moreau, Mick Jagger ou encore<br />
Sophia Loren… Un jubilé de reine,<br />
une apothéose.<br />
Elle reçoit la croix de la Légion d’honneur dans son uniforme de lieutenant<br />
de l’armée de l’air, le 19 août 1961, dans le parc de son château des Milandes.<br />
Et comme si, devant ces démonstrations<br />
d’amour du public et de ses pairs,<br />
elle s’était dit que sa vie constituait un<br />
accomplissement total, que la boucle<br />
était bouclée, qu’il était temps de tirer le<br />
rideau en même temps que sa révérence,<br />
Joséphine Baker, née Freda Josephine<br />
McDonald soixante-huit ans plus tôt,<br />
fait une attaque cérébrale le surlendemain.<br />
L’étoile s’éteint deux jours plus<br />
tard, le 12 avril, à l’hôpital parisien de la<br />
Pitié-Salpêtrière.<br />
«ENTRE ICI, JOSÉPHINE BAKER…»<br />
C’est le philosophe Régis Debray<br />
qui, l’un des premiers, avait proposé de<br />
faire entrer l’artiste au Panthéon, afin de<br />
« mettre de la turbulence et du soleil dans<br />
cette crypte froide », dans une magnifique<br />
tribune publiée par Le Monde en<br />
décembre 2013. « Tous ceux et toutes<br />
celles qui de par le monde ont deux<br />
amours, leur pays et Paris, ne bouderaient<br />
pas leur plaisir » d’y voir entrer « une Américaine<br />
naturalisée, libertaire et gaulliste<br />
» : « C’est toujours le présent qui se<br />
célèbre lui-même en consacrant tel ou tel<br />
fantôme tutélaire », soulignait avec malice<br />
le philosophe. Le 30 novembre, Emmanuel<br />
Macron inaugurera donc une plaque<br />
à la mémoire de cette légende au mausolée<br />
– son corps continuant de reposer au<br />
cimetière de Monaco. « La famille est d’accord<br />
pour que la dépouille y reste », avait<br />
confié Luis Bouillon-Baker, l’un de ses<br />
fils, au journal Nice-Matin en avril dernier.<br />
Et de conclure : « Elle nous a appris<br />
à ne jamais juger les personnes dans le<br />
monde qui nous entoure, et ce malgré les<br />
problèmes qu’elle rencontrait. » ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 47
santé<br />
LE DÉBUT<br />
DE LA<br />
FIN DU<br />
? « PALU »<br />
200 millions de cas, dont 94 %<br />
en Afrique, et plus de 400 000 décès<br />
chaque année, dont les deux tiers sont<br />
des enfants de moins de 5 ans…<br />
Le paludisme reste une plaie<br />
de l’humanité. Début octobre 2021,<br />
l’Organisation mondiale de la santé<br />
a recommandé l’inoculation massive<br />
des plus jeunes avec un nouveau vaccin.<br />
Une première avancée historique<br />
dans la lutte contre cette<br />
parasitose. par Cédric Gouverneur<br />
48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
SHUTTERSTOCK<br />
Imprégnée d’insecticide,<br />
la moustiquaire est l’une<br />
des meilleures protections.<br />
Ici, un camp de réfugiés<br />
au Soudan du Sud.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 49
SANTÉ<br />
Depuis la nuit des temps, le<br />
paludisme est l’ennemi sournois<br />
de l’homme sur le continent<br />
africain. L’Organisation<br />
mondiale de la santé (OMS)<br />
estime que cette parasitose<br />
affecte plus de 200 millions<br />
de personnes chaque année :<br />
219 millions en 2019, dont<br />
94 % en Afrique, avec 50 %<br />
dans seulement six pays : Nigeria (23 %), République démocratique<br />
du Congo (11 %), Tanzanie (5 %), Burkina Faso, Niger et<br />
Mozambique (chacun 4 %). Le paludisme peut être mortel pour<br />
les plus jeunes. Ainsi, sur les 409000 décès estimés en 2019, les<br />
deux tiers étaient des enfants de moins de 5 ans. Chez l’adulte,<br />
ses symptômes (fièvres, courbatures, céphalées…) indisposent<br />
le malade pendant plusieurs jours, et le rendent inapte à toute<br />
activité. Et les conséquences sont importantes : l’OMS, en 2018, a<br />
calculé que le continent perd chaque année environ 12 milliards<br />
de dollars en productivité, en investissements et en coûts pour<br />
les systèmes de santé ! Le parasite perturbant les échanges au<br />
niveau du placenta, l’organisation « estime que, chaque année,<br />
800000 enfants naissent avec un poids trop faible à cause du<br />
paludisme de leur mère ».<br />
Mais afin de le combattre, un vaccin va, pour la première<br />
fois, faire l’objet d’une campagne à grande échelle. Il s’agit du<br />
RTS,S, appelé également Mosquirix. Mis au point par Glaxo-<br />
SmithKline (GSK), il est testé depuis mai 2018 au Ghana, au<br />
Kenya et au Malawi, où 2,3 millions de doses ont été administrées<br />
à 800000 enfants. Le directeur de l’OMS, l’Éthiopien<br />
Tedros Adhanom Ghebreyesus, qualifie son futur déploiement<br />
d’« avancée historique ». Un enthousiasme tempéré par le docteur<br />
Badara Cissé, de l’Institut de recherche en santé de surveillance<br />
épidémiologique et de formation de Dakar, qui a commenté le<br />
8 octobre dernier dans la revue médicale Nature : « Je ne pense<br />
pas qu’un taux d’efficacité vaccinale de 30 % serait acceptable<br />
pour les Américains. » En effet, ce vaccin ne constitue pas une<br />
panacée, car il ne prévient qu’environ 70 % des cas graves.<br />
Quant à Nathalie Ernoult, chargée de campagne de Médecins<br />
sans frontières (MSF) pour l’accès aux médicaments essentiels,<br />
elle remarque : « Le résultat statistique est une baisse de 30 %<br />
des hospitalisations, ce qui n’est pas mirobolant. » Et on ignore<br />
encore combien d’années le Mosquirix conservera son efficacité…<br />
En outre, si le paludisme est partiellement immunisant<br />
(ses symptômes sont de moins en moins graves au fil des expositions),<br />
on constate que les émigrés, après plusieurs années passées<br />
en Europe, s’exposent à des formes beaucoup plus sévères<br />
à leur retour en Afrique. Cette efficacité limitée s’explique par<br />
la complexité de l’élaboration du RTS,S. Le parasite Plasmodium<br />
La « fièvre<br />
des marais » est<br />
connue depuis<br />
des millénaires,<br />
et était déjà<br />
endémique sous<br />
l’Empire romain.<br />
change en effet d’aspect une fois qu’il a pénétré – via une piqûre<br />
de moustique – dans le corps humain, ce qui rend difficile son<br />
identification par les défenses immunitaires. « Chaque espèce de<br />
Plasmodium comporte plus de 5 000 gènes, et donc une diversité<br />
de protéines bien supérieure à celle d’un virus ou d’une bactérie<br />
», soulignent Dominique Mazier et Olivier Silvie, chercheurs<br />
à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale<br />
(INSERM), dans un rapport de 2017.<br />
La recherche a donc longtemps tâtonné : les premiers tests<br />
ont débuté en 1987 ! Rappelons que l’histoire du combat de<br />
l’homme contre la malaria (autre nom du paludisme) est faite<br />
de malentendus : la « fièvre des marais » est connue depuis des<br />
millénaires – elle était déjà endémique sous l’Empire romain,<br />
comme l’ont démontré en 2016 des analyses ADN dans des<br />
ossuaires de l’Antiquité. Faute de meilleure explication, on en<br />
attribuait la cause au « mauvais air » des zones marécageuses,<br />
nauséabondes et fangeuses. Dans les années 1830, lors de la<br />
conquête de l’Algérie, cette mystérieuse « fièvre » avait décimé<br />
les troupes françaises et les premiers colons européens dans la<br />
plaine de la Mitidja. Les travaux du français Alphonse Laveran<br />
en Algérie en 1880, puis ceux du Britannique Ronald Ross (prix<br />
Nobel 1902) aux Indes permirent d’identifier le coupable et son<br />
vecteur : un parasite destructeur de globules rouges, le Plasmodium<br />
falsiparum, véhiculé d’un malade à l’autre par le moustique<br />
anophèle. La pénétration coloniale européenne dans l’intérieur<br />
du continent africain correspond, d’ailleurs, à la découverte des<br />
effets antipaludiques de la quinine…<br />
QUATRE DOSES NÉCESSAIRES<br />
Dans cette longue épopée, pour le moins laborieuse de la<br />
lutte antipaludique, l’élaboration d’un vaccin – même imparfait<br />
– pose donc un jalon notable. Nathalie Ernoult précise ainsi<br />
que MSF « soutient la recommandation de l’OMS ». Et ajoute :<br />
« Même si son efficacité n’est pas extraordinaire, cela peut avoir<br />
un impact dans une zone de grande prévalence du paludisme.<br />
C’est important, nous étions arrivés à une sorte de “plateau”. Ce<br />
50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Mis au point par GSK,<br />
le vaccin Mosquirix<br />
est testé depuis mai 2018<br />
au Ghana, au Kenya<br />
et au Malawi.<br />
PATRICK MEINHARDT/GETTY IMAGES VIA AFP - SHUTTERSTOCK -<br />
FABRICE COFFRINI/POOL VIA REUTERS<br />
C’est le moustique anophèle qui véhicule<br />
le parasite d’un malade à l’autre.<br />
Ci-contre, le directeur général de l’OMS,<br />
Tedros Adhanom Ghebreyesus.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 51
SANTÉ<br />
Gabriel Alcoba<br />
« Le développement d’un vaccin<br />
contre un tel parasite est plus complexe »<br />
Docteur au service de médecine tropicale et humanitaire des hôpitaux<br />
universitaires de Genève, ce clinicien explique la manière dont fonctionne<br />
le Mosquirix et pourquoi son déploiement constitue – malgré son efficacité<br />
relative – une bonne nouvelle.<br />
<strong>AM</strong> : L’OMS qualifie de « moment historique »<br />
la recommandation du vaccin RTS,S de GSK.<br />
Ce qualificatif est-il, à votre avis, justifié ?<br />
Gabriel Alcoba : Oui, il s’agit d’un moment historique en<br />
matière de santé globale et d’impact potentiel, de réduction<br />
de la mortalité globale due au paludisme, mais aussi<br />
en matière d’innovation vaccinale contre une infection<br />
parasitaire (et non pas virale ou bactérienne) : celui<br />
du parasite du paludisme appelé Plasmodium.<br />
De quel type de vaccin s’agit-il ?<br />
Le RTS,S résulte d’une technologie très innovante<br />
et unique qui cible pour la première fois<br />
un parasite protozoaire. Le développement<br />
d’un vaccin contre un tel parasite est plus<br />
complexe que celui utilisé contre les virus<br />
ou bactéries. Les parasites disposent,<br />
en effet, de mécanismes « d’échappement<br />
immunitaire », qui les protègent contre<br />
nos anticorps et nos globules blancs.<br />
Le Mosquirix contient une protéine<br />
du parasite (circumsporozoïte), cruciale<br />
pour solliciter une immunogénicité. L’OMS<br />
explique qu’il y a deux autres éléments<br />
essentiels : la méthode de présentation<br />
de cette protéine antigénique et le produit<br />
adjuvant qui va augmenter la réaction immunitaire<br />
naturelle. Le vaccin ne contient pas le parasite vivant<br />
atténué ni inactivé, mais cette protéine, c’est-à-dire<br />
uniquement une partie de son enveloppe. L’OMS loue<br />
le partenariat international solide et durable sur trente<br />
ans mené par plusieurs plates-formes scientifiques<br />
internationales, et les nombreux spécialistes africains<br />
impliqués dans cette recherche collaborative.<br />
Que sait-on de l’efficacité réelle du Mosquirix ?<br />
Dans ces trois pays, 800000 enfants ont été vaccinés,<br />
avec un nombre très faible d’effets indésirables sur un total<br />
de 2,3 millions de doses injectées. Il faut faire la différence<br />
entre l’efficacité vaccinale pure – assez modeste, 30 %<br />
de réduction de paludisme sévère – et l’efficacité<br />
populationnelle réelle à l’échelle de la santé publique,<br />
qui est excellente si l’on considère le nombre de décès<br />
évités grâce aux premières doses au Kenya, au Ghana, et<br />
au Malawi. Potentiellement, sur les 260000 décès annuels<br />
d’enfants (400 000 au total avec les adultes), une réduction<br />
de 30 % signifie environ 78000 vies sauvées par an,<br />
mais également plusieurs millions de paludismes sévères<br />
(hospitalisations, anémies graves, transfusions sanguines,<br />
convulsions épileptiques, handicaps) évités. Toutefois,<br />
ce vaccin ne protège pas efficacement au<br />
niveau individuel (30 % seulement) et<br />
ne doit donc, en aucun cas, remplacer les<br />
mesures préventives primaires et secondaires<br />
recommandées : moustiquaires imprégnées,<br />
prophylaxie saisonnière ou pendant<br />
la grossesse, accès rapide au diagnostic<br />
et traitement, etc.<br />
BioNTech annonce la recherche<br />
d’un vaccin à ARN messager. Quelles<br />
sont les différences d’action entre<br />
celui-ci et un autre plus « classique »<br />
contre une parasitose ?<br />
Il s’agit de deux mécanismes très<br />
différents. Comme pour ceux contre le SARS-CoV2, un<br />
vaccin à ARN messager permet d’introduire un petit<br />
morceau du code génétique d’une partie du parasite, très<br />
brièvement, pour « exprimer » une protéine de surface<br />
qui va solliciter la réponse immune, mais ne modifie pas<br />
le code génétique humain. Le vaccin contre le paludisme<br />
actuellement recommandé par l’OMS utilise une technique<br />
plus « classique » à base de protéines de l’organisme, mais<br />
est aussi très innovant, car il est le premier contre un<br />
parasite et combine trois éléments : la bonne protéine<br />
circumsporozoïte, mais aussi la manière de la présenter,<br />
et l’adjuvant du produit.<br />
DR<br />
52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
L’inquiétude de certaines populations africaines face<br />
au vaccin contre le Covid pourrait-elle se traduire par<br />
une réticence à se faire vacciner contre le paludisme ?<br />
L’acceptabilité d’un vaccin contre le paludisme<br />
est imprévisible à la suite de l’énorme crise de confiance<br />
envers les vaccins anti-Covid, provoquée, en partie,<br />
par cette nouvelle technologie développée très rapidement<br />
[l’ARN messager, ndlr]. Mais cette défiance est due aussi<br />
à la communication des pays du Nord et à la méfiance<br />
envers l’industrie pharmaceutique. Cependant, le<br />
paludisme est un fléau reconnu comme priorité majeure<br />
par la plupart des ministères de la Santé des pays<br />
concernés. En outre, il s’agit d’un codéveloppement<br />
« par l’Afrique pour l’Afrique », ce qui diffère énormément<br />
du contexte des vaccins anti-Covid. L’approche conjointe<br />
de l’OMS, l’UNICEF, l’ONG PATH et GSK a été mûrement<br />
réfléchie au cours des vingt années de cogestion.<br />
GAVI va étudier comment déployer le vaccin.<br />
Cela risque-t-il de prendre plusieurs années en raison<br />
des défis logistiques (accès aux zones rurales),<br />
du coût et de la pandémie de Covid ?<br />
En effet. Généralement, ce type de déploiement prend<br />
plusieurs années. Mais l’analyse préliminaire coût-efficacité<br />
semble favorable, compte tenu de la gigantesque mortalité<br />
mondiale due au paludisme. L’accès aux zones rurales<br />
n’est pas aussi problématique que l’accès aux territoires<br />
en conflit ou aux lieux d’insécurité. L’expérience de nos<br />
partenaires sur de grandes campagnes de vaccination<br />
contre la rougeole dans des endroits très reculés, comme<br />
Médecins sans frontières, démontre une certaine<br />
faisabilité. Cependant, la nécessité d’un schéma à quatre<br />
doses avec plusieurs mois d’intervalle complique la tâche.<br />
Autre protection assez efficace contre le paludisme :<br />
la moustiquaire imprégnée d’insecticide. Son usage<br />
est-il suffisamment répandu dans les zones à risques ?<br />
L’usage des moustiquaires imprégnées n’est pas<br />
suffisant. La crise du Covid et la paralysie de certains<br />
programmes et transports ont eu un impact, comme<br />
la priorité donnée aux mesures anti-Covid au détriment<br />
d’autres maladies, dont la malaria. Cependant,<br />
les programmes de distribution de moustiquaires semblent<br />
avoir repris, et la dynamique apportée par l’annonce<br />
du vaccin pourrait déboucher sur une meilleure<br />
priorisation du paludisme, comme en faire un impératif<br />
de santé publique en zone endémique. Selon l’OMS,<br />
la superposition des deux approches (moustiquaires<br />
et vaccins) permettrait de couvrir les besoins en prévention<br />
de 90 % des enfants dans les trois pays tests, et au-delà.<br />
Il s’agit donc d’une très bonne nouvelle en matière de<br />
faisabilité et d’impact de santé publique potentiel. ■<br />
vaccin s’ajoute à la gamme des outils disponibles. » Toutefois, le<br />
Mosquirix nécessite au moins quatre doses, espacées chacune<br />
d’environ un mois. Et une cinquième est recommandée à la<br />
saison des pluies… Un défi logistique que MSF se sent apte à<br />
relever : « Il est possible de faire passer le RTS,S dans le cadre du<br />
mécanisme des vaccinations infantiles de routine, ce n’est pas<br />
un problème majeur. » La méfiance manifestée envers la vaccination<br />
contre le Covid-19 pourrait-elle impacter cette future campagne<br />
? Nathalie Ernoult ne le pense pas : « Difficile de comparer<br />
ces deux pathologies. Contrairement au Covid, le paludisme est<br />
très concret en Afrique. Les gens le vivent et le sentent passer…<br />
Ils sont cloués au lit plusieurs jours. » Depuis l’apparition des<br />
premiers cas sur le continent en février 2020, le SARS-CoV-2<br />
a tué trois fois moins que la malaria : 214 000 décès en dix-huit<br />
mois pour l’un, contre plus de 400 000 par an pour l’autre. Sur<br />
le continent, du fait de la jeunesse de la population, la grande<br />
majorité des personnes touchées par le coronavirus demeurent<br />
asymptomatiques. Cependant, le nombre de malades serait sept<br />
fois supérieur à ceux recensés, a estimé l’OMS le 14 octobre dernier<br />
(près de 60 millions, contre 8,4 officiellement).<br />
Nathalie Ernoult pointe toutefois le risque que les Africains<br />
surestiment l’efficacité du RTS,S et négligent les autres outils de<br />
protection. Ainsi, précise-t-elle que « la vaccination ne doit pas se<br />
faire au détriment de l’usage des moustiquaires et des répulsifs,<br />
impératifs pour prévenir l’exposition aux moustiques ». Les premières<br />
sont notamment financées par le Fonds mondial, qui lutte<br />
contre la tuberculose, la malaria et le sida. Et si 46 % de cette<br />
population exposée au risque paludéen dispose désormais de<br />
moustiquaires imprégnées d’insecticide (contre seulement 2 %<br />
en 2000), l’OMS constate que ce taux n’augmente plus depuis<br />
cinq ans.<br />
UN COÛT DE 5 DOLLARS<br />
Quoi qu’il en soit, la dose de Mosquivix vaudra 5 dollars…<br />
Le coût de la vaccination des enfants, à raison de 4 à 5 doses<br />
pour chacun, sera donc conséquent. GAVI, l’Alliance du vaccin a<br />
déjà financé les essais pilotes au Ghana, au Kenya et au Malawi<br />
en partenariat avec le Fonds mondial et UNITAID (organisation<br />
internationale d’achats de médicaments). Et a annoncé plancher<br />
sur le déploiement d’une campagne à grande échelle. « La dynamique<br />
apportée par l’annonce de ce vaccin pourrait déboucher<br />
sur une meilleure “priorisation” du paludisme comme impératif<br />
de santé publique en zone endémique », estime le docteur Gabriel<br />
Alcoba, des hôpitaux universitaires de Genève [voir interview<br />
ci-contre]. « L’autorisation du Mosquirix est un point de départ et<br />
un tournant, indique Nathalie Ernoult. Car d’autres, qui seront<br />
plus efficaces, sont en développement. » BioNTech, la start-up<br />
allemande qui, avec l’américain Pfizer, a élaboré l’un des fameux<br />
vaccins à ARN messager contre le Covid, cherche à en mettre<br />
un autre du même type au point. Ses essais cliniques pourraient<br />
démarrer fin 2022. Le combat plurimillénaire de l’humanité<br />
contre la « fièvre des marais » se poursuit… ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 53
CE QUE J’AI APPRIS<br />
Patrick Bebey<br />
LE CHANTEUR ET MULTI-INSTRUMENTISTE<br />
d’origine camerounaise a fait ses armes auprès de son père,<br />
l’illustre Francis Bebey. La réédition de l’album Dibiye, qu’ils ont<br />
enregistré ensemble en 1997, est un vibrant hommage à ce pionnier<br />
des musiques africaines. propos recueillis par Astrid Krivian<br />
J’ai eu la chance de grandir dans la musique. Avec sa collection de plus de 1000 vinyles, mon père<br />
nous en faisait écouter de toutes sortes, des Beatles à Beethoven. J’ai appris le piano classique dès 5 ans, avec un<br />
professeur particulier. Et j’ai poursuivi au conservatoire, à Paris. Tout ça m’a donné envie d’en faire mon métier.<br />
Quand mon père a commencé à être célèbre, j’étais un adolescent rebelle ! [Rires.] Par<br />
principe, je ne m’intéressais pas à ce qu’il faisait. Mais j’ai compris ensuite que c’était un véritable enrichissement<br />
de communiquer avec lui à travers la musique. On est devenus très complices. J’ai joué avec lui à partir de 19 ans.<br />
J’ai beaucoup appris. Concernant la technique, il me montrait une fois, puis je devais me débrouiller ! Ça me<br />
poussait à chercher de mon côté comment progresser, à écouter des musiques traditionnelles, à les comprendre.<br />
La sanza permet à une famille entière de communiquer. Chaque note jouée correspond<br />
à l’un de ses membres. Et à l’intérieur de l’instrument, des petits cailloux représentent les ancêtres, les morts<br />
qui vivent sous la terre. Si l’on secoue la sanza, les ancêtres s’adressent à la famille. Quant à la flûte pygmée,<br />
elle joue une seule note. Toutes les autres sont créées par la voix humaine, qui essaie d’imiter la sonorité<br />
de la flûte. Quel mélange magique !<br />
Ces instruments traditionnels étaient mal vus dans le passé. Et<br />
c’est encore le cas aujourd’hui. Mon grand-père disait à mon père d’écouter Bach, de<br />
ne pas s’intéresser à sa propre culture. Il voulait que son fils apprenne la « grande<br />
musique ». À ses yeux, les musiques traditionnels étaient des musiques de sauvages.<br />
On avait réussi à l’en persuader ! Mais mon père estimait que l’Afrique aussi avait sa<br />
grande musique classique.<br />
La réédition de Dibiye offre une seconde vie à cet album<br />
de mon père. Lors de sa sortie en 1997, nous n’avions hélas pas pu le défendre<br />
Francis Bebey, Dibiye,<br />
PeeWee!<br />
sur scène. Les cordes vocales abîmées par une opération, mon père ne pouvait plus chanter. Depuis le milieu<br />
des années 1970 jusqu’à sa mort, en 2001, il enregistrait en moyenne un disque par an, parfois deux. Il avait<br />
beaucoup trop d’idées au regard du temps dont il disposait pour les exploiter. Il les couchait vite sur une bande<br />
et passait à autre chose. Au niveau du son, je trouvais que ses projets n’étaient pas assez aboutis. Avec Vincent<br />
Mahey, directeur et ingénieur du son du label PeeWee!, nous l’avons convaincu d’enregistrer ce disque, de prendre<br />
le temps pour réaliser une vraie production.<br />
J’adore mon métier ! Convaincre des inconnus que ma musique peut leur faire du bien. Je ne l’échangerai<br />
pour rien au monde ! J’aime cette peur, être à nu devant un public qui attend d’être surpris. Je ne sais jamais<br />
ce qu’il va se passer. On est parfois si bien accueillis qu’on peut facilement perdre pied, oublier que l’on est<br />
juste humain. J’ai eu la chance d’avoir mon père comme exemple. C’était un puits de science, mais il avait cette<br />
simplicité, il était toujours prêt à aider les autres. Il partageait son savoir sans se mettre plus en avant que ça. ■<br />
DR<br />
54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DR<br />
« Il me montrait<br />
une fois,<br />
puis je devais<br />
me débrouiller ! »
DOSSIER<br />
MALI<br />
QUELLES SORTIES<br />
DE CRISES ?<br />
56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Vue sur la cité administrative<br />
de Bamako depuis le fleuve Niger.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
Depuis le coup<br />
d’État d’août 2020<br />
et celui de mai 2021, le pays est toujours à la recherche<br />
d’une stabilité politique durable. Pourtant, l’activité<br />
économique résiste. Et la population continue d’avancer.<br />
par Emmanuelle Pontié, envoyée spéciale<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 57
DOSSIER MALI<br />
Dans le quartier des affaires de<br />
l’ACI 2000, hérissé des imposants<br />
sièges de la plupart des grandes<br />
sociétés de la place, rien n’a changé.<br />
Les 4x4 des directeurs généraux<br />
déambulent, l’import-export a repris<br />
de plus belle, les banques affichent<br />
des résultats bénéficiaires pour<br />
2020, avec une progression de 7<br />
à 8 % malgré la chute du taux de<br />
croissance du pays. Mieux, la dernière campagne cotonnière<br />
a bénéficié d’un bon taux de pluviométrie et garantit au Mali<br />
sa deuxième place de producteur mondial d’or blanc. Avec de<br />
belles retombées sur l’économie locale pour l’année qui vient.<br />
Preuve, s’il en faut, de la légendaire résilience de Bamako,<br />
secouée depuis près d’une décennie par des crises politiques et<br />
sécuritaires majeures [voir encadré ci-contre], assorties, comme<br />
pour le reste du monde, des effets de la pandémie de Covid<br />
19-depuis un an. Ici, on est habitués aux hommes en treillis,<br />
aux annonces récurrentes de tel ou tel attentat dans le nord<br />
ou le centre du pays, aux enlèvements, aux coups d’État. Mais<br />
dans la capitale, relativement protégée depuis quelques années<br />
des exactions en tous genres qui font rage à sa porte, la vie suit<br />
son cours, que ce soit dans les hautes sphères du<br />
business ou dans les quartiers où chacun s’active<br />
– à 80 % dans l’informel – pour nourrir sa famille.<br />
Certes, les hôtels et leurs miradors sont barricadés<br />
de portes géantes en fer, les restaurants<br />
cachés derrière des doubles portails opaques gardés<br />
par des agents de sécurité, et les piscines prises<br />
d’assaut par des militaires de toutes les nationalités,<br />
qui déposent leurs armes impressionnantes<br />
sur les transats, le temps d’un break à Bamako,<br />
avant de repartir au front. Des images qui peuvent<br />
paraître assez surréalistes pour le visiteur de passage,<br />
mais auxquelles les Bamakois se sont habitués.<br />
Depuis le 24 mai dernier et la « rectification »<br />
du coup d’État du 18 août 2020, le colonel Assimi Goïta, 39 ans,<br />
est le nouveau président de la transition. Assez peu loquace en<br />
public, il a prononcé le 22 septembre dernier un discours à l’occasion<br />
de la fête nationale, annonçant une refondation urgente<br />
de l’État, la cession des deux tiers du budget de souveraineté de<br />
la présidence pour la cause des localités défavorisées, la réhabilitation<br />
de salles de classe, la lutte contre la corruption et le<br />
renfort global des forces de sécurité avec l’acquisition d’aéronefs<br />
ou l’ouverture d’une école de guerre… À la fin, il a remercié<br />
les nations étrangères qui participent à maintenir la paix au<br />
Mali, avec une petite phrase lourde de sens dans le contexte<br />
