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RENCONTRE<br />
Il aime venir écrire dans ce café parisien, place de<br />
Clichy, où on le rencontre : enveloppé par le brouhaha<br />
des conversations, le cliquetis des tasses,<br />
l’animation des rues, Mehdi Charef y trouve un<br />
contraste salutaire à sa solitude d’auteur. Évoquant<br />
La Cité de mon père, troisième tome de<br />
son autobiographie après Rue des pâquerettes et<br />
Vivants, il plonge dans son « atelier à souvenirs »,<br />
médite sur les instants de sa jeunesse qui ont<br />
gardé toute leur prégnance. Ses mémoires restituent<br />
son enfance en Algérie, où il naît en 1952,<br />
pendant la guerre, dans le village de Maghnia, puis l’exil en<br />
France dans les années 1960 avec sa mère, ses frères et sa sœur,<br />
pour rejoindre son père, ancien berger devenu terrassier en banlieue<br />
parisienne. Ce nouvel ouvrage narre leur installation dans<br />
une cité HLM, quand il a 20 ans, après des années passées dans<br />
un bidonville de Nanterre, puis une cité de transit. Avec son style<br />
ciselé, sa puissance d’évocation caractéristique, sa conscience<br />
aiguë des discriminations et des injustices, il raconte la fierté<br />
de son père enfin retrouvée, les difficultés à faire sa place dans<br />
la société française, son désir dévorant pour les livres et le<br />
cinéma. Il imagine des lettres bouleversantes, empreintes de<br />
tendresse, adressées à sa sœur disparue en Algérie. Auteur de<br />
11 films (dont Le Thé au harem d’Archimède, adapté de son premier<br />
roman et primé du César de la meilleure première œuvre<br />
en 1986), Mehdi Charef est un pionnier des récits de l’immigration<br />
maghrébine en France.<br />
<strong>AM</strong> : Ce nouveau volet autobiographique<br />
raconte votre emménagement dans une cité HLM,<br />
après des années dans une cité de transit. En quoi<br />
était-ce un bouleversement pour vous ?<br />
Mehdi Charef : On avait tellement l’habitude de vivre entre<br />
nous, entre immigrés algériens, portugais, africains… Se<br />
retrouver seuls, dispersés dans un grand HLM nous a perturbés,<br />
déconcertés. Certains de mes copains avaient peur de vivre<br />
dans le même immeuble que des Français. On ne savait pas ce<br />
qu’on allait devenir dans ce pays. Nous avions peur de l’intégration.<br />
On a perdu quelques marques, et même une certaine<br />
tranquillité. Les cités de transit où nous habitions auparavant<br />
étaient hors des villes. Loin de l’école, des commerces, sans bâtiments<br />
autour de nous, personne ne pouvait nous épier. Je me<br />
souviens qu’avant ça, quand nous vivions dans l’un des bidonvilles<br />
de Nanterre, j’avais honte. Je baissais la tête lors de mes<br />
déplacements, pour que les élèves de ma classe, qui vivaient<br />
dans les immeubles autour, ne me reconnaissent pas. La cité de<br />
transit était un bidonville amélioré : on avait l’eau courante, les<br />
toilettes, du lino par terre. On y est restés dix ans, au lieu des<br />
un à deux ans prévus au départ.<br />
Pour certains de vos amis, la cité de transit<br />
était la plus belle période de leur vie ?<br />
Oui. Car on était à l’écart des regards en biais que l’on nous<br />
jetait, des insultes – « T’es pas d’ici !» ou parfois « Retourne dans<br />
ton pays !» Plus tard, au lycée, certains élèves me disaient même<br />
que j’étais un « enfant des allocs ». On oubliait tout ça dans la cité<br />
de transit, on était entre nous. On ne partait pas en vacances,<br />
ce n’était pas l’époque où les Algériens retournaient chez eux<br />
l’été, le voyage coûtait encore trop cher. Quand on rentrait de<br />
l’école, nos mamans nous accueillaient en parlant en arabe. On<br />
les entendait discuter entre voisines. Malgré le confort du logement<br />
HLM, certains de mes copains ont décroché. Ils n’ont pas<br />
accepté ce changement brutal, mais pourtant nécessaire.<br />
Dans ce nouveau logement, votre père est fier<br />
de voir son nom inscrit sur sa boîte aux lettres…<br />
Quand nous avons quitté l’Algérie avec ma mère pour le<br />
rejoindre, cela nous a choqués de le voir à l’abandon. Nos pères<br />
étaient là, certains depuis quinze ans, et personne ne s’était<br />
occupé de leur logement, ni de leur donner des cours de français<br />
le soir. Leurs chefs sur les chantiers, dans les usines, voyaient<br />
bien pourtant qu’ils ne savaient ni lire ni écrire. J’établis un<br />
lien entre le silence de nos pères avec celui de certains pères<br />
aujourd’hui. Ils sont silencieux, absents, c’est plutôt la mère qui<br />
élève les enfants. Comme si ces pères avaient transmis à leurs<br />
fils ce mutisme. Ce sont des traumatismes silencieux, que l’on<br />
garde à l’intérieur. En écrivant, je rends hommage à mon père.<br />
Avant que l’on emménage dans un HLM, il avait honte de notre<br />
logement, du manque de confort. L’installation dans ce 3 pièces<br />
était sa victoire. C’était un grand moment pour lui de ne plus<br />
nous voir dans les bidonvilles. Il était très fier de prendre l’ascenseur<br />
le matin pour aller au boulot. Il a retrouvé un peu d’estime<br />
de lui-même. Il s’est dit : « Ça y est, j’ai réussi, maintenant c’est<br />
aux enfants de se débrouiller, d’obtenir leurs diplômes. » Ma<br />
mère aussi était contente, et fière de nous.<br />
Il prévoyait qu’une fois vos diplômes obtenus, vous<br />
retourneriez en Algérie travailler dans une administration.<br />
Vous n’avez jamais cru au mythe du retour ?<br />
Non. Même si ma mère avait aimé revoir la sienne et ses<br />
sœurs, elle ne voulait pas qu’on y retourne. Elle a trop souffert<br />
en Algérie. Certains jours, on ne mangeait pas. Mon père devait<br />
économiser en France pour acheter une baraque de bidonville,<br />
parce que ça se vendait ! On ne leur faisait pas de cadeau. Il avait<br />
des dettes de son voyage. Avec le mandat qu’il nous envoyait une<br />
fois par mois, ma mère achetait de la semoule, de l’huile, du thé.<br />
Une fois en France, elle a pensé à l’avenir après l’exil. Elle n’avait<br />
pas la notion que nous deviendrions français, comme on dit<br />
maintenant. Mais elle savait que nous serions d’ici, qu’on se sentirait<br />
chez nous. Nous parlions l’algérien avec eux, mais ils acceptaient<br />
que l’on parle en français entre frères et sœurs. Ces petites<br />
choses nous éloignaient un peu d’eux, mais ils savaient que ce<br />
serait mieux pour nous, pour notre éducation scolaire, notre<br />
« intégration », même si l’on n’en parlait pas encore. Ils pensaient<br />
80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021