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LÉGENDE<br />
Elle recueille des informations, cache<br />
des microfilms dans son soutien-gorge…<br />
femmes : elle a notamment eu une aventure<br />
avec l’écrivaine française Colette, la<br />
peintre mexicaine Frida Kahlo ou encore<br />
la chanteuse de jazz afro-américaine<br />
Ada Smith, dite « Bricktop », qui tenait<br />
une boîte de nuit à Pigalle. Selon son<br />
chef d’orchestre Georges Tabet, Baker<br />
aurait en outre multiplié les conquêtes<br />
épisodiques dans les rangs des jeunes<br />
danseuses… Les paroles de « J’ai deux<br />
amours » comporteraient d’ailleurs une<br />
allusion à sa bisexualité…<br />
En 1935, lors d’une tournée aux<br />
États-Unis en compagnie de Pepito, Joséphine<br />
Baker mesure le fossé qui la sépare<br />
désormais de son pays de naissance :<br />
les Américains se montrent mal à l’aise<br />
devant cette femme noire sophistiquée<br />
qui parle anglais avec un accent français<br />
jugé arrogant. La voilà devenue trop<br />
française pour eux ! La critique du New<br />
York Times flingue son spectacle. Après<br />
le décès de Pepito, elle épouse en 1937<br />
un jeune industriel du sucre, Jean Lion,<br />
et s’installe avec lui au château des<br />
Milandes, en Dordogne. Une demeure<br />
qu’elle surnomme son « château de la<br />
Belle au bois dormant ».<br />
Lorsque la guerre éclate, elle s’enrôle<br />
donc dans le contre- espionnage. Certes,<br />
recruter comme agent secret (un métier<br />
qui exige, pour le moins, de la discrétion)<br />
une célébrité noire pour espionner<br />
des nazis (par définition racistes) peut<br />
paraître incongru. Il n’en est rien : « C’est<br />
très pratique d’être Joséphine Baker. Dès<br />
que je suis annoncée dans une ville, les<br />
invitations pleuvent à l’hôtel. J’affectionne<br />
les ambassades et les consulats,<br />
qui fourmillent de gens intéressants »,<br />
lit-on dans De Gaulle inattendu (Nouveau<br />
Monde Éditions, 2021).<br />
La voilà en tournée dans l’Espagne<br />
franquiste, qui grouille d’Allemands et<br />
d’Italiens… Elle recueille des informations,<br />
les note à l’encre invisible sur ses<br />
partitions, cache des microfilms dans son<br />
soutien-gorge, puis franchit tout sourire<br />
la frontière avec le Portugal : « Qui oserait<br />
fouiller Joséphine Baker ? » rigolet-elle<br />
en racontant que les douaniers de<br />
Franco lui ont demandé des autographes.<br />
Lorsque la Wehrmacht veut fouiller son<br />
château de Dordogne – mis à disposition<br />
du maquis local ! –, elle joue l’ingénue :<br />
« Je pense que monsieur l’officier n’est pas<br />
sérieux. » Si elle avait été découverte, elle<br />
aurait certainement été fusillée…<br />
EN 5 DATES<br />
1906 : Naissance<br />
à Saint-Louis, dans le<br />
Missouri, aux États-Unis.<br />
1925 : Arrivée en France,<br />
à 19 ans.<br />
1937 : Naturalisation<br />
française, à la suite<br />
de son mariage avec<br />
Jean Lion.<br />
1939 : Rentrée dans<br />
la Résistance et le<br />
contre-espionnage.<br />
1975 : Décès à Paris,<br />
à l’âge de 68 ans, victime<br />
d’une attaque cérébrale.<br />
En 1957, sa nomination à l’Ordre<br />
national de la Légion d’honneur louera<br />
« son courage et son sang-froid remarquable<br />
», ainsi que la valeur des renseignements<br />
récoltés : liste d’espions nazis,<br />
mouvements de troupes, politiques du<br />
Japon, intentions de Mussolini, etc. Elle<br />
parviendra même, en le faisant passer<br />
pour un artiste, à exfiltrer le capitaine<br />
Jacques Abtey vers Londres, via l’Espagne<br />
! Et contrairement à beaucoup<br />
d’artistes français, elle refuse catégoriquement<br />
de monter sur scène devant les<br />
occupants allemands, qui raffolent des<br />
nuits parisiennes. Elle s’installe ensuite<br />
au Maroc et passe le reste de la guerre<br />
en Afrique du Nord et au Moyen-Orient<br />
à chanter pour les troupes, et termine le<br />
conflit avec le grade de sous- lieutenant<br />
dans l’armée de l’air, décorée de la<br />
médaille de la Résistance française et de<br />
la croix de guerre. En témoignage de sa<br />
gratitude, le général De Gaulle lui offre<br />
une croix de Lorraine en or. Elle lui écrira<br />
tout au long de sa vie.<br />
LA TRIBU ARC-EN-CIEL<br />
Lors de ces années mouvementées,<br />
Joséphine Baker endure cependant une<br />
blessure aussi cruelle qu’intime : en 1941,<br />
à Casablanca, elle accouche d’un enfant<br />
mort-né, puis contracte une infection<br />
qui la laissera stérile… Après-guerre,<br />
avec son quatrième mari, le célèbre chef<br />
d’orchestre Jo Bouillon, elle décidera<br />
d’adopter, avec son cœur, ces enfants que<br />
son corps ne peut plus avoir. Un, deux,<br />
trois, puis finalement douze ! Soit dix<br />
garçons et deux filles, des orphelins de<br />
tous les continents, et une fratrie qu’elle<br />
surnomme sa « tribu arc-en-ciel ». « Elle<br />
avait l’âge d’être notre grand-mère, et elle<br />
a dû gérer douze ados en crise », témoignait<br />
Jean-Claude Bouillon-Baker dans<br />
Ouest-France, en 2017. « Je n’étais pas son<br />
enfant, mais je suis sûr d’être son fils. »<br />
Cette tribu arc-en-ciel, c’est son<br />
message de fraternité contre le racisme.<br />
Lors d’un séjour à New York en 1951, un<br />
incident lui rappelle la prégnance de la<br />
ségrégation dans son pays de naissance :<br />
le Stork Club, à Manhattan, alors l’un des<br />
plus prestigieux night-clubs au monde,<br />
refuse de la servir… Que l’on se permette<br />
de traiter ainsi une célébrité noire à<br />
New York la cosmopolite laisse imaginer<br />
le quotidien terrible d’un Afro-Américain<br />
lambda habitant le Sud profond… Baker<br />
porte plainte et organise une manifestation<br />
devant le club, avec comme seul<br />
résultat d’être fichée comme communiste<br />
par le FBI !<br />
Mais il en faut davantage pour l’intimider<br />
: avec la Ligue internationale<br />
contre l’antisémitisme (la future LICRA),<br />
46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021