du moment : « Cependant, leur engagement à nos côtés doit, de<br />
toute évidence, contribuer à la résolution durable des problématiques<br />
sécuritaires et servir de déclic pour notre résilience. C’est<br />
à ce seul prix que l’assistance internationale aura tout son sens .»<br />
« La France<br />
n’a qu’à<br />
nous laisser.<br />
On n’a jamais<br />
eu autant<br />
d’attaques et<br />
d’enlèvements<br />
depuis qu’ils<br />
sont là. »<br />
Car globalement, les dires du jeune président censé rendre le<br />
pouvoir le 27 février 2022, après dix-huit mois de transition,<br />
lors d’un scrutin où il ne pourra pas se présenter, ne passionnent<br />
pas particulièrement les Maliens. « Tant qu’on peut continuer à<br />
aller bosser, tout va bien. Le président de la transition, c’est pas<br />
trop notre problème. Nous attendons l’élection présidentielle<br />
pour faire notre choix », confie un opérateur économique de la<br />
capitale. Une attente qui devrait se prolonger. L’équipe de transition<br />
tient à organiser des assises nationales comme préalable à<br />
tout scrutin, prévues pour fin décembre. Et malgré les pressions<br />
internationales, il semble que le Mali devra se plier à l’agenda<br />
du jeune colonel. La dernière délégation du Conseil de sécurité<br />
de l’ONU envoyée à Bamako, fin octobre, est revenue avec la<br />
promesse d’un scrutin en 2022, sans date précise, après la tenue<br />
des assises d’une part, et d’autre part l’apaisement de la situation<br />
sécuritaire dans le nord et le centre, en proie aux exactions de<br />
terroristes islamistes et d’une nébuleuse de groupes armés qui<br />
font régner la terreur dans les villages. « Comment battre campagne<br />
dans des contrées affectées par l’insécurité, assurer la<br />
pleine participation des citoyens sans le préalable<br />
de la sécurité ? », a rétorqué le Premier ministre<br />
Choguel Maïga à la délégation onusienne. Malheureusement,<br />
aucun signe positif ne pointe à<br />
l’horizon pour que la situation en question s’améliore<br />
dans les mois à venir.<br />
LES RUSSES À LA RESCOUSSE ?<br />
Fin octobre, les autorités de la transition ont<br />
déclaré entamer des négociations avec le Groupe<br />
de soutien à l’islam et aux musulmans, une<br />
organisation terroriste liée à Al-Qaïda. Avant de<br />
démentir l’information le 21 octobre… Pourtant<br />
confirmée par le ministre du Culte et le Haut<br />
Conseil islamique. En revanche, le gouvernement, notamment<br />
par la voix de son Premier ministre, ne dément pas continuer<br />
à négocier avec la société de mercenaires russes Wagner qui<br />
pourraient être appelés en renfort afin de normaliser la situation<br />
sécuritaire. Une manière de tenir la dragée haute à la France,<br />
qui a annoncé qu’elle retirerait peu à peu ses troupes Barkhane<br />
de ses bases habituelles pour recentrer son intervention sur la<br />
zone des trois frontières Mali-Burkina-Niger. Afin de justifier son<br />
choix, l’État accusait la France le 25 septembre dernier à la tribune<br />
de l’ONU d’« abandon en plein vol », par la voix de Choguel<br />
Maïga. Personne ne sait, à ce jour, comment se soldera le bras de<br />
fer diplomatique que mènent les deux pays, ni si l’option russe<br />
aboutira. Mais en ville, le débat fait rage. D’un côté, on s’inquiète<br />
du déploiement de 1 000 mercenaires à la réputation sulfureuse.<br />
On soupçonne même le colonel Goïta de vouloir se servir d’eux<br />
58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
NICOLAS RÉMÉNÉ/LE PICTORIUM - PAUL LORGERIE/REUTERS<br />
Le président<br />
« intérimaire », Assimi<br />
Goïta, lors de son<br />
investiture à Bamako,<br />
le 7 juin 2021.<br />
Le Premier ministre Choguel Maïga.<br />
comme bouclier personnel, dans le but de s’éterniser au pouvoir.<br />
D’un autre côté, le sujet a déclenché un sentiment antifrançais<br />
chez les couches plus populaires et plus jeunes. Un chauffeur de<br />
taxi s’emporte : « La France n’a qu’à nous laisser. On n’a jamais<br />
eu autant d’attaques et d’enlèvements depuis qu’ils sont là. Les<br />
Russes vont régler le problème à leur place ! » Rien n’est moins<br />
sûr. Mais en cette fin d’année, le colonel Goïta, jouant sur la<br />
corde nationaliste, est celui qui tient tête à la France. De quoi<br />
prendre du galon dans une certaine opinion publique. La vraie<br />
question est : jusqu’à quand ? ■<br />
Une décennie<br />
de troubles<br />
17 janvier 2012 : la rébellion touarègue du Mouvement<br />
national de libération de l’Azawad (MNLA)<br />
et d’autres combattants, rentrés depuis la Libye,<br />
lancent une offensive dans le nord.<br />
22 mars 2012 : des militaires menés<br />
par le capitaine Amadou Sanogo renversent<br />
le président Amadou Toumani Touré.<br />
11 janvier 2013 : la France lance l’opération<br />
Serval, dont la mission est d’enrayer la progression<br />
des djihadiste.<br />
1 er juillet 2013 : la Mission multidimensionnelle<br />
intégrée des Nations unies pour la stabilisation<br />
au Mali (Minusma) est lancée à son tour.<br />
11 août 2013 : Ibrahim Boubacar Keïta est élu président.<br />
1 er août 2014 : l’opération Serval est remplacée<br />
par la force Barkhane.<br />
Mai-juin 2015 : un accord de paix est signé<br />
par le camp gouvernemental et les rebelles<br />
séparatistes du Nord.<br />
20 novembre 2015 : attentat de l’hôtel Radisson Blu<br />
de Bamako, qui fera 22 morts, revendiqué<br />
par Al-Mourabitoune.<br />
Janvier 2020 : le président Emmanuel Macron<br />
annonce que la force française va se concentrer<br />
sur la zone des trois frontières (Mali, Niger, Burkina)<br />
18 août 2020 : le président Ibrahim Boubacar Keïta<br />
est renversé par un coup d’État mené par la junte<br />
militaire, et Bah N’Daw est nommé président de la<br />
transition, avec Assimi Goïta comme vice-président.<br />
24 mai 2021 : le colonel Assimi Goïta prend<br />
le pouvoir à son tour en renversant N’Daw. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 59
DOSSIER MALI<br />
Lamine Seydou Traoré<br />
Ministre des Mines, de l’Énergie et de l’Eau<br />
« Tout ce que nous voulons,<br />
ce sont des résultats »<br />
Depuis un an, il est à la tête de TROIS SECTEURS SENSIBLES. Il fait le point<br />
sur les défis et les solutions déjà engagées pour l’accès à l’eau et à l’électricité<br />
pour tout le monde, des capitales urbaines aux communes rurales.<br />
<strong>AM</strong> : Vous avez été nommé ministre au moment de<br />
la transition. D’où venez-vous, quel est votre parcours ?<br />
Lamine Seydou Traoré : J’ai intégré le premier gouvernement<br />
de transition le 5 octobre 2020. Après la rectification de la<br />
trajectoire de la transition le 24 mai dernier, à la faveur de<br />
la nomination du nouveau Premier ministre Choguel Maïga<br />
le 7 juin, j’ai réintégré le gouvernement au même poste le 11<br />
du même mois. Je m’inscris dans la continuité. J’ai 42 ans.<br />
Avant d’être ministre, j’étais membre du conseil de régulation<br />
de l’Autorité de régulation des télécommunications, des TIC et<br />
des postes du Mali (<strong>AM</strong>RTP) où j’étais chargé des<br />
questions économiques. Et avant, j’ai fait carrière<br />
durant quinze ans au sein d’Orange Mali où j’ai<br />
successivement occupé les fonctions de directeur<br />
financier, directeur général de la filiale Mobile<br />
Money – Orange Money –, et finalement celui de<br />
directeur général adjoint de tout le groupe.<br />
Vous ne venez pas du secteur<br />
des mines et de l’énergie…<br />
J’ai obtenu le diplôme d’expertise comptable<br />
et financière de l’UEMOA. J’ai aussi un mastère<br />
spécialisé en régulation de l’économie numérique<br />
et des télécoms de ParisTech, qui est une école des<br />
Mines-Telécom. Il n’y a pas tellement de rapport,<br />
mais la formation d’expert-comptable est transversale.<br />
«Les<br />
entreprises<br />
maliennes<br />
doivent être<br />
bénéficiaires<br />
de marchés<br />
sur la chaîne<br />
de valeur de<br />
la production<br />
de l’or. »<br />
Comment se portent aujourd’hui les trois<br />
secteurs dont vous avez la charge ?<br />
Beaucoup mieux qu’il y a un an. Lorsque nous sommes arrivés<br />
en octobre 2020, nous avons trouvé un secteur de l’énergie<br />
confronté à un choc de son business model. Énergie du Mali<br />
(EDM) vend de l’électricité à un prix largement inférieur à<br />
son coût de revient. Le coût de production est supérieur au<br />
prix de vente. Pourquoi ? Tout simplement parce que 70 % de<br />
la fabrication d’électricité est faite à partir de centrales thermiques,<br />
un modèle très onéreux. Dans les années 2000, lorsque<br />
l’on a donné la concession à EDM, l’essentiel de la production<br />
provenait d’unités hydroélectriques. Une source d’énergie<br />
parmi les moins chères. À force de ne plus investir dans ce<br />
domaine, et la demande croissant constamment, nous avons<br />
privilégié des solutions d’urgence, année après année. Et qui<br />
dit solution d’urgence, dit groupe électrogène, dans lequel on<br />
met du fioul et ça fonctionne. Résultat : le secteur de l’électricité<br />
compte 200 milliards de francs CFA de dette d’exploitation. Et<br />
il est marqué par la vétusté de ses équipements. Nous sommes<br />
restés vingt ans sans investissement. Le constat est similaire<br />
en ce qui concerne le secteur de l’eau. Il est sous-tarifé. Nous<br />
sommes le seul pays en Afrique de l’Ouest où son<br />
prix est resté au même niveau pendant quinze<br />
ans. Trop bas. De plus, nous avons pâti d’une<br />
insuffisance d’investissements. Notre société de<br />
gestion de l’eau potable présente un déficit chronique.<br />
40 % du chiffre d’affaires est consacré à<br />
la masse salariale. Enfin, en ce qui concerne les<br />
mines, quand nous sommes arrivés, un nouveau<br />
code avait été promulgué, sans décret d’application.<br />
Il ne pouvait donc pas être mis en pratique,<br />
alors que l’ancien était déjà abrogé. Heureusement,<br />
le décret d’application a été approuvé un<br />
mois plus tard. Ce qui a permis de relancer les<br />
recherches minières. Il faut rappeler que les premiers<br />
livres de droits dans ce secteur au Mali faisaient la part<br />
belle aux investisseurs. Le domaine n’étant pas développé, il<br />
devait être attractif. Aujourd’hui, c’est différent. Le code a dû<br />
évoluer, notamment en intégrant la valorisation des contenus<br />
locaux. Les entreprises maliennes doivent être bénéficiaires<br />
de marchés sur la chaîne de valeur de la production de l’or.<br />
Elles peuvent se charger des excavations, du transport des<br />
minerais, etc. Deuxième point : nous allons valoriser les ressources<br />
humaines locales. À niveau de compétences égales, le<br />
nouveau code privilégie l’emploi de personnel malien. Et enfin,<br />
pas question que des sociétés minières soient installées dans<br />
une localité dont les populations continuent à vivre de façon<br />
60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DR<br />
misérable. Ces entreprises doivent payer des redevances pour<br />
promouvoir le développement. Il faut de l’eau potable, de l’électricité,<br />
etc.<br />
Quelles solutions pour résoudre<br />
le souci d’énergie dans le pays ?<br />
Quand nous sommes arrivés, il fallait faire face à la dette.<br />
Mais avant cela, il fallait faire face aussi à la demande qui<br />
croît de 10 % chaque année. Et nous avions des installations<br />
vétustes, ainsi qu’un problème de transport de l’énergie. On sait<br />
tous qu’il y a une période chaude au Mali, entre février et mai.<br />
Il fallait que le quotidien du citoyen ne soit pas détérioré, et en<br />
même temps, poser les jalons d’un développement harmonieux<br />
pour le futur. Après avoir étudié les causes du<br />
délestage, on s’est rendu compte que 70 % d’entre<br />
elles étaient dues à des insuffisances en approvisionnement<br />
en fioul de nos centrales thermiques.<br />
Autre souci, les postes de transformation étaient<br />
désuets. Et tombaient souvent en panne. Ces deux<br />
causes étant connues, il fallait trouver des solutions<br />
immédiates. La première était de diversifier<br />
les fournisseurs qui nous approvisionnent en carburant.<br />
Ce pour quoi nous avons lancé un appel<br />
d’offres, qui nous a permis de faire baisser les prix.<br />
Et à ce jour, l’approvisionnement de nos centrales<br />
est sécurisé. La seconde, face à la vétusté des équipements,<br />
a été de lancer un programme de rénovation. Ce qui a<br />
été fait, même si cela requiert du temps. Nous avons également<br />
identifié deux points névralgiques sur Bamako, qui est divisé<br />
par le fleuve Niger en deux rives. Nous avons donc installé une<br />
capacité dormante de 20 mégawatts (MW) sur chacune d’elles.<br />
Ainsi, lorsque nous avons des pannes au niveau des postes,<br />
nous pouvons injecter directement l’électricité vers les foyers,<br />
en attendant des réparations qui prennent du temps.<br />
Est-ce que vous restez sur le même choix<br />
de<br />
type d’énergie ?<br />
C’est une question pour le long<br />
terme. Avant cela, nous nous<br />
sommes rendu compte que<br />
le<br />
quart de nos besoins en<br />
électricité vient de<br />
l’ex-<br />
térieur,<br />
r, une<br />
proportion<br />
qu’il va urgemment<br />
falloir inverser. Mais il<br />
faut d’abord rendre le<br />
secteur e viable. Pour<br />
cela, il y a deux<br />
« À long<br />
terme, il faut<br />
travailler sur<br />
un panachage<br />
qui privilégie<br />
des sources<br />
d’énergie<br />
moins<br />
onéreuses. »<br />
possibilités. Soit on augmente le prix, ce qui serait catastrophique<br />
pour les populations, soit on se bat pour réduire les coûts<br />
de production. Pour les diminuer, il y a des solutions à court<br />
terme, comme les appels d’offres que nous avons lancés et qui<br />
nous permettent de baisser de 10 % les coûts. Grâce à des négociations<br />
avec les locataires de centrales thermiques, on est aussi<br />
parvenu à avoir 10 à 15 % de réduction. Mais à long terme,<br />
il faut travailler sur un panachage qui privilégie des sources<br />
d’énergie moins onéreuses. C’est dans ce cadre que nous avons<br />
lancé des projets de construction de centrales d’éoliennes,<br />
hydroélectriques et d’énergie solaire. Nous avons en cours<br />
de préparation des unités solaires d’une capacité d’au moins<br />
400 MW sur l’ensemble du territoire, un projet de<br />
construction d’une centrale éolienne de 150 MW<br />
et un projet de construction de quatre barrages.<br />
Le premier, celui de Kenié, se situe à 60 kilomètres<br />
de Bamako, à Koulikoro. Ses travaux ont démarré<br />
en mars-avril dernier. Il sera livré par la société<br />
Sinohydro dans quatre ans. Pour les trois autres,<br />
nous avons signé un protocole d’accord avec elle,<br />
mais nous allons opter pour un partenariat publicprivé<br />
(PPP). Afin de régler globalement le problème<br />
de l’électricité dans le pays, nous avons besoin<br />
de débloquer 2 300 milliards de FCFA. Sur cette<br />
somme, nous ferons un PPP avec des producteurs<br />
indépendants qui vont produire et vendre de l’électricité à la<br />
société de distribution, à hauteur de 1 400 milliards de FCFA.<br />
Soit 65 %. Pour le reste, nos partenaires techniques et financiers<br />
ont promis d’apporter 400 milliards, et les 500 milliards<br />
restants seront financés sur le budget national. Mais l’objectif<br />
est clair : arriver à une compilation énergétique où la partie<br />
thermique passera à l’horizon 2026-2028 de 70 à 30 %. Cela<br />
assainira le secteur.<br />
Le solaire et l’éolien sont de gros<br />
investissements au départ.<br />
Oui, mais en PPP, c’est possible.<br />
Et en ce qui concerne le secteur de l’eau, quels projets ?<br />
Comme le secteur n’est pas non plus rentable, nous envisageons<br />
de faire une révision tarifaire avant la fin de l’année,<br />
qui est réclamée aussi par nos partenaires techniques et financiers.<br />
Mais cette augmentation ne touchera que les couches<br />
les plus aisées. Le prix de l’eau, qui est subventionné par l’État,<br />
restera le même pour les ménages. Ceux qui paieront plus cher,<br />
ce sont les administrations, les grandes entreprises, les chancelleries,<br />
etc. On la leur vendra au tarif juste. Sans subvention.<br />
Cette nouvelle manne financière permettra de donner de l’eau<br />
à davantage de personnes. Notre objectif final est d’éradiquer<br />
la fracture hydraulique qui existe entre les capitales urbaines<br />
et les communes rurales, en mettant un point d’eau à disposition<br />
de toutes les localités du Mali. Pour y arriver, il faut rendre<br />
ce domaine stable et pérenne. D’où l’augmentation tarifaire,<br />
afin que les investisseurs puissent constater qu’il peut être<br />
61
DOSSIER MALI<br />
rentable. Il faut rappeler que dans les objectifs du développement<br />
durable, on demande aux États que le secteur de l’eau<br />
représente 5 % de leur budget global à l’horizon 2030.<br />
Et aujourd’hui, il représente combien ?<br />
On a pu le faire passer de 2,5 % en 2020 à 3,5 % en 2021,<br />
et il sera à 4 % en 2022. Ce qui n’empêche pas une insuffisance<br />
d’investissements. Nous avons constaté que ceux-ci sont réalisés<br />
sur la base des financements de bailleurs. Parfois, le temps<br />
de finir de monter les dossiers peut prendre un ou deux ans,<br />
pour des « petits » apports de 400 ou 600 millions. Et entretemps,<br />
les besoins de la population croissent. Pour éviter cela,<br />
nous avons commencé à réaliser tous les petits investissements<br />
sur fonds propres. Cela a considérablement amélioré<br />
la desserte d’approvisionnement de l’eau<br />
dans les grandes agglomérations, mais aussi<br />
dans les localités rurales. On permet également<br />
aux communautés de s’abonner à un prix<br />
subventionné : c’est ce que l’on appelle les branchements<br />
sociaux. Avec l’aide de la Banque mondiale<br />
et de l’Agence française de développement,<br />
nous sommes parvenus à faire 100 000 branchements<br />
à des tarifs très avantageux, à peu près<br />
divisés par cinq. Voilà tout ce que l’on a pu faire<br />
en un an de transition dans les domaines de l’eau<br />
et de l’électricité.<br />
La situation de transition, justement, a-t-elle<br />
« Les dossiers<br />
ne dorment<br />
plus, nous les<br />
faisons sortir<br />
vite, car nous<br />
n’avons pas<br />
d’ambitions<br />
politiques. »<br />
refroidi certains investisseurs ou bailleurs ?<br />
Au départ, oui. Vous savez, les investisseurs sont très rationnels.<br />
Quand il y a des événements politiques de ce genre, dans<br />
un premier temps, ils restent sur leur réserve. Mais ils viennent<br />
quand même discuter après. Et ils ont pu voir que l’on a fait<br />
de gros progrès en matière de doing business. Les dossiers ne<br />
dorment plus, nous les faisons sortir vite, car nous n’avons pas<br />
d’ambitions politiques. Tout ce que nous voulons, ce sont des<br />
résultats. Nous travaillons avec des Chinois, mais aussi des<br />
Français et autres.<br />
En quoi la situation sécuritaire impacte vos secteurs ?<br />
La question sécuritaire a retardé un certain nombre de<br />
projets. Notamment, l’aménagement des surfaces du barrage<br />
et des terres irrigables de Taoussa, où l’entreprise adjudicatrice<br />
du marché n’a pas pu faire le travail. Mais aujourd’hui, on est<br />
en train de boucler cette affaire avec les bailleurs de fonds.<br />
Il faut noter que le contexte sécuritaire commence à s’améliorer.<br />
En tout cas, on a de l’espoir, au regard de tous les partenaires<br />
qui sont prêts à nous accompagner. On commence enfin à parler<br />
franchement avec nos associés au sujet de ce qu’il faut faire<br />
pour sécuriser le pays. Ce n’était pas le cas avant.<br />
En ce qui concerne les mines, c’est moins<br />
compliqué, car elles opèrent surtout au sud ?<br />
Oui. Et la pandémie de Covid-19 a fait augmenter le prix<br />
de l’once. On est passé de 800 à 1200 dollars. Et ça ne fait que<br />
croître. L’or est une valeur refuge. L’activité économique s’est<br />
repliée, et son prix a grimpé. Le contexte sécuritaire et le Covid<br />
ont freiné certains projets. Mais depuis octobre 2020, on est<br />
parvenus à donner un nouvel élan.<br />
On parle d’un secteur d’avenir<br />
au Mali : la chaux. Qu’en est-il ?<br />
Les gens ont tendance à réduire les secteurs miniers,<br />
au Mali, aux mines. Mais nous possédons aussi des carrières<br />
de calcaire, de chaux. Nous avons du magnésium, du fer,<br />
du lithium. Effectivement, nous avons identifié plusieurs<br />
zones capables de procurer de la chaux. Elle est utilisée dans<br />
la production de l’or et les traitements miniers. Aujourd’hui,<br />
elle est importée. Alors, en obtenir chez nous est très prometteur.<br />
Nous avons fait de grandes découvertes de<br />
gisements. Mais il reste un souci d’accès. Il faut<br />
des routes. Nous travaillons sur le sujet avec le<br />
ministère des Transports et des Infrastructures.<br />
Les mines de chaux se trouvent dans le sud du<br />
pays, vers Kayes.<br />
Du 16 au 18 novembre, vous<br />
organisez la 9 e édition des Journées<br />
minières et pétrolières. Qu’en<br />
attendez-vous cette année ?<br />
C’est un événement biennal. Une tribune<br />
qui permet de mieux vendre le secteur minier<br />
malien. Cela permet aussi de regrouper toutes les parties<br />
prenantes autour de sujets d’intérêt commun. Par exemple,<br />
le thème de cette année porte sur les contenus locaux en<br />
géoperspective et le rôle de l’État. Nous comptons mettre un<br />
accent particulier sur les énergies renouvelables en milieu<br />
minier, parce que cela participe de la responsabilité sociétale<br />
de ces entreprises.<br />
Vous prévoyez combien de participants ?<br />
Tous les ministères concernés des pays de la CEDEAO sont<br />
attendus, ainsi que tous les grands pays producteurs de l’or<br />
dans le monde. Nous avons un niveau de fréquentation entre<br />
25000 à 50000 personnes tous les deux ans. À un mois de l’événement,<br />
on était déjà à 417 000 euros de ventes de stands.<br />
En 2019, le chiffre d’affaires a été de 480000 euros.<br />
Pour finir, quels sont vos défis à vous ?<br />
Quand je suis arrivé à la tête de ce département, je me<br />
suis promis de tout mettre en œuvre pour éradiquer la fracture<br />
énergétique et la fracture hydraulique. Pour moi, il ne<br />
s’agit plus de se contenter de donner de l’électricité aux Bamakois<br />
– qui se plaignent beaucoup –, mais à tout le monde. Il en<br />
va de même pour l’eau. L’accès aux services sociaux de base<br />
à tous accélérera le développement social et la croissance<br />
économique. Et pour reparler de la question de la sécurité,<br />
je dis souvent que le problème, dans notre pays, est économique<br />
avant d’être sécuritaire. Je pense que la fourniture du<br />
service public de l’eau et de l’électricité est également un outil<br />
de rapprochement entre les Maliens pour consolider la paix<br />
et la réconciliation. ■ Propos recueillis par Emmanuelle Pontié<br />
62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DOSSIER MALI<br />
Économie<br />
L’étonnante résilience<br />
Malgré les tensions,<br />
le pays affiche des indicateurs<br />
PLUTÔT POSITIFS.<br />
par Fatoumata Maguiraga<br />
Malgré les crises sécuritaire, institutionnelle et sanitaire<br />
qu’elle a connues ces dernières années, l’économie<br />
malienne affiche plutôt des indicateurs<br />
positifs : une croissance régulière du produit intérieur<br />
brut (PIB) autour de 5 %, une inflation contenue et des<br />
engagements internationaux tenus. Une résistance aux chocs qui<br />
n’occulte pas la fragilité d’une économie ayant du mal à amorcer<br />
le développement. Selon la Banque mondiale, le ratio des<br />
Maliens défavorisés en fonction du seuil de pauvreté national est<br />
de 42,1 % de la population, en 2019. Un chiffre qui tranche avec<br />
le taux de croissance positif de la richesse nationale.<br />
Mais il traduit en réalité « une situation économique actuelle »<br />
qui se caractérise par « une forme de résilience », note Boubacar<br />
Ouologuem, chef de section Suivi du marché financier à la Direction<br />
nationale du trésor et de la comptabilité<br />
publique. Malgré la crise institutionnelle née<br />
de celle postélectorale, en 2018, ainsi que<br />
les grosses difficultés liées à la pandémie de<br />
Covid-19 en 2020, « les objectifs de recettes<br />
fiscales ont été atteints. Le budget a presque<br />
été dans les normes », constate ce spécialiste.<br />
Sur le marché financier, le Mali continue<br />
d’émettre normalement. En moyenne, il a<br />
enregistré 200 % de taux de soumissions<br />
aux émissions. Une « confiance des investisseurs<br />
» qui « tient aux potentialités du pays à<br />
rembourser ses dettes ».<br />
En 2020, 906 milliards de francs CFA<br />
ont été mobilisés sur le marché financier<br />
sur 830 milliards demandés, contre 543 milliards en<br />
2019. En 2021, avant la clôture de l’année, les fonds mobilisés<br />
ont atteint 810 milliards de FCFA, l’objectif étant<br />
905 milliards. Malgré la situation, l’engouement des investisseurs<br />
est démontré par un engagement des banques dont<br />
« les propositions tournent autour de 220 % du montant »,<br />
ajoute Boubacar Ouologuem. Les coups d’État du 18 août 2020<br />
et du 24 mai 2021 ont provoqué le retrait des partenaires,<br />
QUELQUES DONNÉES<br />
2020 (% du PIB)<br />
Dette globale : 44,7<br />
Taux d’investissement : 22,6<br />
Croissance du PIB réel : -1,6<br />
Poids secteurs<br />
Primaire : 37 %<br />
Secondaire : 20,6 %<br />
Tertiaire : 42,4 %<br />
Taux de pauvreté : 42 (en 2019)<br />
Taux d’inflation : 1,9 (juillet 2021)<br />
qui, aujourd’hui, commencent à revenir. Alors que l’inflation,<br />
estimée à 1,9 % (juillet 2021), reste aussi maîtrisée. Évaluée<br />
à 4,7 en 2018 et 2019, la croissance du PIB a enregistré un recul<br />
de 1,6 en 2020, en raison de la pandémie, mais les projections<br />
de 2021 tablent sur un taux positif, autour de 4 %. Le Mali fait<br />
encore office de « bon élève » en matière de partenariat, parce<br />
qu’il continue d’honorer ses engagements, malgré les difficultés.<br />
Les réformes pour redynamiser les recettes fiscales et le respect<br />
des normes font partie des facteurs de cette confiance.<br />
Dans le domaine du marché financier, la crise sanitaire a<br />
même eu un impact positif, selon les acteurs, « grâce » à la « surliquidité<br />
au niveau des banques qui ont investi beaucoup au<br />
niveau de l’État ». Il y a eu également les réformes entreprises<br />
