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RENCONTRE<br />
que l’on se marieraient avec des Algériens ou des Algériennes.<br />
Ce ne fut pas le cas ! Mon père a passé sa vie sur les chantiers à<br />
creuser le sol pour installer des tuyaux de gaz. Quand je le regardais<br />
travailler, il me faisait penser à un chercheur d’or. Je rêvais<br />
qu’il trouve un jour une grosse pierre en granit, qu’il la casse et<br />
y découvre une pépite scintillante à l’intérieur. Trente ans plus<br />
tard, la pépite, ce sont ses petits-enfants de toutes les couleurs.<br />
Tiraillé entre deux pays, vous avez accepté<br />
l’exil en vous créant un univers, grâce à l’écriture ?<br />
C’est ce qui me donnait mon identité. L’identité change tout<br />
le temps : quand on a un enfant, quand on<br />
fait une rencontre, quand on écrit un nouveau<br />
livre… Si l’on évolue bien, si on a un<br />
bon boulot, un bon entourage, si on s’occupe<br />
bien de soi, cette identité donne des ailes.<br />
C’est ce que je dis aux élèves lors des ateliers<br />
d’écriture que j’anime, au sein des établissements<br />
scolaires. Raconter d’où viennent<br />
nos parents aide à savoir qui l’on est, et ainsi<br />
foncer pour apprendre un métier. Il faut bien<br />
que ces jeunes fassent quelque chose pour se<br />
mettre en valeur. Il ne s’agit pas d’une identité<br />
reliée à une nation ou un pays. Ce sont<br />
des choses au quotidien qui s’additionnent<br />
– j’ai du talent, ou j’ai des bonnes notes à<br />
l’école, ou j’ai fondé une famille… C’est la<br />
résilience. Malgré les problèmes,<br />
je peux évoluer,<br />
parce que j’existe. Et éviter<br />
ainsi de se sentir écrasés<br />
par certains discours<br />
ambiants, déclarant l’immigration<br />
comme cause<br />
de tous les maux (chômage,<br />
violence…).<br />
Comment avez-vous compris que l’on<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
SÉLECTIVE<br />
◗ La Cité<br />
de mon père,<br />
Hors d’atteintes,<br />
2021.<br />
◗ Rue des<br />
pâquerettes,<br />
Hors d’atteintes,<br />
2019.<br />
◗ À bras-lecœur,<br />
Mercure<br />
de France,<br />
2006.<br />
FILMOGRAPHIE<br />
SÉLECTIVE<br />
◗ Graziella, 2015.<br />
◗ Marie-Line, 1999.<br />
◗ Le Thé au harem<br />
d’Archimède,<br />
1985.<br />
vous destinait à remplacer votre père ?<br />
Au collège, on nous faisait visiter des<br />
usines. On nous orientait vers cette voie.<br />
J’avais 14 ans quand j’ai découvert celle de<br />
Renault, à Boulogne-Billancourt. Ce milieu<br />
mécanique m’effrayait. On a vite compris que l’on nous avait fait<br />
venir pour remplacer nos pères, quand ils seraient en retraite. Il<br />
y avait du travail dans les bâtiments publics, à l’usine.<br />
Vous racontez des souvenirs difficiles de votre enfance<br />
en Algérie coloniale, pendant la guerre.<br />
Enfant, j’avais peur des Français. Les civils voulaient l’Algérie<br />
française, mais ils ne nous touchaient pas. Les soldats étaient des<br />
tueurs. On avait peur qu’ils nous tirent dessus comme des lapins,<br />
on n’avait aucune défense. Quand ils arrivaient ivres morts dans<br />
notre dachra (hameau où vivaient plusieurs familles) à la montagne,<br />
plus un homme ne traînait, car ils tiraient sur n’importe<br />
qui. Mon premier souvenir de la colonisation, de la guerre – je<br />
devais avoir 3 ou 4 ans –, ce sont des soldats qui poursuivaient<br />
deux bergers en djellaba en leur tirant dessus. Je ne saurais<br />
jamais si ces derniers s’en sont sortis vivants. Quand les militaires<br />
arrêtaient quelqu’un, on savait qu’il ne reviendrait pas. Ils<br />
prenaient les filles aussi. Dans notre hameau, deux gamines de<br />
16 ans avaient été enlevées. L’une est rentrée mais complètement<br />
folle, après ce qu’elle a dû endurer pendant trois jours. L’autre<br />
n’est jamais revenue. Pour se protéger, quand ils venaient, ma<br />
mère se déguisait, se défigurait en femme folle. Belle comme elle<br />
était, ils l’auraient prise ! Un jour, ils ont découvert<br />
la fosse où l’on cachait les céréales. Ils l’ont aspergée<br />
de gasoil. Ma mère a été obligée de<br />
nettoyer chaque grain. Elle était costaude<br />
pour affronter tout ça, et même pouvoir<br />
en rire un peu.<br />
Comment avez-vous<br />
vécu ce départ<br />
vers la France,<br />
pays des colons ?<br />
Je ne voulais pas<br />
venir, car j’avais peur<br />
des Français. Mais en<br />
Algérie, il y avait aussi<br />
des gens bien parmi eux,<br />
des instituteurs, des personnes<br />
qui ont eu le cœur déchiré de<br />
nous quitter. Pendant la guerre, ils se<br />
sont sauvés, craignant pour leur vie.<br />
On est restés sans école pendant deux<br />
ans. On les voyait partir dans leur voiture<br />
pleine à craquer de valises. On<br />
ne comprenait pas pourquoi ils pleuraient,<br />
alors qu’ils rentraient chez eux, en France !<br />
C’est seulement plus tard, en rencontrant<br />
des enfants de pieds-noirs, que j’ai compris<br />
qu’ils ne voulaient pas y venir.<br />
Pourquoi vous sentiez-vous<br />
encore considéré comme<br />
un indigène en France ?<br />
On n’était pas attendus. Rien n’était prêt<br />
pour nous. L’école a essayé de nous aider. Un directeur d’établissement<br />
avait créé une classe pour que l’on rattrape ces deux<br />
années sans école. Ils ont essayé de nous faire récupérer et<br />
avaient embauché des instituteurs partis de là-bas, qui connaissaient<br />
bien les Algériens.<br />
C’est aussi l’école qui vous délivrait ce message<br />
sans appel : intègre-toi ou meurs ?<br />
Oui, on sentait qu’il fallait rentrer dans la société française.<br />
Certains copains en ont été effrayés, persuadés qu’ils n’avaient<br />
pas les moyens, qu’ils n’arriveraient jamais à comprendre, à faire<br />
ce qu’on nous demande. Ils sont tombés dans la délinquance. Un<br />
82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021