par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest pour<br />
booster l’économie – avec leurs effets positifs sur les taux –,<br />
permettant d’emprunter moins cher.<br />
L’épidémie de Covid-19 n’a cependant pas épargné le Mali,<br />
qui a enregistré ses premiers cas en mars 2020. La crise a frappé<br />
de nombreux secteurs, dont ceux des services et du commerce<br />
(représentant environ 40 % de l’économie), qui ont particulièrement<br />
souffert. Près de 75 % des petites et moyennes entreprises<br />
(PME) ont subi les impacts négatifs de la pandémie. Cela<br />
s’explique par la fermeture de certains services<br />
liés au voyage, comme les agences, les<br />
courtiers d’assurance, les restaurateurs, ou<br />
encore les transporteurs. « Le problème est<br />
que les PME n’ont pas eu droit aux mesures<br />
d’accompagnement pour leur permettre<br />
de refaire surface », regrette Sanou Sarr,<br />
le président du réseau des PME. Contrairement<br />
à d’autres pays où les gouvernements<br />
ont injecté de l’argent pour aider certaines<br />
sociétés à se relever. Au Mali, les soutiens<br />
annoncés n’ont pas été à la hauteur. L’État a<br />
mobilisé 20 milliards de FCFA pour épauler<br />
ces entreprises, à travers le Fonds de garantie<br />
du secteur privé. Mais les « conditions<br />
n’ont pas permis de faciliter l’accès à ce fonds », ajoute Sanou<br />
Sarr. « Si le pays est encore debout, c’est grâce aux PME », insistet-il.<br />
Elles ont su s’adapter pour « maintenir la tête hors de l’eau ».<br />
L’absence de sources pérennes de financement, l’accès à la<br />
commande publique qui, malgré un décret de 2018, n’est pas<br />
encore effectif, continuent d’être un frein pour les sociétés.<br />
L’inexistence de ce marché potentiel les empêche de se développer.<br />
Les acteurs pointent aussi du doigt certaines pratiques<br />
Sources : Banque mondiale, BCEAO.<br />
64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Le supermarché<br />
Shopreate dans le quartier<br />
de Badalabougou,<br />
à Bamako.<br />
EMMANUEL BAKARY DAOU<br />
qui entravent leur épanouissement. Au nombre desquelles,<br />
« la substitution des cadres de l’État aux hommes d’affaires » et<br />
la captation des marchés publics à leur profit, au gré des équipes<br />
qui se succèdent. Les recettes du pays sont constituées principalement<br />
par les impôts de ces sociétés et par l’extraction minière.<br />
Les PME constituent 80 % des opérateurs locaux. « Et l’État se<br />
portera mieux si leur santé s’améliore », ajoute Sanou Sarr.<br />
« Le panier de la ménagère va très mal », s’indigne Badou<br />
Samounou, le président du Regroupement pour la défense des<br />
consommateurs du Mali (REDECOMA). Même si le phénomène<br />
semble « mondial en cette année », la hausse des prix de plusieurs<br />
produits de première nécessité (viande, pain, huile…) a été historique.<br />
De nombreux facteurs ont été évoqués pour en expliquer<br />
les raisons, de la mauvaise campagne cotonnière (2020-2021) à<br />
la pandémie, en passant par la crise institutionnelle. Si le pain a<br />
été au centre des préoccupations plusieurs semaines durant, un<br />
accord a finalement permis de revenir à son prix initial qui avait<br />
enregistré une hausse de 50 FCFA, faisant passer la baguette de<br />
250 à 300 FCFA. Quant à la viande, cette année, les nombreuses<br />
tentatives des autorités qui s’étaient engagées à subventionner<br />
les coûts de l’abattage n’ont pas permis de faire redescendre les<br />
prix à leur niveau d’avant la crise.<br />
Après l’inaccessibilité des aliments pour le bétail, l’insécurité<br />
reste la principale cause évoquée pour justifier ces augmentations.<br />
Même si le marché libéral, la loi de l’offre et de la<br />
demande qui reste forte, ne favorisent pas la baisse des prix,<br />
il n’est pas exclu que certains profitent du contexte pour faire de<br />
la spéculation, explique le président du REDECOMA. C’est donc<br />
au consommateur d’être plus engagé pour défendre ses intérêts,<br />
aux autorités d’être « responsables et prêtes à s’assumer, quitte à<br />
sévir quand il le faut ». Enfin, concernant les céréales, malgré les<br />
nouvelles récoltes, les tarifs restent supérieurs d’environ 20 % à<br />
leur niveau de l’année dernière, selon l’Organisation des Nations<br />
unies pour l’alimentation et l’agriculture.<br />
L’économie malienne est surtout basée sur le secteur primaire,<br />
le secondaire étant peu développé, ce qui fait d’elle une<br />
économie de consommation. Elle demeure donc portée par un<br />
secteur informel « qui déjoue les normes », mais résiste malgré<br />
tout grâce au « dynamisme de la population », explique Sékou<br />
Diakité, enseignant-chercheur à la Faculté des sciences économiques<br />
et de gestion de Bamako.<br />
Dans un tel contexte et pour booster l’économie, « l’État a<br />
un rôle crucial », explique-t-il. Le défi est de mobiliser plus de<br />
recettes pour faire face aux difficultés et permettre à la population<br />
de profiter des fruits de la croissance. Mais il prévient<br />
que la mauvaise gouvernance constitue un frein important<br />
à ce processus. D’où la nécessité de faire des réformes dans le<br />
« sens des investissements productifs » et de mener une lutte<br />
implacable contre la corruption. Pour réussir la délicate mission<br />
de sortir des multiples crises et transformer la résilience<br />
en développement, les autorités disposent de plusieurs leviers<br />
d’intervention pour une économie plus « normée » et une structuration<br />
des activités grâce à une vision et une volonté politique<br />
bien affirmées. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 65
DOSSIER MALI<br />
Souleymane Waïgalo<br />
Directeur général de la Banque nationale de développement agricole (BNDA)<br />
« La plupart des banques<br />
se portent bien ! »<br />
Soutenir le traditionnel monde agricole, tout en s’ouvrant<br />
sur LA DIGITALISATION, tel est l’objectif envisagé par le financier.<br />
<strong>AM</strong> : Vous êtes à la tête de la BNDA depuis 2017,<br />
une banque dont le cœur de cible reste le monde<br />
agricole. Comment se porte-t-il aujourd’hui ?<br />
Souleymane Waïgalo : Si l’on regarde les derniers chiffres<br />
publiés par le ministère du Développement rural, la campagne<br />
écoulée a bénéficié d’une bonne pluviométrie et d’une production<br />
satisfaisante. Pourtant, le contexte actuel est difficile, car nous<br />
traversons des crises multiples, dont une politique, l’insécurité,<br />
les revendications syndicales… Elles ont impacté l’ensemble du<br />
monde agricole et de l’activité économique malienne. À cela,<br />
la pandémie est venue s’ajouter. Cependant, la<br />
BNDA continue à mener son activité avec sérénité<br />
et se porte bien.<br />
Concrètement, comment le monde agricole<br />
a-t-il été impacté par le Covid-19 ?<br />
Nous avons d’abord vécu le confinement,<br />
période durant laquelle nous ne pouvions plus<br />
exporter le coton. Au niveau du trafic des ports<br />
et des commandes, tout était stoppé. Les prix<br />
ont chuté, car ceux qui devaient les fixer ont été<br />
obligés de tenir compte de la situation. Quand ils ont fait une<br />
proposition d’achat du coton à 200 francs CFA le kilo, nous avons<br />
vécu un véritable boycott. Les producteurs ont répondu : « Impossible<br />
de produire du coton à un tel prix ! » L’acteur principal, qui<br />
est l’État, devait venir soutenir le secteur. Mais compte tenu de<br />
l’absence d’analyse en profondeur de l’ensemble des impacts et à<br />
cause des autres crises politiques qui sévissaient, les discussions<br />
se sont prolongées jusqu’à l’hiver. Résultat : les paysans n’ont pas<br />
produit de coton… Ce qui a engendré un manque à gagner inestimable<br />
pour l’ensemble des intervenants de la chaîne : industriels,<br />
producteurs de matières premières, agriculteurs et coopératives,<br />
fournisseurs d’intrants, banques, transporteurs, huileries, éleveurs,<br />
impôts et taxes, etc. La production a stagné en dessous<br />
de 25 % des 800 000 tonnes attendues. Même si les producteurs<br />
ont cultivé plus de céréales pour minimiser les pertes, les effets<br />
sont encore perceptibles. En revanche, les autres spéculations,<br />
comme le riz, le mil ou le maïs, ont enregistré des progressions<br />
«Quatre-vingts<br />
pour cent de<br />
la population<br />
travaille dans<br />
le monde rural.<br />
C’est énorme. »<br />
satisfaisantes. Et aujourd’hui, le secteur agricole offre de bonnes<br />
perspectives de reprise.<br />
Autre effet de tout ça, il y a eu une augmentation<br />
des prix des matières premières dont se plaignent<br />
les consommateurs. À votre avis, d’où vient, par<br />
exemple, l’augmentation violente du prix du sac<br />
de riz à Bamako ? Ou celle du lait, de la viande ?<br />
C’est une conséquence directe des effets de la pandémie.<br />
Il existe une forte corrélation entre les prix et le coût de revient<br />
des produits importés. En ce qui concerne le riz ou le maïs par<br />
exemple, le prix est déterminé par les coûts de<br />
revient et de production. Dans la production du<br />
riz, il faut tenir compte des intrants. En raison de<br />
la crise du Covid, le prix du transport s’est envolé.<br />
Et même si on en avait les moyens, il y avait des<br />
difficultés à importer. Car l’ordre des priorités a<br />
été bousculé par les nouveaux besoins en produits<br />
sanitaires, comme les gels, les masques… Les prix<br />
du transport sur des intrants, dont les marges<br />
sont déjà très faibles, devenaient inabordables.<br />
Un conteneur loué à 1 200 dollars est passé à 3 400 dollars.<br />
Le producteur a vu son coût de production exploser et a été<br />
contraint de rattraper sa marge sur le marché. Idem pour les<br />
producteurs de viande. Les zones de pâturage ont été réduites,<br />
d’une part à cause de l’insécurité, et d’autre part car le prix de<br />
l’aliment bétail a flambé par la nécessité d’importer de la graine<br />
de coton du Togo ou du Burkina. Certes, cette augmentation des<br />
prix en général pèse sur le panier de la ménagère et peut avoir<br />
des répercussions sociales graves. Ce qui nécessite des mesures<br />
appropriées de la part des pouvoirs publics de manière à permettre<br />
à l’économie de tourner et de parvenir à une reprise de<br />
la croissance.<br />
Vous avez diversifié vos activités à la BNDA.<br />
Pourquoi ? Et comment ça se passe ?<br />
Notre cœur de métier reste le monde agricole. Environ 49 %<br />
de nos financements sont destinés à l’agriculture. Et une grande<br />
partie de notre diversification va vers les entreprises qui restent<br />
66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
NICOLAS RÉMÉNÉ<br />
dans la chaîne de valeur agricole, soit dans la transformation,<br />
soit dans la commercialisation. Aujourd’hui, on est à peu près<br />
à 120 milliards de FCFA de financement en faveur des PME.<br />
Les particuliers, les salariés, représentent à peu près 25 % de<br />
nos activités. C’est beaucoup. Cette diversification vers cette<br />
catégorie de clientèle relève de notre volonté de trouver des ressources<br />
pour financer l’agriculture. Parce que les particuliers ont<br />
de l’épargne. Il faut leur offrir des produits adaptés, en matière<br />
de logement, d’équipements, afin de les capter.<br />
Combien pèse le secteur agricole au Mali ?<br />
Quatre-vingts pour cent de la population travaille dans le<br />
monde rural. Environ quatre à cinq millions de producteurs et<br />
leurs familles en vivent. C’est énorme. D’où l’immense impact<br />
sur les populations quand le secteur est sinistré.<br />
Parlons des effets du terrorisme et des zones sous<br />
« occupation » islamiste ? L’agriculture en pâtit aussi ?<br />
Oui. Mais il y a encore des zones agricoles dans ces endroits,<br />
entre Mopti et Gao. Car le fleuve traverse et irrigue tout le Mali.<br />
Nous les financions avant. Aujourd’hui, certains périmètres<br />
sont encore utilisés. Mais nous n’y avons plus accès. Car l’une<br />
des règles pour octroyer des financements, c’est de se rendre<br />
sur place. Il faut aller voir les terres, les personnes. Nous continuons<br />
seulement à accompagner nos clients historiques qui sont<br />
à jour de leurs engagements. Sinon, nous disposons au niveau de<br />
l’Office du Niger d’environ 2 millions d’hectares aménageables,<br />
dont moins de 300000 sont aménagés. Il reste encore un gros<br />
potentiel. Si vous prenez la zone de Mali-Sud, elle représente<br />
énormément d’espace pour la culture du coton ou des céréales.<br />
En fait, sur l’ensemble du territoire, nous pouvons disposer de<br />
terres cultivables. On a suffisamment d’eau et de terres pour<br />
développer l’agriculture dans toutes les zones.<br />
Comment se porte le secteur bancaire ?<br />
On assiste à une montée en puissance<br />
de la dématérialisation des transactions.<br />
Au 31 décembre 2021, on comptait 14 banques et trois établissements<br />
financiers. Avec un bilan total de plus de 43258 milliards<br />
de FCFA et un produit net bancaire de 250 milliards<br />
de FCFA, la structure financière des banques du Mali est de<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 67
DOSSIER MALI<br />
plus en plus solide. Beaucoup d’entre elles se portent très bien<br />
et déclarent des résultats bénéficiaires. Courant 2020, elles ont<br />
enregistré une bonne progression de l’ordre de 8 % pour la collecte<br />
des ressources et poursuivent de manière satisfaisante le<br />
financement des économies avec plus de 7 % d’augmentation,<br />
malgré la chute du taux de croissance. Les différentes réformes<br />
engagées par les autorités depuis 2017 ont fortement contribué<br />
à améliorer leur gouvernance et à développer non seulement le<br />
taux de bancarisation, mais aussi à sécuriser les emplois. Nous<br />
avons bénéficié d’un bon accompagnement de la Banque centrale,<br />
à la suite des conséquences du Covid. Et nous, nous nous<br />
sommes lancés dans la digitalisation des processus et des produits,<br />
comme à la BNDA. Ce qui entraîne aussi une amélioration<br />
continue du taux de bancarisation.<br />
À combien s’élève-t-il à ce jour ?<br />
Il tournait autour de 12 ou 13 %, sans tenir compte des institutions<br />
de microfinance et de l’impact du mobile. Difficile de<br />
le chiffrer aujourd’hui, mais nous avons énormément de clients<br />
qui ont accès à ces opérations via leur portable ou leur ordinateur.<br />
Si on intègre le digital, le Mobile Money, etc., on arrive à<br />
un taux de bancarisation beaucoup plus élevé.<br />
Au niveau de la BNDA, en particulier, nous<br />
sommes aux alentours de 380 000 clients, ce qui<br />
représente une augmentation de 12 % par an<br />
de nos dépôts. Et nous envisageons de faire de<br />
la digitalisation notre cheval de bataille. Certains<br />
services, déjà, sont mis à disposition des<br />
clients par l’intermédiaire de leur mobile. Ça va<br />
se généraliser pour toutes les opérations. Ce qui<br />
permettra de recruter de nouveaux clients sur<br />
l’ensemble du territoire national, en connexion<br />
avec les autres partenaires. Nous envisageons de<br />
leur permettre de faire des opérations que l’on<br />
« Avec un bilan<br />
total de plus de<br />
43 258 milliards<br />
de francs CFA,<br />
la structure<br />
des banques<br />
du Mali<br />
est de plus<br />
en plus solide. »<br />
appelle Wallet to Wallet, afin de passer de leur compte de dépôt<br />
à leur compte de téléphonie, Orange Money, S<strong>AM</strong>A Money ou<br />
autre. Nous voulons baser notre développement sur ce genre<br />
de partenariats pour toucher davantage de personnes, souvent<br />
non bancarisées. Ce sera justement une opportunité pour nous<br />
de leur offrir des produits bancaires.<br />
Quel est votre avis, en tant que banquier, sur<br />
cette incroyable résilience économique de Bamako ?<br />
Terrorisme, coups d’État, pandémie mondiale…<br />
Quoi qu’il arrive, la capitale continue à « fonctionner ».<br />
Nous, banquiers, évoluons dans l’économie réelle, dans le<br />
financement d’activités concrètes. Et nous prenons des engagements<br />
sur lesquels nous avons une bonne maîtrise des risques<br />
et des contreparties. Résultat : des crises peuvent arriver, mais<br />
comme la contrepartie est là, nous résistons. Nos financements<br />
sont toujours adossés à quelque chose de très sûr. Mais nous<br />
avons, en effet, traversé plusieurs crises depuis 2012 : politiques,<br />
terroristes, sanitaire, sociales… Les conséquences ont été d’une<br />
extrême gravité, avec des pertes en vies humaines, des écoles<br />
fermées, des zones inaccessibles, des villages et des animaux<br />
incendiés… Malgré cette détérioration de la sécurité et de la<br />
qualité de vie, les Maliens résistent. Ils sont ingénieux et courageux.<br />
Et savent s’adapter. Ils croient au Mali et travaillent à sa<br />
remise en selle. Quoi qu’il arrive. La résilience réside aussi dans<br />
la solidarité. Du fait de la grande proportion des activités et des<br />
structures dans l’informel, l’agilité et l’adaptation permettent de<br />
limiter les conséquences et d’envisager une reprise. En ce qui<br />
nous concerne, avec la crise sécuritaire, nos agences du Nord<br />
à Gao ont été dynamitées, nos agences de Tombouctou ont été<br />
pillées et nos coffres emportés. Nous avons perdu de l’argent.<br />
Certains crédits contractés par des producteurs n’étaient plus<br />
récupérables. Nous avons été obligés de quitter la zone. Mais<br />
une fois que l’accalmie est revenue, nous sommes repartis sur<br />
place. Effectivement, on a perdu de l’argent avec de mauvais<br />
débiteurs ou des gens qui ont été déplacés et ont abandonné leur<br />
activité. Mais nous avons redémarré comme on pouvait. On se<br />
recentre vers des zones plus sécurisées, vers d’autres produits<br />
dont nous avons la maîtrise, et nous comblons rapidement les<br />
pertes subies. La clé, c’est l’anticipation, la diversification vers<br />
d’autres clients et la conquête permanente de la<br />
maîtrise des risques. Je pense que la même règle<br />
prévaut dans tous les secteurs économiques.<br />
Revenons à la BNDA. Où en êtesvous<br />
aujourd’hui et quels sont<br />
vos projets à court terme ?<br />
Nous venons de démarrer notre 7 e plan<br />
de développement à moyen terme 2021-2025,<br />
après une évaluation satisfaisante du 6 e plan<br />
par notre conseil d’administration et nos actionnaires.<br />
Notre ambition est de faire de la BNDA<br />
une banque digitale permettant la bancarisation<br />
d’un million de Maliens. Et d’assurer des<br />
services sur l’ensemble du territoire. Tout en restant champion<br />
dans le financement de l’agriculture et dans l’accompagnement<br />
des ruraux. Pour ce faire, la BNDA a pu mobiliser des mesures<br />
d’accompagnement de l’Agence française de développement,<br />
de la KfW [banque publique allemande, ndlr] et de la Banque<br />
ouest-africaine de développement. Ces financements complètent<br />
la collecte interne qui a atteint 426 milliards de FCFA<br />
au 30 juin 2021, soit une progression de 14 % par rapport au<br />
31 décembre 2020. Avec 77 milliards de fonds propres effectifs,<br />
nous occupons le premier rang. Ce qui nous permet aisément de<br />
poursuivre notre développement. Notre réseau d’agences est en<br />
extension et la rénovation d’anciennes se poursuit. Notre parc de<br />
guichets automatiques bancaires est en cours d’étoffement. Nos<br />
objectifs sont clairs : s’affirmer comme acteur majeur du financement<br />
agricole et rural par l’innovation, et réussir notre vaste<br />
programme de transformation digitale grâce à une politique de<br />
ressources humaines innovante, afin de permettre à nos clients<br />
de rester connectés à leur banque 24 heures sur 24, où qu’ils se<br />
trouvent. ■ Propos recueillis par Emmanuelle Pontié<br />
68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DOSSIER MALI<br />
Sécurité<br />
Dans l’impasse ?<br />
Entre massacres,<br />
enlèvements et diktats,<br />
les groupes terroristes<br />
et armés continuent<br />
de faire subir un<br />
VÉRITABLE CALVAIRE<br />
aux populations civiles.<br />
par Boubacar Sidiki Haidara<br />
Aux premières lueurs du matin, des tirs d’armes automatiques<br />
perturbent la quiétude dominicale de ce<br />
17 octobre. Des hommes armés non identifiés, mais<br />
probablement des djihadistes au vu du modus operandi,<br />
attaquent un poste de l’armée à Acharane, localité située<br />
à 45 kilomètres de la ville de Tombouctou, dans le nord du pays.<br />
La riposte vigoureuse des soldats met en déroute les assaillants<br />
qui abandonnent, dans leur fuite, six corps et des équipements.<br />
Mais cette rare victoire militaire célébrée sur les réseaux sociaux<br />
peine à masquer la réalité de la situation sécuritaire qui n’a de<br />
cesse de se dégrader. La menace, localisée dans le septentrion<br />
au début de la crise en 2012, s’est métastasée dans le centre et<br />
plus récemment dans le sud du pays. Un diagnostic que partage<br />
le Premier ministre de la transition, Choguel Maïga, et qu’il a<br />
posé dans une récente interview au journal Le Monde : « Le Mali<br />
a demandé à la France de l’aider à détruire le terrorisme et à<br />
recouvrir l’intégralité de son territoire. Près de neuf ans après,<br />
que constatons-nous ? Le terrorisme qui était confiné à Kidal<br />
(extrême nord du pays) s’est étendu à 80 % de notre territoire. »<br />
Cette « inefficacité » décriée de Barkhane et sa réorganisation<br />
sont depuis plusieurs semaines l’objet de joutes verbales entre<br />
Paris et Bamako. Le second accusant le premier « d’abandon en<br />
plein vol », argument utilisé pour justifier la recherche d’une<br />
diversification de partenariats, sans pour autant confirmer un<br />
éventuel accord avec la société paramilitaire russe Wagner. La<br />
rumeur a mis la France en branle-bas de combat.<br />
Loin de ces échanges diplomatiques peu courtois, les<br />
groupes djihadistes plus professionnels ont changé de stratégie<br />
pour acculer l’État. Aux attaques d’envergure contre les camps<br />
militaires, prisées en 2019-2020, se sont substitués les embuscades,<br />
tueries de civils et actes de vandalisme. En juillet dernier,<br />
des djihadistes ont saboté une antenne relais, privant durant<br />
douze jours toute la région nord de connexion. Conséquence,<br />
plus d’appels ni d’Internet et une économie à l’arrêt, les banques<br />
et les autres services ne pouvant plus fonctionner. Un « embargo<br />
sans présence physique » pour reprendre l’expression imagée<br />
d’un ressortissant de ces régions qui confie avoir vécu un calvaire<br />
durant ces presque deux semaines. Au centre, dans les<br />
régions de Mopti et de Ségou, les populations vivent dans une<br />
psychose constante. En plus des violences subies, elles sont<br />
empêchées de pratiquer l’agriculture. La zone Office du Niger,<br />
considérée comme le grenier du Mali, est la cible d’attaques.<br />
Dans le cercle de Niono, les paysans n’accèdent plus à leurs<br />
champs, ceux qui s’y aventurent sont tués. Les pailles de riz<br />
déjà à maturité sont brûlées, les matériels agricoles incendiés.<br />
Le cercle compte 29 000 déplacés vivant dans des écoles, dont<br />
beaucoup sont fermées pour cause d’insécurité, les terroristes<br />
menaçant enseignants et élèves. En juin 2021, un rapport de<br />
l’ONU estimait à 1 595 le nombre d’écoles fermées, affectant<br />
478 500 élèves.<br />
« TUER LA VIE »<br />
La nébuleuse djihadiste n’épargne aucune partie du pays.<br />
À l’ouest, sur le tronçon reliant la région de Kayes à Bamako,<br />
l’un des poumons de l’économie malienne, les attaques ciblées<br />
s’intensifient. Le 11 septembre dernier, deux camionneurs<br />
marocains ont été tués sur cette voie par des djihadistes présumés<br />
qui n’ont pas touché à leur marchandise. « Les groupes<br />
terroristes veulent asphyxier l’économie et décrédibiliser les<br />
forces de défense et de sécurité. Toutes ces attaques ont pour<br />
objectif l’effondrement de l’État pour qu’ils puissent installer leur<br />
émirat islamique », analyse Boubacar Salif Traoré, directeur du<br />
cabinet Afriglob Conseil et spécialiste des questions sécuritaires<br />
au Sahel. Les autorités de la transition tentent aujourd’hui la<br />
carte de la négociation. Elles ont récemment mandaté le Haut<br />
Conseil islamique, principale organisation musulmane du pays,<br />
pour nouer le contact avec le Groupe de soutien à l’islam et aux<br />
musulmans (GSIM). Une organisation terroriste liée à Al-Qaïda,<br />
avec à sa tête Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa. Pourtant, le gouvernement<br />
de la transition a démenti l’information dans un communiqué<br />
dans la soirée du 21 octobre. Et la même information<br />
a été confirmée par le ministre du Culte et plusieurs membres<br />
du Haut Conseil islamique. Ce qui pose la question d’une « cacophonie<br />
» au sommet de l’État sur cette question…<br />
Le dialogue avec ces groupes est une volonté exprimée par<br />
les Maliens en 2017 lors de la Conférence d’entente nationale,<br />
puis réitérée en 2019 à l’issue du Dialogue national inclusif.<br />
Jamais deux sans trois. Selon des observateurs, la confirmation<br />
70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
officielle des autorités de la transition devrait intervenir après<br />
les Assises nationales de la refondation, dont la phase finale est<br />
programmée pour décembre prochain. Pour des analystes, un<br />
éventuel dialogue ne suffira pas à mettre fin à la crise, caractérisée<br />
par sa complexité et la multiplicité des acteurs.<br />
Au-delà des deux grands groupes terroristes identifiés, et<br />
ennemis, le GSIM et l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS),<br />
plusieurs autres entités détiennent des armes. Dans le centre, des<br />
djihadistes font régulièrement face à des dozos (confréries de<br />
chasseurs). Ces derniers sont souvent accusés d’exaction, notamment<br />
contre l’ethnie peule. Mais ils s’en défendent, affirmant<br />
toujours être des remparts dans des zones où l’État n’est pas<br />
présent. Des bandits armés, trafiquants et autres contrebandiers,<br />
complètent ce tableau non exhaustif de ceux qui profitent de<br />
l’économie de la terreur. « Pour mieux appréhender la crise, nous<br />
avons besoin d’une cartographie claire des acteurs en présence,<br />
c’est essentiel », plaide Aly Tounkara, directeur du Centre des<br />
études sécuritaires et stratégiques au Sahel.<br />
LES CIVILS, CES CIBLES<br />
Selon le rapport trimestriel sur le Mali du secrétaire général<br />
des Nations unies, publié le 1 er octobre 2021, les attaques contre<br />
les civils ont augmenté, passant de 307 entre la fin mars et la<br />
fin mai à 326 entre le 26 mai et le 26 août, période au cours de<br />
laquelle 181 personnes ont été tuées, 145 blessées et 178 enlevées.<br />
Le 8 août, dans une localité de Gao, dans le nord, au moins<br />
42 personnes ont été tuées par des assaillants appartenant, selon<br />
certaines informations, à l’EIGS. Un massacre en guise de représailles<br />
contre des populations accusées de collaborer avec les<br />
forces maliennes ou étrangères. Les habitants se retrouvent entre<br />
le marteau et l’enclume, notamment dans plusieurs villages du<br />
centre où les djihadistes les mettent au pas, spécialement les<br />
femmes. De l’autre côté, les chasseurs leurs font payer leur docilité<br />
contrainte. « Partout où des pactes se scellent entre civils et<br />
djihadistes, il ne faut surtout pas les lire comme l’adhésion des<br />
populations aux recommandations ou volontés des djihadistes.<br />
Elles n’ont pas le choix, l’essentiel pour elles étant d’être libres<br />
et de vaquer à leurs différentes occupations sans risquer de se<br />
faire tuer », explique Boubacar Haidara, chercheur associé au<br />
laboratoire Les Afriques dans le monde, de Sciences-Po Bordeaux.<br />
Et lorsqu’elles sont libres de se déplacer, ce n’est jamais<br />
sans risques, car il y a des engins explosifs improvisés (EEI)<br />
disséminés un peu partout. Depuis le début de l’année 2021, ces<br />
EEI ont fait 85 victimes civiles selon des données du service des<br />
Nations unies pour la lutte antimines. Des dangers permanents<br />
qui accroissent la lassitude et le désenchantement de nombreux<br />
civils qui se sentent oubliés. Dans le centre et le nord, ils confient<br />
qu’ils ne « se sentent plus Maliens dans cette crise ». ■<br />
<br />
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PUBLI-REPORTAGE<br />
EDM-SA a élaboré un plan de de faire passer la consommation<br />
développement quinquennal annuelle d’électricité de<br />
sur la période 2021-2025.<br />
<br />
L’objectif est d’atteindre à terme <br />
l’équilibre opérationnel et<br />
Il est aussi prévu de mettre en<br />
<br />
l’amélioration de la continuité <br />
de service et l’augmentation <br />
du taux d’accès à l’électricité. <br />
La mise en œuvre de ce plan de l’important potentiel solaire<br />
<br />
Visite du chantier de la centrale thermique de Sirakoro, le 27 septembre. De g. à dr. : le DG d'EDM, le chef<br />
de projet, le ministre de la sécurité et de la protection civile et le ministre des mines, de l'énergie et de l'eau.<br />
<br />
pour les projets s’inscrivant <br />
dans le cadre du partenariat des centrales solaires<br />
<br />
le plan prévoit l’extension du <br />
mobilisés auprès des bailleurs <br />
traditionnels et le reliquat de réalisation et la mise en service <br />
<br />
d’investisseurs lors de la table Un plan ambitieux qui s’inscrit<br />
porter la longueur des lignes en droite ligne de la politique<br />
Ces investissements permettront<br />
AFRIQUE MAGAZINE I<br />
<br />
<strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021<br />
énergétique du gouvernement.<br />
71
discussion<br />
Cécile<br />
Fakhoury<br />
« Il faut<br />
connecter l’art<br />
contemporain<br />
africain<br />
au monde »<br />
Installée à Abidjan (depuis 2012)<br />
et à Dakar (2018), entièrement<br />
impliquée dans les nouveaux circuits<br />
de la création continentale,<br />
elle vient d’ouvrir une galerie<br />
en plein centre de Paris.<br />
L’objectif : rapprocher<br />
ses artistes de la globalité.<br />
Entretien « un pied sur terre »<br />
(du nom de l’exposition inaugurale).<br />
propos recueillis par Zyad Limam<br />
72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
GRÉGORY COPITET<br />
Dans sa nouvelle galerie. À sa gauche,<br />
une peinture de Sadikou Oukpedjo.<br />
Et au fond, une sculpture de Jems Koko Bi.<br />
21 OCTOBRE 2021,<br />
Cécile Fakhoury inaugure sa galerie parisienne dans<br />
une capitale presque festive, animée, entre autres, par<br />
la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) et<br />
par une relative sensation de sécurité face à la pandémie.<br />
Un espace au cœur du nouvel épicentre de l’art<br />
contemporain global, à quelques numéros près de celui<br />
de Mariane Ibrahim, la galeriste franco- somalienne<br />
venant de Chicago. Et à quelques pas des grandes maisons<br />
de ventes Artcurial, Piasa et Christie’s,- qui ont<br />
développé des départements Afrique. Quelque chose<br />
se passe clairement sur la scène de l’art contemporain<br />
africain. Et Cécile en est l’un des acteurs majeurs.<br />
En septembre 2012, elle ouvrait sa première galerie<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 73
discussion<br />
à Abidjan, entraînée par les hasards heureux de la vie et une<br />
solide volonté de s’investir dans ce secteur. En 2018, c’est l’ouverture<br />
d’un espace à Dakar, pour se rapprocher de ses artistes.<br />
Au fil des années, ce sera plus de 40 expositions majeures avec<br />
toute une génération d’artistes emblématiques : Aboudia, Dalila<br />
Dalléas Bouzar, Jems Koko Bi, Vincent Michéa, Sadikou Oukpedjo,<br />
François-Xavier Gbré, Frédéric Bruly Bouabré et d’autres<br />
encore, sans oublier l’immense Ouattara Watts, à cheval entre<br />
New York et Abidjan. Il fallait venir à Paris, dit Cécile Fakhoury,<br />
pour connecter tout le travail fait en Afrique depuis des années,<br />
le connecter au reste du monde. Et lui donner de l’ampleur.<br />
<strong>AM</strong> : À travers vos galeries à Abidjan, puis à Dakar,<br />
vous avez milité pour que l’art contemporain africain<br />
reste sur le continent. Pourquoi un nouvel espace<br />
aujourd’hui à Paris ?<br />
Cécile Fakhoury : Ma conviction reste entière : l’art contemporain<br />
doit être développé sur le continent ! Ce n’est pas parce<br />
que l’on ouvre à Paris qu’Abidjan ou Dakar vont s’affaiblir. Au<br />
contraire, c’est là, dans ces « galeries principales » que notre<br />
énergie, nos expositions, nos actions sont fortes. Mais chaque<br />
ouverture d’espace génère l’observation d’un contexte et une<br />
réponse à celui-ci. Quand j’ouvre Abidjan en 2012, je pose un<br />
premier jalon. J’avais ma stratégie, mon ambition, celle de<br />
développer un marché local, régional, africain. Or, très rapidement,<br />
nous avons été rattrapés par le marché international.<br />
Les deux tiers de nos ventes partaient à l’extérieur du continent.<br />
J’avais l’impression de perpétuer une histoire – c’était l’époque<br />
où le président français Emmanuel Macron avait demandé à<br />
Felwine Sarr et Bénédicte Savoy un rapport sur la restitution<br />
du patrimoine culturel africain. Je me suis alors dit qu’il fallait<br />
changer de dynamique, trouver des moyens de rétablir un<br />
équilibre. Lorsque j’ouvre la galerie de Dakar, en 2018, il y a<br />
un véritable engouement pour l’art contemporain africain, les<br />
collectionneurs africains prennent conscience de la valeur de<br />
leurs collections, ils achètent de plus en plus, ils se structurent.<br />
On a la sensation de rétablir l’histoire d’une certaine manière,<br />
de remettre les choses dans le bon sens. Mais il manque un lien,<br />
un élément. Nous avons une action sur le continent, on se développe,<br />
on participe à notre mesure à la difficile mise en place<br />
d’un écosystème africain, mais pour que tout cela fonctionne,<br />
il faut que l’on se connecte au marché de l’art global, que l’on<br />
se connecte au monde en quelque sorte. Cette connexion, c’est<br />
l’espace que l’on vient d’ouvrir à Paris. Malgré tous nos événements,<br />
nos expos, les foires auxquelles on participe en Europe<br />
ou sur le continent – je pense en particulier à 1-54, à Marrakech<br />
(Maroc), ART X Lagos (Nigeria) et Cape Town Art Fair (Afrique<br />
du Sud) –, nous avons besoin d’augmenter notre visibilité et celle<br />
de nos artistes, accroître leur reconnaissance. Il nous faut une<br />
ville, une géographie en prise avec le marché et les institutions.<br />
Et c’est Paris qui a cette énergie en ce moment. Avec le Brexit<br />
et la crise du Covid-19, la capitale française a récupéré de la<br />
« Je suis à la<br />
recherche de voix<br />
fortes, porteuses,<br />
qui racontent<br />
le monde, notre<br />
société. Je fais<br />
ce métier pour<br />
comprendre. »<br />
centralité, un rayonnement. Et puis j’y avais déjà une équipe,<br />
un showroom, une structure, c’était facile de s’installer, comme<br />
une continuité naturelle.<br />
Est-ce que vous avez réussi à gagner votre pari<br />
de « vendre en Afrique à des Africains »?<br />
Oui, en partie. On avance et nous y avons beaucoup travaillé.<br />
Et c’est là que ça se passe, c’est là que ça se passera ! C’est<br />
là où se trouve la plus grande dynamique de marché. C’est un<br />
champ des possibles ardu, c’est complexe mais, tous les jours,<br />
nous avons des signaux positifs. L’enjeu est évident : le développement<br />
de l’art en Afrique à travers les collectionneurs privés,<br />
publics, les institutions, les entreprises. Aujourd’hui, nous observons<br />
de plus en plus de collections qui se structurent, comme<br />
c’est le cas avec des banques ou des assurances qui sont en train<br />
de constituer des collections de qualité.<br />
Pourquoi des Africains achèteraient de l’art<br />
contemporain africain ? Pourquoi pas de l’art<br />
japonais, français, brésilien, ou autres ?<br />
Rien ne les en empêche ! Mais on commence souvent par<br />
ce qui nous entoure ! Et il y a aussi un formidable enjeu culturel.<br />
Aujourd’hui, les institutions ou les collectionneurs privés<br />
africains doivent retenir leurs artistes, symboles de patrimoine<br />
et de créativité. Si « tout part », une nouvelle fois, dans vingt<br />
ou cinquante ans, les chefs-d’œuvre ne seront visibles qu’en<br />
Europe ou aux États-Unis. Et on continuera à se plaindre. Les<br />
collectionneurs savent que c’est de leur ressort, de leur responsabilité<br />
commune de retenir une partie de ce patrimoine culturel.<br />
La logique voudrait qu’un jour, ces collections s’ouvrent et<br />
deviennent de grandes collections internationales, comme cela<br />
se fait dans le monde entier.<br />
Depuis dix ans, disons depuis l’ouverture de la galerie<br />
d’Abidjan, comment avez-vous vu évoluer la cote<br />
de l’art africain, hors continent ?<br />
74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DR<br />
Le showroom se situe au croisement de l’avenue Matignon et de la rue<br />
du Faubourg-Saint-Honoré, nouvel épicentre de l’art contemporain.<br />
Des artistes africains ont su tirer leur épingle du jeu et sont<br />
sur le marché international avec de grosses cotes, et de belles<br />
évolutions. Ce sont souvent des artistes de la diaspora, qui ont<br />
des liens avec l’Afrique, mais qui n’y sont pas forcément nés. La<br />
sphère afro-américaine, par exemple, très liée au figuratif, que<br />
l’on voit beaucoup en ce moment et qui marche fort. (Ces effets<br />
de mode ont existé à toutes les époques.) L’un des objectifs, dans<br />
ce contexte, c’est le développement du « second marché », celui<br />
des maisons de ventes, pour certains de nos artistes [alors que<br />
le premier marché se réfère à celui qui se déroule dans les galeries<br />
et les foires, ndlr]. Un très jeune artiste n’a pas de raison d’être<br />
présent trop tôt sur ce second marché, mais ceux plus établis<br />
ont besoin de cette légitimité. On devrait<br />
trouver sur le second marché des pièces qui<br />
ont déjà une histoire. La maison de ventes<br />
est complémentaire de la galerie. Et puis,<br />
il y a aussi l’irruption du digital. Le marché<br />
de l’art change. Tout en restant, dans son<br />
fonctionnement profond assez immuable<br />
depuis des décennies… Tout bouge et rien<br />
ne bouge, mais la cote, le second marché<br />
reste, à terme, un objectif essentiel.<br />
Comment « choisissez-vous »<br />
vos artistes, ceux que vous prenez<br />
en main, ceux que vous aidez<br />
à se développer ?<br />
Je n’ai pas de réponses précises, pas de<br />
ligne particulière, l’abstrait, ou le figuratif,<br />
ou autre chose. Mes artistes sont extrêmement<br />
différents, pas un ne se ressemble.<br />
Je suis surtout à la recherche de voix<br />
fortes, porteuses, qui racontent le monde,<br />
qui racontent notre société. Je fais ce métier<br />
pour « comprendre » et j’aime les artistes qui<br />
ont cette capacité de raconter, de décrypter<br />
avec un angle pertinent et fort. Ce n’est pas<br />
un chemin facile. Je cherche depuis plus<br />
de dix ans, je travaille avec une vingtaine<br />
d’artistes… On a souvent tendance à catégoriser<br />
un soi-disant art africain unique, à<br />
le simplifier. La réalité c’est que l’Afrique est<br />
complexe, multiple, qu’elle compte 54 pays,<br />
des centaines de langues. Il faut dépasser<br />
l’imaginaire stéréotypé pour entrer dans<br />
la densité. C’est ce que j’ai envie de faire,<br />
montrer cette pluralité et représenter la<br />
complexité du continent africain.<br />
Qu’est-ce qui fait qu’un peintre<br />
comme Ouattara Watts, déjà reconnu<br />
internationalement, vienne chez vous,<br />
alors qu’il « existe » déjà largement ?<br />
Je cherche, aujourd’hui, une certaine<br />
transversalité dans le choix des artistes, avec des artistes émergents,<br />
des artistes en milieu de carrière, ou très établis comme<br />
Ouattara Watts. J’aime découvrir et défricher. La prospective est<br />
extrêmement importante. Passionnante. Et c’est le sens de notre<br />
second lieu à Abidjan, le Project Space. Si nos galeries attirent,<br />
c’est parce que nous avons une empreinte continentale forte. Nous<br />
sommes enracinés sur le continent. Et ce que l’on voit, c’est le désir<br />
d’artistes connus et reconnus, de revenir « chez eux », sur place,<br />
pour travailler, pour créer. Aujourd’hui, il se passe quelque chose,<br />
et il y a une formidable envie de retour. Une formidable motivation<br />
à « renouer ». Il y a dix ou quinze ans, les conditions étaient<br />
sûrement plus difficiles. Aujourd’hui, ce voyage est plus facile.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 75
discussion<br />
Comment s’est déroulée l’ouverture<br />
de la galerie d’Abidjan ?<br />
Ce sont des raisons personnelles, la rencontre avec mon<br />
mari Clyde Fakhoury, qui m’ont emmenée en Côte d’Ivoire.<br />
Et c’est Abidjan qui a favorisé ma spécificité, qui l’a rendue possible.<br />
J’avais travaillé en galerie et en maison de ventes à Paris.<br />
Quand je me suis installée à Abidjan, je cherchais un travail,<br />
une direction. C’était en 2010-2011, on sortait de la grave crise<br />
électorale, la ville était comme éteinte. J’avais connu « avant ».<br />
Et pour moi, Abidjan restait Abidjan, une vraie promesse, un<br />
potentiel. Je me suis progressivement mise en contact avec des<br />
artistes que je connaissais déjà. Et quand j’ai émis l’idée que je<br />
pourrais faire un lieu, une galerie, ils m’ont encouragée, j’ai<br />
été poussée par les artistes, portée par leur énergie et puis la<br />
mienne. J’y croyais absolument.<br />
Et Dakar ? Quelles différences entre ces deux villes,<br />
portes d’entrées francophones du continent ?<br />
En s’installant à Dakar, nous voulions justement nous rapprocher<br />
des artistes de la galerie qui viennent du Sénégal. La<br />
scène y est très active, il y a un contexte culturel avec des temps<br />
forts, des événements, une biennale reconnue mondialement,<br />
des résidences, des fondations, etc. On pense à Kehinde Wiley,<br />
qui y a installé la résidence Black Rock qui est probablement<br />
la plus identifiée, par laquelle passent des artistes du monde<br />
entier. Et il n’est pas le seul, on peut citer des acteurs locaux<br />
comme Selebe Yoon ou OH GALLERY, qui ont cette volonté de<br />
s’inscrire sur le continent tout en portant une volonté internationale.<br />
En tant que galerie, nous avons besoin de ces mouvements,<br />
de cette pluralité. À Dakar, la dynamique culturelle et<br />
intellectuelle est très prégnante, il y a le début d’un écosystème,<br />
des collectionneurs. Abidjan a une autre énergie, métissée,<br />
urbaine, plus commerçante aussi. Les publics ne sont pas les<br />
mêmes, mais ils ont aussi énormément de similitudes !<br />
Est-ce que Dakar est connecté à l’« afromondialité »?<br />
Oui, ça commence, mais les connexions restent très francophones,<br />
comme celle d’Abidjan d’ailleurs. L’« afromondialité »<br />
vient plus du monde anglophone. Je cherche à m’y connecter<br />
à travers le Ghana et Accra, très proches de la Côte d’Ivoire.<br />
La pandémie de Covid-19 a différé ce projet. Et puis, il y a<br />
des pays réellement fascinants comme le Nigeria. C’est rude,<br />
c’est immense, c’est compliqué, mais on sent que c’est là que<br />
ça va se passer. Il y a une scène forte portée par les artistes,<br />
les galeries et certains événements comme ART X Lagos, qui<br />
drainent une énergie extraordinaire. Tout comme la biennale<br />
d’art contemporain de Lagos. J’essaye d’y aller régulièrement,<br />
j’ai collaboré plusieurs fois avec la structure Art 21, fondée par<br />
Caline Chagoury. Évidemment, le Nigeria, ce sont un peu les<br />
États-Unis d’Afrique. Lorsque je leur parle de Dakar ou d’Abidjan,<br />
quand je leur dis que j’ai une galerie à Abidjan et à Dakar,<br />
pour eux ce sont encore des « villages » [sourire] ! Un marché<br />
de l’art se développe avec des artistes, des collectionneurs, des<br />
galeries, des maisons de ventes, des formations, des écoles<br />
« Quand on voit<br />
les œuvres<br />
d’Aboudia ou de<br />
Sadikou Oukpedjo,<br />
leur héritage est<br />
évident. Il n’y a pas<br />
de rupture entre<br />
hier et aujourd’hui. »<br />
d’art… Tout cela existe, même si cet écosystème est encore en<br />
train de se structurer.<br />
Entre l’art contemporain et le classique,<br />
on sent comme une rupture nette. Peu de galeries<br />
ou de collectionneurs réunissent les deux (on pense<br />
en particulier à feu Sindika Dokolo).<br />
Je ne vois pas forcément de rupture. Je commence à<br />
m’intéresser à l’art premier, et c’est le contemporain qui m’y<br />
amène. Et je m’intéresse à des œuvres d’art premier qui font<br />
écho à certaines peintures ou sculptures contemporaines. Une<br />
jeune génération qui vient de l’art premier s’intéresse à l’art<br />
contemporain. Les collectionneurs et les galeristes en art premier<br />
regardent l’art contemporain. L’histoire est liée. Il y a des<br />
connexions. Le contemporain vient de quelque part. Quand on<br />
voit les œuvres d’Aboudia ou de Sadikou Oukpedjo, leur héritage<br />
est évident. Il n’y a pas de rupture entre hier et aujourd’hui.<br />
L’esthétique, les formes premières sont présentes. On peut voir<br />
dans les lignes d’Aboudia, par exemple, un visage de masque<br />
Grebo. C’est passionnant et abyssal. Cela étant, les marchés<br />
sont très différents. L’art premier a ses codes particuliers. Il est<br />
rare. Il n’y a plus beaucoup de belles pièces aujourd’hui. Ce qui<br />
explique peut-être aussi que certaines personnes spécialisées<br />
en art premier s’orientent vers l’art contemporain.<br />
Que pensez-vous du débat sur les restitutions<br />
du patrimoine culturel africain ?<br />
Le fait que cela fasse débat, que cela génère une véritable<br />
réflexion de part et d’autre est, en soi, très important. Pour<br />
le moment, les restitutions restent encore très limitées. Et le<br />
« restituteur » n’a pas à juger de ce que deviendront les œuvres<br />
« après ». Ce n’est pas son problème. Même si les États décident<br />
d’enterrer les pièces, de les rendre aux communautés pour des<br />
cérémonies, ou même les revendre, etc., ce sera le choix de<br />
76 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
L’espace, au cœur de la capitale, a été inauguré le 27 octobre dernier.<br />
ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
chaque pays. Du côté des « restitués », il y a aussi des décisions à<br />
prendre, stratégiques, il faut savoir comment s’organiser, quelle<br />
est l’approche, la valeur historique et culturelle de ces œuvres<br />
aujourd’hui. Les options existent, dont évidemment la création<br />
de structures opérationnelles pour accueillir ces pièces.<br />
Et cette discussion amène une prise de conscience du côté des<br />
populations, des États aussi. Peu à peu s’impose l’idée que la<br />
culture est importante, que c’est un facteur de développement.<br />
La puissance du soft power, les États en prennent conscience.<br />
L’autre question, c’est l’universalisme…<br />
Oui, évidemment, il faut être universel. Mais c’est un<br />
faux débat, largement « esthétique ». Tout ne reviendra pas en<br />
Afrique. Ce n’est pas l’objectif, la finalité. Et on parle aujourd’hui<br />
de quelques dizaines de pièces. De restituer ce qui a été identifié<br />
comme étant le produit de pillages ou de vols… L’histoire<br />
de royaume d’Abomey est parfaitement connue, documentée.<br />
On sait ce qui s’est passé. On sait qu’une grande partie<br />
des collections du Louvre, en France, et de l’AfricaMuseum<br />
(Tervuren), en Belgique, restera largement sur place. Et je ne<br />
parle pas des milliers de pièces non identifiées, en Occident,<br />
dont on ne sait pas vraiment comment elles y sont arrivées. Oui,<br />
évidemment, l’universalité et la mixité, l’Afrique les porte en<br />
elle-même, sur son sol, et aussi à travers sa formidable diaspora.<br />
L’Afrique est ici aussi, à Paris, ailleurs, aux quatre coins du<br />
monde. C’est indéniable.<br />
Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste<br />
pour faire face à la difficulté d’émerger ?<br />
Je ne crois pas qu’être artiste relève d’un choix. Être artiste,<br />
ça s’impose à soi. Ça vous tombe dessus, comme une urgence,<br />
une urgence de raconter, de faire, de raconter le monde. Le<br />
statut d’artiste est dur. C’est une acceptation. Les jeunes qui<br />
portent cela en eux doivent avant tout s’écouter. Tenter. Y croire.<br />
Si vous aviez la possibilité d’influencer<br />
les acteurs politiques du monde culturel,<br />
les États, que faudrait-il faire ?<br />
Une collection ! Avec un lieu de stockage, simple, efficace,<br />
climatisé, bien fermé. Un musée, c’est magnifique, mais une fois<br />
que l’on a une coquille, le bâtiment (qui coûte cher à construire),<br />
il faut le remplir, l’entretenir, le faire fonctionner… Et puis, il<br />
faut aussi tout l’écosystème qui entoure la fonction muséale : les<br />
curateurs, les spécialistes, les conservateurs, les journalistes…<br />
C’est un objectif louable, mais c’est un très long chemin. Donc je<br />
commencerais par collectionner avec un stockage opérationnel.<br />
En achetant les jeunes artistes nationaux, en construisant un<br />
patrimoine culturel, en investissant sur l’avenir… Il suffit de<br />
regarder le parcours d’Aboudia, par exemple ! ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 77
78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
encontre<br />
MEHDI<br />
CHAREF<br />
« RIEN<br />
N’ÉTAIT<br />
PRÊT POUR<br />
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
NOUS »<br />
L’auteur et cinéaste publie La Cité de mon<br />
père, nouveau volet de sa bouleversante<br />
autobiographie. De son enfance en Algérie<br />
durant la guerre à l’exil en France et son<br />
arrivée au bidonville de Nanterre, il raconte<br />
son parcours et celui de sa famille pour<br />
se faire une place dans ce nouveau pays.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 79
RENCONTRE<br />
Il aime venir écrire dans ce café parisien, place de<br />
Clichy, où on le rencontre : enveloppé par le brouhaha<br />
des conversations, le cliquetis des tasses,<br />
l’animation des rues, Mehdi Charef y trouve un<br />
contraste salutaire à sa solitude d’auteur. Évoquant<br />
La Cité de mon père, troisième tome de<br />
son autobiographie après Rue des pâquerettes et<br />
Vivants, il plonge dans son « atelier à souvenirs »,<br />
médite sur les instants de sa jeunesse qui ont<br />
gardé toute leur prégnance. Ses mémoires restituent<br />
son enfance en Algérie, où il naît en 1952,<br />
pendant la guerre, dans le village de Maghnia, puis l’exil en<br />
France dans les années 1960 avec sa mère, ses frères et sa sœur,<br />
pour rejoindre son père, ancien berger devenu terrassier en banlieue<br />
parisienne. Ce nouvel ouvrage narre leur installation dans<br />
une cité HLM, quand il a 20 ans, après des années passées dans<br />
un bidonville de Nanterre, puis une cité de transit. Avec son style<br />
ciselé, sa puissance d’évocation caractéristique, sa conscience<br />
aiguë des discriminations et des injustices, il raconte la fierté<br />
de son père enfin retrouvée, les difficultés à faire sa place dans<br />
la société française, son désir dévorant pour les livres et le<br />
cinéma. Il imagine des lettres bouleversantes, empreintes de<br />
tendresse, adressées à sa sœur disparue en Algérie. Auteur de<br />
11 films (dont Le Thé au harem d’Archimède, adapté de son premier<br />
roman et primé du César de la meilleure première œuvre<br />
en 1986), Mehdi Charef est un pionnier des récits de l’immigration<br />
maghrébine en France.<br />
<strong>AM</strong> : Ce nouveau volet autobiographique<br />
raconte votre emménagement dans une cité HLM,<br />
après des années dans une cité de transit. En quoi<br />
était-ce un bouleversement pour vous ?<br />
Mehdi Charef : On avait tellement l’habitude de vivre entre<br />
nous, entre immigrés algériens, portugais, africains… Se<br />
retrouver seuls, dispersés dans un grand HLM nous a perturbés,<br />
déconcertés. Certains de mes copains avaient peur de vivre<br />
dans le même immeuble que des Français. On ne savait pas ce<br />
qu’on allait devenir dans ce pays. Nous avions peur de l’intégration.<br />
On a perdu quelques marques, et même une certaine<br />
tranquillité. Les cités de transit où nous habitions auparavant<br />
étaient hors des villes. Loin de l’école, des commerces, sans bâtiments<br />
autour de nous, personne ne pouvait nous épier. Je me<br />
souviens qu’avant ça, quand nous vivions dans l’un des bidonvilles<br />
de Nanterre, j’avais honte. Je baissais la tête lors de mes<br />
déplacements, pour que les élèves de ma classe, qui vivaient<br />
dans les immeubles autour, ne me reconnaissent pas. La cité de<br />
transit était un bidonville amélioré : on avait l’eau courante, les<br />
toilettes, du lino par terre. On y est restés dix ans, au lieu des<br />
un à deux ans prévus au départ.<br />
Pour certains de vos amis, la cité de transit<br />
était la plus belle période de leur vie ?<br />
Oui. Car on était à l’écart des regards en biais que l’on nous<br />
jetait, des insultes – « T’es pas d’ici !» ou parfois « Retourne dans<br />
ton pays !» Plus tard, au lycée, certains élèves me disaient même<br />
que j’étais un « enfant des allocs ». On oubliait tout ça dans la cité<br />
de transit, on était entre nous. On ne partait pas en vacances,<br />
ce n’était pas l’époque où les Algériens retournaient chez eux<br />
l’été, le voyage coûtait encore trop cher. Quand on rentrait de<br />
l’école, nos mamans nous accueillaient en parlant en arabe. On<br />
les entendait discuter entre voisines. Malgré le confort du logement<br />
HLM, certains de mes copains ont décroché. Ils n’ont pas<br />
accepté ce changement brutal, mais pourtant nécessaire.<br />
Dans ce nouveau logement, votre père est fier<br />
de voir son nom inscrit sur sa boîte aux lettres…<br />
Quand nous avons quitté l’Algérie avec ma mère pour le<br />
rejoindre, cela nous a choqués de le voir à l’abandon. Nos pères<br />
étaient là, certains depuis quinze ans, et personne ne s’était<br />
occupé de leur logement, ni de leur donner des cours de français<br />
le soir. Leurs chefs sur les chantiers, dans les usines, voyaient<br />
bien pourtant qu’ils ne savaient ni lire ni écrire. J’établis un<br />
lien entre le silence de nos pères avec celui de certains pères<br />
aujourd’hui. Ils sont silencieux, absents, c’est plutôt la mère qui<br />
élève les enfants. Comme si ces pères avaient transmis à leurs<br />
fils ce mutisme. Ce sont des traumatismes silencieux, que l’on<br />
garde à l’intérieur. En écrivant, je rends hommage à mon père.<br />
Avant que l’on emménage dans un HLM, il avait honte de notre<br />
logement, du manque de confort. L’installation dans ce 3 pièces<br />
était sa victoire. C’était un grand moment pour lui de ne plus<br />
nous voir dans les bidonvilles. Il était très fier de prendre l’ascenseur<br />
le matin pour aller au boulot. Il a retrouvé un peu d’estime<br />
de lui-même. Il s’est dit : « Ça y est, j’ai réussi, maintenant c’est<br />
aux enfants de se débrouiller, d’obtenir leurs diplômes. » Ma<br />
mère aussi était contente, et fière de nous.<br />
Il prévoyait qu’une fois vos diplômes obtenus, vous<br />
retourneriez en Algérie travailler dans une administration.<br />
Vous n’avez jamais cru au mythe du retour ?<br />
Non. Même si ma mère avait aimé revoir la sienne et ses<br />
sœurs, elle ne voulait pas qu’on y retourne. Elle a trop souffert<br />
en Algérie. Certains jours, on ne mangeait pas. Mon père devait<br />
économiser en France pour acheter une baraque de bidonville,<br />
parce que ça se vendait ! On ne leur faisait pas de cadeau. Il avait<br />
des dettes de son voyage. Avec le mandat qu’il nous envoyait une<br />
fois par mois, ma mère achetait de la semoule, de l’huile, du thé.<br />
Une fois en France, elle a pensé à l’avenir après l’exil. Elle n’avait<br />
pas la notion que nous deviendrions français, comme on dit<br />
maintenant. Mais elle savait que nous serions d’ici, qu’on se sentirait<br />
chez nous. Nous parlions l’algérien avec eux, mais ils acceptaient<br />
que l’on parle en français entre frères et sœurs. Ces petites<br />
choses nous éloignaient un peu d’eux, mais ils savaient que ce<br />
serait mieux pour nous, pour notre éducation scolaire, notre<br />
« intégration », même si l’on n’en parlait pas encore. Ils pensaient<br />
80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
Ce sont des<br />
traumatismes<br />
silencieux,<br />
que l’on garde<br />
à l’intérieur.<br />
En écrivant,<br />
je rends hommage<br />
à mon père.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 81
RENCONTRE<br />
que l’on se marieraient avec des Algériens ou des Algériennes.<br />
Ce ne fut pas le cas ! Mon père a passé sa vie sur les chantiers à<br />
creuser le sol pour installer des tuyaux de gaz. Quand je le regardais<br />
travailler, il me faisait penser à un chercheur d’or. Je rêvais<br />
qu’il trouve un jour une grosse pierre en granit, qu’il la casse et<br />
y découvre une pépite scintillante à l’intérieur. Trente ans plus<br />
tard, la pépite, ce sont ses petits-enfants de toutes les couleurs.<br />
Tiraillé entre deux pays, vous avez accepté<br />
l’exil en vous créant un univers, grâce à l’écriture ?<br />
C’est ce qui me donnait mon identité. L’identité change tout<br />
le temps : quand on a un enfant, quand on<br />
fait une rencontre, quand on écrit un nouveau<br />
livre… Si l’on évolue bien, si on a un<br />
bon boulot, un bon entourage, si on s’occupe<br />
bien de soi, cette identité donne des ailes.<br />
C’est ce que je dis aux élèves lors des ateliers<br />
d’écriture que j’anime, au sein des établissements<br />
scolaires. Raconter d’où viennent<br />
nos parents aide à savoir qui l’on est, et ainsi<br />
foncer pour apprendre un métier. Il faut bien<br />
que ces jeunes fassent quelque chose pour se<br />
mettre en valeur. Il ne s’agit pas d’une identité<br />
reliée à une nation ou un pays. Ce sont<br />
des choses au quotidien qui s’additionnent<br />
– j’ai du talent, ou j’ai des bonnes notes à<br />
l’école, ou j’ai fondé une famille… C’est la<br />
résilience. Malgré les problèmes,<br />
je peux évoluer,<br />
parce que j’existe. Et éviter<br />
ainsi de se sentir écrasés<br />
par certains discours<br />
ambiants, déclarant l’immigration<br />
comme cause<br />
de tous les maux (chômage,<br />
violence…).<br />
Comment avez-vous compris que l’on<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
SÉLECTIVE<br />
◗ La Cité<br />
de mon père,<br />
Hors d’atteintes,<br />
2021.<br />
◗ Rue des<br />
pâquerettes,<br />
Hors d’atteintes,<br />
2019.<br />
◗ À bras-lecœur,<br />
Mercure<br />
de France,<br />
2006.<br />
FILMOGRAPHIE<br />
SÉLECTIVE<br />
◗ Graziella, 2015.<br />
◗ Marie-Line, 1999.<br />
◗ Le Thé au harem<br />
d’Archimède,<br />
1985.<br />
vous destinait à remplacer votre père ?<br />
Au collège, on nous faisait visiter des<br />
usines. On nous orientait vers cette voie.<br />
J’avais 14 ans quand j’ai découvert celle de<br />
Renault, à Boulogne-Billancourt. Ce milieu<br />
mécanique m’effrayait. On a vite compris que l’on nous avait fait<br />
venir pour remplacer nos pères, quand ils seraient en retraite. Il<br />
y avait du travail dans les bâtiments publics, à l’usine.<br />
Vous racontez des souvenirs difficiles de votre enfance<br />
en Algérie coloniale, pendant la guerre.<br />
Enfant, j’avais peur des Français. Les civils voulaient l’Algérie<br />
française, mais ils ne nous touchaient pas. Les soldats étaient des<br />
tueurs. On avait peur qu’ils nous tirent dessus comme des lapins,<br />
on n’avait aucune défense. Quand ils arrivaient ivres morts dans<br />
notre dachra (hameau où vivaient plusieurs familles) à la montagne,<br />
plus un homme ne traînait, car ils tiraient sur n’importe<br />
qui. Mon premier souvenir de la colonisation, de la guerre – je<br />
devais avoir 3 ou 4 ans –, ce sont des soldats qui poursuivaient<br />
deux bergers en djellaba en leur tirant dessus. Je ne saurais<br />
jamais si ces derniers s’en sont sortis vivants. Quand les militaires<br />
arrêtaient quelqu’un, on savait qu’il ne reviendrait pas. Ils<br />
prenaient les filles aussi. Dans notre hameau, deux gamines de<br />
16 ans avaient été enlevées. L’une est rentrée mais complètement<br />
folle, après ce qu’elle a dû endurer pendant trois jours. L’autre<br />
n’est jamais revenue. Pour se protéger, quand ils venaient, ma<br />
mère se déguisait, se défigurait en femme folle. Belle comme elle<br />
était, ils l’auraient prise ! Un jour, ils ont découvert<br />
la fosse où l’on cachait les céréales. Ils l’ont aspergée<br />
de gasoil. Ma mère a été obligée de<br />
nettoyer chaque grain. Elle était costaude<br />
pour affronter tout ça, et même pouvoir<br />
en rire un peu.<br />
Comment avez-vous<br />
vécu ce départ<br />
vers la France,<br />
pays des colons ?<br />
Je ne voulais pas<br />
venir, car j’avais peur<br />
des Français. Mais en<br />
Algérie, il y avait aussi<br />
des gens bien parmi eux,<br />
des instituteurs, des personnes<br />
qui ont eu le cœur déchiré de<br />
nous quitter. Pendant la guerre, ils se<br />
sont sauvés, craignant pour leur vie.<br />
On est restés sans école pendant deux<br />
ans. On les voyait partir dans leur voiture<br />
pleine à craquer de valises. On<br />
ne comprenait pas pourquoi ils pleuraient,<br />
alors qu’ils rentraient chez eux, en France !<br />
C’est seulement plus tard, en rencontrant<br />
des enfants de pieds-noirs, que j’ai compris<br />
qu’ils ne voulaient pas y venir.<br />
Pourquoi vous sentiez-vous<br />
encore considéré comme<br />
un indigène en France ?<br />
On n’était pas attendus. Rien n’était prêt<br />
pour nous. L’école a essayé de nous aider. Un directeur d’établissement<br />
avait créé une classe pour que l’on rattrape ces deux<br />
années sans école. Ils ont essayé de nous faire récupérer et<br />
avaient embauché des instituteurs partis de là-bas, qui connaissaient<br />
bien les Algériens.<br />
C’est aussi l’école qui vous délivrait ce message<br />
sans appel : intègre-toi ou meurs ?<br />
Oui, on sentait qu’il fallait rentrer dans la société française.<br />
Certains copains en ont été effrayés, persuadés qu’ils n’avaient<br />
pas les moyens, qu’ils n’arriveraient jamais à comprendre, à faire<br />
ce qu’on nous demande. Ils sont tombés dans la délinquance. Un<br />
82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
jour, deux copains ont été ramenés par la police. Ils avaient 13<br />
ou 14 ans. J’étais très choqué, j’en avais pleuré.<br />
Pour vous citer : « Lire est un défi, écrire une résistance »?<br />
Oui. En tant qu’enfant immigré, le fait que je lise surprenait<br />
les autres. Les livres étaient mes frères, j’aimais passer du temps<br />
à la bibliothèque. L’instituteur fut mon premier pédagogue, il me<br />
demandait de faire la lecture devant les autres élèves. Il voyait<br />
bien que cela représentait un défi. Il nous lisait des textes, nous<br />
donnant ainsi le goût de la lecture.<br />
Est-ce que les mots protègent ?<br />
Oui. C’est une identité incroyable. M’inventer une façon<br />
d’écrire permet de supporter ce que je raconte. À un moment,<br />
il faut changer, travailler la phrase pour qu’elle n’ait plus rien<br />
à voir avec la réalité. En faisant une jolie tournure, je ne pense<br />
plus à ce qu’elle véhicule. Parfois, on est emportés par les mots,<br />
comme sur un tapis volant. Quand j’écris, il n’y a pas de douleur,<br />
juste un peu de souffrance.<br />
Malgré les difficultés traversées,<br />
vos parents, je vous cite, n’ont<br />
pas toujours été « ces gueules<br />
tristes et abîmées qu’on voit<br />
sur les photographies prises<br />
dans les années soixante devant<br />
les murs des bidonvilles »…<br />
Ma mère n’a pas voulu montrer<br />
ce visage. Elle a toujours voulu<br />
être belle, elle portait de très jolis<br />
foulards. En Algérie, elle chantait<br />
dans les mariages. Mon père était<br />
porté par ça, il l’aimait, l’admirait.<br />
En voyant ses enfants bâtir leur<br />
avenir en France, il s’est longtemps<br />
demandé ce qui lui restait de ses<br />
parents, de son pays, de la religion,<br />
des traditions… Un jour, à la maison,<br />
j’entends des murmures à travers la porte entrouverte : mon père<br />
était à genoux en train de prier sur un beau tapis qu’il venait<br />
d’acheter. On aurait dit que c’était sa première prière. Il avait<br />
retrouvé ses racines, son territoire, son moi, tout ce qu’il était.<br />
Nous, on était d’ici, lui, il était de ce tapis. À partir de là, je l’ai<br />
vu beaucoup plus enjoué. Il me semble que c’est ainsi que l’islam<br />
est arrivé en France. Je l’appelais le musulman clandestin. Car<br />
à l’époque, il n’y avait pas de mosquées. Les jeunes aujourd’hui<br />
sont plus virulents à revendiquer leur religion, peut-être parce<br />
que nos pères en ont été privés pendant longtemps.<br />
Je ne veux<br />
être enterré<br />
ni en « Algérie »,<br />
ni en « France »,<br />
mais en<br />
banlieue. Car<br />
je suis de là.<br />
Votre premier film, Le Thé au harem d’Archimède,<br />
a reçu le César de la meilleure première œuvre en 1986.<br />
Pourquoi la période qui a suivi a-t-elle été difficile ?<br />
Des personnes du milieu du cinéma n’étaient pas contentes<br />
de ma présence. Certaines ont même déclaré qu’il ne fallait<br />
pas que l’on me redonne de l’argent pour faire un film, notamment<br />
le réalisateur Claude Autant-Lara [qui avait déclaré dans<br />
le magazine Le Choc du mois : « Il n’a qu’à faire financer son film<br />
par les Arabes. Tant que les Français n’auront pas ce à quoi ils ont<br />
droit, puisqu’ils sont chez eux, nom de Dieu, on n’a pas à faire venir<br />
des étrangers », ndlr]. Ça m’a embêté, car j’aimais beaucoup La<br />
Traversée de Paris. Mais je ne me suis pas attardé dessus.<br />
Avez-vous eu le sentiment de trahir<br />
votre milieu d’origine en publiant des livres ?<br />
J’avais l’impression d’avoir trahi mes copains, que j’étais du<br />
côté des Français, que je m’« intégrais » trop facilement, ou même<br />
que je jouais des coudes pour m’« intégrer ». J’étais partagé entre<br />
ceux qui refusaient l’intégration, et des Français qui ne voulaient<br />
pas que je m’intègre. Alors je me cachais derrière l’écriture et la<br />
réalisation. Pendant que je créais, je ne pensais pas à ça.<br />
Tous les pays qui furent colonisés ont du mal<br />
à mettre un pied devant l’autre, d’après vous ?<br />
Oui. Avoir été indigène, c’est très dur. C’est une profonde<br />
humiliation. Il faut beaucoup de générations pour que ça s’apaise.<br />
D’autant plus que depuis quelques<br />
années, certains Français veulent redevenir<br />
colons, et considèrent les immigrés<br />
comme des indigènes. Ils n’ont pas oublié<br />
ce temps « génial » où ils avaient des gens<br />
en dessous d’eux. Quand des personnes<br />
n’ont pas d’estime pour eux-mêmes, ils<br />
mésestiment les autres, les traitent en<br />
inférieurs, ça les rassure.<br />
Le leader indépendantiste congolais<br />
Patrice Lumumba était votre héros ?<br />
Oui, gamin, j’aimais beaucoup ses<br />
discours. C’était notre Che Guevara africain.<br />
Mais il a fait plus fort, son discours<br />
était beaucoup plus poétique. Je l’écoutais<br />
parler, on aurait dit qu’il récitait un<br />
beau texte. J’étais triste quand j’ai appris<br />
sa mort.<br />
Est-ce que vous retournez en Algérie ?<br />
Non. Je n’y retournerai pas. Je dois rester ici avec les immigrés.<br />
C’est mon peuple. Plus tard, je ne veux être enterré ni en<br />
« Algérie », ni en « France », mais en banlieue. Car je suis de là.<br />
Dans tous leurs cimetières, il y a un carré arabe, musulman.<br />
La banlieue, ce n’est pas la France ?<br />
Non. J’ai du mal à dire que je suis français, mais je suis<br />
d’ici. On croit qu’on est français, que c’est bon, et puis on se<br />
sent refoulés à nouveau. Alors, on se protège. Certains discours<br />
politiques disent à mes enfants : vous n’êtes pas français. C’est<br />
dur pour eux, qui sont nés ici. Il faut faire preuve de résilience,<br />
ne pas se laisser aller. Sigmund Freud disait à propos des nazis :<br />
« Ils veulent qu’on change le prénom de nos enfants. » J’entends<br />
cette idée, actuellement [l’une des idées d’Éric Zemmour, polémiste<br />
d’extrême droite et potentiel candidat à la présidentielle, est<br />
d’interdire les prénoms étrangers, ndlr]. Mais ma fille l’affirme<br />
haut et fort : « Moi, je suis française, tant pis pour eux !» ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 83
84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
interview<br />
AÏSSA MAÏGA<br />
« Beaucoup<br />
de choses<br />
m’indignent »<br />
ABACA PRESS/AL<strong>AM</strong>Y STOCK PHOTO<br />
Actrice, autrice, militante,<br />
Aïssa Maïga ajoute<br />
une nouvelle corde à son arc<br />
avec sa première réalisation<br />
pour le cinéma, Marcher<br />
sur l’eau. Un documentaire<br />
poignant qui raconte<br />
la sécheresse au Sahel<br />
avec une rare poésie.<br />
Entretien. propos recueillis<br />
par Sophie Rosemont<br />
Tatiste, village du nord du Niger. L’eau<br />
manque, et les adultes aussi, puisqu’ils<br />
doivent partir loin durant plusieurs<br />
mois pour subvenir aux besoins de leur<br />
famille. Chaque jour, la jeune Houlaye<br />
marche des kilomètres pour accéder à<br />
des puits d’eau à la générosité variable.<br />
Elle veille sur sa fratrie, tandis que les parents sont absents,<br />
et essaye tant bien que mal d’étudier en classe. Construit<br />
de rituels, de rires et de larmes retenues, de grandes joies<br />
également, ce quotidien est porté sur grand écran par Aïssa<br />
Maïga. Certes, ce n’est pas son premier docu : avec Isabelle<br />
Simeoni, elle a tourné Regard noir entre la France, le Brésil<br />
et les États-Unis. Mais porté par une structure narrative<br />
solide et une magnifique photographie, Marcher sur l’eau<br />
est un beau film pour le cinéma. Il confirme son inspiration<br />
et la pertinence de son travail… Bien du chemin a été<br />
parcouru depuis son premier rôle marquant, celui de Kassia<br />
dans Les Poupées russes de Cédric Klapisch, en 2005.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 85
INTERVIEW<br />
<strong>AM</strong> : Comment traiter un tel sujet, à la fois<br />
écologique et social, sans être ni didactique<br />
ni dans le survol des enjeux ?<br />
Aïssa Maïga : Il s’agit d’une situation surréaliste : un désert en<br />
proie à la sécheresse qui, dans ses profondeurs, recèle d’une<br />
énorme masse d’eau d’une grande pureté. Il fallait donc être<br />
pédagogique. Mais je ne voulais pas d’une voix off avec un<br />
regard extérieur, des détails techniques sur le manque d’eau…<br />
Je n’ai pas les connaissances scientifiques des activistes ! J’ai<br />
préféré apporter ma sensibilité et la certitude que l’émotion et<br />
l’identification peuvent être des moteurs puissants dans la prise<br />
de conscience des problématiques environnementales.<br />
Pourquoi vous êtes-vous lancée dans une telle aventure ?<br />
Plus jeune, quand j’allais voir ma famille paternelle, dans<br />
la région de Gao, au Mali, j’atterrissais soit à Bamako, soit à<br />
Niamey, au Niger. Sur la route, les paysages se succédaient.<br />
En arrivant dans cette brousse clairsemée de végétation déterminée<br />
à être là, en voyant le fleuve Niger<br />
en or et ses bordures vertes, je savais que<br />
j’allais retrouver ma famille. Je la voyais<br />
peu, car mon papa est parti très tôt. Quand<br />
je revenais, il y avait un énorme bouleversement<br />
: à travers eux, je voyais mon père,<br />
et inversement. Accepter de faire ce film,<br />
qui m’a été proposé par le producteur Yves<br />
Darondeau, c’était accepter de parler de<br />
l’adolescence, des femmes, de l’amour d’un<br />
père pour ses enfants… Dans Marcher sur<br />
l’eau, je raconte ce qu’est une famille dans<br />
le Sahel. Le lien filial, fraternel, la communauté,<br />
cela fait partie de mon vécu,<br />
de mon histoire, de mon identité. Quand<br />
j’ai su que les habitants de Tatiste étaient<br />
des Peuls, ça a en plus tilté très fort. Filmer<br />
ces femmes à fort caractère, à l’image<br />
de celles de ma famille, ça me plaisait<br />
beaucoup. Ma grand-mère paternelle était<br />
peule, je l’adorais.<br />
Bien que ce soit un documentaire, Marcher sur l’eau<br />
suit un fil narratif, on a l’impression de ne jamais<br />
quitter ses personnages, y compris dans les moments<br />
intimes… Comment êtes-vous parvenue à donner<br />
l’impression de ne rien rater ?<br />
J’avais une trame que j’ai à la fois suivie et trahie. Car la réalité<br />
est toujours plus riche que notre imagination. En un an, j’ai<br />
fait cinq voyages au Niger. Le Sahel n’est pas une zone anodine,<br />
il y avait des mesures de sécurité à respecter, des militaires et<br />
des policiers… Je ne pouvais donc pas rester en continu. Si, à<br />
chaque séjour, j’étais en immersion dans leur monde, accueillie<br />
à bras ouverts, il y a par conséquent des choses que je n’ai<br />
pas pu filmer. Comme le départ du père d’Houlaye. Je lui ai<br />
demandé, ainsi qu’à ses enfants, de me montrer comment cela<br />
Marcher sur l’eau sortira dans<br />
les salles françaises le 10 novembre.<br />
s’était passé. J’ai récupéré des informations : ce que contenait<br />
son sac, l’heure du départ… Quand on a filmé cette scène,<br />
ils n’ont pas joué la comédie, ils ont tout simplement revécu<br />
cette séparation.<br />
Quelle a été la réaction des habitants<br />
de Tatiste, durant et après le tournage ?<br />
Il me semble que l’expérience a été marquante pour tous. Y<br />
compris pour le doyen du village, qui est très fier du film et l’a<br />
beaucoup aimé. Avec Houlaye, on a énormément parlé. Pour<br />
cette jeune fille de 14 ans, il y a un avant et un après. Ce n’est<br />
pas tous les jours qu’on lui demande : « Quels sont tes rêves ?»<br />
Le regard de cette communauté comptait pour moi, et ils m’ont<br />
dit que c’était la première fois qu’ils se reconnaissaient dans<br />
un film. Il y a eu beaucoup de documentaires sur les Peuls,<br />
mais ils s’intéressaient surtout à leurs rites très spectaculaires,<br />
leurs coiffures, leurs maquillages, leurs habits, avec un regard<br />
appuyé sur ce que certains considèrent uniquement comme<br />
du folklore. D’autre part, en tant qu’outil<br />
cinématographique, il a pour vocation<br />
d’être un plaidoyer auprès du gouvernement<br />
et de la population sahélienne, je<br />
le mets au service de l’amélioration de sa<br />
condition de vie. Marcher sur l’eau sera<br />
montré dans l’Afrique francophone, et en<br />
particulier aux citadins de la région. Ces<br />
derniers ont beau être informés de cette<br />
lutte pour l’eau, ils ne se figurent pas pour<br />
autant cette lutte au quotidien.<br />
En parallèle du tournage, vous<br />
vous consacriez à celui de Regard<br />
noir. Comment avez-vous réussi<br />
à vous dédoubler ?<br />
Grâce à ma complicité avec ma coréalisatrice<br />
sur Regard noir, Isabelle Simeoni.<br />
De son côté, elle réalisait également un<br />
autre film, mais sur Basquiat ! Je parlais<br />
souvent avec elle de ce que je vivais au<br />
Niger. L’avantage de ne pas avoir de réseau sur place, c’est<br />
que l’on coupe très vite. Plus de WhatsApp ou d’Instagram,<br />
ce qui aide à se concentrer ! Ces deux projets ont été longs à<br />
mener, c’était des courses de fond où la fatigue fait partie du<br />
programme. Heureusement, j’ai un quotidien assez doux, une<br />
vie de famille harmonieuse, ce qui m’a aidée à tout concilier.<br />
Quels sentiments réveillent en vous la situation au Mali ?<br />
C’est une déchirure d’exil perpétuel car je ne sais pas quand<br />
je vais pouvoir retourner dans le nord, et y emmener mes<br />
enfants. Cet empêchement crée un énorme vide. Les questions<br />
de la scolarité, des droits des femmes, de la dignité humaine et<br />
des djihadistes vont marquer les habitants du pays ainsi que la<br />
diaspora malienne…<br />
Noire n’est pas mon métier a rencontré un très bel accueil<br />
critique et public. Est-ce qu’on vous en parle encore ?<br />
DR<br />
86 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
La réalisatrice s’est rendue<br />
au lycée de Bristol,<br />
à Cannes, pour évoquer<br />
son film avec les élèves de<br />
la section cinéma-audiovisuel,<br />
en septembre dernier.<br />
NICE MATIN/PATRICE LAPOIRIE/PHOTOPQR<br />
Oui ! Vu que le livre est récemment sorti en poche, ça a<br />
d’ailleurs relancé la conversation. Des personnes du milieu du<br />
spectacle et du cinéma se sont emparées de ce sujet, mais le<br />
racisme concerne beaucoup de salariés en entreprise ! Il y a<br />
aussi des lecteurs qui comptent des individus noirs, asiatiques<br />
ou arabes dans leur famille et veulent davantage comprendre.<br />
Que les intervenantes parlent toutes à la première personne<br />
a aussi beaucoup contribué à l’identification et à la force de<br />
leurs propos… Cet ouvrage m’a permis de nouer ou de consolider<br />
des liens avec d’autres artistes. Je suis amie avec Nadège<br />
Beausson-Diagne depuis vingt-cinq ans, c’est ma sœur de cœur<br />
et de combat. En revanche, je ne connaissais pas Eye Haïdara,<br />
et j’ai découvert une personnalité très lumineuse, d’une bienveillance<br />
totale. C’était également passionnant d’échanger avec<br />
des plus jeunes que moi, telles Karidja Touré ou Assa Sylla, ou<br />
plus âgées, comme Firmine Richard ou France Zobda.<br />
Un autre livre est-il prévu ?<br />
Oui, je travaille sur un documentaire sur mon papa, qui va<br />
aussi vivre à travers un livre. Il sortira aux éditions de L’Iconoclaste,<br />
où je retrouve l’éditrice de Noire n’est pas mon métier, qui<br />
m’a aidée à avoir confiance en moi et à apprivoiser cette drôle<br />
de chose qu’est l’écriture.<br />
Comment envisagez-vous la visibilité des femmes<br />
noires, et comment pensez-vous la défendre ?<br />
Il s’agit avant tout de s’interconnecter à travers nos ressemblances,<br />
afin de remettre en question la structure sociétale.<br />
Des personnalités aussi charismatiques que France Zobda ou<br />
Angélique Kidjo ont œuvré dans ce sens et nous ont ouvert la<br />
voie, même si la presse de l’époque ne les relayait guère. Depuis,<br />
les réseaux sociaux ont participé à instaurer le débat. Je me<br />
sens à la fois militante et très privilégiée car je fais le métier<br />
dont j’ai rêvé, ce qui me permet d’avoir une véritable plateforme<br />
d’expression. Mais cela demande beaucoup d’énergie et<br />
de vigilance vis-à-vis de soi, de son entourage. Il faut savoir<br />
garder un équilibre émotionnel… Pendant longtemps, il y avait<br />
beaucoup de femmes seules sur le front féministe parce qu’elles<br />
n’étaient pas entendues. Aujourd’hui, je suis rassurée de voir<br />
le jeune âge des activistes et la façon dont leurs camarades<br />
masculins accueillent cette parole. Évidemment, beaucoup de<br />
choses m’indignent, me font mal, me révoltent, mais je ressens<br />
également un sursaut très encourageant.<br />
Effectivement, on a bien vu que des choses vous<br />
indignaient lors de la cérémonie des Césars 2020,<br />
sur la scène de laquelle vous avez dénoncé la cruelle<br />
absence de personnes noires dans la salle !<br />
[Elle éclate de rire.] On m’en parle souvent de cette soirée !<br />
Mais ayant été malade peu de temps après, sans doute du Covid-<br />
19, j’ai été très protégée par mes proches. Des amis de longue<br />
date, comme des inconnus, m’ont manifesté leur soutien sur les<br />
réseaux sociaux. Ils se sont reconnus dans l’idée de vouloir faire<br />
cesser le statu quo sur des sujets comme l’égalité. Par ailleurs,<br />
l’année 2020 a été émaillée de manifestations contre le racisme<br />
partout dans le monde. Ce qui a amené beaucoup de gens à<br />
réfléchir à la question raciale, alors qu’ils pensaient, à l’origine,<br />
qu’elle ne les concernait guère.<br />
Vous reste-t-il un grand rêve à réaliser ?<br />
Maintenant que je me suis prouvé que je pouvais réaliser<br />
des films, cela va sans doute passer par là… J’espère avoir l’opportunité<br />
d’inscrire mon travail dans la durée. Je n’avais pas de<br />
modèle, jusqu’à ce que je rencontre Ava DuVernay ! Avec elle,<br />
j’aimerais créer un studio en France, dans lequel imprimer mes<br />
valeurs humanistes et féministes, et convier des personnalités<br />
d’horizons différents, tant du point de vue social que religieux,<br />
géographique ou ethnique. Bref, un endroit propice à la création<br />
d’histoires, un Tout-Monde d’Édouard Glissant à l’échelle<br />
d’un studio ! ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 87
entretien<br />
Mohamed Mbougar Sarr<br />
« La littérature<br />
est un pays<br />
de liberté<br />
absolue »<br />
Son nouveau roman, La Plus Secrète Mémoire des hommes,<br />
dynamite la scène littéraire. Le jeune virtuose sénégalais<br />
propose une épopée totale, historique, transcontinentale<br />
et polémique, inspirée par le parcours tragique de l’écrivain<br />
Yambo Ouologuem. propos recueillis par Astrid Krivian<br />
La littérature est sa patrie profonde, son<br />
continent intérieur. Né en 1990, enfant<br />
friand de lectures, de dictionnaires et<br />
de Scrabble, Mohamed Mbougar Sarr<br />
écrit dès l’adolescence des reportages<br />
dans un journal. Après ses études<br />
secondaires au Prytanée militaire de<br />
Saint-Louis, au Sénégal, il étudie la littérature et la philosophie<br />
en France à l’École des hautes études en sciences<br />
sociales. En 2014, il publie son premier roman Terre ceinte<br />
(prix Ahmadou Kourouma, Grand prix du roman métis),<br />
puis Silence du chœur en 2017 (prix Littérature monde)<br />
et De purs hommes l’année suivante. Son nouvel ouvrage,<br />
La Plus Secrète Mémoire des hommes, est actuellement<br />
en lice pour les prestigieux prix Goncourt, Renaudot,<br />
Fémina et de l’ Académie française. L’intrigue ? De nos<br />
jours, Diégane Latyr Faye, jeune auteur installé à Paris,<br />
enquête sur la disparition d’un mystérieux écrivain sénégalais,<br />
T.C. Elimane, dont l’œuvre mythique, unique et<br />
sulfureuse, Le Labyrinthe de l’inhumain, avait défrayé la<br />
chronique lors de sa publication en France en 1938. À travers<br />
différents récits, cette quête existentielle, odyssée du<br />
XX e siècle, retrace le destin d’un personnage énigmatique,<br />
confronté aux tragédies de l’histoire, depuis le Sénégal<br />
sous le joug colonial à la France pendant l’Occupation, en<br />
passant par la dictature militaire en Argentine. Ce roman<br />
88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 89
ENTRETIEN<br />
dense, foisonnant, éblouit par sa virtuosité, son inventivité<br />
narrative époustouflante – à la fois fluide et sophistiquée –,<br />
mais également par sa profondeur dans l’analyse des sentiments,<br />
des questionnements philosophiques ou politiques,<br />
notamment sur les relations entre l’Afrique et l’Europe. Pétri de<br />
fulgurances poétiques, de sensualité, d’une ironie mordante,<br />
il offre de passionnantes réflexions sur la puissance de la littérature,<br />
l’amitié, l’amour, l’exil, la transmission ou encore les<br />
mondes invisibles.<br />
<strong>AM</strong> : À l’origine de votre roman, il y a le controversé<br />
Le Devoir de violence, de l’écrivain malien Yambo<br />
Ouologuem, premier Africain récipiendaire du prix<br />
Renaudot en 1968…<br />
Mohamed Mbougar Sarr : C’est un livre maudit. Éblouissant<br />
par son style, son propos a provoqué de nombreuses polémiques<br />
lors de sa réception et la colère d’intellectuels africains comme<br />
européens. Il sentait déjà le soufre. Il obtient le prix Renaudot<br />
mais, en 1972, des accusations de plagiat entachent le livre,<br />
l’honneur et l’intégrité de l’écrivain. Ouologuem se retire alors<br />
de la scène publique et littéraire. Très prometteuse, son œuvre<br />
a été abattue en plein vol. Jusqu’à sa mort en 2017, il n’a plus<br />
rien publié, alors qu’il avait été couronné et salué. Cette histoire<br />
me fascine, m’obsède. Son texte puissant, magnifique, m’a<br />
ébloui pendant des années. C’est l’un des points de départ, l’une<br />
des inspirations de mon livre. Il est également nourri par mes<br />
préoccupations sur le sens d’un engagement littéraire, la définition<br />
d’un roman, d’une narration, du silence en littérature. Et<br />
ma fascination pour les œuvres uniques : parvenir à faire tenir<br />
quasiment tout son propos dans un seul livre.<br />
À l’instar de votre narrateur Diégane, la littérature<br />
est-elle au cœur de votre énigme existentielle ?<br />
Oui. Dire que l’on est obsédé par la littérature, par l’écriture,<br />
semble abstrait. J’ai donc voulu l’incarner à travers des aventures<br />
– la poursuite d’un livre et d’un auteur, en traversant des<br />
épisodes concrets de la vie de celui-ci. Cette hantise littéraire<br />
trouve une signification matérielle, charnelle dans l’existence<br />
de ce jeune narrateur. Après trois romans, je commence à être<br />
perçu comme un écrivain. J’ai des doutes devant ce mot, j’ai parfois<br />
du mal à me définir ainsi. Et je me demande pourquoi continuerais-je<br />
à écrire, alors qu’il y a eu tant de textes avant moi…<br />
Ces questions obsédantes ont des expressions très concrètes au<br />
quotidien. Cela s’accompagne de réflexions pas toujours très<br />
confortables : quel est le sens d’un pareil engagement ? Que<br />
suis-je prêt à mettre en jeu, et quels sont mes moyens ?<br />
Telle une odyssée, votre roman traverse différents<br />
espaces et temps, du Sénégal actuel, et ses<br />
soulèvements populaires, à la France sous l’occupation<br />
nazie, en passant par l’Argentine sous la dictature<br />
militaire. Pourquoi le choix de cette diversité ?<br />
Cette liberté est intéressante. C’est une traversée du<br />
XX e siècle jusqu’au début du XXI e , à travers la perspective de la<br />
« C’est une<br />
réflexion sur<br />
ce que signifie<br />
raconter une<br />
histoire, prendre<br />
en charge un récit,<br />
le transmettre<br />
à quelqu’un. »<br />
vie d’un romancier africain qui a dû se confronter géographiquement<br />
et historiquement au monde, aux événements, aux<br />
lieux où l’histoire s’est faite. C’est également une manière de<br />
ne rien m’interdire en tant qu’écrivain, et particulièrement en<br />
tant qu’écrivain africain. Je peux explorer les géographies, les<br />
cultures, ne pas me cantonner à certains thèmes ou espaces. La<br />
littérature est un pays de liberté absolue qui embrasse tous les<br />
autres pays. L’histoire d’Elimane est aussi une histoire du monde.<br />
Quand on essaie de raconter la vie de quelqu’un, fut-elle fictive,<br />
on se confronte immédiatement à la multiplicité – des sens, des<br />
hypothèses, des interprétations infinies qu’une existence peut<br />
prendre dans l’espace et le temps. C’était important de traduire<br />
cela dans le jeu narratif, avec ces allers-retours dans le temps,<br />
ces déplacements dans la géographie, ces moments de lacune,<br />
ces impasses itou. Le livre est construit sous forme de labyrinthe<br />
mouvant, que j’espère ludique… et sérieux. La narration, dans<br />
son déploiement incessant dans toutes les directions, est également<br />
l’enjeu de la lecture.<br />
La vie d’Elimane est racontée à travers plusieurs<br />
personnages. Réflexion sur la puissance de la littérature,<br />
votre livre est-il plus largement un hommage à celui<br />
qui narre, à l’oral comme à l’écrit ?<br />
C’est une réflexion sur ce que signifie raconter une histoire,<br />
prendre en charge un récit, le transmettre à quelqu’un, depuis<br />
sa propre perspective – laquelle est toujours fragmentaire – sur<br />
une totalité que l’on n’a jamais pleinement en vue. Je questionne<br />
aussi le pouvoir de la littérature, comme espace de narrations,<br />
au pluriel, qui peut embrasser de multiples strates de temps et<br />
d’espaces. C’est dans cette polyphonie que s’inscrit la possibilité<br />
d’une vérité, ou d’un sens. Il faut que beaucoup de personnages<br />
aient la parole pour que se produisent des confrontations, des<br />
malentendus, mais également des accords. Et de cette pluralité<br />
90 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
des voix – qui est quasiment un idéal démocratique et un principe<br />
romanesque de base – peut naître une vérité profonde sur<br />
la condition humaine.<br />
Votre narrateur et son ami Musimbwa s’opposent au sujet<br />
de leur ambiguïté culturelle, en tant qu’écrivains africains<br />
publiant en France. Pour le premier, il faut l’assumer<br />
pleinement, alors qu’elle représente une ruse de leur<br />
destruction pour le second, une mutilation de la part<br />
profonde de leur être.<br />
Ce sont deux points de vue différents sur ce que sont ou<br />
doivent être des écrivains africains, lesquels, par l’histoire, sont<br />
amenés à s’installer ou à publier leurs livres en français, à Paris.<br />
Ces visions sur les relations postcoloniales peuvent me traverser.<br />
Toutefois, même si le débat a lieu, je pense qu’il faut continuer<br />
à explorer, à travailler cette faille de l’ambiguïté. Car c’est<br />
une vraie richesse. À partir d’elle, on est en capacité de créer<br />
beaucoup de choses. Considérer que c’est une ruse coloniale,<br />
c’est estimer que la colonisation nous possède encore et que<br />
nous serions, d’une certaine manière, colonisés. Affirmer que<br />
l’on est plus ambigu que ça, c’est déjà échapper à ce rapport.<br />
C’est pouvoir se définir avec les armes dont on dispose, telle la<br />
langue qui est toujours hybride, bâtarde, mais avec laquelle on<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 91
ENTRETIEN<br />
peut créer autre chose, et exprimer une vision du monde qui<br />
serait pleinement nôtre.<br />
Que représente pour vous le fait d’écrire<br />
en français plutôt qu’en sérère ou en wolof ?<br />
C’est une question, mais pas un problème existentiel. Je suis<br />
très à l’aise avec ça. Je sais pertinemment que ça ne m’empêchera<br />
pas d’écrire dans mes langues nationales. J’ai ce projet, j’y<br />
travaille et je me donne les moyens de pouvoir le faire un jour.<br />
Là aussi, j’estime que c’est une richesse.<br />
Dans votre roman, le mystérieux écrivain T.C. Elimane<br />
a publié Le Labyrinthe de l’inhumain en 1938, en France.<br />
Les critiques de la presse de droite comme de gauche<br />
portent sur lui un regard colonial, jugeant son œuvre<br />
à l’aune de sa couleur de peau, de son africanité.<br />
Questionnez-vous la réception des auteurs<br />
africains en Europe ?<br />
Oui. Des malentendus président parfois aux lectures de leurs<br />
écrits, en Occident. On ne semble pas toujours les considérer<br />
comme des œuvres littéraires à part entière. Il y a cette tentation<br />
de les relier à des spécificités culturelles, voire biologiques, pour<br />
les comprendre, en rejetant en arrière-plan la question purement<br />
littéraire. On peut me rétorquer que le purement littéraire<br />
n’existe pas, et que toute littérature est empreinte d’une culture.<br />
C’est vrai. Mais le problème survient quand ce bagage culturel<br />
devient plus important que le texte lui-même. On semble chercher<br />
dans ces écrits des sortes de preuves, de confirmations, au<br />
sujet d’une couleur de peau, d’un pays, d’une origine, comme<br />
si c’étaient des clefs ultimes, absolues. Avec de tels jugements<br />
préformés, on lit toujours d’une certaine manière, avec ces<br />
attentes-là. Ou alors on ne lit pas, sous prétexte que c’est un<br />
auteur africain, et qu’il doit forcément parler de tel sujet qui, a<br />
priori, ne nous intéresse pas. Ces préjugés produisent le même<br />
résultat : s’éloigner du texte, se concentrer sur des choses anecdotiques<br />
autour de lui.<br />
Ce regard enferme l’autre. On les somme<br />
d’être africains mais pas trop, écrivez-vous.<br />
Il faut qu’ils soient africains pour l’exotisme, mais pas trop,<br />
sinon on ne les comprend pas. Il faut toujours que l’autre soit à<br />
bonne distance de ce que l’on considère être le bien, quand on se<br />
pense dans une position centrale. Dans ces critiques littéraires,<br />
il y a une chosification, une objectivation politique : un individu<br />
qui raconte une histoire, grâce à son génie, est toujours ramené<br />
à de grandes catégories par lesquelles on pense pouvoir interpréter<br />
la littérature africaine. Ça ressemble à un regard colonial,<br />
en effet. Favorable ou défavorable, cette presse pèche, car elle<br />
ne le considère toujours pas comme un auteur, mais comme le<br />
porte-parole de quelque chose, d’une couleur de peau. Elle le<br />
voit et le juge à travers son africanité, ce qui l’éloigne de son<br />
travail littéraire.<br />
Est-ce encore le cas aujourd’hui ?<br />
Je serais bien ironique, voire complètement gonflé de<br />
l’affirmer, car la réception de mon livre est vraiment différente.<br />
« Je suis très attentif<br />
à ce qui se passe<br />
au Sénégal. J’aimerais<br />
pouvoir participer<br />
davantage à la vie<br />
du pays, comme<br />
artiste mais aussi<br />
comme citoyen. »<br />
J’ai l’impression que l’on s’intéresse réellement à mon texte.<br />
Mais c’est aussi parce qu’il met en garde contre ça. C’est toute<br />
la perversité de ce roman… ou tout son piège : une fois lu, on<br />
ne peut plus le recevoir d’une certaine manière, se laisser aller<br />
à une facilité. Car par une mise en abîme, il ne cesse de marteler<br />
que c’est le texte et la lecture qui comptent. Je pense donc<br />
être sauvé pour ce livre-là, mais ces choses arrivent encore,<br />
sporadiquement. À mon avis, chaque auteur africain peut vous<br />
raconter une anecdote où il a été perçu à travers son africanité.<br />
Ça peut venir d’un mouvement bienveillant, d’une admiration.<br />
Le malentendu dans ce cas est de ne pas voir ces auteurs comme<br />
des écrivains à part entière, mais comme des sortes d’anthropologues,<br />
des porte-parole politiques… Toutefois, c’est en train<br />
de changer. Et si mon livre peut également faire réfléchir sur le<br />
regard que l’on porte sur l’autre, j’en serai heureux.<br />
Le roman fait la part belle aux mondes invisibles,<br />
au surnaturel. C’est important pour vous ?<br />
La question de l’invisible et du surnaturel se pose de façon<br />
très naturelle pour moi, et pas seulement parce que je viens<br />
d’une culture où ils font partie du quotidien. Tout n’est pas<br />
réductible, explicable par des faits, des effets mécaniques, par<br />
la philosophie mécaniste. Ne serait-ce que la mort : le souvenir<br />
des défunts, la pensée envers eux, l’idée qu’ils ne nous quittent<br />
jamais, même si on ne croit pas en l’immortalité, c’est extraordinaire.<br />
Ils meurent, mais ne disparaissent pas. On porte donc<br />
toujours une part d’invisible en nous, de surnaturel. On ne vit<br />
pas que dans des effets visibles et objectivables. La seule pensée<br />
des morts, des souvenirs de ces invisibles, le fait qu’ils vivent<br />
avec nous, même si c’est une vie intérieure, ouvre, pour moi,<br />
un champ dans ce que l’on nomme le réel. Quelque chose de<br />
plus profond, une ombre liée, attachée à notre vie, s’exprime<br />
de différentes manières dans notre quotidien. Il était important<br />
92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
DR<br />
de lui donner une place dans le roman. Et puis,<br />
c’est toujours intéressant de mêler des épisodes<br />
de troubles dans le cours de la narration, pour<br />
rompre une rationalité trop forte. C’est une<br />
aventure purement littéraire, romanesque de<br />
les introduire.<br />
Dans votre livre, vous dites que c’est<br />
nous qui hantons, sans jamais leur laisser<br />
de repos, ceux qui nous ont précédés.<br />
N’est-ce pas nous qui refusons de laisser<br />
partir nos morts ? On les garde avec nous,<br />
on ne veut pas qu’ils disparaissent, qu’ils<br />
retournent à un néant absolu. Nous sommes<br />
des fantômes de fantômes. Nous allons toujours<br />
hanter le passé, et non l’inverse. Nous<br />
y retournons dès que nous pouvons, pour<br />
chercher quelque chose. Nous sommes travaillés<br />
par lui, non par nostalgie, mais parce<br />
que les disparus font partie intégrante de<br />
notre vie intérieure.<br />
Cet écrivain, T.C. Elimane, est accusé<br />
de plagiat. Cela vous intéressait<br />
pour donner une lecture différente,<br />
personnelle, de l’histoire de Yambo<br />
Ouologuem. Mais aussi pour rappeler<br />
qu’un auteur n’écrit jamais à partir de rien, et souligner ce<br />
lien quasi organique avec ses lectures ?<br />
C’est également une réflexion sur la lit térature comme la<br />
suite d’un long texte, ou d’un texte sans cesse repris, réécrit<br />
plus ou moins habilement. Non seulement, on rédige à partir de<br />
ses lectures, d’une généalogie littéraire, mais aussi avec. Donc<br />
la question du plagiat doit être posée. Évidemment, le plagiat<br />
littéral et le vol existent. Mais il faut aussi pouvoir dire qu’aucun<br />
auteur, comme vous le dites, n’écrit à partir de rien. C’est<br />
pourquoi je défends la notion de singularité plutôt que celle<br />
d’originalité. Il s’agit de raconter une chose déjà dite, mais tenter<br />
de l’exprimer autrement, pas seulement d’un point de vue<br />
formel, mais également existentiel, philosophique. Cette variation<br />
autour d’une parole qui serait plus longue, plus ancienne,<br />
presque éternelle, me semble intéressante. J’ai la prétention de<br />
revendiquer une singularité, non pas une originalité, et je paie<br />
mes dettes dès que je peux à tous les écrivains qui m’ont guidé.<br />
Dans ce roman, j’indique clairement une généalogie littéraire,<br />
distillée çà et là, aussi par jeu. Des phrases, des expressions plus<br />
ou moins transparentes ou réécrites sont directement des clins<br />
d’œil, des références à des auteurs qui me sont chers. Certaines<br />
sont remarquables, d’autres, absolument indétectables.<br />
Écrire, ne pas écrire, c’est aussi votre dilemme ?<br />
Oui. C’est une question existentielle profonde, shakespearienne,<br />
sur le sens de l’engagement littéraire aujourd’hui : que<br />
faut-il écrire à la suite des aînés, des anciens ? Ou ne pas écrire,<br />
parce qu’on n’est pas à la hauteur, qu’on n’a pas grand-chose<br />
Bibliographie sélective<br />
◗ La Plus Secrète<br />
Mémoire des hommes,<br />
éditions Philippe<br />
Rey/Jimsaan, 2021.<br />
◗ De Purs hommes,<br />
Philippe Rey/Jimsaan,<br />
2018.<br />
◗ Silence du chœur,<br />
Présence africaine, 2017.<br />
◗ Terre ceinte,<br />
Présence africaine, 2015.<br />
à dire ? C’est une manière d’oser<br />
le geste de la rédaction, de le<br />
voir comme un acte sérieux qui<br />
engage des implications profondes.<br />
Il faut aussi pouvoir en<br />
rire. Écrire, ne pas écrire, est une<br />
grande question. Quand on se la<br />
répète, elle devient risible, telle l’obsession d’un écrivain coupé<br />
du monde. La littérature doit être en mesure de s’amuser d’ellemême.<br />
Ainsi, elle peut continuer à résister sans être écrasée par<br />
sa propre histoire, son propre poids.<br />
Les questionnements de Diégane sur le rôle<br />
de la littérature face à la souffrance sociale<br />
et à la politique vous habitent-ils ?<br />
Bien sûr. Comme je n’y vis pas, je suis très attentif à ce qui se<br />
passe au Sénégal. J’aimerais pouvoir participer davantage à la<br />
vie du pays, comme artiste mais aussi comme citoyen. Parce que<br />
je suis loin, que j’écris et suis publié en France – même si c’est<br />
une coédition et que le roman circule au Sénégal –, je suis hanté<br />
par ces questions : est-ce que je pourrais faire plus, écrire plus,<br />
est-ce qu’on attend plus de moi ? En mars dernier, lors des soulèvements<br />
faisant suite aux événements politiques [l’arrestation<br />
d’Ousmane Sonko, l’un des principaux opposants au président<br />
Macky Sall, a provoqué un soulèvement populaire au Sénégal,<br />
ndlr], on m’a beaucoup sollicité pour des prises de position, des<br />
tribunes. En tant qu’écrivain relativement reconnu, on estimait<br />
que j’avais des choses à dire, à écrire et que je devais m’exprimer.<br />
Dois-je m’engager davantage, et si oui, comment ? Par mes<br />
livres ou des actions plus concrètes ? La place des écrivains, et<br />
singulièrement des auteurs africains installés en Europe vis-àvis<br />
de leur pays d’origine, ainsi que les questions politiques et<br />
sociales me travaillent. Si je devais rester fidèle à l’image de<br />
l’écrivain « pur », seul dans sa tour, dans son travail du langage,<br />
cela soulèverait aussi des interrogations. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 93
PORTFOLIO<br />
Samuel Fosso<br />
Des autoportraits<br />
et des miroirs<br />
présenté par Luisa Nannipieri<br />
Ses premiers autoportraits, l’artiste<br />
franco-camerounais les a tirés dans<br />
le studio qu’il avait ouvert, encore<br />
adolescent, en République centrafricaine.<br />
Qui aurait imaginé que ces clichés, pris<br />
pour terminer les pellicules de ses clients<br />
et se mettre joyeusement en scène, lui auraient<br />
permis de remporter, en 1994, le premier prix des<br />
Rencontres de Bamako ? Aujourd’hui artiste global<br />
incontournable, il est considéré comme l’un des<br />
principaux représentants de la photographie de studio<br />
africaine, qu’il a contribué à réinventer. Il fait l’objet<br />
d’une rétrospective majeure à la Maison européenne<br />
de la photographie, à Paris, du 10 novembre 2021<br />
au 13 mars 2022. L’exposition regroupe son travail des<br />
années 1970 à nos jours et propose des séries inédites.<br />
Ses œuvres dévoilent des univers multiples qui se<br />
télescopent : performances, chatoyants échos à la mode<br />
occidentale, exil, mémoire d’un monde postcolonial<br />
marqué par l’impérialisme culturel… Les portraits<br />
et autoportraits de Samuel Fosso restent une œuvre<br />
unique, africaine et universelle. ■ mep-fr.org<br />
Série « Tati », La Femme américaine libérée des années 70 • 1997<br />
Parmi ses séries les plus connues, « Tati » naît d’une commande<br />
de la célèbre enseigne française à l’occasion de ses 50 ans.<br />
Pour la première fois, Fosso travaille avec une équipe aguerrie pour mettre<br />
en scène des personnages stéréotypés, inspirés par les représentations<br />
occidentales : la femme américaine libérée, le golfeur ou encore le rockeur.<br />
S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />
94
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 95
PORTFOLIO<br />
Série « 70’s Lifestyle » • 1975-1978<br />
Dans son premier studio, ouvert à Bangui à 13 ans, Samuel Fosso<br />
découvre les autoportraits. Pour la plupart en noir et blanc,<br />
ils s’inspirent largement du style et des poses des jeunes<br />
Afro-Américains dans les magazines de pop culture, ou du chanteur<br />
nigérian Prince Nico Mbarga, très populaire en Afrique de l’Ouest.<br />
S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY<br />
JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />
96 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Série « Emperor of Africa » • 2013<br />
Reprenant les codes de l’iconographie officielle, l’artiste<br />
se photographie en Mao Zedong dans cette série irrévérente,<br />
qui dénonce en creux le pouvoir qu’exerce la Chine sur<br />
le continent via l’exploitation de ses richesses naturelles.<br />
Série « Black Pope » • 2017<br />
Critique de l’institution ecclésiastique<br />
et références à l’art contemporain (La Nona Ora,<br />
de Maurizio Cattelan) se mélangent dans cette<br />
série où le photographe incarne un pape noir<br />
et explore les questions de pouvoir, de foi<br />
et de colonialisme au cœur de l’Église.<br />
S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS (3)<br />
Série « African Spirits » • 2008<br />
Martin Luther King (ci-contre), Malcolm X, Angela<br />
Davis, Patrice Lumumba ou encore Mohamed Ali…<br />
Avec cette série iconique, Fosso met en scène des portraits<br />
cultes pour « rendre hommage à ceux qui ont fait<br />
[sa] liberté », tout en explorant la question de l’identité.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 97
PORTFOLIO<br />
S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />
98 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Série<br />
« Allonzenfans »<br />
• 2013<br />
Dans cette série, réalisée<br />
après « African Spirits »<br />
et en même temps<br />
que « Emperor of Africa »,<br />
l’artiste incarne<br />
des tirailleurs africains,<br />
ces soldats qui ont servi<br />
dans l’armée française<br />
durant les deux guerres<br />
mondiales, puis ont été<br />
oubliés en Occident et<br />
regardés avec ambivalence<br />
sur le continent.<br />
S<strong>AM</strong>UEL FOSSO / COURTESY JEAN-MARC PATRAS/PARIS<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 99
LE DOCUMENT<br />
Numérique, l’envers<br />
bien réel du décor<br />
Dans un monde où tout n’est (presque) plus que digital,<br />
le journaliste Guillaume Pitron a enquêté durant près<br />
de deux ans sur les CONSÉQUENCES PHYSIQUES<br />
du virtuel et les coûts financiers et environnementaux<br />
de cette révolution du xxi e siècle. par Zyad Limam<br />
Un like, un message, un scroll,<br />
un thread, une visite sur<br />
Instagram ou sur Facebook,<br />
un call sur WhatsApp, un petit<br />
plaisir sur Snapchat, ou<br />
Tinder, une visioconférence<br />
avec un client… Tout cela<br />
semble appartenir à un univers immatériel, digital,<br />
à quelque chose qui se passe dans un univers parallèle,<br />
incompréhensible et lointain. Pourtant, ce monde<br />
dématérialisé du numérique, ce village global lié à<br />
Internet, devenu indispensable à la vie moderne, à la<br />
communication, au commerce, aux échanges, recouvre<br />
une réalité bien tangible. Le monde numérique est<br />
en passe de devenir la plus vaste infrastructure édifiée<br />
par l’homme, avec ces câbles sous-marins, les antennes,<br />
les tuyaux, les fibres, les datacenters géants (sans parler<br />
des téléphones mobiles par centaines de millions)…<br />
Une infrastructure tentaculaire loin d’être neutre<br />
en matière de développement durable.<br />
Elle absorberait près de 10 % de la production<br />
électrique mondiale et représenterait près de 4 %<br />
des émissions de CO 2<br />
(tout comme le transport<br />
aérien). Un véritable défi environnemental, qui se<br />
démultipliera dans les années à venir. À l’horizon 2030,<br />
la totalité de l’humanité devrait être connectée au<br />
World Wide Web (la toile d’araignée mondiale).<br />
Journaliste, Guillaume Pitron a enquêté durant<br />
deux ans, aux quatre coins de la planète. Il décortique<br />
les enjeux de cet « enfer numérique » en faisant<br />
L’ENFER NUMÉRIQUE :<br />
VOYAGE AU BOUT D’UN LIKE,<br />
de Guillaume Pitron, éditions<br />
Les Liens qui libèrent, 352 pages, 21 €.<br />
intervenir une multitude de témoins et d’acteurs.<br />
Un voyage bien réel dans le monde dit virtuel.<br />
Le précédent ouvrage de cet ancien collaborateur<br />
d’Afrique Magazine, La Guerre des métaux rares :<br />
La Face cachée de la transition énergétique et numérique,<br />
a été traduit dans une douzaine de langues et<br />
décliné en documentaire sur la chaîne Arte. ■<br />
DR<br />
100 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Extraits<br />
De la zénitude des smartphones<br />
Un smartphone classique contient dorénavant<br />
deux caméras, trois micros, un capteur de gestes infrarouge,<br />
un détecteur de proximité, un magnétomètre, sans oublier de<br />
multiples antennes GPS, WiFi, 4G et Bluetooth… À quel coût<br />
matériel fabrique-t-on ces prodigieux objets ? Pour le savoir,<br />
allez donc déambuler dans un vide-grenier. Vous tomberez<br />
certainement sur un vieux téléphone des années 1960<br />
flanqué de son cadran circulaire : à l’époque, sa fabrication<br />
nécessitait tout au plus une dizaine de matières premières,<br />
telles que de l’aluminium ou du zinc. Vous exhumerez<br />
également les épais téléphones des années 1990 : plus évolués,<br />
ils contenaient alors 19 ressources supplémentaires telles<br />
que du cuivre, du cobalt ou encore du plomb.<br />
Comparez-les maintenant à un smartphone actuel :<br />
son format bien plus réduit est trompeur, car il contient<br />
en réalité davantage de matières premières telles que<br />
l’or, le lithium, le magnésium, le silicium, le brome… plus<br />
d’une cinquantaine en tout ! Celles-ci sont utilisées pour<br />
concevoir la batterie, la coque, l’écran ainsi que l’ensemble<br />
de l’électronique des mobiles, et tout ce qui vise à les concevoir<br />
plus conviviaux et faciles à manipuler. Prenons l’exemple<br />
du néodyme : cet obscur métal fait vibrer votre appareil<br />
lorsqu’il est réglé sur le mode adéquat. L’écran contient<br />
également quelques traces d’indium, un oxyde (une poudre)<br />
qui a rendu nos écrans tactiles. Bref, nous transportons<br />
au quotidien souvent moins d’un gramme de chacune de<br />
ces ressources dont nous ignorons l’existence et l’utilité,<br />
et qui, pourtant, ont largement suffi à bouleverser nos vies.<br />
Internet induit également tous les réseaux<br />
de télécommunication (câbles, routeurs, bornes WiFi)<br />
et les centres de stockage de données, les fameux datacenters,<br />
qui permettent aux objets connectés de communiquer<br />
entre eux – une gigantesque infrastructure qui siphonne<br />
une part croissante des ressources terrestres : 12,5 % de la<br />
production mondiale de cuivre et 7 % de celle de l’aluminium<br />
(tous deux des métaux abondants) sont destinées aux TIC.<br />
De même, ces dernières fonctionnent grâce à des petits<br />
métaux aux exceptionnelles propriétés chimiques, et<br />
que l’on retrouve dans les écrans plats, les condensateurs,<br />
les disques durs, les circuits intégrés, les fibres optiques<br />
ou encore les semi-conducteurs. Le numérique engloutit une<br />
large part de la production mondiale de ces métaux : 15 %<br />
du palladium, 23 % de l’argent, 40 % du tantale, 41 % de<br />
l’antimoine, 42 % du béryllium, 66 % du ruthénium, 70 %<br />
du gallium, 87 % du germanium, et même 88 % du terbium.<br />
Quant à assembler ces ressources dans un smartphone<br />
tenant dans la paume d’une main, c’est devenu une ingénierie<br />
d’une folle complexité, notoirement énergivore… Résultat :<br />
sa seule fabrication est responsable de près de la moitié<br />
de l’empreinte environnementale et de 80 % de l’ensemble<br />
de sa dépense énergétique durant son cycle de vie.<br />
***<br />
Enquête sur le nuage<br />
Quel que soit l’usage que nous fassions de notre<br />
smartphone, celui-ci est relié à un datacenter. Lorsque<br />
nous réservons un billet d’avion, commandons une pizza<br />
ou appelons un ami, notre interface ne communique pas<br />
directement avec celle d’EasyJet, de Pizza Hut ou de Pierre…<br />
Entre les deux terminaux, il existe un point d’interconnexion,<br />
c’est-à-dire un lieu de transit, de stockage et de traitement<br />
de l’information, que celle-ci emprunte pour en repartir<br />
immédiatement (une conversation téléphonique), ou pour<br />
y être conservée et analysée (la commande d’une pizza<br />
aux pepperoni). Nos photos postées sur Instagram, vidéos<br />
Facebook et messages WhatsApp ne se trouvent donc pas<br />
seulement dans notre téléphone ; ils sont conservés dans<br />
ces points d’interconnexion, et plus précisément dans des<br />
« serveurs » (ordinateurs) avec lesquels nous communiquons<br />
lorsque nous surfons sur Internet.<br />
(…)<br />
Pendant longtemps, toutes les entreprises stockaient<br />
leurs données à demeure, dans des « locaux techniques »<br />
exilés au fond d’un placard à balais ou dans les W.C.<br />
Aujourd’hui encore, les plus grosses firmes du monde<br />
(Google, Facebook, Apple) gèrent elles-mêmes leurs propres<br />
serveurs dans des espaces privatisés. Mais pour des raisons<br />
de coût et de sécurité, un nombre croissant d’entreprises<br />
préfèrent confier la gestion de leurs serveurs à des groupes<br />
spécialisés tels qu’Equinix, Interxion, EdgeConneX,<br />
CyrusOne, Alibaba Cloud ou Amazon Web Service…<br />
En bons « hébergeurs », ces derniers accueillent les données<br />
de leurs clients dans des datacenters de « colocation »,<br />
autrement dit des « hôtels pour serveurs » reliés à Internet.<br />
L’ensemble de ces installations constitue le « nuage », un<br />
service externalisé de stockage de data, accessible depuis<br />
n’importe quelle interface, tellement populaire qu’un tiers<br />
des données produites aujourd’hui dans le monde transite<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 101
LE DOCUMENT<br />
par lui. « Chaque jour de votre vie, pour vos besoins les plus<br />
banals, vous êtes susceptible de mobiliser une centaine de<br />
datacenters éparpillés dans dix pays différents », explique<br />
Fredrik Kallioniemi, directeur commercial de l’hébergeur<br />
de données Hydro66.<br />
***<br />
La bataille du Grand Nord<br />
Le nouvel impératif de souveraineté digitale dont<br />
se réclame un nombre croissant d’États pourrait bousculer<br />
la géographie du cloud. De nombreuses capitales entendent<br />
en effet mieux maîtriser leurs flux informatiques… Au point<br />
qu’un nouveau paradigme de puissance consiste moins,<br />
aujourd’hui, à étendre ses positions à travers le vaste monde<br />
qu’à les consolider chez soi ! Depuis 2015, la Russie impose<br />
ainsi la localisation des données personnelles de ses citoyens<br />
sur son territoire. Le projet européen d’infrastructures<br />
de données Gaia-X vise également à enraciner un cloud<br />
souverain sur le Vieux Continent, sans recours aux services<br />
proposés par les plateformes américaines.<br />
Le même défi se pose à l’Afrique, « qui concentre 17 %<br />
de la population mondiale, mais où ne se trouve que 1 %<br />
des données produites dans le monde », note un expert de<br />
Cap Ingelec. Des hubs se positionnent à travers le continent,<br />
tels que Johannesburg, Dakar, Accra ou encore Casablanca,<br />
où nous nous rendons durant l’hiver 2020. « La position<br />
stratégique du Maroc, à cheval entre l’Europe et l’Afrique<br />
subsaharienne, permettrait aux entreprises européennes<br />
d’y stocker les données de leur clientèle africaine et de<br />
gagner quelques millisecondes de latence », veut croire un<br />
collègue de la même entreprise. Voilà que ressurgit l’impératif<br />
de vitesse… De nombreux spécialistes des datacenters<br />
pensent en effet que l’éloignement géographique des données<br />
réfugiées près des pôles rendra leur temps de transfert<br />
difficilement acceptable pour l’écosystème Internet. Aux<br />
côtés des infrastructures hyperscale, l’avenir serait donc<br />
au edge, un réseau de microdatacenters éparpillés au plus<br />
proche des utilisateurs… Des « circuits informatiques courts »,<br />
en quelque sorte, qui présenteraient également l’avantage<br />
de diminuer la consommation énergétique du transfert<br />
des données, réputée plus lourde que leur stockage.<br />
***<br />
Quand les robots pollueront<br />
davantage que les humains<br />
Robots collaboratifs, voitures autonomes, appareils<br />
communicants, habitations intelligentes, infrastructures<br />
connectées, supply chains (gestion de la chaîne logistique)<br />
digitales, clones numériques… la 5G signe l’affranchissement<br />
progressif de milliards d’objets et autres machines appelés<br />
à cohabiter avec, mais aussi indépendamment des humains.<br />
Après tout, c’est le sens de l’histoire : au début du XX e siècle,<br />
les hommes parlaient à d’autres hommes ; puis ils se mirent<br />
à parler aux machines ; lesquelles leur parlèrent en retour.<br />
Avec la 5G, un nombre croissant de machines peuvent<br />
parler entre elles, sans que nous ayons le moindre besoin<br />
d’intervenir. Certes, ces dernières sont mises au service<br />
de Sapiens… Mais Internet modèle un monde où l’activité<br />
humaine stricto sensu n’est plus la seule à animer l’univers<br />
numérique. « Les ordinateurs et objets communiquent<br />
entre eux sans intervention humaine. La production<br />
de données n’est plus cantonnée à une action de notre<br />
part », confirme Mike Hazas, professeur à l’université de<br />
Lancaster. Ce phénomène génère bien entendu un impact<br />
environnemental… sans que nous soyons capables de<br />
le calculer, voire même de le contrôler. Une question<br />
dérangeante se pose dès lors : en fait d’activité numérique,<br />
les robots pourraient-ils laisser un jour une trace écologique<br />
plus profonde encore que celle des hommes ?<br />
La question est des plus sérieuses, quand on sait que<br />
nos actions représenteraient moins de 60 % de l’activité<br />
globale mesurée sur Internet, le reste étant « une attention<br />
factice, produite par des robots ou par des humains dont c’est<br />
le métier », relève l’auteur d’un ouvrage consacré à l’économie<br />
de l’attention. Internet est en effet un champ de bataille<br />
où des « trolls », « botnets » et autres « spambots » – souvent<br />
automatisés – sont engagés pour envoyer des courriers<br />
indésirables, amplifier des rumeurs sur les réseaux sociaux<br />
ou exagérer la popularité de certaines vidéos. En 2018,<br />
YouTube a même dû déployer des outils qui détectent les vues<br />
de vidéos considérées comme « frauduleuses ». L’Internet des<br />
objets accélère bien entendu cette activité non humaine : en<br />
2023, les connexions entre machines (on parle aussi de M2M<br />
pour machine to machine), tirées en particulier par les maisons<br />
connectées et les voitures intelligentes, devraient totaliser<br />
la moitié des connexions sur le Web. Quant aux données,<br />
le non-humain s’est déjà mis à en produire davantage<br />
que l’humain, et ce depuis l’année 2012…<br />
(…)<br />
102 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Bref, « les dynamiques sous-jacentes à l’augmentation<br />
de la production de data sont en train de devenir moins liées<br />
à l’attention des individus et au temps de consommation de<br />
contenus », explique le professeur Mike Hazas. Les GAF<strong>AM</strong><br />
peuvent donc bien œuvrer à ce que toujours plus d’individus<br />
passent toujours plus de temps sur le Net… L’irruption des<br />
ordinateurs, algorithmes et autres objets communicants dans<br />
la vie du Web fait voler en éclats les limites physiologiques de<br />
l’activité humaine sur Internet. Nous basculons d’un réseau<br />
utilisé par et pour les hommes à un Internet exploité par,<br />
voire pour les machines. Et dans ce cas, conclut Mike Hazas,<br />
« le plafond [de la production de données] est sans limites ».<br />
dans ce qu’il convient d’appeler « la soute du Net. Le parallèle<br />
avec les égouts est intéressant… Ce n’est pas très glamour,<br />
pas très visible et pourtant indispensable », explique un<br />
professionnel des télécommunications. Voici de fins tuyaux<br />
de métal, enveloppés dans du polyéthylène (plastique),<br />
renfermant en leur cœur des paires de fibre optique,<br />
c’est-à-dire des fils de verre, dans lesquels transite,<br />
à environ 200 000 kilomètres par seconde, l’information<br />
codée sous forme de pulsations de lumière.<br />
(…)<br />
SHUTTERSTOCK<br />
***<br />
Vingt mille tentacules<br />
sous les mers<br />
Internet est un gigantesque réseau<br />
amphibie : près de 99 % du trafic mondial<br />
de données transite aujourd’hui, non par<br />
les airs, mais via des courroies déployées<br />
sous terre et au fond des mers. Nos<br />
données de géolocalisation et autres<br />
réunions Zoom ne laissent donc pas<br />
seulement des traces dans les mines de<br />
l’Heilongjiang, les fleuves scandinaves<br />
et le ciel taïwanais… Elles sillonnent<br />
dorénavant les abysses, fréquentent<br />
les détroits et circulent dans les deltas.<br />
Chaque jour qui passe, nous sollicitons<br />
des centaines de câbles, éparpillés<br />
sur des milliers de kilomètres. Pourtant, nous restons très<br />
majoritairement persuadés que nos appels, photos et vidéos<br />
volent au-dessus de nos têtes… Peut-être parce que nos<br />
actions numériques sont d’abord relayées par des antennes<br />
(3G, 4G, 5G), avant que celles-ci répercutent les données aux<br />
réseaux filaires. Et puis parce qu’« une fusée au décollage,<br />
c’est plus impressionnant qu’un bateau qui fume ! », convient<br />
Olivier Ségalard. Et enfin parce que, dans les années 1970,<br />
câbles et satellites se trouvaient en compétition pour<br />
capter le trafic de données encore balbutiant. « Il y avait<br />
alors un débat sur laquelle des technologies l’emporterait<br />
sur l’autre », se remémore un ancien ingénieur des câbles<br />
de télécommunication.<br />
Mais ça, c’était avant que vous lisiez ce livre, avant que<br />
le big data s’en mêle… Au vu de leur formidable capacité<br />
de transmission et de leurs coûts compétitifs, les autoroutes<br />
de la mer allaient l’emporter sur le spatial. Pour prendre<br />
la pleine mesure de cette infrastructure, descendons<br />
Environ 450 tentacules « allumés » tapisseraient désormais<br />
le fond des océans, totalisant 1,2 million de kilomètres,<br />
soit trente fois la circonférence de la Terre. L’épine dorsale<br />
du Net prospère surtout sous l’eau : certes, la pose d’un câble<br />
sous-marin peut coûter des centaines de millions d’euros,<br />
mais cela reste dix fois moins onéreux que de creuser<br />
des tranchées sur la terre ferme.<br />
(…)<br />
À l’heure où ces lignes sont écrites, des dizaines<br />
de tuyaux sont ainsi en train d’être posés au fond des<br />
océans et, à ce rythme, on pourrait en recenser un millier<br />
en fonctionnement à l’horizon 2030. D’où ce paradoxe<br />
que ne manque pas de soulever la conservatrice du Science<br />
Museum de Londres, « Les gens croient que nous vivons<br />
dans un “monde sans fil”. Mais en fin de compte, nous<br />
sommes aujourd’hui davantage reliés les uns aux autres<br />
par des fils que nous ne l’avons jamais été ! » ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 103
BUSINESS<br />
Paps,<br />
l’ambitieuse<br />
sénégalaise<br />
Cameroun<br />
Un nouveau site<br />
pour Prometal<br />
L’expansion<br />
des zones économiques<br />
spéciales<br />
La République<br />
du Congo<br />
jongle pour éviter<br />
la faillite<br />
Le numérique<br />
donne un nouvel<br />
élan au cinéma<br />
Le retour des géants<br />
de l’Internet<br />
La croissance économique revenue, les GAF<strong>AM</strong> américains renouent<br />
avec une stratégie offensive en Afrique. Google ouvre le bal avec un investissement<br />
de 1 milliard de dollars sur cinq ans. par Jean-Michel Meyer<br />
Pluie de dollars. Sundar Pichai,<br />
le président-directeur général<br />
d’Alphabet et de sa filiale<br />
Google, a relancé la course<br />
des Big Tech américaines, dans la<br />
conquête du continent. « Nous prévoyons<br />
d’investir 1 milliard de dollars en<br />
Afrique sur cinq ans. Cette somme<br />
couvrira une série d’initiatives, allant<br />
de l’amélioration de la connectivité<br />
à l’investissement dans les start-up »,<br />
a-t-il indiqué, le 6 octobre 2021,<br />
lors d’une visioconférence enregistrée.<br />
« Trois cents millions d’Africains<br />
se connecteront à Internet dans les<br />
cinq ans », a-t-il dit en ayant à l’esprit<br />
les prévisions d’un rapport de 2020,<br />
réalisé par Google et la Société<br />
financière internationale. Ce document<br />
estime que d’ici à 2025, les activités<br />
générées par Internet pourraient<br />
contribuer à hauteur de 180 milliards<br />
de dollars à l’économie africaine<br />
(5,2 % du produit intérieur brut [PIB]<br />
continental) et s’envoler à 712 milliards<br />
de dollars (8,5 %) d’ici à 2050. Afin<br />
d’atteindre ces résultats, il faudra<br />
« des investissements importants dans<br />
les infrastructures », précise cet écrit.<br />
Message entendu. L’offensive<br />
du géant californien doit « accompagner<br />
la transformation digitale du<br />
continent ». Google finance le câble<br />
Internet sous-marin (la fibre optique)<br />
Equiano. Parti d’Europe pour être relié<br />
à l’Afrique fin 2022, il passera par<br />
le Nigeria, la Namibie et l’Afrique du<br />
Sud. « Le câble, affirme Sundar Pichai,<br />
permettra des connexions 20 fois plus<br />
rapides et diminuera le prix de l’accès<br />
à Internet de 21 %. Et entre 2022<br />
et 2025, il devrait créer indirectement<br />
plus de 1,6 million d’emplois au<br />
Nigeria et en Afrique du Sud, grâce<br />
à l’expansion de l’économie numérique<br />
et de ses secteurs périphériques. »<br />
En collaboration avec les opérateurs<br />
de téléphonie, le groupe contribue<br />
à la commercialisation de smartphones<br />
Android de qualité, accessibles au<br />
pouvoir d’achat des Africains. Il s’est<br />
associé au Kényan Safaricom et étendra<br />
ses partenariats avec Airtel, M-Kopa,<br />
MTN Group, Orange, Transsion<br />
Holdings ou Vodacom. Google veut<br />
soutenir les entreprises dans leur<br />
transformation numérique. Avec l’ONG<br />
américaine Kiva de microcrédits,<br />
il débloque 10 millions de dollars<br />
pour accorder des prêts à faible taux<br />
d’intérêt aux PME, principalement<br />
au Ghana, au Kenya, au Nigeria et en<br />
Afrique du Sud. Pour booster la création<br />
d’entreprises technologiques, la firme<br />
lance un fonds d’investissement de<br />
50 millions de dollars dédié aux<br />
104 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Selon le patron<br />
de l’entreprise<br />
californienne,<br />
Sundar Pichai,<br />
« le câble devrait<br />
créer plus<br />
de 1,6 million<br />
d’emplois au<br />
Nigeria et en<br />
Afrique du Sud,<br />
grâce à l’expansion<br />
de l’économie<br />
numérique ».<br />
ALBERT FACELLY/DIVERGENCE<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 105
BUSINESS<br />
start-up africaines. À travers le Black<br />
Founders Fund, qui fait partie d’un<br />
engagement de 175 millions de dollars<br />
en faveur d’entrepreneurs noirs, le<br />
géant du Net accompagnera 50 start-up,<br />
dont AC Group et Bongalo (Rwanda),<br />
Infiuss Health (Cameroun) et Paps<br />
(Côte d’Ivoire). Basées dans neuf pays,<br />
elles emploient 1 053 salariés et gagnent<br />
un revenu total mensuel de 3,3 millions<br />
de dollars. « Les jeunes développeurs<br />
africains et fondateurs de start-up<br />
sont les mieux placés pour résoudre<br />
les plus gros problèmes du continent »,<br />
a relevé Nitin Gajria, directeur<br />
général de Google sur le continent.<br />
Le groupe mobilise 40 millions<br />
de dollars pour soutenir les structures<br />
qui « s’efforcent d’améliorer la vie<br />
en Afrique », selon Sundar Pichai.<br />
Comme l’équipe du projet AirQo – de<br />
l’université Makerere (Ouganda) – qui<br />
utilise l’intelligence artificielle et des<br />
capteurs pour surveiller la qualité de<br />
l’air à Kampala, « une cause majeure<br />
de décès prématurés ». Elle bénéficie<br />
d’une subvention de 3 millions de<br />
dollars pour étendre ce travail dans<br />
dix villes de cinq pays du continent.<br />
Avec cet investissement, Google<br />
marque des points face à ses<br />
concurrents. Mais Facebook n’est pas<br />
loin. Ayant le même objectif de réduire<br />
les prix d’usage d’Internet<br />
et de renforcer les<br />
infrastructures haut débit<br />
pour toucher de nouveaux<br />
usagers, la firme de Mark<br />
Zuckerberg déploie son<br />
câble sous-marin, 2Africa.<br />
Cet investissement,<br />
compris entre 800 millions<br />
et 1 milliard de dollars, doit tracer une<br />
boucle autour du continent d’ici 2023<br />
à 2024, en partant du Royaume-Uni<br />
pour finir en Espagne. Un consortium<br />
d’opérateurs (MTN Group, Orange,<br />
Vodafone, Telecom Egypt, China<br />
Mobile, Saudi Telecom Company,<br />
West Indian Ocean Cable Company)<br />
Ce qui intéresse<br />
Jack Dorsey,<br />
le créateur<br />
de Twitter, c’est<br />
le marché des<br />
cryptomonnaies.<br />
est impliqué afin de connecter 16 pays<br />
africains à la fibre optique : Sénégal,<br />
Côte d’Ivoire, Ghana, Gabon, Congo,<br />
Afrique du Sud, Madagascar, Djibouti…<br />
Présent dans 44 pays africains,<br />
Facebook s’associe, depuis 2016,<br />
à des acteurs locaux pour installer<br />
des réseaux de fibre optique en<br />
Afrique du Sud (Vast<br />
Network), en Ouganda<br />
(Bandwidth & Cloud<br />
Services Group et Airtel)<br />
ou au Nigeria, dans des<br />
zones rurales (MainOne).<br />
« Les bénéfices<br />
économiques pour<br />
l’Afrique subsaharienne<br />
découlant des initiatives de connectivité<br />
de Facebook pourraient ainsi<br />
dépasser les 50 milliards de dollars<br />
au cours des cinq prochaines années<br />
[2020-2024, ndlr] », a calculé en<br />
2020 le cabinet britannique spécialisé<br />
dans les télécoms Analysys Mason.<br />
En revanche, Microsoft apparaît<br />
La filiale d’Alphabet<br />
finance la fibre optique<br />
sous-marine Equiano,<br />
partie d’Europe pour<br />
être reliée à l’Afrique<br />
fin 2022.<br />
DR<br />
106 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
SHUTTERSTOCK - AL<strong>AM</strong>Y<br />
en retrait. Ainsi, sa dernière annonce<br />
remonte à 2019, avec un investissement<br />
de 100 millions de dollars dans<br />
les cinq ans pour créer un centre<br />
de développement technologique en<br />
Afrique, avec des sites au Kenya et au<br />
Nigeria. Toutefois, la firme bénéficie<br />
toujours du travail réalisé par son<br />
fondateur, Bill Gates, sur le continent.<br />
Pour sa part, Jack Dorsey,<br />
le créateur de Twitter, a chuté de<br />
son piédestal. Fin 2019, il annonçait<br />
sa venue en Afrique en 2020, mais<br />
le Covid-19 l’en a empêché. De plus,<br />
le réseau social – outil de contestation<br />
pour de nombreux jeunes – irrite<br />
les chefs d’État. Le président nigérian<br />
Muhammadu Buhari l’a ainsi suspendu<br />
pendant près de six mois. Mais ce qui<br />
intéresse Jack Dorsey, c’est le marché<br />
africain des cryptomonnaies. Lui,<br />
qui a aussi fondé la société de paiements<br />
électroniques Square et son service<br />
Cash App, a discrètement participé,<br />
en octobre dernier, à la levée de fonds<br />
de 15 millions de dollars de la start-up<br />
nigériane Yellow Card, une plate-forme<br />
d’échange de cryptomonnaies.<br />
À côté de ces géants, Uber, Visa,<br />
Mastercard, Salesforce se donnent<br />
aussi rendez-vous en Afrique. Ce tir<br />
groupé traduit la confrontation<br />
entre Washington et Pékin. Moins<br />
médiatisés, les Chinois sont présents<br />
en force, avec Alibaba ou le moteur<br />
de recherche Baidu. Leurs investisseurs<br />
en capital-risque auraient investi plus<br />
de 220 millions de dollars fin 2019 dans<br />
des start-up africaines, (PalmPay, Opay,<br />
etc.). Dans ce bras de fer, les Américains<br />
bénéficient d’un coup de pouce<br />
inespéré des autorités adverses ! Actif<br />
sur le continent, Jack Ma, l’inventeur<br />
d’Alibaba, s’est attiré les foudres<br />
de Pékin après avoir critiqué le système<br />
financier de son pays lors d’un discours,<br />
en 2020. Depuis, il s’est fait discret<br />
et n’a plus remis les pieds en Afrique ! ■<br />
LES CHIFFRES<br />
860 milliards<br />
de dollars,<br />
c’est le montant<br />
record en 2020<br />
de la dette des pays<br />
à faible revenu,<br />
en hausse de 12 %.<br />
1,4 MILLIARD DE DOLLARS<br />
ONT ÉTÉ LEVÉS<br />
PAR AFRICAN<br />
INFRASTRUCTURE<br />
INVESTMENT MANAGERS,<br />
LE GESTIONNAIRE<br />
SUD-AFRICAIN DE FONDS<br />
DE CAPITAL-INVESTISSEMENT<br />
AXÉ SUR LES INFRASTRUCTURES.<br />
2 à 3<br />
milliards<br />
d’euros,<br />
c’est l’estimation de la<br />
valorisation de Bolloré<br />
Africa Logistics qui<br />
est à vendre.<br />
500 MILLIONS<br />
DE DOLLARS,<br />
SOIT L’INVESTISSEMENT<br />
QUE VEUT RÉALISER<br />
LE LABORATOIRE<br />
<strong>AM</strong>ÉRICAIN MODERNA<br />
DANS LA CONSTRUCTION<br />
D’UNE USINE DE VACCINS<br />
ARN EN AFRIQUE.<br />
1,9 milliard<br />
de dollars en 2021<br />
et 1,5 milliard en 2022,<br />
ce sont les montants<br />
des pertes estimées<br />
des transporteurs<br />
aériens africains.<br />
19 000 milliards de francs CFA (29 milliards<br />
d’euros) seront mobilisés pour la mise<br />
en œuvre du deuxième Plan national<br />
de développement économique<br />
et social (PNDES-II) du Burkina Faso.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 107
BUSINESS<br />
Paps, l’ambitieuse sénégalaise<br />
La start-up fondée par Bamba Lô en 2016<br />
a développé une application de livraisons à domicile<br />
qu’elle entend exporter sur le continent.<br />
À<br />
l’occasion du sommet<br />
Afrique-France des 5 et<br />
6 octobre 2021, à Paris,<br />
Bamba Lô a gagné en visibilité en<br />
étant invité, lors d’une table ronde,<br />
à plancher sur le thème « Réinventer<br />
les infrastructures et la logistique à<br />
l’heure de la Zone de libre-échange<br />
continentale africaine (Zlecaf) ». Après<br />
avoir grandi en France, le patron<br />
sénégalais de 35 ans est revenu au<br />
pays pour décrocher un master à Sup L’entrepreneur vise l’international.<br />
de Co Dakar et fonder Paps (à l’origine<br />
Allô Papi), fin 2016, avec 2000 euros de 3 millions de livraisons, acheminées<br />
en poche. Sa start-up met à la disposition par plus de 300 livreurs, des salariés<br />
de ses clients (particuliers ou entreprises) fixes et des indépendants occasionnels<br />
une application mobile de livraisons payés à la mission. Pour se rémunérer,<br />
rapides géolocalisées (repas, billets d’avion, Paps, qui ne révèle pas ses revenus,<br />
objets oubliés…) permettant de suivre les facture la distance parcourue par ses<br />
coursiers en temps réel. Et l’entrepreneur livreurs ainsi qu’une commission de<br />
relève un défi logistique majeur : la gestion 10 % auprès des entreprises sur la valeur<br />
du dernier kilomètre. Aujourd’hui, Paps des produits apportés. Deux priorités<br />
emploie 65 salariés permanents sur deux aujourd’hui : se déployer à l’international<br />
sites à Dakar et un à Abidjan, où elle s’est (au Bénin et au Togo au premier<br />
implantée en juillet dernier. Entre 2020 semestre 2022, puis au Rwanda) et se<br />
et septembre 2021, elle a réalisé près lancer dans la livraison par drones. ■<br />
MAURITANIE : MATTEL À CÉDER<br />
Quatre prétendants pour la reprise de l’opérateur télécoms Mattel, numéro<br />
deux du marché mauritanien derrière Mauritel (filiale de Maroc Telecom).<br />
Lancé en 2000, Mattel appartient à Tunisie Telecom (51 %), le groupe BSA<br />
du milliardaire mauritanien Mohamed Bouamatou (24,5 %) et celui de Béchir Moulaye<br />
El Hassen (24,5 %). Un plan de redressement plus tard, Mattel, dirigé par le Tunisien<br />
Elyes Ben Sassi depuis 2019, va changer de main. Son offre initiale de reprise a été<br />
soumissionnée par le marocain Inwi (détenu à 31 % par le koweïtien Zain), Axian du<br />
milliardaire malgache Hassanein Hiridjee, l’opérateur Telecel Group de l’homme d’affaires<br />
burkinabé Apollinaire Compaoré et le groupe Orange. Réponse d’ici à la fin de l’année. ■<br />
Sasol mise<br />
sur l’énergie<br />
du futur<br />
Le chimiste<br />
sud-africain s’intéresse<br />
à l’hydrogène vert.<br />
Le géant sud-africain<br />
de la chimie et de<br />
l’énergie Sasol annonce<br />
le lancement d’une étude<br />
de faisabilité sur deux ans pour<br />
la production d’hydrogène vert<br />
dans la zone économie spéciale<br />
de Namakwa, en partenariat<br />
avec l’Agence de développement<br />
du Cap-Nord. À l’issue de cet<br />
examen, le groupe décidera<br />
de l’avenir de son plan<br />
de production et d’exportation<br />
de 400 kilotonnes d’hydrogène<br />
vert par an, destinées<br />
aux transports terrestres<br />
et à l’aérien, mais aussi<br />
à l’exploitation minière.<br />
« Nous pensons que l’Afrique<br />
australe est bien placée pour<br />
être un acteur dans l’économie<br />
mondiale de l’hydrogène vert »,<br />
a avancé Priscillah Mabelane,<br />
vice-présidente exécutive<br />
de Sasol pour l’énergie. Outre<br />
de nombreux emplois qualifiés,<br />
le projet pourrait contribuer<br />
à hauteur de 100 milliards<br />
de rands par an (5,8 milliards<br />
d’euros) à l’économie du pays.<br />
Sans attendre les résultats<br />
de l’étude, Sasol coopère<br />
déjà avec Toyota South<br />
Africa Motors, la filiale du<br />
constructeur japonais Toyota,<br />
pour recourir à l’hydrogène vert<br />
dans le transport par camions<br />
en Afrique du Sud. ■<br />
DR<br />
108 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
VICTOR ZEBAZE<br />
Cameroun<br />
Un nouveau site<br />
pour Prometal<br />
Le métallurgiste construit une quatrième usine.<br />
Opérationnelle avant la fin de l’année, elle hissera la<br />
production d’acier de 200 000 à 300 000 tonnes par an.<br />
Le barrage hydroélectrique<br />
de Lom-Pangar, deuxième<br />
pont routier et ferroviaire sur<br />
le Wouri, à Douala, les stades<br />
de football Olembé (à Yaoundé)<br />
et Japoma (à Douala), des tronçons<br />
d’autoroutes… le métallurgiste<br />
Prometal, leader du marché des<br />
produits ferreux au Cameroun avec plus<br />
de 50 produits commercialisés en acier,<br />
est impliqué dans de nombreux grands<br />
chantiers du pays d’Afrique centrale.<br />
Pour suivre la cadence, l’entreprise<br />
construit un nouveau site de production<br />
dans la zone industrielle de Bassa, à<br />
Douala, opérationnel avant la fin 2021.<br />
Aux trois usines déjà existantes depuis<br />
la création de Prometal en 2010<br />
– qui s’étendent sur 177 000 m², pour<br />
un investissement de 56,9 milliards<br />
de francs CFA (87 millions d’euros) –,<br />
vient s’en ajouter une nouvelle sur<br />
65 000 m², qui a mobilisé 40 milliards<br />
de francs CFA (61 millions d’euros),<br />
un investissement soutenu par un<br />
consortium de quatre banques locales.<br />
Jusque-là, le métallurgiste produisait<br />
des fers à béton, du matériel agricole<br />
(brouettes, limes, machettes), ainsi<br />
que des produits de profilage (tôles<br />
d’acier, tubes…) et de tréfilage (pointes<br />
et fils tréfilés). Baptisée Prometal 4, la<br />
manufacture fera grimper la production<br />
totale de l’entreprise de 200 000 tonnes<br />
à plus de 300 000 par an. Elle<br />
constituera « l’unité de transformation de<br />
fer la plus moderne et la plus diversifiée<br />
d’Afrique subsaharienne », assurent les<br />
dirigeants. Et elle aura la particularité<br />
de mettre sur le marché des produits<br />
importés jusque-là : poutrelles, cornières,<br />
fers plats et lisses, fils machine, vis.<br />
Selon Prometal, les nouveaux produits<br />
devraient réduire de 50 % le déficit de<br />
la balance commerciale camerounaise<br />
sur les matériaux de construction<br />
à base de fer. Taillé également<br />
pour l’exportation, le site devrait miser<br />
sur les grands chantiers en Afrique<br />
centrale et profiter des opportunités<br />
avec l’essor de la Zlecaf. L’avenir paraît<br />
porteur pour Prometal qui emploie<br />
un peu moins de 1 000 salariés<br />
pour un chiffre d’affaires qui dépasse<br />
les 10 milliards de francs CFA<br />
(15,25 millions d’euros), selon la<br />
direction générale des impôts. Mais<br />
tout n’a pas été simple. Pendant des<br />
années les métallurgistes camerounais<br />
ont dû se battre contre les importations,<br />
souvent obtenues par des passe-droits.<br />
Mais surtout, Prometal s’est constituée<br />
avec l’idée de s’approvisionner depuis<br />
le gisement géant de fer de Mbalam,<br />
à cheval entre le Cameroun et le Congo.<br />
Après quinze ans de fausses promesses<br />
d’exploitation, elle n’en a pas tiré<br />
un gramme ! Fin juin 2021, l’État<br />
camerounais et le chinois AustSino<br />
ont signé un accord pour relancer<br />
l’exploitation du gisement. Un signe<br />
favorable pour Prometal. ■<br />
La société a contribué à la construction du barrage hydroélectrique de Lom-Pangar.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 109
BUSINESS<br />
L’expansion des zones<br />
économiques spéciales<br />
Qualifiés d’outils les plus adaptés pour industrialiser un pays, ces espaces<br />
fleurissent en Afrique : il en existe plus de 200, et 70 sont en projet.<br />
La crise sanitaire mondiale a<br />
révélé la grande dépendance<br />
des économies du continent<br />
aux importations. « L’ambition<br />
de nombreux pays africains de<br />
s’industrialiser, en transformant sur<br />
place les matières premières, peut<br />
trouver dans les zones économiques<br />
spéciales (ZES) l’outil d’une réussite<br />
rapide », estime Moubarack Lô,<br />
le directeur général du Bureau de<br />
prospective économique du Sénégal.<br />
« L’intérêt d’une ZES est de bâtir un<br />
environnement de classe mondiale. Il est<br />
possible d’en créer en trois ou quatre<br />
ans, alors que le développement d’un<br />
pays prend plus de temps », plaide-t-il.<br />
Maurice, le Ghana, le Liberia<br />
ou le Sénégal l’ont adopté dès les<br />
années 1970, mais l’outil retrouve<br />
une nouvelle jeunesse. « Le concept<br />
de ZES est tellement attractif qu’il<br />
est le symbole de l’industrialisation<br />
réussie », garantit un rapport de<br />
l’Institut de prospective économique<br />
du monde méditerranéen (IPEMED)<br />
de septembre 2021.<br />
Une ZES est une zone<br />
strictement délimitée, avec un<br />
régime fiscal et douanier particulier,<br />
et des infrastructures facilitant<br />
l’exportation de productions. « Leur<br />
capacité à agir, à la fois comme<br />
catalyseurs des investissements<br />
directs étrangers industriels (IDE)<br />
et à répondre aux objectifs des pays<br />
dans lesquelles elles sont implantées,<br />
en particulier en générant des<br />
emplois, est un modèle qui n’est<br />
plus à démontrer », affirme Mehdi<br />
Tazi-Riffi, président, de l’association<br />
African Economic Zone (AEZO).<br />
« Depuis quelques années, on assiste<br />
à une explosion des ZES. Il en existait<br />
5 383 dans le monde en 2019 », souligne<br />
l’IPEMED. Quant à l’AEZO, elle estime<br />
que 203 sont opérationnelles sur le<br />
continent et que « 70 projets sont en<br />
cours de développement ». La République<br />
démocratique du Congo a annoncé<br />
pour 2022 les débuts de la ZES de<br />
Maluku, à l’est de Kinshasa, spécialisée<br />
dans l’agro-industrie, les matériaux<br />
de construction, les emballages<br />
et la transformation métallurgique.<br />
Jean-Louis Guigou, président de<br />
l’IPEMED, précise que « 70 % des ZES en<br />
Afrique sont gérées par des opérateurs<br />
privés ou publics chinois ». La Zambie<br />
abrite dans celle de Chambishi la plus<br />
La plate-forme de Tanger-Med, au Maroc,<br />
réunit plusieurs de ces lieux aux régimes fiscaux<br />
et douaniers particuliers.<br />
grande fonderie de cuivre d’Afrique,<br />
mais aussi la plus importante que<br />
la Chine possède dans le monde.<br />
Ces zones ont fleuri dans 38 des<br />
54 pays. « La moitié des ZES africaines<br />
connaissent une croissance de leurs<br />
exportations supérieure à 10 % par an »,<br />
FADEL SENNA/AFP<br />
110 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
GLEZ<br />
souligne le rapport. Dans 39 % des cas,<br />
l’agriculture et l’agroalimentaire sont les<br />
premiers secteurs exportateurs des ZES,<br />
suivis de l’industrie légère (19 %), du<br />
textile et de l’habillement, des matériaux<br />
de construction et de l’automobile (9 %).<br />
Deux exemples illustrent bien<br />
ce succès. Née de la volonté conjointe<br />
de Renault-Nissan et de l’État<br />
marocain, la plateforme de Tanger<br />
Med, qui réunit plusieurs ZES, a créé<br />
90 000 emplois dans 1 100 entreprises<br />
basées dans la zone portuaire de Tanger.<br />
Au Gabon, la ZES de Nkok, créée entre<br />
le gouvernement et le singapourien<br />
Olam, « est née de l’interdiction<br />
d’exporter du bois non transformé »,<br />
précise Carmen Ndaot, ministre de la<br />
Promotion des investissements et de<br />
l’Entrepreneuriat national. Nkok a<br />
attiré 2 milliards d’IDE et emploie<br />
6 500 personnes, dont 70 % de Gabonais.<br />
« C’est un accélérateur de croissance,<br />
insiste-t-elle. L’apport du secteur bois<br />
représente désormais 5 % du PIB,<br />
grâce à la transformation sur place,<br />
multipliée par quatre, sans accroître<br />
la part de bois coupé. » Un terrain<br />
de 12 hectares est ainsi attribué à des<br />
PME locales qui réutilisent les déchets<br />
des coupes pour fabriquer des meubles.<br />
Désormais, le défi est de<br />
favoriser un modèle africain.<br />
Il faut que les ZES « africanisées »<br />
soient intégrées dans les plans<br />
de développement nationaux, tout en<br />
visant un rayonnement régional. Elles<br />
doivent associer les entreprises locales,<br />
obtenir l’approbation des populations<br />
et respecter la propriété foncière.<br />
Mais aussi favoriser l’emploi local<br />
et répondre aux besoins des Africains.<br />
Car l’expérience a montré que<br />
les zones hors-sol étaient vouées<br />
à l’échec. « Les ZES peuvent être<br />
le meilleur comme le pire des outils<br />
pour le développement économique<br />
et territorial », prévient l’IPEMED. ■<br />
LES MOTS<br />
« Nous sommes là pour aider<br />
les pays du continent,<br />
pas leurs gouvernements. »<br />
MARKUS SCHRADER,<br />
RESPONSABLE PAYS<br />
AU SECRÉTARIAT D’ÉTAT<br />
À L’ÉCONOMIE SUISSE.<br />
« Le revenu par habitant devrait<br />
augmenter de près de 5 % dans<br />
les économies avancées en 2021, mais<br />
de seulement 0,5 % dans les pays à faible<br />
revenu. C’est l’inverse de ce que nous<br />
voulons pour réduire l’écart d’inégalité. »<br />
DAVID MALPASS, PRÉSIDENT DU GROUPE<br />
DE LA BANQUE MONDIALE.<br />
« Avec un volume<br />
d’échanges<br />
commerciaux<br />
de plus<br />
de 25 milliards de<br />
dollars, la Turquie<br />
s’impose comme<br />
un partenaire stratégique<br />
pour les pays africains. »<br />
RECEP TAYYIP ERDOGAN,<br />
PRÉSIDENT<br />
DE LA TURQUIE.<br />
« Si nous ne faisons rien<br />
pour y remédier, il y aura<br />
de nombreux pays pauvres<br />
qui ne pourront pas rivaliser<br />
à cause des subventions<br />
importantes des pays<br />
riches à l’agriculture. »<br />
NGOZI OKONJO-IWEALA, DIRECTRICE<br />
GÉNÉRALE DE L’ORGANISATION<br />
MONDIALE DU COMMERCE.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 111
BUSINESS<br />
La République du Congo<br />
jongle pour éviter la faillite<br />
Les caisses vides après la chute du cours du pétrole et surendetté,<br />
l’État cherche des appuis pour se renflouer et relancer son économie.<br />
La Chine, les traders pétroliers,<br />
la société de travaux<br />
publics et de construction<br />
Commisimpex, le FMI, la Banque<br />
mondiale, l’Union européenne :<br />
la République du Congo multiplie<br />
les négociations et les rencontres<br />
avec ses créanciers et ses bailleurs<br />
de fonds pour éviter la faillite. En ce<br />
mois de novembre, le Premier ministre,<br />
Anatole Collinet Makosso, sollicitera,<br />
cette fois, la Commission de l’Union<br />
européenne, à Bruxelles, pour tenter de<br />
sauver un État aux finances exsangues.<br />
La présence du nom de l’inamovible<br />
chef de l’État, Denis Sassou Nguesso,<br />
dans les « Pandora Papers », l’enquête<br />
internationale sur l’évasion fiscale<br />
publiée début octobre dernier, ne<br />
facilitera pas les discussions, avec un<br />
pays classé 165 e sur 180 pour l’indice<br />
de perception de la corruption en 2020.<br />
Or, l’économie congolaise, au plus<br />
mal, s’est contractée de 8,6 %. Dans<br />
un contexte de crise mondiale et avec<br />
un prix du baril tombé à 18 dollars,<br />
le pays a vu sa production chuter sous<br />
les 300 000 barils par jour durant<br />
cette même année. L’or noir représente<br />
plus d’un tiers du PIB et un peu plus<br />
des deux tiers des recettes de l’État,<br />
tandis qu’il alimente<br />
85 % des exportations<br />
nationales. L’an passé,<br />
l’équilibre budgétaire avait<br />
été calculé sur un prix du<br />
baril à 55 dollars, avant<br />
de le réajuster à 25 dollars.<br />
Résultat ? Le pays de<br />
5,2 millions d’habitants,<br />
dont plus de 50 % vivent<br />
sous le seuil de pauvreté,<br />
a accusé un déficit de plus<br />
de 1 milliard de dollars.<br />
Brazzaville est enferrée depuis<br />
des années dans une spirale<br />
du surendettement en raison d’une<br />
gestion douteuse de la rente pétrolière.<br />
OÙ INVESTIR SUR LE CONTINENT EN 2021 ?<br />
Le rapport « Où investir en Afrique 2021 » de Rand Merchant Bank<br />
a livré son classement. Pour la banque sud-africaine, l’Égypte est<br />
la première destination d’investissement en Afrique, suivie du Maroc<br />
et de l’Afrique du Sud. Au pied du podium, le Rwanda et le Botswana, occupent<br />
respectivement la 4 e et la 5 e position. L’impact du Covid-19 a modifié les<br />
critères : « Trois sont essentiels, ceux qui permettent de lutter contre la pandémie<br />
et de relancer les conditions économiques », explique l’auteur Daniel Kavishe,<br />
ajoutant que « les capitaux iraient naturellement vers les économies offrant<br />
un bon mélange d’opportunités et de facilité à faire des affaires ». Maurice,<br />
la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Kenya et la Tanzanie complètent le top 10. ■<br />
En 2020,<br />
le pays de<br />
5,2 millions<br />
d’habitants<br />
a accusé un<br />
déficit de plus<br />
de 1 milliard<br />
de dollars.<br />
En juillet 2019, le Front monétaire<br />
international (FMI) estimait la dette<br />
du pays à 9 milliards de dollars (dont<br />
près de la moitié envers la Chine),<br />
pour un PIB de 11,6 milliards de dollars.<br />
Sous la pression de l’institution<br />
mondiale, les autorités congolaises<br />
étaient parvenues, en<br />
avril 2019, à rééchelonner<br />
3,15 milliards de dollars<br />
de la dette auprès de la<br />
Chine. Un préalable pour<br />
l’organisation qui accordait<br />
dans la foulée une Facilité<br />
élargie de crédit (FEC)<br />
de 449 millions de dollars,<br />
dont 45 millions déboursés<br />
immédiatement, pour<br />
aider le pays à « rétablir<br />
la viabilité des finances<br />
publiques et reconstituer les réserves<br />
régionales tout en améliorant la<br />
gouvernance et en protégeant les<br />
groupes vulnérables de la population ».<br />
Toutefois depuis deux ans,<br />
plus aucun fonds n’a été débloqué<br />
par le FMI, en raison des difficultés<br />
des autorités à tenir leurs engagements.<br />
En juin dernier, Le président Denis<br />
Sassou Nguesso et son homologue<br />
chinois Xi Jinping ont abordé la<br />
restructuration de la dette congolaise,<br />
sans aboutir à une solution. Dans un<br />
document du 28 septembre 2021,<br />
l’institution mondiale s’est dite prête<br />
à une nouvelle négociation avec<br />
le Congo-Brazzaville en vue d’une<br />
autre FEC. L’opération de la dernière<br />
chance pour sauver le pays ? ■<br />
112 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Le numérique donne<br />
un nouvel élan au cinéma<br />
La pandémie a lourdement pénalisé la distribution de films en salles. Mais le Covid-19<br />
a aussi accéléré la révolution digitale d’une industrie qui retrouve un nouveau souffle.<br />
DR<br />
Clap de fin ? La période<br />
du Covid-19 a été marquée,<br />
en Afrique par la fermeture<br />
des cinémas. Avec un<br />
total de 1653 écrans, soit un pour<br />
787 402 habitants, le continent<br />
était déjà le moins bien loti en<br />
matière de distribution dans les<br />
salles de cinéma. Cette activité doit<br />
« s’adapter ou mourir », tranche le<br />
rapport « L’industrie du film en Afrique :<br />
tendances, défis et opportunités<br />
de croissance », publié début octobre<br />
dernier PAR l’Organisation des Nations<br />
unies pour l’éducation, la science et la<br />
culture (UNESCO).<br />
Par chance, la pandémie a<br />
également révélé « des opportunités<br />
inédites, avec un public qui s’est tourné<br />
massivement vers les plateformes<br />
en ligne », relève l’agence onusienne,<br />
qui voit même émerger un nouveau<br />
modèle économique. « C’est la<br />
révolution numérique en cours,<br />
accélérée par la pandémie, qui change<br />
vraiment la donne pour l’industrie<br />
cinématographique et audiovisuelle<br />
africaine. Aujourd’hui, la technologie,<br />
le coût raisonnable des équipements<br />
numériques et la possibilité nouvelle<br />
de distribuer, mais aussi de monétiser,<br />
des contenus en direct par le biais<br />
des plateformes en ligne permettent<br />
l’émergence d’une nouvelle économie<br />
pour les créateurs de contenus africains,<br />
qui se passent désormais des acteurs<br />
et des financements traditionnels basés<br />
Netflix a favorisé la visibilité<br />
de créations africaines,<br />
dont la série Queen Sono.<br />
sur des subventions. » Concrètement,<br />
la réalisatrice sud-africaine Jenna Bass<br />
a démontré, avec le film High Fantasy,<br />
qu’il est désormais possible de tourner<br />
une vidéo de qualité cinématographique<br />
avec un smartphone. De leur côté,<br />
les réseaux sociaux (YouTube, Facebook,<br />
Instagram, TikTok) favorisent la<br />
diffusion et la monétisation de vidéos,<br />
renforcées par l’essor rapide de la vidéo<br />
à la demande, avec des abonnements qui<br />
devraient passer de 3,9 millions en 2020<br />
à 13 millions en 2025 selon Digital TV<br />
Research, mais aussi avec l’implication<br />
d’acteurs mondiaux comme MultiChoice,<br />
ou Canal+, entre autres. « L’arrivée<br />
en Afrique de Netflix en 2019 a marqué<br />
un tournant pour les réalisateurs du<br />
continent en rendant pour la première<br />
fois leurs contenus accessibles à un<br />
public mondial », observe le rapport.<br />
Mais le succès planétaire de l’industrie<br />
cinématographique nigériane, qui<br />
emploie plus d’un million de personnes<br />
et a produit 2 599 films en 2020,<br />
est un écran de fumée. L’Afrique<br />
et le Moyen-Orient ne représentent<br />
que 3 %, soit 58 milliards de dollars<br />
des 2 250 milliards de dollars générés<br />
tous les ans au niveau mondial par<br />
les industries créatives et culturelles.<br />
« Il s’agit d’un potentiel inexploité pour<br />
les pays africains cherchant à diversifier<br />
leurs économies », positive l’UNESCO.<br />
Aujourd’hui, cette industrie représente<br />
5 milliards de dollars et emploie<br />
5 millions de personnes. Selon la<br />
Fédération panafricaine des cinéastes,<br />
accroître les investissements permettrait<br />
de créer plus de 20 millions d’emplois<br />
et de générer 20 milliards de dollars<br />
de revenus par an. Un scénario idéal. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 113
LES 20 QUESTIONS<br />
Kandy Guira<br />
Pour porter ses valeurs humanistes,<br />
solidaires, progressistes, la chanteuse<br />
burkinabée a créé son style :<br />
le FASO ÉLECTRO-POP, rencontre<br />
de sonorités urbaines et de mélodies<br />
traditionnelles de sa terre natale.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
1 Votre objet fétiche ?<br />
Sur scène, je porte toujours un pagne du Burkina Faso<br />
tissé à la main. Je me sens bien accompagnée, protégée.<br />
2 Votre voyage favori ?<br />
La Chine. Pour sa cuisine, la bonté de ses habitants, leur<br />
sens du collectif, comme en Afrique.<br />
3 Le dernier voyage<br />
que vous avez fait ?<br />
En Italie, à Turin, pour un concert<br />
avec Les Amazones d’Afrique.<br />
4 Ce que vous emportez<br />
toujours avec vous ?<br />
Un vêtement de mon fils, mon portebonheur<br />
! Son prénom, Kounandi,<br />
signifie « chance » en bambara.<br />
5 Un morceau de musique ?<br />
« Famille », de Lokua Kanza.<br />
6 Un livre sur une île déserte ?<br />
La bande dessinée autobiographique Ouagadougou<br />
pressé, de Roukiata Ouedraogo. Une belle histoire<br />
pleine de lumière, de voyages, de drôlerie !<br />
7 Un film inoubliable ?<br />
Les œuvres de Hayao Miyazaki.<br />
8 Votre mot favori ?<br />
« Ensemble », « nagtaba » en mooré.<br />
9 Prodigue ou économe ?<br />
Dans la mesure de mes moyens, j’aime me faire<br />
plaisir, courir les magasins pour mon fils et moi.<br />
Nagtaba, Que du bonheur<br />
en son/Vlad Production/RFI<br />
Talents/InOuïe Distribution.<br />
10 De jour ou de nuit ?<br />
Je suis plus inspirée la nuit.<br />
11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />
coup de fil ou lettre ?<br />
Coup de fil, et un peu Instagram. J’aime recevoir des<br />
lettres manuscrites. Mais je préfère écrire des textos !<br />
12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />
tout oublier ?<br />
Regarder un dessin animé. J’aime les animés<br />
de fantasy. Et aussi Winx Club, une série un peu<br />
futile qui me vide bien la tête. C’est ma récré !<br />
13 Votre extravagance favorite ?<br />
Être différente. Lors d’une fête traditionnelle<br />
au lycée, je m’étais vêtue d’une jupe en feuilles<br />
de cocotier et d’un buste en calebasses.<br />
Personne n’avait osé, j’étais la vedette !<br />
14 Ce que vous rêviez d’être<br />
quand vous étiez enfant ?<br />
Chanteuse.<br />
15 La dernière rencontre<br />
qui vous a marquée ?<br />
La contrebassiste américaine Esperanza Spalding.<br />
Elle reste accessible malgré sa renommée.<br />
On a vécu une belle complicité, comme si l’on<br />
se connaissait depuis longtemps.<br />
16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />
de résister ?<br />
La bonne nourriture [rires] !<br />
17 Votre plus beau souvenir ?<br />
Une tournée en Nouvelle-Zélande avec Oumou<br />
Sangaré. Nous avons rencontré des peuples<br />
autochtones dans une forêt quasiment<br />
préservée de l’intervention humaine. Ils ont<br />
réussi à lier traditions et modernité.<br />
18 L’endroit où vous aimeriez<br />
vivre ?<br />
Au Burkina, retourner sur ma<br />
terre. Ou en Nouvelle-Zélande, pour m’y<br />
installer. J’aime leur esprit citoyen.<br />
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />
Une lettre avec un joli poème. À l’ancienne !<br />
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne<br />
de vous au siècle prochain ?<br />
Que j’ai fait de mon mieux pour lutter contre<br />
l’exclusion et la discrimination des personnes dites<br />
handicapées, malentendantes. J’ai créé une association<br />
au Burkina pour accompagner ces enfants. Nous<br />
devrions tous apprendre la langue des signes. ■<br />
JEAN-CLAUDE FRISQUE - JEAN-MARC LEJEUNE<br />
114 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021
Je participe<br />
chaque jour aux<br />
développements<br />
de mon pays.<br />
BERTINE TETCHI<br />
AGENT DE CIRCULATION<br />
CRÉER plus POUR DÉVELOPPER LES ÉCHANGES INTRA-AFRICAINS<br />
Bolloré Transport & Logistics opère le premier réseau de logistique intrégrée du continent et<br />
investit pour fluidifier la circulation des biens et des personnes. Le rail, la route, les fleuves,<br />
sont autant de solutions qui permettent le désenclavement des pays sans façade maritime.<br />
Le chemin de fer en particulier est une alternative écologique à la route qui réduit<br />
la congestion, dans un contexte d’urbanisation et de développement des villes africaines.<br />
NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE